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1.
Belle pressa ses mains l’une contre l’autre et se concentra sur l’essentiel : ne pas se laisser envahir par la
peur.
Le sol rugueux abîmait sa peau tendre, lui faisant regretter de ne porter qu’un simple maillot de bain.
Autour de ses poignets et de ses chevilles, le métal lourd frottait rudement mais c’était supportable si
elle ne bougeait pas trop.
Le plus dur, c’étaient les images brutales qui l’assaillaient sans cesse.
Ne pas avoir peur…
Tremblante, elle se tourna vers Duncan. Grâce au ciel, il avait réussi à trouver le sommeil sur le grabat
de fortune où il s’était allongé. Elle avait bricolé au mieux une attelle à sa jambe pantelante et le
saignement s’était arrêté. Il était très pâle mais elle ne pouvait rien faire de plus pour lui.
Sauf prier.
Ce qu’elle faisait depuis trente heures, depuis que leurs ravisseurs les avaient jetés là, dans cette pauvre
hutte qui les protégeait à peine du soleil brûlant. Sur cet îlot désert, ils étaient absolument seuls.
La veille, elle était partie en reconnaissance, la plupart du temps en rampant car ses lourdes entraves la
faisaient trébucher. Il lui fallait recueillir tout ce qui pouvait les aider ou servir à leur évasion. Si elle avait
pu se déplacer normalement, elle aurait fait le tour de l’île en cinq minutes : ce n’était qu’un atoll nu, qui
comptait quelques palmiers, beaucoup de sable et la cabane délabrée qui les abritait. Rien qui puisse
leur servir, avait-elle vite constaté. Ni les nourrir.
Inconsciemment, son regard avait dérivé vers la seule réserve d’eau laissée par leurs ravisseurs. Elle
n’avait rien bu depuis le lever du soleil, sachant que Duncan en avait plus besoin qu’elle. A présent, la
bouteille se trouvait presque vide et la langue de Belle, gonflée par la déshydratation, réclamait son dû.
Elle s’écarta de la bouteille pour ne pas céder à la tentation. Les avait-on oubliés ici pour qu’ils y
meurent ? Son estomac se contracta à cette pensée.
Rien de tout ceci n’avait de sens. Pas plus leur capture sur le bateau de plongée que leur abandon sur
cet îlot désert. Ni elle ni Duncan ne correspondaient au profil type des victimes de kidnapping. Ils
n’étaient ni riches ni puissants. Ils n’offensaient aucune sensibilité locale en venant explorer l’épave d’un
bateau de commerce du Ier siècle. Lorsqu’ils avaient mis leur projet en route, tout le monde à Kharoum
s’était montré amical et coopératif.
Belle se mordit la lèvre. Si deux archéologues sous-marins mouraient de soif en pleine mer Rouge, qui
s’en soucierait ? D’ailleurs, aurait-on voulu les secourir qu’on n’aurait pas su où les trouver : l’îlot était si
exigu qu’il ne figurait sans doute sur aucune carte.
Allaient-ils revenir, ces hommes au regard brutal, qui semblaient à peine se retenir de leur planter un
poignard dans le cœur ? En dépit des foulards qui masquaient leurs visages, elle avait vu sur leurs
visages qu’ils n’hésiteraient pas à tuer. Une joie mauvaise brillait dans leurs yeux sombres. Leur peur les
amusait.
Belle frissonna, refoulant les larmes qui se pressaient sous ses paupières. Non, elle ne céderait pas à la
panique. Son seul espoir, et celui de Duncan, c’était qu’elle tienne. Sa seule pensée devait être de rester
en vie, à tout prix.
Elle pressa les paumes contre ses orbites douloureuses. Elle n’avait pas dormi et l’épuisement sapait ses
forces. Incapable de s’empêcher de trembler, elle se laissa aller contre le sol dur, luttant contre le
désespoir qui l’accablait.
Belle s’efforça de penser à sa famille, en Australie : savoir qu’ils l’attendaient lui donnerait la force de ne
pas succomber. Elle devait se concentrer sur son évasion.
Et, même si elle ne parvenait pas à dormir, elle devait fermer les yeux, dans l’espoir de retrouver un peu
de force.
* * *
Le bruit la réveilla. Un mugissement rauque avait déchiré l’air, et le toit de la hutte gémissait sous les
assauts du vent. Une tempête menaçait…
Ouvrant les yeux, elle se souvint du lieu où elle se trouvait… et réalisa que Duncan et elle n’y étaient plus
seuls.
Son cœur se mit à battre la chamade et son martèlement fit reculer le bruit du vent. Elle sentit sa gorge
sèche et brûlante se serrer à lui faire mal : un homme accroupi se penchait sur Duncan. Une torche
posée à terre éclairait la cicatrice qui balafrait la joue de l’homme et courait jusqu’à ses cheveux de jais.
Un fusil pendait à son épaule et elle vit briller, le long de sa jambe, la lame courbe d’un poignard oriental
attaché à sa botte.
Il tendait la main vers la gorge de Duncan… Belle, malgré sa terreur, comprit qu’elle devait agir : son
collègue n’était pas en état de se défendre. Pourtant, bouger le moindre muscle lui était horriblement
douloureux tant la peur la paralysait. Mais elle s’obligea à ramper, tout doucement, vers le poignard
dont elle pouvait s’emparer si le rugissement du vent continuait à étouffer les bruits. Refermant les
doigts sur le manche de bois précieux et patiné, elle le tira vivement à elle. L’étranger, pris par surprise,
lâcha Duncan et se retourna. Belle avait réussi à se mettre à genoux et elle dirigea le poignard sur sa
gorge. L’homme se figea.
— Un mouvement et vous êtes mort, chuchota-t-elle de sa voix rauque.
Il y eut un instant de terrible calme puis, sortant de l’ombre à la vitesse de l’éclair, la main de l’étranger
s’abattit sur la sienne. Il referma son étreinte, serrant au point de lui couper la circulation mais elle
refusa de lâcher l’arme : ce poignard était leur seul espoir de salut.
— Doucement, petite tigresse.
La voix de l’homme était profonde et riche. Il reprit :
— Nous sommes vos amis. Nous venons vous aider.
Elle vit le regard étincelant s’approcher d’elle, sentit la chaleur du corps de l’étranger ; l’aura de
puissance qui émanait de lui la fit frissonner.
La pression de ses doigts sur son poignet augmenta d’un cran et elle ne put retenir un cri, à deux doigts
de l’évanouissement. Quand le poignard tomba au sol, l’homme relâcha aussitôt son étreinte. Le sang
afflua de nouveau dans les veines de Belle, presque douloureusement. Elle ramena son poignet à elle
pour le masser, refrénant des pleurs de frustration.
A cet instant, un deuxième homme fit irruption dans la cabane et elle retint son souffle. Les deux
étrangers échangèrent quelques mots rapides en arabe et, même si elle ne comprenait pas cette langue,
elle en saisit les intonations furieuses. L’homme qui venait d’entrer ramassa la torche et la braqua sur
son visage, heureusement sans s’attarder. Puis il éclaira Duncan et elle put voir qu’il dormait, peut-être
évanoui sous l’effet de la douleur.
— Tout va bien, mademoiselle Winters, fit son premier interlocuteur, l’homme à la voix grave dans
laquelle elle détecta cette fois une trace d’accent chantant. Nous sommes ici pour vous tirer d’affaire.
Des sauveteurs ? Belle en eut la tête qui tournait. Etait-ce seulement possible ?
La large main qui l’avait immobilisée se posa un instant sur son bras, très doucement.
— Est-ce que vous pouvez tenir le temps que nous nous occupions de votre ami ?
Elle hocha la tête.
— Oui, ça ira.
L’homme lança un ordre à son compagnon, qui se pencha sur Duncan pour chercher son pouls. C’était
donc vrai… Ces étrangers étaient là pour les aider ! Une vague de soulagement la submergea. Sauvés !
— Buvez ceci.
L’homme lui tendit une gourde et elle sentit un merveilleux filet d’eau ruisseler dans sa gorge
desséchée. Aussitôt, elle pencha la gourde dans l’intention de la vider et déjà l’eau douce et vivifiante
emplissait sa bouche… L’homme l’arrêta.
— Doucement ! Trop d’un coup vous rendrait malade.
Il avait raison, bien sûr, mais elle aurait tout donné pour une gorgée de plus et tira désespérément sur la
gourde.
— Ça suffit, gronda la voix grave à son oreille.
S’il lui était resté quelque énergie, elle aurait pu se plaindre des manières autoritaires de l’homme. Mais,
en se méprenant sur ses intentions, elle avait épuisé ses dernières forces pour l’agresser, et elle n’en
avait même plus assez pour se tenir droite. Elle vacilla… Immédiatement, l’homme posa ses larges mains
sur ses épaules pour la stabiliser. Ses paumes calleuses irritèrent la peau tendre de Belle, brûlée par le
soleil, et elle tressaillit. L’homme laissa échapper un juron étouffé et ses mains se firent plus légères.
— Désolée, murmura-t-elle, je ne suis pas bien solide…
— C’est déjà étonnant que vous arriviez à tenir debout, fit-il d’un ton rude qui contrastait avec la
douceur nouvelle de son étreinte. Là, laissez-vous faire…
Il l’attira à lui et la souleva comme si elle ne pesait pas plus qu’une plume. Belle ressentit une impression
de chaleur et de force. Une odeur inhabituelle vint la titiller, faite de lumière, de sel et de virilité… Puis
elle fut déposée sur une couverture de coton.
— Restez allongée pendant que je m’occupe de M. MacDonald.
— Vous connaissez nos noms ? s’étonna Belle.
— Ce n’est pas si souvent que des étrangers sont enlevés à Kharoum, répliqua l’étranger d’une voix
sombre. Bien sûr que nous savons qui vous êtes. Des recherches aériennes et maritimes ont été lancées
dès que votre skipper a signalé l’enlèvement.
L’homme se pencha, replaça une mèche vagabonde derrière l’oreille de Belle, et elle ferma les
paupières. Ce geste était si doux qu’elle eut envie de pleurer.
— Reposez-vous, à présent.
Elle comprit qu’il s’éloignait et tenta de lui obéir. Mais tous ses muscles étaient douloureux et sa gorge
aussi sèche que le vent brûlant qui soufflait depuis la péninsule arabique. Elle avait enduré beaucoup et,
à présent, elle se sentait à bout.
Le coton, pourtant, était doux sur sa peau, et les mains calleuses de l’homme, presque caressantes, lui
avaient apporté un regain d’espoir. Elle se sentait rassurée par sa voix basse et douce comme du
velours. Ses inflexions chaudes avaient fait réagir sa féminité, en dépit des circonstances extrêmes où
elle se trouvait. Et, si l’impression de sécurité qu’elle ressentait n’était qu’une illusion due à la fatigue,
elle aurait voulu que celle-ci dure à jamais. Elle était curieusement calme à présent, comme résignée, et
enfin capable de se détendre un peu.
Elle parvint peut-être même à dormir. Les murmures des deux hommes penchés sur les blessures de
Duncan étaient aussi apaisants que le bruit des vagues léchant le sable. Le claquement des palmiers sur
le toit de la hutte dissipa soudain sa rêverie. Le vent prenait de la force… Elle perçut un grondement
sourd au loin, comme un train qui approchait.
Les étrangers étaient toujours là et une deuxième lampe torche éclairait la cabane. Elle reconnut le
dessin couleur sable du camouflage de leurs uniformes, ceux que l’on portait dans le désert. Etaient-ils
soldats ? Mercenaires, peut-être ? En fait, elle s’en moquait, tant qu’ils étaient là pour les secourir. Le
plus grand, celui qui semblait être le chef, se retourna comme pour vérifier qu’elle allait bien, et pour la
première fois elle vit clairement son visage. Il ressemblait à un pirate avec son air de combattant
farouche ! Ses cheveux noirs, rejetés en arrière, soulignaient la rudesse de ses traits, comme taillés à la
serpe, où la balafre semblait une ponctuation naturelle. Pourtant, en dépit de sa sévérité, c’était là un
des plus beaux visages d’homme que Belle ait jamais vu. Du nez en bec d’aigle à la mâchoire carrée en
passant par les deux rides qui encadraient sa bouche, chaque centimètre révélait sa détermination. Mais
sa bouche, justement… sa bouche, elle, évoquait la sensualité et la douceur. Le faisceau de la torche
révélait un éventail de ridules au coin de ses yeux : l’homme devait passer la plupart de son temps
dehors et le climat brûlant avait tanné sa peau.
Il était vêtu comme un soldat, et pourtant elle ne l’imaginait pas dans l’armée. Ses cheveux un peu trop
longs lui donnaient un air négligé qui ne collait pas.
Il termina le bandage de Duncan avec une habileté toute professionnelle et se retourna vers elle. Belle
retint son souffle et ils se regardèrent longuement. Assez longtemps pour qu’elle imagine voir jaillir dans
ses yeux une étincelle qui ressemblait à de la convoitise : on aurait cru un flibustier ayant enfin trouvé le
trésor recherché…
Elle frissonna devant l’expression déterminée de ce visage implacable.
L’homme se détourna abruptement et jeta un ordre à son compagnon qui vint aussitôt s’agenouiller
auprès d’elle, lui présentant la gourde. Elle s’en saisit avec gratitude et à cet instant seulement, alors
que les yeux de l’étranger se détournaient d’elle, Belle sentit se dissiper la tension qui était née entre
eux. Cette fois, elle prit garde de boire lentement. L’homme qui lui avait donné la gourde, et qui
semblait plus âgé que celui qu’elle avait comparé à un pirate, hocha la tête en signe d’approbation. Lui
aussi, avec ses cheveux courts ébouriffés et son visage buriné, avait l’air d’un forban étranger à la
civilisation… Seigneur ! Ses sauveteurs ressemblaient aux brigands d’un roman d’aventures ! A moins
que ce ne soit son imagination qui lui joue des tours, songea Belle… Affaiblie comme elle l’était, tout
était possible…
Rendant la gourde, elle se laissa aller sur la couverture : bientôt, peut-être dans quelques heures
seulement, elle serait de retour au royaume de Kharoum et recevrait tous les soins nécessaires. Et son
imagination délirante trahissait à quel point elle en avait besoin ! Duncan, de son côté, ne semblait pas
s’être réveillé. Les deux hommes rangèrent leur trousse médicale et Belle demanda avec angoisse :
— Il va s’en sortir ?
Le plus jeune des deux, l’homme à la cicatrice, releva la tête et leurs regards se rencontrèrent.
— C’est une mauvaise fracture et il a perdu pas mal de sang. Mais il ne semble pas trop déshydraté et,
une fois à l’hôpital, il devrait se remettre rapidement. Vous vous êtes bien occupée de lui.
Tout en négligeant de vous occuper de vous, sembla ajouter son regard perçant. Mais qu’aurait-elle dû
faire ? Boire à satiété en laissant Duncan mourir de soif ?
— Comment se fait-il qu’il ne se soit pas réveillé quand vous l’avez soigné ? Est-il évanoui ?
— Je lui ai donné un fort sédatif et il va rester inconscient un moment. C’est préférable, pour le
transport.
Belle approuva d’un hochement de tête. Mais elle ne serait vraiment soulagée que lorsque Duncan
aurait repris conscience.
Les paupières lourdes, elle entendit les deux hommes discuter en arabe, alors que dehors, le vent faisait
rage, ébranlant les murs fissurés de leur hutte. Puis la discussion cessa : les sauveteurs semblaient
d’accord. Ils se placèrent chacun d’un côté de la porte de l’abri et entreprirent de la démonter, ce qui ne
leur prit qu’un instant : le plus âgé était trapu, et le plus jeune, large d’épaules, tous les deux musclés et
bien bâtis. Ils étendirent le pan de bois près du grabat où gisait son collègue, indifférents au sable qui
s’engouffrait dans la hutte.
Bien sûr… il fallait un brancard pour Duncan.
Il était temps qu’elle aussi se prépare à partir : elle se mit d’abord à genoux, grimaçant lorsque ses
chaînes frottèrent contre sa peau abîmée. Déjà essoufflée par l’effort, elle dut faire une pause, la
douleur de tout son corps se répercutant comme un roulement de tambour contre ses tempes.
— Où allez-vous comme ça ? fit le pirate d’une voix dangereusement basse dont les inflexions
s’enroulèrent telle une liane autour des reins de Belle.
Sourcils froncés, il la regardait de toute sa hauteur, et dans l’ombre elle apercevait le pli serré de sa
bouche sensuelle.
— Je me prépare à partir.
— Ce n’est pas le moment : il faudra que nous soyons deux pour emmener M. MacDonald au bateau. Je
ne peux pas le porter et m’occuper de vous tout à la fois.
— Je n’ai pas besoin de votre aide ! se récria Belle.
N’avait-elle pas réussi à survivre par ses propres moyens ? Elle parviendrait bien à rejoindre le bateau,
car ce qu’elle voulait plus que tout, c’était quitter cette île abandonnée des dieux. Marcher jusqu’à la
plage lui paraîtrait une promenade de santé après ce qu’elle avait traversé !
L’homme s’accroupit devant elle, bloquant la lumière de la torche pour qu’elle ne puisse voir
l’expression de son visage. Mais elle sentit son souffle tiède sur sa joue. Et le parfum piquant de sa
peau…
Tout au fond d’elle-même, une étincelle s’alluma.
— Vous êtes blessée, mademoiselle Winters, énonça-t-il d’un ton qu’il voulait patient. Vous avez fait
tout ce qu’il fallait pour tenir ; à nous de vous prendre en charge à présent. Laissez-nous faire.
Il se pencha et drapa la couverture autour d’elle. Il avait raison, Belle gardait suffisamment de bon sens
pour s’en apercevoir. A contrecœur, elle fit un signe d’assentiment.
— Je vous laisse la torche, reprit-il. Je serai très vite de retour.
Les deux hommes, portant Duncan sur le brancard, disparurent dans l’obscurité, engloutis par les
hurlements du vent. Belle resta seule, désemparée : qui pouvaient-ils être ? Et, surtout, qui était le plus
jeune, celui dont la voix passait sur elle comme une caresse, et qui parlait un anglais parfait, avec juste
une pointe d’accent ? Un homme du cru, sans aucun doute, qui avait fait ses études en Grande-Bretagne
? C’était souvent le cas dans l’élite de Kharoum, petit royaume arabe farouchement indépendant, établi
sur une grande île de la mer Rouge qui, par le passé, avait abrité toute la flibuste du Moyen-Orient et
d’Afrique de l’Est.
L’homme, qui paraissait être le chef, marchait fièrement, comme s’il ne devait allégeance à personne sur
cette terre, et le port royal de sa tête lui rappela les princes des Mille et Une Nuits.
Belle se pelotonna sous la couverture pour s’abriter au mieux du sable. Si seulement le vent avait pu
s’arrêter ! Il ne s’agissait pas d’une petite tempête mais d’un phénomène de grande envergure, elle le
sentait. Bientôt, le vent aurait la puissance d’un ouragan et elle pria le ciel d’être hors d’affaire lorsque
le pire se déchaînerait.
Elle mit un moment à comprendre que l’homme était revenu car le bruit des rafales avait masqué son
pas. Il se tenait dans l’embrasure de la porte et l’observait, attentif à ne rien laisser paraître de ses
pensées. Son air de profonde concentration la fit frissonner. Quelque chose clochait…
— Que se passe-t-il ? murmura-t-elle alors que la peur desséchait sa bouche.
Il s’approcha lentement et s’assit à terre, croisant les jambes devant lui comme s’il disposait de tout son
temps.
— Il y a une complication.
L’appréhension noua le ventre de Belle. Elle plongea les yeux dans le regard brillant de l’étranger, y
puisant de la force. Elle n’était plus seule et, quoi qu’il arrive, elle s’en sortirait.
— Une complication ? Laquelle ?
— Daoud et moi sommes venus sur un zodiac qui est trop petit pour nous quatre, maintenant que le
brancard y est installé.
— Je vois, fit-elle en refoulant les sanglots qui montaient dans sa gorge.
Un peu de patience, Belle… Daoud allait déposer Duncan en sécurité puis il reviendrait les chercher.
— Eh bien, il ne nous reste qu’à attendre son retour.
— J’ai peur que cela soit plus compliqué, répondit-il alors que, saisie par un affreux pressentiment, Belle
se crispait sous la couverture. L’ouragan approche. Un vrai cyclone. Daoud vient de partir, il aura tout
juste le temps d’atteindre le port avant que les choses ne se gâtent. Et ce serait du suicide pour lui ou
pour quiconque de reprendre la mer… Nous allons rester coincés ici jusqu’à ce que ça se calme. Peut-
être vingt-quatre heures.
L’homme parlait d’une voix calme, sans émotion apparente, et il regarda Belle, à la recherche d’un signe
trahissant sa faiblesse. Elle combattit la nausée qui montait en elle. Au moins Duncan était tiré d’affaire.
Mais la peur la tenaillait : comment faisait-il, lui qui la regardait, pour rester aussi imperturbable ? Son
dos droit, l’élégance de ses mains croisées devant lui, tout disait à Belle que, même si elle finissait par
paniquer, il serait à la hauteur.
Elle mordit sa lèvre qu’elle sentait trembler. Ce n’était pas le premier ouragan qu’elle devrait essuyer.
Elle en avait vus, petite, sur la côte Est de l’Australie et elle savait à quel point cela pouvait être
dévastateur. Mais, à l’époque, elle était bien protégée. Aujourd’hui… Malgré elle, ses yeux se portèrent
sur le toit de planches usées qui grinçait à chaque attaque du vent…
— Comment pouvons-nous nous préparer ?
Il inclina la tête avec satisfaction, regagnant toute son énergie après ce moment de pause. Belle eut
l’impression d’avoir réussi un test : peut-être s’était-il attendu à ce qu’elle panique, préparé à devoir la
maîtriser…
Il désigna la couverture qui la recouvrait.
— Vous permettez ?
Elle hocha la tête et il la replia pour révéler ses pieds nus, sur lesquels il fit porter l’éclairage de la torche.
Belle dut résister à l’impulsion de les cacher : ils étaient sales, couverts de sable et de sang séché. Ses
chevilles étaient rougies, à vif là où les anneaux avaient mordu la chair.
Dans la semi-obscurité, le regard de l’homme était impassible mais elle sentit la tension qui émanait de
lui alors qu’il examinait ses blessures. L’air devint électrique, chargé d’une sauvage émotion. Etait-ce de
la colère qu’il réprimait ? De la frustration d’avoir à se charger d’elle pour affronter l’ouragan ?
L’instinct la prévenait de se méfier de cet homme dont elle ne parvenait pas à déchiffrer l’expression.
Mais ne lui devait-elle pas la vie ? Et il risquait la sienne pour elle, qui lui était totalement étrangère.
Quel danger pouvait-il représenter ?
Malgré l’incessant nuage de sable fin qui tournait autour d’eux, Belle percevait l’odeur de sa peau, sel et
savon mêlés, une odeur épicée, masculine… Elle frissonna.
— Ne vaudrait-il pas mieux libérer mes poignets d’abord ?
Elle se sentirait mieux si elle pouvait l’aider à réparer leur abri. Les mains libres, elle serait moins
dépendante de lui.
— Plus tard. Vos jambes en premier.
Pourquoi ? Où pourraient-ils bien aller sur cet îlot minuscule, à un mètre à peine au-dessus du niveau de
la mer, ce qui ne leur offrirait aucune protection quand l’ouragan… Soudain, elle comprit et fut saisie
d’effroi. L’homme le sentit et son regard intense se posa de nouveau sur elle.
— Ça va ?
Oh ! aussi bien qu’on pouvait aller à quelques heures de la noyade… Elle inclina la tête, montrant qu’elle
comprenait son raisonnement.
— Il me sera plus facile de nager quand nous serons submergés, c’est ce que vous voulez dire…
L’homme lui jeta un regard empreint d’une force et d’une assurance si évidentes qu’en dépit de toute
raison elle se calma.
— Je vous tirerai de là. C’est promis.
Son ton était solennel, comme s’il prenait là un engagement. Et Belle ne douta pas qu’il mettrait tout en
œuvre pour la protéger. Mais cela suffirait-il à les sauver ?
— Ayez confiance, mademoiselle Winters, fit-il alors d’une voix tranquille, comme s’il suivait le cours de
sa pensée. L’œil du cyclone doit passer un peu plus à l’ouest. Pour nous, ce sera déplaisant mais pas
fatal. Nous allons y survivre, vous et moi. Et maintenant, si vous voulez bien vous tenir tranquille, je vais
m’attaquer à vos chaînes.
Il disposa près d’elle une petite trousse à outils puis saisit l’un des talons de Belle, l’enserrant dans sa
paume large et chaude. Elle retint son souffle, étonnée du pouvoir qu’avait sur elle ce simple contact.
C’était impersonnel, se dit-elle, tâchant de se convaincre, il ne voulait que stabiliser son pied pendant
qu’il travaillait. Cependant, de petits frissons parcouraient sa jambe… Sans doute une simple réaction à
tout ce qu’elle venait de vivre. Aucun homme, aussi sexy fût-il, n’avait le pouvoir de générer une telle
électricité avec ses seules mains… Belle ferma les yeux pour repousser l’image de son visage
aristocratique penché sur elle.
Elle se sentait protégée par cet homme hors du commun. Malgré le vent rugissant, malgré les
bourrasques de sable pénétrant dans leur abri, le monde de Belle se limitait au triangle de lumière
dessiné par la torche. Il l’enfermait dans un cocon fragile, sans doute illusoire mais en tout cas
protecteur. L’autorité qui émanait de son sauveteur l’assurait qu’il saurait non seulement lutter mais
triompher de tous les obstacles. Et pourtant, elle ne savait rien de lui, si ce n’était son incroyable et
farouche beauté.
Soudain, un mouvement saccadé lui fit rouvrir les yeux et elle vit le poignet de l’homme couvert de sang:
en tentant de forcer la serrure, il avait dérapé et s’était largement ouvert.
— Ça va aller ?
Il releva la tête vers elle, et elle aurait juré qu’une étincelle amusée dansait dans ses yeux.
— Je devrais survivre, se contenta-t-il de répondre.
Encore une manœuvre et la chaîne qui entravait Belle céda. Un profond soulagement l’envahit. Sans ces
anneaux à ses pieds, ses chances de survie augmentaient.
A présent, l’homme souriait franchement, et son éblouissant sourire ôtait un peu de sévérité à ses traits
mâles. Belle écarquilla les yeux. Jusqu’à présent, elle le trouvait sexy mais il était plus que cela :
fascinant. Aucun pirate, dans la vraie vie, ne pouvait être aussi beau !
— Votre patience a été récompensée, fit-il, posant ses outils. Et il était temps.
En effet, les premières rafales de pluie assaillaient leur abri. Le bruit du vent s’amplifiait. Bientôt, ils ne
pourraient même plus s’entendre.
— Mes mains…
L’homme secoua la tête, montrant l’outil qui s’était brisé. L’espoir qui animait Belle fondit comme neige
au soleil. Verrait-elle jamais la fin de ce cauchemar ?
— Plus le temps, répondit l’homme en dirigeant sa torche vers le toit soulevé par la bourrasque comme
s’il était animé d’une respiration propre.
Les murs se mirent à trembler. L’homme jura doucement et se releva d’un bond, prenant son sac sur
l’épaule. Il se pencha sur elle, et elle vit son visage déterminé avant qu’il n’éteigne la torche. D’un geste,
il releva Belle.
— Levez les bras, fit-il à son oreille.
Elle sentit ses cheveux effleurer ses bras alors qu’il les faisait passer autour de son cou. Dans le
mouvement, elle se trouva plaquée contre lui puis il la souleva avec une déconcertante facilité. Elle était
à présent contre sa poitrine, bouclier de muscles chaud et rassurant. Belle se laissa aller avec
reconnaissance, réconfortée par le calme battement de son cœur. En dépit des trombes d’eau qui
s’abattaient sur la plage, elle en était presque à croire que rien de mal ne pouvait lui arriver tant qu’elle
était dans ses bras.
— Nous ne sommes plus en sécurité ici, cria-t-il pour couvrir le bruit du vent. Accrochez-vous bien !
Il sortit et l’ouragan les avala.
2.
Le maelström les prit de plein fouet, manquant les renverser. Il semblait impossible d’avancer sous de
telles rafales, mais il progressait, la tenant dans une étreinte d’acier comme s’il ne voulait plus jamais la
lâcher.
Belle enfouit le visage dans son cou, se protégeant du sable qui piquait sa peau comme un millier
d’aiguilles. L’homme dégageait ce parfum unique, épicé, qu’elle avait déjà senti et qui semblait
n’appartenir qu’à lui.
Soudain il s’arrêta, et la déposa dans ce qui semblait être un trou dans le sable puis il se coucha sur elle,
la couvrant entièrement, s’interposant comme un bouclier entre elle et les éléments déchaînés. Belle
suffoquait, entre son poids et le sable qui s’infiltrait dans ses narines, mais elle comprit qu’il lui fallait
surtout se calmer et elle tenta de respirer plus lentement.
Le vent se mit à hurler avec une vigueur nouvelle et dans le vacarme elle entendit un bruit sourd,
comme si quelque chose tombait près d’eux. L’homme s’affala, pesant plus lourdement sur elle,
bloquant sa respiration. Pendant un instant, il resta ainsi affaissé, comme inconscient. Puis elle le sentit
reprendre force et il s’écarta d’elle juste assez pour qu’elle puisse reprendre son souffle.
— Ça va ? cria-t-elle à son oreille.
— Ça va. Restez bien accrochée, mademoiselle Winters.
Dans de pareilles circonstances, ce formalisme paraissait absurde. Et comment se serait-elle éloignée,
alors qu’il pesait de tout son poids sur elle, plus proche qu’un amant ? Elle ne portait que son maillot de
bain et elle sentait chaque muscle de ce corps superbement bâti qui partageait sa force avec elle et lui
redonnait espoir au milieu du désastre.
Cet homme, elle ne savait même pas qui il était… Elle faillit lui demander son nom mais se ravisa. Avec le
vent, il ne l’entendrait même pas. Le peu qu’elle pouvait faire pour lui, c’était protéger sa nuque de ses
mains, ce qu’elle fit de son mieux. Et, dans le souffle tiède qui effleurait sa peau, elle trouva une forme
primitive de réconfort.
* * *
Rafiq comprit qu’elle s’abandonnait en la sentant se calmer. Enfin, elle admettait qu’il n’y avait rien de
mieux à faire que de rester là sans bouger. Son corps s’était fait moins raide et sa respiration plus lente.
Mais elle n’avait pas relâché son étreinte, déployant ses mains en éventail sur sa nuque, comme pour
repousser le mauvais sort.
Il réprima un sourire. Son geste était peut-être dérisoire mais Mlle Isabelle Margaret Winters, vingt-cinq
ans et habitante de Cairns en Australie, n’était pas la première venue. C’était une combattante, prête à
dépasser ses propres limites si la situation l’exigeait. Même acculée, elle n’abandonnait pas : elle l’avait
même menacé avec son propre poignard ! Il sourit à ce souvenir. Heureusement que Daoud n’était
arrivé qu’après, car, même s’il était un ami respectueux, il n’aurait pas résisté au plaisir de taquiner
Rafiq sur le sujet. Et il aurait dû remettre Daoud à sa place, comme lorsque ce dernier avait tenté de
l’évacuer avec MacDonald afin de rester avec Isabelle Winters. Daoud aurait dû savoir que jamais Rafiq
ne déléguait une responsabilité. Très jeune, il avait appris à endosser les obligations qui étaient les
siennes. S’il y avait une chose qu’il connaissait bien, c’était le devoir.
Il bougea légèrement, tentant d’atténuer la douleur qui déchirait son épaule à l’endroit où un lourd
morceau de bois arraché par la tempête s’était abattu sur lui. Il n’eut pas de succès mais perçut avec
plus de précision la forme du corps étendu sous le sien. Ses hanches plaquées à lui évoquaient les
plaisirs de la chair. Ses lèvres reposaient pratiquement sur son menton et il s’interrogea sur le goût de
ses baisers.
Chacun de ses sens était en alerte. Le sable envahissant ne lui cachait pas le parfum intrigant de sa peau.
Il en imaginait presque le goût sur sa langue. Et aussi, il percevait son égarement, sa peur…
Il se força à revenir au réel, furieux de sa faiblesse. Se laisser distraire par une jolie femme au moment
où l’atoll risquait d’être submergé par la mer, cela dépassait l’entendement ! L’îlot résisterait-il ? La
destinée en déciderait. Cette pensée lui rappela son grand-père : le vieil homme croyait fermement au
destin et même lorsqu’il avait perdu son fils, le père de Rafiq, il était resté digne et fier : c’était écrit,
disait-il sans blâmer personne pour cet accident.
S’il avait été encore là, il aurait dit à Rafiq que c’était son destin d’être en perdition sur cette île avec
Isabelle Winters. Qui ne s’y serait pas trouvée, elle, si Rafiq n’avait pas approuvé personnellement la
venue de l’équipe de chercheurs sous-marins. Sans son autorisation, elle n’aurait jamais pu obtenir le
visa nécessaire pour entrer dans son pays.
La culpabilité l’assaillit : par sa faute, elle se trouvait en péril, pion innocent dans une partie d’échecs
politique dont elle n’était même pas consciente…
L’ouragan allait retarder le retour de Daoud à Kharoum. Et, sans nouvelles de Rafiq, personne n’oserait
s’opposer à son ordre de verser la rançon si les otages n’étaient pas délivrés à temps. Son pays ne payait
pas de rançon, d’habitude. Mais cette fois il refusait d’avoir la mort de ces étrangers sur la conscience.
Kharoum n’avait pas besoin d’une aussi désastreuse publicité. Son pays avait la réputation d’un Etat
stable, propre au commerce, tranquille. Il ne pouvait se permettre de jouer avec cela.
