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PAR SABINE HUYNHArticle publié dans le n°1145 (16 févr. 2016) de la Nouvelle Quinzaine Littéraire
« Rendre compte, c’est une éthique »
PIERRE-LOUIS FORT VIOLAINE HOUDART-MEROT Annie Ernaux. Un engagement d’écriture(Presses Sorbonne nouvelle)
En novembre 2014, à l’université de Cergy-Pontoise, six ans après la parution dupassionnant Les Années, s’était tenu un colloque international intitulé « “En soi ethors de soi” : l’écriture d’Annie Ernaux comme engagement » : réunion importante surla dimension politique de l’œuvre ernalienne (ou « ernausienne »), organisée parPierre-Louis Fort, Violaine Houdart-Merot et Jean-Claude Lescure. Ce colloque adonné l’année suivante le volume Annie Ernaux :Un engagement d’écriture, à notreconnaissance le premier livre rassemblant autant d’articles qui portent surl’engagement politique d’Annie Ernaux, auteur qui a changé notre façon de percevoirla littérature et son rôle.
Au gré de vingt chapitres, comprenant une introduction des éditeurs, Pierre-
Louis Fort et Violaine Houdart-Merot, et un entretien avec l’auteur, ce sont cinq
dimensions essentielles du travail d’Annie Ernaux qui sont rigoureusement
examinées : « Descendre dans la réalité sociale », « Féminin et féminisme : au-delà
des évidences », « Une vie à l’œuvre : identité et altérité », « Présence au monde :
présence du monde ? », « L’engagement du lecteur ». L’ensemble, entrant en
résonance avec les travaux menés et publiés depuis une bonne décennie sur les
livres d’Annie Ernaux, confirme la profondeur de ceux-ci, leur pertinence
durable, et le fait que l’écriture ernalienne (et l’écriture en général) est un acte
durable, et le fait que l’écriture ernalienne (et l’écriture en général) est un acte
politique, dans la mesure où elle reflète le monde et nous entraîne à y réfléchir, à
agir : « La révolte est au cœur de l’œuvre d’Ernaux » (Pierre Bras[i]) ; « la
conception qu’elle a de la littérature et de l’écriture [...] des activités politiques »
(Michèle Bacholle-Bošković) ; « toute son œuvre consiste en un faire discursif
mélioratif, en une écriture dotée d’une dimension performative qui se déploie sur le
plan éthique » (Barbara Havercroft).
Annie Ernaux : Un engagement d’écriture est l’ouvrage universitaire que les
inconditionnels de l’écrivaine attendaient sur son combat social et politique par
l’écriture. Les études – menées par des chercheurs dans les domaines de la
littérature française, francophone et comparée, des études françaises, du
féminisme, de l’art contemporain, de la philosophie, et des pluridisciplinaires
cultural studies – se déploient autour de « l’implication de l’écrivaine dans la
société » et « la manière dont l’œuvre ernalienne engage ses lecteurs » (les
éditeurs), et répondent à la question de la possibilité de changer le monde par
l’écriture, en se penchant sur les particularités de cette écriture basée sur le vécu
à laquelle Annie Ernaux s’est tenue. Cette écriture est souvent qualifiée de
« transpersonnelle », à cause de la propriété dialogique de son énonciation,
traversée par ce que l’auteur voit et entend des autres (le « je » est
transpersonnel). Sa propre subjectivité est un patchwork de subjectivités, ce qui
entraîne, dans l’échange des données mémorielles, la « dilution progressive dans
le commun » (Isabelle Rousset-Gillet). Le travail littéraire d’Annie Ernaux, grâce à
l’affrontement de problèmes personnels et à leur conjointe mise au jour et à
distance (« une posture de mise à distance de soi [...] qui rend possible d’affronter
la honte, d’oser écrire ce qui est interdit ou tabou », Violaine Houdart-Merot), en a
sûrement aidé plus d’un-e à se construire, et à dire, à raconter : souvenons-nous
de l’incipit frappant de La Honte : « Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche
de juin, au début de l'après-midi ». « L’œuvre sera recherche de la vérité », nous dit
Pierre Bras, et « seule l’écriture peut retisser un dialogue silencieux », soutient
Anne Coudreuse. Il est évident que « le risque pris à s’exposer ainsi peut
constituer une référence positive pour des femmes plus anonymes » (Marie-Laure
Rossi).
