View
9
Download
0
Category
Preview:
Citation preview
Thèse de doctorat
de l’Université Sorbonne Paris Cité
Préparée à l’Université Paris Diderot
Ecole doctorale Recherches en Psychanalyse et Psychopathologie ED 450
Centre de recherches Psychanalyse, médicine et société
Poème et mathème dans la clinique psychanalytique
Études sur la relation mathème-poème à travers de la lettre
Par Carlos Guillermo Gómez Camarena
Thèse de doctorat de Psychopathologie fondamentale et psychanalyse
Dirigée par Laurie LAUFER
Présentée et soutenue publiquement à Paris le 5 mai 2018
Président du jury : VANIER, Alain / Professeur des universités / Paris 7 Diderot
Rapporteur : SCAVINO, Dardo / Professeur des universités / Université de Pau et des Pays de l’Adour
Rapporteur : ASKOFARÉ, Sidi / Professeur des universités / Université de Toulouse 2 Jean Jaurès
Directrice de thèse : LAUFER, Laurie / Professeure des universités / Paris 7 Diderot
Membre invité : CLÉRO, Jean-Pierre / Professeur émérite / Université de Rouen
3
Titre : Poème et mathème dans la clinique psychanalytique. Études sur la relation mathème-poème à travers de la lettre. Résumé : Sur les mathématiques et la poésie chez Lacan, plusieurs choses ont été dites afin de faire état, d’un côté des éléments heuristiques des mathématiques et de l’autre pour éclaircir la relation entre psychanalyse et poésie. Pourtant, les références sur l’articulation entre mathématiques et poésie sont, hélas, marginales. Une quête sur les distinctes formulations de la liaison entre science et psychanalyse selon Lacan, suit à une problématisation épistémologique et ontologique de la psychanalyse de Lacan ; là, nous trouvons deux plateformes où Lacan mobilise son approche des mathématiques et à la poésie. La première consiste en le mathème comme une alternative au poème heideggérien afin de désontologiser la psychanalyse. La deuxième est le rapatriement des poètes expulsés par Platon au champ psychanalytique. Nous traçons la trajectoire des usages et la fonction des mathématiques en lien avec ses élaborations poétiques tout au long de l’œuvre et l’enseignement de Lacan afin d’éprouver l’importance d’eux pour la théorie, la pratique et la clinique. Pour cela, nous prenons appui sur ce que Freud avait déjà dit sur ces savoirs, notamment sur la poésie. Un double groupement quadripartite est à la base de cette recherche. Premièrement, les mathématiques ou le Mathème réunit la formalisation, le mathème, les diagrammes et les objets/thèmes mathématiques. Deuxièmement, la poésie ou Poème se compose de quatre sous-ensembles : littérature, art, esthétique et création. Nous exposons finalement trois « cas » d’articulation entre Mathème et Poème extraits de l’œuvre de Lacan. Mots clefs : Psychanalyse, Lacan, Freud, mathématiques, topologie, diagrammes, littérature, nœuds, lalangue, esthétique, mathème, poésie, art, formalisation, création, lettre, fiction, Koyré, Heidegger, épistémologie, ontologie, science, Jakobson, Platon, Badiou, écriture, parole, langage.
4
5
Title : Poem and mathem in the psychoanalytic clinic. Research on the relationship mathem-poem through the letter. Abstract : There is no doubt that plenty has been said about the place of mathematics and poetry in the work of Jacques Lacan. On the one hand mathematics is often convoked as a heuristic tool for psychoanalysis. On the other, many books have been written in order to clarify the relationship between psychoanalysis and poetry. However, references to the articulation of poetry and mathematics remain marginal. After an epistemological and ontological problematisation of this articulation in Lacan’s work, we explore the different links that Lacan makes between science and psychoanalysis. Here we find two platforms where Lacan mobilises an approach to poetry and mathematics. The first one is the mathem as an alternative to the heideggerian poem, a shift that allows a deontologization of psychoanalysis. The second one consists of Plato’s evicted poets repatriation to the psychoanalytical field. Taking into account what Freud said about both disciplines –especially poetry– we trace the trajectory of the usages and functions of mathematics in relation to the poetic elements that Lacan developed throughout his work in order to discuss its theoretical, practical and clinical pertinence. As such, this research is structured in two sections consisting of four parts each. The first one, entitled Mathematics or Mathem stands for Formalisation, Mathem, Diagrams and Mathematical objects/themes. The second one, entitled Poetry or Poem, is composed of four subsets: Literature, Art, Aesthetics and Creation. Finally, we expose three “cases” of articulation between Mathem and Poem extracted from Lacan’s work. Keywords : Psychoanalysis, Lacan, Freud, mathematics, topology, diagrams, literature, knots, lalangue, aesthetics, mathem, poem, art, formalization, creation, letter, fiction, Koyré, Heidegger, epistemology, ontology, science, Jakobson, Plato, Badiou, writing, word, language.
6
7
à Guillermina Camarena
8
9
Remerciements
À Madame la Professeur Laurie Laufer, qui a d’abord fait confiance à ce projet, et qui a, par la suite, assuré le sérieux travail de sa direction. À ceux qui ont aussi apporté à la lecture, discussion et correction de ce texte dans ses divers états et moments : Miguel Sierra, Nathalie Scroccaro, Cristóbal Farriol, Debora Babiszenko et Marco Antonio Reyes. À Alain Badiou, qui a pris le temps et a trouvé la patience pour écouter mes questions pour ne les répondre jamais directement. Son aide m’a permis de rectifier plusieurs fois la direction de cette recherche. À Jean-Michel Vappereau, Quentin Meillassoux et Michel Bousseyroux, qui ont enrichi cette recherche par leurs entretiens et leurs commentaires. À Madame la Professeur Monique David-Ménard, qui a accompagné et soutenu ce travail en tant que directrice de thèse pendant un an. À Beatriz González, Nina Krajnik et Beatriz Santos, pour leur aide précieuse et ponctuelle lors de mon séjour à Paris. À Carina Basualdo †, qui s’est intéressée par ma recherche et pour cela m’a confié la tâche de traduire les intraduisibles. Au gouvernement du Mexique et à l’Universidad Iberoamericana Ciudad de México, qui à travers le CONACyT, la Maison du Mexique à la CIUP, la SEP et FICSAC ont aidé au financement de cette recherche. Merci aux membres du jury qui ont généreusement accepté de prendre le temps de lire ma thèse.
10
11
Agradecimientos
A Claudia Herrera, por los lindos momentos, el apoyo y la compañía durante dos años difíciles de escritura. A Ana Cecilia Hornedo y Mariana Alba de Luna, sin su ayuda París no hubiera sido ni posible ni habitable. A Juan García de Alba y Ian García de Alba, sin su ayuda no habría terminado la licenciatura. Y todo lo que se desprendió de ella. A mis primer maestro en psicoanálisis, Juan Diego Castillo, quien me insistió hasta hartarse en dejar la docencia y emprender un doctorado en París. No se equivocó. A Carlos Ahumada, amigo teutón nacido en la región bávara, quien fue cómplice desde el inicio en este proyecto de doctorado. A Salua Aramoni, Catalina Sanabria, Alejandra Salgado, Eva Hernández, Claudia Arditti, José Alejandro Pérez y Rodrigo Torres, amigas y amigos que me acompañaron en los años de París. A mis amigos Luz Rodríguez Carranza, Pablo Amster, Jorge Alemán, Dardo Scavino, Roque Farrán, Angelina Uzín y Santiago Deymonnaz, ¿qué sería del psicoanálisis sin los argentinos? A Tamara Dellutri, amiga entrañable, argentina de lengua inglesa quien nutrió esta tesis con nuestras larguísimas e interesantes discusiones. A Elizabeth Núñez, Daniel Borja y Jimena Herrerías amigos transcontinentales. A Debora Babiszenko, Miguel Sierra y Cristóbal Farriol, quienes entre comidas, visitas, viajes y encuentros virtuales contribuyeron con su amistad, ánimo y maravillosos comentarios. A Christina Soto van der Plas, quien hace de cada encuentro la ocasión para las más refinadas ideas. A Diana Montes y Aliber Escobar, por la más enigmática amistad, una compañía intelectual que fue crucial a lo largo de esta investigación. A quienes confiaron en mi desde la academia: José Luis Barrios, Alejandro Guevara, Marisol Silva Laya y Juan Carlos Henríquez.
12
13
Acknowledgements
I would like to thank my friends from the extinct (the real!) Jan Van Eyck Academie, who have contributed with their discussions and encounters in Paris, Mexico, London, Athens, Berlin, Maastricht, Amsterdam and New York: Tzuchien Tho, Samo Tomšič, Pietro Bianchi, Lucca Fraser and Giorgos Papadopoulos. This research is indebted to the commentaries of Alenka Zupančič and Mladen Dolar, whose work inspired several passages of this thesis. Part of this thesis was simultaneously done while working with my critical psychology friends and comrades of the lacanian discourse analysis project: Ian Parker and David Pavón Cuéllar. I would like to thank them for their comments patience and support. Though not quoted in this research, I’m indebted to my friend Bruno Bosteels. Philosophy, Latinoamerica and Literature never were the same after him.
14
15
Danksagungen
Zuerst danke ich Lucia Bartl. Ohne ihre Gespräche, Fotografien und ohne ihr Lächeln, kann ich mir meinen Aufenthalt in Paris und Hamburg nicht vorstellen. Ich danke Michaela Wünsch für ihre Einladung nach Maastricht und Berlin um dort Vorlesungen zu geben. Diese Erfahrungen waren sehr lehrreich für mich. Wenn ich diese Worte schreiben kann, dann weil Andrea Rattei und Merve Uphues so gute Lehrer waren. Vielen herzlichen Dank an dieser Stelle für ihre Geduld und ihre Freundschaft.
16
17
Agraïments
Per l'Arturo Chávez, amic de l’infància, per fer de la bonica Barcelona un univers paral·lel a Paris. Per l’Ingrid Torres i en Manel Bosch, els catalans més mexicans.
18
19
Ranger un livre est serrer les feuilles ; pour le lire, il faut d’abord le détacher, comme si tout message possible était un nœud et tout sa lecture un dénouement. Pour recevoir l’aurore : la fabrication des livres sacrés dans le Tibet.
Severo Sarduy, Antología
20
21
INTRODUCTION
L'image de haute volée où l'invention du poète et la rigueur du mathématicien se conjointaient avec l'impassibilité du dandy et l'élégance du tricheur.
–J. Lacan, Séminaire sur La lettre volée.
On voit qu’il n’y a que deux choses dans l’activité des hommes qui soient prophétiques : la poésie et les mathématiques.
–A. Badiou, À la recherche du réel perdu.
En 1975 à l’occasion de son deuxième séjour aux États-Unis, Lacan a donné une
conférence devant une assemblée de linguistes, de logiciens et d’autres
chercheurs du plus haut niveau. Comme d’habitude, l’auditoire n’a quasiment
rien compris. Noam Chomsky, le linguiste américain, avait exposé sa conception
linguistique sur la base d’équations et de formules. Le psychanalyste lui a posé
une question : « la linguistique peut-elle dévoiler les lois universelles de toutes
les équivoques et jeux de mots dans une langue ? ». Chomsky répondit que le
linguiste n’a aucun intérêt pour les équivoques, que la linguistique scientifique
n’a comme objet que la communication, « ce sont les poètes qui s’occupent de
tout ça » il conclut. Lacan visiblement ému rétorqua : « donc, je suis un poète ! ».
La mauvaise réputation de Lacan, à propos de son style cryptique et
énigmatique, est bien résumée dans cette petite histoire racontée par la
professeure américaine Sherry Turkle1. Mais notre intérêt réside ici : même si
Lacan, de manière sarcastique s’est déclaré poète, il a travaillé et a articulé les
mathématiques tout au long de ses séminaires. Autrement dit, même si Lacan
s’annonce comme poète, il a maintenu toujours une orientation mathématique
pour construire la psychanalyse dans le domaine théorique, clinique et pratique.
1 Pour un compte rendu de la conférence et du débat, Cf. Sherry TURKLE, Psychoanalytic politics. Freud's French Revolution. Basic Books Publishers, New York, 1978, p. 234-247.
22
Problématique et enjeux
Pour le discours courant, la relation entre mathématiques et poésie ne va pas de
soi, elle n’est pas naturelle2. De même, pour la construction d’une praxis
psychanalytique, il est excentrique de raccorder ces deux champs de savoir : les
mathématiques sont liées à la science tandis que la poésie est quasiment
identifiée à l’art. La psychanalyse, est-elle un art ou une science ? Par ailleurs,
c’est précisément la question que Chomsky a posée à Lacan. Pour certains
auteurs3, ce parti pris de Lacan pour un aspect poétique, voire artistique, de la
praxis psychanalytique, se trouve confirmé dans son enseignement à la fin de sa
vie4. En se basant sur la prédominance des références poétiques sur les
mathématiques lors des derniers séminaires de Lacan, certains peuvent conclure
que la réponse du psychanalyste au linguiste américain a été juste et correcte5.
Pour des raisons que nous avancerons ultérieurement, la question est plus
complexe à nos yeux et plus intéressante que la simple opposition exclusive
entre science et art. Pour le dire autrement : la question reste en suspens ; ses
possibles réponses dépassent les catégorisations simplistes qui cherchent à
2 « Il apparaît de toutes parts absurde que la culture des lettres ait été opposée, par notre système scolaire, à celle des mathématiques. Des innombrables réformes dont les étudiants et leurs professeurs sont victimes, il n’en pas une qui ait tenté de faire une place à un enseignement qui accorderait la même force au plaisir de démontrer et à celui de lire et d’écrire. (…) Un certain nombre de nos concitoyens, aussi condescendants qu’ignorants, sont assez abusés pour prendre de simples distinctions administratives (dictées par des considérations purement financières) pour des clivages psychologiques ou ontologiques » Jean-Pierre CLÉRO, Essai de psychologie des mathématiques, Paris, Ellipses, 2009, p. 210-2011. 3 Roberto HARARI, El psicoanálisis: entre la pulsión y la poesía, inédit, avril-âout 1996 ; Jacques-Alain MILLER, Un esfuerzo de poesía, Buenos Aires, Paidós, 2016. (Jacques-Alain MILLER, L’Orientation lacanienne III, 5 Cours 2002-2003 : Un effort de poésie, inédit en français). 4 Cette histoire remonte à 1975 quand Lacan, après son séminaire Encore, commence à introduire la topologie de nœuds et fait correspondre simultanément la parole poétique aux interventions du psychanalyste. Lacan meurt six ans plus tard, en laissant en suspens la réponse à la question : la topologie relève-t-elle le mathème ? 5 « Encore faut-il noter que dans le parler contemporain les recherches peuvent aussi être artistiques (c’est Picasso d’ailleurs qui cite Lacan, pas un savant), dimension que le dernier Lacan réintroduit, en particulier en rapprochant la psychanalyse de la poésie », François BALMÈS, « Quelle recherche pour une pratique de bavardage ? in Jean François BALMÈS, La psychanalyse : chercher, inventer, reinventer, Toulouse, Érès, 2004.
23
soumettre les points subversifs de cette approche mathématique et poétique de
la psychanalyse. Effectivement, nous pensons qu’il y a plus d’une alternative.
En effet, il est surprenant que Lacan ait approfondi de façon alternée,
comme une sorte de zigzag, entre les mathématiques et la poésie pour construire
sa théorie. Il est étonnant aussi de voir qu’à chaque fois que Lacan introduit un
élément poétique, il rajoute simultanément des concepts mathématiques
(topologie, logique, algèbre, théorie de jeux, etc.). Parfois il fait d’ailleurs
l’inverse, comme s’il soupçonnait que chacun est l’antidote de l’autre ou comme
si cette opposition ouvrait d’une façon productive un chemin royal à la
psychanalyse : la mention de la topologie du tore dans « Fonction et champ de la
parole », le traitement mathématique de « La lettre volée », l’algèbre de la
métaphore à partir du poème « Booz endormi », le mathème comme idéal de la
psychanalyse juste au moment où il introduit la lalangue et l’usage des nœuds
borroméens pour s’approcher de la littérature Joycienne –via la réson du poète
François Ponge– en sont seulement quelques exemples. Nous trouvons, donc, un
Lacan qui a mis en relation deux pôles (opposés ?) pour déplier sa théorie
psychanalytique.
Ainsi, nous supposons que chez Lacan il y a une forte tension entre
l’écriture mathématique minimaliste et la richesse de la parole équivoque du
Poème, comme si ce tiraillement, pris dans un abord manichéen, constituait une
nette dichotomie et établissait un couple d’opposition irréductible. Bien que les
sujets du mathème et du Poème aient déjà été traités plusieurs fois par différents
auteurs, son articulation reste énigmatique. Effectivement, il existe plusieurs
auteurs et psychanalystes qui s’approchent du Poème et du Mathème. Cependant,
il n’y a aucun traité systématique et il n’existe presque aucune référence
fragmentaire sur la relation entre Mathème et Poème (en cursives et avec une
majuscule dorénavant pour désigner l’ensemble ou la constellation des différents
usages des mathématiques et des recours poétiques). Nous y reviendrons. Par
ailleurs, Mathème et Poème ne sont ni des termes univoques ni des concepts
faciles à maîtriser. En conséquence, nous risquons d’être en face d’un double
24
front. D’un côté, un premier front serait de céder à une inertie générale de la
conception communément reconnue du Mathème ou du Poème ; d’un autre côté,
le second front serait de mal poser la question : soit en termes d’une substitution
(par exemple, le mathème par la topologie), soit en termes d’une relation
exclusive (par exemple, l’alternative ou l’univocité du Mathème ou l’équivocité du
Poème). Encore pire, il pourrait s’ajouter un troisième front, celui d’ignorer
l’existence de liens entre les principes mathématiques et poétiques.
Pour toutes ces raisons, notre tâche est triple : a) pour commencer, nous
détaillerons les fonctions qui peuvent être groupées sous les noms « Mathème »
et « Poème » et les usages que Lacan en a faits ; b) nous essayerons de trouver les
différentes manières dont Lacan articule ces éléments selon les circonstances
(contexte et dates) ; c) finalement, nous tenterons d’extraire les conséquences
théoriques, pratiques et cliniques de cette approche par regroupement et
articulation.
Pour illustrer notre façon de procéder, nous avancerons quelques
formulations. Par exemple, il est nécessaire de distinguer les usages que Lacan a
faits du mathème (transmettre le savoir, localiser les impasses), des objets et des
thèmes mathématiques (contester le sens commun, donner rigueur, vider le sens
herméneutique), des diagrammes (articuler le temps et l’espace, faire une
présentation simultanée des éléments temporels) ou de la formalisation
(symboliser l’imaginaire, suivre la voie structuraliste). Il est convenable, aussi, de
différencier la fonction poétique (le message pour le message sans rien
communiquer), du terme grec « poéin » (la parole produit des effets et des
réalités), de la notion allemande-heideggerienne « dichtung » (la parole qui cerne
l’innommable) et du néologisme lalangue (les équivoques homophoniques, la
prédominance de la musicalité sur le sens). À la fin, dans le chapitre 3, nous
avons choisi de diviser le Poème et de le regrouper en quatre parties : littérature,
art, esthétique et création. Les éléments de l’ensemble Mathème
(mathématiques, mathème, formalisation) ont des propriétés communes. Il en
est de même pour les éléments de l’ensemble Poème (littérature, art, esthétique
25
et création). Notre question est donc la suivante : est-ce qu’il existe une
intersection générale ou particulière à ces deux ensembles ? Qu’est qu’il y a en
commun entre Mathème et Poème ?
Grouper les éléments dans des ensembles nous montrerait, peut-être, un
intérêt général de Lacan (pour penser la psychanalyse et localiser son espace
propre), bien qu’il soit utile de séparer ces éléments pour détailler les usages
singuliers à certains moments de l’œuvre de Lacan. Certes, les spécificités de ces
éléments appartiennent de manière générale à l’intersection des ensembles
Mathème et Poème. Mais plus particulièrement, l’intersection entre eux
correspond à un problème que Lacan se pose à chaque époque ou moment. Ce
croisement entre Mathème et Poème est dans un contexte plus précis. Il s’agirait
des constructions ponctuelles pour résoudre un problème spécifique ou
formuler un point psychanalytique précis. Oublier cette remarque a comme
risque de tirer des conséquences erronées ou imprécises6. Bref, nous nous
tromperons si nous essayons de trouver uniquement les stratégies générales ou
les énoncés universels de la relation entre Mathème et Poème.
Trois exemples servent à illustrer ce point. Dans Fonction et champ de la
parole et du langage, Lacan lutte contre une lecture biologisante7 –voire
ontolgisante au sens heideggérien du terme– de la psychanalyse. Il prend une
voie « poétique » à travers une approche linguistique8 tandis que le mathème,
cette fois-ci, se présente sous la forme de la topologie du tore. Le tore est invoqué
6 C’est le cas de ceux qui assurent que Lacan, à la fin de son enseignement, s’est débarrassé du Mathème au profit du Poème (Juan RITVO, Tiempo lógico y aserto de certidumbre anticipada, Buenos Aires, Letra Viva, 1983.) ou que Lacan a reconnu l’entreprise topologique comme un gros échec pour se maintenir dans l’horizon de formules de la sexuation (Slavoj ŽIZEK, Less than Nothing, Londres/New York, Verso, 2012). 7 L’épigraphe qui ouvre cet écrit est instructif : la « neurobiologie humaine » est le seul horizon de la psychanalyse dans l’opinion de Nacha Sachs, citation qui a été mise en exergue par l’Institut de Psychanalyse fondé par lui-même. 8 Ces références, telles que « parole vide et parole pleine », « dans ce que nous appellerons la poétique de l'œuvre freudienne » ou « la fonction poétique du langage » ne constituent que quelques exemples. Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et le langage en psychanalyse » in Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 247, 317 et 322.
26
pour penser une relation topologique –non sphérique– entre la vie et la mort9
(pulsion de mort, symbolisation comme mort de la chose), donc pour contester la
biologisation de « l’instinct » de mort. Prenant la même direction, la linguistique
est pour Lacan l’alternative pour s’approcher des phénomènes inconscients que
Freud a abordés sans les biologiser –une voie que Heidegger avait ouvert dans
son article Logos traduit par Lacan en 195010. Mathématiques et poésie
convergent ici pour neutraliser l’ontologisation de la psychanalyse par les
lectures biologisantes et psychologisantes d’elle.
Le deuxième exemple est extrait de son séminaire appelé Encore où Lacan
place le mathème comme l’idéal de la transmission psychanalytique ; le mathème
y est présenté sous forme de « petites lettres »11 (mises en relations littérales), et
peut être transmis sans faire appel au langage. Pour le reformuler, le mathème
univoque (qui signale une impasse, un vide, un trou) n’a pas besoin du Poème
équivoque pour être transmis. Mais en même temps, Lacan introduit le
néologisme lalangue (en un seul mot) qui se réfère, au cours de l’Histoire, à
l’accumulation des équivoques dans une langue. Le mathème est nécessaire pour
l’enseignement de la psychanalyse tandis que la lalangue, l’élément poétique en
cette occasion est convoqué comme un recours pendant l’intervention clinique.
Les deux éléments Mathème et Poème articulent théorie et pratique clinique.
L’opposition Mathème-Poème constitue l’espace pour la praxis psychanalytique,
étant entendu que la praxis est la jointure entre théorie et pratique. Dans ce cas,
nous pouvons exprimer cette articulation dans la formulation suivante : le
psychanalyste pense (le cas) comme un mathématicien, mais il se comporte
comme un poète dans sa pratique. Il s’agit d’une expression à laquelle nous
reviendrons.
9 Ibid., p. 320. 10 Martin HEIDEGGER, « Logos » dans la revue La psychanalyse, 1956 n° 1, p. 59- 79. Traduction de Lacan. 11 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XX : Encore [1972-1973], Paris, Seuil, 1975, p. 43.
27
Finalement, dans l’écrit intitulé « L’étourdit »12 Lacan définit la lalangue
en termes mathématiques : « Une langue entre autres n'est rien de plus que
l'intégrale des équivoques que son histoire y a laissées persister ». Alors même si
cet écrit est la synthèse du séminaire Encore (exemple précédent), l’articulation
entre Mathème et Poème est tout à fait différente. Dans Encore, la relation est de
tension tandis que dans « L’étourdit » l'assemblage est plutôt paradoxal : la
lalangue poétique est l’intégrale des équivoques ! Ce terme mathématique,
intégral, signale une limite, sa fonction étant de calculer la surface d’un espace
délimité d’une manière asymptotique. Ainsi, les mathématiques permettent de
concevoir une pensée poétique. Il est possible d’objecter cette lecture par son
apparence trop métaphorique13. Dans cette recherche, il n’est pas incorrect de
poser l’hypothèse d’un mathème qui prend la forme de la lalangue, c’est-à-dire
de l’une-bévue lacanienne (Cf. la partie sur les mathèmes dans le chapitre 2). En
ce sens, l’inconsciente structurée comme lalangue14 est l’accumulation des une-
bévues qui se transmettent.
Après avoir examiné l’intérêt et les usages que Lacan a faits du Mathème et du
Poème, notre méthode dans cette recherche pour explorer la relation entre eux
sera la présentation de trois cas, ponctuels, d’articulation entre mathématiques
et poésie. Ces trois cas ne sont pas les trois exemples développés dans cette
introduction. Les trois cas que nous analyserons dans le chapitre 4
12 Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 490. 13 Même Lacan a hésité à propos de la fonction métaphorique ou non de la topologie. Cf. « Diagrammes et appareillages d’écriture : du modèle à la topologie », notamment la section 2.1.2 du chapitre 2 consacré au Mathème. Ce point est très sensible à la pratique psychanalytique, comme nous constatons à la fin de l’enseignement de Lacan. Par exemple, lorsque que la notion topologique d’« équivoque » par homotopie s’articule à l’équivoque linguistique. Cf. Michel BOUSSEYROUX, « Comme le lait sur le feu : des changements d’état de la parole (Topologie de la poésie) » et « Les symptôme inventé et réinventé : de Marx à Joyce » in Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érès, 2014 ; Marc DARMON, « Le nœud qui dénoue » in http://freud-lacan.com/freud/Champs_specialises/Theorie_psychanalytique/Le_noeud_qui_denoue consulté le 20 août 2017 ; Anonyme, « Le nœud borroméen généralisé » in http://gaogoa.free.fr/HTML/Noeudrondlogie/Topologie/Noeuds/Borromeen/Bog.htm consulté le 20 août 2017 ; Jean-Michel VAPPEREAU, « Sa claque » in revue Essaim, no. 21, 2008. 14 Ibid.
28
correspondent à trois moments distincts dans l’enseignement de Lacan :
l’impérialisme du signifiant (1951-1957), l’aventure de la topologie des surfaces
(1963-1967) et, finalement, le virage poétique (1972-1981). Nous aurions pu
épingler des autres exemples, mais ceux-ci nous semblent les plus diverses et
paradigmatiques de l’œuvre lacanienne.
L’ontologisation de l’être
À part des croisements ponctuels entre mathématiques est poésie, il est possible
de trouver chez Lacan une base générale qui rend possible les articulations entre
Mathème et Poème. Par exemple, au début de l’enseignement de Lacan –au
moment de Fonction et champ de la parole– la relation entre mathématiques et
poésie est convoquée comme une neutralisation de l’ontologisation de
l’inconscient, tandis qu’entre 1968 et 1977, le Mathème et le Poème constituent
un effort pour penser et pousser les limites de la langue –par la parole ou par
l’écriture. La deuxième articulation n’efface pas l’usage général désontologisant
de la première. Il existe peut-être un changement de priorités dans cette alliance
entre mathématiques et poésie.
Dans ces exemples, nous venons de mentionner –sans vraiment développer cette
idée– que mathématiques et poésie sont impliquées de manières distinctes. Dans
cette recherche nous tenterons, pour le dire brièvement, d’une part, de décrire le
mouvement général de croisement entre Mathème et Poème ; d’autre part, nous
explorerons plus en détail les mouvements particuliers des éléments
mathématiques et poétiques.
De plus, il est nécessaire de noter que la façon dont Lacan utilise Poème et
Mathème est hors de commun ; cet éloignement des usages traditionnels
constitue des caractéristiques particulières à ces ensembles.
Par exemple, le Poème –l’ensemble de ressources poétiques– n’est pas
convoqué comme un élément décoratif, artifice rhétorique, expression
29
psychologique, genre littéraire ou pour produire des effets pour plaire, émouvoir
ou enflammer. Pour Lacan, le Poème n’habite pas le champ de la communication
et il ne possède pas une fonction esthétique, référentielle ou analogique. Le
Poème est un dire impersonnel qui ne s’adresse pas à quelqu’un en particulier. Ce
qui attire l’attention de Lacan, c’est la fonction d’un dire qui est hors sens, un dire
qui vide le sens ou qui ne possède pas de sens. Le Poème produit des effets
radicaux : de rentrer en résonance avec ce qui est impossible à dire, de forcer le
langage (néologismes, injonction d’une grammaire étrangère), de modifier
l’inconscient par la parole, induire une parole interprétative hors sens, de
produire l’inexpressivité, de faire un pari pour changer le régime de la
jouissance, d’équivoquer un signifiant maître pour libérer les amarres des autres
signifiants ou de provoquer l’irruption d’un dire qui touche le réel. Le Poème est
une sorte de révélation immanente, une position d’ouverture ou de rupture, une
disposition pour faire dire ce que le réel s’obstine à (ne pas) dire ; c’est le règne
de l’équivocité et le pouvoir du message pour le message15. Le Poème n’est pas
pacifique. Il est une exigence virulente sur la parole au risque de l’ouvert, pour
qu’il dise ce qui est impossible à dire et générer le plus vrai. Le psychanalyste
argentin Héctor López l’exprime ainsi16 :
Donc le vrai poète, pas de message décaféiné qui abuse de la fonction émotive du
langage, mais de la parole qui limite avec le non-sens, qui est par conséquent
déchirure, et même révulsion par certains moments, et qui convoque plutôt à
l’angoisse qu’à l’identification.
Également les usages du Mathème sont loin d’être courants. D’abord, la
formalisation mathématisante n’a pas une fonction référentielle parce qu’elle
n’est pas une cartographie ou une modélisation de la réalité. Deuxièmement, les
mathématiques ne sont pas un calcul, une discipline de la perfection, un discours 15 Pour paraphraser l’expression que Barbara Cassin reprend de l’accusation qu’Aristote fait aux sophistes. Cf. Barbara CASSIN (Ed.), Le plaisir de parler. Études de sophistique comparée, Paris, Les éditions de minuit, 1986. 16 Héctor LÓPEZ, Lo fundamental de Heidegger en Lacan, Buenos Aires, Letra viva, 2011, p. 66. La traduction est de l’auteur.
30
de la totalité, de l’harmonie ou de l’homogénéité. Finalement, le mathème n’est
pas une formule mathématique, algébrique o algorithmique, qui comporte les
mêmes lois de la construction mathématique.
La mathématique chez Lacan est plutôt fragmentaire et ses usages ont un
but tout à fait différent, qui incluent : a) la transmission du savoir
psychanalytique hors de la parole et du sens ; b) la localisation d’impasses dans
un discours ou dans une formalisation ; c) l’orientation de la clinique
psychanalytique en formalisant un cas ou la théorie ; d) la déspsychologisation
de la psychanalyse par le biais d’une écriture sans le moi ou en diminuant la
dimension imaginaire ; e) la rigueur pour penser la psychanalyse à l’aide d’une
rationalité littérale ; f) le rapprochement du réel sans l’ontologiser en écrivant ce
qui est impossible de dire ; g) la fixation et fictionalisation avec les lettres.
Donc, il est clair que les usages du Poème et du Mahème chez Lacan sont
disruptifs, subversifs et inventifs plutôt que tranquillisants, harmoniques ou
référentiels. Bref, chez Lacan il y a un emploi radical et nouveau de la poésie et
des mathématiques qui, croisées, ouvrent un espace propre à la psychanalyse :
telle est notre première hypothèse.
L’espace propre de la psychanalyse, son champ, est le sujet barré, l’objet a
et la jouissance, tous les trois sont des expressions du réel lacanien. Ainsi, Jean-
Pierre Cléro formule ainsi l’importance des mathématiques pour accéder au
réel17 :
Au primat de l’écriture et à sa particulière dignité à dire le réel (...) l’affirmation
de la supériorité des mathématiques sur tout autre mode d’expression littéraire
ou dialectique (...) Les mathématiques deviennent le mode d’expression
privilégié de ce qu’il a à faire en psychanalyse ; et, plus encore, elles sont la
matrice même du réel psychique.
