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Cours P.G – ME-ES VD1
1
Sociologie de l’individu Approche des processus de socialisation
ME-ES VD1
Eléments du cours de Pascale Gérard I.R.T.S de Lorraine
Novembre – Décembre 2008
Cours P.G – ME-ES VD1
2
Introduction
La socialisation désigne le processus par lequel l’individu est construit par la société dans laquelle il vit,
c’est un processus au cours duquel l’individu acquiert par intériorisation et incorporation des façons de
faire, de penser et d’être qui sont situées socialement. La socialisation est une notion qui désigne les
« processus réels et déterminés » (les façons de socialiser) par des agents ou des instances de
socialisation dont les effets ou les produits concernent l’individu socialisé.
« La socialisation est le processus par lequel la personne humaine apprend et intériorise tout au cours
de sa vie les éléments socioculturels (normes et valeurs) de son milieu, les intègre à la structure de sa
personnalité sous l’influence d’expériences et d’agents sociaux significatifs et par là s’adapte à
l’environnement social où elle doit vivre » (G. Rocher, Introduction à la sociologie générale, Seuil, 1970)
Les théories portant sur la socialisation sont multiples1. La théorie classique de la socialisation, comme
intégration des individus par intériorisation et incorporation normative et culturelle s’établit sur le postulat
du primat de la société sur l’individu. Elle recouvre une conception « sur-socialisée » de l’individu2. La
sociologie de l’intégration et de l’ordre social, en France et aux E-U, considère la socialisation
nécessaire au maintien de la société. L’intégration de la société témoigne de la capacité pour une
société de se doter de membres autonomes agissant par conformité établie selon des caractéristiques
objectives de genre, d’âges, de position sociale…. L’enjeu de la socialisation comme intégration et
maintien de l’ordre social détermine l’action par conformité, en respect à la norme sociale, la règle
juridique, aux valeurs qui se font rôles et reconnaissance de statuts. Mais « si pour la société l’enjeu de
la socialisation est l’intégration des individus, pour ceux-ci il est d’abord la construction de leur
identité »3. La théorie interactionniste de la socialisation insiste sur l’idée de processus qui se déroule
tout au long de la vie. Les rencontres interindividuelles sont les lieux de production de la culture où les
règles et les attentes des individus dépendent de la situation ou de l’interaction. Les deux approches
animent le débat sociologique car l’enjeu est social et individuel dans le contexte de la seconde
modernité qui fait de l’identité une question centrale (N. Elias, JC. Kaufmann). Selon les termes de la
sociologie de M. Weber, les relations de type sociétaire (intersubjectives et mises en œuvre par
association volontaire sur la base d’intérêts communs) prennent le pas sur les relations de type
communautaire (ritualisées et transmises par la contrainte).
1 F. Dubet, D. Matucelli, « Théories de la socialisation et définitions sociologiques de l’école »,Revue française de sociologie, XXXVII, 19906, pp. 511-535. 2 Cf Texte 1 : « La socialisation, entre enjeu social et individuel » 3 Idem.
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« Cette domination croissante du « sociétaire » imose progressivement, malgré les résistances du
« communautaire », à tous les individus, une norme nouvelle : construire son identité personnelle.
Chaque jeune doit, ainsi désormais, « se construire une projet professionnel », « se doter d’une projet
de vie », « trouver sa propre voie », « réussir sa vie » [ (Pour autant)] Ces impératifs personnalisés font
parfois oublier le caractère indispensable, et souvent déterminant, des collectifs (identités des nous)
dans la gestion des parcours individuels ( identités des je) » […] Ils sont typiques de la psychologisation
de la vie sociale…4 »
L’option retenue :
La dialectique considérée porte sur la relation entre socialisation et contre-socialisation, c'est-à-dire la
formation et la transformation de l’individu. Il s’agit de montrer le caractère déterminant d’une
socialisation dont les processus ont un résultat sur l’individu et jouent de manière diachronique et
synchronique, permanente et mouvante.
Il s’agit de prendre la mesure de l’existence de la pluralité des instances de socialisations et du jeu
qu’elles engagent entre construction et transformation de l’individu: la famille, l’école, le groupe de pairs,
les professionnels de l’éducation et les normes éducatives. Peter Berger et Thomas Luckmann posent
la distinction entre la socialisation primaire (sp) et la socialisation secondaire (ss) : le décalage entre le
produit de la sp et celui de la ss se fait sur le mode de « la conversion identitaire »5 : par le passage
d’un « un monde social» à un « sous-monde spécialisé », il y a prise de distance aux rôles anciens et
« engagement » dans les rôles nouveaux.
La distinction entre socialisation primaire et socialisation secondaire présente les justifications
suivantes :
- elle renvoie à l’instance socialisatrice : la socialisation primaire désigne celle ayant lieu dans la
famille, la socialisation secondaire étant celle réalisée par les autres instances. La distinction
est délicate quand des instances de socialisation interviennent de manière synchrone : l’école,
le groupe de pairs, les professionnels de l’enfance et la famille.
- elle énonce une spécification au niveau des résultats de la socialisation : la socialisation
primaire renvoie à l’inculcation des attitudes et comportements fondamentaux ; la socialisation
4 Cf, le texte de Dubar, se reporter à la suite de son exposé. 5 Idem
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secondaire renvoie à des acquisitions relatives aux premières. Cette distinction maintient une
référence normative relative à ce que doivent être les produits de la socialisation.
- elle énonce les temps de socialisation au cours des étapes de la vie, la socialisation primaire
ayant lieu pendant l’enfance et l’adolescence, la socialisation secondaire se produisant à l’âge
adulte.
La distinction est pertinente pour comprendre la conversion qui se passe dans certaines formations
d’adultes, notamment dans le cadre de la « promotion sociale »6. Plus globalement elle permet de
s’arrêter sur les effets des événements biographiques (la maladie, le chômage, le divorce…) dans la
définition de l’identité.
6 On pense à l’auteure Annie Ernaux.
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I. Socialisation primaire et construction de l’individu.
Il s’agit de répondre à la question suivante : Pourquoi la socialisation est elle une telle « force
formatrice » de l’enfance et de l’adolescence ?
Durkheim et Elias avancent l’idée de l’influence des enfants ; Elias ajoute qu’elle répond à un besoin
pour se distinguer de l’animal ; Luckmann et Berger avancent l’idée du caractère de la socialisation
comme imposition par les parents, l’imposition s’accompagnant d’un contexte affectif donnant à la
socialisation son efficacité ; pour Bourdieu, la socialisation constitue des filtres par lesquels l’individu va
percevoir ultérieurement le monde.
1. Socialisation et éducation ( E. Durkheim)
Durkheim pose la distinction entre éducation et socialisation, le noyau et le processus qui créent l’être
social. L’éducation constitue le noyau visible de la socialisation. Elle est prodiguée par la famille et
l’école. Pour D., l’éducation consiste en une « socialisation méthodique» de la jeune génération par les
générations plus mûres. Elle est « l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont
pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un
certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société publique
dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné » (D. Education et
sociologie, 1922). Il s’agit de créer « dans l’homme un être nouveau : l’être social ». Le processus de
l’ éducation est équivalent à celui de la socialisation : il s’agit pour l’enfant d’acquérir un « rôle utile ».
Ceci réclame de l’adulte qu’il devienne « la société dans son ensemble » notamment le milieu social
d’appartenance. Durkheim pose en filigrane l’idée d’une bonne socialisation, c'est-à-dire celle qui
prépare l’enfant aux rôles futurs conformes à son appartenance de classe. Cela suppose une
identification prédéfinie des contenus normatifs à socialiser. La métaphore de l’hypnose indique chez
Durkheim la force de la socialisation primaire sur l’enfant vu comme passif. Identique à une cire molle à
laquelle l’éducateur donne la forme voulue, l’enfant est marqué par son éducation. L’éducateur, actif et
volontaire doit faire preuve de lucidité et d’autorité.7 Cette hyperlucidité est par la suite corrigée par D.
lui-même car les normes éducatives imposent à chaque époque la manière dont il s’agit d’élever
l’enfant. Elles reproduisent aussi la société.