Donc, à cette heure même, la rançon, outrageusement élevée, passait dans les mains des ravisseurs. Et
cela ne resterait pas secret bien longtemps. A Kharoum, les nouvelles se répandaient à la vitesse du vent
dans le désert.
Au petit matin, toute la nation saurait que l’Œil du Paon, le trésor national révéré, l’héritage familial que
le monde lui enviait, avait été offert en échange de la vie d’une femme, celle-là même qu’il tenait dans
ses bras.
* * *
Belle s’éveilla au bruit sourd des vagues.
Elle était donc en vie…
Lentement, elle fit bouger ses jambes l’une contre l’autre. Le sable irrita la peau à vif de ses chevilles, et
des pulsations de douleur se propagèrent jusqu’à ses tempes. Au moins, cela prouvait qu’elle était
vivante alors que, la veille, elle doutait de voir encore se lever le soleil.
Sans lui, sans cet homme, elle aurait péri. Il avait fait rempart de son corps pour la protéger de l’ouragan
qui déchirait la nuit. Le rugissement du vent l’avait assourdie et rien n’avait plus existé pour elle que le
battement régulier du cœur de celui qui avait maintenu en vie la faible flamme de son espérance.
Qui était-il ? Et où était-il ?
Elle ouvrit ses paupières collées par le sable. Un rai de vive lumière l’aveugla et elle crut que sa tête allait
exploser sous la violence de sa migraine. Il fallait tenter de bouger les mains, à présent. Elle s’y essaya,
traversée par mille piqûres d’aiguilles alors que son sang recommençait à circuler : elle avait passé la
nuit avec les bras levés, entourant le cou de l’homme ; pas étonnant qu’elle soit presque paralysée.
Belle serra les dents et obligea son corps à bouger : roulant sur elle-même, elle parvint à se mettre à
genoux. Ses horribles menottes étaient toujours là… L’image de la brute qui les lui avait passées traversa
sa mémoire : il s’était réjoui de la voir ainsi entravée. Une nausée la saisit au souvenir de son sourire
sadique. Ces hommes armés savaient bien qu’elle ne pouvait rien contre eux mais, au moins, elle avait
tenu bon. Ils n’avaient pas gagné, elle était encore en vie.
Elle réussit à se lever malgré la protestation de tout son corps, vacilla un instant puis parvint à retrouver
l’équilibre. L’horizon n’était pas encore dégagé mais les nuages gris se déchiraient par endroits pour
laisser place à des lambeaux de ciel bleu. La mer était encore haute et agitée, menaçante. Elle avait
modifié les contours de l’île, la redessinant pendant la nuit à grands coups de boutoir. De la hutte qui les
avait abrités, il ne restait que les murs écroulés, qui les auraient ensevelis s’ils étaient restés à proximité.
Heureusement que l’homme… Mais où était-il ? Blessé, pire peut-être ? Elle fit un tour complet sur elle-
même et, soudain, elle le vit.
Les jambes tremblantes de Belle cédèrent sous elle, et elle s’effondra sur le sable humide et brûlant, les
yeux écarquillés. Il venait de sortir de l’eau tel un dieu de bronze, nu, splendide de virilité et
éminemment désirable. Le pouls de Belle se déchaîna et une spirale de désir noua son bas-ventre, lui
coupant la respiration. Grâce au ciel, l’homme était de dos et ne pouvait percevoir sa réaction. Elle ne
l’avait jusqu’à présent vu qu’à la lumière d’une torche et même si elle avait passé la nuit plaquée contre
lui, percevant son corps sculpté et le dessin de ses muscles, elle n’était pas préparée à cela.
De larges épaules, un torse puissant, des hanches minces, une peau lisse, constellée de gouttelettes
brillantes qui faisaient luire ses cheveux de jais. Belle serra les poings alors que son regard descendait
jusqu’à ses fesses parfaitement dessinées, surplombant des cuisses d’acier qui évoquaient la force,
l’endurance… Il s’étira et, fascinée, elle regarda le jeu des muscles dans son dos. Il allait se retourner,
sans nul doute, et voir qu’elle le regardait ! Alors qu’il secouait ses cheveux, envoyant autour de lui un
tourbillon de gouttes salées, elle se releva et tourna le dos à la mer. Comment avait-elle pu jouer les
voyeuses ? Mais l’homme était si primitivement beau qu’il incarnait une énergie masculine propre à
émouvoir toute femme. A l’effrayer, aussi.
Une déflagration de désir aiguillonna Belle, et elle se sentit chaude, humide, prête à se lover dans les
bras qui l’avaient protégée toute la nuit. Mais, cette fois, son corps puissant la réchaufferait d’une autre
manière, ses mains la caresseraient…
Elle secoua la tête, surprise par l’absurdité de ses pensées : elle venait à peine de survivre à la plus
terrible des épreuves, faite de violence et de douleur, de menaces et d’effroi. Comment pouvait-elle
ressentir un désir aussi primitivement sexuel ? Etait-ce une réaction à la proximité de la mort ? Elle
aurait voulu pouvoir se cacher, rester seule avec ses émotions, sa confusion. Mais il n’y avait nul lieu où
se réfugier. Elle était prisonnière de l’îlot, seule avec le flibustier…
* * *
Rafiq se rhabilla et la regarda : elle semblait désemparée. Il lui fallait une volonté de fer pour tenir
debout malgré ses blessures et son épuisement, songea-t-il, la même détermination qu’elle avait
déployée tout au long de l’épreuve. Ses chevilles étaient marquées par les fers, ses cheveux dessinaient
un nuage embroussaillé autour de son visage, et elle aurait dû avoir l’air pathétique. Mais ce n’était pas
le cas. Elle était simplement belle, constata Rafiq en reprenant sa chemise et se dirigeant vers elle. Il ne
voyait que la perfection d’un corps plein de vie, l’invitation de ses hanches qui avaient épousé les
siennes toute la nuit au point qu’il avait failli en devenir fou, obligé qu’il était de résister à l’irrésistible. Il
était absurde de nourrir de telles pensées en ce moment. Il ignora l’appel de la tentation.
— Mademoiselle Winters…
Il la vit se tendre mais elle ne se retourna pas.
— Comment vous sentez-vous ? reprit-il.
Elle ne tourna qu’à moitié son visage vers lui, et il apprécia son profil net, son petit nez droit et son
menton volontaire.
— Heureuse d’être en vie. Et vous ?
— Je me sens… tout d’une pièce, répondit-il, mettant dans sa voix une légèreté qu’il était loin de
ressentir. Nous avons eu beaucoup de chance, vous et moi.
Elle hocha la tête. Malgré ses bonnes résolutions, il ne put s’empêcher de laisser son regard errer sur
elle, tout juste vêtue d’un maillot bleu azur. A la vue de ce corps parfait, sa bouche s’assécha et ses
paumes devinrent moites.
Il aurait voulu effacer les terreurs de la nuit de la façon la plus simple et la plus efficace qui soit : par le
plaisir. Celui de la chair. Mais il vit aussi qu’elle était tendue, très raide. Il n’était pas étonnant qu’elle
soit effarouchée, presque nue comme elle l’était face à un étranger ! Cela expliquait la tension de ses
épaules et son air terriblement gêné. Elle ne pouvait que se sentir vulnérable après tout ce qu’elle avait
traversé.
Cette idée s’installa tel un poids mort sur sa poitrine : Isabelle Winters s’était trouvée face à une bande
composée des pires misérables. Il aurait voulu la prendre dans ses bras pour la réconforter, mais ç’aurait
été une grave erreur.
Comme pour le confirmer, elle s’éloigna de quelques pas.
— Une équipe va venir nous secourir sous peu, assura-t-il.
Elle hocha la tête mais resta à distance, aussi fragile qu’une statue de verre filé. Il n’en faudrait pas
beaucoup pour qu’elle se brise… Un rayon de soleil jouait dans ses cheveux blonds et dessinait sa svelte
silhouette. Cette étrangère déclenchait en lui des réactions entièrement nouvelles. Il avait connu bien
des femmes, très séduisantes, conscientes de leurs atouts. Mais Isabelle Winters possédait une chose
rare, à laquelle tout en lui réagissait. Etait-ce son exceptionnelle force d’âme ? Son courage physique ?
Ou son port de tête royal, en dépit de son état de fatigue ?
Peut-être l’attirait-elle parce qu’elle était la seule femme avec qui il ait passé une nuit sans lui faire
l’amour.
Il la vit vaciller ; le contrecoup des épreuves devait miner sa détermination. Ravalant un juron, il
s’approcha pour la soutenir, et ce simple contact fit monter dans ses reins une vague de chaleur.
Il l’aida à s’asseoir et, quand il la regarda, il constata que ses pupilles étaient dilatées dans l’iris bleu de
ses yeux. Elle était visiblement en état de choc.
— Vous devez vous réchauffer, fit-il en déboutonnant rapidement sa chemise.
La mâchoire d’Isabelle se serra et il vit un frisson la parcourir. Ses mains se pressaient convulsivement
l’une contre l’autre, et ses seins pointaient sous le tissu élastique de son maillot. Ce fut au tour de Rafiq
de serrer les dents pour maîtriser la réaction immédiate de son corps.
— Je n’ai pas froid ! Nous sommes sous les Tropiques, protesta-t-elle.
— Laissez-moi faire, se contenta de répondre Rafiq en lui drapant sa chemise autour des épaules.
Il émanait d’elle une odeur douce, terriblement féminine. Il lui fallut se secouer pour ne pas y
succomber. Il s’éloigna.
— Vous êtes blessé ! s’exclama-t-elle en voyant son épaule.
Elle tendit instinctivement les bras vers lui. Vêtue de sa chemise trop grande pour elle, elle ressemblait à
une suppliante, très féminine, les seins rehaussés par le mouvement de ses bras. Et, en la regardant, il
sentit une force urgente et primitive monter en lui, l’instinct des anciens pirates de son île qui
soumettaient les esclaves et prenaient sans scrupules ce qui était à leur portée. Son sang ne fit qu’un
tour à l’idée qu’il pouvait lui aussi la faire sienne. Il descendait d’une longue lignée de conquérants, de
prédateurs et de chefs de clan. Ses ancêtres étaient renommés pour leurs passions sauvages,
poursuivant sans relâche et possédant sans pitié l’objet de leur désir. Le même sang coulait dans ses
veines. Qui pouvait renier des siècles de conditionnement ? Il se rappela la douceur de la peau
d’Isabelle, l’étrange mélange de force et de vulnérabilité qui la rendait unique, parfaite pour lui.
Il n’avait qu’à tendre la main. A la prendre.
Et puis il vit son regard perdu, sa confusion, et la réalité reprit ses droits. Il secoua la tête pour dissiper le
brouillard vicié qui s’était emparé de son esprit.
— Vous êtes blessé, répéta Isabelle.
— Ce n’est rien.
Il avait parlé d’une voix brusque et elle baissa le regard, laissant retomber ses mains.
Il s’en voulait. N’était-il pas un sauvage de la pire sorte ? Les règles de la société civilisée et son sens des
responsabilités proclamaient qu’elle n’était pas pour lui. Il n’aurait jamais dû la désirer aussi
viscéralement.
Et, pourtant, il ne pouvait nier ce qui lui arrivait. La première fois qu’il avait croisé son regard, il s’était
senti brûlé au plus profond de lui-même et en cet instant cette brûlure était toujours vive. Mais il avait
envers elle une obligation de protection, plus forte que tout.
* * *
— Laissez-moi examiner vos blessures.
La voix de l’homme était basse et elle joua sur les nerfs à vif de Belle avec la douceur du velours. Elle
leva les yeux vers lui, qui la regardait toujours.
Il avait un regard étrangement clair, d’un vert océan qui contrastait avec le noir aile de corbeau de ses
cheveux. Elle le fixa, fascinée par l’étincelle brûlante et sexy qui dansait dans ses yeux. Pourtant,
l’expression de son visage était dure, désapprobatrice. Avait-il deviné ses pensées secrètes, et le
délicieux frisson qui l’avait agitée quand il s’était penché sur elle ? Avait-il perçu l’excitation qui s’était
emparée d’elle lorsqu’elle l’avait vu ôter sa chemise pour révéler un torse musclé ? Il avait fallu à
Isabelle un extrême effort de volonté pour ne pas suivre du regard le triangle de toison sombre qui
s’amenuisait en direction de son ventre.
Son corps était tellement sculpté qu’il devait appartenir à une section d’élite, de celles qu’on appelait à
la rescousse en cas de grave danger. Son allure devait lui valoir quantité de succès féminins… Et il devait
sans doute redouter que la pauvre femme qu’il avait devant lui ne se jette à son cou comme toutes les
autres ! L’embarras empourpra les joues de Belle. Il avait sans doute bien compris ce qui l’agitait, mais
avait suffisamment de savoir-vivre pour ne rien en laisser paraître. Si elle avait de la chance, il
attribuerait sa réaction à un stress post-traumatique. Comme elle était décidée à le croire elle-même.
— Mademoiselle Winters, reprit-il en s’asseyant devant elle d’un mouvement souple, j’aimerais
examiner vos poignets.
Elle les lui confia, prenant une longue inspiration pour se calmer alors que les paumes calleuses de
l’homme prenaient possession des siennes.
— Appelez-moi Belle, souffla-t-elle.
— Belle…
Il avait fait rouler le nom sur sa langue et un aiguillon de feu la traversa.
— Appelez-moi Rafiq, dans ce cas, reprit-il.
Elle hocha la tête.
— Rafiq, très bien.
Il regarda attentivement les blessures que lui avaient laissées les lourdes menottes de fer.
— Avec une prise d’antibiotique pour combattre l’infection, cela devrait aller. Et, pour vos chevilles,
poursuivit-il en délaissant ses mains, ce n’est pas trop mal non plus. Avec un peu de chance, vous
n’aurez que peu de cicatrices.
Belle hocha la tête et ne respira normalement que lorsqu’il se fut relevé. Sa proximité, le souffle tiède
qui effleurait sa peau, tout lui tournait la tête et elle était sûre qu’il lisait le désir dans ses yeux comme
dans un livre ouvert.
— Etes-vous blessée… ailleurs ? demanda-t-il, un peu tendu.
Il fixait son attention sur sa cuisse, où un large bleu marquait la peau. Belle frémit en se rappelant d’où
lui venait cette contusion. Des hommes costauds, aux silhouettes lourdes, à l’odeur acide de sueur et
d’excitation mêlées… Des yeux cruels dont l’étincelle disait qu’ils avaient pris plaisir à brutaliser Duncan
et feraient de même avec elle. Un instant, le cauchemar reprit possession d’elle, et elle sentit monter à
sa gorge une irrépressible vague de panique. Mais, très vite, elle se secoua, s’obligea à chasser de son
esprit ces terribles souvenirs.
— Oh ! Ce n’est rien, fit-elle d’un ton faussement léger. Tout cela disparaîtra bientôt.
Un flot d’arabe guttural, empli de fureur, s’échappa des lèvres de Rafiq, et elle lut sur ses traits une telle
sauvagerie qu’elle en tressaillit. En une seconde, il s’était mué en un homme intense et dangereux,
qu’elle ne reconnaissait plus. Puis il la regarda, frémissante devant lui, et son visage changea pour
reprendre son calme naturel.
— Pardonnez-moi, mademoiselle… Belle, se reprit-il.
Elle vit le battement rapide d’une veine à la base de son cou. Il n’était pas aussi calme qu’il le prétendait.
Désignant la jambe d’Isabelle, il poursuivit :
— Je ne peux supporter que mes compatriotes vous aient traitée ainsi. Des excuses sont insuffisantes
pour un tel crime, mais vous avez les miennes.
Il poussa un lourd soupir, comme s’il était personnellement atteint par ce qu’elle avait subi.
— Ce n’est pas votre faute, Rafiq. Au contraire, vous vous êtes mis en danger pour nous sauver.
Il l’arrêta d’un geste tranchant.
— Cela me rend fou de voir que vous avez souffert aux mains de ces brigands. Quand nous serons
rentrés, n’ayez crainte, vous aurez droit aux meilleurs soins médicaux. A une aide psychologique. A tout
ce qu’il vous faudra. Et, pendant que vous vous remettrez, nous poursuivrons vos assaillants. Bientôt, ils
passeront en justice et, croyez-moi, ils recevront le châtiment qu’ils méritent !
L’orage dans son regard fit courir un frisson d’appréhension le long de sa colonne vertébrale tandis que
Rafiq reprenait :
— Nous avons des femmes médecins très compétentes qui pourront s’occuper de vous. Vous pourrez
partager ce que vous avez vécu.
Il avait détourné le regard à ces mots, comme pour respecter l’intimité d’Isabelle, et elle comprit
pourquoi il était si indigné à la vue de ses contusions. Elle se sentit tout à la fois embarrassée et
désireuse de dissiper son inquiétude.
— Rafiq, fit-elle en posant la main sur la sienne avant même d’y avoir réfléchi, ils ne m’ont pas… Enfin…
Ils ne m’ont blessée que pour que je leur obéisse. Je n’ai pas été…
Il referma les doigts sur la main de Belle et la puissance de son étreinte se diffusa en elle à la vitesse de
l’éclair.
— Violée ? acheva-t-il.
Elle secoua la tête. Elle s’en sortait bien et survivrait à tout ceci. Ses blessures étaient mineures. Mais
pourquoi le regard avide de ses assaillants la poursuivait-il ainsi ? Pourquoi sa gorge se serrait-elle à leur
souvenir ?
— Habibti, murmura Rafiq, touchant sa joue d’un doigt si doux, si léger qu’elle se sentit au bord des
pleurs. Vous avez traversé tant d’épreuves… Ne combattez pas vos émotions, il n’y a pas de honte à être
bouleversée.
Elle réagit aux riches inflexions de sa voix autant qu’à ses paroles, et hocha la tête, oscillant
instinctivement vers le solide réconfort que lui offrait sa poitrine. Quand il la saisit par les bras, Belle
sentit sa maîtrise lui échapper. Elle se contrôlait depuis trop longtemps et la voix chaude de l’homme
faisait tomber ses défenses, se frayait un chemin en elle, déliait ses émotions. Le soulagement se mêla
au souvenir de la terreur et sa poitrine se souleva.
De longues minutes il la maintint à distance mais, quand le premier sanglot jaillit, rauque d’avoir été
trop longtemps retenu, Rafiq attira Belle dans ses bras et l’y berça doucement. Ses lèvres murmuraient
des mots rassurants dans ses cheveux. Peu à peu, elle évacuait la souffrance avec ses larmes. La tiédeur
du corps de Rafiq la réchauffait et son odeur salée, musquée, effaçait le souvenir des effluves âcres de la
détention. Son cœur ralentit contre le sien et peu à peu elle se calma. Elle se sentait flotter à présent,
légère, comme vidée de toute substance. Ses pleurs cessèrent mais il la tenait toujours, la caressant de
sa voix douce et chaude qui parlait à ses sens. Elle aurait voulu rester dans ses bras à jamais.
Puis elle l’entendit, ce bruit sourd et rythmé qui annonçait l’arrivée d’un hélicoptère. En sécurité contre
Rafiq, elle vit l’appareil se poser. C’était la délivrance mais, curieusement, elle ne se sentait ni heureuse
ni soulagée. Le sable tourbillonna autour de l’hélicoptère et vint fouetter ses jambes. Elle voulut relever
la tête.
— Là, fit Rafiq paisiblement, inutile de se précipiter.
Il fut doux à Isabelle de se serrer de nouveau contre lui. Toute volonté propre, cette volonté qui l’avait
maintenue en vie, la désertait à présent.
Les pales de l’hélicoptère s’immobilisèrent. Sans pour autant la lâcher, Rafiq s’était tendu. A
contrecœur, Belle releva la tête, ouvrit les yeux… Un groupe d’hommes s’avançait et elle reconnut les
premiers: Daoud, impressionnant avec ses yeux perçants et son visage mangé par la barbe, et un
homme plus jeune, le consul britannique à Kharoum, qu’elle avait rencontré à son arrivée.
Il n’y avait pas de consul australien à Kharoum, mais Duncan était britannique et son gouvernement,
cherchant à resserrer les liens avec la riche petite nation pétrolière, avait soutenu leur expédition
conjointe.
Daoud s’approcha et parla rapidement. Puis ce fut au tour du consul, David Gilham, de s’approcher :
— Altesse, puis-je exprimer…
— Altesse ? répéta Belle en se redressant, sidérée.
Le consul se tourna vers elle.
— Mademoiselle Winters, j’espère que vous allez bien.
Elle hocha la tête, toujours soutenue par Rafiq. Ses bras étaient un étau et il ne la lâchait pas.
— C’est bon de vous revoir, dit-elle.
Alors les bras de Rafiq se détendirent et elle fit quelques pas hésitants vers le jeune consul.
— Je suis heureux de voir que vous ne semblez pas gravement blessée, c’est un grand soulagement pour
nous tous. Eh bien, je crois qu’il est temps que je fasse les présentations, reprit-il en regardant Rafiq
comme s’il attendait une approbation qui vint sans tarder. Mademoiselle Winters, permettez-moi de
vous présenter Son Altesse le cheikh Rafiq Kamil Ibn al Akhtar, prince régnant de Kharoum.
3.
Rafiq salua d’un bref signe de la tête le garde en poste devant la chambre d’hôpital où reposait Belle. A
sa vue, un médecin se précipita.
— Altesse, j’ai bien peur que Mlle Winters se soit assoupie…
— Ma visite sera courte, rétorqua Rafiq alors que le garde s’écartait pour le laisser entrer.
Pourquoi était-il si pressé de voir Belle ? Il préférait ne pas examiner de trop près ses motivations…
Toute la journée, il avait fait ce que le devoir commandait : visiter les îlots ravagés par la tempête,
organiser le déploiement des secours, présider un conseil des ministres exceptionnel pour prendre des
mesures contre les kidnappings et évaluer le risque politique qu’ils posaient. Il avait bien sûr écouté les
spécialistes de la sécurité et suivi les progrès de l’enquête. Chacune de ces tâches était aussi
indispensable qu’urgente.
Et, maintenant, ce qu’il faisait n’était urgent que pour lui. Depuis qu’il l’avait laissée à la charge des
médecins, il brûlait de revoir Belle. Après avoir pris une profonde inspiration, il entra dans la chambre.
Les volets tirés adoucissaient la lumière de cette fin d’après-midi, et la chambre était plongée dans le
calme. Immédiatement, son regard alla vers le lit où un nuage de cheveux blonds encadrait un visage
bien trop pâle. Belle était endormie et reposait, immobile, sous le drap de coton blanc.
Le cœur de Rafiq fit un bond douloureux dans sa poitrine. N’était-elle pas trop calme ? Il n’entendait
même pas sa respiration. D’une enjambée, il se rapprocha du lit. Le docteur qui le suivait tenta de le
freiner.
— Elle dort depuis des heures, Altesse, et il est vraisemblable qu’elle ne se réveille pas avant demain.
Nous vous préviendrons alors, si vous le désirez.
Rafiq s’arrêta devant le lit, les mains jointes derrière le dos. Il tenait ce geste de son grand-père car,
comme celui-ci le lui avait enseigné, il y avait des moments où il fallait agir vite et d’autres où il fallait
afficher son calme.
Il observa la fragile silhouette étendue devant lui, si vulnérable, et, lorsqu’il perçut enfin le léger son de
sa respiration, la tension qui le tenaillait se relâcha.
Bien sûr qu’elle était en vie ! Qu’avait-il donc craint ? Le personnel médical ne connaissait-il plus son
métier ? Ils avaient parlé d’épuisement, de brûlures et de déshydratation mais rien d’assez grave pour la
mettre en danger.
Elle avait eu de la chance.
Mais les bandages à ses poignets, les cloques sur ses épaules, le goutte-à-goutte à son bras… Rafiq serra
les poings alors qu’une décharge d’adrénaline noyait ses veines. Une sombre fureur lui noua le ventre,
comme chaque fois qu’il songeait aux auteurs de cette abomination.
De la chance, oui, Belle en avait d’être encore en vie. Ses ravisseurs, grâce au ciel, avaient décidé de les
laisser mourir sur l’île à petit feu, plutôt que de les achever sur-le-champ. Et, heureusement aussi, le
chef de la bande, Selim al Murnah, n’avait pas pris part au kidnapping. Ce monstre de cruauté n’aurait
pas manqué d’exercer ses sinistres talents sur une jeune et jolie femme. Belle à la merci de ce malade,
c’était une image qu’il ne pouvait supporter. Une bile amère lui monta à la gorge. Elle avait échappé de
peu à la torture et à la mort.
Il regarda longuement ces traits déjà si familiers, les pommettes hautes, le nez droit, volontaire, les
cheveux d’or… Et sa bouche… Même craquelée comme elle l’était encore par les brûlures du soleil et la
soif, elle gardait tout son pouvoir de séduction. C’était une bouche faite pour le plaisir de l’homme, une
bouche de courtisane dont l’image le hantait depuis la première fois qu’il avait vu Belle, à moitié nue,
épuisée mais si courageuse qu’il l’en avait admirée.
— Altesse ?
Le murmure le fit sursauter et il se retourna. Le praticien le regardait d’un air inquiet.
— Très bien, fit Rafiq, inclinant la tête. Je vois que vous faites tout votre possible pour Mlle Winters.
Soyez assuré de ma gratitude. Elle et M. MacDonald sont des invités de marque chez nous. Tenez-moi au
courant de leurs progrès.
— Bien entendu, Altesse.
Rafiq allait sortir lorsqu’un imperceptible mouvement attira son regard. Le drap blanc avait frémi. Belle
fronça légèrement les sourcils, et lentement ses yeux s’ouvrirent. Le souffle de Rafiq se bloqua lorsqu’il
vit une étincelle allumer son regard : elle l’avait reconnu.
— Vous êtes venu, murmura-t-elle d’une voix rauque.
Rafiq fut envahi d’un soulagement immense. Pour la première fois depuis de longues heures, la raideur
de ses épaules s’atténua. Il pressa doucement la main de Belle, comme pour lui insuffler un peu de sa
force.
— Bien sûr que je suis venu, ma chère. Vous ne pensiez pas que j’allais vous abandonner ?
Elle ne répondit pas, se contentant de le dévorer des yeux, ces yeux bleus dans lesquels Rafiq aurait
voulu se noyer. Leur clarté s’insinua en lui, le clouant sur place. Soudain, il sentit la main de Belle devenir
molle et ses paupières se fermèrent.
— Si vous permettez, Altesse…
A contrecœur, Rafiq laissa sa place au médecin qui prit le pouls de Belle.
— Tout va bien, fit celui-ci, elle s’est juste rendormie. Peut-être va-t-elle récupérer plus vite que prévu,
votre visite a paru la réconforter.
Il y avait comme une interrogation muette dans la voix du praticien. Mais Rafiq connaissait
suffisamment l’art de la communication pour s’y être préparé.
— Je faisais partie de l’équipe qui a récupéré les deux archéologues, fit-il en guise d’explication. Il est
normal qu’elle m’ait reconnu tout de suite.
— Oh ! bien sûr, murmura le médecin sans insister.
Rafiq résista au besoin qui le tenaillait de regarder Belle une dernière fois et se dirigea vers la chambre
de Duncan. Le collègue de Belle était éveillé et les volets entrouverts de sa chambre laissaient passer un
rayon de soleil qui enflammait ses cheveux roux. Sa jambe était surélevée et son torse bandé. Il avait été
blessé en essayant de protéger Belle. C’était manifestement un homme courageux. Pourquoi Rafiq était-
il aussi réticent à faire plus ample connaissance ?
— Je suis content de vous voir en meilleure forme, monsieur MacDonald, dit-il après que le docteur eut
procédé aux présentations.
— Altesse, répondit Duncan, marquant une pause après le titre comme le faisaient la plupart des
Occidentaux, je vous dois des remerciements. D’après ce que je comprends, vous êtes responsable de
notre sauvetage.
— Vous n’avez pas besoin de me remercier, monsieur MacDonald. Nous sommes heureux d’avoir pu
vous retrouver en vie, vous et Mlle Winters.
— Belle ! Comment va-t-elle ?
Rafiq entendit l’inflexion angoissée de sa voix.
— Bien. Elle dort et va se remettre complètement.
— C’est que je me sens responsable d’elle, expliqua Duncan, soulagé.
Rafiq connaissait bien ce sentiment. Au moins Duncan avait-il la consolation d’avoir fait de son mieux
pour lui épargner la souffrance. Mais Rafiq, lui, portait tout le poids de la responsabilité. C’était lui qui
avait donné son accord à leur venue… Et cela le rongeait.
— Au nom de tous les Kharoumis, puis-je vous exprimer nos plus profonds regrets ? Nos forces de
sécurité écument le pays à la recherche de vos ravisseurs.
— Ils seront jugés ?
— Bien entendu, il n’y a plus depuis longtemps de justice expéditive dans notre pays. Vous serez
convoqué pour témoigner, si votre état de santé le permet.
Selim et ses complices seraient traqués comme les chiens enragés qu’ils étaient. La dissension politique
était une chose. Mais les complots et la violence ne sauraient être tolérés. Le kidnapping faisait partie
d’une stratégie visant à déstabiliser la démocratie de Kharoum. Selim s’abritait derrière une idéologie
extrémiste mais ne recherchait en fait que le pouvoir personnel.
— Nous vous avons retrouvés, après tout, ajouta Rafiq avec un demi-sourire.
Et Dieu sait combien ils avaient été près de l’échec. L’atoll était tellement petit… Heureusement qu’il
avait pris part aux recherches, car il connaissait assez Selim pour chercher dans la bonne direction.
— Et je sais ce que nous vous devons. Altesse, reprit Duncan après une hésitation. Puis-je abuser de vos
bontés ? Ma fiancée n’a pas de visa pour Kharoum et je sais qu’en obtenir un peut prendre des
semaines…
Rafiq ne put retenir le large sourire qui s’épanouit sur son visage, le premier sincère depuis qu’il était
entré ici ! Donc, MacDonald était fiancé.
— Bien sûr, je vais donner des ordres pour accélérer la procédure et demander à Mlle Winters si elle a
besoin d’un service semblable.
— Belle ? Ça m’étonnerait qu’elle en ait besoin. Ni fiancé ni petit ami ne l’attendent à la maison.
Bien. Voilà qui devenait intéressant.
* * *
Belle s’enfonça avec un soupir de soulagement dans la confortable banquette en cuir de la limousine. Au
moins, elle était sortie de l’hôpital. Au bout de trois jours, elle se sentait parfaitement remise mais le
personnel avait insisté pour qu’elle passe toute une batterie de tests supplémentaires. A croire qu’ils
avaient ordre de ne pas la lâcher… Elle avait dû les menacer de partir avec ou sans leur autorisation. Et,
à présent, elle se retrouvait dans une somptueuse limousine, alors qu’elle avait demandé un simple taxi.
Elle n’avait pourtant rien d’un VIP !
La limousine démarra en souplesse. Belle aurait dû être heureuse de regagner le logement de fonction
qu’on avait mis à leur disposition. Elle avait tant à faire ! Rassurer sa mère par un long coup de
téléphone, trouver un remplaçant à Duncan, se rendre sur le site de l’épave pour vérifier que la tempête
ne l’avait pas endommagée… Pour un navire échoué deux mille ans plutôt, il était encore en
remarquable condition. Si jamais l’ouragan l’avait abîmé, c’était tout son projet qui s’écroulait, juste au
moment où elle commençait à se faire une réputation dans le milieu de l’archéologie sous-marine.
Pourquoi n’était-elle pas plus excitée à l’idée de reprendre le cours normal de sa vie ?
Une sorte de tension la rongeait qui, peu à peu, se transformait en peur. Peur de ne pas être en sécurité,
seule dans leur appartement de fonction. Peur de voir surgir des hommes masqués, brandissant des
fusils. Elle avait revécu tant de fois leur agression qu’elle avait du mal à se persuader que tout cela était
derrière elle. Le médecin avait parlé d’une machination politique dans laquelle Duncan et elle n’étaient
que des pions qui s’étaient trouvés au mauvais endroit au mauvais moment. Et pourtant, son angoisse
ne cédait pas.
Elle tenta de se réconforter en admirant la vieille ville brillamment éclairée, aux quartiers animés. Ils
dépassèrent un marché nocturne et, soudain, la limousine obliqua. Belle découvrit le palais, illuminé
comme un château des Mille et Une Nuits. A sa vue, tout un imaginaire se réveilla en elle, génies et tapis
volants, nuits chaudes et parfumées de jasmin… La façade du palais, qui donnait sur la mer, affichait la
solidité d’une forteresse, ceinte de solides murailles. Mais, du côté qui surplombait la ville, c’était un
chef-d’œuvre d’art islamique avec ses dômes dorés, ses arches délicatement sculptées, ses jardins et ses
fontaines.
La limousine s’arrêta face à une grille gardée.
— Mais vous ne pouvez pas entrer là ! lança Belle.
Sans se soucier d’elle, le chauffeur montra un papier au garde et, au grand étonnement de Belle, le
portail s’ouvrit.
— Mais que faites-vous ? Ce n’est pas ma destination.
Le chauffeur lui répondit avec le plus grand calme.
— J’ai ordre de vous conduire ici, mademoiselle.
Le cœur battant, elle se renfonça dans son siège. Il n’y avait qu’une seule explication à cela : il voulait la
revoir. Celui qu’elle essayait d’oublier depuis qu’elle avait repris ses sens, l’homme qui l’avait vue faible
et désemparée, qui avait su atténuer son désespoir, la réconforter contre lui, la rassurer de ses douces
paroles. Mais aussi celui qui avait lu le désir cru dans ses yeux et qui s’était dérobé. C’était à cet homme
qu’elle allait devoir faire face.
La voiture s’arrêta et un valet en longue tunique s’avança pour lui ouvrir. D’un geste vif, elle lissa ses
cheveux. Elle n’était pas vraiment vêtue pour une entrevue royale mais au moins, cette fois, elle portait
quelque chose de plus convenable qu’un maillot de bain ! Elle espéra que son courage l’aiderait à
vaincre son embarras, et sortit.