Il est discutable que le Mathème ait un accès privilégié au réel ou pas, mais nous
pouvons défendre que le Mathème comme le Poème constituent deux voies (non
17 Jean-Pierre CLÉRO, « Les mathématiques, c'est le réel », Essaim 1/ 2012 (n° 28), p. 18.
31
exclusives) pour approcher le réel. Nous voyons la singularité lacanienne par
rapport à la philosophie d’Heidegger : le Poème n’est pas le seul recours pour
exprimer l’indicible, l'ineffable, l'inénarrable, l’incommunicable ; nous avons une
autre voie : le Mathème.
Heidegger avait confiance dans les pouvoirs du Poème pour invoquer
l’être sans l’ontologiser, sans le réifier, sans le transformer en un étant, c’est-à-
dire une chose. En revanche, Lacan discerne que les mathématiques entraînent la
même faculté de parler, de traiter, d’écrire ou d’invoquer, non pas l’être, mais
l’inconscient et le réel. Pour comprendre ce point, il est indispensable de
regarder Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse18. Lacan,
deux ans après la traduction de Logos d’Heidegger19, conçoit une approche
psychanalytique de l’inconscient en termes de langage et de parole (Poème) tout
en y articulant la topologie (Mathème).
Nous pouvons soupçonner que Lacan a été bien conscient du rôle du
poème heideggérien pour évoquer l’être et qu’il a doublement tenté par le
Mathème et le Poème d’approcher l’inconscient. Heidegger avait diagnostiqué ce
qu’il nomme « l’ontologisation de l’être »20, d’après l’histoire de la philosophie, de
Socrate à Nietzsche. Lacan avait un problème identique dans le champ de la
psychanalyse ; il partage le diagnostic d’Heidegger : l’inconscient, ainsi que l’être,
peuvent devenir réifiés : entités ontologiques (des étants biologiques,
psychologiques, neuronaux, cognitifs, etc.). En revanche, il ne partage pas l’idée
des soi-disant « postfreudiens » qui pensent que l’inconscient est une entité
mentale ou bien qui réside dans le cerveau ; pour Lacan, « l’oublie de la question
de l’être »21 est du côté des ceux qui disent avoir dépassé Freud.
18 Jacques LACAN, « Fonction et champ… ». 19 Cet article écrit par Heidegger montre cette thèse centrale de la convocation de l’être sans le transformer en étant par le commentaire d’un passage d’Héraclite. 20 Cf. Martin HEIDEGGER, Etre et Temps, Paris, Gallimard, 1986. 21 « La question de l’être est aujourd’hui tombée dans l’oubli », Martin HEIDEGGER, Etre et Temps, p. 25 ; « La primauté du réel travaille à l’oubli de l’être. Par cette primauté le rapport spécifique à l’être se trouve enseveli, qu’il convient de rechercher dans la pensée justement conçue », Martin HEIDEGGER, Nietzsche II, Paris, Gallimard, 1976, p. 396 ; « le dépassement de la métaphysique ne
32
Suite au diagnostic, Lacan et Heidegger ont donné une prescription : pour
le philosophe c’est le Poème, pour le psychanalyste c’est le Poème et le Mathème.
Pour cette raison, Lacan, contrairement à Heidegger, propose une double
tentative, deux chemins, pour aborder le réel. Il s’avère que l’enjeu
mathématique et poétique chez Lacan réside exactement là : érafler le réel, faire
résonner le réel, évoquer le réel, frapper les bords du réel, déplacer le littoral de
la mer du réel. Par le carrefour d’une étrange poésie et d’une mathématique
pensante22, Lacan trouve l’axe d’une fissure par laquelle coule le fleuve du réel en
débordant le sable métaphysique. Ce point de départ est l’une des deux bases de
cette recherche. L’autre base est l’appropriation lacanienne de l’épistémologie
française.
Ouvrir un espace pour la psychanalyse : l’alternative de l’épistémologie
française et le rapatriement des poètes
Nous venons de traiter la question du Mathème et du Poème comme ressources
pour accéder au réel. Nous avons dit que, chez Lacan, il y a une stratégie de
croisement entre Poème et Mathème pour ouvrir l’espace inédit de la
psychanalyse, pour penser/traiter son propre champ (l’inconscient, l’objet a, le
sujet divisé, la jouissance). Puis, nous avons affirmé que cette stratégie générale a
ses nuances ; les croisements spécifiques entre les éléments des ensembles
« Mahtème » et « Poème » dépendent du contexte et des circonstances. Nous
avons continué en indiquant le partage à l’intérieur de chaque ensemble
d’éléments et de caractéristiques positifs (méthodes, traits, tactiques, emplois) et
négatifs (les usages communs qui rejettent). Finalement, nous avons suggéré que
Lacan a choisi la voie « poétique » en s’inspirant d’Heidegger et aussi qu’il a mérite d’être pensé que lorsqu’on pense à l’appropriation-qui-surmonte l’oubli de l’être », Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 90. 22 Tout au long de cette recherche, nous insisterons sur cette différence entre Heidegger (« La science ne pense pas ») et Lacan, lu par Badiou (« la mathématique est une pensée »). Ce que veut dire que les mathématiques sont au cœur de la science et que la science n’est pas un simple calcul ou une technique, mais une invention qui s’appuie sur le plus radical des mathématiques. Cf. Alain BADIOU, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998.
33
inventé une nouvelle voie : celle du Mathème. Ces deux voies sont des
alternatives non exclusives –ou l’une ou l’autre– pour s’approcher des questions
uniquement psychanalytiques, dont la majorité appartient au registre du réel : le
sujet divisé, la jouissance, l’objet a et l’inconscient.
Pour trouver les clés de cette lecture heideggérienne (l’alternative
mathématique pour s’abstenir d’ontologiser l’être de l’inconscient), il est
nécessaire de chercher deux sources qui produiront deux subversions. La
première source est l’épistémologie française et la seconde se trouve chez la
linguistique de Jakobson, laquelle contribuera à ce que nous appelons « le
rapatriement des poètes ». La première subversion consiste à trouver une
alternative au Poème heideggérien et la deuxième, est une torsion linguistique à
Platon : réintroduire la poésie dans la pensée.
L’épistémologie française est essentielle pour la voie mathématique
Reste à savoir pourquoi Heidegger n’a pas choisi l’alternative du Mathème pour
la philosophie. Il bien connue qu’il s’est méfié des mathématiques et qu’il puisait
sa cause dans sa conception de la science. En effet, la maxime heideggérienne qui
déclare « la science ne pense pas23 » est bien connue. Pour Heidegger, la science
n’est pas une pensée parce qu’elle est tout simplement un calcul. La science est
capturée par le champ de la représentation, mais aussi par un mouvement
encore pire pour le philosophe allemand : la mise à disposition des objets
« devant la main ». Avec l’avènement de la modernité, la relation de l’humain est
bouleversée, notre rapport au monde et à autrui est dans une finalité utilitaire ;
la science moderne qui a utilisé les moyens les plus sophistiqués est en essence
technique ; elle développe un « projet mathématique » qui maîtrise la nature sur
les bases de Kepler et Galilée. Ainsi, par le truchement des mathématiques, ils
assurent une détermination pour anticiper ce que doivent être les qualités
23 Martin HEIDEGGER, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 2014, p. 26.
34
réelles. Nous voyons donc l’équation qui opère à l’intérieur de la philosophie
heideggérienne : mathématiques = science = technique.
Il faut ajouter que pour Heidegger la technique, donc la science et les
mathématiques, est la forme la plus raffinée de la métaphysique (autre façon de
nommer la chosification de l’être)24. En voyant cette problématique, comment
est-il possible que Lacan ait opté pour la voie mathématique précisément comme
un remède contre la métaphysique dénoncée par Heidegger ? Certes, Lacan suit
Heidegger dans le diagnostic : la science est une forme subtile de la
métaphysique. Mais, dans la prescription, les chemins s’éloignent parce que chez
Lacan il n’y a pas d’équivalence entre technique et science. Inversement, pour lui,
la science pense ; elle n’est pas simplement un calcul ou une forme de réification.
Si Lacan a choisi une alternative mathématique, c’est parce qu’il n’adhère pas au
philosophe quant à la stigmatisation de la science comme essence de la
technique. D’où la divergence, entre eux, entre problématique et solution, entre
diagnostic et prescription.
Nous sommes dans le champ de la psychanalyse et l’interrogation
philosophique heideggérienne, autour de l’ontologisation de l’être. Elle est
pertinente dans la mesure où elle explique pourquoi Lacan déposa sa confiance
sur le Poème et sur le Mathème. Lacan a créé une solution alternative non
heideggérienne pour une problématique heideggérienne.
Il est possible d’avancer encore un pas. Si Lacan fait confiance aux
mathématiques c’est parce qu’il a été influencé par les fondateurs de
l’épistémologie : Émile Meyerson, Léon Brunschvicg, Alexandre Koyré, Gaston
Bachelard. La formation épistémologique de Lacan est un élément clé pour
répondre à la raison pour laquelle il a inventé une alternative antagonique à
Heidegger25. À cet égard, il n’est pas étonnant que Lacan ait convoqué les mêmes
24 Martin HEIDEGGER, « Projets pour l’histoire de l’être en tant que métaphysique » in Nietzsche, tome 2, Paris, Gallimard, 2006, p. 367-387. 25 Le syntagme « histoire de la science », équivalent à l’épistémologie à l’époque de Meyerson, apparaît dans les Écrits six fois aux pages 284, 361, 462, 711, 797 et 798. Les occurrences du terme épistémologie sont au nombre de sept : pages 86, 153, 794, 795, 855, 863 et 868. Koyré est
35
précurseurs (Galilée et Kepler) de la science moderne que le philosophe
allemand, mais pour argumenter dans un sens opposé ; il a pris au sérieux les
influences de ses maîtres épistémologues.
Nous avançons quelques exemples. Léon Brunschvicg, philosophe et
professeur à la Sorbonne comme à l’École Normale Supérieure, a affirmé que la
science et la philosophie forment un couple. Pour lui, l’élaboration de l’esprit est
le progrès du savoir sous la forme des sciences : il a construit une épistémologie
tenant conjointement l’esprit et les sciences (en particulier les mathématiques, la
physique, la biologie)26.
Émile Meyerson, fin connaisseur de la science classique et de la
thermodynamique, élève de Brunschvicg, s’est opposé à la tradition positiviste
de la science ; il s’est approprié le terme « épistémologie » en 1908 : « un terme
suffisamment approprié et qui est, petit à petit, devenu plus courant »27.
Alexandre Koyré, philosophe français d’origine russe et historien de la
science, a été le chaînon clé de cette filiation épistémologique. C’est lui qui
indique que les grandes révolutions scientifiques ne sont pas le produit de
nouvelles données empiriques mais des postulats fictifs qui permettent
d’interroger, de comprendre et d’expliquer la nature28. Dans sa version de
l’histoire de la science, les postulats fictifs facilitent un nouveau langage qui
arrange d’une façon différente la réalité. Il s’agit, Koryé l’affirme, d’une
géométrisation du cosmos ; cette mathématisation a été véhiculée par les
fondateurs de la science moderne, Galilée et Kepler, grâce à l’emploi de la
géométrie analytique, nouvelle à son époque29. Voilà pourquoi, contrairement à
Heidegger, Lacan fait confiance aux deux fondateurs de la science moderne.
mentionné quatre fois (p. 287, 313, 712 et 856) alors que Meyerson n’est mentionné qu’une seule foi : page 86. 26 René BOIREL, Brunschvicg. Sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie, Paris, PUF, 1964. 27 Émile MEYERSON, Identity and Reality, Londres, Routledge, 2002, p. 5. La traduction est de l’auteur. 28 Alexandre KORYÉ, Du monde clos à l'univers infini, Paris, PUF, 1962. 29 Alexandre KOYRÉ, Études d'historie de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, 1973.
36
Koryé a été disciple de Meyerson qui, à son tour, a été élève de
Brunschvicg. Dans cette généalogie qui a engendré toute une jeune génération de
grands penseurs (Bachelard, Georges Canguilhem, Jean Cavaillès, Jean Hyppolite
et Lacan entre autres) il y avait un trait mathématisant. Ils ont inventé une
modalité bien française de penser la philosophie des sciences. Cette
épistémologie française préféra une approche essentiellement historique de la
science contrairement au positivisme logique, en plein décollage dans les pays
anglophones et germanophones à cette époque ; la voie française n’était pas
réductible à une analyse formelle, que ce soit au niveau de la méthode ou du
contenu.
Cet héritage permet : a) à Bachelard de proposer une épistémologie de la
poésie (la poésie peut produire le savoir, elle a de la rigueur épistémologique) ;
b) à Jean Cavaillès de penser la philosophie des mathématiques ; c) à Canguilhem
d’étudier les « idéologies scientifiques » dans les sciences de la vie, la biologie et
la médecine ; d) à Jean Hyppolite de rechercher la différence entre vérité
scientifique et philosophique ; e) à Lacan de s’appuyer sur le surréalisme pour
articuler un projet psychiatrique30. Pour continuer notre argument, nous
pouvons soupçonner que de tels antécédents l’ont aidé à comprendre que dans la
poésie il est possible de s’éloigner du discours métaphysique, comme l’avait
diagnostiqué Heidegger, mais aussi de casser l’équation science = technologie.
Contrairement à Heidegger, Lacan considère que la science pense, car elle
n’est pas calcul ou représentation, mais création innovante qui véhicule une
pensée inédite ; pour le dire autrement, il y avait des choses impensables avant
l’invention des transfinis, le nombre imaginaire ou le calcul infinitésimal. Ces
pensées sont des inventions qui résultent d’une impasse trouvée dans la
mathématique. Ces dernières sont une écriture plutôt qu’un mode de penser
cognitif sorti de l’esprit ; cette dernière phrase peut indiquer l’orientation que la
30 Jacques-Alain MILLER, « An Introduction to seminars I & II : Lacan’s Orientation Prior to 1953 » in Richard FELSTEIN, Bruce FINK et Mairie JAANUS (éd.), Reading Seminars I and II : Lacan’s Return to Freud, NYU Press, 1996, p. 3-37.
37
lettre possède, selon Lacan, c’est-à-dire une sorte de « raison depuis Freud »31.
Nous reviendrons sur ce point lors du développement concernant le Mathème.
Néanmoins, une citation de Lacan peut clarifier ce point tout de suite32 :
Au cours des âges, à travers l'histoire humaine, nous assistons à des progrès
dont on aurait bien tort de croire que ce sont les progrès des circonvolutions. Ce
sont les progrès de l'ordre symbolique. Suivez l'histoire d'une science comme les
mathématiques. On a stagné pendant des siècles autour de problèmes qui sont
maintenant clairs à des enfants de dix ans. Et c'était pourtant des esprits
puissants qui se mobilisaient autour. On s'est arrêté devant la résolution de
l'équation du second degré pendant dix siècles de trop. Les Grecs auraient pu la
trouver, puisqu'ils ont trouvé des choses plus calées dans les problèmes de
maximum et de minimum. Le progrès mathématique n'est pas un progrès de la
puissance de pensée de l'être humain. C'est du jour où un monsieur pense à
inventer un signe comme ça √, ou comme ça, ∫, qu'il y a du bon. Les
mathématiques, c'est ça.
Il ne serait pas juste de prendre ces symboles (« √ », « ∫ ») comme des
représentations d’une réalité. Il serait faux d’imaginer que la racine carrée ou le
calcul infinitésimal sont uniquement une technique pour maîtriser le monde.
Nous aurions tort de penser que le développement de la culture n’est que le
résultat de l’évolution du cerveau. « Les progrès des circonvolutions », selon
Lacan, est une forme d’ontologisation par moyen de la biologisation. Pourtant,
ces symboles mathématiques (« √ », « ∫ »), ces lettres, ces graphismes qui font la
frontière entre le réel et le symbolique sont pour Lacan la cause du progrès
humain. Après l’invention de ces graphismes ou appareils de la pensée (le terme
est notre), il est possible de symboliser et de réaliser des choses qui étaient
31 Jacques LACAN, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » in Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 493-529. 32 Jacques LACAN, Le séminaire, livre I : Les écrits techniques de Freud [1953-1954], Paris, Seuil, 1975, p. 303.
38
impossibles avant leur création33. Autrement dit, la mathématique pense parce
qu’elle résout des problèmes en termes non utilitaires ou techniques, mais en
termes d’invention inédite.
Par ailleurs, les mathématiques sont une manière privilégiée d’éviter une
rechute dans la métaphysique, c’est-à-dire une ontologisation de l’être. En
d’autres termes, Lacan a trouvé dans la mathématique une (véritable) pensée
pour théoriser la psychanalyse sans chosifier ou donner une substance à certains
concepts, par exemple l’inconscient, le réel, le sujet, la jouissance. Les
mathématiques permettent de traverser la métaphysique. Par exemple :
a) la métaphysique de l’Un par la fondation de la théorie des ensembles
par le vide.
b) la métaphysique du sens par la topologie qui est une écriture
asémantique.
c) la métaphysique de l’universalité par le pas-tout des formules de la
sexuation.
d) la métaphysique de la présence par le nombre imaginaire comme
signifiant phallique
e) ou la métaphysique de la sphère parce qu’il y a typologiquement dans
le torus un intérieur « extérieur », donc « extime » en termes
lacaniens.
Nous disons « traverser », car traverser et dépasser ne sont pas de termes
équivalents. Traverser et dépasser ont des structures topologiques différentes. Il
faut se souvenir que la topologie est un point important, car selon Lacan, elle
33 Lorsque Alain Badiou fait l’équivalence entre ontologie et mathématiques, il ne fait pas autre chose que s’appuyer sur ce point sur Lacan et ses maîtres épistémologues. Pour lui il a été nécessaire d’attendre 23 siècles pour parvenir à une théorie consistante de l’inconsistance (le forcing de Paul Cohen) ou pour distinguer différents types d’infinis (les transfinis de Georg Cantor). Avant ces inventions il était impossible d’envisager une ontologie des multiples (vides) ou la sécularisation de l’infini. Cf. Alain BADIOU, L’être et l’événement, Paris, Seuil, 1988 et Alain BADIOU, Court traité d’ontologie transitoire, notamment le chapitre intitulé « La mathématique est une pensée », p. 39-53.
39
permet de poser une nouvelle métaphysique non ontologisante34. Nous y
reviendrons dans les prochains chapitres.
Les mathématiques, en tant que lettres, peuvent écrire ce qu’il est
impossible de dire sans faire appel à des recours ontologisants. Pour toutes ces
raisons, le Mathème est une alternative aux pouvoirs poétiques qu’Heidegger a
signalé, mais qu’il n’a pas exploré, par suspicion envers la science.
En conclusion, si Lacan s’est aperçu des capacités du Mathème pour
neutraliser le diagnostic heideggérien c’est parce qu’il a fait confiance à la
science et aux mathématiques ; un tel résultat est possible, car il a été inscrit
dans la généalogie des grands épistémologues français, notamment parce qu’il a
souscrit la relecture de la science moderne conçue par Koyré. Nous sommes
également persuadés que l’intérêt de Lacan pour la philosophie d’Heidegger, son
alternative poétique incluse, est une conséquence de son approche
épistémologique. C’est dans ces deux sens aussi que pointent les recherches de
Marie-Andrée Charbonneau, Tom Eyers, Tzuchien Tho et Guiseppe Bianco35.
34 « [Ce que] j'essaie de faire avec mon nœud bo n'est rien de moins que la première philosophie qui me paraisse se supporter », Jacques LACAN, Le séminaire, livre XXIII : Le sinthome [1975-1976], Seuil, Paris, 2005, p. 145. 35 Le point central de Tom Eyers par rapport aux mathématiques et l’épistémologie française est que pour Cavaillès, Bachelard ou Canguilhem la formalisation logique est plus importante que l’spéculation ontologique et que sa méthode incluait une forme créative de s’approprier la science, la logique et les mathématiques. Il signale l’importance de Heidegger sur certaines questions épistémologiques. En outre, que l’impureté de la formalisation, la dynamisation de la structure ou l’introduction du sujet ont été des thèmes centraux pour ces épistémologues. Cf. Tom EYERS, Post-Rationalism. Psychoanalysis, Epistemology, and Marxism in Post-War France, Londres/New York, Bloombbury, 2013, p. 14, 51, 58, 136, 192 et 202. Quant à Marie-Andrée Charbonneau, sa thèse centrale est que Meyerson, le premier qui a utilisé le terme « épistémologie » dans l’histoire, a influencé de manière déterminante la pensée de Lacan, notamment sur la question de l’identification et le rôle de l’autrui dans la pensée paranoïaque. Cf. Marie-Andrée CHARBONNEAU, Science et métaphore. Enquête philosophique sur la pensée du premier Lacan (1926-1953), Québec, Les Presses de l’Université de Naval, 1997, p. 68, 82, 274 et 276. Le cas de Tzuchien Tho et Guiseppe Bianco est plus intéressant car il montre le souci des épistémologues français tels que Hyppolite et Canguilhem quant il s’agit des questions poétiques, c’est-à-dire pour la poésie comme quelque chose de pensable. Cf. Tzuechien THO et Guiseppe BIANCO, Badiou and the Philosophers. Interrogating 1960’s French Philosophy, Londres/New York, Bloomsbury, 2013, p. 12 et 28. En outre, le lecteur peut trouver les entretiens que Badiou a fait à Canguilhem et Hyppolite sur l’internet pour constater l’intérêt de ces épistémologues pour des questions de la connaissance et le savoir plus amples que la science ou la philosophie, par exemple la poésie et les mathématiques. Cf. https://www.sam-network.org/video/philosophie-et-verite, consulté le 11 avril 2017.
40
Mathème et Poème constituent donc, les deux foci de l’orbite de la psychanalyse
lacanienne qui démontre l’édifice de la métaphysique dénoncé par Heidegger.
Proposer le Mathème et le Poème pour la psychanalyse est possible grâce à
l’héritage de ses maîtres : Brunschvicg, Meyerson et Koyré.
La fonction poétique chez Jakobson et le rapatriement des poètes par Lacan
Lacan est d’un côté un rectificateur de l’opération « Heidegger » sur
l’ontologisation de l’être au moyen du Mathème. De l’autre côté, Lacan corrige
l’opération « Platon », celui qui consiste à expulser les poètes de La République.
Nous empruntons ici la lecture de Dardo Scavino sur l’expulsion des poètes par
Platon, et la permission du mythe pour des raisons pédagogiques36. Pour lui,
Platon fait la distinction entre la philosophie, le savoir lié à la connaissance des
essences, et la poésie qui traite les questions liées aux formes et les apparences.
Le problème, pour Platon, continue notre auteur, réside dans le contrôle des
effets de la poésie afin d’empêcher la dissémination de la polis sous
l’enchantement esthétique. Si le mythe est permis dans La République c’est grâce
à ses caractéristiques pédagogiques pour civiliser la polis. L’expulsion des poètes
de la polis n’est pas uniquement un idéal du passé grec, mais une décision
structurelle, c’est-à-dire un choix pour la philosophie et les sciences humaines.
Selon Scavino tous les philosophes, et même les sciences sociales, ont dû
traverser ce dilemme entre la soi-disant rationalité et les pouvoirs esthétiques de
la poésie. Il s’agit presque d’une question structurelle dans l’histoire de la
philosophie et des sciences sociales. L’affrontement de tel carrefour a des
conséquences politiques. Pour la psychanalyse, ce que nous venons de dire
implique une suspicion des sciences humaines –la psychanalyse postfreudienne
incluse– vers la poésie. Sur ce point, nous commençons notre propre lecture et
notre appropriation de l’article de Scavino.
36 Dardo SCAVINO, « Platón, el mito y la hegemonía política » in revue La biblioteca, no. 12, 2012.
41
Que la suspicion vers la poésie soit une question politique implique pour
la psychanalyse que la question du langage –la version moderne de la poésie–
pourrait avoir une position en face des sciences humaines qui normalise et
pathologise le comportement humain. En ce sens, Lacan a opté pour une lecture
esthétisante ou poétique de la psychanalyse. Non uniquement par son précoce
intérêt pour le surréalisme37, mais aussi pour la linguistique moderne –de
Ferdinand de Saussure jusqu’à Hjelmslev en passant par Pierce et Jakobson.
Même pour Lacan, la linguistique est subvertie –l’index de cette subversion est le
nom linguisterie. En effet, Lacan s’est intéressé par le côté équivoque de la
linguistique et non par le côté herméneutique ou producteur de sens. En d’autres
termes, il préfère la partie poétique du langage et non pas la partie
communicative ou rationnelle. Par conséquent, il étudie à profondeur la
« fonction poétique » chez Jakobson. Cette lecture poétisante ou esthétique, dans
le sens qui lui donne Scavino, aura des effets dans la pratique, la théorie et la
clinique psychanalytique. Elle aura aussi des effets sur la construction des
mathèmes –l’équivocité ou la pluralité des lectures de ses « petites lettres » est
un trait central du style lacanien. Pour Lacan le jeu de mots, le Witz (le génie,
l’esprit, l’ingéniosité), les fictions, les mythes et tous les productions faits par les
poètes sont d’une extrême importance pour la psychanalyse, une question à
prendre au sérieux38. Le geste de prendre la linguistique par son côté
« punning », tricheur ou équivoque constitue, donc, un geste politique contre la
normalisation et la pathologisation des sciences humaines en général et pour la
psychanalyse (post-freudienne) en particulier. Ce n’est pas un hasard si Roland
Barthes a conçu la langue comme « tyrannie du Logos » ou même a affirmé que
37 Nous explorons l’équivocité du langage chez les surréalistes dans le chapitre 3 consacré à la poésie dans l’œuvre lacanienne. 38 Dans un entretien en Belgique, Lacan à fait un jeu de mots par homophonie entre « foire », « forum » et « foi » à propos du rôle de la croyance dans la science et ses gadgets, que l’intervieweur a remarqué. Lacan répond : « C’est du jeu de mots, c’est vrai. Mais j’attache énormément d’importance aux jeux de mots, vous le savez. Cela me paraît la clé de la psychanalyse ». Jacques LACAN, « Gouverner, éduquer, analyser » in Le triomphe de la religion précédé de Discours aux catholiques, Paris, Seuil, 2005, p. 96.
42
« toute langue est fasciste »39. Il s’agit de la même idée du rôle de la langue
comme fascisme dans le roman 1984 de George Orwell40 ; la « novlangue » dans
le monde dystopique est une langue trop codifiée et rigide, l’un des organes
privilégiés du contrôle social –un « appareil d’idéologique de l’État » pour
reprendre l’expression d’Althusser41.
Lorsque Lacan s’intéresse à la « fonction poétique » de Jakobson42, ce
n’est pas seulement pour trouver la propriété non communicationnelle du
langage, mais aussi pour la radicaliser et lui donner une base « équivoque » à sa
conception du langage. Il s’agit, en définitive, de la notion d’un langage non pas
comme organe ou outil (comme chez Aristote) mais comme la matière même de
la psychanalyse. Lacan convoque aux poètes expulsés par Platon de La
République, pour les rapatrier43 à la nation de la psychanalyse. En effet, Lacan
réintroduit la poésie dans la psychanalyse à l’aide du nom de Joyce, de Dante, de
Poe, de Duras et de Gide entre autres écrivains et poètes. Cette opération de
rapatriement n’est ni romantique (exalter les sentiments, exprimer quelque
39 Roland BARTHES, Leçon. Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire au Collège du France prononcé le 7 janvier 1977, Paris, Essais, 2015. Jean-Claude Milner fait une remarque similaire sur le langage : « Cela dit, la vérité ne laisse pas d'exister ; en conséquence de quoi Lalangue ne cesse pas de s'exercer dans la langue et d'en défaire l'ensemble. La linguistique ayant pour objet un tout, subit la loi du tout : elle doit le parcourir comme tel, vouée à l'exhaustivité quant à son extension et à la consistance quant à son intension. Mais du même coup, elle a à connaître des points où le pas-tout imprime sa marque, et introduit son étrangeté inquiétante dans les chaînes de régularité ; de ce fait, la consistance est affectée, en sorte que deux impératifs se contredisent ; il ne saurait y avoir exhaustivité sans inconsistance, ni consistance sans inexhaustivité », Jean-Claude MILNER, L'amour de la langue, Paris, Seuil, 1978, p. 118. 40 Je dois cette importante remarque, qui révèle le rôle politique du langage dans la poésie en psychanalyse, à Mme. Laurie Laufer. 41 Louis ALTHUSSER, « Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche) » in Positions, Paris, Les Éditions sociales, 1976. 42 Ainsi, Jakobson fait une taxonomie des fonctions du langage : la fonction expressive (l’expression du locuteur), la fonction conative (la sanction du message par le récepteur), la fonction métalinguistique (le code devient l’objet même du message), la fonction phatique (la mise en place de la communication), la fonction référentielle (le message dans son contexte) et, finalement, la fonction poétique (la forme du message est l’essence même du message) dont Lacan s’en a servi pour sa psychanalyse. Cf. Roman JAKOBSON, « Linguistique et poétique » in Essais de linguistique générale, Paris, Editions de Minuit, 1963. 43 L’expression est de l’auteur. Néanmoins, cette expression, le problème de l’expulsion des poètes de La République et la possibilité de rapatriement, a été conçue grâce à l’entretien que nous avons fait à Scavino où nous avons largement discutée ce point. Nous sommes très reconnaissants de son temps et de son invitation à Bordeaux, pour nous accueillir chez lui.
43
chose de beau ou trouver une vérité plus profonde) ni contre la science. Elle est
plutôt la tentative de libérer le pouvoir du langage afin de radicaliser la
psychanalyse, mais jamais sans le côté rigoureux du Mathème.
Subvertir Jakobson contre Platon, subvertir Koyré contre Heidegger
constituent les deux fondements et clés de lecture de cette recherche. Le Mathème
comme alternative à l’ontologisation et le Poème comme base scientifique de la
matière même de la psychanalyse –le langage. Les deux éléments ensemble nous
donnent une piste pour un autre aspect important de cette recherche : le
Mathème et le Poème sont pour Lacan les deux extrémités du langage, les deux
opérations qui peuvent pousser les limites du langage afin de créer des
novations44. L’intérêt de cette invention du langage en poussant ses limites n’est
pas théorique, mais pratique et clinique.
Ce dernier point nous renvoie à l’anecdote de la rencontre entre Lacan et
Chomsky qui ouvre cette introduction, passage dont l’importance est à
remarquer :
Dans une conversation avec Noam Chomsky au Massachusetts Institute of
Technology, une conception hautement formalisée a été déployée, Lacan a eu
l’impression d’avoir besoin d’un antidote afin de basculer à l’autre pôle. Lacan a
dit Chomsky pourquoi il a été intéressé par lalangue, sa propre manière de
dénoter un langage avec ses « équivocations » particulières, son modèle spécial
des résonances internes et ses multiples sens. Il a écrit dans le tableau du bureau
de Chomsky 45:
Deux
D’eux
Ce sont les mots en Français qui désignent « deux » [two] et « d’eux » [of them],
dont la prononciation en français est identique. Dans un coin du tableau, Lacan a
écrit un autre mot en Français, Dieu, un mot qui se prononce légèrement
différent des autres deux. Lacan a posé à Chomsky la même question qu’il avait
44 Je dois cette précision au professeur Alain Badiou, avec qui nous avons discuté une grande partie de l’approche de cette recherche. La responsabilité de l’appropriation de cette idée est nôtre. 45 Sherry TURKLE, Psychoanalytic politics, p. 244-245. La traduction est de l’auteur.
44
posée à Jakobson la veille : est-ce que les jeux de mots, la matière même dont
l’interprétation psychanalytique est faite, est intrinsèque à la langue ou est-ce
qu’ils sont uniquement des caractéristiques accidentelles de la langue ? Chomsky
lui a répondu de la même manière qu’il a fait aux herméneutes une semaine
avant à Yale. Il a confronté Lacan avec une conception de la science linguistique
dans la même voie que les équations newtoniennes –les mêmes dont Lacan avait
fait des compliments–, une conception formalisée des lois de la linguistique qui
seraient universelles dans toutes les langues. Lacan lui a demandé si la
linguistique pouvait aider aux analystes dans la contribution d’une théorie des
jeux de mots et des équivoques. Chomsky a répondu que ses aspects ne sont
même pas des problèmes pour une science de la langue. La linguistique
scientifique doit étudier les similarités dans une langue, pas les différences entre
elles. La fonction de la langue, selon Chomsky, « est comme un organe du corps,
une oreille par exemple ». Lorsqu’on regarde de près les oreilles de différentes
personnes, on voit leurs différences. Mais si l’on se focalise sur les différences,
nous serons distraits de la vraie tâche, celle de comprendre ce qui ont en
commun, comment est qu’elles fonctionnent. Lacan, visiblement ému, a rétorqué
que compte tenu de l’approche de Chomsky, « je suis un poète ».