7 E. Durkheim, Education et sociologie, pp 64-65
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La métaphore de l’hypnose permet d’insister sur l’idée que sans autre choix, l’individu, alors enfant,
intériorise les règles du jeu établies par l’adulte. Cette idée est reprise plus tard par Luckmann et
Berger : « l’enfant n’intériorise pas le monde de ses autres significatifs comme un monde possible parmi
beaucoup d’autres. Il l’intériorise comme le monde, le seul monde existant et concevable, le monde tout
court » 8. Il ne s’agit pas d’énoncer pour les sociologues une prescription mais les conséquences du
processus de socialisation dont les mécanismes tiennent de la contrainte.
L’hyperconscience que Durkheim reconnaît aux éducateurs est relativisée par l’idée que les normes
éducatives sont dictées « avec la force du fait social » par la société. L’influence socialisatrice des
jeunes générations par la présence des plus âgées dépasse la voie de l’enseignant. La socialisation est
le résultat de l’expérience à ceux qui viennent après eux. « Il y a une éducation qui ne cesse jamais.
Par notre exemple, par les paroles que nous prononçons, par les actes que nous accomplissons, nous
façonnons d’une manière continue l’âme de nos enfants9 ». Les moments socialisateurs sont donc
étendus à l’ensemble des interactions enfants-adultes, non intentionnels et non explicites. Ils ne se
limitent pas aux moments éducatifs, intentionnels et explicites.
Ce que nous incorporons agit en nous : en chacun de nous se trouve le passé, supérieur au présent :
« Seulement, cet homme du passé, nous ne le sentons pas parce qu’il est invétéré en nous, il forme la
partie inconsciente de nous-mêmes »10. Pierre Bourdieu fournit avec la notion d’habitus la théorie de la
dimension non consciente de l’habitus ou l’histoire faite corps. La socialisation est cette histoire faite
corps qui nous fait parfois agir sans que nous en ayons forcément conscience.
E. Durkheim évoque la variabilité sociale des éducations selon l’époque, la classe et le sexe, ce que P.
Bourdieu systématise. L’appartenance à une classe sociale produit des socialisations identiques ou plus
semblables entre elles qu’aux socialisations dans les autres classes sociales.
8 T. Luckmann, P.Berger, la construction sociale de la réalité, 1966, pp 184-185. 9 E. Durkheim, Education et sociologie, p 69. 10 E. Durkheim, L’évolution pédagogique en France, pp18-19.
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2. Les premiers plis de la structure sociale
La socialisation est marquée par les plis de la structure sociale, l’intériorisation de l’espace social dans
la constitution de l’individu et sa subjectivité. La socialisation est différenciée par des variables mais
produit une base commune marquée par l’histoire et l’espace.
1. Le poids de l’histoire.
La socialisation est marquée par l’ historicité et l’ espace qui selon E. Durkheim modèlent les individus
d’une même génération selon une base commune. On parle aussi de l’intériorisation d’un « habitus de
génération »11.
Pour N. Elias, l’évolution historique est orientée selon un axe d’évolution d’auto-contrainte croissante12.
L’individu qui se définit par « je » est le résultat du processus de civilisation de la diversification et de
l’intensification des contraintes. Ce processus est intériorisé sur la forme d’un « habitus social » qui
donne lieu à la formation d’un puissant surmoi entraînant un haut degré d’auto-contrôle des passions et
des émotions. Les désirs sont relégués dans la sphère de l’intimité. L’individu individué est le résultat de
ce processus. La société est en prise aux débordements de cet homo clausus (l’individu dont les
sentiments sont enfermés). Le processus de civilisation est d’abord la remise en cause de l’opposition
entre barbarie et civilisation comme donnée inhérente aux peuples. En Occident, à la fin de la période
médiévale, une nouvelle codification des rapports que chacun entretient avec son propre corps et avec
celui d’autrui s’est progressivement mise en place. Elle insiste sur le nécessaire contrôle des excès. La
pudeur, les bonnes manières instaurent une progressive civilité. Celle-ci, selon N. Elias, est liée à
l’instauration de l’Etat moderne centralisé. La socialisation permet l’auto-contrôle fait nature. Les
manuels des bonnes pratiques sont des instruments efficaces d’imposition aux individus des contraintes.
La socialisation permet l’automatisme de l’auto contrainte. Elle permet le passage d’une contrainte
externe (hétéro-contrôle) à une contrainte interne (auto-contrôle). Les modalités actuelles de
socialisation sont le produit civilisationnel, d’une histoire et d’une inscription nationale.
11 G. Mauger, in K. Mannheim, Le problème des générations,Paris, Nathan, 1928 12 On peut se reporter au texte 1.
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2. La socialisation de classe.
L’origine sociale est un caractère explicatif de la variété de la socialisation. La socialisation primaire et
ses variations sociales de classe tiennent un rôle important dans l’établissement des effets de la
socialisation (concernant l’alimentation, la santé, le sport). Les aspects de la socialisation primaire de
classe portent notamment sur les jeux. Les jouets et jeux enfantins portent profondément la marque de
la position de la classe de la famille, et sont donc à l’origine d’effets socialisateurs différenciés. Les
études de JC Chamboredon, Jean Prévot et de Basil Bernstein, montrent que des jeux « introduisent
l’école à la maison » et préparent l’enfant aux exigences scolaires. Tout en jouant les enfants intègrent
des contenus éducatifs. Le coût économique intervient dans la sur-représentation du jeu éducatif dans
les classes supérieures et moyennes. Il est articulé à la perception éducative du jeu appuyée par les
théories du développement de l’enfant. La non perception de la dimension éducative du jeu dans les
classes populaires repose sur l’idée que l’éducation est une affaire d’école. Il y a une proximité entre
les jouets éducatifs ou d’éveil et les classes cultivées13 : le jouet assure la continuité entre l’école et la
famille, il est un outil de « stimulation intellectuelle » fondé sur un contrôle indirect. Du coté des classes
populaires, le jouet fonctionne comme une « stimulation matérielle » (récompense/sanction) et s’inscrit
dans le modèle éducatif du modèle autoritaire du « contrôle direct ».
3. L’effet symbolique des conditions matérielles d’existence
Les effets des expériences précoces relatives aux biens possédés contribuent à la structuration des
habitus et des représentations14. L’expérience de la richesse donne lieu à « une façon d’être, une
assurance, une aisance, une façon de parler, de se tenir en société, qui marque l’incorporation
physique des privilèges »15. « La richesse faite corps ». « Inscrite dans la longue durée, la richesse
doit aussi s’inscrire dans les corps pour achever sa métamorphose : de propriétés extérieures à la
personne, pouvoirs liés à la puissance de l’argent, elle doit devenir qualités de la personne elle-
même »16 . La distinction entre les nouveaux riches et les anciennes familles se situent là : « les
premiers jouissent de signes extérieurs de richesse, les seconds bénéficient d’une richesse intérieure,
faite corps en quelque sorte »17.
Les conditions matérielles induisent ainsi un rapport aux contraintes économiques et à l’espace qui
différencie profondément les socialisations bourgeoises et populaires : la socialisation au luxe par
13 S. Vincent, Le jouet et ses usages sociaux, 2001. 14 M. Pinçon , M Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, 2005. 15 M. Pinçon , M Pinçon-Charlot, « Ce que ça fait d’être riche », Sciences Humaines, n°175, oct. 2006 16 Idem. 17 Idem.
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opposition à la socialisation à la nécessité. Le quotidien populaire est marqué par l’expérience de la
pauvreté et de la nécessité de tout compter18. La promiscuité de l’espace (point de vue bourgeois) est
vu par d’autres (point de vue populaire) comme la chaleur du foyer et l’intimité familiale. Les
conditions de socialisation « induisent un rapport spécifique à l’espace, à son propre corps et au corps
des autres et engagent l’intériorisation de la place occupée dans la société en même temps que de ce
rapport à l’espace »19.
