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Accompagner Le révélateur
Chronique d’une projection-performance
André Habib
Le 11 septembre 2009, lors d’une projection-performance à la Cinémathèque
québécoise de Montréal, sept musiciens, installés — ou devrait-on dire entassés — avec
tout leur attirail aux premières loges de la Salle Claude-Jutra, ont accompagné en direct la
projection du film Le révélateur (1968) de Philippe Garrel1. Ce film, tourné alors que le
cinéaste n’avait que vingt ans, à la fin du mois de mai 68, aux environs de Munich, dans
la Forêt-Noire, était le premier d’une série de films muets — nous devrions peut-être
parler de films « silencieux » — que le réalisateur français allait tourner entre 1968 et
1979, et parmi lesquels on compte Athanor (1972), Les hautes solitudes (1974), et Le
bleu des origines (1979). En guise d’hommage à cette œuvre hypnotique, radicale et
mystérieuse, cette projection-performance, fruit d’un travail élaboré sur plusieurs mois,
consistait à trouver un « accompagnement » ajusté à un film qui n’avait à notre
connaissance jamais été « accompagné »2
1 Cette soirée fut organisée par la revue électronique Hors champ, grâce à une subvention du Conseil des arts de Montréal.
. Ma collaboration, non pas en tant que
2 Nous avons longuement cherché à savoir si les films « silencieux » de Garrel avaient été accompagnés (comme l’étaient les films de Pierre Clementi ou de Warhol à l’époque). Nous avons pu retrouver une affiche publicitaire, en catalan, annonçant une projection à Barcelone du Bleu des origines, accompagnée en direct par Nico, compagne de Garrel, et actrice dans plusieurs de ses films depuis La cicatrice intérieure (même si rien ne nous laisse penser que Le bleu des origines était conçu pour être accompagné). Pour le reste, les correspondances que j’ai pu avoir avec Sally Shafto et Nicole Brenez, deux spécialistes du cinéma
2
musicien, mais en tant qu’initiateur et coordonnateur (j’oserais le terme
« accompagnateur ») du projet, m’a permis d’assister de l’intérieur aux prises de
décision, aux partis pris formels, de participer aux réflexions qui ont jalonné tout le
processus de création. Aussi, ma proximité avec ce projet fait en sorte que je puis offrir
une meilleure compréhension des opérations de création qui ont abouti à cet événement
unique.
***
La première question que l’on peut se poser est : pourquoi « accompagner » Le
révélateur ? Le film a été conçu, pensé, élaboré, pour être projeté en silence, et Philippe
Garrel est formel sur ce point (du moins jusqu’à la fin des années 1970) : « Je préfère
faire de l’image et me préoccuper de la lumière3
L’œuvre de Garrel — et cela relève presque d’un lieu commun — est habitée,
comme bon nombre de films de la Nouvelle Vague et du groupe Zanzibar
. »
4
de Garrel, me confirment que, à leur connaissance, ces films n’ont pas été pensés en vue d’un accompagnement musical.
, auquel Le
révélateur est associé, par le cinéma muet. Henri Langlois ne s’était pas trompé en 1968,
en présentant coup sur coup, à la Cinémathèque française, Nosferatu de Murnau (sans
3 Philippe Garrel, « Entretien avec Philippe Garrel », Cinématographe, no 48, juin 1979, p. 15. Il ajoute également : « Mon prochain film est dialogué. J’ai peur des mots au cinéma car ils jouent un tel rôle d’exergue qu’ils nécessitent d’être très affûtés. Je ne saurai pas l’effet des mots sur les spectateurs alors que je saurai si des images inclinent à la fascination, si elles ont un degré de vibration, si elles sont hypnotiques. » Ibid., p. 16. 4 Sur l’histoire du groupe Zanzibar, voir Sally Shafto, Zanzibar. Les films Zanzibar et les dandys de mai 68, Paris, Paris Expérimental, 2007.
3
accompagnement musical) et Marie pour mémoire5
5 « Je vis donc un soir Nosferatu le vampire de Murnau. C’était à 19 heures. À la séance de 21 heures de la même soirée, Langlois présenta le film de Garrel en évoquant la “ continuité murnalcienne ”. Garrel parut alors sur la scène : il ressemblait à Hutter avec son boléro, ses larges manches de chemise et ses bottes cuissardes. Une figure inouïe, digne du symbolisme expressionniste du film de Murnau. Plus fondamentalement, après la projection de Marie pour mémoire, je revisionnais mentalement Nosferatu. Tout faisait sens plus fortement encore : les effets d’obturation (optiques et ceux obtenus par le décor), la confusion entre les séquences diurnes et nocturnes, le rythme du montage, l’hypnose du muet… Autant de procédures esthétiques et dramaturgiques de ce cinéma dont je pris la mesure et la spécificité expressive depuis un cinéma sorti de “l’innocence”, né du musée du cinéma (la Cinémathèque), le cinéma moderne. » Dominique Païni, Le cinéma, un art moderne, Paris, Cahiers du cinéma, 1997, p. 55.