Cette anecdote est significative dans la mesure où elle révèle deux faces pour
aborder un problème. Pour Chomsky l’option a été de renoncer à l’aspect
poétique pour revendiquer une science comme savoir isolée. À l’opposé, Lacan a
maintenu le côté poétique, sans renoncer aux mathématiques, précisément parce
que la science entraîne des questions fondamentales comme la subjectivité
moderne, la technologie, la nature du temps en psychanalyse, la
réconceptualisation de l’espace en psychanalyse, la création d’une nouvelle
métaphysique pour la psychanalyse, le rôle du capitalisme, la relation de l’être
humain (parlêtre) dans le monde et tous ses effets sur la pratique, la théorie et la
clinique psychanalytique. Le Witz, les jeux de mots, les mots d’esprit, les
équivoques, enfin, le pouvoir punning du langage a été l’un des éléments les plus
45
importants non seulement pour la psychanalyse, mais pour l’humanité46. Ce
différend entre Chomsky et Lacan, nous le traduisons ainsi : le côté scientifique
est le « Mathème » et le côté poétique est le « Poème ».
Synthèse
Pour toutes les raisons précédentes, nous pouvons résumer nos arguments
ainsi : cinq hypothèses qui orientent notre recherche sur la relation entre Poème
et Mathème chez Lacan :
1. Lacan emprunte le diagnostic Heideggérien d’ « ontologisation de l’être »
et la prescription du Poème comme réponse à cette ontologisation.
2. Néanmoins, grâce à ses antécédents en épistémologie, il ajoute à la
prescription une alternative mathématique. L’épistémologie française lui
donne une base pour concevoir les mathématiques comme une pensée et
comme le cœur de la science, ce qui lui donne la possibilité de ne pas
confondre science et technique.
3. Lacan prend la langue comme la matière même de la psychanalyse, mais
dans une nouvelle forme de lire la linguistique. Il ne se focalise pas sur le
sens, la communication ou la construction correcte des phrases
(grammatique, syntaxe). Il est plutôt captivé par les équivoques, les
homophonies et les jeux de mots. Il s’intéresse à la rhétorique. De cette
manière, Lacan rapatrie les poètes expulsés de La République de Platon
afin de les réintroduire à la nation de la psychanalyse.
46 Barbara Cassin, dans son livre Jacques le sophiste fait une lecture similaire. Cassin a comme clé de l’œuvre de Lacan la phrase « Le psychanalyste, c’est la présence du sophiste à notre époque, mais avec un autre statut » (Jacques LACAN, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séance du 12 mai 1965). Sophiste, pour elle, n’est pas celui qui ment ou fait un usage fallacieux de la parole, mais celui qui a comme principe que les mots créent les choses. Elle, qui a fait partie de la « Commission de la Vérité et Réconciliation » en Afrique du Sud, a utilisé cette approche punning et performative du langage –qu’elle trouve chez John Austin, Umberto Eco, Jacques Derrida et Jacques Lacan– pour la réconciliation et la paix dans ce pays africain. Cf. Barbara CASSIN, Sophistical Practice : Toward a Consistent Relativism, New York, Fordham University Press, 2014, p. 18, 169, 262, 282 et 325 ; Barbara CASSIN, Jacques le sophiste. Lacan, logos et psychanalyse, Paris, Epel, 2012.
46
4. Croiser mathématiques et poésie permet d’ouvrir un espace propre pour
la psychanalyse, c’est-à-dire pour penser les objets et le champ propres à
la psychanalyse. Mathème et Poème croisés constituent un chemin royal,
non exclusif, mais nécessaire pour s’approcher des questions
psychanalytiques, à savoir : le réel, le sujet divisé, l’inconscient et la
jouissance.
5. Même s’il existe le dénominateur commun d’articulation Mathème-Poème
(désontologisation, pousser les limites de la langue), chaque croisement
entre mathématiques et poésie dans l’œuvre lacanienne est particulier
(réduire la dimension imaginaire, débiologiser, construire un concept,
etc.). En conséquence, nous ferons une quête dans trois moments dans
l’œuvre de Lacan pour trouver comment, à chaque cas, il articule poésie et
mathématiques. Pourtant, il est possible de discerner chez Lacan au
moins deux grands objectifs en commun entre Mathème et Poème : dans
un primer temps il s’agit de désontologiser la psychanalyse (débiologiser,
dépathologiser, dépsychologiser, déchosifiquer, etc.) et dans un deuxième
temps, il cherche à expliquer comment les limites de la langue depuis son
intérieur sont dépassés, les mathématiques et la poésie étant les deux
pôles ou les extrémités de la langue en tant qu’invention langagière –par
la lettre ou par la parole47.
47 Lorsque nous disons que Mathème et Poème sont deux pôles de tension immanents à la langue, nous n’affirmons aucunement que telle tension est en opposition. En définitive, pourquoi choisir Mathème et Poème comme ces pôles de tension ? Il s’agit d’une idée de Badiou, reprise à son tour d’une inspiration lacanienne : Mathème et Poème chez le philosophe français sont les noms des événements (nouveautés) dans la science et l’art respectivement. Tous les deux appartiennent au terrain des inventions du langage. L’organisation politique et le rencontre amoureuse (les événements ou nouveautés politiques et amoureuses) sont plutôt du côté de la transformation de l’existence. Pour Badiou, les événements rendent possible la construction des mondes. De cette façon, nous pensons que Mathème et Poème articulées ouvrent la possibilité pour le langage de construire des nouveaux mondes, c’est-à-dire des concepts, des fictions rigoureuses, des axiomes pour formaliser des discours, etc.
47
Antécédents et contexte
Pour situer notre lecteur dans le contexte de cette recherche nous montrerons
ses antécédents, c’est-à-dire les coordonnées de notre recherche antérieure et la
situation de la discussion entre Mathème et Poème en Amérique Latine et en
Europe.
Notre recherche antérieure
Lors de la rédaction de notre mémoire où le thème était « Le séminaire sur La
lettre volée », nous avons trouvé plusieurs références à la mathématique ainsi
qu’à la poésie. À cette époque, nous nous sommes focalisés sur la mathématique.
Bien que notre travail se soit attardé sur les conséquences cliniques des
formalisations lacaniennes, nous nous sommes toutefois interrogés sur les effets
pratiques du Poème. À la fin de la recherche, nous avons formulé
l’hypothèse suivante : ce que la mathématique et la poésie ont en commun c’est
la lettre. Cependant, les énigmes du Poème s’imposaient ; ce que nous avons
cherché c’était une interrogation précise à cette énigme, c’est-à-dire une réponse
sans question.
L’énigme à laquelle nous nous sommes confrontés à la fin de notre
mémoire de master pourrait s’énoncer de la manière suivante : « le
psychanalyste pense comme un mathématicien et agit comme un poète ». Qu’est-
ce que ça signifie ? Ce qui a attiré fortement notre attention a été d’abord le
caractère univoque qui porte l’écriture sur les formalisations et
mathématisations que Lacan accomplit ; un second point, porte sur la façon dont
le psychanalyste s’appuie de la nature équivoque du langage dans la clinique.
Dans ce deuxième cas, l’écriture comporte un caractère équivoque,
contrairement à ce qui arrive avec la formalisation mathématique.
En effet, si la formalisation permet à l’analyste de délimiter le nombre de
lectures d’un seul cas alors elle s’incline à l’univocité. En revanche, lorsque
l’analyste est en face de son analysant, il intervient en s’appuyant sur le caractère
48
équivoque du langage. Donc, quels sont les points en commun dans ces deux
procédures ? L’écriture et la lettre. D’un côté il est possible d’affirmer que, quand
le psychanalyste pense un cas, il écrit. Nous avons dénommé ceci la construction
du mathème. De l’autre côté, le psychanalyste, dans sa clinique, lit ses
équivoques et ses à travers la parole de son analysant, ambiguïtés ; nous avons
appelé cela le poème. Ce qu’il y a en commun entre le poème et le mathème c’est
la lettre. Ainsi, nous avons pensé qu’à l’aide de la lettre nous pourrions résoudre
l’énigme de l’équivocité et de l’univocité en psychanalyse.
Pour cette raison, nous avons avancé au tout début du projet de recherche
de doctorat l’hypothèse suivante : le psychanalyste oriente sa clinique à travers
le mathème mais intervient dans le langage d’une manière poétique. L’énigme de
notre recherche du master est devenue l’hypothèse de cette recherche. Comme
nous avons déjà vu, cette hypothèse a donné lieu à quatre hypothèses plus
détaillées dans la section « synthèse ».
Cette première hypothèse ébauchée a impliqué une dimension temporelle
à la clinique psychanalytique. En effet, si l’analyste s’oriente par le mathème et
intervient à l’aide du Poème, la prétendue ambiguïté entre l’univocité et
l’équivocité ne constitue qu’une dimension temporelle : premièrement, un
moment pour penser et s’orienter et deuxièmement, un moment pour intervenir.
Donc, ces deux temps sont articulés par une temporalité et une structure. Nous
avons pensé qu’il y avait une structure de la temporalité. Nous ajoutons
l’hypothèse que cette structure est d’ordre scriptural : la topologie de nœuds. La
séparation supposée entre théorie (penser un cas) et pratique (intervenir dans
un cas) était pour nous fausse si nous pensons l’articulation de ces deux
moments à travers la lettre et la topologie.
Encore plus, si la lettre est le littoral entre le réel et le symbolique elle est
un bord en termes topologiques. Nous avons tenté de rechercher si la topologie
entraînait une dimension scripturale de la lettre. Ce qui a été en jeu c’était la
relation entre la topologie, l’écriture mathématisante et la clinique. L’usage des
nœuds borroméens, une espèce d’écriture et de formalisation, aura eu des effets
49
dans la forme de penser la relation entre Mathème et Poème ; par conséquent il
en est résulté une clinique complètement différente. Parallèlement, nous nous
sommes demandés si finalement Lacan avait renoncé ou non au Mathème ou s’il
avait opté pour ou contre la voie du Poème. Mais ce point n’était pas primordial.
L’important était de savoir pour quelle raison Lacan a dû abandonner la question
du Mathème et retenir pour essentiel le Mathème articulé au Poème.
À la fin de ce premier brouillon, nous avons abandonné la tentative de
nous servir de la lettre comme point d’appui. Même si la lettre est un composant
crucial pour éclaircir le lien entre Mathème et Poème, nous avons choisi de
maintenir ces deux éléments en tension. Le mirage de l’approche, par le biais de la
lettre, est d’imaginer que la lettre est un point de réconciliation. Il serait encore
pire de prendre la lettre comme le référent ultime du Mathème et du Poème,
comme une espèce de substance sous-jacente à eux. Pourtant, nous avons retenu
l’importance de la lettre pour reformuler nos questions. À cet égard, nous avons
mis entre parenthèses la dimension temporelle du problème pour la reposer en
termes topologiques.
Nous avons rejeté la première hypothèse, « le psychanalyste pense
comme un mathématicien et agit comme un poète », car nous trouvons cette
approche trop simpliste. Même si cette hypothèse est grosso modo correcte, elle
ne porte pas sur les détails et la complexité que notre recherche déploiera.
Notre projet initial repose sur ces hypothèses. Ainsi, les corrections et les
précisions apportées ont été possibles grâce aux commentaires d’Alain Badiou,
Barbara Cassin, Alenka Zupančič, Jean-Michel Vappereau, Mladen Dolar, Michel
Bousseyroux, Jorge Alemán, Jean-Claude Milner et de Dardo Scavino48.
48 Nous avons interviewé des psychanalystes et des philosophes comme première approche pour affiner notre projet de recherche. Parmi eux : Alenka Zupančič (13 avril 2013), Mladen Dolar (13 avril 2013), Barbara Cassin (17 février 2014), Michel Bousseyroux (26 juin 2014), Jean-Michel Vappereau (16 juin et 30 septembre 2014), Alain Badiou (10 juin 2014, 27 juin 2014, 4 novembre 2014, 30 mars 2015, 11 juin 2015 et 7 juin 2016), Dardo Scavino (5 mars 2016), Jorge Alemán (5 mars 2016) et Jean-Claude Milner (1 juillet 2016). La responsabilité sur l’interprétation de leurs réponses est de l’auteur.
50
Doxa et littérature analytique
Étant donné que notre formation a été philosophique, nous nous sommes
aperçus de l’appropriation lacanienne d’Heidegger : les termes, la logique, les
arguments, les propositions. La solution heideggérienne du Poème a été bien
présente dans les écrits et séminaires de Lacan, mais les usages du Mathème sont
restés énigmatiques. La présence de la pensée heideggérienne chez Lacan a été
confirmée après la publication de trois livres célèbres en Amérique latine :
Lacan : Heidegger (1998), Ce que Lacan dit de l’être (traduit en espagnol en 2002)
et finalement Lo fundamental de Heidegger en Lacan (2004 1re édition ; 2012 2e
édition)49. La bibliographie et les références sur la relation Lacan-Heidegger en
Europe (Royaume-Uni, France, Espagne, Italie) n’est présente que sous la forme
de commentaires isolés : à part le livre de Balmès en France (Ce que Lacan dit de
l’être), quelques références marginales dans les livres sur la liaison Lacan-
Derrida (France et Royaume-Uni) et dans un versant plus philosophique en
Italie50.
L’impression donnée par l’aspect poétique-heideggérien de Lacan
pourrait faire penser à une sorte de psychanalyse initiatique : l’inconscient n’est
pensable, concevable ou imaginable que par la poésie, c’est-à-dire la parole et
poétique et le dire poétique. Il s’agit alors d’une psychanalyse initiatique, car la
seule manière de transmettre l’expérience psychanalytique serait de se
49 Jorge ALEMÁN et Sergio LARRIERA. Lacan : Heidegger. Buenos Aires, Ediciones del cifrado, 1998 ; François BALMÈS. Ce que Lacan dit de l’être, Paris, PUF, 1999 ; Héctor LÓPEZ, Lo fundamental de Heidegger en Lacan, Buenos Aires, 2011. En Argentine, il y a quatre livres qui n’ont pas la même popularité et qui s’approchent de la relation Lacan-Heidegger : Carlos PARRA et Eva TABAKIAN, Lacan y Heidegger. Una conversación fundamental. Dimensión trágica de la ética, Buenos Aires, Paradiso, 2005 ; Carlos PARRA et Eva TABAKIAN, Lacan y Heidegger. Una conversación fundamental. Del retorno a Freud, Buenos Aires, Paradiso, 1998 ; Osvaldo MEIRA, Heidegger Lacan Heidegger, Buenos Aires, Letra viva, 2009 ; Sergio ALBANO et Virginia NAUGHTON, Lacan: Heidegger. Nudos de Ser y tiempo, Buenos Aires, Quadrata, 2005. 50 Fabio SQUEO, L’altrove della mancanza nelle relazioni di esistenza. Heidegger, Lacan, Sartre, Levinas, Rome, Bibliotheka Edizioni, 2017 ; Antonio PULÈRA, La trasparenza del soggetto in Kant, Hegel, Heidegger et Lacan, Rome, Rubbettino, 2014 ; Antonio PULÈRA, La parole e il silenzio. È possibile imparare a pensare a partire de Pierce, Lacan e Heidegger, Rome, Simple, 2016. La traduction en italien du livre de Jorge Alemán et Sergio Larriera est disponible : Jorge ALEMÁN et Sergio LARRIERA, L’inconscio e la voce. Esistenza e tempo tra Lacan et Heidegger, Rome, Et al, 2009.
51
soumettre à une analyse. Il en serait de même pour comprendre certaines
phrases énigmatiques ou de concepts développés par Lacan. Oser s’interroger
sur la théorie lacanienne ou oser parler de la psychanalyse sans l’expérience
d’une analyse personnelle, peut, éventuellement, conduire à une sérieuse
réprimande de la part du maître, du prêtre, de l’expert, etc. Cette attitude
initiatique est une menace et peut être très bien accueillie par la plupart des
institutions lacaniennes et de la critique.
Nous avons trouvé un risque initiatique semblable chez Heidegger où la
poésie est le seul moyen de dire l’être. L’être n’est capturable que par la poésie.
Plus elle est incompréhensible, obscure et énigmatique, plus elle s’approche de
l’être (par exemple Tarkl, Hölderlin). Selon Heidegger, elle est le support d’une
véritable transmission philosophique. Ne pas pouvoir sentir l’être par la
réverbération d’un poème était, selon une telle lecture initiatique
heideggérienne, l’indice d’un manque d’aptitude mentale, sensible ou
intellectuelle dès la naissance. Cette position donne plus de pouvoir au maître de
l’initiation. Un risque semblable se trouve aussi en ce que Barbara Cassin appelle
le « nationalisme ontologique »51, c’est-à-dire la thèse selon laquelle une langue a
un accès privilégié à l’être (par exemple l’allemand ou le grec ancien pour
Heidegger52).
Nous avons trouvé un risque semblable dans la réception « poétique-
heideggerienne » de la psychanalyse en Amérique latine et en Europe,
notamment dans la transmission orale (séminaires, cours, conférences). Cette
situation s’est déployée de manière identique à travers la diversité des articles
qui circulaient dans ces deux régions du monde. La présence de cette
51 En fait, c’est Barbara Cassin qui reprend cette expression de Lefebvre. Cf. Barbara CASSIN, L’archipel des idées de Barbara Cassin, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2014 et Jean-Pierre LEFEBVRE, « Philosophie et philologie : les traductions des philosophes allemands », in Encyclopaedia universalis, Symposium, Les Enjeux, 1, 1990, p. 170. 52 « Le fait que la formation de la grammaire occidentale soit due à la réflexion grecque sur la langue grecque donne à ce processus toute sa signification. Car cette langue est avec l’allemande, au point de vue des possibilités du penser, à la fois la plus puissante de toutes et celle qui est le plus la langue de l’esprit », Martin HEIDEGGER, L’introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1952, p. 67.
52
appropriation heideggérienne en Amérique latine a été difficile à discerner
parmi les revues anciennes et les publications électroniques, car il n’y avait pas
de citations dans tous ces articles dispersés dans le milieu lacanien en Amérique
latine. Nous avons l’impression qu’il y a une influence d’Heidegger qui n’a pas été
remise en question parce que son discours n’était pas explicite et parce que son
jargon n’était pas reconnu dans ce milieu. C’est à cet égard que nous avons
décidé d’examiner dans l’œuvre lacanienne l’alternative mathématique qui
rectifie la solution poétique de désontologisation de l’être. L’une des
contributions de cette recherche réside sur ce point.
Nous trouvons cette influence heideggérienne-poétisant chez Jacques-
Alain Miller53 (en France), Juan Bautista Ritvo54 (en Argentine) et Rosario
Herrera55 (au Mexique), par exemple. Le premier affirme que dans la toute
dernière partie de l’enseignement de Lacan, il a renoncé au Mathème au profit du
Poème56. Pour l’Argentin, la voie du mathème chez Lacan est inutile ; la seule voie
psychanalytique possible se construit sur des dispositifs langagiers. Quant à
Rosario Herrera, elle fait le pari d’une psychanalyse poétique ; elle ne mentionne
pratiquement pas le mathème ou le rôle crucial des mathématiques chez Lacan.
Pendant la première décennie du XXIe siècle, le mathématicien argentin
Pablo Amster a publié une série de livres consacrés aux mathématiques dans
l’enseignement de Lacan57. Il a voyagé dans toute l’Amérique latine où il donnait
53 Jacques-Alain MILLER, Un esfuerzo de poesía, Buenos Aires, Paidós, 2016. (Jacques-Alain MILLER, L’Orientation lacanienne III, 5 Cours 2002-2003 : Un effort de poésie, inédit en français) et Jacques-Alain MILLER, El ultimísimo Lacan, Buenos Aires, Paidós, 2013. (Jacques-Alain MILLER, L’Orientation lacanienne III, 9, Cours 2006-2007 : Le tout dernier Lacan, inédit en français). 54 Juan Bautista RITVO, El tiempo lógico y el aserto de certidumbre anticipada. Un nuevo sofisma, Buenos Aires, Letra viva, 1983. 55 Rosario HERRERA, Poética del psicoanálisis, México, Siglo XXI, 2008. 56 « Le mot de délire a pour le tout dernier Lacan une extension qui va jusqu’à inclure les mathématiques. Et il mentionne en passant un ouvrage, en quatre volumes, que j’ai parcouru, intitulé The World of mathematics (Le monde des mathématiques), d’où il conclut qu’il n’y a pas de monde des mathématiques, de monde à proprement parler, de monde consistant des mathématiques et qu’en définitive, tout ça, c’est de la poésie », Jacques-Alain MILLER, El últimísimo Lacan, p. 216. 57 Pablo AMSTER et Jorge BECKERMAN, El seminario robada y su introducción, Buenos Aires, Comunidad Russell, 1999 ; Pablo AMSTER, Las matemáticas en la enseñanza de Lacan: topología, lógica y teoría de conjuntos, Buenos Aires, LecTour, 2002. Reedité après en deux livres : Pablo
53
des séminaires sur les mathématiques utilisées par Lacan. Au Mexique, il
enseigna au moins une fois par an. Ses livres ont donné une impulsion à
l’approche mathématique de la psychanalyse chez Lacan, car ils rendent
compréhensibles les arguments déployés par Lacan. Il est divulgateur des
mathématiques et ses livres sont des notes mathématiques simplifiées pour
comprendre Lacan ; il ne s’agit pas des livres pour comprendre le rôle des
mathématiques chez Lacan. À la même époque, Jean-Michel Vappereau,
mathématicien et psychanalyste français qui a travaillé avec Lacan dans les
années 70, s’est installé à Buenos Aires. Il a édité ses propres livres en espagnol.
Son approche topologique hautement spécialisée ne donne pas des éléments
pour comprendre la liaison avec la clinique ou le rôle des mathématiques en
général. En 2010 le livre de Marc Darmon Essais sur la topologie lacanienne58 a
été publié avec une grande popularité. En revanche, des textes de Vappereau,
Darmon déploie une grande partie des usages mathématiques de Lacan avec des
explications épistémologiques et cliniques. Néanmoins, les publications de ces
deux mathématiciens ont en commun une approche généralement topologique à
la psychanalyse en marginant les commentaires sur la nature du mathème et les
différences entre les branches mathématiques.
L’un des livres le plus intéressants sur le rôle des mathématiques chez
Lacan est Sinthome : ensayos de clínica psicoanalítica nodal59 du psychanalyste
argentin Fabián Schejtman. Ce texte a remporté le prix d’essai psychologique
2011-2014 organisé par le Ministère de la Culture de l’Argentine. L’avantage de
ce texte réside dans son articulation entre la topologie des nœuds et la clinique,
ainsi que dans ses commentaires sur la nature et les problèmes des
formalisations mathématiques chez Lacan. Finalement, l’approche plus décidée
AMSTER, Apuntes matemáticos para leer a Lacan 1: Topología, Buenos Aires, Letra viva, 2010 et Pablo AMSTER, Apuntes matemáticos para leer a Lacan 2: lógica y teoría de conjuntos, Buenos Aires, Letra viva, 2010. 58 Marc DARMON, Essais sur la topologie lacanienne, Paris, Association Lacanienne Internationale, 2004. 59 Fabián SCHEJTMAN, Sinthome : Ensayos de clínica psicoanalítica nodal, Buenos Aires, Grama, 2013.
54
et programmatique pour mathématiser la psychanalyse lacanienne provient du
psychanalyste argentin Alfredo Eidelsztein, qui a publié une série de livres
pendant la dernière décennie60. Il a même fondé une société psychanalytique
appelée Apertura qui avait comme but, entre autres choses, de mathématiser la
psychanalyse et de trouver une base scientifique pour la psychanalyse
lacanienne (à travers l’inspiration des sciences telles la physique
contemporaine). Son approche est la plus critique, elle conçoit en plus une
plateforme épistémologique et philosophique pour comprendre l’importance des
mathématiques chez Lacan. Mais son œuvre manque de distinctions détaillées (la
différence entre formule et mathème, formalisation et usage des objets
mathématiques), d’une exclusion de la dimension poétique et de vision critique
des mathématiques, ce qui donne une image négative de la philosophie
d’Heidegger.
En France, le panorama des œuvres écrites est différent. Les liaisons entre
la clinique et les approches épistémologiques et philosophiques à la question
mathématiques-psychanalyse sont plus fréquentes. Il existe des livres de
divulgation des mathématiques pour s’approcher de l’œuvre de Lacan61, des
textes exclusifs sur la topologie et la psychanalyse62, des publications qui
abordent le côté épistémologique des mathématiques chez Lacan63 et autres
spécialisées en un thème lacan ien64. Il est possible de trouver aussi des
publications sur les conséquences sur d’autres champs du savoir de l’approche
60 Alfredo EIDELSZTEIN, Otro Lacan. Estudio crítico sobre los fundamentos del psicoanálisis lacaniano, Buenos Aires, Letra viva, 2015 ; Alfredo EIDELSZTEIN, La topología en la clínica psicoanalítica, Buenos Aires, Letra viva, 2012 ; Alfredo EIDELSZTEIN, Modelos, esquemas y grafos en la enseñanza de Lacan, Buenos Aires, Letra viva, 2010. 61 Jonathan LISTING, Introduction à la topologie, Paris, Navarin, 1989 ; Virginia HASENBALG-CORABIANU, De Pythagore à Lacan, une histoire non officielle des mathématiques. À l’usage des psychanalystes, Toulouse, Érès, 2016 ; René LAVENDHOMME, Lieux du sujet. Psychanalyse et mathématique, Paris, Seuil, 2001. 62 Jeanne, GRANON-LAFONT, La Topologie Ordinaire de Jacques Lacan, Paris, Point Hors Ligne, 1985 ; Jeanne, GRANON-LAFONT, Topologie Lacanienne et Clinique Analytique, Paris, Point Hors Ligne, 1990. 63 Alain COCHET, Lacan géomètre, Paris, Anthropos, 1998 ; Alain COCHET, Nodologie lacanienne, Paris, L’Harmattan, 2002 ; Nathalie CHARRAUD, Lacan et les mathématiques, Paris, Economica, 1997. 64 Jean-Louis SOUS, Les p’tits mathèmes de Lacan, L’une-bévue, Paris, 2000.
55
lacanienne des mathématiques65. Finalement, les psychanalystes Erik Porge et
Michel Bousseyroux66 montrent l’importance des mathématiques pour la
création des concepts psychanalytiques. Ainsi, ils tirent de la topologie les
conséquences psychanalytiques en termes pratiques, cliniques et théoriques des
mathématiques. Tous les deux ont écrit dans le numéro 28 de la revue Essaim. La
revue, fruit du Colloque « Lacan et les mathématiques » (organisé par Jean-Pierre
Cléro en février 2011 à l’Université de Rouen), signifiait un volume crucial pour
penser la relation entre mathématiques et psychanalyse.
Au Royaume-Uni, un livre consacré à la psychanalyse et les
mathématiques apparaît pour la première fois : Lacan : Topologically Speaking67,
qui serait d’ailleurs « un peu l’équivalent en anglais de celui, paru en France la
même année sous le titre Le réel en mathématiques »68. Tous les deux textes
contiennent des articles majeurs pour comprendre et pour problématiser la
relation de la psychanalyse avec la mathématique. Toute une série des textes sur
cette relation, notamment sur la topologie, a été publiée dans les derniers 5
ans69. Plus récemment, par exemple, une compilation des articles écrits en
anglais a vu le jour en Allemagne70.
65 René GUITART, Evidence et étrangété : mathématique, psychanalyse, Descartes et Freud, Paris, PUF, 2000 ; Jean-Pierre CLÉRO, Essai de psychologie des mathématiques, Paris, Ellipses, 2009 ; Jean-Pierre CLÉRO, Les raisons de la fiction : Les philosophes et les mathématiques, Paris, Armando Collin, 2004. 66 Erik PORGE, Lettres du symptôme. Versions de l’identification, Toulouse, Érès, 2010 ; Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érès, 2014 ; Michel BOUSSEYROUX, Au risque de la topologie et de la poésie. Élargir la psychanalyse, Toulouse, Érès, 2011. 67 Ellie RAGLAND-SULLIVAN et Dragan MILOVANOVIC (ed.), Lacan : Topologically Speaking, New York, Other Press, 2004. 68 Jean-Pierre CLÉRO, « L’utilité des mathématiques en psychanalyse. Un problème de chrestomathie psychanalytique » in revue Essaim, no. 24, 2010, p. 36. Cf. Pierre CARTIER et Nathalie CHARRAUD (ed.), Le réel en mathématiques, Paris, Agalma, 2004. 69 Will GREENSHIELDS, Writting the Structures of the Subject, Londres, Palgrave, 2017 ; Ellie RAGLAND, Jacques Lacan and the Logic of Structure : Topology and Language in Psychoanalysis, Londres, Routledge, 2015 ; Lorenzo CHIESA, The Not-Two : Logic and God in Lacan, Boston, MIT Press, 2016 ; Raul MONCAYO, Lalangue, Sinthome, Jouissance, and Nomination. A Reading Compagnion and Commentary on Lacan’s Seminar XXIII on the Sinthome, Londres, Karnac, 2016 ; Raul MONCAYO et Magdalena ROMANOWICZ, The Real Jouissance of Uncountable Numbers, Londres, Karnac, 2015. 70 Samo TOMSIC et Michael FRIEDMAN (éd.), Psychoanalysis : Topological Perspectives. New Conceptions of Geometry and Space in Freud and Lacan, Berlin, Transcript, 2016.
56
En Italie, le seul livre sur les mathématiques a été publié en 199871. Il
présente une approche plutôt philosophique que psychanalytique. C’est
Antonello Sciacchitano à Milan qui a fréquemment discuté sur le rapport de la
psychanalyse avec la science et les mathématiques, mais ses articles ont été
publiés sur internet72. Finalement, en Espagne, il existe depuis quelques années
trois grands textes sur la topologie chez Lacan73. Carlos Bermejo, membre des
Forums du Champ Lacanien en Barcelone, tient un blog où le rôle des
mathématiques et la science chez Lacan74., après plus de 20 ans, est discuté.
Pendant les dernières 30 années, la philosophie d’Alain Badiou,
énormément influencée par la psychanalyse lacanienne, est devenue plus connue
dans le monde hispanophone, en France et en Europe. C’est Badiou qui a montré
d’une manière plus claire l’alternative mathématique au Poème heideggérien
dans un court article intitulé « Le statut philosophique du poème chez
Heidegger », traduit de manière clandestine et publié sur un site d’internet
appelé « Heidegger en castellano »75. La thèse centrale de cet article soutient que
la philosophie est née grâce à l’interruption mathématique (logos) du poème
(mythos). Cette thèse a aussi été connue et diffusée partout à cause de son livre
de divulgation appelé Manifeste pour la philosophie76, particulièrement dans le
chapitre intitulé « L’âge des poètes ».
Certes, il y avait des indications mathématiques dans la littérature
psychanalytique lacanienne au Mexique et en Argentine77, mais elles restent
71 Emiliano BAZZANELLA, Il luogo dell’altro. Etica et topologia in Jacques Lacan, Rome, Franco Angieli, 1998. 72 http://www.sciacchitano.it/ consulté le 27 août 2017. 73 Víctor KORMAN, El espacio psicoanalítico. Freud-Lacan-Möbius, Madrid, Síntesis, 2004 ; Sergio LARRIERA, Nudos & Cadenas, Madrid, Miguel Gómez, 2010 ; Jorge CHAPUIS, Guía topológica para l’étourdit. Un abuso imaginario y su más allá, Barcelona, Psicoanálisis y Sociedad, 2014. 74 http://www.carlosbermejo.net/ consulté le 27 août 2017. 75 Alain BADIOU, « Le statut philosophique du poème chez Heidegger » in Jacques POULAIN et Wolfgang SCHIRMACHER (eds.), Après Heidegger, Paris, L’harmattan, 1992, p. 263-268 ; version en espagnol : www.heideggeriana.com.ar/comentarios/badiou.htm 76 Alain BADIOU, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989. 77 Il existe des maisons éditoriales au Mexique, comme au Chili, en Colombie et Venezuela, qui publient la psychanalyse, mais la majorité de la littérature psychanalytique provient d’Argentine
57
marginales ou obscures ; dans le meilleur des cas, elles étaient une
« subversion » de la mathématique cristallisée sous la forme d’un mathème. Pour
cette raison, les références d’Amster, Darmon, Vappereau et Badiou ont constitué
un contrepoids à la réception poético-heideggerienne de Lacan. Néanmoins, nous
nous trouvons avec un autre problème : aucune indication clinique, aucune
référence à un cas. En Europe, particulièrement en France, la situation est
différente comme nous l’avons mentionné, sauf l’absence des références à
l’alternative mathématique au diagnostic heideggérien de l’ontologisation de
l’être. En ce qui concerne les livres et articles sur la relation de la psychanalyse et
la littérature, la poésie, l’art, l’esthétique ou les mythes, la quantité est vraiment
insaisissable (en Amérique Latine et en Europe). Il existe des textes décisifs sur
la psychanalyse et ses liaisons avec la littérature78, la poésie79, la linguistique80,
l’écriture d’un écrivain81, les mythes82, l’esthétique83, la langue84 et la fiction85.