Pour autant les contraintes économiques ne dessinent pas à elles seules les modalités de la
socialisation de classe. La contrainte économique s’accompagne d’un regard sur l’enfance considérée
comme un temps préservé de cette contrainte, une parenthèse ( « puisqu’on est jeune qu’une fois »),
avant de devoir « trimer »20. A partir de cette référence à la culture populaire, R. Hoggart interprète le
soin apporté aux enfants, l’achat des jouets coûteux par rapport au budget familial ou la manière dont
les enfants les nourrissent : « dans les classes populaires, les mères ne savent évidement pas élever
leurs enfants selon les critères des –gens instruits- c'est-à-dire conformément aux préceptes des
manuels de puériculture. La tradition populaire qui veut que l’on gâte, non seulement les enfants, mais
aussi les jeunes jusqu’à l’âge du mariage au moins remonte loin. On étouffe les bébés sous les baisers,
les caresses et les chatteries, on ne les laisse pas pleurer, on les gave jusqu’à ce qu’ils aient mal au
ventre et on les soigne alors avec des médicaments douteux à six pences le paquet. …21 ».
Les aspects de la socialisation populaires n’ont pas disparu. Ils apparaissent dans une éducation
permissive qui n’est pas informée par un laxisme mais par une disposition socialement produite à
profiter des bons moments22.
4. Les modes d’exercice de l’autorité
Les habitus des familles des milieux populaires23ne renferment pas les mêmes dispositions à régler et à
contrôler les comportements par l’autocontrainte. L’autorité des parents et le mode d’encadrement
reposent principalement sur le principe de la contrainte extérieure impliquant le contrôle direct et la
présence physique des parents. Dans les familles, « la discipline s’exerce (…) de l’extérieur et intervient
comme une sanction externe que ne s’appuie pas sur la « raison » de l’enfant, c'est-à-dire sur le
contrôle personnel de ses comportements en vue d’éviter des sanctions futures probables ». Il s’agit
18 R. Hoggart, La culture du pauvre, 1957, 1970, éd.de Minuit. 19 M.Pinçon , M. Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, p.87 20 in R. Hoggart 21 R. Hoggart, ibid. p. 90-91 22 D. Thin, Quartiers populaires : l’école et les familles, Pul, 1998. p 120 et suiv. 23 D. Thin, M. Millet, Ruptures scolaires, l’école à l’épreuve de la question sociale, Puf, 2005. L’étude s’inscrit dans l’univers théorique de la sociologie de P.Bourdieu. pp 85-92.
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davantage de surveiller, d’interdire ou de limiter les actions des enfants que d’inculquer les règles de
sécurité, de moralité auxquelles les enfants soumettraient leurs conduites : « La crainte des sanctions
n’est pas ici autodiscipline ou acceptation de règles ‘ bien comprises’ et subjectivement ressenties
comme ‘nécessités intérieures’. Elle est discipline extérieure dont la spécificité est d’être de moins en
moins contraignante à mesure que l’enfant s’éloigne ». Aussi il s’agit pour les parents « d’être derrière »
l’enfant. Leurs autorités se caractérisent par « l’immédiateté et l’aspect contextualisé des contraintes
exercées. Les contraintes et les sanctions s’appliquent directement à l’acte répréhensible et portent
sur l’intention de l’interrompre en utilisant le châtiment corporel. Il s’inscrit dans la logique de l’autorité
parentale du contrôle extérieur : la sanction physique vise à réprimer dans l’instant l’acte dérangeant. Le
châtiment corporel s’inscrit par ailleurs dans la valorisation de la force physique et correspond à un
mode d’expression socialement valorisé et privilégié. La sanction prime sur l’explication. Cette autorité
tend à s’inscrire dans le cadre d’une division traditionnelle des rôles et des tâches éducatives entre les
sexes ».
5. Le contrôle corporel de soi et l’habitus agonistique : effet de la socialisation de classe
Le contrôle de soi, l’art du détail et la ritualisation du quotidien sont les effets de distinction de la
socialisation primaire par les familles de la moyenne et haute bourgeoisie.
D. Lepoutre, enseignant d’histoire-géographie et résidant à la cité des Quatre-Mille à La Courneuve au
moment de sa recherche, parle de l’inculcation d’un habitus agonistique qui caractériserait la
socialisation des enfants à l’affrontement physique : la nature des relations en vigueur dans le groupe
d’une part, et les valeurs inculquées par la famille d’autre part, concourent à rendre l’exercice de la
violence tout à fait nécessaire à la construction de la personnalité adolescente »24… « L’usage des
châtiments corporels, fréquent dans le mode d’éducation populaire, fait très tôt subir aux enfants qui en
font l’expérience régulière un apprentissage physique, psychologique et social de la violence : « c’est
normal, quand on est petit…Des baffes, ouais presque tous les jours, parce que je faisais beaucoup de
conneries » (Aziz) »25. Le mode d’éducation populaire est vu dans sa spécificité par rapport à un mode
bourgeois. D. Le Poutre cite un adolescent parlant d’un autre: « Il chiale parce que c’est un petit
bourgeois qui a jamais pris de coups, c’est tout ! ». « L’apprentissage visuel de la violence est
également facilité par le spectacle fréquent des rixes dans les espaces publics du grand ensemble : «
[…] dans ma jeunesse, j’ai connu que ça, les grands qui se tapent entre eux… » ».26 Très tôt les
24 D. Le Poutre, Cœur de banlieue, Odile Jacob, p. 263. 25 Idem. 26 Ibid., p. 264.
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enfants font l’expérience valorisante et valorisée de la force et du courage et intériorisent les codes de
conduite spécifiques des relations conflictuelles violentes. L’inculcation de l’ethos agressif doit aussi au
modèle de comportement des pères qui « en accord avec l’idéal populaire de virilité fondé sur la force
physique et une conception des rapports sociaux dans laquelle l’honneur tient une place importante,
font montre en maintes occasions de leurs capacités à réagir aux offenses, voire aux agressions, dans
la vie quotidienne et donnent quand il le faut l’exemple concret de la violence physique. Les adolescents
gardent des souvenirs marquants de ces scènes où se jouent sous leurs yeux l’honneur et la fierté
familiale : « on était partis à Carrefour acheter un sapin pour mon petit frère. Mon reupé (père), il a fait
un chèque, il a mis à l’ordre comme ça de « Carrefour ». Le caissier, il lui fait « C’est pas de Carrefour
qu’il faut mettre, c’est « Carrefour » tout court. Mon reupé, il fait « De Carrefour c’est pareil ». Le mec il
lui a dit « vous êtes bête ou quoi ». Mon reupé, il a fait « Vas-y passes dessus la barrière, passe
dessus ». Moi j’ai rien retenu du tout, le keumé tu crois qu’il a bougé ? T’es fou, il disait à mon reupé
« Calmez vous monsieur, calmez-vous » Otmane)… L’apprentissage peut être plus formel par le conseil
fait au fils par le père : « S’il t’emmerde, tu lui mets un coup d’tête dans la gueule et on n’en parle plus.
Et s’il continue à t’emmerder, tu viens me chercher et c’est moi qui l’éclate »27
6. La socialisation de genre
La construction sociale de la distinction/différenciation entre les sexes (biologiques) est l’un des
marqueurs de la socialisation et ses effets. On préfère parler de la différenciation ou de la distinction et
non de la différence de sexes pour préciser que le sexe biologique est pris en argument pour construire
le sexe social. A l’intérieur des expressions retenues, le terme de distinction atténue l’idée d’asymétrie
supposée dans le terme de différenciation si l’on considère, depuis un point de vue différentialiste, que
la différenciation maintient la définition des genres masculin et féminin par des attributs positifs. Or on
peut opposer à cette approche différentialiste, que la cristallisation des genres est articulée à une
opposition hiérarchique masculin/ féminin et homme/femme28 . Le point de vue universaliste, celui
notamment de E. Badinter, développe l’idée de la contingence culturelle des genres vis-à-vis de laquelle
la conception du sujet autonome est une correction aux revendications de domination masculiniste et
féministe.
Les instances de socialisation primaire et secondaire jouent un rôle majeur dans la construction des
« hommes » et des « femmes ». Les rites de passage décrits par E. Badinter « fabricant » les hommes
27 Ibid, p. 267. 28 M B Tahon, Sociologie des rapports de sexe, Pur, 2005 ( se trouve à l’institut !) ; les travaux de D Welzer Lang et de E Badinter, ceux de J Butler ou de C Delphy peuvent être mobilisés. Pour une approche plus rapide, on peut se reporter au numéro de la revue Esprit, L’un et l’autre sexe, Mars-avril 2001.