. Il y a dans tous les films de Garrel, à
un degré ou un autre, une « tentation du muet », tentation non pas nostalgique ou
maniériste comme on peut la retrouver chez Aki Kaurismaki (Juha, 1999) ou Guy
Maddin (The Heart of the World, 2000 ; Dracula, 2002), mais performative : de celle qui
rejoue et renoue pleinement avec le choc et l’émerveillement des débuts (au point de
tourner, comme dans Le bleu des origines, un film entièrement à la manivelle), quand le
cinéma était encore l’œuvre « d’amateurs éclairés » (Lumière, Meliès) filmant au plus
près ce qu’ils connaissaient le mieux, ce qui leur était immédiatement « présent », que ce
soit des employés d’usine, des enfants ou la scène du théâtre Robert Houdin, alors que le
cinéma était encore « sans histoire(s) ». De la même manière, Garrel filmera au plus près
(et souvent en gros plans « photogéniques ») ses proches, ses compagnes, sa famille
immédiate (son père, son frère, etc.), les amis, dans des décors vrais qui sont ceux qu’il
habite. Il y a également chez Garrel une mystique de la lumière, digne des
expressionnistes allemands, avec ces contrastes marquants de blanc et de noir, des plans
sous-exposés ou surexposés, et qui le fait également travailler le matériau de la pellicule
pour en faire ressortir le grain, l’impression lumineuse, mais aussi le hasard dû aux éclats
capricieux de la lumière, au déclenchement du plan ou à la fin des bobines (c’est le cas de
Elle a passé tant d’heures sous les sunlights (1985) dans lequel Garrel monte un « bout à
4
bout » quasi intégral de tous les rushs tournés, conservant ainsi les débuts et les fins des
plans, y compris les claps), tous ces marqueurs d’indicialité qui rappellent le film à son
opération d’enregistrement du réel, du profilmique.
Mais au-delà de ce retour au geste premier du « cinégraphiste », à la fascination
pour l’enregistrement « pur », l’architecture lumineuse et les hasards de la matière-
pellicule, il y a chez Garrel des scènes et des films totalement muets. On pense aux
scènes de rêve dans ses films, souvent muettes, celles que l’on retrouve entre autres dans
Marie pour mémoire (1967) et jusqu’à La frontière de l’aube (2007), des films
entièrement tournés et présentés sans piste sonore, qui témoignent d’un souci de retrouver
l’émerveillement du cinéma primitif, uniquement visuel. Même si l’on sait aujourd’hui
que les films muets n’ont jamais — ou très rarement — été présentés sans un
accompagnement musical (ou un bonimenteur ou un bruiteur), Henri Langlois avait
coutume de présenter ces films sans musique6 et souvent en retirant les intertitres des
copies (Les vampires [1915] de Louis Feuillade, notamment), pour ne conserver que la
puissance visuelle des œuvres (au mépris bien entendu de la justesse historique de leur
présentation à l’époque)7
6 Voir, entre autres, Richard Abel (dir.), The Sounds of Early Cinema, Bloomington, Indiana University Press, 2001. La diversité et la complexité des pratiques d’accompagnement musical (orchestre, pianiste, bruitiste, bonimenteur, etc.) qui ont eu cours tout au long de l’époque du muet sont telles qu’il n’a pas semblé possible de lui consacrer une trop longue élaboration.
. C’est au prix de cette entorse à l’histoire que se déploie la
pulsion garrelienne — fréquentateur assidu de la Cinémathèque française, comme Rivette
7 « À la Libération, quand j’ai ouvert la Cinémathèque, c’était Kosma qui venait jouer du piano pendant la projection des films muets. C’était sensationnel. Par la suite, n’ayant pas les moyens, j’ai commencé à passer les films sans musique. Cela est devenu une mode internationale. Dans quelques années, tout le monde va croire que les films muets étaient projetés sans musique. C’est dommage. Toutefois, je veux dire une chose. Lorsqu’on se rendait dans le XVIIIe arrondissement, dans une salle située entre le Père Lachaise et Belleville, voir clandestinement des films muets interdits, il n’y avait pas de pianiste. C’est ainsi qu’un jour, en voyant Le cuirassé Potemkine, j’ai découvert qu’un film avait son propre rythme et par conséquent, qu’un grand film pouvait se passer de musique. » Henri Langlois, Trois cents ans de cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, Cinémathèque française, 1986, p. 95.
5
et toute la Nouvelle Vague, qui vont importer dans leurs œuvres cette même fascination
pour ceux qu’on appelait encore jadis les « primitifs » — pour le silence et un certain
refus du langage verbal (à l’époque du moins) ainsi que du « langage narratif »
traditionnel, dont Le révélateur offre le plus éclatant exemple.