Les articles d’Annie Ernaux : Un engagement d’écriture nous ont poussée à relire
cette écriture singulière, abordée trop tôt à l’époque pour comprendre combien
elle nous concern(er)ait, en particulier La Honte, et La Femme gelée, avec la mise
en avant de clichés sur la femme mariée et mère, pour mieux les rejeter et révéler
les mécanismes de domination et d’aliénation de la femme par des valeurs et
discours patriarcaux qui servent de moules forcés à son identité. Le travail
d’Ernaux, nécessaire et bouleversant, dissèque un vécu quotidien, en embrassant
d’Ernaux, nécessaire et bouleversant, dissèque un vécu quotidien, en embrassant
les détails de sa réalité complexe en tant qu’objets littéraires et d’engagement à
part entière, modifiant ainsi la perception que le lecteur a du monde : « Ernaux
met donc en évidence des objets communs » (Pierre Bras). Une fois les livres
d’Annie Ernaux relus, et son extraordinaire autobiographie Les Années savourée,
les analyses du présent volume ne peuvent que paraître indispensables à toute
personne qui s’intéresse à cet auteur, dans leur dévoilement des articulations de
sa vie d’écriture et d’écriture de vie : un projet littéraire majeur, indissociable
d’une réflexion sur la dimension politique du contexte d’écriture (lien étroit entre
vie privée et vie sociale, « penser l’expérience dans sa totalité », Véronique
Montémont), qui brouille les frontières entre ce qui est considéré comme
historique, sociologique, romanesque, journalistique, autobiographique et
finalement intime, qu’il éclaire et honore. On comprend également « comment
l’écriture d’Ernaux peut engager d’autres auteurs, comme accompagnement vers
une traversée de soi ouverte au monde » (Élise Hugueny-Léger).
Citons quelques-uns des passages qui cernent au plus près les caractéristiques de
la démarche d’une écrivaine qui dit : « je ne sais pas, en fait, ce que c’est qu’une
écriture qui n’est pas politique » ; « une écriture factuelle, donc dénuée le plus
possible d’identification de genre – pour dire le social » (Michèle Bacholle-
Bošković) ; « celle qui est passée à travers les mailles du filet social a entrepris de se
faufiler entre les pôles stables et les repères fixes de façon éminemment critique ;
faisant prévaloir la traversée sur la fixité [...] elle ne peut que remettre en question
les représentations littéraires et socioculturelles dominantes » (Fabrice
Thumerel) ; « la question de la forme est [...]déterminante dans la genèse de chaque
livre d’Annie Ernaux. C’est aussi ce qui distingue, me semble-t-il, une écriture
engagée d’une écriture impliquée. [...] Le souci de la juste forme commence avec et
par le choix des mots. C’est à même la langue ordinaire, ses usages trompeurs et
ses degrés de sens tronqués, sa “sémiotique du quotidien”, la nécessité d’une
transparence qui suppose le contournement de ces obstacles, qu’Annie Ernaux
s’implique » (Bruno Blanckerman) ; « le choix de la forme fragmentaire est [...]
constitutif d’un engagement critique assumé et suscité » (Francine Dugast-Portes).
Finalement, rappelons les mots d’Ernaux elle-même : « Naturellement pas de récit,
qui produirait une réalité au lieu de la chercher. Ne pas me contenter non plus de
lever et transcrire les images du souvenir mais traiter celles-ci comme des
documents qui s’éclaireront en les soumettant à des approches différentes. Être en
somme ethnologue de moi-même. » (La Honte)
Les chercheurs ont donc examiné les motivations intimes et les enjeux
sociopolitiques d’une œuvre ancrée dans le vécu corporel (parfois violent) d’une
femme écrivant depuis un espace historico-social qu’elle explore toujours avec
franchise et sensibilité, tout en « [réinscrivant] le corps parmi les choses, dans un
franchise et sensibilité, tout en « [réinscrivant] le corps parmi les choses, dans un
lieu, dans un espace physique et social » (Yvon Inizan). Annie Ernaux – qui prend
l’écriture très au sérieux et se voit plus comme quelqu’un qui doit écrire que
comme un écrivain – écrit en tant que femme, bien qu’en dehors des « schémas de
pensée genrés » (Michèle Bacholle-Bošković), avec son « histoire de femme,
différente de celle d’un homme » (Ernaux, Le Vrai Lieu), et, avec son style distinct,
« où la volonté de “faire du réel” surpasse celle de faire du beau » (Michèle Bacholle-
Bošković), elle a réussi à ébranler la littérature, en parlant du monde et de la
société tout en parlant d’elle : « la nausée due aux hormones se confond alors avec
une nausée sociale généralisée » (Véronique Montémont) ; « les auteurs ont tu le
monde du supermarché, le rendant invisible et avec lui ceux qui le fréquentent »
(Pierre Bras) ; « la volonté de rendre les personnes visibles est un engagement
politique en temps de relents de populisme » (Isabelle Rousset-Gillet) ; « son désir
d’écrire naît de son expérience de l’inégalité sociale » (Lyn Thomas) ; « un écrivain
qui prend en charge l’inconfort moral et social de sujets fragilisés » (Aurélie Adler)
– ce dernier point nous rappelle le film poignant de Stéphane Brizé, La Loi du
marché, qui met en scène des personnages cassés, rabaissés, aux prises avec un
système social impitoyable.