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et les femmes sont moins actifs. La fabrique des hommes et des femmes se fait plus silencieusement
mettant en décalage les effets de socialisation et la norme juridique d’égalité de statut.
Pour D. Welzer-Lang, la construction du masculin est le produit d’une socialisation spécifique pour les
garçons : « c’est dans le groupe de pairs que, dès le plus jeune âge, les garçons apprennent à se
différencier des femmes : ne pas se plaindre, apprendre à se battre ; apprendre aussi à être les
meilleurs29 ». Qui vient à s’écarter de ce que produit « la maison des hommes » selon l’expression de
Maurice Godelier, est violenté. « De fait les hommes vont être socialisés à la violence masculine des
plus forts sur les plus faibles ». L’injonction à la virilité est une réponse dans la définition du masculin.
Elle s’enracine très loin dans la socialisation sous la forme d’un conditionnement social à une
différenciation : les vêtements, les jeux, l’espace, les pratiques alimentaires, les attitudes autorisés, les
rapports au corps…30. La socialisation des filles au care par les jeux d’imitation aux situations de la vie
quotidienne va déterminer les compétences relationnelles qui vont être d’autant plus remarquées
qu’elles seront associées aux qualités subjectives de maturité par opposition aux garçons socialisés aux
activités d’imagination. Les jeux et les jouets contribuent à la fabrication des filles et des garçons dans
et par leur famille. La dimension sexuée croise la variable de la classe sociale :
« Les jouets perçus comme masculins et avec lesquels jouent les garçons (voitures, mallettes de
bricolage, déguisements « masculins » favorisent la mobilité, la manipulation, l’invention et le goût de
l’aventure, ceux des filles (poupées, ustensiles de cuisine, trousses de maquillages, panoplies
d’infirmières, de fées ou de princesses) développent l’intérêt porté à soi et aux autres, dans la mise en
avant de la séduction et de la maternité » 31 . Les activités non scolaires sont marqués par une
différenciation se rabattant sur une distinction intérieur (activités féminines) /extérieur (activités
masculines) moins nette. La lecture, les activités artistiques, la danse, la natation, la gymnastique et
l’équitation ( proximité avec le care et l’esthétique) sont dévolues aux filles, le football, les arts martiaux,
le vélo, les jeux vidéos, technologiques et informatiques sont dévolus aux garçons32. La distinction
s’opère « entre l’affirmation de soi sous-tendue par la valorisation de la force, du risque et de la
compétition entre pairs encourageant l’émancipation par rapport à l’autorité, ainsi qu’une plus forte
implication du ludique et de la technique d’une part et d’autre part l’expression de soi basée sur la
culture de l’entretien du corps, de l’apparence, de l’échange relationnel (notamment familial), favorisant
l’incorporation et le respect des normes »33.
29 D. Welzer-Lang, « La construction du masculin », Sciences Humaines, n° 146, fév. 2004. 30 E. Gianini Belotti, Du coté des filles, éd. des femmes, 1973. 31 S. Cromer, « Vie privée des filles et des garçons : des socialisations toujours différentielles ? », in M. Maruani, Femmes, genre et sociétés, Paris, La Découverte, 2005. 32 Idem. 33 Idem.
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Les effets de la socialisation sexuée sont renforcés par la variable de classe au sujet de l’école, le
monde du travail et la sphère domestique. L’espace social de la socialisation sexuée concerne les
positions à son extrémité avec la différenciation traditionnelle des définitions du féminin et du masculin à
partir d’attributs différents.
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II La socialisation comme incorporation des habitus 1. La sociologie de Pierre Bourdieu
P. Bourdieu (1930-2002) écrit une sociologie de l’action qui, en proposant « un rapport pratique à la
pratique », livre une critique des approches intellectualistes. Pour P. B, nous agissons dans un monde
qui « impose sa présence, avec ses urgences, ses choses à faire ou à dire, ses choses faites pour être
dites, qui commandent directement les gestes ou les paroles sans jamais se déployer comme un
spectacle » (Le sens pratique).
Il y pense la relation entre objectivisme et subjectivisme. Indépendantes de la conscience et de la
volonté des agents, les structures sont capables d’orienter et de contraindre leurs pratiques ou leurs
représentations. Il y a une genèse sociale d’une part des schèmes de perception, de pensée et d’action
qui sont constitutifs de l’habitus et d’autre part des structures sociales, en particulier des champs.
(Choses dites, Paris, Minuit, 1987)
L’habitus désigne les structures sociales de notre subjectivité et la manière dont elles s’impriment dans
notre corps et dans nos têtes par intériorisation de l’extériorité.
L’habitus est « un système de dispositions durables et transposables » (in Le sens pratique). Par
dispositions on entend des inclinations à percevoir, sentir, penser, faire d’une certaine manière,
incorporées et intériorisées, le plus souvent de manière non-consciente, par chaque individu, du fait de
ses conditions objectives d’existence. Par durables, il faut entendre que ces dispositions sont fortement
enracinées et peuvent faire résistance au changement. Par transposables, il faut entendre que les
dispositions acquises dans le cadre de la socialisation familiale ont des effets sur d’autres sphères
d’expériences (école, profession…). Par système, il faut entendre que ces dispositions tendent à être
unifiées entre elles : l’habitus individuel est proche de l’habitus de classe. L’habitus individuel en tant
que système de dispositions durables et transposables présuppose plutôt l’unité (largement non
consciente) de la personne. La pluralité des dispositions est cependant pensée dans l’œuvre tardive du
sociologue.
L’habitus est donc constitué de principes générateurs : il est amené à apporter des réponses aux
situations rencontrées à partir d’un ensemble de schémas d’actions et de pensées limités. Il reproduit
quand les situations sont habituelles, et innove quand elles sont inédites. La notion d’hystérésis
utilisée par P. Bourdieu aide à comprendre l’hétérogénéité des normes sociales et le décalage entre
Cours P.G – ME-ES VD1
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l’habitus individuels et les normes sociales dominantes. « La présence du passé, écrit P. Bourdieu,
dans cette sorte de fausse anticipation de l’avenir qu’opère l’habitus ne se voit jamais aussi bien,
paradoxalement, que lorsque le sens de l’avenir probable se trouve démenti et que des dispositions mal
ajustées aux chances objectives en raison d’un effet d’hystérésis reçoivent des sanctions négatives
parce que l’environnement auquel elles s’affrontent réellement est trop éloigné de celui auquel elles
sont objectivement ajustées » (Le sens pratique, 1980, p 104)
Bourdieu pense l’incarnation des structures dans les agents. Des gens se trouvent en porte –à- faux. La
contingence des agents peut poser problème pour la société.
L’habitus informe nos pratiques que nous croyons personnelles et individuelles puisqu’elles ont
l’apparence de décisions librement prises. La manière d’agir résulte de notre intériorisation à la culture
de classe à laquelle nous sommes socialisés. De manière évidente et « quasi naturelle », notre habitus
informe nos gestes. C’est le sens pratique. Le sens pratique permet d’agir par automatismes, par une
aptitude à nous déplacer, à agir, à nous adapter…selon notre culture de classe. En fait ce que nous
pensons faire de manière « originale » est en réalité le produit d’une histoire collective que nous avons
intériorisée de manière inconsciente. Le sens pratique, inscrit dans le corps et les mouvements du
corps, n’exerce qu’en situation. Il permet d’économiser la réflexion et l’énergie dans l’action : « c’est un
opérateur de l’économie de la pratique ».
Pour Bourdieu (Questions sociologiques, p134/135// Le sens pratique, 88,89,152-154.), les agents que
nous sommes, sont capables de changer à la condition de détenir des capitaux suffisants pour nous
affirmer dans le monde social. Notre habitus garantit, plus que toutes règles explicites, notre conformité
puisque qu’il est l’intériorisation des manières identiques de percevoir, de penser et d’agir.