Le révélateur, c’est le cas de le dire, se passe de mots. Tourné vers la fin des
événements de Mai 68 (auxquels Garrel avait pris activement part), il se dégage du film
un sentiment d’inquiétude et d’angoisse, de solitude et d’isolement, de mystère et
d’ambiguïté, que vient accroître l’absence de sons. Tourné en noir et blanc, muet, le film
est composé d’une trentaine de plans qui échelonnent une dramaturgie intime, ce que
Deleuze appelle une « liturgie des corps », une « cérémonie secrète qui n’a plus pour
personnage que Marie, Joseph et leurs équivalents8
Alors pourquoi avoir voulu « accompagner » ce film ? Cela ne relèverait-il pas
d’une hérésie pure et simple ?
». La puissance du Révélateur repose
sur la force d’évocation de ses plans-tableaux, cet imaginaire qui renvoie tantôt à de
lointains souvenirs d’enfance, des figures religieuses, des situations de guerre ou au
confort souvent inquiétant de l’intimité familiale. La trame narrative, entendue au sens
strict, est remplacée par un principe d’association, un enchaînement d’ambiances, plus
proche de la logique du rêve que du muthos aristotélicien. Structure ouverte, où chaque
spectateur doit se débrouiller pour produire des agencements de sens, trouver le champ
métaphorique ou allégorique, mais, avant tout, se laisser frapper par l’étrangeté
bouleversante et opaque de ces plans qui nous parlent au-delà du langage.
8 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 258.
6
***
Après un concert à la Sala Rossa, en décembre 2008, je rencontre quelques amis
pour un verre. Je discute avec un type avec un chapeau noir qui me dit qu’il est musicien
(tout le monde, me dis-je, dans le Mile End, est potentiellement musicien ; il me dit qu’il
s’appelle Roger, comme tant d’autres qui s’appellent Roger. Je n’en demande pas plus).
On parle musique (je m’avoue ignare), on parle cinéma (je m’y connais un peu plus). Il
me parle de ses influences, du fait que sa musique actuelle est tout aussi, sinon plus,
inspirée par le cinéma que par des musiciens qu’il admire. On parle de Marco Ferreri,
Godard, Eustache, on tombe sur Garrel, sa relation avec Nico, les Velvet Underground.
Je lui lance, presque en boutade : « Et si je t’invitais avec quelques autres musiciens à
accompagner un film à la Cinémathèque québécoise ? » Ses yeux s’illuminent. Je lui
explique que nous avons, à Hors champ, une petite subvention pour organiser des
événements, et c’est un projet qui me tient à cœur depuis quelque temps. Je lui promets
une belle copie DVD du Révélateur, qu’il n’a vu qu’en version hyper-compressée. À la
Sala, ce soir-là, il y a aussi Radwan Moumneh (Jerusalem in my Heart), Thierry Amar
(Silver Mt. Zion), Karl Lemieux (connu pour ses performances sur projecteur 16 mm
accompagnées de musiciens ou de groupes comme Hyena Hive), à qui je lance l’idée. On
se fixe un rendez-vous entre Noël et le jour de l’an pour parler de tout ça. On
m’expliquera entre-temps que Roger Tellier-Craig avait participé à l’aventure de
Godspeed you black emperor (tout comme Thierry Amar), qu’il était un des fondateurs
du groupe Fly Pan Am ainsi que de Pas chic chic et qu’il faisait des projets sous le nom
d’Edgar Olivier Charles.
7
***
Les exemples d’accompagnement « hérétiques » sont nombreux, le plus notable
étant sans doute l’accompagnement, un mois après son décès, d’un ensemble de films de
Stan Brakhage, le 12 avril 2003, au Film Anthology de New York, par le groupe Sonic
Youth et le percussionniste Tim Barnes, et qui fut plus tard endisqué sous le titre
Koncertas Stan Brakhage Prisiminimui (paru en 2006). L’événement, qui avait été
présenté dans le cadre d’une collecte de fonds pour rembourser les dépenses médicales
encourues durant les mois d’hospitalisation du cinéaste, a rencontré une résistance de la
part des puristes, qui considéraient — tout comme Brakhage lui-même — qu’un ajout
sonore était en contradiction flagrante avec son projet esthétique. Certains commentateurs
vont reprocher aux musiciens de jouer dos à l’écran9
De nombreux autres exemples d’accompagnement, en revanche, sont allés dans le
sens voulu par les cinéastes. C’est le cas des films de Warhol, souvent présentés à la
Factory avec un accompagnement en direct d’artistes de la scène new-yorkaise que
protégeait, et parfois produisait l’artiste
. Plus généralement, l’improvisation
bruitiste que proposaient Sonic Youth et Tim Barnes — faite de longues plages de
distorsion, de résonances de cymbales, de sons d’oiseaux, etc. — semblait mal
correspondre aux fulgurances rythmiques du montage des films de Brakhage.