Pourtant, notre intérêt est de saisir dans l’œuvre de Lacan les stratégies
générales et singulières des usages du Poème, ainsi que ses objectifs. De même,
notre objectif est une espèce de périodisation et de groupement de ces usages.
En plus, nous ne trouvons pas dans l’innombrable quantité des publications la
ou d’Espagne. Le Brésil est une exception à cause de sa langue : ses propres maisons d’édition publient abondamment sur la psychanalyse. 78 Mario LAVAGETTO, Freud à l’épreuve de la littérature, Paris, Seuil, 2002, Forums du Champ Lacanien, 2001, Lacan dans le siècle, Paris, Ed. du Champ Lacanien, 2002, Éric MARTY (éd.) Lacan et la littérature, Paris, Houilles, 2005 et Jean-Michel RABATÉ, Jacques Lacan Psychoanalysis and the Subject of Literature, Londres, Palgrave, 2001. 79 Soraya TLATLI, Le psychiatre et ses poètes, Paris, Tchou, 2000. 80 Charles SHEPERDSON, Lacan and The Limits of Language, New York, Fordham University Press, 2008 et Michel ARRIVÉ, Langage et psychanalyse. Linguistique et inconscient, Paris, PUF, 1994. 81 Roberto HARARI, ¿Cómo se llama James Joyce? : A partir de “El síntoma”, de Lacan, Buenos Aires, Amorrortu, 1995 et Colette SOLER, Lacan, lecteur de Joyce, Paris, PUF, 2015. 82 Darian LEADER « Lacan’s myths » in Jean-Michel RABATÉ (Ed.) The Cambridge Companion to Lacan, Cambride, Cambridge University Press, 2003 et Markos ZAFIROPOULOS, Les mythologiques de Lacan. La prison de verre du fantasme: Œdipe roi, Le diable amoureux, Hamlet, Toulouse, Érès, 2017. 83 François REGNAULT, Conférences d’esthétique lacanienne, Paris, Agalma, 1997 et Massimo RECALCATI, Las tres estéticas de Lacan (psicoanálisis y arte), Buenos Aires, Del cifrado, 2006. 84 Jean-Louis SOUS, Prendre langue avec Jacques Lacan. Hybridations, Paris, L’Harmattan, 2013 et Jean-Pierre CLÉRO, Lacan et la langue anglaise, Toulouse, Érès, 2017. 85 Jean-Pierre CLÉRO, Les raisons de la fiction. Les philosophes et les mathématiques, Paris, Armand Colin, 2004.
58
relation entre poésie (esthétique, langage, fonction poétique, fiction, mythes,
etc.) et mathématiques.
Nous avons rencontré d’autres impasses : celle de la spéculation
philosophique et celle du délire mathématique. Du côté du déploiement
désenchaîné des mathématiques, nous avons les textes de Vappereau. Badiou
pour sa part fait une appropriation philosophique de Lacan lorsqu’il affirme
que86 :
Pour Lacan, même si le trajet de la cure est le royaume de l’équivoque, le but
ultime est, nous le savons, un savoir transmissible intégralement, transmissible
sans reste. Le but est un ordre de symbolisation, ou, comme il le dit, de
« formalisation correcte », dans lequel l’équivoque ne laisse plus aucune trace.
Bien que le trajet soit poétique, « le royaume de l’équivoque », l’objectif final de
la cure psychanalytique est « la transmission sans reste », affirme Badiou. Il
donne quelques commentaires sur la cure psychanalytique (par exemple, la
relation entre symbolisation et angoisse87), mais l’intérêt de Badiou est
nettement philosophique.
Ce parcours par les œuvres et contextes psychanalytique nous a conduit
dans deux impasses :
1) La déconnexion entre clinique et théorisation. D’une part la clinique est
ineffable tandis que la théorie est une grave généralisation qui ne sert à
rien, notamment lors d’approches philosophiques et mathématisantes ;
pour s’écarter de cette universalisation inhérente à la théorie, qui par
ailleurs oriente la clinique, il faudra donc aborder cette clinique du cas par
cas. Le risque est de concevoir au psychanalyste comme un artisan, un
poète qui, grâce à son initiation psychanalytique (sa propre analyse), a un
accès privilégié à l’inconscient et au réel. Il faudrait écouter la parole de
l’analysant, puis rendre équivoques les signifiants. L’expérience suffit
86 Alain BADIOU, « Formules de L’Étourdit » in Il n’y a pas de rapport sexuel. Deux leçons sur « L’étourdit » de Lacan, Paris, Fayard, 2010, p. 104. 87 Ibid., p. 134.
59
pour s’orienter dans la clinique. D’autre part, la théorie psychanalytique,
matérialisée finement par les schémas, les graphes, les mathèmes et les
figures topologiques, est capable de saisir l’expérience psychanalytique,
même le réel et l’inconscient. La première façon, artisanale, d’approcher
la psychanalyse uniquement à la dimension pratique nous amène au
risque initiatique, tandis que la théorie psychanalytique peut nous
prendre au piège spéculatif : celui de « l’expert » en mathématiques qui
délire.
2) Un traitement exclusif du Mathème ou du Poème aboutit dans une seconde
impasse. Les livres, textes et articles psychanalytiques abordent
majoritairement la problématique du Mathème et du Poème de manière
exclusive : soit Mathème soit Poème. Nous avons très peu des livres ou des
articles qui maintient les deux éléments en tension, c’est à dire aucun
n’envisage une solution finale avec une coexistence possible de ces deux
éléments, dans une sorte de champ où se manifesteraient attirance et
répulsion. Aucune publication ne montre l’articulation de façon détaillée
ou plus approfondie entre Mathème et Poème. Même si Badiou articule
Mathème et Poème dans son projet philosophique, il nous semble que sa
posture finale s’incline pour le Mathème 88.
88 Pour Badiou les « quatre conditions » de la philosophie doivent être articulées pour ne pas suturer la philosophie, voire déléguer les pouvoirs (pensantes) de la philosophie à une des ces conditions (poème, mathème, invention politique, rencontre amoureux). Pourtant, dans ses deux manifestes philosophiques Badiou est très clair lorsqu’il énonce que Platon a fondé sa philosophie en s’éloignant du poème, geste qui doit être répété pour re-fonder la philosophie contemporaine. Le poème est nécessaire dans la mesure où il est maintenu à distance, c’est-à-dire est une condition négative, nous semble-t-il. Alain BADIOU, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989 et Alain BADIOU, Manifeste pour la philosophie, Paris, Fayard, 2009. Néanmoins, soyons justes : lorsque Badiou pense particulièrement chaque condition de la philosophie il l’articule aux autres. Disons que pour son projet philosophique il a une préférence pour le Mathème au profit du Poème, tandis que quand il pense un événement particulier il s’incline pour articuler les quatre conditions.
60
Toutefois des auteurs comme Erik Porge, Geneviève Morel, Jean-Louis Sous et
Michel Bousseyroux89 sont des exceptions qui ont travaillé sur l’articulation
entre poésie et mathématiques chez Lacan d’une perspective clinique et
pratique. Le seul problème chez ces auteurs c’est que l’articulation se réalise
entre topologie et poésie, le Mathème reste marginal. Seules les traductions en
espagnol de Morel et Bousseyroux sont disponibles en Amérique latine. Par
ailleurs, il est intéressant de trouver des approches lacaniennes topologiques
(Félix Guy Duportail) et mathématiques (Jean-Pierre Cléro) pour renouveler la
discussion philosophique90. Ces deux auteurs sont aussi déjà publiés en espagnol
en Argentine.
En synthèse, il existe une grande quantité des textes qui s’approchent de
la poésie, de la littérature, du langage ou des mythes en psychanalyse, mais il
manque une approche qui les articule et les met en perspective avec les
mathématiques. Les grands œuvres sur la relation mathématiques-psychanalyse
se focalisent dans la topologie et marginalisent la dimension poétique, c’est-à-
dire de la nature équivoque, rhétorique et sophistique de la langue chez Lacan.
En outre, l’alternative au diagnostic heideggérien de l’ontologisation de l’être,
c’est-à-dire les mathématiques, elle n’est pas présente dans aucun texte, livre ou
article psychanalytique. Cette idée est développée par Alain Badiou, mais son
projet reste dans le champ de la philosophique.
Étant donné cette situation et dans ce contexte, la relevance de cette
recherche réside dans la question de la relation Mathème- Poème, sans exclure
l’un ou l’autre. En plus, nous chercherons systématiquement, plus extensivement,
89 Erik PORGE, Le ravissement de Lacan. Marguerite Duras à la lettre, Toulouse, Érès, 2015 ; Geneviève MOREL, La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Anthropos, 2008 ; Jean-Luis SOUS, Prendre langue avec Jacques Lacan. Hybridations, Paris, L’Harmattan, 2013 ; Michel BOUSSEYROUX, Au risque de la topologie et de la poésie. Elargir la psychanalyse, Paris, Érès, 2011 et Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Paris, Érès, 2014. Dans les livres de Jean-Pierre Cléro il y a des indications précieuses sur la liaison entre poésie et mathématiques. Néanmoins, ils ne sont pas d’une perspectif clinique. 90 Jean Pierre CLÉRO, Y a-t-il une philosophie de Lacan, Paris, Elipses, 2014 et Guy-Félix DUPORTAIL, L’origine de la psychanalyse. Introduction à une phénoménologie de l’inconscient, Paris, Mimesis, 2013.
61
de façon indépendante et plus en détail le rôle, l’intérêt et l’utilité de la poésie et
des mathématiques avant d’explorer ses liaisons. Finalement, nous nous
inspirons de la philosophie d’Alain Badiou afin d’avoir une autre lecture de
l’alternative au verdict heideggérien de l’ontologisation de l’être. Autrement dit,
cette recherche a une base épistémologique et philosophique pour poser
autrement la question des liens entre mathématiques et poésie sur le fond d’une
subversion de la fonction poétique de Jakobson et la désontologisation
d’Heidegger.
Caractéristiques de la thèse
La thèse centrale de cette investigation affirme que pour Lacan le Mathème et le
Poème, seuls ou articulés, sont des éléments cruciaux pour la psychanalyse en
termes de la théorie, la pratique et la clinique, et dont la portée scientifique et
philosophique rend désirable leur approfondissement dans la psychanalyse
contemporaine.
L’objectif général est ici de spécifier les assises et les enjeux des
mathématiques et de la poésie pour la psychanalyse lacanienne afin de
déterminer quels sont ses usages et objectifs, et de savoir s’il existe ou non des
stratégies générales et singulières d’articulation entre eux. Ainsi, cette recherche
doctorale apportera à la psychanalyse freudienne et lacanienne, à travers de
deux objectifs particuliers :
a) Premièrement, celui de clarifier la filiation philosophique et
épistémologique qui soutiennent et problématisent les rapports de la
psychanalyse avec les mathématiques et à la poésie, et
b) Deuxièmement, celui de donner un cadre général pour ses
articulations et de prendre position sur le renoncement ou pas de
Lacan aux mathématiques au profit de la poésie.
62
Il s’agit d’une recherche qualitative employant des outils documentaires
ainsi que des écrits et séminaires de Lacan et des textes des commentateurs de
son œuvre, mais dont la couleur principale est donnée par une méthode, dans le
cas des références mathématiques, inductive (regarder de près ces références
pour les classifier à travers des tables) et déductive pour la poésie (inclure et
partir des catégories telles que la littérature, la création, l’art et l’esthétique).
Notre recherche se limitera aux œuvres complètes de Freud et aux séminaires de
Lacan. Parfois nous ferons référence à d’autres textes de Lacan (entretiens,
articles presque introuvables, lettres) ; hors du corpus lacanien canonique, nous
choisirons des citations cruciales qui apporteront des clarifications à notre sujet.
Nous chercherons également des références implicites à l’art, l’esthétique, la
création et la littérature dans les textes de Freud et l’œuvre de Lacan. De même,
nous observerons des références à l’algèbre, l’arithmétique, la géométrie, la
théorie des ensembles et des références mathématiques moins explicites. Notre
idée n’est pas de faire une liste exhaustive, mais de comprendre la logique
générale des usages que Lacan fait des mathématiques et de la poésie.
À l’aide de ces références, nous tenterons de trouver la logique générale
des usages du Mathème et du Poème ; nous essayerons, pareillement, de localiser
les moments d’introduction de ces références et les points d’inflexion. Il s’agit,
donc, d’une recherche bibliographique qui sera discernée par le biais de notre
propre expérience pratique et clinique en tant que psychanalystes et analysants.
Nous lirons Freud et Lacan à la lettre. Les points énigmatiques et les impasses de
certains passages seront occasionnellement soulignés.
Nous ferons recours à la méthode de l’entretien. Tout au long de notre
recherche, nous ferons des entretiens pour affiner nos interrogations et
comparer notre lecture à la lecture des philosophes et psychanalystes qui ont
abordé ces sujets.
Lors du traitement des références mathématiques et poétiques chez
Lacan, nous supposerons que le lecteur de cette recherche est déjà imprégné de
l’œuvre lacanienne ; pour cette raison, nous ne développerons que certains
63
concepts lacaniens dans la mesure où ils apportent lumière pour comprendre les
enjeux entre Mathème et Poème.
Dans cette perspective, le plan des pages suivantes est conformé par quatre
chapitres :
1) Un premier chapitre sur la psychanalyse et la science. Il s’agira ici de tracer
la manière où Freud et Lacan ont conçu la science, comment ils se sont interrogés
sur la nature scientifique de la psychanalyse et, finalement leurs positions à
l’égard des liaisons entre ces auteurs. Nous ferons une double périodisation de
ces questions : une freudienne et l’autre lacanienne. Nous soulignerons comment
dans le complexe projet psychanalytique de Lacan, il y a une importance décisive
de la philosophie et de l’épistémologie pour se poser des questions
fondamentales. Par exemple, l’émergence de la subjectivité moderne au sein de
la science, l’ontologisation de l’être, la formalisation de l’art ou l’emploi de la
religion au moment de définir les coordonnées de la science. De biais, les
résultats aideront à clarifier la nature des mathématiques dans la conception de
science, et de montrer comment certaines inerties de la conception de la science
et sa relation avec la psychanalyse surdéterminent l’importance de la poésie et
les mathématiques chez Freud et Lacan.
2) Un deuxième chapitre où nous analysons les références mathématiques. Il
s’agira d’une analyse de toutes les références mathématiques dans les séminaires
de Lacan, où l’intention en sera de les classifier et de les périodiser afin de
dégager les usages que Lacan a faits des mathématiques. Cette tâche nous
permettra aussi de comparer historiquement ce qui se passe entre
mathématiques et poésie. Nous montrerons que le rôle des mathématiques chez
Freud est presque inexistant et que, grâce à Lacan, il est possible de relire
rétrospectivement des mathématisations dans le premier.
64
3) Un troisième chapitre sur la poésie dans le projet freudien et le projet
lacanien. L’intention sera dans un premier temps de considérer l’art, la
littérature, l’esthétique et la création comme faisant partie de la même catégorie
du Poème. Dans un second temps, il s’agira de dégager de la fonction du Poème
premièrement de l’œuvre freudienne et, dans une étape postérieure, de Lacan.
Nous allons aussi trouver les continuités et les discontinuités des usages du
Poème entre Freud et Lacan afin de localiser l’héritage freudien et les nouveautés
lacaniennes. Quoique les usages et les fonctions du Poème soient ordonnés chez
Lacan d’une manière périodisée –afin de rendre visible ses liaisons avec le
Mathème dans la même époque–, il est clair qu’on peut lire une anticipation ou
des résonances postérieures de certains usages et fonctions dans d’autres
périodes. La construction et la méthode de ce chapitre sont organisées d’une
manière inverse au chapitre précédent : nous partons de Freud afin de trouver
des anticipations dans l’œuvre lacanienne et la façon de procéder est plutôt
déductive –en faisant partie du Poème les dimensions artistique, littéraire,
esthétique et créative.
4) Un dernier chapitre avec trois études sur la relation entre Mathème et
Poème. Il s’agira finalement de choisir trois cas servant à illustrer la variété des
usages et les différentes stratégies utilisées par Lacan lors de l’articulation entre
mathématiques et poésie. Ces études permettront d’éclairer la portée de
l’assemblage de ces champs de savoir, sa rationalité inhérente et la particularité
de chaque croisement entre eux. Nous montrerons les rapports et les tensions
entre ces éléments pour aller au-delà de la simple opposition. Ces trois études
sont inconcevables sans les chapitres précédents où la mathématique et la poésie
sont examinées de près, de manière approfondie.
Finalement, nous conclurons en indiquant les résultats de la recherche, la
réponse à notre hypothèse et en montrant quelques lignes ouvertes et questions
pour de prochaines recherches. Nous nous répondrons à certaines
65
interrogations, par exemple : est-ce que Lacan se débarrasse du Mathème au
profit du Poème ? Quelles sont les fonctions et l’utilité qui ont en commun les
mathématiques et la poésie en psychanalyse ? La psychanalyse peut se passer du
Poème et du Mathème ? Pourquoi les mathématiques comptent pour la
psychanalyse ? Pourquoi la poésie, chante-t-elle pour la psychanalyse ? En
psychanalyse, quel est en définitive la relation entre poésie et mathématiques ?
66
67
CHAPITRE I – LA SCIENCE ET LA PSYCHANALYSE
Sans la science et le sujet qui lui est corrélatif, la psychanalyse est tout simplement impensable, impraticable et inopérante1.
–Jacques Lacan, Conférence à Genève
Freud et Lacan avaient un intérêt absolument différent pour la science même si
le point de départ du premier est en continuité avec celui du dernier. Les
inquiétudes freudiennes, visant à faire de la psychanalyse une science, ont été
substituées chez Lacan par un champ épistémique propre de cette discipline.
C’est précisément ce dernier point-là qui expliquera la raison de notre entrée par
la porte de la science pour éclairer le chemin pris par Lacan afin d’arriver aux
champs des mathématiques et de la poésie. Bref, la question de la scientificité de
la psychanalyse a été remplacée par un profond désir d’ériger le champ
épistémologique spécifique de la psychanalyse. Cet espace trouve d’ailleurs des
outils précieux dans les mathématiques et la poésie pour se constituer. Cette
stratégie lacanienne se traduit par des conséquences théoriques, cliniques,
pratiques et éthiques que nous soulignerons tout au long de ce chapitre. Nous
commencerons par un bref parcours à travers la relation freudienne avec la
science.
Ce chapitre est divisé en deux parties : d’abord nous nous approcherons
de la relation entre psychanalyse et science dans l’œuvre de Freud ; dans la
seconde partie/ensuite sera consacrée à cette même relation, mais celle de
Lacan. Néanmoins, l’approche sera différente dans chaque cas. Chez Freud nous
allons déduire les quatre thèses fondamentales qu’il a faites sur la science, tandis
que chez Lacan nous retiendrons ses thèses fondamentales sur la science, mais
nous allons procéder par « temps ». Effectivement, nous avons constaté pendant
1 Jacques LACAN, « Conférence à Genève sur le symptôme » in journal Bloc notes de la psychanalyse, 1985, n° 5, p. 5-23.
68
la recherche que la conception freudienne de la science et relation entre science
et psychanalyse ont été plus ou moins stables. Dans le cas de Lacan nous
trouvons que les thèses sur la science changent tout au long de son
enseignement ; nous constatons au moins quatre temps consécutifs.
L’objectif de ce chapitre est de clarifier la conception freudienne et lacanienne de
la science et ses enjeux avec la psychanalyse. De cette manière, nous prolongeons
les questions épistémologiques et philosophiques que nous avons considérées
dans le chapitre antérieur. De même, nous préparons le terrain pour envisager
notre interrogation sur le Mathème et le Poème chez Lacan. Finalement, il sera
inévitable de traverser des dimensions religieuses et philosophiques tout au long
de notre enquête sur la relation entre science et psychanalyse. Nous allons nous
interroger sur cette inévitabilité et ses possibles relations avec le Mathème et le
Poème.
1.1. Freud et la science
L'avenir jugera vraisemblablement que l'importance de la psychanalyse comme science de l'inconscient surpasse de loin son importance thérapeutique.
–Sigmund Freud, Enciclopædia Britannica
Le père fondateur de la psychanalyse avait une formation scientifique. Freud,
avant de découvrir la psychanalyse, dans la période nommée aujourd’hui
« prépsychanalytique » (1877-1891) était un médecin chercheur en sciences
naturelles qui avait exploré la neuroanatomie, la neurophysiologie, l’histologie et
la chimie. Il avait fait des études sur l’anatomie de l’anguille (1877), le système
nerveux de la moelle épinière (1878), la structure des cellules nerveuses chez
l’écrevisse (1882), l’hémorragie cérébrale humaine (1884), les propriétés
anesthésiques de la cocaïne (1884) et les aphasies (1891)2.
2 Sigmund FREUD, « Observations de la conformation de l’organe lobé de l’anguille décrit comme glande germinale mâle » in Max KOHN, Traces de la psychanalyse, Limoges, Lambert-Lucas, 2007,
69
Sigmund Freud a recueilli les mêmes principes méthodologiques et idéaux
scientifiques d’Otswald, Mach, Fechner, Mayer, Helmholtz ou Haeckel, ses
professeurs3. Il en a adopté les modèles de rationalité pour construire sa théorie
et définir l’objet de la psychanalyse afin de rendre compte de sa clinique. À cette
époque, Freud a placé sa découverte dans le champ du matérialisme positiviste ;
ce que Freud a nommé « processus psychiques » est représenté à l’aide des
formulations neurophysiologiques des phénomènes donnés empiriquement par
la clinique ; ces phénomènes sont décrits, organisés et reconstruits par Freud
selon une méthodologie des sciences naturelles.
Dans cette partie du chapitre nous allons déployer la conception
scientifique que Freud avait sur la psychanalyse. Pour ce faire, nous partirons de
quatre thèses sur la scientificité de la psychanalyse qu’on peut dégager de
l’œuvre freudienne. En outre, nous exposerons comment nous pouvons localiser
chez Freud une métapsychologie fondée sur la pensé physique et une manière
chimique de penser les formations de l’inconscient. La chimie et la physique font
dans l’œuvre freudienne une sorte de « pince scientifique » qui permet à Freud
de prendre scientifiquement l’objet de la psychanalyse. Finalement, nous
trouverons des éléments proto-mathématiques et proto-topologiques dans les
textes freudiens qui se présentent sous la forme de l’optique et de la physique.
p. 149-160 ; Sigmund FREUD, « Über Spinalganglien und Rückenmark des Petromyzon (Sur les ganglions spinaux et la moelle épinière du Petromyzon) », Sitzungsber. Kais. .Akad. Wissensch., Vienne, Math. Naturwiss. KI. Abt. III, 78, juill., 81-167 ; Sigmund FREUD « Notiz über eine Methode zur anatomischen Präparation des Nervensystems (Note sur une méthode de préparation anatomique du système nerveux) », Zentralbl. med. Wissensch., Berlin, 17, no 26, juin., 468-469 ; Sigmund FREUD, « Über den Bau der Nervenfasern und Nervenzellen beim Flusskrebs (Sur la structure des fibres et des cellules nerveuses chez l'écrevisse) », Sitzungsber. Kais. Akad. Wissensch., Vienne, Abt. III, 85, janv., 9-5 1 ; Sigmund FREUD, « Ein Fall von Hirnblütung mit indirekten basalen Herdsymptomen bei Scorbut (Hémorragie cérébrale avec des symptômes basaux focaux indirects dans un cas de scorbut) », Wiener med. Wochenschr., 34., mars, n° 9, 244, et n° 10, 276-279 ; Sigmund FREUD, De la cocaïne, Bruxelles, Éditions Complexe, 1976 ; Sigmund FREUD, Contribution à la conception des aphasies, Paris, PUF, 2009. 3 Paul-Laurent ASSOUN, Introduction à l’épistémologie freudienne, Paris, Payot, 1990 ; Siegfried BERNFELD « Freud’s Earliest Théories », Psychoanalytic Quarterly, 1944, p. 341-362 ; William MCGRATH, Freud’s Discovery of Psychoanalysis, New York, Cornell University Press, 1986.
70
1.1.1. Quatre thèses fondamentales sur la science chez Freud
La question de l’inscription de la psychanalyse au champ scientifique chez Freud
n’est pas facile. Si la psychanalyse avait initialement un but thérapeutique, il n’en
demeure pas moins qu’elle fut imprégnée par la formation scientifique de Freud,
en donnant ainsi à sa pratique un statut scientifique sous-jacent. Les enjeux du
rapport freudien à la science sont complexes et ils sont traversés par cette
tension au sein de la clinique, celui entre pratique et théorie. Nous allons suivre ici
Paul-Laurent Assoun en ce qu’il appelle « l’ambition scientifique de Freud ».
Selon Assoun, Freud avait un rapport essentiel avec la science qui pouvait se
résumer à quatre thèses fondamentales :
1. La science est une condition nécessaire de la définition de la psychanalyse
en tant que « science de l’inconscient », c’est-à-dire, la psychanalyse ne
possède une signification que dans l’horizon de la science.
2. La psychanalyse, en tant que science, appartient aux sciences
« naturelles ».
3. La « métapsychologie » accomplit l’idéal scientifique de la psychanalyse,
car elle rend compte d’une manière scientifique des processus
inconscients.
4. La psychanalyse, comme toutes les sciences, rejette les conceptions du
monde.
Ces quatre thèses sont reliées entre elles et sont présentes tout au long de
l’œuvre freudienne. Nous allons déployer ces thèses en les articulant.
Commençons par une première remarque : Freud privilégie la science sur
la thérapeutique. Si l’ambition scientifique de la psychanalyse est essentielle aux
yeux de Freud, c’est parce que selon lui la psychanalyse est une « science de
l’inconscient » (Wissenschaft des Umbewußten) ; c’est lui qui a utilisé cette
formulation pour designer la psychanalyse, en opposant la dimension du savoir à
71
la dimension thérapeutique. Ainsi, la psychanalyse prend sa propre forme et
inscrit sa légitimité dans la science bien plus encore que sa vocation
thérapeutique obtient ses droits de cité4 :
L'avenir jugera vraisemblablement que l'importance de la psychanalyse comme
science de l'inconscient surpasse de loin son importance thérapeutique.
Contrairement à ce qu’Assoun vient d’évoquer, Freud privilégie, dans un texte
antérieur, l’aspect thérapeutique au détriment de l’aspect scientifique. C’est à
propos du cas « Hans » que Freud suggéra l’intervention de la psychanalyse en
tant que science5 :
Il est vrai que pendant l’analyse [du petit Hans] il doit être dit beaucoup de
choses qu’il n’est pas en mesure lui-même de dire, que des pensées doivent lui
être inspirées dont rien encore n’est apparu chez lui et que son attention doit
être orientée dans les directions d’où le père [de Hans] attend ce qui viendra.
Il s’agit de ce que Freud appellera plus tard « constructions en analyse » qui, loin
d’être neutres, sont des énoncés proposés aux analysants. Freud confirme le fait
que la psychanalyse procède ainsi6 :
[la construction en analyse] affaiblit la force probante de l'analyse ; mais dans
toute analyse on procède ainsi. Une psychanalyse n'est justement pas une
investigation scientifique exempte de tendances, mais une intervention
thérapeutique ; elle ne veut en soi rien prouver, mais seulement changer
quelque chose.
4 Sigmund FREUD, in « Psychoanalysis » in Enciclopaedia Britannica, Londres, Enciclopaedia Britannica, 1926, http://global.britannica.com/EBchecked/topic/1983319/Sigmund-Freud-on-psychoanalysis. La traduction est de l’auteur (« The future will probably attribute far greater importance to psychoanalysis as the science of the unconscious than as a therapeutic procédure »). 5 Sigmund FREUD, « Analyse de phobie d’un garçon de cinq ans » in Œuvres complètes, vol. IX, Paris, PUF, 1998, p. 92. 6 Idem.
72
Ainsi, nous trouvons la tension thérapie-science qui habite l’œuvre freudienne.
Par exemple, Freud, dans un article encyclopédique rédigé en 1922, affirme que
la psychanalyse est le nom7 :
l) d'un procédé pour l'investigation de processus animiques, qui sont à peine
accessibles autrement ; 2) d'une méthode de traitement des troubles
névrotiques, qui se fonde sur cette investigation ; 3) d'une série de vues
psychologiques, acquises par cette voie, qui croissent progressivement pour se
rejoindre en une discipline scientifique nouvelle.
Il s’agit, donc, d’une définition de la psychanalyse, à différents niveaux, qui ne
manifeste pas une opposition forte entre l’aspect scientifique et l’aspect
thérapeutique. En 1925 Freud avait déjà reconnu le caractère polysémique du
terme psychanalyse8 :
Le mot psychanalyse lui-même est devenu plurivoque. A l'origine désignation
d'un procédé thérapeutique déterminé, il est maintenant devenu aussi le nom
d'une science, celle de l'animique-inconscient.
Disons que le caractère bifront de la psychanalyse et ses différents niveaux
correspondent à un mouvement d’aller- retour entre la construction théorique et
la pratique clinique. La solide formation scientifique de Freud l’a aidé à postuler
des théories qui ont orienté sa clinique. Parfois, son interrogation sur le statut
scientifique de la psychanalyse demeurait néanmoins indépendante de son
intérêt thérapeutique9. Ainsi la clinique apparaissait alors comme le champ
expérimental des hypothèses théoriques freudiennes. Nous proposons de lire ce
mouvement d’aller-retour entre science et pratique en termes de tension,
tension qui aura des fortes résonances dans l’opposition mathème et poème. Pour
7 Sigmund FREUD, « « psychanalyse » et « théorie de libido », in Œuvres complètes, vol. XVI, Paris, PUF, 2010, p. 181. 8 Sigmund FREUD, « Autoprésentation » in Œuvres complètes, vol. XVII, Paris, PUF, 1992, p. 118. 9 « Cette concordance avec le monde extérieur réel, nous l’appelons vérité. Elle reste le but du travail scientifique, même si nous n’envisageons pas sa valeur pratique » Sigmund FREUD, « XXXVe Leçon : D’une vision du monde » in Œuvres complètes, vol. XIX, Paris, PUF, 1995, p. 255.
73
l’instant nous remarquons que cette approche de la psychanalyse a pour objet
d’éclaircir les enjeux de l’ambition scientifique freudienne.
Pour rendre compte de sa clinique, Freud a utilisé le syntagme « science
de l’inconscient » sans oublier que le mot inconscient est le terme qui définit
certains processus, à savoir, les processus du « système psychique ». Cette
désignation s’oppose aux autres façons de concevoir l’inconscient. Selon Freud, il
est le principe explicatif de certains phénomènes psychiques. Assoun nous
rappelle que, à cette époque, il y avait des conceptions littéraires, voire
romantiques, et philosophiques de l’inconscient (par exemple, celle d’Édouard
von Hartmann ou celle de Theodor Lipps)10. Ce fut Freud qui s’éloigna de ces
visions pour expliquer l’inconscient plutôt que de le décrire11. Il s’agissait de
ramener le principe métaphysique de l’inconscient vers un modèle de
fonctionnement psychique spécifique, soumis à une quête positive, rationnelle et
expérimentale.