Ce qui veut dire pour le sociologue que nous sommes socialement déterminés par notre histoire et
notre position dans le monde social. En conséquences nous ne pouvons réduire l’explication de nos
actions à l’intentionnalité, aux choix raisonnés à partir des avantages et des inconvénients que nous
repérerions dans notre conduite. Nos actions n’ont pas forcément une intention ou un projet
explicitement posés. L’explication de la permanence de nos pratiques ne se trouve pas non plus dans
l’existence de règles que nous nous contenterions de suivre. L’habitus produit des hypothèses pratiques
fondées sur les conditions d’existence (comme la division de sexe, le mode de consommation …)
L’habitus est un principe opérateur ou générateur durable propre à chacun de nous car en chacun de
nous s’incorpore l’histoire des générations passées. Par conséquent notre habitus individuel reflète
notre habitus social.
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A chaque position sociale correspond des styles de vie définissables par les capitaux mobilisés .
Le capital est une ressource qui, quand elle est possédée, nous permet de nous adapter au groupe de
référence.
Nous ne possédons pas de manière identique les titres scolaires, le pouvoir, ni ne possédons les
mêmes choses. Nos capitaux culturel, économique, social et symbolique dépendent de notre position
parmi les classes sociales et dans notre classe sociale.
L’habitus des positions sociales dominantes détermine un style de vie, des pratiques et une manière de
voir le monde qui cumulent les capitaux économique culturel et social. (P.Bourdieu, Espace social et
espace symbolique, in Raisons pratiques, Seuil, 1994, p.20-24.) Ils s’agit pour les classes sociales
dominantes de définir un style de vie distinctif et représentatif des capitaux possédés. Ce style de vie
est un critère d’appartenance de classe.
Le capital est donc un ensemble de ressources et de pouvoirs utilisables. Selon la place de l’individu
dans l’espace social, il dispose de capitaux de nature différente. Le capital économique est constitué de
l’ensemble des facteurs de production, des biens économiques et du revenu. Le capital culturel est
constitué de l’ensemble des dispositions et des qualifications intellectuelles mais aussi des biens
culturels acquis au cours de la formation et de l’histoire individuelle. Il peut exister sous trois formes :
incorporée (dispositions de l’individu), objective comme bien culturel (tableau, livre) et institutionnalisée
(titre scolaire). Le capital social désigne le réseau des relations sociales d’un individu. Son volume
dépend de l’étendue des liaisons qu’il peut effectivement mobiliser et du volume des capitaux auxquels
il est lié (culturel, économique, symbolique). Le capital social dépend des institutions et de la sociabilité.
Le capital symbolique désigne les biens symboliques comme l’honneur, le prestige, la réputation dont
l’accumulation et la reproduction motivent tout autant les individus et les groupes que celles des biens
matériels ou des titres scolaires. La notion de légitimité, la violence légitime avec laquelle les dominants
exercent leur puissance sur les dominés au sein d’un champ s’appuie essentiellement sur la possession
d’un stock de biens symboliques.
Les capitaux sont les ressources dont on dispose pour évoluer dans un champ (artistique,
professionnel, sportif). Le champ est un espace de jeu et de relations entre les individus ou des
institutions, en compétition pour un enjeu identique:le pouvoir, le prestige, le revenu. Il entraîne la
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compétition transformant l’espace social en champ où s’affrontent des intérêts contradictoires à la
condition que les individus s’investissent pour le conquérir.
Par exemple la création d’un artiste ne se fait pas dans un vide social mais bien dans un contexte où
elle est destinée à être comprise par d’autres personnes capables de sentir, d’éprouver l’œuvre
artistique et de se mettre à la place de l’artiste. La structure particulière d’un champ produit des habitus
qui à leur tour le modifient. Donc on s’intéresse aux dispositions et aux conditions qui déterminent les
activités (du peintre). Ce qui nous distingue est alors moins nos propriétés individuelles que nos
relations de complicité ou d’opposition. L’accumulation spécifique du capital détermine la structure du
champ. Le champ est donc un rapport de force en vue de détenir le capital qui le constitue.
Il oppose ceux qui occupent les positions dominantes et détiennent le capital spécifique le plus
important, qui sont naturellement portés à des stratégies de conservation et d’orthodoxie, à ceux qui ,
dépourvus de capital ou peu pourvus, doivent s’accommoder de leur situation de dominés ou se lancer
dans des stratégies risquées de critique pour bouleverser la définition du capital spécifique, légitime et
sa redistribution.
Les classes sociales
Bourdieu note que « dans l’espace social, que (les individus) ne sont pas n’importe où, cad
interchangeables, comme le prétendent ceux qui nient l’existence des classes sociales, et qu’en
fonction de la position qu’ils occupent dans cet espace très complexe, on peut comprendre la logique de
leurs pratiques et déterminer, entre autres choses, comment ils vont classer et se classer, et le cas
échéant, se penser comme membre d’une classe » Choses dites, Ed de Minuit, 1987, p165.
A chaque position est associé un degré de propriété ou de pouvoir déterminé par la capacité plus ou
moins grande d’y mobiliser des capitaux spécifiques. Détenteur du monopole de la violence symbolique
légitime, l’Etat produit des classements officiels comme les titres scolaires ou professionnels. Bourdieu
utilise l’expression de « classe objective » pour désigner l’ensemble des individus placés dans des
conditions d’existence homogènes leur imposant des conditionnements propres à engendrer des
pratiques semblables. Les individus possèdent des propriétés communes (biens, pouvoirs, habitudes)
aussi peuvent-ils s’organiser pour mener une lutte commune.
Les classes supérieures exercent une violence symbolique sur les autres classes et utilisent leur
position de force pour s’accaparer des privilèges et des avantages distinctifs excluants.
L’exercice de la violence symbolique a pour effet la reconnaissance de la domination par les dominés.
Les membres des classes dominées doivent accepter leur domination sans quoi les classes dominantes
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n’auraient aucune chance de se perpétuer. Elle doit être légitimée par une supériorité «naturelle » (en
fait naturalisée), un mérite quelconque. Les membres des classes dominantes eux-mêmes doivent
croire aux fondements légitimes de leur domination.
La démocratisation de la société justifie les positions sociales par la détention des titres scolaires. Leur
détention doit apparaître comme le résultat d’un don particulier expliquant la réussite scolaire, don qui
éloignerait ceux qui en manquerait des filières scolaires d’excellence. L’illusion de l’accès à la classe
sociale dominante lié au mérite et au don est l’une des inégalités entretenue par le fonctionnement de
l’école fondé sur la sélection.
Dans son livre la Distinction- critique social du jugement 1979, P Bourdieu revient sur la notion de goût
inné (évoquée par l’adage selon lequel les goûts et les couleurs ne se discutent pas) en montrant
qu’elle est le produit des conditions sociales et du capital culturel possédé pp1-2. Plus largement nos
goûts s’expliquent par notre position dans l’espace social et par notre possession de divers capitaux
économique, social, et culturel.
Chaque classe possède ses propres goûts, son propre « style de vie ». Les pratiques de consommation
sont socialement inscrites : en matière de culture, l’opposition principale s’établit entre les
consommations désignées comme distinguées par leur rareté des fractions les mieux pourvues en
capital économique et culturel et les consommations socialement considérées comme vulgaires par ce
que faciles et communes. p 196 de La Distinction.
En matière de repas, les pratiques alimentaires ne sont pas toujours qu’une affaire de revenus. Le
sociologue repère que les nourritures lourdes, consistantes, grasses, bon marché, et le vin sont
populaires car la faible distance par rapport à la nécessité contribue à en définir les goûts appelés goût
de nécessité p 198
C’est ainsi qu’on peut déduire l’attirance populaire pour les nourritures les plus nourrissantes et les plus
économiques de la nécessité de reproduire au moindre coût la force de travail. Le goût de nécessité se
définit par le non choix, la privation.
En revanche, l’idée du goût est typiquement bourgeoise puisqu ‘elle suppose la liberté en matière de
choix, impossible en matière de goût par nécessité. p199.