10
9 On lira, entre autres, Brett Kashmere et Astria Suparak, « Beyond Notes : On Music, Improvisation and Film, and Writing », dans Offscreen, 20 avril 2003, disponible à
: musique et films participaient alors d’une
www.horschamp.qc.ca/new_offscreen/brakhage_postscript.html (dernière consultation le 13 avril 2010). 10 On se rappellera le projet inoubliable du collectif Double négatif qui présenta les huit heures de Empire (1964) de Warhol, en 16 mm, à la Sala Rossa à Montréal en 2004, qui fut accompagnée par des
8
même symbiose célébratoire de la culture underground de l’époque, et qui a fait époque.
Les films de Pierre Clementi, comme La révolution, Ce n’est qu’un début. Continuons le
combat (1968), Visa de censure (1967-1975), etc., étaient également conçus pour donner
lieu à des performances musicales en direct. Le cinéaste expérimental Ken Jacobs a
souvent collaboré avec des musiciens tels que John Zorn et Ikue Mori qui
accompagnaient ses performances-projections de Nervous Magic Lantern (notamment en
2004, au Anthology Film Archive). Les films de l’époque du muet, que ce soit
Metropolis (1927), La Nouvelle Babylone (Novyy Vavilon, 1929) ou L’homme à la
caméra (Chelovek s kino-apparatom, 1929), se sont prêtés depuis des années à des
formes d’accompagnement peu « orthodoxes », ou du moins historiquement moins
conformes que celles que l’on peut voir dans des festivals comme Il Giornate del cinema
muto de Pordenone, ou Cinema ritrovato à Bologne, tout en permettant à ces œuvres
d’adopter une nouvelle dimension d’une grande richesse.
Si des films, à proprement parler, réemployant un matériau « primitif » muet, que
ce soit Tom, Tom the Piper’s Son (Ken Jacobs, 1969) ou Eureka (Ernie Gehr, 1974), se
sont défendus de rajouter une trame sonore, les cas de réemploi dotés de musique sont
tout aussi nombreux, à commencer par Rose Hobart (1936) de Joseph Cornell, père du
found footage. Le film de Cornell consistait en un remontage fétichiste du film de série B
East of Borneo (1931) — pourtant parlant — pour en extraire les plans mettant en scène
l’actrice Rose Hobart. Le film fut projeté pour la première fois à travers un filtre bleu et
l’image (dont on avait coupé le son) avait été ralentie à 21 images/seconde (vitesse de
projection du cinéma muet). Le film était accompagné de pièces de Nestor Amaral, improvisations musicales de Christof Migone, Malcolm Goldstein, Gordon Krieger, et plusieurs autres artistes locaux.
9
« Forte Allegre » et « Belem Bayonne », tirées du disque Holiday in Brazil11 que Cornell
avait trouvé dans une brocante de Manhattan12
Lyrisch nitraat (1989) de Peter Delpeut accompagne son remontage mélancolique
de films du catalogue Jean Desmet d’extraits d’enregistrements d’airs d’opéra lyrique des
années 1920 et 1930. Les défauts de l’enregistrement, le grain de la voix et du son tracent
une corrélation émouvante avec le vieillissement de la pellicule et soulignent l’aspect
« évanouissant » des images. Dans un tout autre ordre d’idées, le film Decasia (2002) de
Bill Morrison avait été initialement conçu comme une large installation visuelle
immersive destinée à accompagner la symphonie apocalyptique de Michael Gordon,
Decasia, présentée pour la première fois à Bâle, en Suisse, en 2001. Les notes
lancinantes, grinçantes, les crescendos tourbillonnant des cuivres et des percussions,
trouvaient un équivalent plastique dans ce remontage de films décomposés, dans ces
images noir et blanc ravagées par l’usure du temps. C’est désormais la musique qui paraît
avoir été conçue pour accompagner le film présenté dans sa version cinématographique,
en salle ou en DVD
, et qui accentue l’aspect ludique,
vaguement kitsch et « exotisant » de l’exercice.
13
D’autres cinéastes qui se sont spécialisés dans le remontage de films d’archives
muets ont proposé des exemples, à chaque fois singuliers, de combinaison d’images et de
sons. Que ce soit les collaborations de longue date entre Peter Forgacs et son musicien,
.
11 Brian Frye, « Rose Hobart », dans Senses of Cinema, 2001, disponible à archive.sensesofcinema.com/contents/cteq/01/17/hobart.html (dernière consultation le 13 avril 2010). 12 La version « définitive » restaurée par la Library of Congress en 2001, que l’on peut depuis trouver en DVD, a conservé la vitesse de projection (21 images/seconde), la teinte bleutée et la musique de Amaral, respectant ainsi les performances publiques du film de 1936. 13 La collaboration entre Bill Morrison et Michael Gordon (au Ridge Theater) a donné lieu à plusieurs projets de films et de performances multimédias. Morrison a également collaboré avec des artistes comme Bill Frisell (The Mesmerist, 2004), parmi d’autres, à la fois dans le cadre d’accompagnement live ou d’enregistrement de trame sonore.