C’est aussi dans ce sens que Freud a choisi de privilégier le caractère
scientifique de la psychanalyse à la place de son aspect thérapeutique. La
psychanalyse a pris stratégiquement le statut de savoir : « la psychanalyse ne
peut rompre avec les Discours de l'inconscient qu'en s'inscrivant dans l'horizon
scientifique »12. Le terme que Freud a utilisé pour se référer à la science de
l’inconscient est le mot allemand « Wissenschaft » qui implique une manière
spécifique du savoir. Assoun signale ce savoir13 comme l’acquisition de
connaissances ; ces connaissances sont articulées d’une manière systématique et
cohérente ; des principes d’ordonnance des énoncés et d’autres connaissances
10 « Il ne faut pas croire par ailleurs que cette autre conception du psychique soit une nouveauté que l'on doive à la psychanalyse. Un philosophe allemand, Theodor Lipps, a proclamé avec la plus grande netteté que le psychique est en soi inconscient, que l'inconscient est le véritable psychique. Le concept d'inconscient frappait depuis longtemps aux portes de la psychologie pour être admis. Philosophie et littérature ont joué assez souvent avec lui, mais la science ne savait pas l'employer. La psychanalyse s'est emparé de ce concept, l'a pris au sérieux et l'a rempli d'un nouveau contenu ». Sigmund FREUD, « Some elementary lessons in psycho-analysis » in Œuvres complètes, vol. XX, Paris, PUF, p. 314. 11 Paul-Laurent ASSOUN, Psychanalyse, Paris, PUF, 1997, p. 65. 12 Ibid., p. 67. 13 Idem.
74
peuvent alors en être déduits ; et, finalement, ces connaissances sont
transmissibles, c'est-à-dire inscriptibles dans un certain code intelligible et
universel. C’est donc la première thèse d’Assoun sur Freud : la psychanalyse a
une signification dans l’horizon de la science.
C’est cette conception de la science qui se déduit de l’ambiance
scientifique dominante au XIXe siècle qui porte les caractéristiques d’un
empirisme rationnel. Il existe une articulation entre le concept « inconscient » et
cette conception de la science : un des objectifs de la psychanalyse est de réduire
le terme « inconscient », comme nous l’avons déjà dit, à un mode de
fonctionnement psychique.
Dès sa fondation, la psychanalyse avait comme idéal une ambition
scientifique qui renvoyait aux « sciences de la nature » (Naturwissenschaft) ; elle
avait affaire à des « processus mentaux » et essayait de trouver les explications
de leur fonctionnement. Il s’agissait de chercher des lois psychiques sur le
modèle des sciences comme la physique ou la chimie14.
Cette adhésion aux idéaux des sciences de la nature n’avait pas comme
but de donner un air de scientificité ; bien au contraire, elle correspondait aux
exigences épistémiques contemporaines de Freud. Il fallait expliquer les
phénomènes psychiques en y discernant les processus cachés et par la suite
dégager des lois qui auraient sous-tendu ces phénomènes. L’empirisme de
l’époque de Freud est une manière de penser causaliste. La revendication d’une
science de la nature par la psychanalyse freudienne coïncidait avec la formation
universitaire de son créateur.
En effet, des raisons historiques permettent d’affirmer le projet
scientifique freudien à l’image des sciences naturelles : a) la psychanalyse a pour
objectif de constituer une « psychologie scientifique » dans la tradition de
14 L’essentiel de cette position peut se trouver dans l’article de Freud intitulé « Some elementary lessons in psycho-analysis » où il explique « la nature du psychique » Sigmund FREUD, Œuvres complètes, vol. XX, Paris, PUF, p. 309-315.
75
Herbart à Wundt15 ; b) sous l’influence d’Ernst Brücke16, maître de Freud à
l’Université de Vienne , Freud adhéra au mouvement de la médecine en tant que
science ; c) Freud privilégia un physicalisme (les seules explications des
phénomènes sont matérielles) recherchant les phénomènes psychiques selon
une logique de décomposition17 (d’où le nom « psych/analyse ») ; et, d)
l’objectivité d’une recherche des phénomènes doit refuser les explications
métaphysiques au sens de Ernst Mach18, une autre figure centrale pour Freud.
Dans l’un de ses premiers essais scientifiques, Freud explique19 :
Nous avons cherché à faire entrer la psychologie dans le cadre des sciences
naturelles c’est-à-dire à représenter les processus psychiques comme des états
quantitativement déterminés de particules matérielles distinguables, ceci afin de
les rendre évidents et incontestables.
Ce projet scientifique n’est pas un simple empirisme, mais la construction d’une
science de la nature qui postule des concepts clairs pour les mettre à l’épreuve a
posteriori dans des données empiriques (la clinique sert à remplir ces concepts
créés)20 :
Comme l'exemple de la physique l'enseigne de manière éclatante, même les «
concepts fondamentaux » qui ont été fixés dans des définitions subissent un
constant changement de contenu.
Et Freud continue21 :
Nous n'appliquons pas seulement à notre matériel d’expérience certaines
conventions, sous la forme de concepts fondamentaux, mais nous nous servons
15 Paul-Laurent ASSOUN, Introduction à l’épistemologie freudienne, op. cit., p. 130-144 et Darian LEADER et Bernard BURGOYNE, « Freud et ses arrière-plans scientifiques » in La question du genre, Paris, Payot, 2001, p. 227-266. 16 Paul-Laurent ASSOUN, ibid., p. 99-129. 17 Ibid., p. 51-64. 18 Ibid., p. 73-89. 19 Sigmund FREUD, « Esquisse d’une psychologie scientifique » in La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 2009, p. 314. 20 Sigmund FREUD, « Pulsions et destins des pulsions » in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 2005, p. 165-166. 21 Ibid., p. 167.
76
aussi de maintes présuppositions compliquées pour nous laisser guider dans
l’élaboration du monde phénoménal psychologique.
Cette Naturwissenschaft (science de la nature) de la psychanalyse est définie en
opposition aux « sciences de l’esprit » (Geistewissenschaften) et aux « sciences
humaines (Humanwissenschaften). À l’époque de Freud, les sciences de l’esprit et
les sciences humaines étaient rattachées aux disciplines ayant pour objet d’étude
la Culture/Civilisation (Kultur) ; mais elles se différenciaient des sciences de la
nature dont l’objet d’étude était la Nature même. Cette distinction entre sciences
de la nature et sciences de l’esprit était capitale dans la recherche universitaire
germanique de l’époque. Même si la psychanalyse freudienne s’est intéressée à la
culture et à la civilisation, son champ d’étude restait épistémologiquement celui
des sciences de la nature22. C’est la seconde thèse d’Assoun concernant Freud : la
psychanalyse en tant que science, finalement, appartient au champ des sciences
naturelles.
Cette position s’appuie de la distinction entre herméneutique –le point
fondamental de la méthode des sciences humaines ou sciences de l’esprit– et
signification. Ainsi, le titre de « La science des rêves » de Freud doit se traduire
non comme « l’interprétation des rêves », mais comme « la signification des
rêves » (Traumdeutung). L’interprétation vise le sens –caché ou herméneutique–,
alors que la signification est un effet d’enchaînement. À l’aide de cette distinction,
Assoun23 a affirmé que Freud prend comme méthode de l’interprétation des
rêves un modèle chimique, une sorte de construction presque linguistique des
radicaux chimiques. Autrement dit, le modèle de l’interprétation est un effet de
signification à l’aide de la syntaxe. Il n’y a pas de sens caché, mais une
signification qui se produit par déchiffrage. Ainsi, l’interprétation des rêves par
Freud est plus proche du déchiffrage des hiéroglyphes par Champollion que la
découverte d’un sens caché par l’herméneutique. En effet, Champollion a
22 Paul-Laurent ASSOUN, Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture, Paris, Armand Colin, 2008, p. 23-38. 23 Paul-Laurent ASSOUN, Introduction à l’épistémologie freudienne, op. cit., p. 42-43.
77
découvert la clé pour résoudre l’énigme de la pierre Rosseta. Son sens provient
de lire les hiéroglyphes comme une syntaxe plutôt qu’un symbolisme dans les
images, c’est-à-dire comme sens herméneutique caché dans les symboles.
Selon Assoun, l’interprétation chez Freud est une explication dans le sens
des sciences de la nature, car elle porte une causalité sémiologique24, c’est-à-dire
comme effet de la syntaxe. Assoun affirme que la compréhension herméneutique
requise par les sciences de l’esprit ou les sciences humaines n’est pas utile pour
« interpréter » un rêve. Il défend aussi l’idée que Freud s’appuie sur une causalité
sémiologique pour déchiffrer les rêves en symbolisant leurs images. Ce point est
crucial pour comprendre le projet mathématisant et formalisant de Lacan : les
mathématiques permettent de traiter les rêves (et d’autres formations de
l’inconscient) d’une manière qui ressemble davantage à la physique (le sens des
rêves comme le sens d’un vecteur) plus qu’à l’herméneutique (trouver un sens
caché).
C’est à ce titre que Freud a inventé sa « métapsychologie » comme un
parallélisme des sciences naturelles. La psychanalyse est pour Freud une forme
d’explication et de compréhension des phénomènes psychiques en termes de
lieux, de forces et de quantités. Freud adhère aux idéaux scientifiques à l’aide de
la métapsychologie, c’est-à-dire en expliquant la phénoménologie psychique en
termes topiques (lieux), dynamiques (forces) et économiques (quantités)25 :
Je propose qu'on parle d'une présentation métapsychologique lorsque nous
réussissons à décrire un processus psychique selon ses relations dynamiques,
topiques et économiques.
Tout se passe comme si Freud avait créé le modèle d’une représentation
vectorielle des formations de l’inconscient (mots d’esprit, actes manqués,
symptômes et rêves), c’est-à-dire des phénomènes de l’inconscient. Freud a
nommé comme « présentation métapsychologique » cette façon d’arranger les
24 Ibid., p. 44. 25 Sigmund FREUD, « L’inconscient » in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 2005, p. 223.
78
données et les concepts. Elle permettra d’établir un système de coordonnées qui
va orienter sa recherche et sa clinique. Selon Freud, cette présentation et cette
explication des phénomènes psychiques en termes économiques, dynamiques et
topiques, donne à la psychanalyse l’image d’un modèle physicaliste. La
métapsychologie dote la psychanalyse de ressources qui conditionnent son accès
au statut de discipline scientifique. La métapsychologie essaie de cristalliser
l’ensemble des développements faits par Freud avant l’invention de la
psychanalyse et constitue son noyau théorique. Elle est la partie fondamentale de
cette science des processus inconscients, constitués sur le fondement de
l’expérience clinique, une autre appellation de la psychanalyse même si elle ne
parvient pas à en couvrir toute l’étendue.
Les quantités, forces et lieux sont des fictions utiles pour rendre compte
de l’entité psychique centrale : l’inconscient. Bien que ce fait soit paradoxal,
Freud suggère, dans une lettre adressée à Einstein, qu’en physique la situation
est similaire26 :
Peut-être avez-vous l'impression que nos théories sont une sorte de mythologie,
dans le cas présent une mythologie qui n'est pas même réjouissante. Mais toute
science de la nature ne revient-elle pas à une telle sorte de mythologie ? En va-t-
il aujourd'hui autrement pour vous en physique ?
Freud se réfère, bien entendu, aux objets dont l’existence est seulement
supposée comme l’atome ou le trou noir, mais dont la création fictionnelle, à
l’époque, permet de comprendre certains phénomènes en physique : la gravité, la
résistance électrique ou les réactions chimiques27. En psychanalyse, il existe
26 Sigmund FREUD, « Pourquoi la guerre ? » in Œuvres complètes, vol. XIX, Paris, PUF, 2004, p. 78. 27 « Les phénomènes étudiés par la psychologie sont en eux-mêmes aussi inconnaissables que ceux des autres sciences, de la chimie ou de la physique, par exemple, mais il est possible d'établir les lois qui les régissent et d'en observer sur une grande échelle et sans lacunes les relations réciproques et les interdépendances. C'est là ce qu'on appelle acquérir la « compréhension » de cette catégorie de phénomènes naturels ; il y faut une création d'hypothèses et de concepts nouveaux ; toutefois ces derniers ne doivent pas être considérés comme des preuves de l'embarras où nous nous trouverions plongés mais comme un enrichissement de nos connaissances. Il convient de les regarder sous le même angle que les hypothèses de travail habituellement utilisées dans d'autres sciences naturelles et de leur attribuer la même valeur approximative. C'est d'expériences accumulées et sélectionnées que ces
79
deux mouvements qui marquent sa scientificité : la prise en compte d’une
transobjectivité de l’inconscient (comme l’atome en physique) et le traitement
par le biais d’un langage scientifique. La métapsychologie est le nom de ce
deuxième mouvement.
L’inconscient serait l’objet trans-objectif que la méta-psychologie théorise
pour orienter la clinique. Une telle théorisation s’aperçoit des processus
inconscients qui fonctionnent au-delà de la conscience. Freud concevra la
psychanalyse comme un savoir, comme la science, qui se développe petit à petit
dans le cours de sa recherche28. Le progrès explicatif de la métapsychologie peut
nous renvoyer à un état précédent de son explication comme un phénomène qui
doit à son tour être compris : « l’explication est une démarche par
approximations bien plus que l’assignation d’une cause »29. La métapsychologie
opère dans cette recherche, dans cette quête, comme un outil qui sert à
décomposer le système psychique, comme le ferait l’anatomie opérant sur le
corps en médecine. Il s’agit, donc, de la troisième thèse d’Assoun sur Freud : la
« métapsychologie » remplit l’idéal scientifique freudien en rendant compte
scientifiquement des processus inconscients.
Finalement, la quatrième thèse fondamentale décrite par Assoun, traite le
problème de la conception du monde selon Freud. La formation scientifique de
Freud lui permet d’opposer la psychanalyse à une conception du monde. Cette
Weltanschaung30, en philosophie, prétend de donner une explication globale des
choses existantes. En revanche, la science a une vocation fragmentaire cherchant
à comprendre d’une manière particulière et pas globale un ensemble de
hypothèses attendent leurs modifications et leurs justifications ainsi qu'une détermination plus précise. Comment être surpris si les concepts fondamentaux de la nouvelle science (pulsion, énergie nerveuse, etc.) et ses principes mêmes restent aussi longtemps indéterminés que ceux des sciences plus anciennes (force, masse, attraction, etc.) ? » Sigmund FREUD, « Abrégé de psychanalyse » in Œuvres complètes, vol. XX, Paris, PUF, p. 248-249. 28 « Le progrès, dans le travail scientifique, s’effectue tout à fait comme dans une analyse » Sigmund FREUD, « XXXVe Leçon : D’une vision du monde » in Œuvres complètes, vol. XIX, PUF, Paris, 1995, p. 259. 29 Paul-Laurent ASSOUN, Psychanalyse, op. cit., p. 440. 30 Terme allemand pour designer la « vision du monde » ou « conception du monde ».
80
phénomènes observés dans l’Univers. Freud l’exprime ainsi dans une conférence
aux États-Unis31 :
En tant que science spécialisée, branche de la psychologie –psychologie des
profondeurs ou psychologie de l’inconscient–, elle est absolument impropre à
former une vision du monde qui lui soit propre, il lui faut admettre celle de la
science.
Pour continuer ainsi32 :
La psychanalyse, selon moi, est incapable de créer une vision du monde qui lui
soit particulière. Elle n’en a pas besoin, elle est une part de la science et peut se
rattacher à la vision du monde scientifique.
Selon Freud, la seule Weltanschaung où peut s’inscrire la psychanalyse, c’est une
vision scientifique du monde bien qu’elle soit fragmentaire. Cette spécialisation
de la science, ce savoir en devenir dont la vocation est de travailler comme un
work in progress, est solidaire de l’incapacité de n’apporter aucune vision globale
du monde. Lorsque Freud adhère à l’idéal scientifique, il combat aussi les visions
du monde relevant de l’esthétique, de la religion ou de l’idéologie. La position
scientifique freudienne peut se résumer à la phrase suivante : il faudrait
renoncer à la totalité pour accéder à la vérité.
En somme, pour Freud la psychanalyse est importante seulement dans
l’horizon de la science (1re thèse), car en tant que science, elle appartient aux
sciences naturelles (2e thèse). La psychanalyse selon Freud accomplit son idéal
scientifique par le biais de la métapsychologie (3e thèse), chose importante pour
lui, car la science rejette toutes les conceptions du monde (4e thèse).
Ces quatre thèses résument la formulation et même l’ambition
scientifique de la psychanalyse chez Freud. Il est facile d’affirmer que cette
ambition scientifique freudienne correspond à une recherche de légitimation de
31 Sigmund FREUD, « XXXVe Leçon : D’une vision du monde » in Œuvres complètes, vol. XIX, PUF, Paris, 1995, p. 242. 32 Ibid., p. 267.
81
la psychanalyse en l’inscrivant dans ce champ de savoir. Une telle impression est
plus forte si nous pensons que Freud a choisi l’idéal des sciences de la Nature,
bien réputées pour leur rigueur, au lieu de l’idéal des sciences humaines.
Néanmoins, la stratégie freudienne d’opter pour la science au lieu de la
philosophie ou de la littérature (les deux disciplines où le concept de
l’inconscient a été utilisé), par exemple, a des effets épistémologiques. En effet,
Freud s’oriente sous l’égide des sciences de la Nature pour poser les concepts
psychanalytiques et l’hypothèse de l’inconscient afin de s’en approcher
empiriquement. L’exemple de la métapsychologie est le plus fort et le plus
convaincant. Bref, pour Freud les sciences procurent à la psychanalyse une
orientation rigoureuse pour développer une boussole qui donne une direction à
la clinique. La science permet aussi d’écarter le concept de l’inconscient, concept
central pour la fondation de la psychanalyse, de l’appropriation qu’ont fait la
philosophie et la littérature. Les appropriations romantiques du concept de
l’inconscient par la littérature, par les conceptions du monde philosophiques ou
par l’herméneutique des sciences humaines sont évitées en inscrivant la
psychanalyse parmi les sciences de la Nature.
Nous n’osons pas assurer que Freud est un partisan qui choisit la science
contre les « illusions » de la religion. Il suffit de lire sa 35e conférence
introductrice à la psychanalyse pour s’en apercevoir. En ce sens-là, il n’est pas
faux d’affirmer que Freud reste dans le projet philosophique des lumières, ayant
identifié la domination de la science avec le domaine de la raison, même si la
raison dont la psychanalyse rend compte est une raison autre, différente ou
étrangère à celle de la philosophie ou des sciences existantes.
Néanmoins, les postfreudiens ont payé le prix de l’hypothèque freudienne
lorsque Freud a choisi le champ de la science comme idéal. Les premières
générations de psychanalystes ont été capturées par l’horizon de l’idéal
scientifique, pour le rejeter par la suite ou bien pour insérer la psychanalyse
dans les sciences humaines. Même si quelques postfreudiens voulaient rester en
dehors de la science, ils n’ont pas pu sortir de son ombre, car ils étaient capturés
82
par la réaction qu’ils avaient en face de cette science : ils pensaient la
psychanalyse comme un artisanat de l’inconscient ou comme une philosophie de
vie –donc, une Weltanschauung.
L’idéal scientifique freudien vise à une intégration totale de la
psychanalyse à la science. Cependant, la psychanalyse et la science ne se
recouvrent pas. Heureusement, il y a quelque chose d’irréductible : l’inconscient
n’est pas si facile à maîtriser. Freud a subverti les modèles scientifiques et la
raison fondée sur les lumières de la modernité pour accéder à son inédit. Il s’agit
d’une « raison frontière » ou « raison frontalière » pour emprunter le terme au
philosophe Eugenio Trías33. Lacan, pour sa part, trouve chez Freud une raison
qui change les coordonnées de la pensée ; il s’agit du matérialisme de la lettre ; le
titre de son écrit est éloquent : « l’instance de la lettre dans l’inconscient ou la
raison depuis Freud ». Ainsi, Freud, par le biais de ses inquisitions, découvre
quelque chose qui dépasse ses propres méthodes en l’amenant au-delà de ses
attentes.
Ce dépassement du modèle scientifique traditionnel chez Freud nous
permet de poser d’une autre manière les questions relatives à la science, la
religion, la philosophie et l’art. Des traces dans l’héritage freudien rendent
possible une enquête différente dans l’œuvre de Lacan dans ces disciplines pour
amener à la psychanalyse ce qui lui appartient de droit. Pour apprécier cet
héritage, il est indispensable de tenir compte des origines scientifiques de la
psychanalyse et des opérations faites par Freud à l’intérieur de la science, de la
philosophie, de l’art et de la religion.
1.1.2. La pince scientifique freudienne : physique « métapsychologique » et chimie « syntactique » D’après ce que nous avons dit, le psychanalyste, selon Freud, penserait comme
un physicien et agirait comme un chimiste. Pourquoi ? L’épistémologie et la
méthodologie du psychanalyste sont proches de celles de la physique par la
33 Eugenio TRÍAS, La razón fronteriza, Madrid, Destino, 1999.
83
façon d’appréhender un cas clinique ou par la création de concepts remplis de
contenu clinique, c’est-à-dire il existe une façon « physique » de penser la
clinique (le temps de réflexion sur un cas) ; c’est ce que Freud nomme la
métapsychologie. Ainsi au moment de l’approche pratique, le psychanalyste
ressemble au chimiste : il décompose les complexes chimiques (c’est l’analyse)
en suivant les lois « syntactiques » de la chimie pour trouver ainsi les éléments
plus simples (les radicaux). À l’époque, la chimie était essentiellement science de
l’analyse, comme l’indique la définition classique donnée par Lavoisier34 :
La chimie, en soumettant à des expériences les différents corps de la
nature a pour objet de les décomposer et de se mettre en état d’examiner
séparément les différentes substances qui entrent en combinaison.
Il est surprenant que les modèles pour traiter, voire interpréter les « formations
de l’inconscient » freudiennes (rêves, mots d’esprit, symptômes et actes
manqués) se référent à la chimie et au déchiffrage des hiéroglyphes fait par
Champollion. Tous les deux, Champollion et Freud, s’appuient sur la syntaxe
(linguistique), l’un pour déchiffrer les hiéroglyphes et l’autre pour déchiffrer les
rêves. Ainsi, la méthode utilisée par Champollion pour déchiffrer la langue de
l’Égypte antique n’était pas d’interpréter les images en tant que symboles, mais
de les considérer comme des phonèmes ou des lettres formant une syntaxe,
c’est-à-dire une phrase composée d’images (chaque image étant une lettre). De la
même manière Justus von Liebig, père fondateur de la chimique organique, a
pensé la chimie comme une syntaxe faite à partir des éléments chimiques35 :
Non seulement les corps diffèrent par leur nature, mais leurs propriétés se
modifient aussi selon les divers arrangements qu'ils subissent. Dans la langue
particulière que les corps nous parlent, on retrouve, comme dans toute autre
langue, des articles, des cas, toutes les inflexions des substantifs et des verbes ;
on y rencontre même un grand nombre de synonymes... Nous connaissons la
34 Paul-Laurent ASSOUN, Introduction a l’épistémologie freudienne, p. 54. 35 Justus von LIEBIG cité par Paul-Laurent ASSOUN, Introduction à l’épistémologie freudienne, p. 62.
84
signification de leurs propriétés, c’est-à-dire des mots parlés par la nature, et
pour lire ces mots, nous utilisons l'alphabet que nous avons appris.
La chimie, comme le déchiffrage des hiéroglyphes, a une épistémologie et une
méthodologie qui sont analogues à celles de la linguistique. En somme, la
métapsychologie inspirée de la physique, et l’interprétation tirée de la « causalité
sémiologique »36 de la chimie sont les deux axes de la pince scientifique sur
laquelle Freud s’appuie. Ces deux branches appartiennent aux sciences de la
nature, c’est-à-dire l’horizon scientifique de Freud.
1.1.3. Mathématisation et topologie chez Freud
Comme nous l’avons traité dans la première partie de ce chapitre, le seul horizon
de la psychanalyse pouvait être celui de la science sous l’idéal des sciences de la
Nature. De nombreux passages, citations et références de Freud le constatent.
Néanmoins, il existe des auteurs qui résistent à plusieurs lectures, car leurs
propositions dépassent leur propre acte d’énonciation : leurs mots vont au-delà
de leur pensée. Dans cette partie du texte nous voulons souligner comment, à
partir de la lecture de Lacan, on peut trouver une pensée topologique et
mathématisante chez Freud. Il s’agit d’une lecture borgienne qui montre que
Kafka a créé ses propres précurseurs37, c’est-à-dire on peut lire après-coup une
pensée topologique chez Freud à partir de Lacan.
Effectivement, Freud est un exemple d’énonciation démesurée qui
supporte une lecture « mathématisante ». Il n’est pas un hassard, mais grâce aux
traits mathématiques qui sont déjà faits sur l’œuvre freudienne. Une
« énonciation excessive » chez Freud implique que, même s’il voulait fonder la
36 Ibid., p. 42-43. 37 « Le poème Fears and Scruples de Robert Browning annonce l’œuvre de Kafka, mais notre lecture de Kafka enrichit et gauchit sensiblement notre lecture du poème. Le mot précurseur est indispensable au vocabulaire critique, mais il conviendrait de le purifier de toute connotation de polémique ou de rivalité. Le fait est que chaque écrivain crée ses précurseurs. Son apport modifie notre conception du passé aussi bien que du futur » Jorge Luis BORGES, « Kafka et ses précurseurs », « Autres inquisitions » in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1993, Vol. I, p. 753.
85
psychanalyse sur l’horizon des sciences de la Nature, il existe des « dits » qui
dépassent ce qu’il voulait dire. En fait, l’une des tâches du psychanalyste est de
lire les traces qui débordent le dire de l’analysant. L’un des enjeux qu’on peut lire
dans le « retour à Freud » lacanien est justement de trouver chez Freud quelque
chose qui l’excède.
En effet, nous pouvons trouver grâce à Lacan les traces d’un Freud qui
« mathématise » et qui pense d’une façon géométrisée, voire topologisée ; par
exemple lorsque Freud utilise des métaphores optiques pour concevoir l’appareil
psychique38 :
L'idée qui est ainsi mise à notre disposition est celle d'une localité psychique.
Nous allons complètement laisser de coté le fait que l'appareil animique dont il
s'agit ici nous est connu aussi comme préparation anatomique et allons éviter
soigneusement la tentation de déterminer la localité psychique de quelque façon
anatomique que ce soit. Nous restons sur le terrain psychologique et entendons
suivre seulement l'invitation à nous représenter l'instrument qui sert aux
opérations de l'âme comme, par exemple, un microscope composé de diverses
pièces, un appareil photographique, etc. La localité psychique correspond alors à
un lieu à l'intérieur d'un appareil où l'un des stades préliminaires de l'image se
produit. Dans le microscope et la longue-vue, ce sont là, on le sait, des localités
en partie idéelles, des régions où n'est située aucune partie constituante
concrète de l'appareil. Je tiens pour superflu de chercher à me disculper des
imperfections de ces images et de toutes images similaires. Ces comparaisons ne
sont là que pour nous soutenir dans une tentative que nous entreprenons de
rendre compréhensible la complication du fonctionnement psychique en
décomposant ce fonctionnement et en attribuant à telle ou telle partie
constituante de l'appareil tel ou tel fonctionnement.
Ce qui est intéressant dans ce passage c’est la liaison entre métaphores optiques
pour spatialiser, en dépit des explications anatomiques. Cette utilisation spatiale
38 Sigmund FREUD « L’interprétation du rêve » in Œuvres complètes, vol. IV, Paris, PUF, 2003, p. 589.
86
de l’optique conçue par Freud nous avertit et préserve d’une ontologisation de
l’appareil psychique ; ontologisation d’ailleurs commise par plusieurs
postfreudiens lorsqu’ils imaginent ledit appareil comme un modèle de l’esprit ou
du cerveau (avec fonctions, neurones ou synapses réels). Il ne suffit pas d’une
spatialisation pour conclure qu’il existe vraiment une pensée topologique. Il est
nécessaire qu’il ait une spatialisation qu’incluent les relations de ces éléments
spatialisées comme on peut constater chez Freud.
Cette spatialisation et ses relations entre les éléments, une vraie
topologie39, empêchent de concevoir les instances psychiques freudiennes
(inconscient, conscient et préconscient ou moi, surmoi et ça) comme quelque
chose de localisable anatomiquement ou de situable dedans l’esprit40 :
Nous nous représentons donc l'appareil animique comme un instrument
composé dont nous appellerons les parties constituantes instances, ou, pour
mieux visualiser, systèmes. Nous nous attendons alors à ce que ces systèmes
aient peut-être l'un par rapport à l'autre une orientation spatiale constante, un
peu comme les divers systèmes de lentilles de la longue-vue se trouvent les uns
derrière les autres. Rigoureusement parlant, nous n'avons pas besoin de faire
l'hypothèse d'un ordonnancement effectivement spatial des systèmes
psychiques.
À l’intérieur de l’appareil psychique il n’y a qu’instances ou systèmes qui
ordonnent et organisent les perceptions ou les stimuli psychiques comme les
lentilles transforment la lumière entre l’objectif (entrée) et l’oculaire (sortie)
d’un microscope : l’appareil psychique travaille exactement de la même façon.
Il est possible de chercher aussi les traces d’une telle « délocalisation »
physique ou organique de l’appareil psychique chez Freud dès 1891. Il introduit
dans son étude sur les aphasies le terme « appareil du langage » pour faire une
39 Le nom « géométrie de caoutchouc » provienne précisément de l’idée que même si la figure géométrique change, ses éléments gardent ses relations originaires. Par exemple, une tasse a la même relation topologique entre ses éléments qu’un tore, une donuth ou bouée de sauvetage. Disons que la topologie étudie la continuité ou discontinuité entre les relations de lieu entre ses éléments en tenant en compte leur déformation géométrique. 40 Idem., p. 590.
87
distinction entre les lésions organiques et le dysfonctionnement de langage : il
existe des aphasies organiques et des aphasies par fonctionnement (qui
s’expliquent par un « appareil du langage » et non par une lésion organique)41.
L’appareil psychique, animique ou du langage, chez Freud, est un outil pour
expliquer les phénomènes psychiques ou des aphasies en termes de
fonctionnement et non pas une façon d’ontologiser ou de localiser
biologiquement l’esprit.
Nous pouvons trouver chez Lacan une amplification plus complexe et
explicite de la spatialisation de l’appareil psychique comme tâche débiologisante
de la psychanalyse. Le modèle optique42, par exemple, est le résultat plus connu
et important de cette tâche.
Dans un article très détaillé, intitulé Freud et ses arrière-plans43, Darian
Leader et Bernard Burgoyne contestent le « mythe » autour de l’influence de
« l’école de Helmholz ». Pour eux, cette thèse est insoutenable, quoique tenace et
persistante44. En revanche, ils trouvent une influence plus importante de Herbart
qui « introduisit la notion selon laquelle la structure de l’esprit sous-tendant la
production des qualités de l’expérience, relève du langage mathématique » 45. La
contribution la plus importante de Herbart à la philosophie et à la psychologie
scientifique, selon les auteurs, aura été d’introduire les formulations
mathématiques des propriétés spatiales de la structure psychique.
Le danger est de conclure que Freud était tout simplement un « élève »
d’Herbart ou de l’école de Helmholtz. C’est toujours le problème avec la
recherche des « antécédents » ou des « précurseurs » à travers une théorie ou
chez un auteur. Nous ne cherchons pas à approfondir sur cette question. Nous
41 Sigmund FREUD, Contribution à la conception des aphasies, Paris, PUF, 2009. 42 « Nous ne faisons en ce modèle, et jusqu'en sa nature optique, que suivre l'exemple de Freud, à ceci près qu'il n'offre même pas matière chez nous à prévenir une confusion possible avec quelque schéma d'une voie de conduction anatomique » Jacques LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 674. 43 Darian LEADER et Bernard BURGOYNE, op. cit., p. 227-266. 44 Cette thèse s’oppose à celui de Assoun qui parle de modèle herbartien pour la dynamique et de modèle helmolzien pour l’économique. Cf. Paul-Laurent ASSOUN, Introduction à la métapsychologie freudienne, Paris, PUF, 1993. 45 Ibid., p. 240.
88
tenons à dire qu’il existe des indices d’une mathématisation chez Freud qui sont
lus par Lacan. Nous voulons aussi aller plus loin et envisager les raisons et les
effets d’une telle formalisation mathématisante chez Lacan. Une lecture non
anatomique de l’appareil psychique n’est qu’un exemple du potentiel anti-
métaphysique que Lacan trouve chez Freud. Contre la lecture heideggérienne,
qui considère comme égales les mathématiques et la technique, Lacan s’appuie
sur les mathématiques, car il estime qu’elles pensent vraiment, voire qu’elles
formulent des pensées inédites.