Rafiq al Akhtar lui avait sauvé la vie, elle pouvait quand même le remercier. Ce serait humiliant de lire
dans ses yeux le souvenir de ce qui s’était passé entre eux mais ce serait vite terminé. Et elle n’aurait
plus à le revoir par la suite.
— Masa’a alkair, mademoiselle Winters. Bonsoir. Soyez la bienvenue au palais.
C’était Daoud qui s’avançait dans sa longue tunique flottante, l’air bien différent de celui qu’elle lui avait
connu.
— Masa’a alkair, Daoud. Cela me fait plaisir de vous revoir. Je tenais à vous remercier pour tout ce que
vous avez fait pour Duncan et moi.
— Je vous en prie, mademoiselle, ce n’était que mon devoir. Si vous voulez me suivre…
Ils franchirent de lourdes portes de bois sculpté gardées par deux valets qui les refermèrent derrière
eux. Belle frémit au bruit sourd évoquant celui d’une porte de prison. Toute retraite lui était maintenant
interdite. Mais non, elle n’avait rien d’une prisonnière dans ce palais ! Après une brève audience, elle
repartirait comme elle était venue. Il n’y avait absolument pas de quoi paniquer.
La salle qu’ils traversèrent était d’un luxe incomparable. Sous un dais de brocart, elle découvrit le trône,
auquel on accédait par deux marches. Heureusement, songea Belle, que Rafiq n’avait pas eu l’idée de la
recevoir ici ! Cette entrevue la mettait déjà assez mal à l’aise sans qu’elle ait à prendre en compte la
magnificence des lieux !
Finalement, Daoud atteignit une porte, elle aussi à double battant, à laquelle il frappa.
— Entrez.
Belle, frémissante, reconnut la voix qui avait hanté ses nuits avec ses sonorités de miel, promettant le
réconfort et bien d’autres choses encore. D’où lui venait une telle faiblesse ?
Daoud s’effaça pour la laisser passer et, inspirant profondément, Belle entra. Bientôt, elle serait délivrée
de cette formalité.
Mais, dès qu’elle vit Rafiq, elle s’immobilisa. Il était aussi beau que dans son souvenir.
— Belle, je vous en prie, venez.
Il s’approcha jusqu’à ce qu’elle se sente enveloppée dans son aura, hypnotisée par ce regard vert océan
qui ne la lâchait pas. Ses cheveux noirs étaient brillants comme s’ils étaient humides. Il portait une
tunique longue de coton fin, grise et parsemée de vaporeuses arabesques vertes. La tunique était
ouverte au col, révélant le cou droit et quelques centimètres de sa poitrine d’ambre. La cicatrice nette
sur sa joue rappelait les dangers que sa fonction lui faisait traverser. Belle s’obligea à enfouir dans sa
mémoire le souvenir de leurs moments d’intimité forcée, de sa peau luisante quand il était sorti de
l’eau…
— Altesse.
Il s’approcha et prit sa main.
— Ah non ! Rafiq, je vous prie, dit-il en l’attirant vers lui.
La lumière émeraude de ses yeux la captivait, et la sensualité de ses lèvres ôtait toute sévérité à son
visage. Malgré elle, elle se sentit rougir sous son regard.
— Je suis si heureux de vous voir en bonne santé.
Sa voix basse et profonde joua sur ses nerfs déjà à vif.
— Mlle Winters sort à peine de l’hôpital, fit la voix de Daoud derrière eux. Elle doit être encore bien
faible.
— Merci, Daoud, répondit un peu sèchement Rafiq, je ne la garderai pas longtemps. Tu peux disposer, à
présent.
Daoud s’inclina avant de se retirer, refermant silencieusement les portes derrière lui.
Ils étaient seuls. Rafiq n’avait pas lâché sa main et conduisit Belle au centre de la pièce, vers un
confortable sofa recouvert de coussins. Quand elle perçut son parfum épicé et chaud, terriblement
mâle, quelque chose tressaillit en elle, comme une réponse instinctive. Il s’assit sur un second sofa en
face d’elle mais, même à cette distance, Belle subissait l’assaut de son charme. Il y avait entre eux une
connexion palpable, un lien vibrant qui la déconcertait et allumait en elle une chaleur palpitante. Peut-
être le personnel de l’hôpital avait-il eu raison d’insister sur son besoin de repos ? Pareille réaction ne
pouvait être normale.
— Comment vous sentez-vous ? demanda Rafiq.
— Oh ! très bien… Tout le monde a été formidable à l’hôpital. Gentil, très attentif.
— Nous étions tous soucieux de votre convalescence. J’ai demandé régulièrement de vos nouvelles.
Bien sûr. Quel embarras pour leur gouvernement si les deux étrangers n’avaient pas survécu ! Il n’y avait
rien de personnel dans l’intérêt que Rafiq portait à sa santé. Et pourtant il s’était déplacé à son chevet…
et elle avait passé les trois jours suivants à rêver de lui.
— Je ne vous remercierai jamais assez. Sans vous, Duncan et moi ne serions plus de ce monde. Nous
vous devons la vie.
— Vous ne me devez rien, Belle, vous n’étiez qu’une victime innocente et il était de mon devoir de vous
tirer d’affaire. Comme il l’est encore d’assurer votre sécurité.
— Je suis en sécurité, non ? lança-t-elle en fronçant les sourcils.
Y avait-il un problème ? Soudain, l’image de visages grimaçants se remit à danser devant les yeux de
Belle. Elle allait rentrer seule dans le petit logement de fonction. Tout pouvait arriver. Une sueur froide
perla à son front.
— Vous le serez, répondit Rafiq, le visage fermé. Nous ne prendrons aucun risque. Jusqu’à ce que vos
ravisseurs soient sous les verrous, vous restez au palais.
4.
Au palais ? Dans le lieu même où il habitait ? Le voyant chaque jour, soumise à la torture des fantasmes
qu’elle ne pouvait réprimer en sa présence ? Non, merci.
— Ce ne sera pas nécessaire, dit-elle d’un ton qu’elle eut le plaisir de découvrir très calme alors que son
cœur se déchaînait.
— Oh mais si, c’est nécessaire et il en ira ainsi.
Le ton de Rafiq était implacable. Un frisson d’excitation la parcourut et Belle porta une main à son front.
Il lui semblait avoir basculé dans une autre réalité, où l’impensable devenait le lot quotidien. Mais, après
ce qu’elle avait traversé, plus rien n’était impossible.
— Vous êtes souffrante ?
Il y avait de l’inquiétude dans sa voix, démentant le flegme affiché.
— Non, dit-elle en secouant doucement la tête. Je suis juste un peu perdue.
Et soudain fatiguée, si fatiguée…
— Vous avez besoin de repos. Nous reparlerons de tout cela demain.
— Non !
Rafiq leva un sourcil incrédule. Pour la première fois, Belle voyait pointer en lui l’arrogance de l’homme
né pour diriger et être obéi.
— Je veux en discuter tout de suite, reprit-elle. Et Duncan, il est en danger, lui aussi ?
Soudain, elle se figea au souvenir des gardes en faction à leur porte d’hôpital et dans les couloirs.
— Ne paniquez pas, Belle. Il est bien gardé et vous le serez aussi. Rien de mal ne peut vous arriver ici.
Une assurance absolue résonnait dans sa voix posée qui parvint une fois encore à la tranquilliser. C’était
magique, se dit-elle en sentant la tension quitter ses épaules.
Depuis le premier instant sur l’îlot, elle lui avait fait une confiance aveugle, certaine qu’il parviendrait à
vaincre même les forces de la nature.
— Cependant, reprit Rafiq, je ne veux courir aucun risque. Ceux qui vous ont kidnappés sont des
hommes aux abois, qui n’ont rien à perdre et peuvent tout tenter. Plus vous êtes près de moi, mieux je
peux assurer votre sécurité.
Près de lui ? L’idée faisait naître en elle des images interdites, des fantasmes qu’elle s’était promis de ne
plus nourrir. Belle tenta de maîtriser son imagination pour réfléchir. Elle ne suivait pas le raisonnement
de Rafiq. Ses ravisseurs participaient à une machination politique, si elle avait bien compris. Ils n’avaient
rien contre elle en particulier.
— Je préférerais retourner à notre logement de fonction, reprit-elle avec entêtement.
Elle avait besoin de la routine du travail pour oublier ce qu’elle avait vécu. Et tenter d’oblitérer le
souvenir de Rafiq. Elle sentait son sang circuler plus vite, une effervescence de tout son corps qu’elle ne
connaissait pas auparavant. Et tout cela l’effrayait.
— Pas question, trancha Rafiq d’un ton si définitif qu’elle comprit qu’il n’envisageait même pas la
discussion. Tant que vous êtes à Kharoum, je suis responsable de votre sécurité. Et je peux décider de
mettre fin à votre séjour.
Etait-ce une menace ? Il lui rappelait en tout cas que sa présence sur l’île ne dépendait que de son bon
vouloir. Les sourcils froncés de Rafiq s’étaient détendus et il la contemplait avec une intensité qui la
rendit nerveuse. Allait-il compromettre la suite de leur expédition simplement parce qu’elle refusait de
se plier à sa volonté ?
— Je vous remercie de votre sollicitude, Altesse, mais…
Elle se leva et sentit la tête lui tourner. Aussitôt la main de Rafiq fut sur son bras pour la stabiliser.
— Mais vous n’en voulez pas, acheva-t-il en souriant. Ne vous inquiétez pas, allez vous reposer tout
d’abord et nous en parlerons demain tout à loisir.
Le sourire éblouissant de Rafiq transformait ses traits autoritaires et il devenait l’homme le plus sexy
que la terre ait porté. Du pouce, il caressa doucement son bras et ce geste intime déclencha en elle des
vagues de désir. Elle se sentit pencher vers lui et pria le ciel de ne pas tomber dans ses bras.
— Mademoiselle Winters, fit-il d’une voix douce et persuasive, voudriez-vous me faire l’honneur de
passer la nuit ici comme mon invitée ? Ce sera pour nous un privilège de vous faire goûter à l’hospitalité
de Kharoum après les épreuves que vous avez traversées.
Evidemment, demandé ainsi. Cet homme avait-il la moindre idée du sex-appeal qu’il dégageait ?
— Eh bien, merci pour cette invitation. Ce sera très plaisant.
Il la regarda en souriant, consumant le reste de ses défenses. Son regard était un océan inconnu où elle
craignait de perdre pied.
* * *
Le soleil était déjà haut quand Belle se réveilla dans l’immense lit de sa chambre luxueuse. Au-dehors,
un oiseau chanta quelques trilles. La lumière filtrée jouait sur les fresques délicates qui recouvraient les
murs de grappes de fruits et de fleurs exotiques.
Elle était en vie. Et en sécurité chez Rafiq.
A l’évocation de son hôte, des fragments de rêves remontèrent à sa mémoire : elle s’était soumise à
toutes ses demandes, même les plus intimes. Et elle y avait pris tant de plaisir… Certes, ce n’était qu’un
rêve mais, pour une femme qui ne s’était jamais rien laissé dicter par aucun homme, pareilles
divagations étaient étonnantes.
Elle se précipita hors du lit comme si le diable était à ses trousses. N’aurait-elle pas dû être heureuse
d’avoir évité les cauchemars tant redoutés ? Mais l’alternative, ces fantasmes érotiques débridés où
Rafiq jouait le rôle principal, eh bien, ce n’était pas tenable non plus.
Depuis plus de deux ans, elle menait une existence austère, entièrement dévouée au travail. Elle n’avait
eu le temps ni pour les amis, ni pour une quelconque romance. D’ailleurs, peu d’hommes étaient attirés
par une femme qui faisait passer son métier avant tout. Et son indépendance d’esprit n’aidait guère.
Donc le sexe n’avait pas tenu une grande place dans sa vie. Peut-être avait-elle la réaction normale et
saine d’un corps jeune soumis à l’abstinence.
C’était comme si le cyclone auquel ils avaient survécu plaqués l’un contre l’autre s’était logé au cœur
d’elle-même, plaçant son épicentre au plus profond de sa féminité et balayant ses défenses tout comme
ses inhibitions.
Non, elle ne devait pas se laisser aller à penser ainsi. Le praticien l’avait prévenue du stress post-
traumatique qui la guettait. Sa faiblesse, cette impression de fragilité étrangement combinée à une
vibration profonde devaient en être des symptômes. Même si la voix de Rafiq était douce et veloutée au
point de charmer les oiseaux. Même si elle ne pouvait détacher les yeux de lui.
Mais aujourd’hui, après une bonne nuit de sommeil, les choses en iraient autrement : à la vue de Rafiq,
elle ne ressentirait que de la gratitude.
* * *
Elle suivit un dédale de corridors et déboucha sur une cour intérieure. Le spectacle sublime qui s’offrait
à elle l’arrêta net : un cloître à hautes arches minutieusement découpées en dentelle de marbre
encadrait un patio de citronniers aux fruits luisants. Au milieu se trouvait une fontaine entourée d’un
bassin bas, carrelé de mosaïques, et le murmure constant de l’eau rafraîchissait l’air. Un parfum de fleur
d’oranger imprégnait les lieux, assaillant de douceur les sens de Belle. Elle s’approcha du bassin dont le
chatoyant carrelage avait retenu son regard. La mosaïque représentait un gigantesque paon à la queue
largement déployée. Le jeu de l’eau sur les couleurs vives donnait l’impression que le plumage de
l’animal était vivant. Le talent de l’artiste qui l’avait réalisé devait être immense, songea-t-elle en se
penchant pour mieux apprécier les détails.
— Vous aimez notre paon ? demanda une voix sensuelle sortie de l’ombre du cloître.
Belle n’eut pas besoin de lever la tête pour savoir qui avait parlé : elle aurait reconnu ce timbre
n’importe où. Déjà son pouls s’accélérait, l’excitation montait en elle… S’il lui suffisait d’entendre cet
homme pour se retrouver dans cet état, elle était mal partie ! Précautionneusement, elle garda les yeux
sur la mosaïque.
— C’est spectaculaire. Je n’ai jamais rien vu de tel.
— La mosaïque est un art très prisé à Kharoum.
Rafiq s’approchait. Belle serra les poings et s’obligea à ne pas bouger. Mais la chaleur monta de son
ventre à ses joues. Et elle n’osait toujours pas le regarder !
— Autour du paon, demanda-t-elle, les carreaux sont-ils dorés à la feuille d’or ?
— C’est de l’or pur.
Cette fois elle s’était retournée, d’un bloc, et soutint son regard vert.
— Mais il y en a des mètres carrés ! poursuivit-elle, sidérée.
— Péché d’orgueil, peut-être, répondit Rafiq en haussant les épaules comme s’il évoquait une simple
peccadille. Il fallait bien un tel écrin pour mettre en valeur le paon : le violet vient de l’améthyste, le vert
du jade et de la malachite. Il y a aussi du grenat, de la topaze, de l’ambre, du lapis-lazuli…
— Cela a dû coûter une fortune, murmura Belle, incapable de détacher son regard des profondeurs
océanes du sien.
Les riches accents du rire de Rafiq résonnèrent sous le cloître. Belle se mordit la lèvre. Quelle naïveté !
Les cheikhs de Kharoum n’étaient-ils pas célèbres pour leur immense fortune ? Que leur importait le
coût d’une œuvre d’art ?
— Mes ancêtres avaient un goût prononcé pour le luxe et ils aimaient montrer leur richesse. La
mosaïque a plusieurs centaines d’années. Elle a dû être commandée à la suite d’une saison
particulièrement fructueuse.
— D’une saison ? Que voulez-vous dire ?
Le sourire de Rafiq s’élargit et Belle sentit ses jambes fléchir sous l’assaut de son charme.
— D’une saison de flibuste. Pendant des siècles, Kharoum a vécu des taxes extorquées à ceux qui
voulaient passer en mer Rouge. Mes ancêtres étaient pirates et le pillage faisait partie de leurs
coutumes si un navire ne voulait pas payer.
La cicatrice de sa joue était comme un rappel de ce passé tumultueux. Belle sentit son souffle s’accélérer
en contemplant ce visage arrogant dont le soleil soulignait les angles et les lignes aristocratiques. Elle
frémit d’un désir primitif, trépidant.
L’homme exsudait la volonté de possession et elle l’imaginait sans difficulté aux commandes d’un navire
comme ses ancêtres, pillant et s’attribuant ce qui excitait sa fantaisie. L’héritage de ses ancêtres n’était
pas loin sous l’enveloppe du monarque moderne, à la tête d’une nation démocratique qui tirait ses
revenus du pétrole off-shore.
Belle avala péniblement sa salive, captivée par l’étincelle qui dansait dans les yeux de Rafiq, soudain
consciente du parfum musqué de sa peau bronzée toute proche.
— Donc, vos ancêtres se sont enrichis par le pillage ?
Elle aurait dû connaître l’histoire de l’île mais, absorbée par ses recherches archéologiques, elle avait
négligé d’étudier le récent passé de Kharoum. Elle savait qu’il y avait eu des pirates mais pas qu’ils
étaient menés par la famille royale !
Rafiq hocha la tête.
— Oui et, comme vous le voyez, ils ont su profiter de leurs richesses. Le paon est devenu un emblème de
ma famille.
Il s’était approché et, la prenant par le bras, lui fit faire le tour de la fontaine. La chaleur de sa main la
pénétrait et elle retrouvait les sensations vécues en rêve.
— L’oiseau est magnifique, jeta-t-elle dans un effort désespéré pour faire la conversation et ne pas se
laisser submerger par ce qu’elle ressentait. Mais c’est un emblème inhabituel.
Surtout pour une famille de pirates, qui avait pu produire un héritier tel que Rafiq, un modèle de virilité
qui irradiait dans la chaleur du désert. Il la dirigea vers deux sièges ombragés de citronniers et elle se
laissa aller avec reconnaissance sur les coussins chatoyants.
— Le paon est l’un des deux motifs que vous trouverez dans la décoration du palais, expliqua-t-il. L’autre
est le faucon, prisé pour sa puissance, sa rapidité et ses talents de chasseur. A des époques moins
civilisées, il représentait les valeurs les plus éminentes des hommes de ma famille. Le paon, lui,
symbolisait la riche beauté de leurs épouses. La partie du palais où nous nous trouvons est l’ancien
harem et ce bassin décoré est un hommage aux femmes du cheikh.
Un frisson étrangement plaisant secoua Belle à l’idée d’avoir passé la nuit dans le harem d’un cheikh. De
Rafiq… Décidément, les choses ne s’arrangeaient pas pour elle.
Deux jeunes servantes arrivèrent et posèrent sur une petite table à côté d’eux un plateau de fruits, des
pâtisseries et du café. Rafiq les remercia d’un signe de tête, sans quitter Belle du regard. Elle lui posait
un problème, et pas seulement à cause des complications politiques que créait sa présence au palais. Ce
n’était pas cela qui l’avait tenu éveillé une bonne partie de la nuit mais la femme elle-même :
intelligente, pleine de vie. Désirable.
— Servez-vous, je vous en prie.
Rafiq avait senti son bras trembler quand il l’avait touchée et elle s’était presque effondrée dans le
fauteuil qui l’attendait. Il la savait résistante pourtant, elle avait montré son stoïcisme lors de leur nuit
sur l’îlot. Et, aujourd’hui, il la voyait vaciller. Devrait-il appeler un docteur ? Elle évitait son regard, et il
remarqua le soulèvement rapide de ses seins, ses efforts pour stabiliser sa respiration. Après tout, peut-
être n’était-ce pas d’un médecin dont elle avait besoin. Il se rappela la façon dont elle l’avait regardé la
veille, comme si elle ne voyait que lui et rien du luxueux décor du palais. Quand il posait la main sur elle,
elle tressaillait. Il en ressentit une profonde satisfaction.
Il leur versa une tasse de café fort et aromatique.
Le soleil jouait dans les cheveux de Belle, les transformant en une parure d’or pur, ses yeux étaient plus
brillants que les saphirs des joyaux princiers, et ses lèvres… Soudain, il les voulait, fraîches et tendres
contre sa peau brûlante.
— Bien sûr, il n’y avait pas que l’or et les joyaux que mes ancêtres prenaient comme butin. Les al Akhtar
étaient réputés pour n’aimer que les belles choses. Et leur goût en matière de femmes était renommé.
A cette remarque, Belle faillit s’étrangler sur le petit triangle de pâte d’amande qu’elle goûtait.
— Ils n’hésitaient pas, reprenait Rafiq, à enlever les plus belles femmes sur les navires ennemis. Ils
considéraient cela comme leur droit.
Il se pencha sous le prétexte de choisir à son tour une pâtisserie, se rapprochant de Belle au point de
pouvoir lire la fascination qui se mêlait à l’indignation dans ses yeux. Elle le fusilla du regard.
— Pas étonnant que votre famille ait eu la réputation de donner des souverains impitoyables !
— Bien sûr, de nos jours, de tels procédés seraient jugés barbares mais, trois générations plus tôt, ce
n’était pas le cas. Et cela engendrait parfois de belles histoires. Mon arrière-grand-mère ne voulait plus
repartir une fois libérée du bateau qui l’emmenait.
Belle écarquilla les yeux.
— C’est-à-dire ?
Son visage délicat reflétait une palette d’émotions contradictoires.
— Elle venait d’Angleterre, expliqua Rafiq, en route pour les Indes où elle devait épouser un militaire
qu’elle connaissait à peine. Dans la famille, on raconte qu’après son enlèvement mon arrière-grand-père
et elle sont tombés très amoureux l’un de l’autre.
— Mais elle n’a pas pu…
Rafiq se cabra.
— Que voulez-vous dire ? Qu’elle n’a pas pu tomber amoureuse d’un homme d’une autre culture ? dit-il
d’un ton tranchant.
— Non, pas du tout, dit Belle en secouant la tête, faisant voleter ses cheveux d’or autour d’elle. Je me
demandais seulement comment elle avait pu accepter de n’être qu’une femme parmi toutes celles du
harem.
Rafiq prit une gorgée de café et parut étrangement satisfait de sa réaction.
— Ah, votre inquiétude concerne seulement le rang qu’elle tenait dans son affection, non le fossé
culturel qui les séparait… Vous êtes une romantique, Belle. Mais rassurez-vous, même s’ils se sont
rencontrés de façon peu orthodoxe, elle en est vite venue à le vouloir autant qu’il l’avait voulue. Mon
arrière-grand-père était très jeune alors et il n’avait pas de concubines. Il lui est resté fidèle.
Il lui avait pris la main en parlant et avait senti un frisson parcourir sa peau tendre. Cela lui plaisait
qu’elle réagisse aussi instinctivement à sa caresse. Son pouls battait vite, révélant ce qu’elle aurait sans
doute préféré cacher…
— En fait, poursuivit-il, poussé par quelque démon intérieur, leur couple a jeté les bases d’une tradition
dans la famille. Depuis leur histoire d’amour, les al Akhtar n’ont plus pris qu’une femme. Et, quand ils
trouvent la perle rare, ils ne la laissent plus partir.
La tension entre eux avait crû peu à peu, et elle atteignit un pic qu’il put lire dans le regard sidéré de
Belle. Soudain, il relâcha sa main. Elle la reprit vivement mais, sur sa peau, elle sentait toujours la trace
de celle de Rafiq et brûlait de rétablir le contact.
Rafiq ne l’avait pas lâchée des yeux, cependant. Elle était faite de contrastes, songea-t-il, une âme
déterminée et courageuse dans une enveloppe corporelle féminine et attirante. A l’évidence, elle était
troublée par la réaction qu’il suscitait chez elle. Il s’était érigé en protecteur de sa personne mais il
n’avait pas prévu à quel point elle l’intriguerait. Elle avait raison d’être nerveuse !
Il mordit dans une fraise, appréciant l’acidité qui succédait à la douceur sucrée. Belle serait-elle aussi
douce qu’une baie de plein été ? Juteuse et sucrée comme la mûre ?
— Quelle étrange histoire, soupira Belle, déstabilisée.
— Oui, passé et présent se rejoignent parfois… Mais, aujourd’hui, il nous faut parler de l’avenir : vous
disiez hier vouloir réintégrer votre logement de fonction.
— En effet, j’ai beaucoup à faire pour préparer le remplacement de Duncan et remettre l’équipe en
ordre pour retourner à l’épave.
— Je crains que ce ne soit pas si simple, dit-il en prenant une longue gorgée de café.
Belle reposa sa tasse, se calant dans son siège à l’approche de ce qu’elle devinait être une mauvaise
nouvelle.
— L’ouragan a endommagé l’épave ?
Il secoua la tête. Vérifier l’état de l’épave n’avait pas été la priorité des équipes de secours.
— Nous n’y sommes pas allés. Notre problème n’a rien à voir avec vos recherches mais plutôt avec la
rançon qu’il a fallu payer pour vous.
Belle lui jeta un regard étonné.
— Une rançon ? Alors que vous êtes vous-même venu nous délivrer ?
— Mais nous n’étions pas sûrs d’y parvenir à temps. Et vous auriez été en grave danger si la rançon
n’avait pas été versée. Malheureusement, la nouvelle que nous vous avions récupérés n’a pas pu
parvenir à nos services avant l’expiration du délai pour le versement de la rançon.
— Et combien vous devons-nous ?
Rafiq n’en croyait pas ses oreilles. Comptait-elle les rembourser ? Même si elle l’avait pu, ç’aurait été
une atteinte à l’honneur de son pays. Il répliqua d’un ton plus vif qu’il ne l’aurait voulu :
— Vous vous méprenez. Il ne s’agissait pas d’argent mais de l’Œil du Paon.
Belle fronça les sourcils.
— Je crois que j’en ai entendu parler. Il s’agit bien d’un joyau ?
Oui, et c’était bien plus encore : c’était la pièce maîtresse de la collection royale, une parfaite imitation
en pierres précieuses de l’œil qu’on voyait sur la queue des paons. Les énormes émeraudes qui le
composaient étaient d’une valeur inestimable, que surpassait encore sa signification historique et
culturelle.
— C’est la possession la plus précieuse de ma famille, car, depuis des générations, c’est le cadeau de
chacun des cheikhs à sa femme. C’est une tradition établie chez nous et, puisque j’ai cédé ce joyau en
échange de votre personne, il représente le prix d’une épouse. Pour tout Kharoumi, aujourd’hui, Belle,
vous êtes ma fiancée.
5.
Fiancée… Tradition ! Belle chercha l’air, étouffant sous le poids des mots qui saturaient son cerveau.
Elle avait vu l’étincelle amusée dans les yeux de Rafiq alors qu’il lui parlait de ses ancêtres et de leurs
razzias mais, là, il ne plaisantait pas le moins du monde. Tout son être semblait tendu vers elle et son
visage affichait le plus grand sérieux.
Epouser cet homme ? C’était impossible, voyons !
Pourtant, ce n’étaient pas de sa part des paroles en l’air. Venue de nulle part, l’image de leur couple,
proche, intime, vint titiller son imagination. Elle se sentit rougir violemment, et frissonna.
Rafiq, lui, semblait maître de lui-même et de ses passions, ce qui lui donnait un sex-appeal qui
bouleversait Belle autant qu’il l’effrayait. Il avait déjà pris possession de son subconscient et, à présent, il
parlait de partager sa vie !
— Votre peuple… pense que nous sommes fiancés ?
La voix de Belle s’était brisée sur le dernier mot.
— Suivant la coutume, oui. Une coutume qui date du XVIe siècle, d’après les experts.
Autant dire une éternité… Le peuple de Kharoum devait y attacher une valeur presque mystique. Belle
commençait à peine à comprendre le prix payé pour s’assurer qu’elle reste en vie, et les conséquences
lui nouaient l’estomac. Comment Rafiq pouvait-il conserver un calme aussi royal ? Elle se renversa
contre le dossier de son siège, cherchant à retrouver son équilibre. Et si possible le sens commun.
— Mais, enfin, il y avait Duncan et la rançon était pour lui aussi, tenta-t-elle de raisonner. Le peuple de
Kharoum doit bien comprendre que vous ne cherchiez pas à m’acheter…
La fixité du regard de Rafiq était en soi une réponse. Le piège s’était refermé sur elle et il n’y avait pas de
solution aisée pour s’en affranchir.
— Bien entendu. Mais mon peuple ne veut pas abandonner ses traditions. Il a investi la modernité, vous
l’avez vu dans la ville, dans nos nouvelles infrastructures. Nous consacrons de fortes sommes à
l’éducation et le changement est en cours. Mais la fidélité des citoyens à tout ce qui touche la royauté
n’est pas prête de changer. C’est l’une des raisons qui fait de moi le chef de l’Etat alors que nous avons
un Parlement démocratiquement élu.
Il se servit une nouvelle tasse de café avec toute la sérénité d’un homme sûr de son pouvoir. Mais les
traits durs de son visage trahissaient que, pour lui comme pour son peuple, on ne transigeait pas avec la
tradition.
— J’ai donné le joyau et je suis revenu avec vous, conclut-il. Pour mon peuple, l’équation est simple :
nous allons nous marier.
Il la regardait avec une telle intensité qu’elle sentait la caresse de son regard sur sa peau. La situation
avait beau être absurde, elle ne pouvait s’empêcher de réagir à sa virilité.
Elle secoua la tête, refusant ses affirmations, refusant le désir presque sauvage qu’elle sentait monter en
elle. Les hommes du clan al Akhtar volaient leurs femmes en haute mer et s’assuraient qu’elles n’aient
plus jamais envie de partir. C’était invraisemblable et excitant tout à la fois. Elle avait envie de cet
homme, de l’héritier de ces traditions. Comprendre cela figea Belle sur place. Elle le connaissait à peine
et pourtant une part d’elle-même exultait qu’il veuille la faire sienne ! Elle était excitée à l’idée de lui
appartenir.
Elle, qui avait bâti sa carrière à la force du poignet dans un milieu principalement masculin, qui
s’assumait à l’âge où les autres filles rêvent du prince charmant et qui savait que les fins heureuses
n’existaient que dans les romans !
Un bruit de pas décidé lui fit lever la tête, dispersant les pensées qui l’assaillaient. Daoud approchait,
habillé en treillis, et Belle sentit la tension monter en Rafiq.
— Saba’a alkair, mademoiselle, dit Daoud en s’inclinant légèrement. Je suis heureux de vous voir bien
reposée. Si vous permettez, j’ai un message urgent pour le prince.
Elle hocha la tête et Daoud reprit, se tournant vers Rafiq :
— Ce que vous aviez prévu et redouté est arrivé. A Shaq’ara, il y a moins de quinze minutes.
Sous le coup de la nouvelle, le visage de Rafiq devint aussi impassible qu’un masque. D’un mouvement
souple, il fut debout devant elle :
— Excusez-moi, Belle. Aussi importante que soit notre conversation, une urgence m’oblige à vous
laisser. Nous continuerons plus tard, si vous voulez bien m’attendre ici ?
— Très bien, accepta Belle, subjuguée devant l’énergie et l’autorité qui émanaient de lui.
Il était prêt à entrer en guerre, comme ses ancêtres avant lui.
— Je vous remercie. N’hésitez pas à demander tout ce que vous voulez, le personnel s’occupera de vous.
D’un pas martial, il s’éloigna dans l’ombre, suivi du fidèle Daoud. Belle porta la main à son estomac qui
se tordait d’appréhension. Mais, cette fois, ce n’était plus pour elle qu’elle avait peur, c’était pour cet
homme énigmatique qui l’avait sauvée et déclenchait en elle de si sauvages passions. Il avait détruit
l’illusion qu’elle nourrissait d’être maîtresse d’elle-même, l’obligeant à reconnaître ses besoins de
femme et réussissant le tour de force de compter plus pour elle, au bout de quelques jours, qu’aucun
homme dans sa vie.
* * *
La soirée était arrivée et Belle ne tenait plus en place. Elle avait visité les différentes pièces de réception,
admiré, les yeux écarquillés, les pierres précieuses qui ornaient les murs de la salle du trône. Mais
aucune ne brillait autant que le sourire de Rafiq quand il l’avait convaincue, la veille au soir, de passer la
nuit au palais. Elle avait ensuite découvert les salles d’armes où d’anciens cimeterres et de vénérables
mousquets tapissaient les murs. Ce déploiement évoquait le passé conquérant de Kharoum, l’histoire
que lui avait contée Rafiq. Mais, en l’imaginant, ce n’était pas son ancêtre que Belle voyait debout sur le
pont du bateau, les yeux brillants comme des escarboucles, prêt à saisir ce qu’il estimait sien. C’était
Rafiq, qui venait arracher sa future épouse à un avenir tout tracé. Et l’épouse, bien sûr, c’était elle.
Mais elle ne devait pas s’inquiéter outre mesure. Même si les traditions avaient un poids certain dans
son pays, Rafiq ne pouvait vouloir d’elle comme femme : elle n’était ni princesse ni riche. De plus, elle
était étrangère, travaillant pour vivre, ni exotique ni sophistiquée. A eux deux, ils trouveraient le moyen
d’échapper à ces curieuses fiançailles. Mais alors, si c’était ce qu’elle souhaitait vraiment, pourquoi
avait-elle passé la journée à se rêver comme… comme quoi ? Sa conquête ? Son butin ? Sa femme ?
Un frisson d’excitation la parcourut. Ces fantasmes de cape et d’épée étaient des réactions au
kidnapping, au stress. Elle ne devait pas s’affoler. Pourtant il y avait plus que de la rêverie dans ses
étranges pensées. C’était la première fois qu’elle vivait une relation aussi forte avec un homme et le
besoin qu’elle avait de la poursuivre était impérieux. Elle voulait être à lui. Le reconnaître demanda à
Belle un intense courage intérieur.
D’autant que les heures qui s’écoulaient accroissaient l’angoisse qu’elle ressentait pour lui. Bien sûr, il
était parfaitement en sécurité. Le peuple de Kharoum n’exposait pas ainsi son prince bien-aimé.