10
Tibor Szemző, qui a signé la partition de la quasi-totalité des remontages de films de
famille de l’artiste hongrois, ou encore le travail de Gustav Deutsch (Film ist 1-12, 1998-
2002 ; Film ist. A Girl and a Gun, 2009) avec des musiciens de la scène électronique
autrichienne et allemande, Christian Fennesz, Martin Siewert et Burkhard Stangl, la
musique, à chaque fois, exerce une puissance d’élévation des images, révélant de façon
tantôt ludique, critique ou mélancolique, les dimensions plastiques, narratives ou
purement affectives de ces films trouvés… que rien ne destinait à pareil
accompagnement.
Aussi, conscients tout à la fois des traditions et, éventuellement, des infidélités
historiques et esthétiques que ce projet autour du Révélateur pouvait entraîner, les
musiciens qui ont été invités à participer à ce projet l’ont abordé avec humilité, modestie
et respect. Il ne s’agissait pas, pour eux, de combler une absence, de reconstituer un
événement ou de simuler une pratique d’époque (qui ne s’était d’ailleurs pas pratiquée),
mais d’accompagner, de cheminer et de se laisser guider par cette œuvre grandiose, de
façon à ce que l’accompagnement devienne une manière de « célébrer » le film, comme
un don fait au film, et le partage d’une expérience commune vécue à ses côtés. Les
affinités de ces musiciens avec la musique psychédélique, électroacoustique et
électronique des années 1960-1970, leur passion pour des artistes comme Nico, John Cale
et The Velvet Underground (collaborateurs fréquents de Garrel14
14 John Cale a fait la musique pour La naissance de l’amour (1992) (voir Marie-Anne Guérin, « John Cale l’Inconnu », Cahiers du cinéma, n° 488, février 1995, p. 11). La musique de Nico se retrouve sur la bande-son de plusieurs de ses films, et son premier disque solo, Desertshore, reprend sur sa couverture une image du film La cicatrice intérieure dans lequel elle interprète un des rôles principaux. La musique de plusieurs groupes clés des années 1960-1970 (The Velvet Underground, The Kinks, etc.) constitue la trame sonore
) se sont conjuguées, au
fil des mois, à une découverte ou à une redécouverte du cinéma de Garrel.
11
***
Premier visionnement du film dans mon appartement. Entre Noël et le jour de
l’an 2008. Visionnement en silence, avec Thierry, Radwan, Roger, et quelques amis
curieux qui passaient par là. Effet de sidération, suivi d’une longue conversation. Je
suggère quelques pistes musicales, et m’apprête à glisser un disque de Set Fire to Flames
(le projet musical de Dave Bryant, ex-Godspeed) pour leur montrer le type de
combinaison son-image auquel je pense (bruitiste et vaguement lyrique). On m’arrête
tout de suite et on continue à regarder le film en silence. Thierry dit à Radwan : « Do you
see this ? » Tout le monde acquiesce en souriant. Malgré le fait que plusieurs de ces
musiciens sont des improvisateurs notoires, aucun n’envisage ce projet comme un « jam
improvisé » (comme ce fut le cas pour l’accompagnement des films de Brakhage par
Sonic Youth). Il fallait construire une partition précise, quitte à aménager des zones plus
libres à l’intérieur d’un système fixé d’avance.
Après un (autre) concert à la Sala Rossa, quelques mois plus tard, je rencontre
Éric Fillion (Tenzier), percussionniste, collaborateur de Roger Tellier-Craig dans Pas
chic chic, complice de Radwan Moumneh sur de nombreux projets (Ire, Black Hand), qui
s’emballe à son tour et embarque dans l’aventure. Les mois passent. On fixe avec la
Cinémathèque la date du 11 septembre 2009, à 20 h 30. Les démarches pour localiser la
copie 35 mm sont lancées (il en existe une à la Cinémathèque française, on nous en
demande un montant faramineux, on parvient à s’entendre sur un prix). Je rencontre — distinctive de films comme Elle a passé tant d’heures sous les sunlights, La cicatrice intérieure, jusqu’aux Amants réguliers (2005).
12
suite à la suggestion d’un ami — un jeune musicien, Bernardino Femminielli
(Bernardino Granadas-Toledo), qui rejoint la troupe, ainsi que Dominique Éthier du
groupe Plaza Musique, dont j’apprécie depuis longtemps le travail. Le groupe est fixé.
Chacun, de son côté, étudie le film méticuleusement et réfléchit à ce qu’il pourrait y
contribuer. Nous sommes en juin 2009.
***
Il est décidé, très tôt dans le projet, que seraient aménagées de larges zones de
silence plus ou moins pur dans la partition, question de rappeler au public du film
l’origine « muette », de respecter par moments la puissance toute visuelle du film, mais
aussi de ne pas trop orienter l’expérience de visionnement. Aucun des musiciens ne veut
transformer cet événement en un concert de musique qui serait accessoirement
accompagné par des images en mouvement. La valorisation du film est au cœur de leur
préoccupation. Il est par exemple décidé, dès les premières rencontres, que le début et la
fin du film devaient demeurer silencieux, que la séquence après le générique, où l’on suit,
à l’aide d’un puissant travelling avant, le jeune Stanislas Robiolle qui marche le long
d’un tunnel pour y retrouver au bout Bernadette Lafond, agenouillée, les bras derrière le
dos, en Madone — un plan pourtant si « musical » — devait demeurer sans
accompagnement.