Il reste qu’à l’inverse du petit bourgeois, le goût pour le naturel et l’hédonisme des classes populaires
oriente les « bons moments » p 203 sans gêne ni restriction. La distinction est au contraire le pouvoir de
tenir la distance par rapport à la nécessité. p 204 L’aisance implique des manières distinctives sur le
plan de l’alimentation, de la culture et de la présentation de soi, différentes des manières populaires. Si
nous ne mangeons pas la même chose, nous ne nous tenons pas aussi de la même manière à table.
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Dans les milieux populaires, il appartient le plus aux hommes de profiter d’une double portion du plat
« élastique » et « abondant » p 216 d’un repas qui s’éternise, et de laisser aux femmes de faire
parvenir sur la table les différents plats dans lesquels chacun puise à volonté puis de les desservir.
p216 A l’inverse, le repas bourgeois se caractérise par le souci de manger dans les formes, le rythme,
l’ordre et la rigueur p218. Moins hédoniste, il place chacun sous son ordre par l’arrivée rythmée des
plats.
Pierre Bourdieu a étendu son observation aux pratiques vestimentaires. Nous n’accordons pas la même
fonction au vêtement selon notre habitus. S’il n’est pas fait de distinction dans le port du vêtement à
l’intérieur et l’extérieur de la maison dans les milieux bourgeois, il convient de réserver une tenue
spécifique pour l’intérieur de la maison dans les milieux populaires, ceci par souci d’aisance et de ne
pas s’imposer de contraintes chez soi.
D’autres illustrations.
-Nous pouvons aussi illustrer la notion d’habitus par la diversité du rapport que nous avons à l’école.
S’inscrivant dans la sociologie de Pierre Bourdieu, le livre de S Beaud, consacré aux élèves qui entrent
au lycée et se présentent au bac (80% au bac et après, La découverte, 2003,) donne à comprendre la
diversité des manières de considérer le travail scolaire. Et de ressentir pour les enfants des familles
populaires le grand écart culturel entre leurs dispositions familiales et du quartier et le lycée. Ne se
sentant pas à la hauteur pour répondre aux exigences de l’école, les garçons enquêtés, défendent la
culture de la rue. Ils rejettent le « rapport au monde » qu’implique le travail scolaire et notamment la
lecture. Car celle-ci est une activité purement individuelle et intellectuelle qui retire du monde celui qui
s’y consacre et conduit à la rupture avec le mode de sociabilité populaire de « l’être ensemble ». A
propos d’une jeune lycéenne, Zahia bonne élève, S Beaud constate les effets de son adaptation aux
exigences scolaires :
« Zahia regrette moins le temps libre, le temps « vide » passé devant la télévision à « regarder des bêtises » que la perte d’une manière d’être ensemble. La télévision est un moment de rassemblement familial, une sorte d’autel domestique où viennent communier par intermittences dans la journée les enfants et les parents, le groupe domestique réuni. En « perdant la télévision », elle participe moins à la « bonne ambiance » familiale. Le coût social de l’entrée dans la vie lycéenne correspond à cette forme de désaffiliation partielle d’avec le groupe familial : Zahia fait l’apprentissage de l’individualisation et d’une certaine solitude au sein même de la famille, éprouvant pour la première fois le sentiment d’être à l’écart, de s’exclure des activités et des valeurs qui fondent le groupe. » p 59
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-Si nous n’apprenons pas les mêmes choses de la même manière et dans des conditions identiques du
fait de notre habitus, nous pouvons aussi ne pas avoir le même rapport au temps.
Le rapport au temps est sensible aux conditions économiques et sociales. Toutes les familles n’ont pas
la même temporalité. Dans les familles populaires nous vivons au jour le jour, par à coups et selon des
priorités immédiates qui peuvent expliquer les oublis et les absences aux rdvs posés dans les
administrations. ( bib « Temporalités familiales », Ruptures scolaires, M Millet , D Thin, Lien Social,
Puf,2005)
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Extraits de texte
La sociologie de P B est structuro-constructiviste. La catégorie désigne que le monde social comporte des structures objectives, indépendantes de la conscience et de la volonté des agents, qui sont capables d’orienter et de contraindre leurs pratiques ou leurs représentations. Par constructivisme on entend qu’il y a genèse sociale des schèmes de perception, de pensée et d’action (habitus) et des structures sociales ( champ/groupe)
Le sens pratique, 88,89, 90,101,152-154. « Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus , systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c-à-d en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement « réglées » et « régulières » sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et , étant tout cela collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre »p.88 «S’il n’est aucunement exclu que les réponses de l’habitus s’accompagnent d’un calcul stratégique tendant à réaliser sur le mode conscient l’opération que l’habitus réalise sur un autre mode, à savoir une estimation des chances supposant la transformation de l’effet passé en objectif escompté, il reste qu’elles se définissent d’abord en dehors de tout calcul, par rapport à des potentialités objectives, immédiatement inscrites dans le présent, choses à faire ou à ne pas faire, à dire ou à ne pas dire, par rapport à un à venir probable qui à l’opposé du futur comme « possibilités absolues » […], projetée par le projet pur d’une «liberté négative », se propose avec une urgence et une prétention à exister excluant la délibération ». P 90 « Si l’on observe régulièrement une corrélation très étroite entre les probabilités objectives scientifiquement construites ( par exemple, les chances d’accès à tel ou tel bien) et les espérances subjectives ( les motivations, les besoins) ce n’est pas que les agents ajustent consciemment leurs aspirations à une évaluation exacte de leurs chances de réussite, à la façon d’un joueur de carte qui réglerait son jeu en fonction d’une information parfaite sur ses chances de gain. En réalité, du fait que les dispositions durablement inculquées par les possibilités et les impossibilités, les libertés et les nécessités, les facilités et les interdits qui sont inscrits dans les conditions objectives engendrent des dispositions objectivement compatibles avec ces conditions et en quelques sortes préadaptées à leurs exigences, les pratiques les plus improbables se trouvent exclues, avant tout examen, au titre d’impensable, par cette sorte de soumission immédiate à l’ordre qui incline à faire de nécessité vertu, c'est-à-dire de refuser le refusé et à vouloir l’inévitable » p90. « Produit de l’histoire l’habitus produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de l’histoire, conformément aux schèmes engendrés par l’histoire ; il assure la présence active des expériences passées qui, déposées en chaque organisme sous la forme de schèmes de perception, de pensée et d’action, tendent, plus sûrement que toutes les règles formelles et toutes les normes explicites, à garantir la conformité des pratiques et leur constance dans le temps. Passé qui survit dans l’actuel et qui tend à se perpétuer dans l’avenir en s’actualisant dans des pratiques structurées selon ses principes, loi intérieure à travers laquelle s’exerce continûment la loi de nécessités externes irréductibles aux contraintes immédiates de la conjoncture, le système des dispositions est au principe de la continuité et de la régularité [] »p91 «L’habitus rend possible la production libre de toutes les pensées, toutes les perceptions et toutes les actions inscrites dans les limites inhérentes aux conditions particulières de sa production et de celle là seulement. A travers lui la structure dont il est le produit gouverne la pratique non selon les voies d’un déterminisme mécanique, mais au travers des contraintes et des limites originairement assignées à ses inventions. […] Parce que l’habitus est une capacité infinie d’engendre en toute liberté (controlée) des produits_ pensées, perceptions, expressions, action_ qui ont toujours pour limites les conditions historiquement et socialement situées de sa production, la liberté conditionnée et conditionnelle qu’il assure est aussi éloignée d’une création d’imprévisible nouveauté que d’une simple reproduction mécanique des conditionnements initiaux ». p 92 « S’il est exclu que tous les membres de la même classe aient fait les mêmes expériences et dans le même ordre, il est certain que tout membre de la même classe a des chances plus grandes que n’importe qui d’autre n’appartenant pas à la classe sociale de s’être trouvé confronté aux situations les plus fréquentes » pp 100 L’habitus « Il est un système subjectif mais non individuel de structures intériorisées, schèmes communs de perception, de conception et d’action […]dans une relation d’homologie càd de diversité dans l’homogénéité caractéristique de leurs conditions sociales de production, qui unit les habitus singuliers des différents membres d’une même classe :chaque système de dispositions individuel est une variante structurale des autres, où s’expriment la singularité de la position à l’intérieure de la classe et de la trajectoire » p 101 « Le principe des différences entre les habitus individuels réside dans la singularité des trajectoires sociale, auxquelles correspondent des séries de déterminations chronologiquement ordonnées et irréductibles les unes aux autres (…) mais
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l’habitus a tendance à assurer sa propre constance et sa propre défense contre le changement (…) en se mettant à l’abri des crises et des mises en question critiques en s’assurant un milieu il est aussi préadapté que possible, càd un univers relativement constant de situations propres à renforcer dispositions en offrant le marché le plus favorable à ses produits. Et c’est une fois encore dans la priorité la plus paradoxale de l’habitus, principe non choisi de tous « les choix », que réside la solution du paradoxe de l’information nécessaire pour éviter l’information : les schèmes d’appréciation et de perception de l’habitus sont ( …) sont pour une grande part le produit d’un évitement non conscient et non voulu, soit qu’il résulte automatiquement des conditions d’existence, soit qu’il ait été produit par une intention stratégiques mais dont la responsabilité incombe à des adultes eux-mêmes façonnées dans les mêmes conditions » p 102.