Cependant, Rafiq n’avait pas hésité à mettre sa vie en danger pour venir à sa rescousse. Que risquait-il, à
cette heure ? Elle se souvint de son allure martiale lorsqu’il l’avait quittée, et une nouvelle vague de
crainte l’envahit.
Il fallait qu’elle trouve à se distraire de ses pensées, sinon elle allait devenir folle. De retour dans sa
chambre, après le départ de Rafiq, elle avait passé une heure au téléphone à rassurer sa mère, lui jurant
qu’elle n’avait pas besoin de venir à Kharoum et que Rosalie, son autre fille enceinte de huit mois, avait
bien plus besoin de sa présence. Elle avait parlé à Rosalie aussi, promettant de leur rendre visite très
vite, dès qu’elle aurait réglé le remplacement de Duncan.
A présent, que faire ? Belle se promena dans la pièce, trop agitée pour lire. Du coin de l’œil, elle aperçut
un paravent de bois de rose sculpté, qui se révéla cacher un gigantesque écran plasma. Elle activa la
télécommande, zappant d’une chaîne à l’autre jusqu’à ce qu’une image attire son attention. Il s’agissait
d’un journal d’information local et, si elle n’en comprenait pas la langue, elle comprenait les sous-titres
en anglais et le nom qui s’affichait sur l’écran : Shaq’ara. Le lieu même pour lequel Rafiq était parti… La
bouche sèche, Belle suivit le reportage : l’endroit n’était que ruines, véhicules brûlés, murs écroulés. Et
puis un cratère, énorme, au milieu de la rue… Une ambulance passait, toutes sirènes hurlantes. Belle
frissonna, soudain glacée. Ce devait être une attaque à la bombe, une explosion. Mais à Kharoum ? Le
pays était réputé pour sa stabilité. Soudain, la caméra fit un gros plan sur deux hommes. L’un, âgé et
barbu, avait la tête recouverte d’un keffieh noué de façon élaborée. Il tendit la main vers un deuxième
homme qui lui serra le bras. Rafiq ! Elle ne l’avait pas reconnu d’abord, vêtu de la longue robe
traditionnelle et coiffé d’un simple keffieh blanc. Mais il n’y avait pas à s’y tromper, cet air décidé
n’appartenait qu’à lui ! Le pouls de Belle se mit à battre. Même sur un écran, Rafiq lui faisait de l’effet.
Face aux deux hommes, une foule s’était massée, scandant des paroles qu’elle ne comprenait pas. Elle
crut reconnaître le nom de Rafiq. Quoi qu’il ait pu se passer dans la ville, Rafiq était là-bas pour soutenir
son peuple et celui-ci lui en était reconnaissant.
Le reportage prit fin et Belle éteignit l’écran. Rafiq n’avait pas hésité à se rendre sur les lieux mêmes du
danger et rien ne garantissait sa sécurité. Mais ce genre de considération n’était pas propre à l’arrêter,
elle le connaissait assez pour savoir qu’il ne transigeait pas avec son devoir. Ce n’était pas un chef qui
donnait ses ordres à distance. Elle en éprouvait de l’admiration pour lui mais cela ne la rassurait pas.
Pour se détendre, elle arpenta le magnifique tapis de sa chambre et elle l’avait parcouru en tous sens
quand, vers les 11 heures du soir, elle entendit un pas décidé dans le couloir. Le cœur battant, elle
courut ouvrir.
Rafiq était sur le seuil, emplissant son champ de vision. Il ne s’était pas changé, s’étant contenté d’ôter
sa coiffe. En robe longue sur son treillis et ses bottes, il était superbe, éminemment viril.
— Rafiq ! Vous allez bien ?
— Comme vous le voyez, Belle. Mais pourquoi n’êtes-vous pas couchée ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Oh ! rien, rien…
Elle avait du mal à reprendre son souffle, comme si elle avait couru.
— Personne ne semblait savoir quand vous alliez rentrer, reprit-elle. J’étais un peu inquiète. Surtout
depuis que j’ai su où vous étiez.
— Comment l’avez-vous appris ?
— La télévision.
Rafiq lui prit la main. Sa chaleur pénétra sa peau, rassurante. Pourtant, c’était sans doute lui qui avait
besoin de réconfort, même s’il répugnait à l’admettre. La journée avait dû être longue et devant elle,
elle voyait non pas le chef d’un Etat fabuleusement riche, mais l’homme qui l’avait sauvée et qui, à son
tour, avait besoin de soutien.
Elle l’attira vers le sofa aux coussins somptueusement brodés et il s’assit à côté d’elle avec
reconnaissance.
— Racontez-moi…, demanda Belle.
— Ce n’est pas convenable pour vous.
— Parce que je suis une femme ?
Sa réflexion le fit sourire et le pli amusé de sa bouche déclencha une étincelle de chaleur en elle.
— Vous êtes bien susceptible, Belle. Pourquoi prenez-vous la mouche ainsi ? Pour notre peuple, c’est
l’une des manières de protéger les femmes.
Un frisson interdit la parcourut à l’idée que Rafiq la protégeait parce qu’elle était sienne. Absurde. Elle
n’appartenait à personne ! Elle n’avait pas besoin d’un homme pour prendre soin d’elle. Et pourtant le
frémissement de tout son corps contredisait sa raison.
* * *
Rafiq se rejeta en arrière pour mieux la contempler. Tout un jeu d’émotions se succédait sur son beau
visage. Il n’aurait pas dû prendre autant de plaisir à sa compagnie. S’il lui était resté deux sous de bon
sens, il l’aurait envoyée se coucher en s’excusant d’être rentré si tard. Mais, quand il avait vu son
soulagement, l’intérêt qu’elle lui portait et son trouble, il n’avait pu s’empêcher d’en vouloir plus.
— Mais je ne suis pas une femme de Kharoum, dit-elle avec une amorce de sourire. Je peux supporter
d’entendre le récit de votre journée… si vous voulez en parler, toutefois.
Elle avait baissé la tête sur ces derniers mots, l’air presque timide. A quoi pensait-elle ? Elle ne se laissait
pas facilement effaroucher, il devait en convenir.
— Eh bien, une bombe a explosé en pleine ville. Grâce au ciel, on ne déplore pas de morts, seulement
plusieurs blessés auxquels j’ai rendu visite à l’hôpital.
— Ce n’était pas un attentat-suicide, alors ?
— Ces gens-là sont trop ambitieux pour se suicider. Ils se disent fondamentalistes, luttant pour le retour
des valeurs traditionnelles, mais ce sont seulement des opportunistes, des criminels qui cherchent à
usurper le pouvoir.
Pour son cousin Selim, le retour aux valeurs traditionnelles signifiait son arrivée sur le trône, qui
sonnerait le glas de la démocratie. S’il parvenait à ses fins, la corruption régnerait et ruinerait le pays. Il
fallait l’arrêter à tout prix. La paix de son pays était en jeu.
— Qui était le vieil homme qui faisait face à la foule avec vous ? interrogea Belle, faisant irruption dans
ses pensées.
Elle s’était penchée vers lui et ses cheveux brillaient comme de l’or à la lumière de la lampe. Ses yeux
d’un bleu azuréen étaient pareils à des joyaux. Mais c’était sa bouche qui attirait Rafiq. Elle avait des
lèvres voluptueuses, tentantes, qui promettaient le paradis à un guerrier fatigué.
Soudain, l’incertitude qui le rongeait depuis plusieurs jours s’évanouit. Un poids lui glissa des épaules.
Pourquoi était-il resté si longtemps dans le doute alors que le chemin était si évident ? Une seule option
s’ouvrait à lui s’il voulait protéger son peuple. Et, comme il était leur cheikh, il se devait de la saisir.
— Les terroristes prétendent qu’ils veulent réactiver les valeurs du passé et disent être soutenus par les
anciens de la communauté, mais c’est faux. J’ai rencontré certains des plus révérés, dont ce vieil
homme, et ils m’ont dit qu’ils ne soutiendraient jamais celui qui a recours à la violence.
Elle hocha la tête et leurs yeux se rencontrèrent. Rafiq sentit son sang circuler plus vite et le désir
irradier ses reins. Il devait bien se l’avouer : il aurait grand plaisir à accomplir ce que le devoir lui
commandait. C’était aussi pour cela qu’il avait d’abord repoussé l’idée, qui répondait trop précisément à
ses désirs les plus égoïstes.
— Ces hommes vont tenter de déstabiliser le pays par la violence, continua-t-il. Nous avons évité une
attaque sur un marché pas plus tard que la semaine dernière. Et, à ma grande honte, le chef de ces
bandits est l’un de mes cousins éloignés. Il ne veut rien tant que soumettre Kharoum à sa loi. S’il
devenait cheikh, il mettrait le pays en coupe réglée.
— Mais, s’il n’est qu’un cousin éloigné, comment peut-il espérer la légitimité ? Votre titre est
héréditaire, non ?
— C’est exact, mais, si le peuple considère que le pays est mal dirigé, le titre peut passer à un autre
membre de la famille. Un conseil des anciens en déciderait.
Selim aurait du mal à gagner les membres du conseil à sa cause. Mais, parfois, la terreur pouvait
convaincre mieux que les paroles… Et Kharoum souffrirait.
— Votre kidnapping fait partie de son plan, reprit Rafiq en fronçant les sourcils. Il comptait mettre la
pression sur le gouvernement, et la rançon est un élément clé de sa stratégie.
Belle pesa ses paroles avant de poser sa question :
— Pourquoi demander un joyau impossible à monnayer plutôt que de l’argent qui leur procurerait des
armes ?
— L’Œil du Paon est bien plus qu’un joyau. Il est intimement associé au règne de notre dynastie. Pour
vous, cela peut paraître étrange, compléta Rafiq en voyant le regard interrogateur de Belle, mais ici ce
ne sont pas des choses avec lesquelles on plaisante. La perte de ce bijou entame le prestige de ma
famille. Mon aptitude à régner pourrait être remise en cause. C’est pour eux mieux que de l’argent…
La voix de Rafiq se noua au souvenir de son père et de son grand-père, qui avaient tant fait pour amener
Kharoum à la modernité. Il saurait se montrer digne d’eux.
— Mais alors… ? interrogea Belle, la gorge nouée.
— La stabilité de la nation pourrait vaciller. Nous ne sommes une démocratie que depuis trente ans. Le
pouvoir est réparti entre le Parlement et le chef de l’Etat. Tant que nous travaillons de concert,
personne ne songe à protester. Mais beaucoup croient encore que le cheikh seul devrait commander.
Selim joue là-dessus et il n’hésitera pas à provoquer le chaos. Tout du moins à essayer, corrigea-t-il en
voyant le regard horrifié de Belle. Le peuple de Kharoum est pacifique en dépit de son histoire
mouvementée et il voit avec lucidité le bénéfice d’un gouvernement moderne. Il faudra à Selim plus que
quelques bombes pour parvenir à ses fins.
Et c’était la raison pour laquelle les experts en sécurité ne lui laissaient pas une seconde de paix : un
assassinat résoudrait une bonne partie des problèmes de Selim…
— Nous savons qui sont les conspirateurs, reprit-il, et nous les traquons. Ils ne nous échapperont pas
longtemps. Mais ils peuvent causer de gros dégâts. Il devient de la plus haute importance que je ne
montre aucun signe de faiblesse.
Il y eut un silence pendant lequel Belle réfléchit.
— Qu’allez-vous faire ?
Belle était assez fine pour comprendre qu’il n’allait pas rester les bras croisés devant l’adversité. Il la prit
par le bras et l’attira à lui, jusqu’à ce que le parfum de son corps se mêle au sien. C’était là qu’elle devait
être, à ses côtés.
Elle déglutit avec un peu de mal et Rafiq perçut le signe de son trouble. Il aurait voulu poser la main sur
son cou et retrouver sa peau de soie, comme pendant la nuit qu’il avait passée contre elle. Mais, pour
l’instant, il se contenterait de lui tenir la main. Il en tourna la paume vers lui et la caressa doucement,
sentant les petits frissons qui remontaient le long du bras de Belle. Il existait vraiment une alchimie
incroyable entre eux, songea-t-il en entendant le souffle de Belle s’accélérer.
Oui, il aurait plaisir à faire son devoir.
Et le plaisir serait partagé.
— Vous avez raison, habibti, je dois agir… Le peuple de Kharoum croit fermement que vous êtes ma
future femme et que j’ai cédé le joyau par amour pour vous. Toute autre explication serait interprétée
comme un signe de faiblesse, intolérable chez leur prince. Donc je vais faire de vous ma femme.
6.
Heureusement qu’elle était assise !
Le rythme délibérément lent de sa voix se répercuta dans son cerveau. Sa femme…
— Vous plaisantez, murmura Belle, lui reprenant sa main d’un geste vif, incapable de raisonner dès lors
qu’il la touchait.
— Je ne plaisanterais pas d’une chose aussi sérieuse.
Le regard de Rafiq la tenait prisonnière et elle reconnut, tout au fond d’elle-même, la brûlure du désir.
Cette sensation était tout aussi effrayante que la détermination qu’elle lisait sur les traits aristocratiques
de Rafiq.
— Mais… c’est impossible !
Il secoua la tête.
— Au contraire. Vous et moi, ensemble, cela n’a rien de compliqué.
Ensemble ? Non, il ne pouvait penser à… ça. Il voulait parler du geste politique. La cérémonie était
nécessaire pour rassurer son peuple.
— Vous savez bien ce que je veux dire, dit-elle en s’adossant au vaste divan. Epouser une femme parce
que vous avez payé sa rançon, c’est ridicule.
Sous ses yeux, le séducteur raffiné céda la place au prince offensé. Sans qu’il ait bougé, elle le sentit plus
près d’elle, la dominant de toute sa hauteur. L’étincelle outragée de son regard, la colère qui faisait
palpiter ses narines, tout cela le rendait terriblement intimidant.
— Il n’y a rien de ridicule à prendre les mesures qui s’imposent pour protéger mon peuple. C’est mon
devoir !
Mais ce n’était pas le sien à elle, songea Belle en se mordant les lèvres.
Elle s’obligea à affronter son regard courroucé.
— Ce n’était pas ce que je voulais dire, dit-elle.
L’autorité conférée par des siècles de pouvoir était bien sûr impressionnante mais Belle trouvait plus
facile de le défier quand il était en colère que lorsque la promesse sensuelle de son regard faisait vaciller
son bon sens.
— Il me semble qu’il doit exister une alternative à ce mariage, précisa-t-elle.
— Si vous avez une suggestion, je suis prêt à l’entendre, dit-il en haussant un sourcil moqueur.
Elle se tordit les mains, prise au piège de son propre discours.
— Je ne suis pas assez au fait de vos coutumes pour proposer quoi que ce soit. Epouser une étrangère
peut être mal vu, non ?
Quelque chose changea dans le regard de Rafiq, et Belle eut envie de prendre ses jambes à son cou.
— Mon peuple est ouvert d’esprit. Et puis… qui pourrait dire que nous sommes étrangers l’un à l’autre
après une nuit passée ensemble sur la plage ?
Le temps parut suspendu soudain, et Belle, comme en rêve, le vit s’approcher. Il lui fallut un suprême
effort pour ne pas se recroqueviller au fond du divan… ou se jeter dans ses bras. Quand il la regardait
ainsi, elle pouvait presque croire qu’il ressentait la même attirance qu’elle, lui qui représentait
l’incarnation même de tous les fantasmes : fort, protecteur, intelligent, honorable… et incroyablement
beau. Fallait-il croire à autant de qualités rassemblées en un seul homme ?
Belle prit une grande inspiration.
— Mais… nous ne sommes pas amoureux.
Oh ! Seigneur, avait-elle été assez naïve pour lâcher cela ?
— Amoureux… Vous l’êtes donc de quelqu’un ?
La question plana un instant entre eux, provocante…
Comment s’était-elle mise dans un pareil pétrin ? Plus elle tentait d’échapper à ces sables mouvants,
plus elle s’y enfonçait !
— Non ! Je ne voulais pas dire qu’il y avait quelqu’un mais j’aurais pu espérer, un jour…
Elle s’arrêta, honteuse d’avouer un rêve aussi puéril à celui qui ne voyait le mariage que comme une
affaire d’Etat.
— Donc, vous me refuseriez à cause d’une improbable future rencontre ? Et mon pays, dans tout cela ?
jeta Rafiq en fronçant furieusement les sourcils.
— Je suis prête à faire de mon mieux pour vous aider mais de là à vous épouser ! Votre peuple ne peut
l’exiger alors que nous ne nous connaissons que depuis quelques jours !
— Cela peut suffire à choisir une femme.
Il y avait quelque chose dans l’expression de Rafiq qui évoquait son ancêtre pirate. Belle secoua la tête,
dissipant des pensées qu’elle ne pouvait se permettre en cet instant.
— Mon peuple a beau être intraitable, reprit Rafiq, il a aussi un goût prononcé pour la romance. Les
gens sont curieux de savoir pour qui j’ai renoncé à une telle fortune. Pour eux, cela ne peut être qu’en
raison d’un grand amour, Belle.
Belle se passa la langue sur les lèvres. Comment de simples mots pouvaient-ils ébranler autant ses
certitudes ?
— Il y a sûrement une alternative, s’entêta-t-elle.
— Vous connaissez un peu Kharoum à présent. Mon peuple est prêt à accepter l’idée que j’agisse par
amour. Mais échanger un trésor national contre la vie d’une étrangère serait perçu comme une faiblesse
et donnerait à Selim l’occasion de s’affirmer comme un meilleur choix. Voilà l’alternative, lui au
pouvoir… Voilà ce que je cherche à éviter. A tout prix.
C’était abominable pour son avenir mais cela faisait sens. Dans ce pays tout au moins. Rafiq s’était mis
en danger pour elle. La plupart des pays n’auraient jamais versé de rançon pour deux étrangers et
auraient laissé l’affaire entre les mains des diplomates. Belle préférait ne pas envisager ce qu’il serait
advenu d’eux, alors… Rafiq n’avait pas hésité entre sa réputation et leur vie.
Comment pouvait-elle lui dire non à présent ?
* * *
Rafiq attendit que Belle ait prévenu sa famille pour annoncer les fiançailles. Aussitôt, des foules se
massèrent aux portes du palais pour leur souhaiter un avenir heureux.
Le cheikh assista à ces manifestations avec soulagement. Plus il se maintenait dans l’estime de son
peuple, plus Selim voyait ses chances reculer. Il avait joué la bonne carte, et juste au bon moment. Mais
l’assentiment de sa future femme n’avait pas été facile à décrocher, songea Rafiq en souriant, amusé au
souvenir de sa détermination. Elle aurait fait une excellente avocate ! Bien des hommes se seraient
vexés de sa résistance mais Rafiq voyait au-delà des apparences. Ce n’était pas lui qu’elle refusait,
c’étaient les circonstances. Qui ne se rebellerait pas contre le sort qui lui imposait de s’unir à un quasi-
inconnu ? Lui-même, à trente et un ans, avait déjà refusé bien des unions proposées par son chambellan
qui, pourtant, triait sur le volet les candidates… Mais il ne les connaissait pas, et n’avait aucune envie de
les connaître !
Belle redoutait de voir sa liberté entamée, et rejetait l’idée d’un choix imposé par la nécessité. Les
femmes voulaient qu’on leur fasse la cour, elles avaient besoin de romance. Elle aurait tout cela… par la
suite.
En attendant, elle ne pouvait cacher ce qu’il lui inspirait… A cette pensée, Rafiq fut empli de satisfaction.
Les réponses du corps de Belle étaient à l’image des siennes, instantanées, urgentes, indéniables. Et,
parmi tous les obstacles qu’elle avait soulevés la veille, jamais elle n’avait parlé d’incompatibilité
physique. Un frisson d’anticipation le parcourut. Le simple fait d’évoquer Belle le rendait impatient… Il
serait de son devoir d’assurer le plaisir de sa femme, afin qu’elle ne regrette jamais leur union. Lui-
même comptait y trouver bien des félicités.
Il ajusta sur sa tunique la large ceinture de cérémonie brodée aux emblèmes des al Akhtar, le faucon et
le paon. Puis il descendit rejoindre Belle d’un pas plein d’énergie.
* * *
Aussi immobile qu’une statue, Belle laissait les femmes s’affairer autour d’elle. Tout en bavardant
gaiement, elles ajustaient à sa taille les longues tuniques de soie bleu azur qui seraient sa robe de
fiançailles. Belle avait-elle besoin d’autant d’habilleuses ? Sans doute pas, mais aider la fiancée du prince
à se préparer était un grand honneur et elle n’aurait pas eu le cœur de les en priver. Elles semblaient
vraiment heureuses pour elle et la couvraient de petits cadeaux : flacon de parfum de rose, coffret orné
de nacre, bouquets…
Un vrai conte de fées… si elle avait pu choisir de le vivre.
Belle en avait à peine dormi, ressassant sa discussion avec Rafiq, son inébranlable détermination.
Aujourd’hui, elle allait être unie à un homme qu’elle connaissait à peine, et devenir citoyenne d’un pays
qu’elle n’habitait que depuis un mois ! Un frisson glacial la parcourut. En dépit des assurances de Rafiq,
Belle doutait qu’une fois élevée au rang de princesse royale elle puisse poursuivre ses recherches
archéologiques. Elle faillit éclater d’un rire hystérique en s’imaginant sur le bateau en tenue de plongée,
entourée de ses dames de compagnie dans leurs atours brodés ! Pour elles, le mot « trésor » n’évoquait
sans doute que l’or et les joyaux. Pour Belle, un trésor était une amphore ébréchée ou un outil de
navigation remontant à l’Antiquité…
De A à Z, sa vie allait être bouleversée. Rafiq n’avait fait aucune difficulté pour lui promettre de
nombreuses visites en Australie, offrant même de mettre son jet privé à disposition de sa famille quand
celle-ci viendrait la voir. Mais cela consolerait-il Belle de vivre à des milliers de kilomètres de chez elle ?
Elle avait presque espéré que sa mère soit si affectée de ce mariage qu’elle doive y renoncer.
Cependant, bien que stupéfaite, sa mère s’était montrée compréhensive : si Belle avait pris sa décision,
n’était-ce pas pour le mieux ?
Le mieux ? Belle frémit. Etait-elle à même de décider raisonnablement de quoi que ce soit après ce
qu’elle avait vécu, fantasmant en permanence sur Rafiq et laissant ses désirs obscurcir son jugement ?
Peut-être cette obsession était-elle le résultat de trop de privations : elle avait passé des années à se
montrer raisonnable, étudiant puis travaillant sans s’accorder aucun flirt, aucune frivolité, et ce, depuis
que son père avait abandonné le foyer… Belle avait alors juré d’aider sa mère à assumer les
responsabilités familiales.
Etait-il vraisemblable que cette union soit autre chose qu’une comédie destinée à rassurer le peuple de
Kharoum ? Pourtant, Rafiq disait ne pouvoir se passer d’elle… Belle rougit, alors que les femmes se
pressaient autour d’elle en bavardant dans un mélange d’arabe et d’anglais. Rêver d’amour dans ces
conditions… n’était-ce pas pathétique ? Dès que les circonstances politiques le permettraient, Rafiq
mettrait fin à cette mascarade. Belle aurait dû être soulagée à cette idée. Pourquoi sa poitrine se serrait-
elle donc si douloureusement ? Parce qu’elle n’était plus elle-même ces derniers temps, voilà pourquoi.
La psychologue de l’hôpital avait parlé de bouleversement émotionnel, conséquence prévisible de son
traumatisme. Les sentiments qu’elle portait à Rafiq devaient venir de là. Il l’avait sauvée, après tout… Il
se montrait protecteur, homme d’honneur, il était beau à couper le souffle, respecté dans sa fonction,
intègre… Pas étonnant qu’elle se soit mise à rêver de lui ! Il ne restait plus à Belle qu’à souhaiter que ses
fantasmes se dissipent avant que Rafiq ne les découvre.
Un soudain silence la ramena au réel. Les femmes autour d’elle s’étaient tues… Belle sut qu’il allait
arriver. L’aura de Rafiq le précédait.
Les dames de compagnie exécutèrent une révérence plongeante alors que Rafiq entrait. Le cœur de
Belle manqua un battement. La gratitude qu’elle éprouvait pour son sauveteur justifiait-elle qu’elle se
liquéfie à son approche ? Un besoin à la fois doux et brûlant crispait son ventre. Rafiq dirigea son regard
vers Belle comme si rien autour n’existait et elle en fut électrisée. Comme elle avait tort d’interpréter ce
qui n’était pour lui que l’expression de sa reconnaissance ! Grâce à elle, il allait sortir d’une situation
politique délicate. En dépit de sa voix chaude aux inflexions de miel, Belle ne signifiait rien d’autre pour
lui. La seule façon de conserver sa dignité, c’était d’ignorer le désir qui la jetait vers lui.
Les femmes s’étaient discrètement retirées. Rafiq sourit et Belle se sentit défaillir.
— Vous êtes exquise, Belle…
La chaleur lui monta au visage à ce compliment. Mais ce qu’elle interprétait comme un désir de
possession dans les yeux de Rafiq n’était que le fruit de sa propre imagination ! Quand il lui prit la main
pour la porter à ses lèvres, elle ne put se retenir de frémir, pourtant. L’avait-il remarqué ?
— Merci, murmura-t-elle. Vous êtes superbe, vous aussi. On croirait un prince des Mille et Une Nuits.
— Vous êtes une romantique, Belle, répliqua Rafiq en riant, je le savais ! Et c’est une excellente chose
pour mon ego ! Tout homme a besoin de compliments. J’ai décidément bien fait de vous choisir pour
épouse !
Il sortit en sa compagnie et Belle, troublée par sa proximité, trébucha. Il la retint, soudain terriblement
sérieux.
— Tout ira bien, Belle, je vous en fais la promesse. Vous n’aurez pas à regretter cette union. Je sais le
sacrifice que je vous demande… Combien c’est dur pour vous…
Il la regarda avec une telle tendresse qu’elle crut défaillir.
— Je suis à vos côtés, reprit-il, et vous allez traverser tout ceci avec grâce et dignité.
Il s’était penché pour lui parler et son souffle tiède effleurait sa joue. Belle refréna l’élan qui la poussait
vers lui, vers ses lèvres si tentantes…
— Je… je vais essayer.
— Vous allez réussir. Cette journée sera un grand succès. Je n’oublierai pas ce que vous consentez pour
mon pays.
Pour son pays… Bien sûr, c’était là l’enjeu. Une grande bouffée de bon sens vint doucher les fantasmes
de Belle. Tout cela n’était qu’une comédie, un coup politique.
* * *
Apparemment, elle tint son rôle à la perfection, malgré la tension nerveuse et les muscles de son visage
crispés en un radieux sourire. Quand, au bras de Rafiq, elle fit son entrée dans l’immense salle du trône,
personne ne cria à l’imposture. La foule débordait jusque dans l’antichambre et tous les regards se
portèrent sur elle.
— Pas de souci, Belle, il vous suffit de me suivre, murmura Rafiq en la faisant asseoir à ses côtés.
Le chambellan présenta la première personne venue les féliciter. Il y avait là de riches familles nobles en
costume traditionnel, d’autres vêtues à l’occidentale et d’autres enfin d’origine plus modeste. Tous
étaient les bienvenus et le prince leur répondait avec autant d’attention. Lorsque les vœux étaient
prononcés en anglais, Rafiq encourageait Belle à répondre elle-même. Sinon, il lui fallait simplement
sourire et elle pouvait observer à loisir le rapport entre Rafiq et son peuple, amical et respectueux. Il n’y
avait aucune trace de colère dans les regards de ceux qui leur souhaitaient une éternelle félicité et cela
rassura Belle. Rafiq lui traduisait une grande partie des compliments, choisissant sans nul doute les plus
fleuris à en croire l’étincelle d’humour qui dansait dans ses yeux en la voyant rougir…
Finalement, il donna ordre au chambellan de diriger les invités vers la salle où étaient servis les
rafraîchissements.
— Vous avez besoin d’une pause, fit-il en conduisant Belle vers un petit salon tendu de brocart d’or.
Une table basse était dressée : fruits, amandes et gâteaux au miel les attendaient. Une cafetière
odorante fumait.
Belle inspira, réconfortée par la bonne odeur du café. Se laissant tomber sur un divan rembourré, elle
sentit qu’elle était tout ankylosée : l’audience avait duré des heures…
— Combien de temps faudra-t-il encore tenir ?
Rafiq sourit, la couvant de ce regard vert qui l’hypnotisait, gardien de tant de secrets.
— Oh ! ce n’est que le début. Les invités vont continuer à se presser toute la semaine. Jusqu’à ce que
nous soyons mariés…
7.
— Une seule semaine avant le mariage ? demanda-t-elle, secouant sa chevelure dorée dans laquelle le
soleil ne se lassait pas de jouer. Ce n’est pas possible !
Rafiq regarda le rouge monter joliment aux joues de Belle. Elle avait protesté ainsi quand il avait affirmé
devoir l’épouser. Mais cela n’avait été pour lui qu’encouragement à persévérer. Ne voyait-elle pas qu’il
était trop tard pour faire marche arrière ? Les enjeux étaient trop importants.
Rafiq lui avait proposé le tutoiement, à présent que leurs fiançailles étaient officielles, et Belle avait
accepté.
— Les longues fiançailles ne sont pas coutumières ici, Belle. Tu en verras les avantages, répliqua-t-il
donc.
Lui-même en percevait d’ailleurs pour la première fois la principale vertu. Maintenant qu’il avait décidé
d’épouser Belle, cette perspective menaçait d’entamer ses scrupules et il avait du mal à garder ses
distances, puisqu’elle était sur le point de lui appartenir exclusivement.
— Peut-être, mais chez moi il est d’usage de ne pas se précipiter, répliqua Belle avec un petit air têtu.
Comme cette moue butée lui plaisait ! C’était tellement charmant que Rafiq sentit une vague de chaleur
l’envahir et le désir monter en lui. Il avait envie de la prendre dans ses bras, de la serrer fort et de
l’embrasser jusqu’à ce qu’elle n’ait plus l’énergie de lui faire la tête.
— Je me rends compte que tout cela est nouveau pour toi. Effectivement, ce n’est sans doute pas
comme ça que tu envisageais tes noces.
L’idée même d’imaginer Belle en Australie épousant un autre homme, un quidam quelconque qu’elle
aurait fait semblant d’aimer, lui était proprement intolérable. Il évinça l’idée de son esprit et continua :
— Néanmoins, il est impératif de préserver la tradition. Du fait même que j’épouse une étrangère, il va
falloir montrer d’autant plus notre respect des conventions.
— Je n’ai donc aucune voix au chapitre ?
Les yeux de Belle lançaient des flammes et Rafiq réprima un sourire. Ces petites querelles étaient en
passe de devenir l’une de ses distractions favorites ! Mais, bientôt, il pourrait se racheter en se
réconciliant avec elle sur l’oreiller…
D’ailleurs, il était agréable de la voir insister pour participer à l’organisation. Elle avait jusqu’ici illuminé
de sa grâce et de sa beauté les vieux murs de son palais, mais elle semblait intérieurement absente.
Rafiq s’était demandé si elle souffrait encore du choc de son enlèvement. Elle était pâle et souvent
silencieuse, même avec ses dames de compagnie.
— Si, bien sûr, tu vas pouvoir tout arranger à ta manière. Il y aura beaucoup de décisions à prendre. Je
te dirai ce qui est impératif. Le reste sera fait selon ton désir.
— Et si je décide que je préfère prolonger les fiançailles ?
Rafiq secoua la tête.
— Là, je n’ai pas de marge de manœuvre. Le but même de ce mariage est d’assurer une stabilité
politique. Plus on le repousse, et plus les gens vont s’interroger. Il ne faudrait pas qu’ils en viennent à
penser que notre union est une vitrine.
— N’auraient-ils pas raison ? murmura Belle.
La tension avait monté d’un cran, et Rafiq se rappela opportunément qu’il venait de faire servir le café.
— Tiens, bois un peu, le moral reviendra plus facilement.
Belle prit sa tasse en évitant le regard de Rafiq.
— Il faudra un peu plus qu’une tasse de café pour faire passer cet arrangement à la va-vite, grommela-t-
elle.
— Es-tu en train de me dire que tu reviens sur ta parole ? s’inquiéta Rafiq. Tu avais accepté ce mariage…
— Je ne reviens sur rien du tout, répondit Belle après un temps en se mordant la lèvre. Mais ne peut-on
repousser… juste un petit peu ?
Rafiq se rassit confortablement, heureux d’entendre que les préoccupations de Belle ne portaient que
sur les délais, et non sur le fond du problème.
— Ecoute, plus tôt nous serons mariés, et plus vite la situation reviendra à la normale. Ce qui est mieux
pour nous deux. Nous discuterons des détails plus tard, avec l’équipe chargée de l’organisation. D’ici là,
il serait bon que tu établisses ta liste d’invités. Quant à ta famille, ils pourront résider au palais, bien
évidemment.
Avoir sa famille autour d’elle lui ferait probablement plaisir. Mais le froncement de sourcils de la jeune
femme semblait indiquer qu’il en était autrement.
— Ça ne sera pas nécessaire, dit-elle enfin.
— Vraiment ? Tu ne veux pas qu’ils viennent ?
— Ce n’est pas le bon moment. Ils ne pourront pas venir.
Tout cela avait l’air d’une mauvaise excuse. Qui donc ne pouvait se libérer pour aller au mariage de sa
fille ?
— Comment cela ? Tu sais, mon jet privé peut partir dès qu’ils le souhaitent et aller les chercher au plus
près de chez eux, je ne vois pas…
— C’est autre chose. Ma sœur va accoucher.
— Toutes mes félicitations, dit Rafiq, soulagé. C’est un événement très heureux pour votre famille.
Pendant une seconde, le regard de Belle trahit un profond chagrin. Puis elle se reprit, et son visage ne
montra plus rien.