***
13
Premier essai d’accompagnement, le tout début du film. Un long silence, près de
30 secondes, percé seulement par une onde stridente, à peine audible, au moment où les
deux personnages parviennent à enfin allumer leurs cigarettes. L’onde s’amplifie et se
complexifie, se dédouble, dans le plan suivant où l’on voit Bernadette Lafond (à l’avant-
plan) et Laurent Terzieff (en contre-plongée) descendre — bien qu’ils semblent
l’escalader — les marches d’un escalier à la lumière blafarde. Un rythme au beatbox,
préparé par Éric Fillion, se révèle peu à peu, et se marie à l’onde. Dans le plan suivant,
nous nous trouvons derrière l’escalier, derrière les marches : assis en indien, le jeune
Stanislas Robiolle, en caleçon, regarde la caméra pendant un long moment, d’un air
intrigué et inquiétant. Le son s’amplifie, jusqu’au générique (sur une image noire, le titre
apparaît en blanc) qui plonge le public, à nouveau, dans le silence. Il est décidé que le
rythme du beatbox sera repris à la toute fin, et que les 30 dernières secondes du film
seront silencieuses. Nous regardons les premières minutes du film sur un ordinateur
portable (Roger a préparé la séquence musicale en fichier MP3). Nous avons le
sentiment que ça colle, que le film décolle.
***
La première étape a donc consisté à découper le film en une série de blocs, de
tableaux, d’unités syntagmatiques. La longueur des plans-séquences (parfois de 7
minutes) et les grandes unités du film se prêtaient plus aisément qu’un autre type d’œuvre
à cette découpe. Le fait également que les opérations de Garrel ne sont pas guidées par un
souci strictement narratif, causal, un ordonnancement classique des actions, mais plutôt
14
par la mise en place d’une série d’agencements de corps, d’ambiance, d’évocations,
d’états successifs énigmatiques, de vitesse et de rythme, de mouvements dans l’espace et
dans la durée, bien découpés, évitait de devoir travailler du côté d’un accompagnement
« illustratif » ou « émotif », ou pire, « affectif » ou « psychologique », comme on en
retrouve très souvent dans les accompagnements de films muets, au piano par exemple
(une scène trépidante, une scène de danse, une scène mélancolique, correspondent
inévitablement — et dès qu’ils apparaissent à l’écran — à certains types
d’accompagnement, de cadence ou d’harmonie). Comment alors « accompagner » sans
« coller » de trop près à l’image, ce qui aurait consisté par exemple — je caricature — à
plaquer un bruit de vagues à la scène finale au bord de la mer, à trouver un son de train
pour les scènes de travelling dans le wagon, et en même temps, à trouver des sons, des
harmonies « analogues », qui ouvrent et portent le film, pour qu’il se « révèle » en
quelque sorte ?
Nous avons monté dans un document Excel, souple et simple, un plan linéaire,
avec des images extraites du film, les descriptions des scènes, la durée des séquences,
auquel nous ajoutions, au fil des répétitions, des indications musicales ou des rappels
mnémotechniques pour les musiciens, qui me laissaient souvent dubitatif (comme celui-
ci, à l’attention de Thierry Amar, le contrebassiste : « transition de pointe d’archet vers
harmonique la-sol et pizzicato la grave », ou encore, des formules colorées comme
« string onirique » ou « spectres lumineux »). Ce travail de découpage permit de
découvrir, au fil des visionnements, une structure sous-jacente, proprement musicale,
faite d’échos, d’inversions, d’alternances (travellings latéraux versus plans fixes frontaux,
le jour versus la nuit), des constantes figurales (la route, la marche, la poursuite, etc.), qui
15
donnaient une armature à la partition. Par exemple, la séquence (ou encore « l’unité
syntagmatique » pour parler comme Metz) que nous avons intitulée « Marche de nuit sur
la route » (6’28-8’18) reprenait le motif visuel de la « Marche de jour sur la route »
(20’09-24’20). Aussi, Roger Tellier-Craig a conçu un enchaînement harmonique
(évoquant un air de Nico), introduit dans la première séquence, mais diminué, qui serait
repris plus tard, soutenu par les claviers de Bernardino Femminielli et de Dominique
Éthier, les coups d’archet de Thierry Amar et des rythmes d’Éric Fillion, permettant ainsi
de préparer un terrain harmonique qui allait être révélé et développé plus loin. Cette
façon de travailler permettait non pas d’illustrer bêtement une séquence, mais plutôt de
« révéler » la structure interne de l’œuvre, tout en fournissant des points de repère précis
pour la composition. Au fil des répétitions, les musiciens, qui s’appropriaient le film,
livraient des propositions, conçues pour des séquences précises et en fonction des
instruments de chacun, qui avaient été élaborées en solo ou à deux, auxquelles venaient
se joindre d’autres contributions des musiciens.