1.1.4. Conclusions freudiennes
Nous avons déployé les quatre thèses de la relation entre psychanalyse et
science chez Assoun, à savoir : a) la science est une condition nécessaire pour
définir la psychanalyse ; b) la psychanalyse est une science naturelle ; c) la
métapsychologie rend compte de façon scientifique des processus de
l’inconscient ; d) toutes les sciences rejettent les conceptions du monde et la
psychanalyse n’est pas une exception.
Freud a commencé en donnant les fondements nécessaires qui visaient la
rigueur qu’exigeaient les circonstances de son époque. Ce pas lui a permis de
traverser des champs comme la littérature, la philosophie et la religion pour
avancer des hypothèses aventureuses. En d’autres termes, sous un angle
scientifique, Freud explora les territoires de la religion, de l’art et de la
philosophie pour produire des hypothèses aventurées et cruciales pour la
clinique. Par exemple, la relation entre le surmoi et l’impératif catégorique
kantien, les rituels religieux et leur ressemblance avec les rituels névrotiques
obsessionnels ou le rôle du phantasme en poésie. Néanmoins, le rôle de
l’inscription de la psychanalyse parmi les sciences de la Nature lui permet
d’écarter le concept central de l’inconscient de ceux de la philosophie, la
métaphysique ou de la littérature.
89
Après ces quatre thèses fondamentales sur la science chez Freud, nous
avons montré une espèce de « pince » scientifique. En effet, d’une part Freud
conçoit sa métapsychologie dans le modèle de la physique en la formulant en
termes économiques, topiques et physiques, c’est-à-dire sur l’idéal physique de
vectoriser les magnitudes, de mesurer n’importe quelles quantités et de
spatialiser les relations entre les éléments. De l’autre, Freud a formulé les
formations de l’inconscient et la pratique psychanalytique sur le modèle de la
chimie. À son tour, la chimie, fondée sur la rigueur scientifique de la linguistique
dans la mesure où les combinaisons des radicaux chimiques et ses
nomenclatures suivent la logique de la syntaxe linguistique. Les formations de
l’inconscient chez Freud suivent le modèle de la chimie, qui est un modèle
linguistique, c’est-à-dire syntactique. Cette « pince scientifique » permet à Freud
de prendre ou plutôt de construire l’objet de la psychanalyse (l’inconscient) et la
manière de le traiter. En d’autres termes, un concept comme l’inconscient ne
peut être conçu tout seul, mais à l’aide d’un complexe de concepts et de pratiques
qui ne sont possibles que par les modèles chimiques et physiques que Freud a
importés de la science. Ainsi, nous avons formulé cette « pince scientifique »,
exprimé dans la phrase suivante : le psychanalyste penserait comme un
physicien (métapsychologie) et il agirait comme un chimiste (interpréter les
formations de l’inconscient).
Finalement, nous avons trouvé chez Freud des traces et éléments
mathématiques et topologiques dans la manière où il formule l’appareil
psychique en termes optiques et sur le modèle neurologique avec ce que Lacan
nommera « les petites lettres ». Ces conceptions optiques de l’appareil psychique
empêchent une ontologisation et une biologisation de l’esprit.
Chez Freud, nous pouvons lire un intérêt d’inscrire la psychanalyse dans
le champ de la science, non seulement comme une stratégie de légitimation de la
psychanalyse, mais aussi comme une manière d’écartement de la psychanalyse
des conceptions philosophiques, littéraires et métaphysiques de l’inconscient.
Similairement, l’approche scientifique de la psychanalyse chez Freud peut rendre
90
compte de la manière de concevoir et de traiter l’inconscient (le psychanalyste
pense comme un physicien et agit comme un chimiste). Même si l’idéal
scientifique freudien est empirique, il est possible de localiser des traces
mathématiques et topologiques dans sa théorie. Ces traces topologiques et
mathématiques sous la forme d’optique ou d’un modèle physique de la
métapsychologie échappent du cadre de la science empirique. Donc, il est
possible d’anticiper des thèses mathématisantes et topologiques chez Freud. Par
exemple, ces traces permettront à Lacan aussi bien de suivre les pistes
freudiennes que de prolonger la psychanalyse freudienne et de formaliser
certains éléments de sa psychanalyse.
Au-delà du rôle de la science chez Freud il est important de souligner que
la conception freudienne de la science reste empirique. Pour Freud, la science
comporte un rôle traditionnel où la psychanalyse est obligée de se soumettre à
l’idéal scientifique : psychanalyse est une pratique dirigée par des lois et de
théories qui doivent être vérifiées, à leur tour, par la pratique.
1.2. La relation entre science et psychanalyse chez Lacan
La psychanalyse n’implique d’autre sujet que le sujet de la science46.
–Jacques Lacan, La science et la vérité
La position de Freud par rapport à la science est complètement différente de
celle de Lacan. Freud est parti d’une exigence impérieuse de rendre raison d’une
pratique clinique inédite dont il a construit les principes et sur lesquels il a édifié
sa méthode. Freud a consacré sa vie entière à la construction d’une théorie, d’un
ensemble de concepts, qui lui ont permis de fonder et de rendre compte de
l’expérience psychanalytique. Nous avons vu que chez Freud la science reste sur
l’horizon d’un idéal, horizon marqué par le projet freudien de donner un statut
46 Jacques LACAN, « La science et la vérité » in Écrits, op. cit., p. 861.
91
scientifique à la psychanalyse. C’est Sidi Askofaré qui décrit avec précision la
réaction globale contre cet idéal de scientificité freudien47 :
Ignorance ou dédain de la plupart des scientifiques, critiques sévères, sarcasmes
ou rejet de nombreux épistémologues, psychologisation d’une partie de la
psychanalyse à travers un effort désespéré d’objectivation et la tentative de
vérification des propositions ou énoncés psychanalytiques à partir de dispositifs
d’observation ou d’expérimentation, repli frileux d’une bonne partie des
analystes sur « la clinique » au point de transformer la formation en initiation, ce
qui constitue pour le moins un retour à un statut pré-scientifique.
Il est probable que ce diagnostic ait été anticipé par Lacan. C’est pour cette
raison qu’il aurait inventé un autre lien entre psychanalyse et science. Comme
nous l’avons déjà avancé, Lacan a été si largement influencé par ses anciens
maîtres épistémologues qu’il a plutôt essayé de trouver les bases épistémiques
propres à la psychanalyse. Lacan est constamment en discussion avec Freud, non
seulement sur le point de la scientificité de la psychanalyse, idéal auquel Lacan a
renoncera, mais sur les questions plus amples de sa relation avec la religion, la
philosophie et d’autres savoirs. Disons qu’il y a une tension entre le champ
freudien et le champ lacanien par rapport à cette articulation.
Même s’il existe des thèses contradictoires et antagoniques chez Lacan, ce
qui nous intéresse est le mouvement général et certaines étapes de sa pensée. En
tout cas, nous pouvons discerner que la science chez Lacan (et chez Freud) est un
interlocuteur privilégié pour la psychanalyse. Pour Lacan, la science joue un rôle
déterminant pour formuler l’inconscient en termes linguistiques. La définition
« l’inconscient est structuré comme un langage »48 doit son existence au projet
saussurien49 de scientifisation de la linguistique. Nous constatons que la
méthode scientifique est une référence déterminante en psychanalyse.
47 Sidi ASKOFARÉ, D’un discours l’Autre. La science à l’éprouve de la psychanalyse, Toulouse, Presses Universitaires de Mirail, 2013, p. 22. 48 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 3 : les psychoses [1955-1956], Paris, Seuil, 1981, p. 20. 49 Ferdinand de Saussure (1857-1913).
92
D’ailleurs, Lacan a renouvelé la psychanalyse par la façon de l’exposer aux
savoirs les plus radicaux de son époque. Il a proposé dès le début de son
enseignement une réarticulation entre science et psychanalyse et une révision de
la psychanalyse sous des angles nouveaux. Si le rapport avec la science chez
Freud a été plus « classique » et continu tout au long de sa vie, nous trouvons en
revanche chez Lacan un rapport plus hétérodoxe, changeant et peuplé de
ruptures à l’intérieur de sa théorie. Cela ne veut pas dire qu’il y a discontinuité
entre Freud et Lacan, mais plutôt que Lacan a approfondi sur certains problèmes
que Freud avait soulevés dans sa propre recherche. Lacan, pour sa part, les a
posés en termes épistémologiques : les théories sexuelles infantiles ou la relation
entre science et religion, voire la réintroduction du nom du père en science. De
même, Lacan a déployé de nouvelles liaisons et problématiques entre science et
psychanalyse. Par exemple, dans l’œuvre de Lacan, la science a été convoquée
comme condition de la transmission de la psychanalyse, pour expliquer
l’avènement du sujet moderne (lequel est le même sujet de la psychanalyse),
pour mesurer ses incidences dans l’ensemble de la culture (ici nous trouvons la
continuité avec Freud) et pour concevoir la passe comme vérification de l’acte
analytique.
En ce sens, nous pouvons affirmer, que chez Lacan, il est plus important et
productif de s’approcher de la science d’une façon épistémologique plutôt que de
rester sur l’interrogation du statut scientifique ou non de la psychanalyse. Grâce
à ses antécédents épistémologiques, Lacan a pu aborder la science en
considérant les mathématiques et la poésie comme des références cruciales dans
le renouvellement de la psychanalyse. C’est cette reformulation de la question de
la science en termes épistémologiques qui lui a permis d’ouvrir un champ plus
vaste : le rôle de la psychanalyse dans la culture et dans le contexte d’une
« civilisation » scientifique. Pour cette recherche, le déplacement de la question
scientifique en termes épistémologiques nous autorise au moins à formuler
l’hypothèse suivante : ce sont les mathématiques et la poésie chez Lacan qui
rendent possible la création d’une nouvelle « métaphysique » en accord avec les
93
défis psychanalytiques posés à la philosophie. En d’autres termes, clarifier
l’approche épistémologique de Lacan à la science nous permettrait de
dimensionner le rôle des mathématiques et de la poésie dans une approche non
ontologisante des champs plus vastes : religion, philosophie, art, civilisation, etc.,
même s’il n’est pas l’objectif de cette recherche.
Même si nous découvrons des énoncés contradictoires ou antagonistes
dans le rapport de Lacan avec la science, nous pouvons organiser son approche
d’une manière temporelle. Askofaré50 reconnaît chez Lacan quatre étapes
importantes pour penser la relation entre psychanalyse et science, à savoir : a) le
champ scientifique comme sol natal de la psychanalyse ; b) l’exclusion interne de
la psychanalyse dans la science ; c) le dégagement d’une discursivité
scientifique ; et d) de l’écriture scientifique vers la topologie et la poésie. Nous
suivrons ici Askofaré lorsqu’il considère l’existence de quatre temps décisifs du
lien entre science et psychanalyse chez Lacan; à cet égard, pour étayer notre
recherche, nous allons déployer l’aspect mathématique (formalisant) et
poétique. De plus, nous signalerons chez Askofaré d’autres points, non seulement
mathématiques ou poétiques, mais décisifs pour notre recherche.
1.2.1. Le champ scientifique est le sol natal de la psychanalyse : de l’empirisme freudien à la formalisation lacanienne (1953-1963)
La position scientifique est déjà impliquée au plus intime de la découverte psychanalytique51.
–Jacques Lacan, Du sujet enfin en question
En 1953, Lacan prononça sa communication au 1er Congrès de la Société
française de psychanalyse, tenu à Rome les 26 et 27 septembre 1953. Cette
communication sera publiée sous le titre « Fonction et champ de la parole et du
langage en psychanalyse »52 et il constituera une réponse aux positions
50 Ibid. p. 23-25. 51 Jacques LACAN, « Du sujet enfin en question » in Écrits, op. cit., p. 234. 52 Revue La Psychanalyse, PUF, vol. 1, 1956, p. 202-211 et 241-255. La première rédaction de ce discours peut être trouvée comme « Discours de Rome » dans la compilation posthume Autres écrits, cf. Jacques LACAN, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
94
biologistes et médicales de la Société Psychanalytique de Paris (SPP), notamment
à celle de Sacha Nacht, chargé de l’Institut de Psychanalyse de la SPP. Dans ce
texte, Lacan explicite pour la première fois la problématique des rapports entre
science et psychanalyse. Lacan prend une position débiologisante, anti-médicale
et contre la psychologisation de la psychanalyse. Lacan, dans un mouvement qui
(re)fond la psychanalyse –c’est l’époque du retour à Freud–, dote l’inconscient
d’une épistémologie linguistique : il soumet l’inconscient à la structure du
langage et entreprend une formalisation de la psychanalyse. Dans ce texte qui
ouvre son enseignement, Lacan renouvelle les concepts freudiens en leur
donnant par le biais de la linguistique une rigueur qui les formalise.
Il est remarquable que le projet « scientifique » de Lacan ne coïncide pas
avec l’idéal scientifique de Freud. Pourtant, il y a une continuité entre les
psychanalyses freudienne et lacanienne au niveau d’un projet qui traite la
psychanalyse comme un corpus théorique qui vise à rendre compte de la clinique
avec rigueur. Lacan entreprend la voie de formaliser les concepts et la doctrine
psychanalytique freudienne en les dotant d’une structure linguistique.
Lacan, comme la plupart des élèves, des adeptes et des partisans de
Freud, a essayé de poursuivre son projet de scientificisation. En effet, Melanie
Klein, Donald Winnicott, Hans Hartmann et Michaël Balint, figures marquantes
de la psychanalyse post-freudienne, ont continué dans le même cadre
métapsychologique freudien. Ainsi, ils ont prolongé le chemin ouvert par Freud
en inscrivant ses théories soit dans les sciences de la vie, soit dans les sciences
humaines ou de la culture (Theodor Reik, Otto Rank ou Karl Abraham, par
exemple). Cependant, aucune de ces sciences n’était soumise à la condition
formalisante de la science telle que Koyré l’a décrite53. Pour cette raison les
adeptes freudiens étaient conduits plutôt à privilégier l’expérimentation et la
méthodologie empiriste que la révision conceptuelle et la formalisation du savoir
psychanalytique. À l’inverse de ces héritiers de la psychanalyse freudienne, 53 Dans le chapitre précédent nous avons avancé l’idée de la naissance de la science moderne sous la condition de la mathématisation chez Galilée décrite par Koyré. Nous avons aussi deplié de manière plus détaillée le rôle de l’épistémologie française dans la psychanalyse de Lacan.
95
Lacan a choisi la voie formalisante pour accomplir cette tâche de scienfitisation
de la psychanalyse. Comme Freud, il prend ainsi le chemin de la science, mais
dans une direction contraire, celle du formalisme et pas celle de l’empirisme54 :
Si la psychanalyse peut devenir une science – car elle ne l'est pas encore –, et si
elle ne doit pas dégénérer dans sa technique – et peut-être est-ce déjà fait –, nous
devons retrouver le sens de son expérience.
Il ne faut pas confondre le terme « expérience » avec celui de « sensation »
empirique. Selon Lacan, l’expérience psychanalytique n’est pas traduisible en
termes empiriques55 ou sous la forme de données, elle doit être formalisée. Cette
formalisation inscrit la psychanalyse dans la voie scientifique56 en lui donnant de
la rigueur et en évitant la naïveté et les préjugés de l’empirisme simple, d’où
l’importance d’examiner les concepts qui dirigent la pratique57 :
Objectivation abstraite de notre expérience sur des principes fictifs, voire
simulés de la méthode expérimentale : nous trouvons là l'effet de préjugés dont
il faudrait nettoyer d'abord notre champ si nous voulons le cultiver selon son
authentique structure.
Cette dernière remarque est importante pour écarter le projet formalisateur de
Lacan des empirismes « formalisants » de Wilfred Bion au Royaume-Uni et de
David Maldavsky en Argentine58. En effet, ces deux psychanalystes donnent une
54 Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » in Écrits, op. cit., p. 267. 55 Par exemple : « Usant pourtant de sa faveur pour tenir pour accorder que les conditions d'une science ne sauraient être l'empirisme ». Jacques LACAN, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » in Écrits, op. cit., p. 795. 56 « C’est là le problème des fondements qui doivent assurer à notre discipline sa place dans les sciences : problème de formalisation, à la vérité fort mal engagé » Jacques LACAN, ibid., p. 284. 57 Idem. 58 Le psychanalyste argentin David Maldavsky a créé un « instrument pour évaluer les désirs et les défenses » du discours de l’analysant (il nomme cette instrument « algorithme David Liberman ») tandis que Wilfred Bion trouve qu’il existe la nécessité d’un travail d’abstraction par le biais d’un modèle formalisant, fait de lettres qui représentent des données empiriques (une épistémologie d’une « théorie de la pensée »). Pour sa part, Bion développe une théorie de la pensée en différentiant le « processus primaire » du « processus secondaire » au lieu d’utiliser les termes « conscient » et « inconscient » ; Bion nomme respectivement « éléments alpha » et « éléments beta » les processus primaire et secondaire. Ces éléments sont des représentations d’impressions sensorielles (donc, représentations empiriques) exprimées comme des lettres
96
formalisation que l’on peut qualifier d’empirique, car cette formalisation
implique des représentations référentielles ou sensorielles, même si elle fait
appel aux lettres, c’est-à-dire à une formalisation algébrique. Donc, ces types de
formalisation restent dans un cadre empirique avec les conséquences
concomitantes : une approche représentationaliste de type visuel et une théorie
référentielle (correspondance représentation et réalité –soit conscient ou
inconscient)59. Lacan rompt avec l’empirisme et son représentationalisme
(visuel) à l’aide du signifiant, lequel n’est pas sans sa structure60 :
La forme de mathématisation où s'inscrit la découverte du phonème comme
fonction des couples d'opposition formés par les plus petits éléments
discriminatifs saisissables de la sémantique, nous mène aux fondements mêmes
où la dernière doctrine de Freud désigne, dans une connotation vocalique de la
présence et de l’absence, les sources subjectives de la fonction symbolique.
L’essentiel de la formalisation lacanienne est le travail sur la littéralisation ou la
mathématisation de la structure tandis que pour Maldavsky et Bion, il s’agit d’une
formalisation par litéralisation de l’empirique. En revanche, les signifiants
(phonèmes dans la citation précédente) ont comme corrélat nécessaire la
structure (couples d’opposition formés par des éléments dans la citation). Pour
cette raison, Lacan ne formalise pas les données empiriques mais la structure ;
ainsi, l’énoncé « l’inconscient est structuré comme un langage » prend toute son
ampleur : l’inconscient est déjà structuré et n’est pas un ensemble d’images
sensorielles inconscientes. Que la structure, donc l’inconscient, soit formalisable
algébriques. Bion a aussi créé une « grille » pour comprendre les lois abstraites et les principes des procès analytiques. Cf. David MALDAVSKY, ADL Algoritmo David Liberman. Un instrumento para la evaluación de los deseos y las defensas en discurso. Buenos Aires, Nueva Visión, 2013 ; Wilfred BION, Elements of Psycho-Analysis, Londres, William Heinemann, 1963 ; et, Marilyn CHARLES « Bion’s Grid : A Tool for Transformation » in revue The journal of the American Academy of Psychoanalysis, février 2002. 59 Ce point est très important puisque la théorie linguistique sous-jacente de ces efforts « formalisants » est représentationaliste, c’est-à-dire le mot a une correspondance avec la chose (rapport sémantique). Alors que Lacan diffère sur les points suivants : a) le paradigme est plutôt syntactique (la signification correspond a une chaîne signifiante) et b) ce qui est important n’est pas la signification produite par la chaîne signifiante mais les équivoques, chose impensable dans les paradigmes formalistes de Bion et Maldavsky. 60 Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage », in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 284.
97
implique la suspension de la supposition d’un rapport référentiel à la réalité ou
d’une théorie psychanalytique qui aurait comme but la représentation de la
réalité de l’inconscient61. En plus, cette formalisation permet un rapport non
visuel avec la parole de l’analysant, car l’inconscient ne se voit pas : il se lit. Le
psychanalyste écoute avec « attention flottante » et s’abstient de représenter
visuellement la parole de l’analysant62. D’ailleurs, la « tentation empirique » est,
en termes lacaniens, de prendre la dimension imaginaire pour la réalité, alors
que la seule façon de percevoir la réalité est une médiation symbolique63 ; la
naïveté empirique se réduit essentiellement à cela.
Le rejet de la science empirique et le détachement de la science comme
rapport référentiel à la réalité auront par conséquent la débiologisation de la
psychanalyse et une opposition à sa médicalisation. L’importance de la
rectification de l’inscription de la psychanalyse dans les sciences naturelles et
son empirisme naïf a aussi comme effet le refus de l’objectivation abstraite –
l’ontologisation de l’être en termes heideggeriens– et lui donne une
orientation non herméneutique : lire l’inconscient ou déplier l’inconscient plutôt
61 On peut trouver cette idée de détachement –par impossibilité d’accès à la réalité– au profit d’une chaîne symbolique chez Freud, sous la forme d’une représentation qui est toujours une représentation de la représentation. Idée que Lacan reprend du psychanalyste viennois : « Desargues est là pour pointer que, au cœur de ce XVIIème siècle, déjà, toute cette géométrie qu’il a parfaitement saisie, cette existence fondamentale, par exemple, d’un principe comme le principe de dualité qui veut dire essentiellement par soi-même que les objets géométriques sont renvoyés à un jeu d’équivalence symbolique, eh bien, à l’aide simplement du plus simple usage des montants de la perspective, nous trouvons ceci que, pour autant qu’il faille distinguer ce point-sujet, ce plan-figure, le plan-support, bien sûr, je suis bien quelque chose est repérable d’une façon double qui inscrit le sujet dans le plan-figure qui, de ce fait, n’est pas simple enveloppe, illusion détachée si l’on peut dire, de ce qu’il s’agit de représenter, mais en lui-même constitue une structure qui, de la représentation, est le représentant » Jacques Lacan cité par Jean-Pierre CLÉRO, « L’utilité des mathématiques en psychanalyse. Un problème de chrestomathie psychanalytique » in revue Essaim, no. 24, 2010, p. 18. Les italiques sont de l’auteur. Cléro fait aussi une autre rémarque : « Un peu plus loin, alors que M. Foucault est présent au Séminaire et vient de publier Les mots et les choses, Lacan établit plus explicitement encore cette liaison », Idem. 62 Dans la même direction, le texte de Michel Foucault intitulé La naissance de la clinique, affirme que l’origine de la médecine moderne est intimement associée au rapport visuel avec le corps. L’indication est épistémologique et politique. Inutile de dire que la psychanalyse n’a pas un rapport médical avec les analysants. Cf. Michel FOUCAULT, La naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963. 63 « Et de ceci qui se démontre : qu'un certain rejet de l'expérience à quoi ici Freud s'abandonne, est fondé, d'être le pas inaugural de la science. C'est le pas que nous avons introduit dans la psychanalyse en distinguant le symbolique de l'imaginaire dans leur relation au réel. (…) La structuration symbolique en effet, si elle trouve son matériel à disjoindre l'imaginaire du réel, se fait d'autant plus opérante à disjoindre le réel lui-même qu'elle se réduit à la relation du signifiant au sujet » Jacques LACAN, « D’un syllabaire après coup » in Écrits, op. cit., p. 720.
98
que découvrir un désir caché, déchiffrer un message qui se lit entre les lignes au
lieu de trouver un secret renfermé.
La formalisation de la structure est possible par la découverte freudienne
des formations de l’inconscient, auxquelles Lacan a porté largement attention.
Ces formations sont en elles-mêmes la structure de l’inconscient et pour cette
raison le projet de formalisation (de la structure) lacanien est en continuité avec
celui de Freud. Bref, cette formalisation permet de « lire » ou d’« entendre »
l’inconscient à l’aide des formations de l’inconscient.
Il est important de remarquer que la formalisation de la structure
n’implique pas une mise en formules (arithmétiques, algébriques)64. Par exemple,
les « formules » de la métonymie et la métaphore (L’instance de la lettre)
donnent une présentation algébrique à ce que Freud avait conçu comme « travail
de l’inconscient ». Un autre exemple, le graphe du désir (Subversion du sujet)
montre d’une manière « vectorisée » la dynamique des formations de
l’inconscient en leur donnant une structure et, à la fois, en synthétisant plusieurs
concepts lacaniens reprenant des idées freudiennes. Dans le graphe du désir, il
existe des notations, des sténographies et des lettres quasi algébriques qui
littéralisent les concepts freudiens et lacaniens. Dans la revue Cahiers pour
l’analyse, fondée par des élèves de Lacan à l’École Normale Supérieure, Ladrière
a écrit qu’un langage peut être formalisé 65 :
[…] lorsqu’il se présente sous forme de règles énoncées complètement, sans
ambiguïté, et répondant à des critères précis d’effectivité. La notion d’effectivité
peut être représentée elle-même sous forme de manipulations formelles, mais
on peut dire, intuitivement, qu’elle correspond à des opérations qui se déroulent
selon un schéma canonique et peuvent s’achever en un temps fini, du type de
celles que pourrait réaliser une machine.
64 Par exemple, des auteurs tels que Eidelsztein présentent comme équivalente la formalisation et la mise en formules. Alfredo EIDELSZTEIN, Las estructuras clínicas a partir de Lacan 1, Buenos Aires, Letra Viva, 2010, p. 113, 115, 123, 126, 128, 221et 258. C’est dans les pages 20, 64 et 126 que nous pouvons constater cette indistinction entre formalisation et mise en formules. Je dois cette remarque à Miguel Sierra. 65 Jean LADRIERE, « Le théorème de Löwenheim-Skolem » in Cahiers pour l’analyse, no. 10, Paris Le Graphe, 1969, p. 108.
99
Il existe aussi la possibilité de formaliser une théorie, car la théorie est une classe
particulière de proposition d’un langage. Pour Ladrière66 :
Une théorie peut être dite formalisée lorsque le critère d’appartenance qui la
caractérise peut être décrit au moyen de règles complètes, dépourvues
d’ambiguïté et effectives. Bien entendu, il n’est possible de formaliser une
théorie que dans le cadre d’un langage lui-même formalisé. Pratiquement, on a
été amené, en vue de formaliser les théories que l’on s’est proposé (jusqu’ici)
d’étudier de façon stricte, à construire des langages artificiels, relativement
pauvres, mais en principe entièrement contrôlables. On s’est d’abord préoccupé
de construire des langages logiques purs, c’est-à-dire des langages permettant
de représenter, en quelque sorte à vide, les procédés connus de raisonnement
(tels qu’ils sont utilisés, par exemple, en mathématiques).
Formalisation n’est pas synonyme d’un déploiement des formules
mathématiques, qu’elles soient algébriques ou arithmétiques. En somme, le pas
décisif de Lacan est de rapporter l’inconscient aux conditions du langage, voire
de la structure. À cet égard, Lacan esquisse un programme en s’appuyant sur
l’épistémologie et la doctrine de la science comme Koyré les a décrites.
En effet, l’épistémologue et historien de la science Alexandre Koyré
explique, d’après Galilé, que « le réel par l’impossible »67, phrase que Lacan
reprend pour reformuler sa catégorie du réel : « le réel c’est l’impossible »68.
Koyré défend que les grandes révolutions scientifiques ne sont pas le produit de
nouvelles données empiriques mais de postulats fictifs qui permettent
d’interroger, de comprendre et d’expliquer la nature. Ces postulats fictifs
66 Idem., p. 109. 67 Alexandre KOYRÉ, Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, PUF, 1966, p. 166. 68 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre IV, La relation d’objet [1956-1957], Paris, Seuil, 1994, p. 429. En fait, Lacan reprend la phrase pour formuler l’impossible en termes mathématiques dans l’un de plus fameux passages de son séminaire Encore : « Le réel ne saurait s'inscrire que d'une impasse de la formalisation. C'est en quoi j'ai cru pouvoir en dessiner le modèle à partir de la formalisation mathématique en tant qu'elle est l’élaboration la plus poussée qu'il nous ait été donné de produire de la signifiance ». Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XX. Encore [1972-1973], Paris, Seuil, 1975, p. 85.
100
facilitent un nouveau langage qui arrange d’une façon différente notre
perception de la réalité (une géométrisation du cosmos, c'est-à-dire une
mathématisation). L’exemple le plus connu de Koyré est précisément
l’émergence de la science moderne, de Galilée à Newton en passant par Kepler et
Copernic. Koyré affirme que, contrairement à l’empirisme aristotélicien, Galilée
étudie le mouvement des corps pas comme des organismes empiriques sur un
espace (factuel), mais comme des corps abstraits sur un espace géométrique
inexistant dans la réalité. Cet espace inexistant n’est concevable que par une
mathématisation de l’univers qui, à son tour, est rendue possible par une
sécularisation, c’est-à-dire en vidant les mondes grec et judéo-chrétien de leurs
essences tout en respectant leurs formes69.
En somme, le premier rapport entre science et psychanalyse chez Lacan
est un projet de scientificisation de la psychanalyse sous un angle formaliste,
voire koyréens70 :
On voit par cet exemple comment la formalisation mathématique qui a inspiré la
logique de Boole, voire la théorie des ensembles, peut apporter à la science de
l'action humaine cette structure du temps intersubjectif, dont la conjecture
psychanalytique a besoin pour s'assurer dans sa rigueur.
Dans un autre passage liant la psychanalyse au projet formalisant de la physique
moderne, Lacan écrit71 :
C’est parce que l’on part d’une formalisation symbolique pure que l’expérience
peut se réaliser correctement, et que commence l’instauration d’une physique
mathématisée. (…) On n’y est pas parvenu avant de faire cette séparation du
symbolique et du réel.
69 La doctrine koyrénne de la science et son épistémologie se déploie notamment dans ces livres : Alexandre KOYRÉ, La révolution astronomique, Paris, Hermann, 1961 ; Alexandre KOYRÉ, Études newtoniennes, Paris, Gallimard, 1968 ; Alexandre KOYRÉ, Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, PUF, 1966 ; et Alexandre KOYRÉ, Du monde clos à l’univers infini, Paris, PUF, 1962. 70 Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage », p. 287. 71 Jacques LACAN, La relation d’objet, p. 429.
101
La condition de la science moderne selon Koyré est la mathématisation de
l’univers, voire sa formalisation. Dans le cas de la psychanalyse, qui n’est pas la
physique, quelles sont les conditions formalisantes ou mathématiques pour la
doter d’une telle scientificité ? La linguistique moderne, comme l’ont conçue
Ferdinand de Saussure, Roman Jakobson et Louis Hjemslev, donnerait la base
pour refonder la psychanalyse dans un projet scientifique72 :
L'analyste trouvera beaucoup à prendre de la recherche linguistique dans ses
développements modernes les plus concrets, pout éclaircir les difficiles
problèmes qui lui sont posés par la verbalisation dans ses abords technique et
doctrinale.
Ainsi comme la physique se formalise à l’aide des mathématiques, la
psychanalyse le fait par la linguistique : « notre science, concernant la physis, en
sa mathématisation »73. Entre 1953 et le début des années 60, Lacan soutient la
formalisation de la psychanalyse par la linguistique, mais aussi par l’algèbre
(algorithmes de la métonymie et la métaphore74, la métaphore du nom du
père75), la théorie des nombres (nombre imaginaire76), la théorie des graphes
(schémas « L »77 et « Z »78, le graphe du désir79), l’arithmétique (la division du
sujet80) ou l’optique (le modèle optique81). Disons plutôt qu’il s’agit d’une
formalisation de la linguistique à l’aide des mathématiques, car la linguistique est
une structure elle même. Autrement dit, suite à une conception du langage
comme structure82 la formalisation n’est pas un modèle de la réalité –comme
72 Jacques LACAN, « Variantes de la cure-type » in Écrits, op. cit., p. 361. 73 Jacques LACAN, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » in Écrits, op. cit., p. 531. 74 Jacques LACAN, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » in op. cit. 75 Jacques LACAN, La relation d’objet. 76 Jacques LACAN, « La signification du phallus » in Écrits, op. cit. 77 Jacques LACAN, « Le séminaire sur « La Lettre volée » in Écrits, op. cit. 78 Jacques LACAN, « Kant avec Sade » in Écrits, op. cit., 79 Jacques LACAN, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » in Écrits, op. cit.. 80 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre X. L’angoisse [1962-1963], Paris, Seuil, 2004. 81 Jacques LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : « Psychanalyse et structure de la personnalité » in Écrits, op. cit. 82 Pour Jean-Claude Milner l’expression « structure linguistique » est une redondance, car tout langage est déjà une structure. Cf. Jean-Claude MILNER, L’ Œuvre Claire, Paris, Seuil, 1995.