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2. Habitus et récit de vie
Voir le texte de V. De Gaulejac
3. Une socialisation primaire plurielle.
Bernard Lahire retient la pluralité des influences socialisatrices34. Il renonce à l’étude des dispositions
rapportées à l’habitus faisant système pour s’intéresser aux domaines de pratique où sont intériorisées
et incorporées les dispositions. Sa sociologie est centrée sur la genèse des dispositions individuelles et
les processus de socialisation dans l’enfance et l’adolescence. B. Lahire parle de transférabilité des
dispositions (mentales et comportementales) d’un univers à un autre (de la famille à l’école ou au
groupe de paires, de l’école à la famille) ou de mise en tension de dispositions contradictoires dans le
cas de cadres socialisateurs partiellement ou totalement incompatibles. Puisque la famille ne constitue
pas l’unique instance de socialisation primaire, rien ne garantit la convergence des principes
socialisateurs hétérogènes, voire concurrents, et même potentiellement contradictoires des différentes
instances qui interviennent. Les dispositions sont « situées » par rapport à leur contexte d’intériorisation.
Ces dispositions peuvent être transférables d’un domaine de pratique à un autre (du sport à l’école…)
Les différences de comportements d’un contexte à un autre ne sont pas le produit d’un même habitus
mais le produit de dispositions différentes relatives à des contextes différents. La socialisation produit
des dispositions hétérogènes.
L’hétérogénéité est liée à la pluralité des mondes sociaux avec lesquels l’individu est en contact selon
certaines modalités. Ces conditions sociales de possibilités pratiques de socialisation rendent actives
l’influence socialisatrice d’un agent de socialisation sur l’enfant. La transmission du capital culturel
dépend de la présence de celui qui en est porteur : une personne proche ou non, au contact de l’enfant
de manière récurrente ou non…, occupée à la scolarité de l’enfant ….Par ailleurs, une personne
socialise si elle est reconnue comme légitime à le faire : la pluralité des influences ne signifient pas qu’il
y ait systématicité de la socialisation.
L’hétérogénéité intra-familiale s’explique par des relations effectives ayant des effets socialisateurs pour
l’enfant. Au-delà de conditions d’existence objectives et homogènes, la présence d’un frère ou d’une
sœur, étudiant et chargé de la surveillance des devoirs, modifie la socialisation de l’enfant à l’école et à
34 Bernard Lahire, L’homme pluriel, les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998 ; Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelle, Paris, Nathan, 2002 ; La culture des individus, Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.
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la culture scolaire. Le déploiement de principes de socialisation divergents différencie des familles
statistiquement « équivalentes ».
4. Le produit de la socialisation primaire sous tensions et changements.
JCK inscrit l’analyse de l’action dans le cadre de l’habitus comme ensemble des possibles. Comme
pour Bourdieu, sa préoccupation est de dépasser le clivage entre individu et société dans l’étude des
comportements des individus mais par l’entrée du quotidien que lui permet la microsociologie.
Au centre de constructions des identités, se trouve l’habitude, cette « force » qui met en branle l’action.
Transmise selon les schémas de transmission linéaire ou inversée dans le cadre dans la socialisation
familiale, l’habitude assure la permanence des gestes en balayant les doutes et les lourdeurs du corps
par l’incorporation d’un modèle. L’habitude est une mémorisation de l’ancien. Elle est un rôle
anciennement socialisé. Plus l’habitude est poreuse aux émotions (sensations de plaisir ou de déplaisir)
moins sa forme est idéale en ce qu’elle engage la « réflexivité individuelle » qui assure l’ouverture de
l’identité. A l’inverse, la forme idéale de l’habitude est l’injonction qui prend corps dans le corps en
évitant la tête. L’injonction à agir est une action qui s’impose fortement, elle est une parcelle du passé
qui produit une pratique dans le présent par laquelle le partenaire ( dans le couple) s’auto-approprie des
tâches du fait du « c’est plus fort que moi » . Par l’injonction, ego est partenaire tout en restant soi. Les
actions sont faiblement intentionnelles. Le jeu entre le corps et l’esprit se traduit dans les « micros-
victoires » de l’un ou de l’autre par l’ouverture plus ou moins grande des habitudes.
Ceci explique ce pourquoi l’égalité ménagère est comme impossible. Les automatismes s’enracinent
dans un passé familial et social ancien, un « capital de manières » transmis : « Lentement,
profondément, les manières de faire se sédimentent (…). Ainsi se forme peu à peu un capital de savoirs,
de techniques, de compétences, et d’idées sur ce que l’on est soi-même, sur ce qu’est le monde, disant
comment agir […] mémoire dormante, automatismes individuels et sociaux, mémoire consciente. La
circulation entre ces trois zones est gérée par le présent des idées et des interactions. Mais ce présent
est lui-même en partie dépendant du passé, nous ne sommes guère libres de décider […] Le capital de
manière pousse à agir : il ‘faut le faire et on le fait’. Cette injonction facilite l’action en l’inscrivant dans le
silence des habitudes et les automatismes acquis » ( La trame, pp. 144, 148, 153)
Un capital de manières est un atout qui peut devenir un piège enfermant les pratiques pour celle ou
celui qui veut s’en défaire ou refuser le partage des activités ménagères35. Le piège tient à ce que
l’injonction fait intervenir l’économie du don. Quand l’injonction s’affaiblit, le don de soi qui conduisait à
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faire sans compter ne permet plus à l’action de passer sous silence. Le couple tient par l’amour et les
habitudes et par la logique du don qui facilite le rôle investi par auto-assignation des tâches ménagères
et domestiques. Quand le sentiment disparaît, le don ne peut plus servir les échanges conjugaux. Il est
remplacé par la dette. Les gestes ne se font plus de manière évidente, signe que l’identité personnelle
ne coïncide avec l’identité conjugale.
L’habitude héritée ou acquise est un rôle incorporé dont l’enracinement social est plus ou moins profond
et ancien. Les habitudes engagent l’identité dans un système contradictoire.
JC. Kaufmann définit l’identité par opposition à la fixité et à l’unicité. L’identité est un processus,
changeant, pris dans des forces contradictoires entre distance et conformité aux rôles. Elle ne peut être
qu’un moment spécifique, c'est-à-dire une photographie de l’individu dans sa complexité, ses réflexions
et ses paradoxes . Il rattache cette définition à l’historicité de la modernité qui libère les individus tout en
les enjoignant à la subjectivité dans une relation de conformité aux rôles sociaux.
Ce qu’engage la modernité, selon JC. Kaufmann, n’est pas la tenue d’un rôle, mais la tenue particulière
de ce rôle à un moment donné, sous-tendue par le sens donné par ego à son existence36. L’invention
de soi oblige à l’ « interprétation subjective des données sociales », constituant l’individu « en arbitre »,
« en sujet » dès lors qu’il tente de réorganiser « une unité de sens » structurée par l’identité. Mais alors
que l’identité est structure, la réflexivité est « incertitude et déconstruction transformant l’individu en
« homo scientificus » qui dissèque sa propre existence » .