Bernardino Femminielli fournit, par exemple, deux bandes de drone qui serviront
d’armature de fond à la séquence époustouflante de « La forêt » (8’18-15’21) ainsi que
« De la nuit à la mer » (54’09-60’02) qui clôt le film. Radwan Moumneh s’est approprié
deux séquences, « La fuite dans les champs », ainsi que « La poursuite », pour lesquelles
il a conçu deux séquences de notes enregistrées et jouées en boucle (sur le synthétiseur),
fournissant un résultat similaire à un arpeggiatore, s’emplissant et vrombissant par
boucles successives (et qui faisaient résonner entre elles les deux séquences). Éric Fillion,
en jouant délicatement sur ses cymbales, faisait passer le son ainsi produit par un
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microphone et un synthétiseur, générant un drone hypnotique (soutenu par Thierry Amar
à la contrebasse), qui servait à merveille la séquence troublante de la chambre à coucher.
Entre des séquences pleines et chargées de son (la scène de la forêt par exemple),
les musiciens décident d’intercaler de longues plages, tantôt de silence, tantôt de white
noise, tantôt de bruits inquiétants (de légers coups d’archet sur le corps de la contrebasse;
des sons sur bande magnétiques ralentis à l’extrême produisant un frôlement ouaté; une
note tenue, à peine audible; etc.). Ces zones intermédiaires, frôlant le silence, tout en
permettant au film (et au public) de respirer, et ramenant à l’avant-plan — comme à son
origine — le silence dont procède l’œuvre, devaient raccrocher le spectateur à l’image.
***
Première répétition, en bonne et due forme, à l’Hotel 2 Tango dans le Mile End,
célèbre studio (entièrement analogique) où sont logés les bureaux du label Constellation.
Les musiciens installent (longuement) leurs instruments et nous projetons le film sur un
mur de la salle de répétition. Les musiciens répètent trois séquences (plus ou moins 17
minutes), commençant sur la « Marche de jour » jusqu’à la « Fuite dans les champs »,
qui se termine sur des plans tournés dans une carrière. La trame minimale (fournie en
bonne partie par une séquence à l’orgue de Roger Tellier-Craig) se complexifie au fur et
à mesure des essais. Bernardino, Éric, Dominique et Thierry trouvent leur espace et les
séquences prennent de l’ampleur. Radwan Moumneh et Thierry font une proposition pour
la séquence que nous avons intitulée « La poursuite ». Un frisson parcourt, à plusieurs
moments, la séance.
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Inventaire des effectifs :
Bernardino Femminielli : magnétophone à bobine (reel to reel recorder) AKAI 4000DS
MK-II (1977) ; synthétiseur Korg Micro-Preset (1977) ; synthétiseur Korg Micro-Korg
(2004). Thierry Amar : contrebasse et préparations ; quatre pistes TEAC, A3340 et
bandes. Dominique Ethier : piano électrique Fender Rhodes Mark I Stage (1973) et
amplificateur Fender Super Reverb. Roger Tellier-Craig : orgue Acetone Top-5 (1963)
et amplificateur Fender Super Reverb. Radwan Moumneh : Oberheim 2 Voice Analog
Synth (1976) ; quatre pistes à cassettes. Éric Fillion : boîte à rythme Acetone Rhythm
Ace (début 1970) ; cymbales Zildjian K Light Ride 22" (années 2000), Zildjian A
Medium Crash 19" (années 2000), Zildjian Hi Hat New Beat 14" (années 2000) ;
amplificateur Fender Super Reverb ; effets sonores Vantage EM-650 Analog Echo (fin
1970), Roland Space Echo RE-201 (années 1970), Ring Modulator Moog et autres trucs.
Karl Lemieux : projecteur 16mm Singer / insta-load (années 1970) ; magnétophone à
bobine (reel to reel recorder) 1/4 pouce ; Roberts / Cross-Field recorders (années 1970).
Ce survol rapide des effectifs des musiciens fait apparaître que la quasi-totalité
des appareils utilisés date des années 1960 à 1970. Claviers, synthétiseurs,
magnétophones, etc. correspondent tous à une ère d’avant le numérique et témoignent
d’un profond attachement pour les sons électriques, analogiques ou électroacoustiques de
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ces années, la coloration particulière qu’ils produisent, jouant d’une analogie
« épochale », sensible, entre le son et les images de Garrel. Par ailleurs, les sons et les
harmonies évoquent la musique de Nico (celle de Marble Index ou Desert Shore), de
Pink Floyd (celui de Saucerful of Secrets ou Ummaguma), d’Ash Ra Temple (qui avait
composé la musique pour Le berceau de cristal, 1976), une référentialité qui dédouble et
rejoint l’univers souvent onirique des films de Garrel et opère une plongée dans un temps
scindé, live, au présent et détaché, décollé du présent : évoquant un passé tout en se
performant au présent (ce serait le principe de la projection cinématographique elle-
même).