102
dans l’empirisme, mais une « structure » (formalisation) d’une autre structure
(langage). D’ailleurs, parfois le résultat d’une formalisation aboutit à une
formule. Pourtant, une formalisation n’est pas une formule. En résumé : structure
≠ formalisation et formalisation ≠ une mise en formules. Structure, formalisation
et mise en formules peuvent être articulées, mais son articulation ne va pas de
soi.
Avec ce changement de la nature de l’idéal scientifique freudien, la
substitution des sciences de la nature à la formalisation, Lacan inscrit la
psychanalyse dans ce qui s’appelait des « sciences conjecturales ». Ce n’est pas le
moment d’introduire extensivement la question des sciences conjecturales, mais
nous pouvons dire que c’était une autre manière de nommer les sciences
humaines. « Sciences conjecturales », est terme créé par Nicolas de Cues. Ce
terme désigne les sciences qui n’ont pas un rapport parfait entre la chose à
connaître et la connaissance même, entre la mesure et le mesuré. Pour Claude
Bernard, fondateur de la médecine expérimentale, il existe une distinction entre
sciences expérimentales et sciences conjecturales, où les premières sont les
« vraies » sciences, le modèle à suivre pour la médecine83 :
En un mot, en se fondant sur la statistique, la médecine ne pourrait être jamais
qu’une science conjecturale ; c’est seulement en se fondant sur le déterminisme
expérimental qu’elle deviendra une science vraie, c’est-à-dire certaine.
Cette distinction entre sciences expérimentales et conjecturales n’est pas
importante à cause de la statistique ou de la possibilité, ou non, de connaître la
chose avec perfection, mais pour l’introduction cruciale de la « certitude » et du
« déterminisme » au cœur du débat sur les sciences. Lacan souligne84 :
Car la conjecture n'est pas l'improbable : la stratégie peut l'ordonner en
certitude. De même le subjectif n'est-il pas la valeur de sentiment avec quoi on le
confond : les lois de l'intersubjectivité sont mathématiques.
83 Claude BERNARD, Introduction à l’étude de la médicine expérimentale, Paris, Philosophie (les classiques de sciences sociales), 1895, version numérique sur http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/file/bernard_medecine_exp.pdf, p. 189. 84 Jacques LACAN, « Situation de la psychanalyse en 1956 » in Écrits, op. cit., p. 472.
103
Pour introduire le problème de la certitude et du déterminisme, Lacan préfère
l’appellation science conjecturale plutôt que celle de sciences humaines pour la
psychanalyse, car les sciences humaines ont comme méthode l’herméneutique.
Par contre, la méthode des sciences conjecturales, selon Lacan, ne recherche pas
le sens donné par l’herméneutique, mais la rigueur qu’imposent les
mathématiques85 :
Car l'exactitude se distingue de la vérité, et la conjecture n'exclut pas la rigueur.
Et si la science expérimentale tient des mathématiques son exactitude, son
rapport à la nature n'en reste pas moins problématique.
Exactitude, rigueur, certitude… mais non pas la vérité ! Lacan a trouvé un détail
énorme pour comprendre la nature de la science moderne, détail qui ne figure
pas dans l’approche mathématique koyréenne de l’univers : celui de la
disjonction entre vérité et savoir. Ce glissement de la vérité vers la certitude,
l’exactitude et la rigueur, nous amène, et Lacan l’assure, à la subjectivité
moderne qui, d’ailleurs, est le corrélat de la science moderne. L’introduction de
cette subjectivité constitue le pas en plus que fait Lacan par rapport à son
maître86 :
La psychanalyse a joué un rôle dans la direction de la subjectivité moderne et
elle ne saurait le soutenir sans l'ordonner au mouvement qui dans la science
l’élucide.
La subjectivité moderne, aux lois mathématiques, comme Lacan constate, est le
produit de réflexions cartésiennes et demeure au cœur de la question de la
certitude ou de l’exactitude de la connaissance.
En somme, Lacan changea la nature de l’idéal scientifique freudien en lui
donnant les outils linguistiques qui lui manquaient. Ce geste de refondation de la
85 Jacques LACAN, « Fonction et champ » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 286. 86 Ibid., p. 283.
104
psychanalyse au moyen de la formalisation linguistique le confronta avec la
question du sujet de la science. En effet, le léger glissement de la question de la
vérité vers la certitude oblige Lacan à approfondir sur la conception du sujet
cartésien. Lacan a fait une équivalence entre le sujet de la science et celui de la
psychanalyse. La clé se trouve dans la philosophie déployée par Descartes.
Il est étonnant qu’avant la consigne du « retour à Freud » Lacan ait
formulé un retour à Descartes dans son écrit Le temps logique et l’assertion de
certitude anticipée publiée en 1945. Il est aussi surprenant que chaque retour de
Lacan sur Freud soit accompagné de Descartes. Chaque retour implique, bien
entendu, une reformulation de la question du sujet cartésien. Le point crucial se
trouve dans la question de la science et sa relation à la certitude et non pas à la
vérité. Mais, quel point crucial ? Quelle est la question cartésienne en jeu dans la
psychanalyse selon Lacan ? Pour le dire succinctement, Descartes est le premier
penseur qui vide la philosophie de tout contenu en la fondant dans le cogito.
Descartes s’est méfié de tout savoir appris par tradition, par expérience ou par
apprentissage. Son « doute méthodique » postule que nous devons douter de
tout bien que nous ayons la certitude que Dieu a créé le monde avec des règles
précises. Dieu n’est pas trompeur. En d’autres termes, nous pouvons douter dans
la mesure où nous avons la garantie d’un Dieu qui ne peut nous tromper. Dieu
rend possible la certitude de tout savoir par le biais d’un monde créé
« mathématiquement ». Dans cet espace cartésien, nous avons accès à des
coordonnées dans des repères orthonormés. Le mouvement global est le
suivant : a) on ne peut pas avoir confiance en nos perceptions, nos
apprentissages, notre expérience, tradition incluse ; b) on doit douter de tout ; c)
il est certain que, même si nous doutons de tout, nous ne pouvons pas douter que
nous pensons ; d) si nous doutons, nous pensons ; e) si nous pensons nous
existons : cogito, ergo sum ; et, f) la méthode précédente n’est possible que par
l’existence d’un Dieu non trompeur : la seule condition pour douter de tout.
La plupart des philosophes contemporains se retrouvent autour de l’idée
que Descartes est le fondateur du sujet moderne. Ils maintiennent que le sujet
105
cartésien, le cogito, est une essence qui garantit la pensée, voire la rationalité.
Nous existons dans la mesure où notre existence est garantie par la rationalité.
Nous pouvons douter de tout sauf que nous pensons (car nous sommes ceux qui
doutons : je doute = je pense), donc nous existons. L’existence est garantie par la
pensée. Et c’est cette pensée qui est garantie par le Dieu non trompeur. Pour la
philosophie, le sujet cartésien du cogito est une essence qui pense. Lacan affirme
que pour trouver la garantie du cogito qui fonde la philosophie moderne aussi
bien que la science, il faut faire le pas d’un Dieu non trompeur. Il le nomme « le
grand Autre ». Ce grand Autre, ce « trésor de signifiants », a pour Lacan le même
rôle que celui du Dieu non trompeur chez Descartes. Le grand Autre est donc
l’ensemble des coordonnées qui garantissent (jusqu’à un certain point) la pensée
d’un sujet.
En revanche, bien que Lacan soit d’accord avec la conception standard qui
assure que Descartes est le philosophe qui fonde la subjectivité moderne, il
s’éloigne des interprétations communes essentiellement sur deux points.
Premier point : le cogito, au lieu d’être une essence, est vide. Plus précisément : le
sujet moderne, le cogito est divisé entre l’énoncé (je pense) et l’énonciation (je
suis), mais aussi entre le savoir et la vérité87. Les tentatives lacaniennes pour
reformuler la maxime cartésienne « je pense, donc je suis » sont très diverses
tout au long de la période entre 1953 et 1963. Le but est de montrer la division
du sujet au cœur de l’émergence du sujet moderne. Deuxième point : le sujet
n’existe que sous la condition d’un Dieu non trompeur. Le nom séculaire de ce
Dieu non trompeur est précisément langage ou grand autre (A) en termes
lacaniens. La structure du langage est la garantie de la subjectivation. Toutefois
cette subjectivation produit un sujet divisé.
Comme chez Descartes, la position lacanienne confirme que la condition
sinéquanone pour l’émergence de la subjectivité moderne est l’évacuation de
toute essence à l’intérieur de Dieu : Dieu n’est pas encore un Dieu essentiel empli
87 Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire : Lacan, la science, la philosophie, Paris, Seuil, 1995, 2ème chapitre.
106
de caractéristiques, mais un Dieu formel. En effet, le Dieu cartésien est un Dieu
qui donne la certitude formelle, mais qui n’est pas une essence. Pour Lacan ce
Dieu est équivalent à l’univers mathématisé, voire géométrisé. Dieu est le
langage qui garantit l’existence d’un cogito comme sujet divisé. Plus
précisément : un langage formalisé a comme corrélat un sujet divisé. Un Dieu à la
fois vide et formalisé produit un sujet à la fois vide et divisé.
Si nous prenons en compte ces deux points, nous trouvons un mouvement
unique chez Lacan : le glissement de la vérité vers la certitude. Selon Lacan, la
garantie du sujet cartésien n’est pas la vérité (dans le sens de la correspondance
entre la représentation et la chose), mais la certitude. À la thèse koyréenne de
l’émergence de la science moderne comme résultat d’une mathématisation
galiléenne, Lacan introduit la question du sujet cartésien.
La conclusion lacanienne s’impose : le sujet de la science est
contemporain au sujet moderne avec toutes ses caractéristiques (produit d’une
mathématisation de l’univers, divisé, vide de tout contenu et un résultat de
l’oscillation entre le doute et la certitude).
Pour Lacan, le secret de la science moderne réside dans le glissement de
la vérité vers la certitude qui, d’ailleurs, montre l’introduction de la question du
sujet au cœur de la constitution de la science moderne. Le secret n’est pas
seulement ce glissement et l’introduction du sujet, mais l’idée que ce sujet doit
être refoulé. Plus précisément « forclore » le sujet. Ce point est déterminant pour
que Lacan reformule la relation entre science et psychanalyse, aussi pour
comprendre comment Lacan s’éloigne du structuralisme et d’Heidegger. C’est
par l’introduction de ce tout nouveau sujet vide et divisé qu’il s’écarte de la
lecture « standard » de Descartes. En effet, c’est sur le sujet que Lacan diffère de
ses contemporains, tels que Foucault, Lévi-Strauss et Althusser, pour lesquels le
sujet n’est qu’un effet de la structure, c’est-à-dire complètement déterminé par la
structure. Ainsi, Lacan s’éloigne du sujet heideggérien qui n’est que le nom
107
moderne de l’ontologisation de l’être (par exemple, le sujet transcendantal chez
Descartes, Kant, Husserl ou Sartre)88.
Nous pouvons affirmer que, dans cette période, Lacan formalise la
psychanalyse en introduisant la question du sujet cartésien et établit une
équivalence entre le sujet de la science et le sujet de la psychanalyse. Bien que le
sujet de la science soit le même que celui de la psychanalyse, leurs orientations
sont complètement différentes. Pour la science, le sujet est garanti par un Dieu,
voire un ordre universel géométrisé, mais cette garantie substitue la vérité à la
certitude en produisant une forclusion de la vérité comme cause89. Disons que le
sujet de la science qui n’est possible que par le doute (c’est la méthode
cartésienne) d’atteindre la certitude pour disparaître une fois par toutes.
D’ailleurs la science produit des symptômes qui sont pour Lacan le retour de la
vérité sous l’aspect du réel, vérité qui était forclose. La science soutient une
certitude, produit le savoir, mais dans une vérité forclose avec un sujet suturé.
Pour le dire plus précisément : la science oublie une double division du sujet, entre
doute et certitude et entre savoir et vérité. Nous y reviendrons dans la partie
1.2.2. de ce chapitre.
La psychanalyse travaille avec le même sujet, mais contrairement à la
science, elle prend comme matière la propre division du sujet. Nous n’arrivons à
la certitude du sujet que par le doute : les formations de l’inconscient produisent
l’émergence du sujet au cœur de la langue qui est structurée comme un langage,
c’est-à-dire le « grand Autre » lacanien, le Dieu formalisé qui garantit la certitude.
Ce sujet qui se localise entre le doute et la certitude, Lacan l’appelle « le fading du
sujet », une sorte d’oscillation entre les signifiants qui forment la structure du
langage. Il s’agit d’une lecture freudienne de Descartes, car pour le premier la
88 Sur la question de la re-introduction lacanienne d’un sujet dans le structuralisme qui ne soit ni résultat de la structure (le sujet est parlé par le langage) ni le sujet métaphysique de l’existentialisme où de la phénoménologie (le moi qui maîtrise sa vie), Cf. Mladen DOLAR « Beyond interpellation » in Journal Qui parle, vol. 6, no. 2, 1993, p. 75-96. 89 « On reconnaît là la formule que je donne de la Verwerfung ou forclusion, - laquelle viendrait ici s'adjoindre en une série fermée à la Verdrängung, refoulement, à la Verneinung, dénégation, dont vous avez reconnu au passage la fonction dans la magie et la religion », Jacques LACAN « La science et la vérité » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 874.
108
« voie royale » pour accéder à l’inconscient est justement le rêve et par extension
les formations de l’inconscient. La lecture freudienne de Descartes chez Lacan est
précise : la certitude est le doute. Dans les équivoques, homophonies et
substitutions de mots d’une scène à l’autre90. Lacan situe le sujet de la
psychanalyse dans les intervalles entre une chaîne signifiante et une autre,
l’homophonie, ou entre un signifiant et un autre, c’est-à-dire la substitution ou
l’équivoque.
Pour le dire simplement : dans la science, le sujet est un « médiateur
évanouissant »91 pour transiter du doute vers la certitude ; ensuite vient le
moment de la suture. En psychanalyse, en revanche, le sujet est toujours présent,
mais sous la forme d’une oscillation entre le doute et la certitude. Le sujet est le
même dans le deux cas, mais leurs opérations respectives ne sont pas
équivalentes : suture et apparition intervallaire. La science suture le sujet tandis
que la psychanalyse le prend comme l’une de ses matières.
Cette dernière remarque peut nous donner une orientation sur la lecture
lacanienne de la formalisation et, par conséquent, du mathème. Lacan tenterait
toujours de formaliser la structure pour localiser le sujet, jamais pour le suturer.
Les usages du mathème, de la mathématique et des formalisations incluent des
béances, des failles, des vides, des trous ou des coupures. C’est pourquoi ils ne
sont jamais totalisants.
Dès lors, quelle est la relation entre sujet et vérité ? Le sujet intervallaire
qui émerge dans la structure de l’inconscient est précisément le sujet du désir.
En psychanalyse il n’y a que vérité du désir et non pas de la réalité. La vérité,
90 « Th. Fechner émet dans sa « Psychophysique » (IIe Partie, p. 520), dans le contexte de linéiques discussions qu'il consacre au rêve, la supposition que la scène des rêves est une autre scène que celle de la vie de représentation vigile. Aucune autre hypothèse ne permettrait de (concevoir les particularités propres à la vie de rêve » Sigmund FREUD, « L’interprétation du rêve », p. 589. Le terme allemand pour « l’autre scène chez Freud est « andere Schauplatz ». 91 Le terme « médiateur évanouissant » se réfère à un concept qui existe pour rendre possible une médiation entre deux idées opposées, une fois que la transition est faite le concept n’est pas encore requis : le terme médiateur s’évanouit. Cf. « Vanishing mediator » Slavoj ŽIŽEK, For they know not what the do, Londres, Verso, 2014 ; « Vanishing mediator » Frederic JAMESON, « The vanishing mediator : Narrative structure in Max Weber » in journal New German critique, no. 1, 1973, p. 52-89 ; « terme évanouissant » Alain BADIOU, Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982.
109
comme correspondance entre les mots et les choses, n’est nullement importante
pour la psychanalyse, laquelle s’intéresse au désir qui se déplie dans la structure
linguistique. Cela nous donne deux remarques précieuses : 1) l’orientation de la
clinique n’est jamais la réalité ; 2) la division du sujet entre savoir et vérité est
structurelle et n’est pas surmontable, car il n’y a pas savoir sur la vérité. Nous
sommes au seuil du second temps de la relation entre science et psychanalyse
chez Lacan.
Qu’est-ce qui implique que Dieu est la garantie de la certitude, mais non
de la vérité ? Dans la lecture lacanienne de ce mouvement à l’intérieur de la
fondation de la science, la question de la vérité est évidée, évacuée. À sa place il
reste l’exactitude et le savoir comme dispositions subjectives liées à un Dieu
sécularisé, donc « mathématisé ». En effet, Dieu est le créateur d’un univers
géométrique dont il faudrait s’approcher mathématiquement si nous voulions en
discerner ses lois. Ce dernier point implique, en principe, que pour la science
« mathématiser » signifie « mesurer ». Pour cette raison la science fait appel aux
statistiques et aux concepts comme « exactitude », « précision » et
« incertitude ». Ce n’est pas par hasard que Lacan convoque le terme « sciences
conjecturales » et les oppose aux « sciences exactes ». La querelle entre ces deux
approches scientifiques c’est l’exactitude qui se définit par rapport à la certitude.
Cette relation des sciences dites « exactes » avec le monde rend possible des
mesures, car Dieu a créé l’univers géométriquement sans vouloir tromper les
sujets qui entreprennent la mesure du monde. Exactitude, précision, certitude,
mesure sont des termes qui montrent une disposition subjective au sens donné
par Descartes. C’est ce sujet mesurant le monde que la science suture. De plus en
plus la science reste sur la certitude et les mesures. Néanmoins, nous nous
demandons où se trouve la vérité ? Elle est forclose. La science n’a rien à voir
avec la vérité, comme cause, mais avec le savoir, c’est-à-dire la production de
mesures, de lois, de corrélations, de théories, etc. Le défi pour Lacan s’impose :
comment formaliser la psychanalyse sans prendre les mathématiques comme
110
mesure, sans forclore la vérité et, surtout, sans suturer le sujet ? La méthode
statistique n’est pas une option praticable chez Lacan.
Ainsi, est possible de résumer les points cruciaux des rapports inédits entre
science et psychanalyse chez Lacan entre 1953 et 1963 :
1) Un rejet de l’empirisme psychanalytique au profit d’une formalisation
linguistique ; cette formalisation n’est pas possible sans un inconscient
conçu comme structure ;
2) la contemporanéité du sujet moderne (Descartes) et du sujet de la
science ; il existe quasiment une redondance entre le syntagme « sujet de
la science » et l’expression « il n’y a que sujet de la modernité » ;
3) la psychanalyse n’est possible que par l’émergence du sujet de la science,
donc du sujet moderne. Leurs sujets sont les mêmes. Néanmoins, leurs
orientations sont contraires : la science suture le sujet, la psychanalyse le
prend comme sa matière ;
4) la thèse koyréenne de la mathématisation de l’univers qui rend possible
l’émergence de la science moderne est lisible par Lacan comme
corrélative aux réflexions cartésiennes sur le cogito et Dieu comme
garantie de certitude ;
5) dans la division du sujet, que Lacan lit dans le cogito cartésien, et dans le
Dieu formalisé qui garantit la certitude de ce cogito, Lacan discerne une
substitution de la vérité par le savoir dans la science. Le sujet, d’ailleurs,
est divisé entre savoir et vérité ;
6) il existe une position de non-extraterritorialité de la psychanalyse : elle a
une rigueur épistémologique propre, non pas sans l’émergence de la
science grâce à son sujet et à la géométrisation de l’univers, mais avec ses
propres problèmes.
111
La formalisation du savoir psychanalytique et l’examen des concepts freudiens
ont été précisément la première entreprise de Lacan liée à la continuation du
projet scientifique commencé par Freud. La formalisation de la structure
implique que la fonction symbolique soit constitutive du sujet. Ce point conduit
Lacan à ré-introduire la question du sujet au cœur du structuralisme. La science
est désidéalisée et, de cette manière, elle est mise en question, interrogée. Le
double mouvement, introduction du sujet et désidéalisation de la science, rend
possible une immersion dans la science pour chercher la rigueur sans le risque
de rester capturé par ses mirages et demeurer au plus près de la psychanalyse.
1.2.2. L’exclusion interne de la psychanalyse dans la science (1964-1967)
Et la logique mathématique (Dieu merci ! car moi, j'appelle Dieu par son nom-de-Dieu de Nom) nous fait revenir à la structure dans le savoir92.
–Jacques Lacan, Radiophonie
En 1966, Lacan publia ses Écrits, un recueil d’articles qui ont préalablement vu la
lumière comme articles dans des revues. Dans l’une des introductions et notes
qu’il a écrit pour cette publication, intitulée « Du sujet enfin en question » il
résume la position de la psychanalyse par rapport à la science avec une phrase
limpide : « Que la psychanalyse soit née de la science, est manifeste. Qu'elle ait pu
apparaître d'un autre champ, est inconcevable »93. La psychanalyse n’est possible
que par l’apparition du sujet de la science, donc du sujet moderne cartésien.
Cette ouverture rend possible une autre ouverture : l’une des matières
privilégiées de la psychanalyse est le sujet (comme trou dans les signifiants) et la
vérité (comme trou dans le savoir), tandis que la science suture le sujet et
produit la forclusion de la vérité. C’est dans cette fente que Lacan se plongera
pour continuer son parcours et dégager la nature du lien entre psychanalyse et
92 Jacques LACAN, « Radiophonie », Autres écrits, op. cit., p.437. 93 Jacques LACAN, « Du sujet enfin en question » in Écrits, op. cit., p. 231.
112
science. En approfondissant la disjonction entre savoir et vérité il trouve la
nature de la science et de la psychanalyse. Cela constitue le point d’inflexion pour
que la psychanalyse s’émancipe de la science de manière immanente, c’est-à-dire
s’ouvrant un chemin à l’intérieur même de la science. C’est en s’aliénant à la
science que la psychanalyse pourrait s’en sortir. Il s’agit du second temps de la
relation entre science et psychanalyse chez Lacan. À l’époque de la parution de
ses Écrits, le programme de Lacan était assez clair94 :
Permanente donc restait la question qui fait notre projet radical : celle qui
de : la psychanalyse est-elle une science ? à : qu’est-ce qu’une science qui
inclut la psychanalyse ?
Ce n’est pas la science qui légitime la psychanalyse, mais la psychanalyse qui
interroge la première. La position de Lacan renverse la relation entre science et
psychanalyse. En effet, en s’appuyant sur la science, Lacan trouve en elle la
fissure du sujet et de la disjonction entre savoir et vérité. Pour être plus précis :
Lacan s’appuie sur l’inconsistance interne à la science en suivant la maxime de
Paul Celan qui énonce « Sur les inconsistances / s’appuyer »95. Où sont les
inconsistances de la science ? Le glissement entre vérité et savoir, la suture du
sujet et la forclusion de la vérité comme cause matérielle constituent, pour
Lacan, des inconsistances dans la science.
Lacan radicalise les interstices du premier temps de la relation entre
science et psychanalyse pour constituer un second temps qui gravite autour de
trois points essentiels : l’interrogation sur une science qui inclurait la
psychanalyse, l’exploration de la forclusion de la vérité comme cause dans la
science et l’orientation de la psychanalyse, contrarie à celle de la science,
approfondit la fente appelée « sujet » et re-introduit la fonction « nom-du-Père »
dans la considération scientifique.
94 Jacques LACAN, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Compte rendu du séminaire 1964 » in Autres écrits, op. cit., p. 187. 95 En allemand « An die Haltlosigkeiten / sich schmiegen », Paul CELAN, « An die Haltlosigkeiten » in Zeitgehoft, Suhrkamp Verlag, Frankfurt, 1976.
113
Lacan reprend aussi le problème freudien de la psychanalyse comme
pratique et comme science, question que nous avons détaillée au début de ce
chapitre. L’interrogation pour Lacan, au début de ce second temps, est d’articuler
la théorie et la pratique sous le nom de « praxis ». Simultanément il s’agit de se
servir de la science pour s’éloigner de toute position « initiatique » ou
« mystique »96 :
Si nous nous en tenons à la notion de l'expérience, entendue comme le champ
d'une praxis, nous voyons bien qu'elle ne suffit pas à définir une science. En effet,
cette définition s'appliquerait très, très bien, par exemple, à l'expérience
mystique. C'est même par cette porte qu'on lui redonne une considération
scientifique, et que nous en arrivons presque à penser que nous pouvons avoir,
de cette expérience, une appréhension scientifique. Il y a là une sorte
d’ambigüité –soumettre une expérience à un examen scientifique prête toujours
à laisser entendre que l'expérience a d'elle-même une subsistance scientifique.
Or, il est évident que nous ne pouvons faire rentrer dans la science l'expérience
mystique.
Néanmoins, l’alliance à la science n’est pas sans interrogation. Interrogation qui
approfondit, nous l’avons déjà signalé, la voie ouverte par Descartes : celle du
sujet moderne qui rend possible l’émergence du sujet de la science. Descartes
introduit sans le savoir la division du sujet, entre vérité et savoir, dans l’histoire.
Bien que le sujet de la science soit le même sujet de la psychanalyse, il existe une
asymétrie de leurs orientations qui réside en la certitude97 :
Le terme majeur, en effet, n'est pas vérité. Il est Gewissheit, certitude. La
démarche de Freud est cartésienne –en ce sens qu'elle part du fondement du
sujet de la certitude. Il s'agit de ce dont on peut être certain. (…) C'est ici que se
révèle la dissymétrie entre Freud et Descartes. Elle n'est point dans la démarche
initiale de la certitude fondée du sujet.
96 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [1963-1964], Paris, Seuil, 1973, p. 13-14. 97 Ibid., p. 36.
114
L’émergence du sujet de la science chez Descartes est corrélative à un glissement
de la question sur la vérité vers la certitude dans la science98 :
Qu'est-ce que cherche Descartes ? C’est la certitude. J'ai, dit-il, un extrême désir
d'apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux –soulignez désir– pour voir clair –
en quoi ?– en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie.
Mais, quelle est l’orientation de la psychanalyse face au sujet de la science ?
Freud s’appuie sur le doute en évitant la suture du sujet99 : « Or –c'est là que
Freud met l'accent de toute sa force– le doute, c'est l'appui de sa certitude ».
Nous pouvons trouver comment Freud, en effet, s’est servi du doute
comme certitude dans son fameux passage de L’interprétation de rêves qui fait
allusion à l’histoire de Chanson des Nibelungen100 :
J'ai coutume, dans les analyses de rêves avec des patients, de mettre cette
affirmation à l'épreuve de la façon suivante, ce qui ne va jamais sans succès.
Lorsque le compte rendu d'un rêve me semble d'abord difficilement
compréhensible, je prie le narrateur de le répéter. Il est rare que ce soit alors
avec les mêmes mots. Mais les points où il a modifié l'expression m'ont été
signalés comme les points faillés du déguisement du rêve, ils me servent comme
servit à Hagen le signe brodé sur la tunique de Siegfried. C'est de là que peut
l'interprétation du rêve. Le narrateur a été prévenu par mon invitation que je
compte déployer des efforts tout particuliers pour la solution du rêve ; il protège
donc rapidement, sous la poussée de la résistance, les points faibles du
déguisement du rêve en remplaçant une expression qui le trahit par une autre
plus éloignée. Mon attention sur l'expression qu'il a laissé tomber. Des efforts
pour défendre la solution du rêve, je puis aussi conclure au soin qui a tissé au
rêve sa tunique101.
98 Ibid., p. 202. 99 Ibid., p. 36. 100 Sigmund FREUD, « L’interprétation du rêve » in Œuvres complètes, vol. IV, Paris, PUF, 2003, p. 567-568. 101 « Siegfried a épousé Kriemhild. Entre elle et Brunhild, qui veut la considérer comme sa vassale, les choses se passent mal. Kriemhild révèle à la nouvelle reine des Burgondes le rôle joué par Siegfried. Outragée, Brunhild réclame à Gunther la mort de Siegfried. Une partie de chasse est organisée et Kriemhild, pensant protéger son époux, montre à Hagen où se trouve l'endroit vulnérable de son mari en cousant une croix sur sa tunique. Hagen indique une source d'eau
115
Lacan, donc, place Freud et Descartes au même niveau. Néanmoins, pour Lacan
c’est Descartes qui renonce à la responsabilité pour la vérité en la laissant aux
mains de Dieu, la garantie de la certitude de tout savoir. Le mouvement est
discret, mais il a des conséquences de grande ampleur. Pour Lacan, l’histoire de
la science moderne peut être caractérisée comme la tentative de réduire la vérité
au savoir, avec le coût de suturer le sujet. En effet, Descartes, implicitement,
reconnait la liaison entre vérité et savoir par biais du sujet. Pourtant, ce lien est
effectivement nié : c’est la suture du sujet.
« Suture du sujet » et « forclusion de la vérité comme cause » sont les
mots clés de cette période et ses formulations, ils apparaissent dans l’écrit « La
science et la vérité ». Il s’agit de la publication de la première séance de son
séminaire intitulé « L’objet de la psychanalyse » qui a lieu en 1965. Lacan y
entreprend un examen systématique de trois pratiques sociales importantes
pour l’humanité : la magie, la religion et la science. En articulant ingénieusement
Lévi-Strauss avec la lecture koyréenne de la science et le sujet cartésien, Lacan
oppose la psychanalyse à ces trois pratiques à l’aide d’Aristote.
En effet, Lacan emprunte la théorie des quatre causes d’Aristote comme
un mode original de mise en jeu de la vérité comme cause. Ainsi, il ordonne les
quatre pratiques sociales en quatre modalités : cause matérielle, cause formelle,
cause finale et cause efficiente.
La magie se caractérise par la croyance en l’efficacité absolue de ses
pratiques. Elle met en jeu la cause efficiente que Claude Lévi-Strauss nomme «
l’efficacité symbolique »102. La fonction de la vérité comme cause efficace dans la
magie indique que la vérité d’un phénomène magique, par exemple la pratique
guérissante d’un chaman, est toujours attribuée aux forces naturelles. Même si
un chaman sait qu’il pratique simplement l’art de la tromperie, comme le célèbre
fraîche à Siegfried et le frappe à son endroit vulnérable à l'aide d'un javelot » Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vengeance_de_Siegfried, consulté le 12 mars 2017. 102 Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.
116
cas de Quesalid annoncé par Boas et immortalisé par Claude Lévi-Strauss103, sa
propre pratique mensongère semble être plus efficace que d’autres pratiques. Le
chaman explique la vérité de ses facultés en termes des pouvoirs divins. La vérité
comme cause y est refoulée : le savoir y est voilé, dissimulé dans la tradition
opératoire comme dans son acte divinatoire.
Inversement, en religion, la vérité d’un phénomène ne réside pas dans les
efforts exigés pour le produire. Le phénomène reflète l’intention insondable de
Dieu. Ici, la cause finale est invoquée comme la plus importante parmi les
causes : le désir du Dieu créateur contrôle le monde. Il ne s’agit non pas d’un
refoulement, mais de la dénégation (Verneinung) de la vérité comme cause, qui a
par conséquent l’abandon à Dieu de la charge de la cause, le sacrifice de la cause
de son désir à l’Autre divin et le renvoi de la vérité en position de cause finale. La
perspective eschatologique et l’explication par la fin dernière ne constituent que
les deux exemples les plus connus.
À l’opposé de la magie et de la religion qui, respectivement, refoulent et
dénient la vérité comme cause, la science se caractérise par la forclusion de la
vérité104 :
Je l'aborderai par la remarque étrange que la fécondité prodigieuse de notre
science est à interroger dans sa relation à cet aspect dont la science se
soutiendrait : que la vérité comme cause, elle n'en voudrait-rien-savoir.
Lacan rend équivalent ce « n’en voudrait-rien-savoir » à la forclusion105 :
On reconnaît là la formule que je donne de la Verwerfung ou forclusion, - laquelle
viendrait ici s'adjoindre en une série fermée à la Verdrängung, refoulement, à la
Verneinung, dénégation, dont vous avez reconnu au passage la fonction dans la
magie et la religion.