— Merci, fit-elle d’une voix blanche, mais la grossesse n’est pas facile. Donc Rosalie n’est pas autorisée à
voyager.
Evidemment, cela expliquait bien des choses. Belle était triste que sa sœur ne puisse venir au mariage.
— Nous la ferons venir dès qu’elle aura accouché, l’assura-t-il, et je mettrai une équipe médicale à sa
disposition. Tes parents, en revanche, voudront venir ?
— Il n’y a plus que ma mère, et elle doit s’occuper de Rosalie.
Rafiq se maudit silencieusement d’avoir ainsi forcé Belle à lui dévoiler ses problèmes familiaux. Il n’avait
surtout pas envie de la rendre triste, et y arrivait pourtant très bien.
— Je suis désolé, Belle. Je ne savais pas que ton père était mort. Vous étiez proches ?
Belle serra les dents. Il lui fallut une seconde avant de répondre :
— Je le croyais. Et puis, un jour, il est parti sans même un mot d’explication.
La blessure était encore à vif, l’amertume de sa voix la trahissait. Rafiq ne pouvait qu’imaginer la
difficulté de survivre au rejet d’un père. Il aurait aimé prendre Belle dans ses bras pour la réconforter,
mais il était probable, à voir son air bravache, qu’elle n’apprécierait pas ce geste.
— Est-ce récent ?
— Non, il est parti la veille de mes douze ans.
Les blessures reçues à cet âge tendre marquaient pour longtemps. Comment cet homme avait-il pu la
traiter ainsi ? Abandonner ses responsabilités, et tous ceux qui l’aimaient ?
Belle prit quelques fruits secs dans un grand plat en argent. Elle affichait un air neutre, et ses
mouvements ne trahissaient aucune nervosité. Pourtant, sa tension était palpable.
Rafiq réfléchissait : le départ de son père avait sans doute forgé le caractère si farouchement
indépendant de Belle. Elle était autonome et plus fière que beaucoup. C’était ce qui lui avait plu de
prime abord chez elle. Belle restait une énigme à ses yeux par bien des aspects. Il était néanmoins résolu
à explorer tous les recoins de sa fascinante personnalité.
— J’ai perdu mes parents à onze ans, dit-il pour meubler le silence. Ils étaient en hélicoptère, et
revenaient d’une tournée dans nos îles.
A ces mots, Belle avait reporté son regard sur lui, mais Rafiq était loin dans ses pensées. Il se souvenait
de l’immensité vide du ciel bleu alors qu’il attendait leur retour.
— Il y a eu un problème mécanique. Et aucun survivant.
— Oh ! Rafiq… Les perdre ainsi, tous les deux…
Il pouvait voir la compassion dans son regard. Au moins, elle ne pensait plus au départ de son père.
— J’avais mon grand-père, heureusement ! C’est lui qui m’a élevé. J’ai eu beaucoup de chance, c’était
un homme exceptionnel.
— Je suis sûr qu’il serait très fier de toi aujourd’hui.
— Je suis très honoré que tu penses ainsi, répondit Rafiq, surpris lui-même du plaisir que lui causaient
les paroles de Belle. Je pense que ta mère doit l’être également de toi.
Elle sourit, à son grand soulagement. Il détestait la voir amère : même morte de fatigue et de peur, elle
n’avait jamais eu l’air aussi vulnérable qu’il y avait quelques instants.
— Je suis impatient de la rencontrer, reprit-il. D’ailleurs, il serait bon que nous parlions de ce mariage,
elle et moi. Il est temps que je me présente : bientôt, nous serons de la même famille.
Il pourrait ainsi l’assurer qu’il pourvoirait aux besoins de sa fille.
— Sans doute, approuva Belle prudemment.
* * *
Six jours plus tard, sa vie changea du tout au tout.
Sous le regard de milliers de Kharoumis, elle épousa leur prince souverain. Des millions de gens
regardèrent la cérémonie sur leur téléviseur, et parmi eux la famille de Belle. Le couple princier reçut la
bénédiction du peuple au travers des vivats et des applaudissements lancés par la foule.
Pourtant, rien de tout cela n’avait semblé réel à Belle. Jusqu’à présent.
Alors que l’immense horloge allait sonner les douze coups de minuit, elle se retrouva seule avec Rafiq
pour la première fois depuis le début de la journée.
Dans le conte qu’elle avait lu petite, Cendrillon perdait ses pouvoirs au douzième coup de minuit, et tout
redevenait normal. Mais, en regardant l’immense boudoir qui devenait le sien, Belle sut que l’inverse
allait être son lot, dorénavant. Et ce qui allait changer pour toujours était à deux doigts de se produire :
Rafiq la regardait fixement. Trop fixement. Elle pouvait sentir qu’il était nerveux, lui aussi. Quant à elle,
son souffle était court, et elle ne savait que faire de ses mains.
Toute la journée, elle avait fait de son mieux pour tenir son rang, tout d’abord durant la cérémonie de
mariage traditionnelle, puis durant une réception plus occidentale avec les délégations internationales.
Elle avait traversé avec grâce l’épreuve des interminables séances photo, puis s’était tenue aux côtés de
Rafiq durant la réception, pendant qu’il honorait de sa conversation tel ou tel invité de marque.
Et voici qu’ils étaient enfin seuls. Voici que, tout à coup, tout était bien réel, malgré l’étrangeté des
événements du jour. Elle avait bel et bien épousé Rafiq.
Son ventre se contracta étrangement. L’adrénaline de la journée disparaissait, et elle sentait ses muscles
se contracter. Etait-ce de l’anxiété ?
Ou bien de l’impatience ?
Rafiq s’approcha et Belle se concentra sur la pureté du vert de ses yeux. Et ce qu’elle y vit la cloua sur
place.
Même vêtue de sa robe traditionnelle, où son corps se cachait sous de nombreux plis, elle se sentit plus
nue que la première fois qu’elle l’avait vu, vêtue de son simple maillot de bain et de ses menottes. Le
regard de Rafiq l’avait rassurée alors… Il était à présent chaud comme de la braise, et dévoilait ses
envies de possession. Belle ne put s’empêcher de reculer d’un pas.
— Tu dois être fatiguée. La journée a été longue.
La voix de l’homme était grave et douce à la fois. Noire comme la tentation, elle l’enveloppait tout
entière.
— Tu veux bien m’aider ? reprit-il.
Il leva les mains par-dessus la tête pour se défaire de ses vêtements. Ses lèvres s’incurvèrent en un
sourire délicieux, son air de mâle prédateur envolé comme par magie, au point que Belle aurait pu se
demander si elle avait rêvé.
— Bien sûr !
Autant se rendre utile, plutôt que de rester les bras ballants. Belle fit de son mieux pour ignorer le frou-
frou de sa robe de satin, le poids du collier à son cou. Tout cela, ces joyaux, ces étoffes précieuses,
semblait sorti d’un rêve étrange, celui-là même qu’avait été son mariage. Rien de tout cela ne lui
correspondait. N’était-elle pas une archéologue à la réputation montante, et dévouée à sa carrière ?
Cela lui faisait du bien de se le rappeler. Elle attrapa l’étoffe que lui tendait Rafiq et, une fois qu’il s’en
fut extirpé, plia consciencieusement le vêtement, se concentrant sur cette tâche simple pour éviter de le
regarder. Mais le souffle de Rafiq caressait son visage et la chaleur de son corps irradiait le sien. Tous ses
sens étaient en éveil.
Voilà, c’était fait. Elle pouvait reculer, désormais.
— Merci, Belle.
Quand elle leva les yeux vers lui, son pouls s’accéléra. Sa bouche… Belle se perdit un instant dans la
contemplation de ces lèvres sensuelles. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû s’y perdre, mais c’était plus
fort qu’elle.
— Et maintenant nous voilà mariés, dit-il avec un sourire satisfait.
— Officiellement, oui…
— Officiellement. Légalement. Et aussi moralement. Ce qui est fait est fait, Belle, ne te voile pas la face…
Belle écarquilla les yeux.
— La vérité, c’est quand même que nous nous sommes mariés pour raison politique. Pour la sécurité de
Kharoum. Pour éviter un soulèvement qui allait scinder le pays en deux.
— Allons bon, voilà que je crois entendre Daoud ou l’un de mes ministres : « Agis rapidement pour
éviter un bain de sang. Rappelle à chacun que la maison des al Akhtar est forte. Marie-toi pour gagner
du temps et nous laisser celui de casser la rébellion qui veut tuer la démocratie. »
— C’est ce que tu as fait, non ?
— Oui, mais pas seulement…
La voix de Rafiq s’était changée en un murmure délicieux qui semblait glisser sur sa peau. Belle
frissonna.
— Tu es à moi, Belle, fit-il en s’approchant. Tu t’es donnée à moi aujourd’hui, et pas juste sur le papier.
C’est aussi ton corps que tu m’as donné.
Belle sentit son pouls s’accélérer et retint son souffle : ce n’était pas possible. Il n’avait pas réellement
dit cela !
— Tu m’appartiens, corps et âme, confirma-t-il.
Il ponctua ses paroles d’une douce caresse sur la joue de Belle. Puis la main de Rafiq descendit le long de
son cou, et caressa la gorge ornée du magnifique collier. La peau de Belle frissonna, et un désir interdit
la parcourut tout entière.
— Je suis à toi. Cela ne te plaît pas ?
Décontenancée, presque perdue, Belle fixait l’homme qui avait chamboulé sa vie avec la force et la
soudaineté des tempêtes du désert. Il avait pris le contrôle de son être. Elle aurait dû se sentir humiliée,
mais le sentiment qu’elle éprouvait était mêlé d’impatience, ce qui n’avait aucun sens.
Belle essaya d’organiser ses idées. Elle avait épousé Rafiq pour l’aider à protéger son peuple. C’était la
seule raison. Enfin, elle voulait le croire… Bien sûr, elle l’avait trouvé beau, dès le premier regard, mais
elle savait qu’il était hors de portée et elle avait fait de son mieux pour combattre cette inclination. Elle
n’aurait quand même pas fait tout cela juste par désir ? Elle avait plus de bon sens que cela…
Savoir que Rafiq la désirait troublait son jugement. Elle n’arrivait plus à réfléchir correctement.
Comment en était-elle arrivée là ? Elle s’était convaincue qu’elle était la seule à ressentir ce besoin
physique, et son cœur se réchauffa à l’idée qu’elle se soit trompée. A sa manière de la dévorer du
regard, il était clair que Rafiq n’avait pas que des considérations politiques en tête.
— Tu es une femme qui regarde les choses en face, Belle. N’essaie pas de détourner la vérité.
La main de Rafiq continuait d’explorer le décolleté de son vêtement, glissant sur sa peau chaude et
douce, et liquéfiant Belle sur place. Il prit sa main et la porta à sa propre joue. Elle caressa les contours
de son visage, de la douceur des lèvres à la rugosité de la barbe naissante. Ce simple plaisir, celui du
toucher, la bouleversa tellement qu’elle se sentit fondre. Son désir se matérialisa au plus profond de son
ventre et remonta jusqu’à la pointe de ses seins.
— Rafiq…
— Chut, ne dis rien…
Rafiq porta la main de Belle à sa bouche et, en l’embrassant, donna de petits coups de langue sur sa
paume. Jamais elle n’avait expérimenté de sensation aussi érotique, et Rafiq dut le sentir, puisqu’il
recommença. Belle ferma à demi les yeux pour cacher la lueur qui s’était allumée au fond de son regard:
elle ne se battait plus contre Rafiq, mais contre elle-même.
— N’aie pas peur, habibti, murmura-t-il doucement. Tu n’es obligée à rien si tu ne le veux pas…
Les mots semblaient résonner directement contre la paume de Belle et irradier son corps.
Il était tellement tentant ! Que le ciel lui pardonne, mais il aurait été si agréable de capituler…
Belle fit appel à toutes les bonnes raisons qu’elle pouvait avoir de garder ses distances. L’instinct de
survie déjà, puisqu’un jour il lui faudrait quitter cet homme. Lorsque leur mariage serait annulé, elle
regretterait de lui avoir laissé entrevoir la force qui la poussait vers lui. Si elle ne voulait pas mourir de
honte une fois que tout serait terminé, il lui fallait conserver une distance, pour préserver sa dignité. Et
sa tête aussi, plus simplement… car il la faisait tourner.
Et si elle l’embrassait ? Une fois, juste une fois. Pour savoir. Après tout ce qu’elle avait traversé, elle
avait bien droit à cela, non ? Après tout, elle pouvait bien profiter un peu de ce moment.
Sur un mouvement involontaire, son écharpe de soie glissa à terre dans un bruissement discret,
emportant avec elle les dernières résistances de Belle.
Lentement, elle leva les mains et vint les poser avec douceur sur les larges épaules de l’homme. Puis ses
mains glissèrent jusqu’à sa nuque, s’attardant dans sa chevelure magnifique. Le souffle court, Belle se
haussa sur la pointe des pieds et vint se coller au torse musclé de Rafiq. Elle s’arrêta une seconde pour
profiter du délicat frisson que ce contact avait déclenché en elle.
Belle était nerveuse, certes, mais elle avait aussi envie de plus, et décida d’ignorer la voix qui résonnait
en elle comme une alarme. Elle désirait tant cet homme qu’elle n’avait plus la force de se le cacher à
elle-même.
Les lèvres de Rafiq étaient douces, et avaient le goût de la volupté. Fermant les yeux, Belle prit le temps
de parcourir l’ourlet de ses lèvres, pour en saisir le contour, sans l’embrasser encore. Puis elle accentua
le contact et leurs lèvres se rencontrèrent réellement. Mais ce n’était pas assez.
— Embrasse-moi, embrasse-moi vraiment, exigea-t-elle en levant les yeux vers lui.
Son corps était moite de désir. Ce n’était pas trop demander, un seul véritable baiser, si ? Rafiq sourit en
réponse. Un sourire dangereux, satisfait du désir qu’il avait déclenché chez sa femme. Il lui prit
fermement la taille et la ramena tout contre lui.
Oui ! Voilà ce dont elle avait besoin. Elle laissa échapper un soupir de satisfaction.
Tout fut alors différent. Une soudaine énergie prit vie au contact de leurs lèvres, à la douceur de la
langue sur la sienne. Tout devenait plus fort, plus intense, la puissance de son regard, la force avec
laquelle il la serrait, le battement de leurs deux cœurs. Rafiq avait pris le contrôle de leur baiser avec la
passion et le savoir-faire auquel elle était en droit de s’attendre. Tout son corps de femme s’enflammait,
comme si les mains et la bouche de cet homme étaient d’ores et déjà en train de lui faire l’amour : les
sensations étaient exquises et Belle avait l’impression de lui appartenir corps et âme.
Puis Rafiq leva la tête. Sa distance, sa fierté avaient disparu et seule restait la sensualité hors du
commun que cet homme dégageait.
— Enfin ! Je croyais que tu n’oserais jamais me le demander, habibti.
D’un seul mouvement, il la souleva dans les airs et la tint dans ses bras. La chaleur qu’il dégageait
semblait envelopper Belle. Leurs deux cœurs battaient à l’unisson.
— Et tu es à moi ! conclut-il.
En deux enjambées, il traversa la pièce en direction du lit nuptial.
8.
Rafiq sentit le corps de la jeune femme se raidir. Intérieurement, il se maudit d’avoir laissé libre cours à
son envie de la posséder. Il avait essayé de se contrôler, d’agir en homme civilisé, mais la bataille avait
été perdue dès qu’il l’avait vue porter le fameux collier d’or et de diamants, symbole de leur union. Ou
plutôt de sa victoire.
Depuis cet instant, elle lui avait appartenu. Ce n’était pas la cérémonie qui les avait réellement unis. Ni
même les félicitations de leurs proches. C’était au moment où le collier était entré en contact avec sa
peau que tout s’était joué. Belle avait pris sa main et un sentiment de triomphe avait alors envahi Rafiq,
aussitôt suivi d’un désir encore plus puissant, celui de la protéger. Elle avait accepté de placer sa vie
entre ses mains et n’aurait pas à le regretter, jamais.
Il avait eu beaucoup de mal à refréner l’envie qui l’assaillait. Il s’était sagement abrité derrière le
décorum de la cérémonie, se laissant porter par le flot lent du rituel. Il s’était tenu raide, imprégné de sa
fonction, alors qu’il aurait voulu la traîner jusqu’à la première chambre afin de libérer son corps de ce
désir impérieux.
Mais, dorénavant, elle était tout à lui. Le baiser avait scellé leur union et l’excitation coulait à présent
librement dans ses veines à la vue du satin qui épousait les courbes de Belle. La délicatesse du spectacle
appelait le toucher, et il prendrait bientôt plaisir à la débarrasser de ces tissus encombrants.
Il semblait néanmoins y avoir un dernier obstacle. Belle ne s’abandonnait pas complètement à ses
caresses…
— Rafiq, dit-elle dans un souffle, pose-moi, s’il te plaît.
Il en avait bien l’intention. Le lit nuptial était justement à disposition, prêt à recevoir le corps de sa jeune
femme, même si, aux yeux de Rafiq, il aurait suffi de la vaste étendue d’un désert de sable nu pour les
accueillir, tant son désir de se perdre dans le corps de Belle était impérieux.
Il repoussa cette pulsion brutale et la déposa avec douceur sur le lit, avant de s’asseoir près d’elle. Les
longs cheveux blonds de Belle envahirent l’oreiller. Sous les voiles qui la recouvraient, il voyait pointer
ses seins, signe évident du désir qui la taraudait malgré le questionnement qui persistait au fond de ses
yeux. Il caressa un instant les courbes du corps chaud de Belle. Douce, délicate, sa peau avait la finesse
d’un pétale de rose. Les doigts de l’homme repoussèrent le tissu jusqu’à effleurer la pointe d’un sein et
elle ne put retenir un soupir. Une décharge électrique parcourut Rafiq.
Le corps de sa femme lui répondait instantanément et ses palpitations faisaient écho à celles nées au
creux de ses reins.
— Rafiq, attends…
La voix de Belle n’avait plus cet accent de fierté dont il avait l’habitude. Il sourit, sachant que le dernier
obstacle était sur le point de tomber.
— Non, Belle, lui souffla-t-il, se penchant pour goûter enfin la douceur de sa peau.
Elle trembla lorsqu’il embrassa sa joue et le coin de sa bouche, puis gémit lorsqu’elle sentit la rigidité de
l’homme qui prenait place au-dessus d’elle.
Rafiq expira doucement. Il lui fallait garder le contrôle de lui-même, contenir les émotions qui le
poussaient à la posséder brutalement, comme le dernier des barbares. Déjà, son corps souple était
contre le sien. Les cuisses de Belle se refermèrent sur lui. Il se sentit approcher de son intimité…
Toute sa vie il avait attendu ce moment. Sa perle, sa femme… Il caressa de la main le visage et le cou de
Belle, enivré de sentir la vie pulser en elle au contact de ses doigts. Mais Belle ouvrit soudain grand les
yeux, et l’arrêta :
— Non, attends, on ne peut pas…
— Mais…
— Tu ne me désires pas réellement. Pour toi, je suis juste un outil : ce mariage est une mascarade.
Rafiq aurait explosé de rire en d’autres circonstances, mais les émotions qui l’agitaient étaient bien trop
puissantes pour cela. Il s’étendit sur elle en guise de réponse, pressant son intimité contre celle de Belle,
uniquement séparée de lui par un fin voile de soie. Les jambes de Belle s’étaient écartées d’instinct pour
lui laisser la place à laquelle il avait droit. Tout ce qui se passait était juste et parfait, elle ne pouvait le
nier.
— Et maintenant, penses-tu que tout cela n’est qu’une mascarade ? Ne vois-tu pas de quelle manière
nos deux corps se cherchent ? Ils sont faits l’un pour l’autre !
Elle hocha la tête d’un air pensif et ferma les yeux. Son visage était crispé par l’angoisse, et ce détail eut
l’effet d’une douche froide sur le corps brûlant de Rafiq. Il amena de nouveau sa main vers le visage de
la jeune femme et, en caressant doucement ses lèvres, lui demanda :
— Pourquoi veux-tu lutter contre l’inévitable, Belle ? Tu m’appartiens. Tu sais au fond de toi que notre
union est vraie. Ton corps le sait, même si ton esprit le refuse encore.
Comme par enchantement, toute lueur disparut des yeux de Belle et sa mâchoire se serra, donnant à
son visage l’allure déterminée qu’il lui connaissait depuis le premier jour. Elle l’avait si souvent regardé
ainsi, en s’opposant à lui…
— Le désir existe, oui, dit-elle. Mais c’est tout.
C’était tout ? Rafiq n’arrivait pas à en croire ses oreilles. Comment pouvait-elle écarter d’un revers de
main la complexité des sentiments qui les étreignaient ? Elle n’était tout de même pas assez naïve pour
croire à ce qu’elle disait ! Quant à lui, il n’avait aucune intention de passer sa nuit de noce ailleurs que
sur la couche de sa femme.
— Les circonstances seules nous ont unis, finit-elle en détournant les yeux comme si voir son mari lui
était devenu pénible.
— Laisse-moi deux minutes pour t’aider à faire la part des choses, entre ce qui ressort des circonstances
et ce qui vient du fond de nous-mêmes, dit-il en laissant sa main glisser vers le sein de la jeune femme.
Celui-ci, ferme et dur, réagit à ce contact, trahissant le désir de Belle. La bataille était perdue d’avance !
Son corps s’était déjà rendu…
— Non, Rafiq, s’il te plaît.
Etait-ce une larme qu’il apercevait au coin de son œil ?
— Que t’arrive-t-il ? demanda Rafiq, se relevant à demi, déconcerté par les peurs de sa femme.
— Ce n’est pas un vrai mariage… C’est une alliance politique, un arrangement, tu le sais bien.
Alors la bouche de Belle se tordit de désespoir et Rafiq eut l’impression d’avoir reçu un grand coup dans
la poitrine.
— Habibti, tu ne seras jamais un pion à mes yeux.
Il écarta les mèches de cheveux du visage de sa femme et fit de son mieux pour ignorer qu’elle
tressaillait à ce contact. Il avait déjà du mal à se contrôler, et ce genre de détail ne l’aidait pas. La simple
vue de Belle, de ses lèvres douces et brillantes, de ses yeux immenses et de son corps tremblant de désir
lui était insupportable.
— Tu es courageuse, forte, honnête et incroyablement belle… Et tu es ma femme, maintenant : quel
genre d’homme pourrait te laisser dormir seule le soir de tes noces ?
— Ce n’est pas le fait de dormir avec toi qui me pose problème.
— J’avais bien compris…
Il lui sourit et sa main dessina le contour de son sein, ce qui eut pour résultat d’alourdir le souffle de
Belle.
— Nous sommes mariés, Belle, reprit Rafiq. Il n’est pas question de comédie. Tout cela nous est bien
arrivé…
Sa main se fit un peu plus pressante sur le sein de Belle, et celle-ci frémit.
— Non, dit-elle en tentant d’échapper à son étreinte. Il faut qu’on parle.
Rafiq eut un geste d’impatience.
— Nous avons tout le temps voulu pour parler. Avant cela, j’aimerais me consacrer à une activité bien
plus satisfaisante.
Il tenta de se rapprocher mais Belle le repoussa, et Rafiq roula sur le flanc, désappointé. Il fronça les
sourcils : elle n’était pas simplement angoissée à la perspective de leur nuit de noces, il y avait autre
chose.
— J’ai accepté de t’épouser pour préserver la paix de ton royaume. Pas pour devenir l’une de tes
poupées !
La mâchoire de Rafiq se serra devant l’insulte. Il avait donné à Belle son nom, sa protection, une
situation, et s’était lié à elle pour la vie. Et maintenant elle lui faisait l’affront de balayer tout cela d’un
revers de main ?
— Peut-être que tu ne l’as pas fait pour moi, gronda-t-il. Mais dorénavant tu es ma femme, et selon les
lois de ce pays j’ai le droit de prendre ce qui m’est dû.
Les joues de Belle pâlirent, et Rafiq s’en voulut immédiatement de l’avoir menacée. Il fallait qu’il
apprenne à se contrôler, et à maîtriser ses pulsions…
— Belle, murmura-t-il d’une voix coupable. Ne me regarde pas comme ça…
Il passa sa main dans les cheveux de sa femme avant de continuer :
— Je n’aurais pas dû dire ça, c’est indigne de nous. Tu sais bien que je ne lèverais jamais la main sur toi…
Elle opina du chef, mais sans le regarder. La main de Rafiq descendit le long de la gorge de Belle, la
caressant doucement. Elle effleura le collier d’al Akhtar, symbole de leur union, avant de sentir le jeune
cœur qui battait la chamade.
— Je prendrai uniquement ce que tu voudras bien me donner.
Il l’embrassa au coin de la bouche, puis sur l’ourlet délicat d’une lèvre, pour essayer de se faire
pardonner. Ses baisers errèrent tendrement le long de la joue, le souffle chaud de sa respiration
caressant l’oreille de Belle, puis leurs bouches se trouvèrent de nouveau. Belle hésita un instant avant
de lui rendre son baiser, timidement. Il luttait pour rester maître de lui, mais de nouveau leurs corps
s’enflammèrent et celui de Belle se lova contre le sien.
Quand elle gémit en entrouvrant la bouche, Rafiq sentit le désir resurgir dans toute sa violence. Bientôt,
elle serait à lui !
— Non ! Non, pas comme ça… Il ne faut pas.
Elle l’avait repoussé une nouvelle fois, l’éloignant de lui.
Rafiq se redressa de nouveau, et vit que rien n’était réglé : Belle était en pleine confusion.
— Je suis désolée, Rafiq, je n’aurais pas dû t’embrasser… Je n’essaie pas de te leurrer… A vrai dire, je
n’avais jamais pensé que tu aurais réellement envie de…
— De ma femme ?
Que s’était-elle donc imaginé ? Avait-il l’air d’avoir de l’eau dans les veines ? Savait-elle à quel point il lui
était difficile de rester assis à ses côtés sans rien faire ?
— Si c’est ce que tu croyais, continua-t-il, tu as une idée bien étrange du mariage…
La voix de la jeune femme s’enroua, son visage s’empourpra, et elle se mordit la lèvre avant d’expliquer:
— Je suppose que nous avons des points de vue différents à propos de notre… arrangement…
— De notre mariage, insista Rafiq.
Belle marqua une pause.
— De toute façon, c’est la mauvaise période du mois, murmura-t-elle en regardant par-dessus son
épaule.
* * *
Rafiq sécha l’eau qui coulait de son corps et jeta la serviette dans un coin. Ses mâchoires serrées
révélaient sa tension, et ses lèvres affichaient un sourire sans joie. Au moins cette douche froide avait eu
l’effet escompté… Il ramena ses cheveux en arrière et soupira. La douche lui avait aussi laissé le temps
de réfléchir et de mettre tout cela en perspective : Belle, en fait, était morte de terreur. Elle avait vécu
bien des choses en un laps de temps très court, et il lui fallait du temps pour s’en remettre. Elle avait
montré tant de courage face à l’adversité, ces dernières semaines, qu’il en avait oublié à quel point tout
cela avait été dur pour elle.
Il était certain qu’elle le désirait autant que lui, mais elle avait besoin d’un peu de temps pour
l’admettre. Il lui faudrait être patient même si, de son côté, il la désirait férocement. Il la voulait tout
contre lui, dans ses bras, dans son lit, et il allait faire tout ce qui était en son pouvoir pour y parvenir.
Bon sang ! Il n’arrivait toujours pas à croire qu’elle l’avait repoussé. Alors qu’il avait reconnu tous les
signes de son désir, même si elle avait tenté au mieux de les cacher.
Il pouvait user de la ruse pour la séduire, et elle céderait. Pourtant il hésitait encore. Il voulait Belle, soit,
mais il la voulait désireuse de se donner, enflammée, insatiable.
Il allait donc en rester là pour le moment et apprendre de cet échec. Il allait la courtiser, la tenter, et
enflammer son désir. Jusqu’à ce qu’elle vienne d’elle-même à lui.
Il ouvrit la porte de la salle d’eau et vit un rayon de lune se glisser jusqu’au lit. Son pouls battit la
chamade lorsqu’il devina le corps de Belle abandonné sous les draps. Il se plaça au-dessus d’elle, et
referma ses bras sur son corps, l’emprisonnant dans une barrière de coton.
— Tu ne vas pas dormir ici ? fit-elle presque craintivement.
Rafiq se glissa sous le drap et le remonta.
— Nous sommes mariés, Belle, t’en souviens-tu ? Où irais-je dormir ?
— Mais…
— Notre mariage n’a rien d’une mascarade, habibti. N’en doute jamais. Je suis ton mari et je vais dormir
à tes côtés. Cette nuit, demain, et toutes les autres nuits.
Le souffle de la jeune femme laissa deviner son émotion, mais elle n’ajouta rien. Satisfait, Rafiq posa la
tête sur l’oreiller. Belle, cependant, se rapprocha du bord du lit pour l’éviter. Rafiq ne montra pas sa
désapprobation. Elle était fière, mais elle apprendrait. Cela prendrait le temps qu’il faudrait. Après tout,
son grand-père ne lui avait-il pas appris la patience, la manière d’apprivoiser ses instincts pour agir au
bon moment ? Belle était le plus beau défi qu’il eût jamais eu à relever, mais il connaissait déjà l’issue de
cette bataille. Et la victoire serait douce, pour elle comme pour lui.
Rafiq fit un mouvement sous le drap et caressa doucement Belle, tout en réfléchissant. D’abord, le
kidnapping. Puis le cyclone. Puis des fiançailles et enfin un mariage royal qui la plaçaient dans une
situation radicalement différente de tout ce qu’elle avait pu connaître jusqu’à présent.
— Habibti, murmura-t-il en la serrant contre lui.
Il la sentit se tendre une seconde, mais passa son bras autour d’elle.
— Tout ira bien… Détends-toi maintenant, et dors bien.
Il sourit en sentant la chevelure de la jeune femme lui chatouiller la bouche. Sa respiration saccadée
trahissait son énervement. Plus tard, bien plus tard, Rafiq entendit un soupir, et enfin Belle se détendit.
L’instant d’après, elle était endormie contre lui. Il continua à regarder la lune par-dessus l’épaule de sa
femme, jusqu’à ce que ses rayons argentés pâlissent devant les premières lueurs du jour.
* * *
Belle s’éveilla lentement des brumes d’un rêve délicieux où Rafiq la tenait contre lui en lui promettant
de ne jamais la laisser partir. Elle cligna des yeux plusieurs fois et, n’ayant aucune envie de se réveiller,
se retourna sur elle-même. Encore dix minutes…
Le contact d’une jambe musclée l’éveilla tout à fait. Son cœur eut un sursaut et ses yeux s’ouvrirent en
grand. Son oreiller était fait d’un bras et sous son ventre elle pouvait sentir une cage thoracique… Elle
avait certainement dû bouger durant la nuit, car elle tenait dorénavant lieu de drap à Rafiq, étendue de
tout son long sur lui. Il n’y avait plus que le satin de sa chemise de nuit entre eux deux, et encore ! Le
vêtement lui était remonté sur le ventre, et ses jambes étaient ouvertes autour de Rafiq, dont l’odeur
mâle l’enivrait déjà. Cette position en laissait imaginer beaucoup d’autres, qu’elle s’efforça de chasser
de son esprit.
Elle ne put néanmoins s’empêcher de profiter une seconde du moment. Elle pourrait très bien le
réveiller d’un baiser puis se laisser aller à découvrir les joies d’une matinée au lit avec celui qui était
désormais son mari. Il était probable que ce serait formidable. Enivrant. Peut-être même un peu trop.
Elle n’avait déjà que trop fantasmé sur lui. Il avait figuré pour elle un idéal de noblesse et de puissance,
prince prêt à tous les sacrifices pour son peuple. Il possédait d’indéniables qualités — loyauté, caractère
— qu’elle avait cherchées chez beaucoup d’hommes sans jamais les trouver.
Les qualités mêmes dont son propre père avait cruellement manqué… Rafiq était honnête, direct, digne
de respect. Lui, on pouvait le croire sur parole.
Sans même mentionner qu’il était beau comme un dieu, et la fascinait avec son air sauvage et
séducteur. Il semblait rompu à toutes les situations, du combat au corps à corps aux délices
langoureuses de la chambre.
Il avait passé toutes les défenses, tous les obstacles qu’avait érigés Belle entre elle et les hommes. Elle
n’arrivait plus à réfléchir lorsqu’il était à côté d’elle, et la manière dont son bas-ventre la lançait lui
rappelait qu’elle n’avait pas que de l’admiration pour cet homme.
Elle se mordit la lèvre et tenta de réfléchir posément. Pourquoi avait-elle réagi ainsi hier soir ? Et
pourquoi ne voulait-elle pas profiter de la situation pour partager un plaisir mérité aussi longtemps que
leur mariage durerait ?
Le désir de Rafiq l’avait foudroyée. Il était resté tellement impassible tout le temps de leurs fiançailles
qu’elle n’avait jamais imaginé l’ampleur de cette envie. Mais ce n’était pas la cause de son refus. Ni
même le fait qu’elle n’avait pas l’habitude de se laisser aller à de simples pulsions sexuelles. Elle sentait
instinctivement qu’il y avait quelque chose à perdre en cédant. Lorsque le pays serait apaisé et qu’il lui
faudrait repartir, il ne fallait pas que son cœur reste ici.
Le souffle court, Belle dut faire face à la vérité. Elle voulait… elle voulait que Rafiq l’aime ! Elle s’était
aveuglément jetée dans une situation intenable…
— Tu es réveillée, Belle ?
La voix grave de l’homme avait résonné doucement à son oreille, et pourtant elle tressaillit, comme
prise en faute. Se redressant, elle bascula de son côté du lit.
— Désolée, je ne voulais pas t’envahir, je…
— Chut, fit-il en lui couvrant la bouche de la main. Pourquoi t’excuserais-tu ?