Le contraste entre la différenciation genrée des habitudes et le débat social sur l’égalité du partage du
travail domestique met certaines femmes dans une situation de tension entre réflexivité et habitude
comme prise au piége par l’incertitude qui s’ouvre à elles et par l’incorporation qui maintient l’habitude.
Nous nous replions le plus souvent sur ce que nous savons faire, ces rôles devenus des habitudes que
nous connaissons et qui nous constituent.
Nous sommes faits de plusieurs « matériaux », de plusieurs « pôles » qui lorsqu’ils entrent en relation
engagent le changement de nos habitudes. p.223 EgoPour une sociologie de l’individu, JC Kaufmann.
Quand nous ne nous reconnaissons pas dans ce que nous faisons, nous nous engageons dans une
réflexion sur qui nous sommes et ce que nous voulons être.
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Si les habitudes (héritées) nous constituent et nous font agir de manière plus ou moins évidente,
JCKaufmann reconnaît que notre époque invite à s’en dégager, à les renouveler, les transformer par
d’autres propositions extérieures appelées rôle.
Le rôle est une contrainte socialement pré-construite. Favorisant la remise en question des habitudes
héritées, la modernité nous oblige à nous inventer à partir de rôles nouveaux qui fixeront et donneront
de la densité à notre identité. Venu de l’extérieur, notre nouveau rôle qui bientôt deviendra habitude
confirme que nous ne nous construisons pas de manière autonomes mais bien en relation au social.
Ego p. 193/194 La socialisation de l’individu au rôle qui lui est extérieur devient un autre élément
constitutif de lui. Elle lui permet de changer et d’agir par conformité aux autres, ce qui reste recherché
par nous tous.
Les quatre pôles qui nous constituent entrent en relation dans l’explication de nos actions et de nos
identités.
- Le pôle socialisation réfère au cercle élargi des appartenances, aux habitus. La socialisation
définit l’apprentissage des rôles sociaux extérieurs à nous. En nous appropriant le rôle, nous
nous en approprions la mémoire sociale. Le rôle renvoie à la norme. J.C Kaufmann observe
que la prise de rôle est souvent recherchée car elle fixe notre identité.
- Le pôle des habitudes réfère aux habitudes. Les habitudes sont l’ensemble des évidences
incorporées qui structurent les pratiques (les gestes du quotidien). Nos habitudes sont héritées
et acquises. Les premières ont un enracinement social plus profond et plus ancien, le plus
souvent médiatisé par la famille. Toutes sont une parcelle de la mémoire sociale distribuée et
diffusée, différemment intériorisée et incorporée selon les positions sociales.
- le pôle de la réflexivité individuelle désigne ce par quoi nous interrogeons nos habitudes. La
réflexivité initie le changement. Après réflexion, nous n’incorporons plus l’habitude en question
car le plus souvent nous n’en intériorisons plus les valeurs. Le changement « d’habitudes » est
amené quand la réflexion nous conduit à ne plus agir selon nos habitudes. La réflexivité
individuelle est sollicitée par le parcours individuel scolaire, professionnel ou encore le débat
social
- La réflexivité sociale est le débat social qui introduit potentiellement le changement. Elle
interroge la pertinence d’un rôle ou interroge les habitudes individuelles.
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L’explication mobilise les références culturelles et la réflexion (réflexivité). Elle permet de dépasser les
oppositions entre culture familiale et socialisation puisque elle considère la première comme une
parcelle de la seconde. Elle nous identifie à un sujet toujours en construction, en prise à la réflexion sur
ce qui nous fait agir et à nos déterminismes sociaux.
La socialisation transforme nos habitudes. Les relations entre socialisation et habitude
interviennent quand l’observation et l’analyse du nouveau rôle remettent en question nos habitudes. IL y
a alors dissonance de schèmes de conduite et de connaissances. Le rôle est à ce moment extérieur à
nous. Il permet potentiellement le changement de nos habitudes. Nouveau , extérieur à nous, il
deviendra une habitude personnelle qui résulte par nature du social le plus large.
D’autres habitudes sont transmises de personnes à personnes, elles sont « héritées » par
transmission dans la sphère familiale par exemple. C’est donc de la culture familiale sociale qui est
transmise. Les habitudes apportent ce qui nous construit : les parents qui élèvent leurs enfants ont des
siècles de mémoire sociale implicite dans les moindres de leurs mots et de leurs gestes. Leurs
habitudes s’inscrivent dans un habitus global dont elles forment un sous ensemble (sous –habitus) qui
se caractérise par la possession de divers capitaux. (voir Bourdieu ; capital social, écono, symbolique et
culturel.)
Pour J C Kaufmann la différence entre rôle extérieur et habitude n’est pas dans l’alternative individu
/social mais dans l’épaisseur de la mémoire sédimentée. Les habitudes sont récentes (comme la mode)
ou anciennes, transmises de générations en générations. Les premières sont explicites les secondes
structurent implicitement et en profondeur nos comportements. Impliqués dans le présent, nous portons
un passé social parfois très ancien qui ne peut être éclairé que par l’analyse anthropologique qui
éclaire le rapport des femmes au linge.
Les modalités du changement de nos habitudes et l’exemple de Ghislaine
Au préalable de la transmutation d’un rôle extérieur à nous à une nouvelle habitude, il y a
l’observation et l’analyse d’une scène jouée par une autre personne.
La réflexion est engagée. Les informations sont emmagasinées. Elles sont des guides, des normes
pour la conduite à prendre. La réflexion fait naître une dissonance entre les habitudes et les rôles
observés. Le décalage est une charge mentale généralement inconfortable. Intériorisé le rôle est
observé puis incorporé.
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JC K analyse que les modalités de la prise de rôle sont encadrées par des règles précises et implicites.
L’exemple de Ghislaine :
Ghislaine est une femme novice dans la pratique des seins nus sur la plage. Elle ne peut enlever le
haut de son maillot de bain bien qu’elle en ait très envie. Elle observe dans un premier temps les règles
de la pratique des autres femmes (la beauté des seins, l’aisance et le naturel) puis s’essaie à la
pratique. Elle fait le constat qu’il lui manque l’aisance et l’invisibilité de la prise de rôle. N’importe quel
baigneur pourrait observer qu’elle n’a pas l’habitude de faire les seins nus.
L’observation et l’analyse précèdent la décision. L’idéal est d’être spontané. Faire comme si le rôle était
déjà une habitude ancienne et automatique que ne fasse pas « fonctionner la tête ». Les objectifs visés
sont plus de liberté et une plus grande efficacité du bronzage. L’aisance, le naturel sont des critères
relevant de l’habitude et de la mémoire individuelle de Ghislaine. Les critères d’aisance et de naturel
permettraient à Ghislaine de ne pas être démasquée par les autres. D’autres difficultés peuvent
apparaître après l’observation, l’analyse des règles et les premières tentatives ! Le rapport de Ghislaine
à son corps, lié à son éducation ne l’aide pas dans ses tentatives et laisse paraître sa pudeur.
Le changement de nos habitudes par un rôle nouveau nécessite un long travail d’incorporation pour
que celui-ci ait la spontanéité d’une habitude ancienne !
Nous ne sommes pas réductibles aux rôles sociaux que nous transformons avec plus ou moins de
difficultés en habitudes mais nous sommes constitués de l’ensemble des pôles « socialisation »,
« habitudes », « réflexivité personnelle » et «réflexivité sociale » par lesquels nous opérons la
transmission des informations nouvelles et nous engageons dans une tension entre ce que nous
sommes et aimerions être à partir de conduites nouvelles.
Nous concentrons nos efforts pour réduire nos contradictions et tirer satisfaction d’incorporer des
conduites socialement reconnues tout en tenant notre distance par rapport à des rôles que nous
pourrions jugés comme ringards. Notre invention aura pour limite notre conformité aux autres qui reste
pour chacun de nous l’état le plus confortable.
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III. Socialisation secondaire
1. La socialisation primaire et socialisation secondaire
2. La socialisation professionnelle
(voir texte extrait de M. Darmon)
3. L’effet socialisateur des institutions et ses limites
présentation du concept de carrière, le modèle séquentiel de B.
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