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La séquence que l’on a intitulée « Théâtre/Réalité » (15’21-18’28) a longtemps posé
problème. Il s’agit d’une séquence — une des rares — filmée à l’épaule. On suit l’enfant
dans une pièce où se trouvent les deux parents assis à une table, la tête reposant sur leurs
bras. Tour à tour, après que l’enfant, grimpé sur la table, leur aie donné une petite tape
sur la tête, ils se lèveront et sortiront, laissant le gamin seul dans la pièce (une étrange
poupée — que l’on retrouvera ailleurs dans le film — est crucifiée au mur, et l’enfant
tente de l’en décrocher). Dans le plan suivant, l’enfant prend place devant une scène de
théâtre, le rideau s’ouvre et on retrouve les parents dans la même pièce et dans la même
position où ils étaient dans le plan précédent, assis, la tête reposant sur leurs bras.
S’ensuit une « petite scène de théâtre » jouée par les deux parents, que regarde l’enfant.
Le rideau se ferme. Fin du plan. Ces deux plans devaient être pensés, de toute évidence,
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ensemble, dans un jeu de mise en abyme, entre théâtre filmé et cinéma, entre scène
familiale et « représentation » de la famille. Nous avons eu l’idée, un moment, de
brancher des micros dans la cabine de projection et de projeter ce son dans la salle, en
direct. Les difficultés techniques que cela posait nous firent abandonner le projet. En
revanche, l’idée d’entendre le son du projecteur nous plaisait. Karl Lemieux, connu pour
ses performances sur projecteur 16 mm, amena alors l’idée de se servir d’un tel
projecteur 16 mm comme source sonore pour accompagner le premier plan. Tout en
faisant jaillir un son qui évoquait le dispositif de projection (mise en abyme), ce son,
redondant, mécanique, naturellement musical, évoquait également le film de famille et le
son réconfortant des projections en super-8. Le son disparaissait au lever du rideau,
pour céder la place à des bruits heurtés, concrets, ponctués de notes discordantes, que
Thierry Amar, avec son archet, produisait sur sa contrebasse.
***
Au centre d’un accompagnement comme celui-ci se trouvait évidemment une
dimension performative, avec toutes les rigueurs et les aléas du direct que cela entraîne.
Cette performance n’aurait lieu qu’une seule fois (il n’était pas question de « partir en
tournée »), à la grande tristesse des nombreuses personnes qui ne purent trouver de billets
pour la représentation… Et à la différence d’un spectacle de musique, où il est toujours,
éventuellement, possible, en cas d’erreur, de repartir, de transformer ou de prolonger un
segment musical mal démarré, la performance des musiciens était enclavée par la durée
prescrite par le film et la scansion des scènes. Ils n’avaient pas le droit à l’erreur, ou alors,
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ils étaient sommés de faire preuve d’invention, sur l’instant. Ce fut le cas, le soir de la
performance, lorsque la baguette d’Éric Fillion s’est brisée, en plein milieu d’une scène,
et que son rythme est devenu par conséquent plus heurté, plus déconstruit, et que, plutôt
que de suivre le rythme, Roger Tellier-Craig, qui devait l’accompagner, transforma son
harmonie en drone soutenu. Le public n’y vit que du feu (ce qui ne fut pas le cas de
l’accompagnateur impuissant que j’étais, accroché à mon siège, me demandant comment
ils allaient se sortir de l’impasse).
***
Une semaine avant la performance, Pierre Jutras de la Cinémathèque québécoise
avait organisé, à la Salle Claude-Jutra, pour les musiciens et moi-même, une séance de
visionnement privée du film en 35 mm (la copie était arrivée la veille). Nous avons vu
défiler, en silence, pour la première fois sur support pellicule, ce film que nous
connaissions désormais par cœur, accompagnant, dans nos têtes, les images de la
partition musicale que les musiciens avaient répétée, oscillant entre le silence de la salle
et un accompagnement imaginaire, que chacun reconstruisait pour soi. Pour la première
fois, peut-être, le film nous a semblé parfaitement limpide, dans sa construction, sa force,
son urgence, dans le choix des détails qui nous apparaissaient alors, dans son organicité,
pleine et entière, à laquelle il ne manquait rien. Je me souviens de la remarque de
Thierry Amar, à la sortie de la projection, soulignant à quel point, pour lui, le film était
meilleur au fond sans accompagnement. Après un long silence où nous acquiescions tous,
soudain frappés d’un doute, nous nous esclaffâmes, alors confiants que personne, pour
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autant, n’aurait pu un instant regretter d’avoir accompagné cette aventure de création
collective, qui fut aussi, et avant tout, une rencontre entre des individus et une œuvre, une
aventure humaine, qui continuera de nous accompagner.
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