Il retira sa main d’un mouvement doux, en la glissant le long des lèvres puis du cou de la jeune femme
dans un geste très érotique. Ses grands yeux verts brillèrent d’un éclat plus pur, mais son visage resta
impassible. Puis il se retourna et repoussa le drap.
— J’aime que tu aies dormi tout contre moi, mais, puisque tu es réveillée, il est temps de se préparer.
Rafiq était nu, et les yeux de Belle s’écarquillèrent à la vue du corps qui se tenait devant elle. Elle le
regarda s’éloigner vers la salle de bains. La lumière matinale épousait son corps musclé, glissant sur sa
peau mate, et Belle se sentit honteuse de le dévorer ainsi des yeux.
— Se préparer ? Pourquoi ? demanda-t-elle dans un souffle étranglé.
Rafiq marqua une pause sur le pas de la porte et se retourna légèrement, la scrutant par-dessus son
épaule.
— Voyons, pour partir en voyage de noces, évidemment !
9.
— Tu es sûr ?
Belle n’avait pas tout à fait réussi à dissimuler le tremblement de sa voix.
— Oui, tout à fait, répondit-il avec un sourire éclatant de blancheur. Tu n’as pas peur, quand même ?
— Non…
Malgré tout, Belle ne se sentait pas à l’aise. Elle avait l’impression d’être en permanence sur le point de
faire une bêtise. Si en plus Rafiq se mettait à sourire ainsi, elle n’allait pas arriver à se concentrer, et
encore moins à contrôler cette planche à voile qui semblait animée de désirs propres.
— Tu veux que je vienne ? Si je monte avec toi, je pourrai me mettre juste derrière et te guider…
Belle leva les yeux au ciel : il était clair qu’il ne monterait pas sur cette planche. S’il venait l’aider, il allait
devoir la toucher, l’envelopper de ses bras. Il y avait déjà eu assez d’ambiguïté entre eux lorsqu’il lui
avait appris à tirer à l’arc.
Il lui avait fallu faire preuve d’héroïsme pour ne pas succomber lorsqu’elle avait senti le souffle de Rafiq
sur sa joue. Et, lorsqu’il s’était rapproché encore, elle avait senti ses muscles bandés tout contre elle
pendant qu’il lui murmurait des instructions à l’oreille. Résultat, elle s’était sentie si faible qu’elle avait
tremblé de désir durant toute l’opération et avait dû attendre longtemps avant de pouvoir mettre une
flèche dans la cible. Aujourd’hui, sur une planche à voile, ils seraient tellement proches qu’ils ne feraient
plus qu’un. Cette idée la fit rougir…
— Belle, attention !
Trop tard. Belle n’avait pas senti arriver la vague… Elle tomba à l’eau en riant. C’était bien la cinquième
fois, il était clair qu’elle n’avait aucun talent pour les sports nautiques. Son sourire s’évanouit lorsqu’elle
se sentit agrippée par deux bras puissants, qui la hissèrent hors de l’eau.
— Tu peux me lâcher, tu sais, dit-elle d’une voix étrangement enrouée lorsqu’elle se rendit compte de
l’extrême proximité de son regard.
Les yeux verts étaient empreints d’une flamme particulière, intense, attirante, qui lui coupa le souffle. Le
silence se fit lourd, et une nouvelle fois Belle préféra ignorer son instinct, mais elle ne put s’empêcher de
poser les mains sur les larges épaules de Rafiq.
— Oui, bien sûr, fit-il en lâchant prise.
Il se dirigea ensuite vers la planche qui flottait au loin. Belle trouva un endroit où elle avait pied et se
dressa sur le sable. Il ne s’était rien passé. Presque rien. Un regard, quelques secondes, et pourtant une
douleur sourde s’était éveillée au plus profond d’elle. Il l’avait regardée comme si elle était la première
femme du monde.
— Tu veux arrêter ? Retourner à la plage ?
Le visage de Rafiq ne dégageait plus aucune émotion. Il avait repris contenance, car elle était sûre qu’il
avait lui aussi ressenti l’intensité de leur échange silencieux. Depuis leur mariage, une semaine s’était
écoulée et Belle avait eu le temps de remarquer quelques détails du comportement de son mari. Il
aimait prendre le temps de réfléchir, et pour ce faire se composait un visage impassible en attendant de
prendre une décision.
— Non, répondit-elle en tendant le bras vers la planche. Je ne suis pas encore prête à m’avouer vaincue.
Rafiq eut un petit sourire en coin.
— J’aurais pu prédire que tu allais dire ça.
Malgré sa volonté de rester aussi impassible que lui, Belle ne put s’empêcher de répondre à ce sourire.
Rafiq avait lui aussi passé du temps à l’observer durant ces derniers jours. Il avait vite compris qu’elle
n’aimait pas abandonner la partie. Il retint donc la planche pendant que Belle se remettait en place et
hissait la voile hors de l’eau. Une petite vague vint compliquer les choses, mais elle compensa
habilement et positionna la voile de manière à prendre le vent. La planche fit quelques mètres.
— Penche-toi en arrière, cria Rafiq.
Mais Belle y avait déjà pensé, se plaçant instinctivement de manière à compenser la force du vent.
Désormais, elle filait sur l’eau ! Elle ajusta sa prise, et se concentra sur sa stabilité, que le vent menaçait
sans cesse.
Rafiq avait raison : ce sentiment de liberté était euphorique. Il n’y avait plus qu’elle et la mer. Comment
avait-elle pu vivre aussi longtemps près de l’eau et même plonger pour son travail sans jamais trouver le
temps d’une activité de loisir ? La réponse était la même que celle qui expliquait qu’elle ne soit sortie
avec aucun homme en deux ans : obnubilée par son métier, elle s’était oubliée.
Une vague mieux formée surgit soudain sur son flanc, et la fit chavirer. Elle se vit, comme au ralenti,
basculer par-dessus sa voile et tomber à l’eau.
En refaisant surface, elle ôta ses cheveux trempés de son visage, et se retourna vers Rafiq pour lui crier :
— Tu as vu ?
Il n’était déjà plus qu’à une petite encablure de là, nageant rapidement. Mais elle parvint à récupérer la
planche.
— J’ai vu, dit-il en arrivant près d’elle.
Lorsqu’il se haussa à ses côtés sur la planche, Belle ne put s’empêcher de dévorer des yeux cette peau
dorée par le soleil, et ce corps sculpté qu’elle voyait nu dans le lit qu’ils partageaient. Il était chaque fois
plus difficile de ne pas le toucher, de ne pas caresser sa peau. La tentation était…
— Belle, ça va ?
Elle releva les yeux vers Rafiq et détourna aussitôt le regard, effrayé qu’il puisse lire en elle à livre
ouvert.
— Oui, tout va bien, fit-elle en essayant d’avoir l’air joyeux. C’était super. Comme tu me l’avais dit.
Ils essayèrent en même temps de tendre la main vers la voile. La main de Rafiq effleura la sienne. Elle
était large, puissante, souple… Comme l’était son corps. Qu’elle se sentait donc petite et fragile… Allons
! Il fallait arrêter de penser à lui comme ça. Elle allait devenir folle !
— Tu veux essayer encore ?
— Non, merci. Ça suffira pour aujourd’hui. Rentrons.
— Comme tu préfères.
Il n’y eut aucune inflexion particulière dans la voix de Rafiq. Avait-il deviné ses pensées ? Pourvu qu’il
n’en soit rien !
La situation n’était pas facile à vivre : ils avaient passé la semaine entière ensemble, profitant
ostensiblement de leur voyage de noces dans le pavillon de chasse familial situé sur la côte nord. Rafiq
avait expliqué qu’il était hors de question de déclencher des soupçons en boudant le voyage de noces.
Mais cette semaine aux côtés de Rafiq n’avait fait que renforcer les sentiments de Belle et, même si elle
les dissimulait de son mieux, elle craignait de ne pas y parvenir bien longtemps… Elle découvrait Rafiq au
jour le jour. C’était un homme joyeux, expansif, qui savait profiter de la beauté d’une randonnée à
cheval sur la plage ou des joies d’une balade. Et son sourire la séduisait autant que la sensualité
débordante qui se dégageait de lui.
Belle soupira et prit pied sur la plage pendant que Rafiq tirait la planche au sec. Elle se remémorait leurs
premiers baisers et sentait sa raison défaillir. Pourquoi garder une telle distance alors qu’ils passaient
ensemble des moments merveilleux ?
Il avait essayé de lui enseigner des rudiments d’arabe, prétextant que cela l’aiderait à se débrouiller
seule. Mais elle passait son temps à regarder ses lèvres bouger sensuellement, se laissant bercer par le
son des mots doux comme du miel, sans arriver une seconde à se concentrer sur leur sens. Il devait la
trouver bien sotte…
Après avoir déposé la planche sur un rack, Rafiq revenait vers elle. Belle se composa un visage, feignant
de regarder les jeux de la lumière sur l’eau plutôt que les mouvements du corps parfaitement
proportionné de Rafiq.
— Ton travail te manque ? fit-il de sa voix profonde où perçait une pointe d’inquiétude. Tu préférerais
être sur ton bateau ?
— Non… Je ne faisais qu’admirer la vue.
Etrangement, elle ne mentait pas. Elle avait pourtant passé son existence à se construire une carrière
dans ce milieu d’hommes. Mais ces heures avec Rafiq avaient pris une place à part dans sa vie. Malgré la
tension nerveuse qui la rongeait dès qu’il approchait trop. Et cette semaine avait agi comme un antidote
au stress qu’elle avait enduré. Rafiq avait respecté le moindre de ses souhaits, ne lui imposant aucune
contrainte. Il lui avait fait découvrir un autre monde, une autre vie. Elle ne s’était jamais sentie choyée à
ce point.
Elle se retourna vers lui et le regarda dans les yeux :
— Merci, Rafiq. Je ne me suis pas amusée ainsi depuis une éternité. Ces vacances ont été fabuleuses.
Le coin des lèvres de Rafiq se releva en un lent sourire, sculptant son beau visage.
— Tout le plaisir est pour moi, Belle. Après tout, n’est-ce pas ce que chacun attend d’un voyage de
noces?
Belle ouvrait la bouche pour répondre que ceci n’était pas un vrai voyage de noces, mais elle y renonça.
A quoi cela aurait-il servi ?
— Et je suis heureux d’apprendre que ton travail ne te manque pas trop, acheva-t-il.
Il prit une grande serviette et enveloppa les épaules de Belle. Mais ce fut son regard approbateur qui
réchauffa le mieux la jeune femme.
— Je compte quand même terminer cette mission…
— Bien entendu. Lorsque nous rentrerons, j’aimerais bien que tu m’amènes sur le site.
Belle approuva du chef.
— Volontiers. Ça t’intéresse ?
L’archéologie marine n’intéressait en général les gens que si l’on remontait de l’or ; même les poteries
les plus merveilleuses n’éveillaient qu’un intérêt poli.
— Evidemment que cela m’intéresse. L’archéologie nous révèle notre propre histoire. Et, puisque cela te
plaît tellement, il est naturel que je me penche dessus.
Puisque je suis ton mari. Voilà les mots qui résonnaient en creux dans ce discours, et Belle en ressentit
les vibrations muettes.
— Dans combien de temps les nouveaux membres de l’expédition arrivent-ils ? reprit Rafiq. Je n’aime
pas l’idée que tu plonges seule.
— Je ne plonge jamais seule, répliqua-t-elle, pour des raisons de sécurité. Mais cela ne t’ennuie pas que
je retourne travailler ?
Il lui adressa un regard étonné.
— Tu es très attachée à ton travail. Tant mieux. Pourquoi cela devrait-il me gêner ?
— Mais… C’est-à-dire que… Puisque je suis ta… ta femme, dit-elle en trébuchant sur le mot, je croyais
que…
— Que j’imposerais des règles surannées quant au rôle de la femme dans le couple ?
Les lèvres de Rafiq s’écartèrent en un sourire dévastateur qui la fit fondre sur place. Il continua :
— Voilà une idée intéressante, il est vrai. Je pourrais te garder au secret dans mon harem. Tu ne verrais
aucun autre homme que moi, et tu vivrais ainsi pour mon bon plaisir.
Les joues de Belle s’empourprèrent devant le regard malicieux de Rafiq. Etrangement, aussi saugrenue
qu’elle soit, l’idée de ne vivre que pour son plaisir ne lui déplaisait pas tant que ça. Comme si ce langage
parlait à la partie la plus primitive de son subconscient. Elle fit un pas en arrière, décontenancée par sa
propre réaction. Mais déjà Rafiq la prenait par le bras pour la conduire sur le chemin qui menait au
pavillon.
— Ah, soupira-t-il, feignant la déception, je me doutais bien que tu ne voudrais pas tout abandonner
pour t’occuper exclusivement de moi… Ma propre mère était pédiatre lorsque mes parents se sont
mariés. Elle a continué à diriger une clinique bien après.
— Ah, je ne savais pas… pour ta mère.
Belle rougit. Elle avait présumé qu’il lui faudrait se battre pour garder une activité après son mariage.
— Ne t’inquiète pas, Belle, répondit-il, l’invitant à passer devant lui devant les escaliers. Je ne vais pas
t’empêcher de travailler. Cependant, si tu y consacrais un peu moins de temps qu’auparavant, j’avoue
que j’en serais heureux.
Voilà un poids qui se libérait des épaules de la jeune femme. Elle était liée par un contrat de mariage
jusqu’à nouvel ordre, mais au moins cela n’affecterait pas sa carrière. Elle avait tellement craint d’avoir à
y renoncer ! Belle se retourna d’un bloc, faisant face à Rafiq.
— Merci. C’est important pour moi.
Elle avait envie de le prendre dans ses bras, de le remercier mieux que ça, mais ne savait comment faire.
— Je suis heureux que cela te fasse plaisir, mais c’est normal, répondit Rafiq de sa voix douce et
caressante.
Quand son regard trouva le sien, Belle en eut le souffle coupé.
— Pour moi, ce qui est important, c’est que tu sois heureuse, conclut-il.
Belle ne pouvait plus détacher son regard du sien. Le souffle de l’homme effleurait sa peau.
Son corps, proche à le toucher, était une invitation à la sensualité qu’elle ne pouvait plus ignorer. Mais,
bien plus que cela, elle se sentait heureuse, comblée. Elle savait à présent qu’il la respectait, qu’il se
sentait concerné par son bonheur. Il avait accepté leur relation platonique, accepté aussi de la voir partir
pour son travail. Et de cet étrange arrangement qui avait été le leur au long de cette semaine il avait fait
un délice quotidien plutôt qu’un avilissant fardeau. Son mari était réellement un homme extraordinaire.
Alors était-il si surprenant que l’imaginable se produise ? Il fallait se rendre à l’évidence : elle l’aimait.
* * *
Belle se réveilla le lendemain aux premières lueurs de l’aube et pour la première fois se trouva seule au
lit.
Voilà qui était déplaisant.
Elle qui s’était maintenant habituée au luxe de se réveiller dans la tiédeur d’un corps d’homme… Ils
partageaient un lit immense qui, selon Rafiq, avait vu défiler des générations. Les piliers du baldaquin
étaient sculptés de figurines usées, probablement des sirènes qui, chaque soir, étaient les témoins
silencieux des envies et des doutes de ce couple qui n’en était pas encore un. Chaque soir, Belle
regardait son époux en feignant d’avoir les yeux fermés et attendait impatiemment qu’il veuille bien la
prendre dans ses bras pour s’endormir. Elle avait très envie de faire l’amour avec lui, et pourtant se
trouvait effrayée des conséquences. Elle savait que ce mariage ne durerait pas.
Par quelle étrange aberration arrivait-elle à l’aimer, mais sans accepter qu’il la touche ? D’un autre côté,
comment se donner à un homme qui n’avait aucun véritable sentiment pour elle ? Si le choix de Rafiq
avait été libre, il se serait sûrement porté sur une femme belle et sensuelle, née pour régner, quelqu’un
de bien plus approprié pour ce rôle de princesse royale qu’elle ne l’était.
Et, pourtant, chaque matin leurs jambes étaient emmêlées et leurs corps si proches… Et chaque matin
ses bonnes résolutions s’amenuisaient.
— Ah, tu es réveillée.
Comme à son habitude, le cœur de Belle s’accéléra lorsque Rafiq entra. Il portait un long pantalon bleu
et une chemise de lin blanc ouverte au col qui découvrait son torse bronzé. Ses cheveux étaient coiffés
en arrière et il souriait. Sa beauté la laissa un instant sans voix. Elle se reprit :
— Où… où étais-tu ?
— Je t’ai manqué ? demanda-t-il en s’approchant.
Il lui prit doucement la main et la porta à ses lèvres pour un baiser sensuel qui la fit frémir. Puis en baisa
la paume, et ce, sans la quitter des yeux. Belle ne put retenir un frisson. Son ventre était d’ores et déjà
en feu sous l’effet de ses caresses sensuelles à l’extrême.
— Je me demandais simplement où tu étais, répondit-elle, un peu tremblante, en retirant sa main.
— J’avais une conférence vidéo. Et une surprise à préparer.
Il jeta un coup d’œil au corps de Belle étendu sous le drap.
— Tu auras besoin de vêtements longs et d’un chapeau, continua-t-il. Il va faire sacrément chaud dans le
désert.
— Dans le désert ?
— Oui, je t’emmène en pique-nique.
* * *
Deux heures plus tard, Belle, chevauchant un pur-sang arabe, contemplait du haut de la colline l’oasis
qui s’étendait à ses pieds, tel un coin de paradis perdu au milieu des sables. Les palmiers culminaient au-
dessus des oliviers centenaires et des buissons en fleurs. Le bruit clair d’une source se faisait entendre,
parfois entrecoupé par des piaillements d’oiseaux.
— Alors, ça te plaît ? demanda Rafiq.
— C’est magnifique… Et tellement inattendu !
Pour elle qui avait toujours vécu sur la côte, la beauté aride du désert était une surprise. Rafiq avait
décrypté pour elle ces nouveaux paysages, lui montrant les différentes formes des rochers, les traces
d’animaux, la manière dont le vent sculptait les dunes, la grâce fugitive d’une ombre de rapace… Chaque
minute avait été un délice. Et cette oasis de verdure en promettait d’autres.
— Allons voir de près, proposa-t-il en piquant des deux.
Elle le suivit, admirant son aisance à cheval. Il faisait corps avec le pur-sang et offrait un spectacle
magnifique, la chemise collée au corps par la brise, et le chèche battant au vent. Il ne s’agissait pas d’une
vision romantique, ni d’un conte pour jeunes filles, mais de son mari.
Et il était à elle, comme le lui rappelait sans cesse la voix de la tentation qui jouait de ses sentiments, de
son admiration et de son désir de succomber.
Rafiq avait-il deviné qu’en dépit des déclarations de Belle, de toutes ses manœuvres pour l’ignorer, il lui
avait dérobé son cœur ? Que la femme qu’il avait épousée par pure convenance était contre toute
attente tombée amoureuse de lui ? Comment son monde avait-il pu se mettre à tourner autour de cet
homme ? Elle ne le comprenait pas elle-même.
Après tout, puisqu’ils étaient mariés et qu’il réclamait ses droits sur son corps de femme, pourquoi ne
pas les lui accorder et y trouver un plaisir mutuel ? Mais Belle n’arrivait pas à oublier que Rafiq n’était
pas amoureux d’elle…
Elle reprit ses esprits et descendit à sa suite vers l’oasis.
— Belle ?
Elle leva les yeux et sentit sa raison vaciller quand elle rencontra son regard vert brûlant de désir. Il
n’était pas aisé de lui résister.
— Viens, dit-il, une lueur amusée au fond des yeux. J’ai une surprise pour toi.
Le pouls de la jeune femme se mit à battre plus vite. Son cheval suivit et dévala la pente en direction des
deux bassins d’eau turquoise qui formaient le centre de l’oasis, reflétant le ciel au milieu de la nature
verdoyante. Une fois en bas, ils mirent pied à terre et, ayant attaché les chevaux à l’ombre, ils
commencèrent à marcher le long de l’eau.
Tout à coup, Rafiq se retourna vers Belle, et ses mains puissantes se refermèrent sur sa taille. Il la
rapprocha fermement de lui et une vague de chaleur se répandit dans le corps de la jeune femme. Sa
respiration se troubla devant la force de celui dont la poigne l’intimidait, la rendant vulnérable. Et elle
pouvait voir au fond de ses prunelles vertes qu’il était en proie aux mêmes démons qu’elle.
Le désir venait du plus profond d’elle-même, et montait en cercles lents pour prendre possession de son
corps entier, affolant sa poitrine, alors qu’elle sentait l’haleine douce et chaude de l’homme, et voyait le
sang battre dans les veines de son cou. Elle eut durant quelques secondes le désir fou d’y poser ses
lèvres, de goûter à cette peau, mais Rafiq lâcha prise et s’écarta. La déception fut presque douloureuse.
* * *
— Viens, dit-il d’une voix qui la fit frissonner, prenant sa main. Je pense que cela te plaira.
Le ton de Rafiq était tendu ; il partageait les mêmes tourments qu’elle mais, curieusement, cela ne la
réconfortait pas… Belle le suivit, faisant comme si de rien n’était. Pourtant, une force irrésistible soudait
leurs mains l’une à l’autre. Ils contournèrent un buisson d’épineux, et soudain, comme surgie de nulle
part, une grande tente berbère se dressa entre les palmiers dattiers. A quelques pas de là, un filet d’eau
serpentait doucement, formant un bassin au creux des rochers. Belle laissa échapper un soupir de plaisir
devant la beauté du lieu. La tente s’ouvrait sur le flanc, une lampe tempête y pendait. Le tout
ressemblait à un conte. Shéhérazade elle-même aurait pu s’asseoir sur les tapis chatoyants qu’elle
apercevait. Rafiq pressa sa main.
— Ça te plaît ?
— J’adore…
Se tournant vers lui, elle capta, une brève seconde, une expression nouvelle au fond de ses yeux, qu’il
masqua vite.
— Mais quand as-tu… organisé tout cela ?
— Les rondes de surveillance des hélicoptères sont bien pratiques. L’un d’eux a fait un crochet un peu
plus tôt et déposé deux ou trois choses pour notre pique-nique. Lorsque mon grand-père et moi
passions la nuit dans le désert, nous utilisions cette tente. Je me suis dit que tu l’aimerais aussi.
Deux ou trois choses… Là d’où elle venait, il ne fallait qu’un sandwich et une vieille couverture pour
pique-niquer !
— C’est merveilleux, Rafiq, merci beaucoup.
— Tout le plaisir est pour moi, Belle, dit-il d’une voix profonde qui lui coupa le souffle. Allons donc nous
rincer le visage, cela nous débarrassera de la poussière du désert.
La sensation de l’eau fut étonnamment fraîche contre sa peau. Belle sentait les gouttes couler sous sa
chemise et le long de son dos, rafraîchissant tout son corps. Puis elle se lava les mains et se tourna vers
Rafiq qui la regardait. Il n’y avait là rien de nouveau : Rafiq passait son temps à l’observer sans laisser
filtrer une seule émotion. Mais il y avait cette fois une lueur dans ses yeux qui la fit rougir. Il lui tendit la
main et la guida sous la tente.
La première impression de Belle fut que l’ombre de la tente était apaisante, après leur balade sous un
soleil de plomb. Ensuite, elle remarqua le luxe dont ils étaient entourés. De grands tapis aux motifs
chamarrés doublaient la toile de la tente, les isolant du soleil. D’autres s’étalaient au sol, parsemés de
coussins, et offraient une telle perspective de confort qu’elle eut du mal à ne pas s’y abandonner. Une
table à thé en cuivre était posée dans un coin et à côté se tenait le seul détail incongru dans ce décor :
une grande glacière. Elle suivit l’exemple de Rafiq et ôta ses chaussures avant de poser le pied sur les
tapis. La sensation fut étonnante, chacune de ces merveilles devait coûter une petite fortune.
— Mets-toi à l’aise, je vais chercher de quoi boire.
Elle profita de chaque instant, et chaque pas dont elle foulait la laine serrée semblait l’éloigner du
monde et de la modernité. Elle voguait hors du temps, dans un espace où des odeurs de santal
parfumaient l’air, et où même les ombres prenaient des teintes pastel.
— C’est merveilleux, répéta Belle en s’adossant à un coussin de brocart dont la douceur était presque
étrange après deux heures passées à cheval. Je n’ai jamais rien vu de tel.
— Je suis très honoré que tout te plaise.
Il se pencha pour verser un long trait de jus de fruits frais dans un verre décoré d’arabesques d’or.
— Merci, murmura-t-elle, soudain enrouée.
Rafiq, d’abord impassible, laissa s’épanouir un demi-sourire sur son visage. Elle en fut émue et porta le
verre à ses lèvres pour se donner une contenance. Le jus était doux et légèrement acidulé. Jamais Belle
n’avait rien goûté de pareil.
— C’est un cocktail traditionnel, expliqua-t-il. On y trouve de la grenade et du melon, avec un peu de
menthe.
— Quel délice ! Merci…
La conversation avait pris un tour emprunté, un brin trop poli, comme si chacun d’eux essayait de
camoufler ses sentiments derrière des propos futiles. Les silences étaient bien plus dangereux encore…
— C’était une bien jolie matinée, ajouta-t-elle à la hâte lorsqu’il vint s’asseoir près d’elle. Je n’aurais
jamais pensé trouver tant d’eau au beau milieu du désert.
— Et tu ne t’es pas encore baignée. L’eau est revigorante.
Le regard de Rafiq donnait à ces simples mots une couleur nouvelle. Instantanément, Belle les imagina
nus dans l’eau et sa température monta d’un cran. Elle finit son jus de fruits d’un trait et Rafiq lui prit le
verre des mains.
— Mais je n’ai pas apporté de maillot, murmura Belle.
— Eh bien tant pis, fit-il en inclinant la tête, laissant le silence s’installer.
Il posa à son tour son verre, puis se pencha en arrière et, appuyé sur un coude, se contenta de la
regarder.
— Puisque c’est la première fois que tu viens ici, reprit-il, je ferai tout ce qui te sera agréable.
Tout ce qui lui serait… agréable ? Belle le fixa intensément pour voir si le sous-entendu était
intentionnel, mais elle se perdit presque aussitôt dans la contemplation de son beau visage. Son odeur
musquée embaumait la pièce. Chaque nuit, elle subissait ainsi le supplice de Tantale, allongée contre lui
sans oser faire un mouvement de peur de voir s’envoler ses résolutions.
Il prit sa main, et la posa délicatement sur la sienne, en en caressant la paume du bout de ses doigts. Elle
frissonna.
— Tu peux me demander ce que tu veux, Belle, souffla-t-il.
— J’aimerais…
Mais elle s’arrêta, reprit ses esprits. Un besoin tel que le sien s’exprimait difficilement à voix haute. Elle
ne pourrait jamais avouer ce qui la consumait. Entre-temps, le regard de Rafiq s’était posé sur sa
poitrine, attiré par sa respiration irrégulière. Aussitôt, ses seins réagirent et elle se sentit à l’étroit dans
l’étoffe de ses sous-vêtements. Une coulée de désir s’éveilla au plus profond d’elle-même.
— Oui ?
Rafiq leva les yeux vers elle et elle sut qu’elle avait perdu, défaite par l’ardeur même qu’elle lisait dans
son regard.
— J’aimerais… que tu m’embrasses.
Belle sentit sur sa paume la pointe de la langue de Rafiq et elle dut fermer les yeux pour éviter de laisser
transparaître l’effet que cette caresse avait sur elle.
— Est-ce là tout ce que tu veux ? murmura-t-il encore, ponctuant sa phrase de petits baisers.
Belle sentit ses dernières barrières céder, balayées par la sensualité de Rafiq, qui trouvait écho au creux
de son corps.
— J’aimerais…
Son souffle se bloqua alors qu’il lui mordait doucement la peau, et elle sentit un torrent de désir
l’imprégner. Leurs doigts s’entremêlèrent, et elle ouvrit de nouveau les yeux. Il était près d’elle,
tellement près… Elle finit par trouver les mots qui se devaient d’être dits.
— J’aimerais que tu me fasses l’amour…
10.
Lorsque Belle avait prononcé ces mots, ses joues s’étaient empourprées. Quand il vit ses paupières se
fermer, Rafiq sut qu’il avait gagné.
Un sentiment de triomphe et d’allégresse l’envahit alors. L’aveu de Belle le délivrait. Il lui fallait la
prendre, la posséder, marquer cette femme de son empreinte indélébile. Ses instincts les plus primitifs
l’exigeaient.
Il vit le désir dans le regard de Belle, surprit l’odeur musquée qui trahissait son attente, et fit de son
mieux pour se détendre. Il la voulait, tout de suite. Sans préliminaires, ni débat, avec la sauvagerie des
tempêtes du désert.
Ce serait superbe. Onirique. Cataclysmique. Mais cela risquait de se terminer trop vite. Beaucoup trop
vite… Or Belle méritait mieux que cela.
Il prit une seconde pour se calmer. Son instinct lui imposait d’embrasser Belle, mais il se contenta de sa
main, ne se faisant pas encore assez confiance pour l’embrasser sur la bouche. Il était si tendu qu’un
seul mouvement un peu trop intense aurait pu avoir des conséquences désastreuses.
Les paupières de Belle tremblèrent et elle soupira légèrement. Elle attendait qu’il lui fasse enfin l’amour,
et elle posa ses bras frais sur ses épaules, se penchant sur lui.
— Rafiq, murmura-t-elle d’une voix langoureuse.
Ses lèvres étaient ouvertes et son corps blotti contre lui, attendant ses caresses. Il avait eu raison dès le
début, pensa-t-il. Maintenant que Belle abandonnait sa réserve, maintenant que sa passion s’exprimait
au grand jour, chacun de ses soupirs évoquait les houri, ces créatures célestes à la séduction irrésistible.
Tout en elle semblait venir droit du paradis, jusqu’à la manière dont elle murmurait son nom. Il n’avait
plus qu’une envie : succomber à la tentation et combler son désir. Ses mains se portèrent sur la poitrine
de sa femme, qui accepta en se cambrant d’un mouvement de hanches vieux comme le monde.
L’instant suivant le trouverait à genoux entre les cuisses de Belle, épanchant son désir au contact de son
intimité.
L’idée même de se plonger dans cette moiteur était si puissante qu’il se crut sur le point de perdre la
tête. Il serra les dents, ignora le cri intérieur qui lui hurlait de la posséder immédiatement, laissa
retomber ses mains, et trouva la force de se lever. Avant même qu’elle n’ait eu le temps de protester, il
l’avait soulevée et amenée contre lui. Il la serrait trop fort et il le savait, mais il ne pouvait refréner cet
instinct, la voix de sa raison résonnant bien faiblement au milieu de l’incroyable brouhaha de ses
émotions.
Les yeux de Belle, écarquillés par la surprise, ne le quittèrent pas alors qu’ils traversèrent la tente
précipitamment, les coussins volant sur leur passage. Son regard reflétait un mélange d’excitation, de
désir mais aussi de… de peur ? Etait-ce possible ? De la part de l’indomptable Belle ? Elle ferma les yeux,
et il n’eut plus moyen de savoir si cette peur était réelle ou s’il l’avait imaginée. Mais le moment avait
été bénéfique : il avait mis fin à l’égarement de Rafiq qui reposa doucement Belle sur un vaste matelas
tendu de draps blancs, au fond de la tente.
— Habibti, tu m’as demandé de te faire l’amour, murmura-t-il d’une voix rauque qui sonnait
étrangement, même à ses propres oreilles, mais maintenant j’aimerais que tu te détendes…
Se détendre ? Comme si c’était possible ! Belle l’observa : avait-il la moindre idée de l’incongruité de ses
propos dans une telle situation ? Comment voulait-il donc qu’elle se calme ? Chaque nerf de son corps
était tendu de désir, exacerbé par ces journées d’attente où son corps avait crié dès qu’il la touchait.
N’avait-il pas compris à quel point elle avait besoin de lui ? De ses baisers ? De ses mains ?
Celles-ci jouaient avec le premier bouton de sa chemise. Allait-il enfin l’ôter ? Belle se mordit la lèvre
pour cacher son impatience, puis elle se résolut à agir et, d’une main tremblante, fit sauter ce premier
bouton.
— Non !
La réprobation dans la voix de Rafiq l’arrêta net.
— Non, habibti, pas maintenant. Pas encore.
Belle le regarda intensément et elle ne vit pourtant que la flamme d’un désir fou qui dansait au fond de
ses yeux. Alors pourquoi lui demandait-il de ne pas le toucher ? C’était impensable !
Elle allait ouvrir la bouche pour protester lorsque Rafiq prit les devants, passa un bras autour d’elle et la
souleva juste assez pour faire passer son chemisier par-dessus sa tête. Une seconde après, son soutien-
gorge avait disparu. Rafiq la reposa de nouveau sur les draps blancs. La poitrine de Belle pointait vers le
ciel, et son sang battait sauvagement à ses tempes.
— Tu es encore plus belle que je ne l’imaginais, murmura-t-il, portant sa main au contact d’un sein.
Une infinité de sensations délicieuses emplirent Belle lorsque Rafiq la toucha. Elle ne put retenir un petit
soupir de plaisir, et la chair tendre de sa poitrine fit naître des vagues de plaisir au plus profond de son
intimité.
— Rafiq, s’il te plaît…, gémit-elle.
Elle retint ses mots en voyant le sourire carnassier de Rafiq. Il pencha sa tête et vint la couvrir de milliers
de petits baisers. Puis sa bouche fit son chemin pour atteindre sa poitrine, et Belle ne put dissimuler son
exaltation lorsque sa langue vint tourmenter les extrémités délicates de sa poitrine. C’était trop, c’était
merveilleux. Mais pas encore suffisant, et Belle passa ses bras autour du cou de Rafiq, en rapprochant
son bassin de lui. Elle voulait sentir le poids de son corps d’homme sur le sien. Les caresses de Rafiq se
firent de plus en plus rapides, et l’urgence du plaisir grandissait en elle. Avait-il la moindre idée de la
torture qu’il lui faisait subir ?