Il est clair que les lecteurs ne peuvent qu’être impressionnés par le travail
« ethno-littéraire » d’Annie Ernaux, toujours cohérent et fidèle à son essence,
parce qu’attelé depuis plus de quarante ans à la volonté de « sauver ce qui n’est
plus déjà [s]a réalité [...], un temps circonscrit et achevé » (Ernaux, L’Occupation).
Ce travail d’écriture touche entre autres aux relations mère-fille (Une femme) et
père-fille (La Place), au deuil (Une femme), à la maladie (Je ne suis pas sortie de ma
nuit et L’Usage de la photo), aux hiérarchies sociales (La Place), ainsi qu’au
rapport au sentiment de honte (La Honte), de trahison de la classe sociale (La
Place), aux traumatismes et aux tabous (dont celui de l’avortement, Les Armoires
vides et L’Événement, qui coupe le souffle), aux faits de langue (par exemple, le
français standard contre la langue normande de son enfance, La Place), aux codes
sociaux (Le Vrai Lieu), à la passion amoureuse (Se perdre, L’Usage de la photo et
Passion simple), à la société de consommation (Regarde les lumières mon amour),
à la maternité (La Femme gelée)... autant d’expériences vécues sur lesquelles
Ernaux porte un regard à la fois mélancolique, poétique et tendrement ironique,
dépourvu de « théorisation trop marquée » (Marie-Laure Rossi). Si on les replace
dans leur contexte historico-social, on se rend compte que le fait d’écrire sur ces
expériences, de les mettre en mots, est en soi un acte politique (« des mots qui,
une fois publiés, vont devenir un point de ralliement et de connaissance pour les
femmes traversant cette épreuve », Véronique Montémont).
Ainsi, « rendre compte, c’est une éthique », nous dit Annie Ernaux dans le bel
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Ainsi, « rendre compte, c’est une éthique », nous dit Annie Ernaux dans le bel
entretien qu’elle a accordé à Pierre-Louis Fortpour clorel’ouvrage. Elle y revient,
entre autres, sur « la nécessité du choix d’un angle », son rapport avec la ville de
Cergy, qui « a modifié progressivement [s]a façon de voir le monde et d’écrire », le
fait que silence et colère peuvent constituer des moteurs pour son écriture, le
féminisme, la « France blanche fantasmée », et la recherche de la vérité. Il faut
évidemment aussi lire L’Écriture comme un couteau, le généreux livre
d’entretiens menés par Frédéric-Yves Jeannet, qui éclaire brillamment la façon
dont Ernaux travaille la matière de ses écrits pour aboutir à l’admirable résultat
que l’on connaît.
« J’ai toujours eu envie d’écrire des livres dont il me soit ensuite impossible de
parler, qui rendent le regard d’autrui insoutenable » (La Honte) : l’écriture
incontournable et rigoureuse d’Annie Ernaux révèle la puissance de son courage
face à la violence de l’existence. Annie Ernaux : Un engagement d’écriture est un
ouvrage qui nous rappelle combien nous sommes redevable à son combat, à sa
rébellion, en tant que femme, mais aussi en tant qu’écrivain et créateur.
[i]Les citations suivies d’un nom d’auteur proviennent des diverses contributions
du volume.
SABINE HUYNH
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