Il était bien probable que oui. C’était écrit dans son regard… Et voilà ce qu’il en résultait : Belle était là, à
sa merci, gémissante et passionnée, lui offrant son corps et son cœur en partage, alors que peu de
temps avant la peur lui faisait fuir tout contact. Mais il était trop tard : elle avait remisé ses principes, et
ne le regretterait pas. Elle était sur le point de connaître le paradis.
Sa main se faufila et elle se débrouilla pour atteindre la chemise de Rafiq, en défaisant deux boutons
pour toucher enfin son torse, mais celui-ci l’écarta.
— Bientôt, dit-il, avec une promesse au fond des yeux. Mais pas encore.
Elle était sur le point de crier sa déception, mais ce fut le moment qu’il choisit pour défaire le pantalon
de Belle dont celle-ci se trouva délestée en quelques mouvements, nue et tremblante devant lui. Le
regard de Rafiq avait quelque chose de prédateur, comme un lion avant l’attaque, ou comme un prince
devant qui s’agenouillait l’esclave du harem.
Il était victorieux… mais bizarrement cela n’effrayait plus Belle. Etre ainsi dénudée devant lui n’était ni
gênant ni avilissant. C’était libérateur, euphorisant. Elle voyait au fond des yeux de Rafiq qu’il était en
proie aux mêmes désirs. Ses hésitations venaient de sa difficulté à se contrôler. Elle était maîtresse et
amante autant qu’il était maître et seigneur.
— Rafiq, dit-elle en s’étonnant des accents langoureux de sa voix, je veux que tu me touches.
Elle le vit avaler difficilement sa salive. Il posa ses mains fermement sur elle, au point que sa peau
blanchit. Belle sourit : ils étaient égaux à présent. Il ne l’aimait peut-être pas, mais il la désirait autant
qu’elle. Elle porta la main au chèche qui couvrait encore la tête de Rafiq et le défit lentement, sourire
aux lèvres. Ils se regardaient droit dans les yeux, sans rien dire ni rien dévoiler de leurs envies.
La longue bande de lin se défit, et la chevelure d’un noir luisant tomba sur les épaules de Rafiq. Les
mains de la jeune femme descendirent alors le long du corps puissant pour atteindre de nouveau sa
chemise et glisser ses mains contre son torse, caressant les muscles déliés. Belle sentait le cœur de Rafiq
pomper massivement son sang, et chaque battement semblait déstabiliser la jeune femme par sa force,
la vie remontant avec puissance le long de la gorge de l’homme et jusqu’à ses tempes. Son odeur
musquée s’imposait à elle. Il faudrait aller jusqu’au bout.
Belle ne put s’empêcher de tendre sa bouche vers lui et d’embrasser doucement sa peau pour en
percevoir le goût. Elle parcourut ses pectoraux, en effleura les extrémités sensibles puis, presque
naturellement, suivit le parcours de la fine ligne de poils noirs jusqu’aux abdominaux. De l’intérieur de
ce corps semblaient lui parvenir de puissantes vibrations. Alors que sa main défaisait le pantalon de
Rafiq, elle se sentit soudain renversée en arrière, clouée par le poids du corps puissant qui la faisait
vibrer. Rafiq prit alors les mains de Belle et les maintint derrière sa tête, découvrant sa poitrine.
— Rafiq ?
La brusquerie du mouvement l’avait un peu surprise.
— Ne me touche pas, articula-t-il difficilement d’une voix à peine reconnaissable.
Ne pas le toucher ? Belle fronça les sourcils. Y avait-il un protocole, une étiquette en la matière dont on
ne l’aurait pas prévenue ?
Rafiq marqua une pause, ferma un instant les yeux. Sa respiration était difficile et son corps tendu
trahissait sa nervosité.
— Belle, reprit-il plus doucement, il vaut mieux que tu ne me touches pas. Sinon, au lieu de t’aimer, je
vais te dévaster.
Une pulsion traversa le corps de Belle. L’idée lui semblait finalement assez excitante.
— Rafiq… Mais que fais-tu ?
Il venait de récupérer le chèche glissé entre eux. Puis il porta la main aux poignets de Belle, et passa le
doigt sur sa cicatrice d’un air préoccupé.
— Tu as toujours mal ?
Elle répondit par la négative. La blessure avait bien cicatrisé, et elle espérait qu’il n’y aurait bientôt plus
signe de l’incident. Rafiq hocha du chef en réponse, puis commença à lier les poignets de Belle ensemble
à l’aide de son chèche.
Belle écarquilla les yeux de surprise. Il n’allait tout de même pas… Rafiq sentit cette sourde opposition,
marqua un arrêt et leva les yeux vers Belle.
— Me fais-tu confiance ? demanda-t-il d’une voix douce.
Rafiq attendit patiemment la réponse, immobile. Belle repoussa son appréhension : il s’agissait de Rafiq,
l’homme qu’elle aimait. Elle sentit un sourire envahir son visage. Oui, elle lui faisait entièrement
confiance. Elle voulait se donner corps et âme à ce mariage.
— Oui, Rafiq.
Rafiq émit un petit soupir de soulagement. Il passa tendrement son pouce sur les lèvres de Belle, caressa
sa joue et sa gorge. Elle tourna la tête et en réponse embrassa cette main qui la caressait.
— S’il te plaît, Rafiq. Aime-moi…
Une lueur magnifique, brillante d’exultation, s’alluma au fond des yeux de Rafiq. Dans l’échange de leurs
regards, ils sentirent leur complicité s’agrandir. Rafiq se pencha sur elle pour l’embrasser et, tout contre
ses lèvres, murmura :
— Je suis tellement honoré, Belle.
Puis il étira son long corps d’athlète au-dessus d’elle, réduisant le champ de vision de Belle au triangle
de ses pectoraux. Elle sentit ses poignets passer dessus sa tête, le lien se nouer autour d’eux. Comment
pouvait-elle accepter une proposition qui la laissait aussi vulnérable ? Mais toutes ces questions
s’évanouirent lorsque les mains de Rafiq réveillèrent son désir de lui appartenir. Il posa les lèvres sur sa
bouche. Voilà exactement ce dont Belle avait besoin : un baiser langoureux, celui d’un amant qui saurait
prendre son cœur et son corps dans un élan de passion. Belle aurait même pu se laisser aller à croire
que Rafiq l’aimait, quand il la touchait ainsi. Mais elle savait que c’était impossible. L’idée était
séduisante néanmoins, et elle décida de s’y attarder un peu, comme elle aurait paressé dans un bain
chaud.
Alors que la langue de Rafiq prenait possession de sa bouche, sa main dessina les contours de son cou,
de sa poitrine, et enfin de ses hanches. C’était bon, mais Belle avait besoin de plus.
Elle essaya de se rapprocher de lui, mais ses poignets entravés la retenaient. Soudain, une décharge de
plaisir paralysa en elle toute velléité de bouger. La main de Rafiq se glissait entre ses cuisses…
Elle ne rompit pas leur baiser, plongeant au contraire sa langue au plus profond de la bouche qui la
torturait, alors que les doigts de Rafiq passaient et repassaient doucement sur le point le plus sensible
de son intimité. Belle tressaillit d’espoir, attendant la libération. Mais Rafiq, bien qu’ayant écarté ses
jambes, se faisait attendre…
— Rafiq !
Belle n’avait pu retenir ce cri qui exprimait toute l’urgence de son envie. Rafiq leva le regard vers elle, et
d’un geste doux glissa deux doigts en elle, ce qui la fit littéralement exploser. Une chaleur l’inonda,
l’enveloppant comme un cocon.
Rafiq ne l’avait pas quittée des yeux. Il la vit ouvrir grand la bouche à la recherche d’une bouffée d’air, il
vit son visage s’empourprer et son regard étonné s’agrandir au fur et à mesure qu’il la caressait.
Belle aurait dû se sentir vulnérable, exposée… Mais elle se sentait seulement aimée.
— Tu es belle, ma petite tigresse, murmura-t-il en caressant ses lèvres de son souffle. J’aime te voir
vibrer à chacune de mes caresses.
Il mordit doucement sa lèvre. Ce fut comme s’il lui découvrait une nouvelle zone érogène jamais
éprouvée auparavant. Le souffle de Belle en fut coupé une seconde, et un soupir de rage lui échappa :
— Délivre-moi, Rafiq !
Elle essaya d’attraper sa bouche, mais celui-ci se redressa juste assez pour qu’elle échoue.
— S’il te plaît, continua-t-elle en haletant, j’ai besoin de toi.
— Et tu m’auras, Belle, ne t’inquiète pas. Chaque chose en son temps.
Au lieu de défaire le nœud qui la retenait, il se pencha de nouveau pour prendre la pointe de ses seins
entre ses lèvres.
— Détache-moi, gémit-elle d’une voix rauque.
— Chut, habibti, répondit-il d’une voix calme. Laisse-toi aller. Tu seras bientôt libérée, tu verras.
Que voulait donc dire « bientôt » pour lui ? Au lieu de la laisser libre de lui rendre ses caresses, il prit au
contraire tout son temps pour goûter à son rythme chaque centimètre de son corps. Il semblait presque
ne pas se préoccuper d’elle et Belle apprenait à chaque contact à quel point il savait éveiller ses sens.
Elle n’avait jamais connu une telle sensualité, n’avait jamais appartenu aussi entièrement à un homme.
Rafiq jouait, l’amenait au bord du précipice, prenant plaisir à exacerber chacune des sensations qu’il lui
procurait.
Derrière chacun de ses gestes se dissimulait une envie de possession totale que Belle pouvait lire au
fond de ses grands yeux. Il la marquait au fer rouge de son désir, saturant ses sens de plaisirs inouïs qui,
petit à petit, soumettaient son corps et son cœur.
Les spasmes du plaisir s’évanouirent doucement, laissant place à un sentiment de bien-être. Belle
rayonnait. Ses yeux reflétaient la flamme qu’il avait allumée en elle.
Elle sentit les dernières tensions quitter son corps. Elle avait l’impression de flotter. L’obscurité autour
d’elle était chaude et accueillante. Belle sourit et ce ne fut que lorsque Rafiq agrippa ses hanches qu’elle
comprit qu’elle ne rêvait pas. Il était maintenant penché sur elle, la dominant de son corps musclé. Elle
sentit sa virilité s’insinuer en elle, étonnamment large et puissante, et pourtant ses hanches ne purent
se retenir d’épouser les siennes. Une tension se réveillait, venue du plus profond de son corps.
Rafiq la regardait toujours. Il ne souriait ni ne disait le moindre mot. Son regard était fixe, comme si
l’effort nécessitait la plus grande concentration. Les muscles saillants de son cou et de ses épaules
tremblaient du contrôle qu’il leur imposait et tout à coup, d’un mouvement lent mais ferme qui sembla
interminable aux yeux de Belle, Rafiq abaissa doucement son corps et la cloua sur place jusqu’à ce que
leurs peaux soient en contact.
Belle se mit à haleter, sentant tout son corps accueillir le sien. Elle l’avait tellement voulu, mais pourrait-
elle résister à tant de force ? Rafiq lui souleva alors les cuisses pour s’enfoncer plus profondément
encore en elle. Il vint embrasser la peau délicate de son cou en murmurant des mots que Belle ne put
comprendre mais elle sentait que son corps répondrait favorablement à tout ce qui devrait suivre.
— S’il te plaît, murmura-t-elle. Délivre-moi, à présent.
Rafiq ne semblait pas l’avoir entendue. Sans se laisser influencer, il se retira, puis revint de nouveau,
multipliant les frictions délicieuses entre leurs deux corps qui semblaient faits l’un pour l’autre. Belle
supportait sans faillir cette magnifique virilité et son corps vibrait d’anticipation à chaque mouvement
lent et silencieux. Le souffle de Rafiq se fit plus lourd, et le corps de Belle répondit en parfait accord. Son
amour pour cet homme noyait en elle toute autre pensée que celle de se donner. Chaque baiser de
Rafiq lui faisait vivre le point culminant de tout roman d’amour. Au-delà de la sensualité et de la virilité
qu’il dégageait, Belle sentait quelque chose d’autre, comme si Rafiq touchait à l’essence même de son
âme… Il lui faisait vivre l’expérience la plus érotique de toute sa vie. L’apogée de tous ses rêves, de ses
espoirs. Il lui faisait vivre la caresse ultime de l’amant, celle de l’âme sœur.
Elle parvint à glisser ses mains dans sa chevelure sombre et lui rendit un baiser dévastateur, tandis que
Rafiq agrippait ses hanches afin d’accélérer le mouvement de son bassin. Belle ne put alors que
s’accrocher à son cou, les doigts griffant sa peau brûlante, dominée par les sensations qui la portaient au
pinacle. Le corps de Rafiq eut un bref instant de flottement alors que Belle se trouvait au bord du
précipice puis, d’un coup presque brutal, il la projeta dans une spirale de sensations interminables qui
l’emmenèrent plus loin qu’elle n’avait jamais été.
L’écho de son prénom lui parvint aux oreilles, et le corps de Rafiq se fit plus lourd sur le sien. L’instant
d’après, Rafiq défaisait ses liens, pour qu’ils puissent se reposer ensemble, blottis l’un contre l’autre.
Soudain, Belle se rendit compte que les larmes avaient envahi son visage. Elle ne s’était pas rendu
compte qu’elle pleurait. C’était ridicule, consternant. Mais elle ne voyait aucun moyen d’endiguer ses
pleurs.
11.
Rafiq l’entoura de ses bras. Belle s’allongea de tout son long contre lui, le visage posé contre son torse,
les cheveux éparpillés sur ses larges épaules et les jambes mêlées aux siennes. Les larmes chaudes
roulèrent sur la peau bronzée de son amant. Rafiq laissa tendrement sa main glisser le long des courbes
délicieuses de la jeune femme, de ses épaules rondes jusqu’à sa taille fine. Même après ces heures
passées à explorer ce corps, à en apprendre la géographie et les secrets dans le confort de leur
confiance mutuelle, il avait l’impression de la découvrir pour la première fois.
— Chut, habibti, tout va bien, lui murmura-t-il. Il n’y a pas de raison de pleurer…
Elle enfouit le visage contre son torse.
— Je sais, marmonna-t-elle. Cela n’a aucun sens…
Elle eut un dernier petit sanglot, et Rafiq la serra fort contre lui, murmurant les paroles rituelles qui
calmaient les enfants. Bouleversé par ces pleurs, il ne pouvait cependant se défaire de l’impression
d’être un imposteur. Il était évident qu’il lui fallait consoler Belle, mais n’était-il pas à l’origine de ces
larmes ? Elles n’étaient rien moins que la conséquence du voyage sensuel et débridé où il l’avait
entraînée. Il avait perdu le compte du nombre de fois où elle avait joui sous ses doigts, tout cela parce
que, égoïstement, il refusait la délivrance qu’elle implorait. Il avait marqué jusqu’à son âme de son
empreinte indélébile. Il avait voulu que jamais elle ne puisse appartenir à un autre.
Il n’aurait pas dû la pousser au bout de ses émotions comme il l’avait fait, sans écouter ses suppliques.
Mais il lui aurait fallu être un surhomme pour arriver à se contrôler.
Belle avait été si parfaite, son corps répondant à chacun de ses appels, qu’elle avait incarné ses désirs les
plus fous, surpassé tous les rêves éveillés qu’il avait fait nuits, après nuit, en la regardant dormir.
Son ego s’était nourri de chacun de ses gémissements et il avait continué à la tourmenter sous prétexte
de la préparer minutieusement à lui. Bien sûr, sans ces préliminaires, elle aurait pu éprouver une gêne
physique, vu ses proportions inhabituelles et la délicatesse de son corps de femme. Mais il était allé trop
loin.
Rafiq écouta les derniers sanglots s’éteindre dans la gorge de Belle en pensant qu’il lui avait pris
aujourd’hui beaucoup plus qu’il ne lui avait donné jusqu’à présent.
— Endors-toi maintenant, Belle. Tout va bien.
Il la sentit se recroqueviller contre lui. La chevelure qui glissait contre ses épaules était douce et presque
provocante. Au point de lui donner des idées…
Maintenant, il était temps de payer le prix de ses actions, songea Rafiq avec un humour lucide. Belle
était comblée… et morte de fatigue. Elle allait s’endormir, alors qu’il aurait préféré qu’elle ait de
nouveau envie de lui… Il lui fallait dorénavant endurer une torture bien méritée : la tenir tout contre lui
pendant qu’elle dormait, sans rien faire d’autre que la regarder.
* * *
Belle s’éveilla lentement. Ses yeux piquaient un peu et ses muscles étaient tout engourdis, comme si elle
avait nagé des heures durant. Le fait même d’essayer d’ouvrir les yeux lui était tellement pénible qu’elle
abandonna après quelques instants, s’autorisant le luxe de traîner un peu au lit.
Il lui fallut une bonne autre minute avant de se rendre compte que ce n’était pas sur un oreiller qu’elle
se rendormait. Un cœur battait sous son oreille, et sa joue reposait sur un torse musclé.
Rafiq ! En une seconde, tous les souvenirs lui revinrent à la mémoire et ses yeux s’ouvrirent en grand.
Elle s’était montrée insatiable, déchaînée… Le rouge lui monta aux joues. Cela ne lui ressemblait pas :
qu’allait-il penser d’elle ? Si seulement elle parvenait à se rhabiller avant qu’il ne s’éveille, elle serait
mieux à même d’affronter les conséquences d’un abandon qui frôlait la luxure.
Elle essaya donc de glisser le long de son torse sans le réveiller… et se retrouva face à la manifestation
du désir de Rafiq… Même endormi, il la voulait encore !
— Belle, tu es réveillée, dit-il soudain.
Sa voix profonde la fit vibrer. Tant pis pour sa dignité, donc. Il allait falloir accepter ce qu’elle avait fait…
— Oui, répondit-elle en un murmure, fascinée de le voir aussi insatiable qu’elle.
Elle remonta vers celui qui tendait déjà la main pour une caresse. Celle-ci fut douce et tendre, et Belle,
sidérée, dut constater qu’à ce simple contact son pouls s’était accéléré. Son corps lui signalait qu’elle
aussi était prête pour Rafiq…
— Tu as bien dormi ? Ça va mieux ?
— Oui, dit-elle sans oser lever les yeux.
La longue main de Rafiq voyagea dans son dos, effleura à peine ses fesses et repartit vers ses épaules.
Belle sentit son estomac se nouer. Son souffle se coupa dans l’attente de plus. Rafiq s’en rendit compte.
Ce furent donc ses deux mains qui se posèrent sur ses seins en les flattant généreusement. Belle se
mordit la lèvre, folle d’excitation.
— Tu dois être épuisée après tout ce qui s’est passé, fit Rafiq d’un ton contrit. Je n’aurais pas dû te
pousser à bout.
Belle se crispa. Peut-être était-il choqué par la manière dont elle s’était comportée ! Après tout, elle en
rougissait rien qu’à se le rappeler !
Il la sentit se raidir et lui releva le menton, la forçant à affronter son regard.
Elle n’était pas sûre exactement de ce qu’elle s’était attendue à voir dans celui de Rafiq. En tout cas, elle
ne s’attendait pas à le trouver si grave, si tendu. Il avait presque l’air de souffrir.
— Rafiq ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Rafiq lui répondit d’un semblant de sourire.
— Rien que quelques mètres d’éloignement ne puissent régler.
Un sursaut de son membre viril lui épargna de devoir s’expliquer plus amplement. Belle était si
préoccupée de sa propre conduite qu’elle n’avait pas pensé que Rafiq puisse éprouver les mêmes
scrupules… Elle fut heureuse de constater qu’il était affecté du même mal qu’elle.
— L’éloignement n’est pas la seule solution, murmura-t-elle en regardant les yeux de l’homme
s’agrandir de surprise.
Mais celui-ci secoua la tête.
— Hors de question. Je ne veux pas te faire mal. Tu dois te sentir courbaturée… Nous n’avons pas besoin
de…
Mais le désir avait envahi son regard. Elle glissa sa main entre eux et le rapprocha d’elle. Elle le sentit
haleter.
— Si, justement, murmura-t-elle, déposant tendrement ses baisers sur le torse musclé.
Rafiq avait fermé les yeux et cela décupla l’audace de Belle. Si seulement elle pouvait lui faire éprouver
le dixième du plaisir qu’il lui avait donné précédemment, elle serait comblée. Il ne lui fallut qu’une
seconde pour se positionner au-dessus de lui et l’enfourcher. Les yeux de Rafiq s’ouvrirent en grand. Il
semblait dévoré du même désir brûlant qui la tourmentait. Elle s’abaissa doucement vers lui, profitant
de la magie de cet instant et du lien qui les unissait, et qui ne pouvait être uniquement physique, elle en
était sûre à présent. Chaque battement de son cœur témoignait de la profondeur de cette émotion. Et,
si elle regardait au fond des yeux de Rafiq, elle pouvait lire les mêmes symptômes.
Elle ouvrit la bouche, à tel point possédée par la beauté de l’instant qu’elle fut sur le point de révéler la
vérité, de laisser échapper son secret. Sur le point d’avouer son amour…
Mais Rafiq bougea, posa les deux mains sur ses hanches, intensifiant encore leur union. La spirale de
désir qui les entraînait entama un nouveau cycle qui leur fit perdre la tête. Belle sombra dans cet état
second où toute parole était inutile et même impossible.
Et ce qui avait commencé comme un cadeau de sa part devint un délice mutuellement partagé. La
poigne calme de Rafiq empêchait sa compagne de chercher trop vite la satisfaction de son besoin. Il lui
imposa au contraire la délicieuse attente, expérience ultime du plaisir partagé.
Chaque mouvement était un florilège de sensations. Et, au-delà du plaisir physique, un simple regard de
Rafiq la menait au paradis. Leurs deux souffles semblaient se faire écho et, lorsqu’elle sentit monter du
tréfonds d’elle-même les tremblements qui annonçaient la jouissance, elle sentit les mouvements de
Rafiq s’accélérer. Elle bascula d’un seul coup, juste au moment où un assaut puissant annonçait
l’épanchement de Rafiq. Le spasme interminable poussa Belle à crier le prénom de son amant mais son
cri fut noyé sous le rugissement d’animal foudroyé que Rafiq laissa échapper au même instant.
Belle s’écroula sur son torse, passa ses bras autour de son cou. Le plaisir avait été cataclysmique, et elle
avait besoin de se sentir protégée par sa force rassurante. La preuve élémentaire du désir de son amant
qui résidait dorénavant au plus profond de son corps lui fit vivre un instant de plaisir primitif. Elle se
sentait épuisée, mais heureuse, étonnée par l’intensité du voyage qui…
— On ne s’est pas protégés ! murmura-t-elle soudain.
Comment avait-elle pu être aussi négligente ? Comment avait-elle pu à ce point se laisser absorber par
son désir ?
— Il n’y a rien à craindre, habibti…
Sa voix grave était éraillée et elle fut heureuse de l’avoir à tel point chamboulé.
— Tu n’as rien à redouter en ce qui concerne les maladies, reprit-il avec un grand sérieux. Et je ne pense
pas, te connaissant, qu’il faille que je m’inquiète de mon côté.
Sa main chaude descendait à présent le long du dos de Belle. Elle se sentit plus détendue, malgré sa
préoccupation.
— Ce n’était pas ce qui me souciait. Je voulais dire que je n’utilise pas de moyen de contraception…
Il était peu probable qu’elle puisse concevoir un enfant si tôt dans son cycle mais le risque ne pouvait
être ignoré. Elle sentit un frisson à cette idée, et se demanda s’il s’agissait de peur ou d’autre chose. La
voix de Rafiq se radoucit et il lui répondit :
— Nous sommes mariés, Belle. Il est naturel que nous ayons des enfants ensemble.
Ces mots semblèrent flotter dans l’air quelques instants, évoluer en cercle devant ses yeux comme la
main de Rafiq sur ses hanches. Elle aurait dû s’habituer à sa manière de la toucher, mais il y avait dans sa
caresse quelque chose de nouveau. Chaque mouvement sur sa peau semblait affirmer qu’elle était à lui.
Au moment où la main de Rafiq quitta sa hanche, elle se sentit tout à coup fragile, presque délaissée.
— Qui sait ? reprit-il. Le miracle de la vie est peut-être à l’œuvre à l’instant même. Il est possible que
j’aie planté la semence d’où naîtra l’héritier du trône de Kharoum…
Ces mots eurent un effet particulier sur Belle. Elle sentit son ventre se nouer, et un sentiment
d’impatience brûlante l’emplit à l’idée de porter cet enfant, l’enfant de Rafiq, bien qu’elle n’ait jamais eu
le désir d’être mère. La pensée d’être enceinte de son mari lui semblait juste et parfaite. Devant ses
yeux défilèrent des images d’eux ensemble, autour d’un bébé adorable aux cheveux sombres…
Mais l’instant d’après, le charme se rompit. Il fallait voir ces images pour ce qu’elles étaient : de purs
fantasmes. Elle aurait aimé qu’un enfant naisse de leur amour, mais tout ce dont Rafiq se préoccupait
était sa succession. Sécuriser l’avenir de son royaume, voilà ce qui lui importait.
Ce n’était pas l’idée de faire un enfant avec elle qui lui plaisait, mais la possibilité d’avoir un héritier qui
avait empli sa voix de fierté. L’enfant légitime d’un monarque régnant. Tel était son cahier des charges.
Belle pressa vivement ses paupières l’une contre l’autre. Elle ne pleurerait pas ! Pas cette fois-ci, à aucun
prix. Elle avait besoin d’être seule pour laisser libre cours à sa déception. Elle fit donc un mouvement
pour s’écarter du corps musclé de Rafiq. Il comprendrait son besoin de se reposer, même si sa virilité
semblait insatiable.
Rafiq la retint en passant ses bras autour d’elle.
— J’ai besoin de dormir, mentit-elle.
Elle avait de fait besoin de réfléchir, de reprendre le contrôle de ses émotions.
— Eh bien, endors-toi contre moi ! dit-il gentiment.
— Non, je vais me mettre là-bas et…
— Tu vas rester là où tu es. J’aime te serrer tout contre moi.
Belle ne put s’empêcher de ressentir une joie nouvelle à ces mots. Mais il lui fallait se protéger,
dorénavant. Elle refréna ses émotions. La main de Rafiq se posa sur sa hanche, les battements de son
cœur prirent un rythme lent et régulier. Il ne tarderait pas à s’endormir… Belle se remémora la
satisfaction évidente de Rafiq à l’idée d’avoir un héritier. Elle n’aurait pas dû en être surprise. Elle s’était
engagée en connaissance de cause : ce mariage n’était rien d’autre qu’une manière de faciliter les
choses jusqu’à ce que les forces de sécurité mettent la main sur les chefs de la rébellion. Rafiq avait
montré clairement ses intentions quant à l’aspect physique de leur union. Puisqu’ils étaient mariés, il
était pour lui logique qu’elle en vienne à être enceinte. Mais jamais il n’avait parlé d’engagement
sentimental.
Elle ne pouvait pas lui en vouloir : il l’avait épousée pour des raisons politiques, soit, mais Rafiq était un
homme honorable, qui avait risqué sa vie pour elle et même encouru le courroux de son peuple en
payant une rançon inestimable. Il ne lui avait ni menti ni fait aucune promesse qu’il n’ait tenue. A quoi
d’autre aurait-elle dû s’attendre ? Il était le prince d’un Etat souverain plutôt conservateur, et avait été
élevé depuis sa plus tendre enfance dans le culte du chef. Alors évidemment, maintenant qu’il était lui-
même dirigeant, il n’allait pas se sentir coupable de coucher avec sa propre femme, ni d’y trouver du
plaisir.
La faute était entièrement sienne, songea Belle : elle s’était jetée dans un piège qu’elle aurait dû éviter à
tout prix. Mais elle s’était persuadée que tout irait bien, que c’était mieux pour le royaume, mieux pour
ce peuple qu’elle avait appris à aimer, et mieux pour Rafiq qui affrontait chaque jour les ennemis de la
démocratie. Belle s’était convaincue que cette union rembourserait la dette contractée auprès de lui.
Sans son intervention, Duncan et elle seraient probablement morts de déshydratation ou des blessures
causées par le cyclone.
Belle soupira. Il fallait admettre que toutes ces belles raisons en cachaient une autre : elle s’était mariée
par amour. Elle avait vu le piège, mais s’était donnée tout entière à l’homme qu’elle aimait, repoussant
les arguments de sa raison. N’avait-elle pas espéré, aussi, qu’une fois marié Rafiq tombe également
amoureux d’elle ?
Elle avait cru aux contes de fées. Et il semblait qu’elle y croie encore, puisque quelques minutes plus tôt,
dans la fièvre de sa passion, elle avait failli avouer son amour à voix haute. Heureusement qu’elle s’était
abstenue ! La simple luxure pouvait tout à fait expliquer le comportement passionné de Rafiq, sans que
s’y mêle aucun sentiment.
Et voilà qu’à présent il évoquait la possibilité que de leur union naisse un enfant. Un enfant né d’un
couple légitime, oui, mais sans amour.
* * *
Rafiq attendit d’être sûr que Belle soit endormie pour la faire délicatement rouler sur le côté avant de la
recouvrir d’une couverture de soie. Elle devait être épuisée pour dormir aussi profondément. D’un
tendre geste de la main, il ôta une mèche dorée du visage de Belle et la passa derrière son oreille. Il put
ainsi voir qu’elle avait une marque rouge à la base du cou. Il devait bien s’avouer qu’il avait perdu tout
contrôle sur lui-même, tout à la joie intense de la posséder enfin.
Malgré tout, il était agréable de songer qu’elle était à lui, et de manière irrévocable. Il aurait de
nombreuses autres occasions de renouveler cette possession : il avait toute une vie pour satisfaire le
désir qu’il avait d’elle.
Il continua à la détailler du regard. La finesse de ses traits faisait de cette femme une beauté classique,
et un simple froncement de ses sourcils bien dessinés pouvait donner à croire qu’elle était hautaine ou
distante, mais il suffisait de regarder sa bouche et son sourire franc pour voir qu’il n’en était rien. Sa
bouche trahissait sa nature profonde, pensa-t-il, sa tendresse comme son caractère passionné.
Dorénavant, voilà qu’elle était à lui : une femme délicate, pleine de vie, pulsant de désir et qui possédait
un courage faisant défaut à bien des hommes. Tout ce qui s’était passé depuis son enlèvement le
prouvait. Elle avait même réussi à conquérir le cœur des Kharoumis en s’adressant à eux dans leur
propre langue le jour du mariage…
Rafiq sentit un immense sentiment de fierté lui soulever la poitrine. Elle serait une reine parfaite pour le
royaume. Et une épouse hors du commun. Sans parler de la mère qu’elle serait pour leurs enfants…
Depuis qu’elle lui avait dit ne pas être protégée, il ne pouvait échapper à l’image de son ventre arrondi
par ses œuvres. Bien sûr, leur attachement n’avait fait que croître depuis qu’ils s’étaient rencontrés,
mais une grossesse l’attacherait à lui plus sûrement que ne le ferait aucun papier ou aucune morale.
Voilà ce qu’il voulait : la certitude qu’elle reste pour toujours à ses côtés.
Mais elle, se sentait-elle prête à être mère ? Il aurait dû la sonder un peu avant de faire connaître sa
propre opinion. Il lui faudrait être plus prudent à l’avenir.
Il glissa hors des draps et fit quelques pas sur les grands tapis, à la recherche de leurs vêtements
éparpillés. Belle avait besoin de repos, et il ne se faisait pas assez confiance pour rester étendu près
d’elle sans avoir très vite envie de lui refaire l’amour. Rafiq enfila son pantalon et ramena ses cheveux
en arrière.
Il souleva l’entrée de la tente et profita de la douce chaleur, contemplant le paysage qu’il connaissait si
bien. Il se sentait bien ici, accompagné de Belle. Chaque chose semblait être à sa place. Durant une
seconde, il imagina la merveilleuse rencontre qui aurait pu avoir lieu si son grand-père avait été encore
en vie. Rafiq aurait aimé lui présenter sa femme, lui montrer qu’il suivait le chemin que son aïeul avait
tracé.
Il s’étira, détendu et satisfait de son rêve éveillé. Il suivit du regard le vol gracieux d’un faucon qui
surplombait les rochers et piqua soudain de l’autre côté, vers une dune de sable. Avait-il repéré une
proie ? Soudain, le regard de Rafiq, attaché au vol de l’oiseau, se fixa sur une ligne sombre qui maculait
la dune de sable vierge. Les traces de cavaliers…
Il se mit à réfléchir à cent à l’heure. Belle et lui étaient arrivés par le côté rocheux de l’oasis et il n’y avait
alors aucun signe de passage sur ces dunes. De plus, l’hélicoptère avait vérifié la zone. Ces traces étaient
donc récentes.
La mâchoire de Rafiq se serra lorsqu’il réfléchit aux implications de sa découverte. Il se recula à
l’intérieur de la tente, pour ne pas constituer une cible. Pourtant, les hommes de sa garde personnelle
étaient à proximité. Tant que Selim ne serait pas capturé, il savait qu’il ne pouvait emmener Belle dans
le désert sans précautions. Ses soldats roulaient en 4x4, stationnés juste derrière les dunes, afin de
préserver l’intimité de leur cheikh. Mais, dans ce cas, auraient-ils laissé passer des hommes à cheval
dans cette zone ultra-sécurisée ? Non, il avait dû leur arriver malheur. Les cavaliers étaient passés au
travers du cordon de sécurité… Et Rafiq se doutait de leur identité. En une autre occasion, il aurait béni
l’opportunité de briser le cou de ce chacal de Selim. Mais pas aujourd’hui. A présent, Belle était avec lui,
et si jamais il lui arrivait quoi que ce soit…
12.
— Belle…
Rafiq joignit ses lèvres aux siennes une courte seconde, juste le temps de la réveiller. Puis sa voix s’éleva,
calme, mais étrangement déterminée, et sa main se posa sur la joue de Belle.
— Ne fais pas de bruit. Il faut que tu te lèves, maintenant. Nous sommes en danger.
A ces mots, les yeux de la jeune femme s’écarquillèrent. Elle ouvrit la bouche pour essayer de
comprendre, mais Rafiq lui fit signe de garder le silence.
Son front était barré de lignes soucieuses, son regard dur, et elle sentit que ce qu’il redoutait le plus
était probablement sur le point de se dérouler. Un frisson glacé la saisit au souvenir des hommes sans
pitié qui l’avaient enlevée.
— Il va falloir me faire confiance, reprit-il, et faire ce que je te dis. Tu comprends ?
Elle fit un signe d’approbation. Rafiq ne détacha pas tout de suite son regard du sien, et l’émotion
qu’elle y décela la mit en émoi. Puis le visage de son époux redevint le masque impassible qu’il arborait
dans les moments de crise.
— Tiens, dit-il en lui tendant quelque chose avant de s’écarter d’elle. Couvre-toi.
Belle se rendit compte que tout son corps tremblait de nervosité, et elle eut beaucoup de mal à enfiler
ce qu’elle finit par identifier comme étant la chemise de Rafiq. Elle se sentit mieux une fois que le coton
eut recouvert ses épaules, comme si la chaleur de son mari la protégeait dorénavant. A peine avait-elle
eu le temps d’en fermer les premiers boutons qu’ils entendirent un bruit étouffé venant de l’extérieur.
Elle tourna vivement la tête vers Rafiq qui n’avait pas bougé d’un pouce et chuchotait en arabe dans un
talkie-walkie ; il camoufla ensuite celui-ci sous l’un des nombreux tapis et se dirigea vers elle.
— On va nous venir en aide. Quoi qu’il arrive, n’oublie pas qu’à partir de maintenant il nous faut
simplement gagner du temps, fit-il en la prenant doucement aux épaules.
— Rafiq, murmura-t-elle, désespérée à l’idée que, s’ils devaient mourir ici, elle n’aurait plus l’occasion de
lui confier le secret de son cœur, Rafiq, je t’…
Une apostrophe en arabe lancée d’une voix sonore la coupa dans son élan. Plusieurs hommes en armes
pénétrèrent d’un coup dans la tente. Rafiq, calmement, se dressa entre eux et Belle, la protégeant de
son corps. Mais Belle eut le temps de s’apercevoir avec horreur qu’elle connaissait leurs assaillants. Le
petit à tête de furet avec son sourire vicieux, et le géant, sur le côté, qui tripotait nerveusement son long
couteau recourbé… Celui-là, elle ne pourrait pas l’oublier. C’était lui qui avait brisé la jambe de Duncan
comme un fétu de paille. Elle le regarda droit dans les yeux sans y découvrir aucun éclat d’humanité, et
se sentit tout à coup prise de nausées. Elle se rapprocha en tremblant du dos de Rafiq et posa la main
sur lui, comme pour lui demander de partager avec elle un peu de sa force.
— Que veux-tu, Selim ? demanda Rafiq d’une voix forte à l’homme qui venait à son tour de pénétrer
dans la tente. Sont-ce là des manières pour présenter tes respects à ton cheikh ?
L’homme ne répondit pas immédiatement. Son visage resta une seconde impassible puis la mince ligne
de ses lèvres sembla s’affiner encore. Il fit un pas vers le couple et ses hommes se groupèrent derrière
lui. Qu’allait-il se passer ? Belle frémit. Ils étaient armés jusqu’aux dents et eux n’avaient pas même un
poignard !
Selim se planta devant Rafiq et débita un flot de paroles que Belle ne pouvait espérer comprendre. Mais
leur situation n’était que trop claire. Selim, le renégat de la famille, allait parvenir à ses fins et prendre le
pouvoir…
Belle étudia l’expression déterminée du nouveau venu, la dureté de ses traits. Voilà un homme qui ne
reculerait pas.
— Ah, bien sûr, l’interrompit Rafiq. Un simple transfert de pouvoir ! Et tellement plus légitime si je suis
présent à la cérémonie, tout disposé à te confier les rênes du pays !
Selim sourit, et son œil évoquait celui d’un oiseau de proie. Il affichait un air satisfait qui fit frissonner
Belle de terreur. Ce cousin avait l’air bien plus dangereux qu’aucune des armes pointées sur eux.
Combien de temps faudrait-il aux secours pour les atteindre ? Chaque seconde lui semblait une éternité,
et elle avait l’impression que les deux cousins parlaient depuis des heures… Le temps… Gagner du
temps. Voilà ce que Rafiq avait dit. C’était probablement la raison pour laquelle il le faisait parler.
Mais Selim n’était pas né de la dernière pluie. Rapidement, il mit un terme à la conversation et jeta
quelques mots à ses hommes de main. L’un d’eux quitta la tente et les deux autres s’avancèrent, l’un
vers Rafiq et l’autre, vers elle. C’était lui qui l’avait frappée lors de son enlèvement. Le bandit, l’air
sadique, avait l’air heureux de la revoir et Belle se pressa un peu plus contre Rafiq.
Celui-ci fit un pas de côté et se retrouva ainsi face à face avec le géant qui voulait s’en prendre à sa
femme. Rafiq prononça quelques mots en arabe d’un air déterminé qui fit hésiter le ruffian. Le second,
avec sa tête de furet, avait l’air de se délecter de la situation et la regarda tout à coup avec convoitise,
ce qui la terrifia un peu plus.
— Nous allons vous suivre, dit Rafiq. Mais personne ne touche à ma femme.
Pendant une seconde, personne ne bougea. Belle regarda par-dessus l’épaule de Rafiq : chacun semblait
hésiter devant l’autorité naturelle du cheikh. Puis Selim jeta quelques mots en arabe, probablement une
allusion vulgaire qui fit rire ses hommes, et le géant tendit le bras vers elle.
Tout se passa très vite alors. Rafiq fit un pas vers lui, son poing vola et, avant que Belle ait pu
comprendre quoi que ce soit, le géant était genou à terre, plié en deux en se tenant l’estomac. Son
camarade laissa échapper un juron et pointa immédiatement son pistolet en direction de Rafiq. Belle
laissa échapper un cri de terreur.
— Tais-toi, catin ! lança Selim avec un fort accent. Un seul cri de ta part et tu verras ton cher époux
s’éteindre sous tes yeux !
Belle n’avait aucun doute sur la réalité de la menace. L’estomac noué, elle comprit qu’il n’y avait rien à
faire. Rien d’autre qu’attendre le dénouement de ce drame, en priant pour qu’ils voient le soleil se lever
de nouveau.
La brute se leva, titubant un peu ; il grogna une forme d’imprécation et Belle put voir au fond de son
regard qu’ils avaient peu de chances de s’en sortir vivants. Selim jeta un ordre, mais le bandit ne
l’écouta pas. Au contraire, il sortit son couteau à lame recourbée de son fourreau.
— Rafiq !
Le cri d’angoisse de Belle fut couvert par la voix autoritaire de Selim, qui n’appréciait pas l’initiative de
son homme de main. Mais le bandit semblait décidé et rejeta l’ordre de son chef d’un haussement
d’épaules.
Il n’y avait qu’une seule issue possible à ce combat. Rafiq avait beau être musclé et agile, il n’était pas de
taille à affronter un homme aussi massif, et bien armé.
Quelques secondes passèrent silencieusement. Les deux hommes se toisaient. Puis, tout à coup, il y eut
une série de mouvements rapides de part et d’autre. Les adversaires se rapprochèrent et Belle vit la
lame scintiller, volant droit vers le cœur de Rafiq. Elle étouffa un gémissement, mais déjà Rafiq esquivait
le coup, au tout dernier moment, déstabilisant son adversaire et l’entraînant au sol. Il prit alors le dessus
et fit de son mieux pour contenir le géant. Mais l’homme était puissant ; la situation se renversa en un
instant et le bandit parvint à se remettre sur pied, faisant chanceler Rafiq.
Belle regardait désespérément autour d’elle, cherchant ce qui pourrait lui servir d’arme. Mais
l’aménagement de la tente avait été prévu pour l’amour… Il y eut un bruit sourd de lutte, aussitôt suivi
d’un grognement de douleur inarticulé. Une longue traînée de sang s’épandit à terre, maculant les
somptueux tapis.
Il n’y aurait pas de quartier. Les deux corps roulèrent aux pieds de Belle, et elle entendit un craquement
sourd qui lui rappela celui de la jambe de Duncan. Elle était folle d’angoisse. Jamais elle ne s’était sentie
aussi affreusement inutile qu’en ce moment où elle regardait celui qu’elle aimait se battre comme un
lion pour sa vie.
Elle eut la tentation de se jeter sur l’immense agresseur, et allait mettre son projet à exécution lorsque,
tout à coup, les deux corps eurent un spasme, un gémissement se fit entendre et une deuxième vague
de sang, plus importante, jaillit. Le pire était arrivé… Belle resta les yeux fixés sur les corps étrangement
emmêlés, certaine que, lorsque le vainqueur se redresserait, sa vie aurait changé pour toujours. Elle
essaya le temps d’une seconde d’imaginer l’existence sans Rafiq, mais son imagination refusait
l’inacceptable.
Selim fut le premier à réagir, jetant quelques mots en direction des combattants. Belle ne put remarquer
que le cousin de Rafiq avait l’air inquiet, tant elle était elle-même bouleversée. Elle ferma les yeux,
paralysée, incapable d’admettre l’inévitable.
— Belle…
Ce fut la voix de Rafiq qui la secoua de sa torpeur. Son mari était devant elle, à genoux, le flanc ouvert et
la gorge rouge de traces de doigts sanglants. Il fit de son mieux pour se lever en tremblant. Derrière lui
gisait le corps sans vie de son adversaire, dans une mare de sang.
— Rafiq !
La voix de Belle était étranglée, déchirée par l’émotion. Elle fit un pas vers lui, bras grand ouverts, mais
du coin de l’œil elle aperçut un mouvement qui attira son attention. Le deuxième homme de main, le
petit au regard vicieux, pointait son revolver en direction de Rafiq, lentement, mais d’un air absolument
déterminé.
Non !
Belle se jeta en avant, renversant Rafiq sur son passage. Il y eut une explosion puis plus rien.
L’immensité vide du silence, le repos confortable de l’ombre…
13.
Belle se réveilla et reconnut la chambre d’hôpital qu’elle avait occupée précédemment. Quelle
coïncidence, qu’on l’ait placée deux fois au même endroit… Sauf que cette fois-ci elle n’était plus aussi
impatiente d’en sortir.
La première fois qu’elle avait été soignée ici, elle avait souhaité s’échapper au plus vite tant elle était
impatiente d’oublier les traumatismes liés à son enlèvement. Elle était sûre que le retour au travail
serait le meilleur antidote…
Belle ne put s’empêcher de sourire. Rien ne s’était déroulé comme prévu depuis… A présent, elle
quitterait l’hôpital non plus en tant qu’archéologue impatiente de reprendre ses travaux mais en tant
qu’épouse du cheikh Rafiq al Akhtar, prince souverain du royaume de Kharoum. Elle ne gouvernait plus
sa destinée, liée qu’elle était à celle de Rafiq.
Belle sentit une impression étrange l’envahir. Elle ne savait pas comment aborder l’avenir. Devait-elle se
sentir excitée, heureuse, ou angoissée ? Pour l’instant, elle était comme dans un cocon de soie, séparée
du monde par son enveloppe qui filtrait les émotions les plus intenses. Il était étrange d’accepter, pour
une fois, de ne pas tout contrôler.
Lorsqu’elle s’était éveillée pour la première fois après sa blessure, un médecin l’avait tout de suite
prévenue que Sa Majesté le prince se rétablissait, le coup de couteau ayant manqué les organes vitaux.
A partir de là, heureuse et rassurée, Belle avait refermé les yeux. Elle s’était réveillée et rendormie ainsi
plusieurs fois.
Maintenant qu’elle était de nouveau consciente, elle sentait la douleur malgré la sédation. Les médecins
l’avaient rapidement rassurée en lui annonçant que la balle avait pu être retirée de son épaule, et
qu’avec un traitement approprié et un peu de repos elle serait bientôt sur pied.
Daoud était également venu la voir, la félicitant pour son courage, et pour sa chance aussi. On avait peu
de chance de survivre en se jetant au-devant d’une balle…
Alors qu’elle était miraculée, pourquoi se sentait-elle aussi… vide ?
Belle soupira et laissa son regard errer sur les gerbes de fleurs qui s’amassaient dans sa chambre. A son
chevet, un magnifique bouquet d’orchidées avait été mis en valeur par une aide-soignante
consciencieuse.
— Un cadeau de Sa Majesté, lui avait murmuré celle-ci.
Rafiq… Les lèvres de Belle tremblèrent et elle détourna la tête. Elle n’avait vu son époux que deux fois
depuis le combat sous la tente. Il avait été présent dès qu’elle avait ouvert les yeux : à peine le
chirurgien avait-il eu le temps de lui donner des nouvelles du prince que Rafiq lui-même avait surgi pour
lui prendre la main, se frayant un passage à coup d’épaules parmi les assistants du chirurgien. Mais elle
s’était bientôt évanouie de nouveau.
Il était revenu, la nuit dernière. Lorsqu’il avait passé la porte, elle avait cru que son cœur allait s’arrêter
tellement il était beau. Elle avait senti son pouls s’accélérer.
Néanmoins, son élan avait été brisé par le regard de Rafiq. Il n’était pas venu vers elle, mais avait
attendu, loin du lit, les mains croisées dans le dos. Il ne s’était pas assis, et même pas approché. Il était
resté droit et tendu, sombre, hors de portée.
Elle n’avait pas non plus tendu le bras pour essayer d’établir un contact : elle avait su se retenir, une fois
le premier émoi passé. Elle n’allait pas ainsi afficher ses élans de tendresse alors qu’il s’adressait à elle
d’un ton neutre en évoquant la venue possible de sa mère qu’il avait contactée en Australie. Il lui avait
parlé seul à seule, et pourtant leurs yeux ne s’étaient pas rencontrés une seule fois. Une fois que Rafiq
en avait eu terminé avec le détail de la capture des conspirateurs par les forces de sécurité qu’il avait
alertées, il l’avait prévenue qu’on aurait besoin d’elle au procès, puis il s’était retiré.
Depuis, il semblait à Belle que son cœur était mort. Elle avait fait le deuil de ses désirs fantasques, et
réalisé que c’était la fin de leur couple. C’était logique, puisque le mariage avait été arrangé à des fins
politiques qui n’avaient aujourd’hui plus d’importance.
Elle avait passé la nuit, songeuse, à réfléchir à ce que disait la loi de ce pays en matière de divorce.
— Belle…
C’était la voix de Rafiq, aussi veloutée et troublante que jamais. Elle leva les yeux et le contempla. La
robe traditionnelle qu’il portait augmentait son aura, sa prestance. Durant un instant, une image lui
revint à la mémoire : le souvenir de ses longs cheveux reposant sur le torse de Rafiq, lorsqu’ils étaient
sous la tente. Les caresses qu’il lui avait prodiguées, le désir au fond de ses yeux… Mais tout cela avait
été une erreur. Une aberration. Il fallait se débarrasser de ce souvenir.
— Bonjour, Rafiq. Tu es venu… me chercher ?
Rafiq s’arrêta une seconde, interloqué.
— Evidemment. Je suis ton mari…
C’était là son devoir, et Rafiq ne plaisantait pas avec ce genre de choses. Il accomplirait toutes ses
obligations avec rigueur. Quand comptait-il lui annoncer que leur mariage prenait fin ?
— Tu es prête ? demanda-t-il après qu’on ait installée Belle dans un fauteuil roulant.
Belle jeta un œil en direction de son chevet.
— Mes orchidées…
Il était sans doute affreusement sentimental de s’attacher ainsi à des fleurs mais ce bouquet comptait
pour elle plus que tous les autres.
— Elles suivront, dit Rafiq en poussant la chaise vers la sortie, avant de remercier chaleureusement le
personnel.
L’équipe s’était groupée dans le hall pour souhaiter à la patiente princière un bon rétablissement. Belle
fit un effort pour se lever et les saluer mais elle chancela et, aussitôt, le bras de Rafiq la retint. Il la prit
dans ses bras.
— Tu ne devrais pas ! protesta-t-elle. Ta blessure…
Belle vit s’épanouir un petit sourire de fierté sur son visage. Un frisson la parcourut.
— Je vais bien, Belle. Assez bien pour porter ma femme.
Sa femme… Voilà qui la rappelait à ses devoirs. Belle ne dit rien, serra les dents et regarda droit devant
elle. La limousine attendait à l’extérieur. Elle sentit le souffle de Rafiq sur son cou, les muscles de son
torse contre elle, ses mains tenir fermement ses cuisses. Une fois à la voiture, il la déposa sur le siège
arrière et elle se plaça le plus loin possible de lui, mortifiée d’être aussi troublée par les quelques
instants qu’elle avait passés dans ses bras. Le trajet jusqu’au palais n’aurait dû prendre que quelques
minutes, mais la route était envahie par la population qui acclamait son prince et il fallut rouler au pas.
— Penses-tu qu’un sourire serait négociable ? murmura Rafiq en agitant la main en direction de la foule.
Certaines personnes attendent depuis des heures de te voir passer.
— De me voir passer ? demanda Belle, interloquée.
— Bien sûr, lui répondit-il très sérieusement. Tu es devenue une héroïne nationale, Belle. Tu as sauvé
leur prince d’une mort certaine. Chaque homme, chaque femme et chaque enfant savent que la jeune
et belle épouse du cheikh s’est jetée entre lui et son assassin pour lui sauver la vie. Et c’est la vérité. Tu
m’as sauvé la vie. Au péril de la tienne.
— Ce n’était rien…, souffla-t-elle.
Le regard de Rafiq étincela puis il se maîtrisa. Après une pause, il reprit :
— Cet acte de bravoure dont tu sembles faire si peu de cas a convaincu jusqu’au dernier des
conservateurs que j’avais finalement bien fait de t’épouser.
Belle se mordit la lèvre pour masquer sa déception. Elle espérait un témoignage de reconnaissance plus
personnel, moins politique. L’amertume lui serra la gorge.
Elle se retourna vers la vitre et leva machinalement la main vers la foule qui la regardait à l’extérieur.
Qu’il était difficile de leur sourire…
* * *
Rafiq jeta un regard en coin à sa femme et se demanda une nouvelle fois s’il avait bien fait d’insister
pour qu’elle sorte de l’hôpital aujourd’hui. Le docteur avait prévenu que Belle était encore en état de
choc, même si son corps récupérait plutôt bien de la blessure. Une équipe médicale allait de toute
manière la prendre en charge dès son arrivée et elle aurait tous les soins dont elle pourrait avoir besoin.
Le souvenir du coup de feu lui revint un instant à la mémoire et comme chaque fois Rafiq se sentit sur le
point de défaillir. Il ne pouvait supporter cette image qui se présentait régulièrement à ses yeux dès qu’il
baissait la garde. Il revoyait Belle inconsciente, couverte de sang, la vie s’échappant d’elle à chaque
pulsation. Il revoyait ses grandes mains inutiles qui n’avaient pas su l’aider, entendait ses cris la
suppliant de rester en vie.
Le froid, comme chaque fois, le saisit intérieurement. Il avait failli la perdre. Tout cela parce qu’il l’avait
mise lui-même en danger avec son plan stupide pour la faire succomber à ses charmes, pour la mettre
en confiance. Comment avait-il pu ainsi l’exposer alors que Selim n’avait pas encore été capturé ?
Certes, les officiers de sa garde lui avaient assuré que l’oasis était sans danger. Mais il aurait dû s’en
tenir à son plan initial et rester au pavillon de chasse où la sécurité était sans faille… C’était sa faute si
Belle avait été blessée. Sa faute si elle avait du mal à surmonter le choc de sa blessure ! Il n’était pas
digne d’être son époux. Et d’ailleurs, très vraisemblablement, elle allait lui demander le divorce,
maintenant que la raison de leur mariage avait disparu.
Malade de désespoir, il se demanda s’il aurait la force d’y consentir. Mais, elle méritait de choisir son
avenir en toute liberté. Déjà, lors de sa deuxième visite, il avait fait de son mieux pour ne pas s’imposer
à elle, pour ne pas lui compliquer la tâche. Mais pour sa sortie d’hôpital, il n’avait pu se retenir de la
prendre dans ses bras.
Lorsque la limousine arriva à l’entrée du palais, une nuée de serviteurs se déploya pour leur venir en
aide, l’un d’eux avec une chaise roulante. Mais Rafiq les prit de vitesse et porta une nouvelle fois Belle
dans ses bras. Il faudrait qu’elle exprime elle-même le désir de s’en aller pour qu’il desserre son étreinte,
mais d’ici là sa place était contre lui.
Une fois entrés, ils se trouvèrent accueillis par Daoud. Celui-ci portait une valisette de cuir à la main.
— Votre Altesse, dit-il en s’inclinant devant Belle. Je suis heureux de vous accueillir chez vous.
— Merci, Daoud, répondit-elle, la voix trop tendue pour être naturelle.
— Ma femme est fatiguée, dit Rafiq brusquement. Nous nous occuperons de la valisette plus tard,
lorsqu’elle se sera reposée.
— Je ne suis pas fatiguée, coupa Belle sur le même ton, si éloigné de sa douceur habituelle. Qu’y a-t-il là-
dedans ?
— Rien qui ne puisse attendre, marmonna Rafiq sans la poser et en s’engageant dans un long couloir.
— Daoud ? insista Belle. Qu’est ceci ?
— C’est-à-dire que… il s’agit là d’une tradition, Votre Altesse, dit Daoud d’un ton un peu contrit en les
suivant. Lorsque le prince se marie, il doit apparaître avec son épouse devant le peuple, elle arborant…
— Ah, bien sûr, l’Œil du Paon ! coupa Belle. Vous l’avez retrouvé ?
Rafiq la regarda du coin de l’œil, en espérant discerner une trace de plaisir ou d’excitation dans ses
paroles. Allait-elle sortir de sa froide réserve ?
— Oui, répondit Daoud, mais hier seulement.
— Bien, je suppose qu’il me faudra le porter, alors, dit Belle sans enthousiasme. Si la tradition le veut,
alors nous allons nous y soumettre, puisque c’est le devoir d’un couple princier.
Rafiq se rembrunit. Il y avait un soupçon de sarcasme dans la voix de Belle. Que n’aurait-il pas donné
pour la retrouver telle qu’elle était avant tout cela, passionnée, chaleureuse…
— Très bien, interrompit Rafiq en se dirigeant vers la salle du trône. Débarrassons-nous de cette
formalité. Suivez-nous, Daoud.
* * *
Belle resta sans voix, fascinée par ce collier magnifique, dont l’orfèvrerie impressionnante en faisait une
œuvre d’art. Chacune de ces pierres devait valoir la rançon d’un roi. Rafiq avait abandonné cela pour
elle ? Cela semblait incroyable. Néanmoins, il fallait relativiser les choses : il l’avait surtout cédé pour des
raisons politiques, et pour préserver son pays de l’opprobre internationale. Enfin, cela ne lui retirait pas
tout crédit. Peu de souverains auraient payé la rançon d’étrangers au prix d’un trésor national.
Le regard de Belle passa du collier, posé sur son écrin de velours bleu sombre, au visage de Rafiq qui la
regardait par-dessus son épaule. Il semblait toujours impassible. A quoi pouvait-il bien songer ?
— Vous pouvez vous retirer, Daoud, merci, dit Rafiq d’un ton sec. Faites dire au chambellan que nous
allons paraître dans un instant. Pas longtemps, ma femme a besoin de repos.
— Je pense que le peuple comprendra, Votre Altesse, répondit Daoud en s’inclinant avant de quitter la
pièce.
— Tu es sûre de toi, Belle ? demanda Rafiq, se tournant vers elle.
Elle acquiesça. Autant en finir rapidement car elle n’était pas si vaillante que cela. Maintenant qu’ils
étaient au palais, il lui semblait que ses émotions refaisaient surface de manière imprévisible. Il lui serait
difficile de se composer longtemps un visage en public. Rester calme à proximité de Rafiq n’était pas
chose facile.
Rafiq souleva le collier de son écrin, et Belle vit la lumière se refléter à l’infini au travers des pierres
précieuses. Puis il vint derrière elle et passa le collier autour de son cou. Il écarta la chevelure de la jeune
femme, et elle entendit le déclic du fermoir. Le collier pesait lourd, comme un symbole de ses devoirs.
Belle prit une longue inspiration et se regarda dans le miroir. Il n’y avait plus grand-chose en elle qui lui
rappelle l’ancienne Belle Winters.
Elle jeta un coup d’œil dans le miroir en direction de Rafiq. Il se tenait droit, grand et beau, en attendant
qu’elle soit prête, elle, la petite archéologue transformée par ce bijou magnifique. Même avec son bras
en écharpe et vêtue à l’occidentale comme elle l’était, quelque chose avait changé en elle.
Belle fronça les sourcils. Il était vrai qu’elle se sentait différente. C’était comme si le poids des traditions
s’était déposé sur ses épaules en même temps que le collier. Elle ressemblait véritablement à une
épouse royale.
Elle cligna des yeux, dubitative devant son propre reflet, et songea de nouveau que l’illusion était
parfaite. Pourtant, il manquait l’amour pour souder leur couple. Elle aurait préféré que, comme ses
ancêtres, Rafiq l’ait enlevée par simple désir, par pure convoitise, et non par calcul politique.
— Ne pleure pas, habibti…
Rafiq avait parlé d’une voix rauque, troublée par l’émotion. Belle pouvait à peine voir son visage tant sa
vision était altérée par les larmes. Sa gorge retenait à grand-peine les sanglots qui cherchaient à s’en
échapper.
— Belle…
La main de Rafiq caressa doucement sa joue. Puis, tout à coup, il se pencha et prit les mains de sa
femme entre les siennes.
— Belle, ma Belle, tout cela a été trop dur pour toi. Ce n’est pas grave, nous ferons cette présentation
au peuple plus tard, quand tu iras mieux.
Belle s’essuya les yeux pour tenter d’endiguer le flot de ses larmes.
— Non, donnons donc aux gens le conte de fées qu’ils sont venus voir. Et finissons-en.
Belle n’avait plus aucune intention de cacher son amertume. Il y eut un silence.
— Je ne vois pas exactement ce que tu veux dire par là, finit par dire Rafiq d’un ton calme. Tu sais, le don
de l’Œil du Paon n’est pas juste une cérémonie pour plaire au peuple…
Belle se rendit compte tout à coup que Rafiq lui serrait les mains de plus en plus fort. Puis elle leva les
yeux et vit une lueur étrange dans le regard de son époux. Immédiatement, elle sentit son cœur se
réchauffer peu à peu. Ce regard, c’était…
— Tu sais, continua-t-il, aux temps où les cheikhs entretenaient un harem, l’Œil n’était donné qu’à la
favorite. Seule cette élue du cœur le portait. Et, même si, comme je te l’ai dit, les choses ont changé
depuis lors, les al Akhtar sont restés fidèles à cette tradition. Ce symbole est celui d’une constante
affection entre les époux.
La lueur au fond des yeux de Rafiq était devenue flamboyante.
— L’Œil est donné à la nouvelle épouse pour symboliser son règne sur le cœur de son époux.
Rafiq se pencha pour embrasser une main, puis l’autre.
— Aujourd’hui, nous partageons la même chair, le même cœur, murmura-t-il en posant la main de la
jeune femme sur son propre cœur qui battait la chamade. Et je te donne l’Œil car toi seule en es digne.
Jamais je ne pourrai l’offrir à une autre. Aujourd’hui, tu es à moi, Belle, quelles que soient les
circonstances qui nous aient amenés à vivre ensemble.
La poigne de Rafiq était forte, bien réelle sur son bras. Il ne s’agissait ni d’un rêve, ni d’un fantasme.
Belle aurait voulu dire quelque chose, mais restait sans voix. Rafiq se laissa tomber à genoux devant elle.
— Je t’aime, Belle. Voilà pourquoi l’Œil est à ton cou. Tu es mon épouse, ma femme, mon amour.
Touche mon cœur et vois comme il bat pour toi, habibti. Tu es tout pour moi.
Belle tremblait de toute son âme. L’espoir renaissait et lui donnait des ailes. Rafiq avait avoué, Rafiq
l’aimait, elle avait le droit d’y croire, elle pouvait enfin l’accepter, elle… Etait-ce vrai ?
Belle tenta de retirer sa main, mais Rafiq la retint.
— Ce n’est pas cela, murmura-t-elle, tu m’as épousée pour le bien du royaume, pour… ne pas perdre la
face devant ton peuple…
Les mots de Belle s’égrenaient de plus en plus lentement à mesure qu’elle voyait grandir le sourire de
Rafiq.
— Evidemment, cette solution m’a été suggérée, mais crois-tu que j’aurais épousé n’importe qui par
peur du qu’en-dira-t-on ? Tu pensais donc que je n’avais aucune autre façon de régler mes soucis
politiques ?
— Mais hier soir tu étais si distant, comme si tu regrettais d’être obligé de me garder, finit-elle
douloureusement. J’ai cru que tu voulais mettre fin à notre arrangement…
Rafiq se fit plus sombre.
— Mes doutes de la nuit dernière n’étaient que des doutes sur moi-même, mais jamais je n’ai douté de
mon amour pour toi.
C’était dit, et c’était répété. La dernière preuve, l’indéniable, celle qui venait du fond du cœur, venait
d’être délivrée. Pour un homme comme Rafiq, d’un tempérament aussi fier, il était dur de confier ses
doutes.
Rafiq al Akhtar n’était pas le genre d’homme à reculer devant ses responsabilités, et il aurait pu diriger
son royaume sans l’aide de quiconque s’il l’avait souhaité. Mais il avait fait le choix courageux de la
démocratie, et il avait fait le choix de l’épouser. Elle…
Belle s’autorisa enfin à y croire, et une sensation délicieuse l’envahit. Elle ravala un sanglot d’émotion.
— Je n’ai été distant la nuit dernière, petite tigresse, que parce que je m’en voulais de t’avoir exposée
au danger. C’est une expérience qui me montre de nouveau que tout chemin est humble, même le
mien.
Belle put, pour la première fois, lire un peu de vulnérabilité au fond des yeux du cheikh.
— Tu es passée par tellement d’épreuves, et toutes par ma faute, continua-t-il d’une voix rauque. J’avais
peur que celle-ci ne soit celle de trop, et que tu décides de partir. C’était beaucoup, même pour une
femme de caractère telle que toi ! Je craignais tant que tu ne veuilles me quitter… Je t’en prie, dis-moi
qu’il n’en est rien !
Belle n’osait pas en croire ses oreilles. Tous ses rêves se trouvaient donc comblés ?
Elle reprit sa main et la leva jusqu’au visage de son époux. La mâchoire de celui-ci se serra lorsque la
paume de la jeune femme se posa délicatement sur sa joue.
— Tu n’as pas à m’en prier, Rafiq, murmura-t-elle enfin. Parce que, vois-tu, je n’ai aucune envie de
partir. Je t’aime.
Pendant un long moment, ils restèrent les yeux dans les yeux, à partager une communion intense,
incomparable. Le temps ne comptait plus, et ils ne formaient plus qu’un. C’était enfin la paix, la douceur,
la tendresse. C’était juste et parfait.
Peu importait le nombre d’années qu’il leur restait à vivre ensemble, Belle savait qu’elle serait à lui dès
qu’il poserait sur elle ce regard d’adoration muette.
Il l’attira doucement à lui et ne put réprimer une légère grimace quand elle s’appuya à son flanc.
— Ta blessure ? s’inquiéta Belle. Le coup de couteau mettra longtemps à cicatriser ?
— Une éraflure, répondit-il, bravache. Maintenant que tu es à mes côtés, je pourrais me battre contre le
monde entier s’il le fallait. Et gagner !
— Commence donc par m’aider à faire bonne figure devant les foules qui nous attendent.
— Ne t’inquiète pas, habibti. Ils t’aiment déjà tous. Je te l’ai dit une fois : mon peuple… notre peuple,
pardon, est un peuple fondamentalement romantique.
Il fallait espérer qu’il ait raison. Elle voulait que les Kharoumis l’acceptent et que Rafiq soit fier d’elle.
— De toute façon, tout le monde sait maintenant que je suis fou de toi, reprit son époux. Je n’ai pas su
cacher mes sentiments si ce n’est, apparemment, à la femme que j’aime.
Belle sourit. Ils pouvaient en rire, à présent qu’elle ne doutait plus. Rafiq lui embrassa la main et elle
frémit. Elle allait avoir du mal à aligner deux pensées cohérentes s’il continuait à l’embrasser ainsi.
— Même Daoud le savait, ajouta encore Rafiq. Ce bon Daoud… Tu sais que je ne lui avais absolument
pas demandé de sortir l’Œil du Paon aujourd’hui ! Il a pris sur lui de le faire. Or il n’aurait jamais pris une
telle initiative sans être sûr de mes sentiments pour toi.
— Tu devrais te méfier de lui, fit Belle en riant. Il te connaît trop bien ! Mais ne tardons pas plus à le
satisfaire : la foule nous attend et Daoud doit déjà être sur le balcon…
Rafiq approuva du chef et l’embrassa à pleine bouche.
— Tu as raison mais n’oublie jamais cela : tu es à moi, et je suis à toi, simplement parce que nous le
voulons tous deux.
Lorsqu’ils apparurent enfin sur le grand balcon, la foule put constater que la tradition était maintenue.
L’Œil du Paon reposait au cou de celle qui avait su capturer le cœur de leur prince.
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