103 Idem. 104 Jacques LACAN, « La science et la vérité », op. cit., p. 874. 105 Idem.
117
La forclusion de la vérité, comme cause dans la science moderne, implique
l’élimination tenace de la question de la cause au profit de celles de la légalité, de
la mesure et de la régularité. Dans la science, la vérité prend la place de la cause
formelle. C’est aussi le moyen par lequel la science donne des explications
statistiques ou en termes de corrélation.
Ainsi Lacan assigne à la magie, à la religion et à la science moderne
respectivement les causes efficaces, finale et formelle. Le message central d’une
telle distribution entre les causes aristotéliciennes et les pratiques sociales est
que ces dernières n’admettent pas la vérité comme cause106 : « mais ce sera pour
en éclairer que la psychanalyse par contre en accentue l'aspect de cause
matérielle. Telle est à qualifier son originalité dans la science ». En s’opposant à
la magie, à la religion et à la science, la psychanalyse ni ne refoule, ni ne dénie, ni
ne forclos l’incidence de la vérité comme cause. Sa spécificité est de l’introduire
sous l’aspect d’une cause matérielle. L’aspect clé de la psychanalyse est de
prendre au sérieux la cause matérielle.
La spécificité de la psychanalyse est d’introduire la cause matérielle par le
biais de la substitution de la causalité traditionnelle par la causalité logique, la
seule causalité psychique. Pourquoi « logique » ? Car il s’agit de la causalité par le
logos, par le langage. Cette vérité, comme cause matérielle, rend compte de
l’efficacité symbolique et de l’incidence du signifiant comme matérialité de la
chaîne signifiante qui produit un sujet. Plus tard Lacan le nommera
« moterialisme »107. Pour la psychanalyse, la vérité d’un phénomène, d’une action
ou d’un processus est composée du discours et de la langue. Le sujet est
désormais un effet dans le réel du signifiant. Autrement dit, le signifiant est la
cause matérielle du sujet dans le champ du réel : le sujet est un effet du langage,
un produit et non pas une représentation.
106 Ibid., p. 875. 107 Jacques LACAN « Conférence à Genève sur le symptôme », Bloc-Notes de la psychanalyse, no. 5, 1975, p. 5-23.
118
Ce dernier point est important, car il nous indique deux tensions à
l’intérieur du champ psychanalytique : celui de la particularité des cas et de
l’universalité des lois et celui de la pratique et de la clinique. Si la (cause)
matière(lle) de la psychanalyse est la langue, le psychanalyste travaille avec ce
que l’analysant dit. Le psychanalyste lit dans le discours de l’analysant une
logique, mais cette logique n’est pas exactement particulière, appliquant des lois
générales, mais singulières, donc une exception à l’universel. En fait, Lacan
déjoue la logique aristotélicienne à l’aide de la logique de Charles Sanders Pierce
pour proposer une logique de la sexuation, une logique de la singularité, c’est-à-
dire du cas par cas. Il s’agira de montrer les impasses de la particularité, de
l’universel et de la généralité. Il est important de souligner les mathématiques
sont, chez Lacan, le moyen pour déconstruire l’opposition entre universalité et
particularité en logique.
Pourtant, Lacan insiste et se demande si la psychanalyse serait une
science de la perspective de son objet108 :
L'objet de la psychanalyse (j'annonce ma couleur et vous la voyez venir avec lui),
n'est autre que ce que j'ai déjà avancé de la fonction qu'y joue l'objet a. Le savoir
sur l'objet a serai alors la science de la psychanalyse ?
Son interrogation est donc rhétorique et sert seulement pour introduire la
question de l’objet a dans le champ de la science. Il faut entendre l’homophonie
qui existe entre « l’objet a » et l’objet qui « objecte », c’est-à-dire qui fait objection
à la science, en l’occurrence l’objet a lacanien. La question est à la fois simple et
complexe : en psychanalyse, il s’agit plutôt du manque d’objet que de la
« présence » d’un objet définissable. L’absence d’objet est exactement ce qui fait
objection à la science. Il existe un trou dans le savoir, car l’objet de la
psychanalyse est le manque d’un objet qui compléterait le sujet. Il s’agit de
108 Ibid., p. 863.
119
« l’objet vicariant » freudien109 : l’enfant se retrouve face à une satisfaction
primaire et imagine rétrospectivement un objet primitif qui, maintenant, est déjà
perdu. La logique est temporelle et précise : c’est un objet perdu qui n’a jamais
existé. La question n’est pas, une fois de plus, si la psychanalyse est une science,
mais « qu’est-ce qu’une science qui inclut la psychanalyse ? » En d’autres termes,
qu’est-ce qu’une science qui inclut le manque d’objet ? Question impensable à
l’intérieur de la science.
Bref, le sujet est dorénavant l’effet du signifiant qui le cause
matériellement, entraînant une division. Cette division est la cause de son désir.
C’est l’objet a en tant que cause du désir –issu de la séparation du sujet–, l’objet
originairement perdu qui constitue l’objet de la psychanalyse. La conclusion est
inexorable : la psychanalyse n’est pas une science à cause de son manque d’objet.
Mieux précisément : Il y a une exclusion interne de la psychanalyse dans le
champ de la science.
Bien qu’il soit impossible d’articuler la relation entre la psychanalyse et la
science du point de vue de leurs objets respectifs, cette relation est à la
perspective du sujet, car le sujet de la psychanalyse est le sujet de la science. De
là, Lacan, une fois de plus, signale la ligne de démarcation entre science et
psychanalyse, ligne de la suture du sujet par la science110 :
Nous indiquerons plus tard comment se situe la logique moderne (3e exemple).
Elle est incontestablement la conséquence strictement déterminée d'une
tentative de suturer le sujet de la science, et le dernier théorème de Gödel
montre qu'elle y échoue, ce qui veut dire que le sujet en question reste le
corrélat de la science, mais un corrélat antinomique puisque la science s’avère
définie par la non-issue de l'effort pour le suturer.
Cette dernière citation est controversée et nous considérons important de
l’examiner. Par exemple, la plupart des lacaniens ont fait immédiatement la
109 Sigmund FREUD, « Esquisse d’une psychanalyse scientifique » in La naissance de la psychanalyse, PUF, Paris, 2009. 110 Jacques LACAN « La science et la vérité », op. cit., p. 861.
120
lecture suivante : la science forclos le sujet111. Lacan n’écrit ni « forclusion » ni
« science » à propos de ce sujet, mais il écrit « suture » et « logique moderne », ce
qui est tout à fait différent. Malgré ça, cette lecture imprécise est dominante dans
l’ambiance lacanienne.
Dans le compte rendu du séminaire Problèmes cruciaux pour la
psychanalyse, Lacan insiste112 :
La puissance des mathématiques, la frénésie de notre science ne reposent sur
rien d'autre que sur la suture du sujet. De la minceur de sa cicatrice, ou mieux
encore de sa béance, les apories de la logique mathématique témoignent
(théorème de Gödel), toujours au scandale de la conscience.
Mais cette formule de la « suture du sujet » s’applique aussi autant pour la
philosophie que pour le témoigne une citation de l’époque113 :
Je dis que les « consciences » philosophiques dont vous étalez la brochette
jusqu'au culmen de Sartre n'ont d'autre fonction que de suturer cette béance du
sujet et que l'analyste en reconnaît l'enjeu qui est de verrouiller la vérité (pour
quoi l'instrument parfait serait évidemment l'idéal que Hegel nous promet
comme savoir absolu).
Nous nous demandons pourquoi la formule « forclusion du sujet par la science »
est persistante et tenace dans le monde lacanien. Il faut se souvenir que les Écrits
ont été édités par Lacan et son beau-fils, Jacques-Alain Miller. À cette époque
Miller a fait un exposé, ensuite publié114, sur la logique de Frege dans un
séminaire de Lacan. Là, il a utilisé pour la première fois le terme « suture ».
« Suture » est aussi un jeu de mots qui implique la « suture », mais aussi la
111 Si l’on fait la recherche sur plusieurs logiciels de recherche en écrivant « forclusion du sujet par la science » nous trouvons mille de résultats. Il existe des articles de psychanalystes de toutes les écoles, associations, institutions, cercles, forums, etc. : de l’Association lacanienne internationale à l’Internationale des Forums du Champ lacanien, en passant par l’École Lacanienne de psychanalyse, Espace Analytique et l’École de la Cause Freudienne. 112 Jacques LACAN, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse. Compte rendu du séminaire 1964-1965 » in Autres écrits, op. cit., p. 200. 113 Jacques LACAN, « Réponses à des étudiants en philosophie » in Autres écrits, op. cit., p. 204. 114 Jacques-Alain MILLER, « La suture (éléments de la logique du signifiant) » in Cahiers pour l’analyse, no. 1, Paris, Le graphe, 1966, p. 37-49.
121
« saturation » de la béance du sujet, car le sujet est une béance, c’est-à-dire une
division. Le mot « saturation » est utilisé par Lacan tout au long de cette époque
pour se référer à la science, la logique et la philosophie. Nous pouvons conclure
que l’usage du mot « saturation » par Lacan a été repris par Miller par le terme
« suture » et ensuite repris à nouveau par Lacan dans une dialectique d’aller-
retour.
C’est Miller qui utilise les termes « forclusion » et « science »115 dans les
Écrits de Lacan :
Quant à l'épistémologie lacanienne, elle marque, à notre sens, la position de la
psychanalyse dans la coupure épistémologique, pour autant qu'à travers le
champ freudien le sujet forclos de la science fait retour dans l'impossible de son
discours. Il n'y a donc qu'une seule idéologie dont Lacan fasse la théorie : celle
du « moi moderne », c’est-à-dire du sujet paranoïaque de la civilisation
scientifique, dont la psychologie dévoyée théorise l’imaginaire, au service de la
libre entreprise.
Or, Lacan a écrit sur la même ligne. Donc, nous sommes dans l’obligation
d’inférer qu’il était d’accord avec cette formule de la « forclusion du sujet par la
science ». Moustapha Safouan, qui a été instruit par Lacan pour faire des résumés
de ses séminaires, a utilisé aussi l’expression « forclusion du sujet par la
science » dans un compte rendu116. Il est possible de conclure que ces deux
passages, celui de Miller dans les Écrits et celui de Safouan dans sa Lacaniana,
constituent la raison de la persistance et de la ténacité du syntagme « forclusion
du sujet par la science ».
Quatre ans après « La science et la vérité », dans une émission de la radio
belge, publiée plus tard sous le nom de « Radiophonie », Lacan déclare que117 :
115 Jacques-Alain MILLER, « Index raisonné des concepts majeurs » in Jacques Lacan, Écrits, op. cit., p. 894. 116 Moustapha SAFOUAN, Lacaniana II, les séminaires de Jacques Lacan, 1964-1979, Fayard, Paris, 2005. 117 Jacques LACAN, «Radiophonie», Autres écrits, op. cit., p.437.
122
Le résultat est que la science est une idéologie de la suppression du sujet, ce que
le gentilhomme de l'Université montante sait fort bien.
Il faut noter que Lacan ne dit pas que la science soit l’idéologie de la « forclusion
du sujet », mais de la suppression du sujet. Mais, toute compte faite, est-ce que
Lacan a affirmé ou non que la science produit une forclusion du sujet ?
Certainement oui. En 1966, la même année de la parution de « La science et la
vérité », il affirme que118 :
Et aussi bien le champ de cette science réussie, sans doute, qui est la notre... pour
autant que dans tout son champ physique, elle a réussi à forclore le sujet
Ce dernier parcours n’est pas inutile. Nous aurions pu signaler tout de
suite que Lacan a réellement affirmé que la science forclose le sujet. Mais il nous
faudrait faire deux remarques : a) souligner comment Lacan hésite ou plutôt
explore différentes manières de formuler la réaction de la science vers
l’émergence du sujet : suppression, suture, forclusion parmi autres ; et, b)
montrer comment certaines expressions sont considérées comme acquises sans
s’interroger sur leur provenance, leurs inflexions et leurs appropriations.
Nous n’ignorons pas les différentes formulations négatives lacaniennes
sur la question du sujet –refus, suture, forclusion–, mais dans cette recherche
nous avons préféré choisir « suture du sujet » pour l’opposer et l’articuler à
« forclusion de la vérité comme cause ». Une telle articulation nous permettra de
récapituler la question et d’avancer le rapport entre psychanalyse et science chez
Lacan dans cette période. L’effet de l’opération « suture du sujet » a comme
corrélat une expulsion de drames et l'action de forclore la vérité comme cause
produit une science délirante : « si l'on aperçoit qu'une paranoïa réussie
apparaîtrait aussi bien être la clôture de la science »119.
118 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIII : L’objet de la psychanalyse [1965-1966], inédit, séance du 1er juin 1966. 119 Jacques LACAN, « La science et la vérité », op. cit., p. 874
123
Qu’est-ce que signifient pour Lacan « drames subjectifs », à propos de la
suture du sujet ? Il ne s’agit pas d’une sorte de « psychologisation », c’est-à-dire
une réédition des histoires infantiles, la « sublimation » des pulsions sexuelles ou
« agressives » ou le dépassement des traumas de l’enfance d’un supposé Œdipe
selon une interprétation vulgarisée de la psychanalyse. Il est plutôt question de
discerner comment certains problèmes scientifiques où la production du savoir
scientifique mettent à l’épreuve la structure d’un sujet. À cet égard, Lacan
s’exprime ainsi120 :
C'est le drame, le drame subjectif que coûte chacune de ces crises. Ce drame est
le drame du savant. Il a ses victimes dont rien ne dit que leur destin s’inscrit
dans le mythe de l’Œdipe. Disons que la question n'est pas très étudiée. J. R.
Mayer, Cantor, je ne vais pas dresser un palmarès de ces drames allant parfois à
la folie où des noms de vivants viendraient bientôt.
Lacan lui-même signale que la question n’était pas encore assez étudiée, mais il
nous donne quelques repères : les drames subjectifs ne sont pas psychologiques,
mais une des épreuves de la structure subjective. Cette dernière remarque veut
dire trois choses : 1) certains problèmes scientifiques peuvent écraser la
structure subjective d’un sujet ; 2) certains défis scientifiques peuvent être
résolus d’une manière plus « efficace » par des paranoïaques qui ont une
structure délirante ; tandis que d’autres problèmes scientifiques peuvent être
approchés, voire résolus, par une pensée plutôt névrotique ; 3) certains
problèmes scientifiques fonctionnent comme des symptômes qui permettent une
position « existentielle » dans la vie : par exemple, la suppléance du nom-du-Père
pour les psychoses121. Ces problèmes ne sont pas abordés par la science, mais
suturés. La prétendue objectivité scientifique oublie activement le drame
subjectif de ses pratiquants et elle est impuissante au moment de rendre compte
120 Ibid., p. 870. 121 Pour les trois thèses cf. Nathalie CHARRAUD, Infini et inconscient : Essai sur Gregor Cantor, Paris, Anthropos, 1994 et Gabriel LOMBARDI, L’aventure mathématique, liberté et rigueur psychotique. Cantor, Gödel, Turing, Paris, Editions du Champ lacanien, 2005.
124
de ces crises scientifiques122 : « Car on ne saurait, avec cette seule référence,
expliquer ni le ressort, ni les parties, ni le développement, ni les crises de toute la
construction scientifique ».
Il se pose à la science l’inconvénient de penser que le progrès est possible
en oubliant les points obscurs qui organisent structuralement à la science. Pour
le dire autrement, la science rend équivalents progrès et dépassement à
condition d’oublier son passé. Les symptômes de l’histoire des sciences nous
rappellent qu’il existe des points obscurs qui ne sont pas surmontables.
À la même époque, Lacan fait un petit commentaire sur son séminaire à
propos de l’alchimie et sa possible condition scientifique. Il a conclu que
l’alchimie devient scientifique, c’est-à-dire chimie, au prix de perdre son âme123 :
Si la chimie naît à Lavoisier, Diderot ne parle pas de chimie, mais de bout en bout
en cet opuscule, de l'alchimie, avec toute la finesse d'esprit que vous savez être
la sienne. Qu'est-ce qui nous fait dire tout de suite que, malgré le caractère
étincelant des histoires qu'au cours des âges il nous situe, l'alchimie, après tout,
n'est pas une science ? Quelque chose à mes yeux est décisif, que la pureté de
l'âme de l’opérateur était comme telle, et de façon dénommée, un élément
essentiel en l'affaire.
La référence à l’âme est double : un côté indique la suture du sujet –l’allégorie de
l’âme– et un autre signale le désir du sujet scientifique. Que la science oublie les
drames subjectifs implique aussi que le désir du scientifique n’est pas reconnu
par la science, question incontournable pour la psychanalyse, car il est lié au
désir de l’analyste. Au même temps, les drames subjectifs (scientifiques ou pas)
constituent l’une des matières du traitement psychanalytique.
La suture du sujet a comme effet l’expulsion des drames subjectifs et la
forclusion de la vérité comme cause rend compte de la science comme délire.
Cette formulation, qui d’ailleurs est l’énoncé de notre texte central, « La science
122 Jacques LACAN, L’objet de la psychanalyse, séance du 12 janvier 1966. 123 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 14.
125
et la vérité », nous permettra de dégager un troisième élément qui clarifiera
l’importance de l'entrée de la religion dans la scène psychanalytique. Dans ce
texte, par exemple, Lacan écrit un passage assez énigmatique124 :
Pourtant si l'on aperçoit qu'une paranoïa réussie apparaîtrait aussi bien être la
clôture de la science, si c’était la psychanalyse qui était appelée à représenter
cette fonction, –si d’autre part on reconnaît que la psychanalyse est
essentiellement ce qui réintroduit dans la considération scientifique le Nom-du-
Père.
Le passage est complètement obscur à propos de la soi-disante articulation entre
la « suture du sujet » et « la forclusion de la vérité ». De quoi le « Nom-du-Père »
est-il le nom et pourquoi est-il essentiel pour articuler la science à la
psychanalyse ? D’abord l’expression « Nom-du-Père », comme Lacan nous le
rappelle, c’est le nom de Dieu125. Le psychanalyste Michel Bousseyroux fait un
excellent résumé de la question126 :
L’expression « Nom-du-Pere », Lacan l’emprunte à la religion chrétienne, qui est
la religion de Celui qui parle et agit au nom du Père : in nomine Patris. Reste que,
comme il est dit dans le livre de l’Exode, encore intitule « Et voici les Noms »,
quand Moïse, sur le mont Horev, demande à Dieu ce qu’il doit dire si on lui
demande son nom, c’est un « Ehyeh asher ehyeh, je suis ce que je suis, et allez-
vous faire foutre » qu’il reçoit en retour ! Ce Nom-du-Pere, c’est donc d’abord et
avant tout le nom d’une béance, qui dans la psychose est plus qu’un vide, un trou
innommable.
L’équation « Nom-du-Père » = « Le Nom de Dieu » ne doit pas nous mettre dans
la confusion. Pour Lacan cette question signale un nœud central dans la pensée
occidentale : celui de l’identité, la nomination et le métalangage, c’est-à-dire
124 Jacques LACAN, « La science et la vérité », op. cit., p. 874-875. 125 Cette place du Dieu-le-Père, c'est celle que j'ai désignée comme le Nom-du-Père (Jacques LACAN « La méprise su sujet supposé savoir » in Autres écrits, op. cit., p. 337). 126 Michel BOUSSEYROUX « Le Nom-du-Père et la psychose dans l’enseignement de Lacan » in journal Mensuel, no. 11, Forums du Champs lacanien, décembre 2005, p. 72.
126
d’une langue qui pourrait désigner hors la langue une autre langue. Toutes ces
questions sont, au moins, paradoxales, mais primordiales pour la science et pour
la psychanalyse. Lacan résout le problème en signalant un trou central sur ces
questions : Dieu. En effet, Dieu est le nom d’un trou qui signale l’impossibilité de
toute identité, une nomination hors la langue et l’impossibilité d’un métalangage.
Lacan s’approche des questions religieuses, judéo-chrétiennes plus précisément,
pour travailler à contre-fil de la science, mais non pas hors la science. La religion
permet à Lacan se poser des questions que la science ne se pose pas. Autrement
dit, c’est Lacan qui réintroduira le « Nom-du-Père », le trou immanent à toute
formation symbolique (la structure) pour ne pas suturer le sujet et ne pas
forclore la vérité : « Je vous ai dit, l'analyste, lui, ne suture pas, il n'a pas le même
souci, il n'a pas nécessairement le souci de sauver la vérité »127.
Que la science soit un délire renvoie la question à la psychanalyse. En
effet, la psychanalyse est-elle un délire ? Et la réponse de Lacan est affirmative.
Néanmoins il s’agit d’un délire dirigé128. La psychanalyse est un délire, une
paranoïa dirigée, car elle réintroduit le nom-du-Père : la limite intérieure,
immanente à tout savoir, à toute structure linguistique ou formation symbolique.
Ce dernier point est capital pour comprendre la thèse lacanienne de la différence
entre science et psychanalyse, thèse qui fait appel à Dieu, un élément religieux.
La science cherche derrière un Dieu sécularisé –sous la figure d’un savoir, c’est-
à-dire le Dieu cartésien– une autre chose : une garantie « réelle ». En revanche, la
psychanalyse trouve que Dieu, « le nom-du-Père » est la béance de toute garantie
symbolique129 : « il n’y pas l’Autre de l’Autre ». Lacan ne cesse pas d’insistir sur
127 Jacques LACAN, L’objet de la psychanalyse, séance 26 mai 1965. 128 « Loin de l'attaquer de front, la maïeutique analytique adopte un détour qui revient en somme à induire dans le sujet une paranoïa dirigée » Jacques LACAN, « L’agressivité en psychanalyse » in Écrits, op. cit., p. 109. 129 « Ce que nous formulons à dire qu'il n'y a pas de métalangage qui puisse être parlé, plus aphoristiquement : qu'il n'y a pas d'Autre de l'Autre » Jacques LACAN, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » in Écrits, op. cit., p. 813.
127
ce point ; il lui arrive même de le désigner comme « le grand secret de la
psychanalyse »130.
Cette analyse ne vise pas à explorer la thèse lacanienne de la psychose
comme forclusion du Nom-du-Père, thèse exposée par Lacan lui-même dans son
séminaire sur les psychoses131. Toutefois, nous remarquerons que Lacan trouve
une homologie structurale entre la pensée scientifique et la pensée paranoïaque.
Cette thèse n’est pas péjorative, c’est le constat d’une pensée rigoureuse, mais
délirante qui cherche un point d’arrêt aux suspicions produit par un glissement
du sens dans la chaîne signifiante. Dans la névrose, le point d’arrêt est une faille
intérieure à la chaîne signifiante ; elle interrompt le glissement en produisant la
possibilité de tout sens. En revanche, dans la psychose, dû à une saturation de la
chaîne signifiante –le manque manque pour utiliser une formule lacanienne–, il
n’y a que la recherche d’une faille hors l’ordre symbolique : la science comme le
psychotique admettent qu’il existe un Autre de l’Autre, un Dieu de Dieu. Il s’agit
d’un Dieu, disons, comme présence et non pas comme béance, la béance du Nom-
du-Père. L’axiome lacanien affirme que ce qui se forclos du symbolique –le
manque du Nom-du-Père– retourne dans l’ordre réel –les hallucinations, les
délires132. Les délires scientifiques de se débarrasser de la mort ou de trouver les
secrets plus intimes de la sexualité « pour avoir une vie pleine » au moyen des
technologies les plus avancées ne constituent que les exemples les plus
manifestes, car la sexualité et la mort sont par excellence les points
irreprésentables de toute formation symbolique ou linguistique. La tentative de
donner une solution définitive aux questions de la sexualité ou de la mort, ainsi
que s’en débarrasser, n’ont que des retours dans l’ordre du réel (sous la forme
des pratiques sexuelles obscènes ou sur les utilisations militaires mortifères du
transhumanisme). Il est important de souligner que, pour Lacan, faire une
homologie entre psychose et science n’est pas une pathologisation de la science.
130 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre VI. Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de la Martinière, 2013, p. 255. 131 Jacques LACAN, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981. 132 Jacques LACAN, « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite » in Écrits, op. cit., p. 389.
128
La science comme délire ne s’explique que par la recherche d’un point
extérieur à toute formation symbolique, un point non linguistique ou symbolique
qui soit le dernier référent : les gens, les neurones, les atomes, le cerveau, une
substance chimique, l’antimatière, etc. Il s’agit exactement de la structure de la
paranoïa : la recherche d’un point extérieur au-delà du symbolique qui garantit
les dires. Inversement, la psychanalyse trouve sa limite dans une faille, dans une
béance immanente : « il n’y a de cause que de ce qui cloche »133. Ce trou, le nom-
du-Père évite que la psychanalyse soit seulement une paranoïa. La vérité comme
cause est l’efficience symbolique et le trou intérieur à toute formation
symbolique.
La re-introduction du Nom-du-Père implique un double désir qui est à
l’intérieur de la transmission et de la formation psychanalytique, à savoir, la
généalogie du Père. Pourquoi double désir ? Car il s’agit de s’interroger sur le
désir du père fondateur de la psychanalyse –Sigmund Freud– et le désir qui est
en jeu chez chaque psychanalyste. Maintenant nous comprenons la référence de
Lacan à l’alchimie –la question sur l’âme qui est perdue dans la fondation
scientifique– et la référence à la religion –la filiation du désir paternel134.
Ce n’est pas par hasard que Freud est le premier à convoquer la religion
pour approfondir la question de la psychose. À la suite de la rédaction d’un cas
de paranoïa très célèbre à son époque, Freud écrit à Ferenczi une lettre montrant
combien le cas du Président Schreber et de la paranoïa est intimement lié à la
question qui le préoccupe, celle de la transmission de la théorie psychanalytique
et de l’expérience même de la pratique analytique135 :
133 Jacques LACAN, Les quatre concepts, p. 30. 134 Il s’agit, donc, de l’articulation entre désir et drames subjectifs du pratiquant d’une science appelée « psychanalyse ». Dans ce point Lacan revient sur la question d’un second retour à Freud : « Notre retour à Freud a un sens tout différent de tenir à la topologie du sujet, laquelle ne s'élucide que d'un second tour sur elle-même. Tout doit en être redit sur une autre face pour que se ferme ce qu'elle enserre, qui n'est certes pas le savoir absolu, mais cette position d’où le savoir peut renverser des effets de vérité. Sans doute est-ce d'une suture un moment en ce joint pratiquée, que s'est assuré ce que de science absolument nous avons réussi. N'est-ce pas là aussi de quoi nous tenter d'une nouvelle opération là où ce joint reste béant, dans notre vie ? » Jacques LACAN, « D’un dessein » in Écrits, op. cit., 1966, p. 366. 135 Lettre de S. Freud à S. Ferenczi datée du 6 octobre 1910 cité par Marthe ROBERT, La Révolution psychanalytique. La vie et l’œuvre de Freud, Paris, Payot, 2002, p. 343-345.
129
Vous avez non seulement observé, mais également compris que je n’éprouve
plus le besoin de révéler complètement ma personnalité et vous l’avez fort
justement attribué à une raison traumatisante. Depuis l’affaire Fließ que j’ai dû
récemment m’occuper de liquider, comme vous savez, le besoin en question
n’existe plus pour moi. Une partie de l’investissement homosexuel a disparu et je
m’en suis servi pour élargir mon propre moi. J’ai réussi là où le paranoïaque
échoue.
Lacan ne fait que suivre la ligne marquée par le père fondateur de la
psychanalyse. Il est évident que Lacan identifie, et d’une certaine manière énonce
et stigmatise, ce qu’il y a de religieux dans la psychanalyse et en particulier dans
sa transmission. C’est pourquoi la mise en cause du religieux dans la
psychanalyse coïncide avec Lacan avec la mise en question du désir de Freud, le
père de la psychanalyse. Sur ce constat Lacan va greffer une ambition pour la
psychanalyse : d’abord la dégager de la religion pour la vider de son noyau
religieux, pour l’inscrire ensuite dans le cadre de la science, de la rationalité
scientifique, mais tout en préservant ce qui de la psychanalyse est irréductible à
la science.
La formule « traverser la religion et la science » pourrait donner ce que
nous appelons la localisation ou la topique de la psychanalyse. Ce dernier point
montre que la psychanalyse se situe dans une certaine dépendance avec la
science et la religion, sans se confondre avec aucune d’entre elles. La
psychanalyse est donc à la limite de ces pratiques sociales.
La psychanalyse, telle que Lacan la conçoit, doit faire une alliance intime
avec la science et la religion sans rester capturée par les propres protocoles de sa
pensée. En termes lacaniens, utilisés par Askofaré, il faut passer par les deux
temps de réalisation du sujet au champ de l’Autre : aliénation et séparation136 :
l’identification le confronte [le sujet] à la division de l’Autre [le trou immanent]
en tant qu’il n’est que représenté par un signifiant (S1) et pour un autre (S2) dont
136 Sidi ASKOFARÉ, D’un discours à l’Autre, p. 108.
130
il est séparé sur le mode de refoulement. Ainsi, l’aliénation le confronte-t-il à un
double manque : son propre manque-à-être (…) et le manque de son aphanisis
au lieu du signifiant binaire.
La psychanalyse est aliénée à la science et à la religion, mais en même temps elle
en est séparée. C’est dans l’absence d’une identification pleine, d’un métalangage
et d’une garantie finale que la psychanalyse trouve sa propre existence.
Il est possible de résumer cette deuxième position lacanienne sur la relation
entre psychanalyse et science de la manière suivante :
1. Lacan est plus radical que dans sa première période (1953-1963). Il finit
sa seconde période (1964-1967) en s’interrogeant sur la possibilité d’une
science qui inclurait la psychanalyse ;
2. La base pour différencier science et psychanalyse est la question du sujet,
d’un côté suture du sujet, de l’autre l’inclusion d’un sujet divisé ;
3. La seconde différence est l’inclusion de la vérité dans la psychanalyse et
sa forclusion de la part de la science. La conséquence est une science
délirante et une psychanalyse qui dirige les idées délirantes ;
4. Pour articuler les caractéristiques spécifiques de la psychanalyse, Lacan
fait alliance à la religion pour réintroduire un troisième élément appelé
« Nom-du-Père » à la considération de la science ;
5. Ainsi, pour la psychanalyse il est nécessaire de traverser le champ de la
science et de la religion en évitant sans être capturée par elles.
Nous pouvons affirmer que l’élément qui décentre le rapport avec la science est
justement le sujet divisé « entre vérité et savoir »137. Autrement dit, le savoir a un
trou appelé la vérité –l’objet perdu–, le sujet du désir trouve sa place dans ce
trou. Le sujet est en exclusion interne à son propre objet.
137 Jacques LACAN, « La science et la vérité », op. cit., p. 864.
131
Nonobstant, tout ce périple jette des lumières sur plusieurs points de la
théorie lacanienne, tel l’objet de la psychanalyse, son rapport à la religion, le
désir du psychanalyste, la transmission de la psychanalyse, la filiation aux pères
fondateurs, la liaison intime entre pensée et structure psychique, le retour à
Freud, la séparation entre vérité et savoir, le problème de la relation pratique-
clinique, entre autres.
Les périples de Lacan sur les territoires si divergents de la science et de la
religion lui amènent à trouver la spécificité de la psychanalyse et aussi lui
donnent une orientation pour utiliser le mathème et le poème.
Bien que le sujet de la science soit le même que le sujet de la psychanalyse
et que la science ne soit possible que par la mathématisation de l’univers, le
mathème et les usages de la psychanalyse sont bien différents de ceux de la
science. Lacan, grâce à ces explorations sur les terrains de la science et de la
religion, est averti de ces illusions et de ces protocoles de pensée.
Par exemple, Lacan est avisé de toute tentation référentielle ou d’un appel
à l’exactitude quand il utilise les formalisations mathématiques. Le défi de la
psychanalyse est de se servir des mathématiques pour inclure le sujet divisé et
de maintenir une relation avec la vérité, c’est-à-dire de ne pas confondre la
rigueur avec l’exactitude. Lacan se confie aux pouvoirs du mathème car il ne
confond pas la science avec la technique ou les mathématiques avec la science.
Cette distance permet à Lacan de s’orienter par le mathème contre toute
ontologisation de la science, mais à condition de conserver le sujet divisé et la
vérité comme cause, éléments précieux de la découverte freudienne. S’il s’agit de
l’ontologisation comme conception de l’être en tant que présence, la solution est
du côté de l’absence. La science est délirante dans la mesure où elle cherche une
garantie extérieure comme présence. Les mathématiques peuvent retomber sur
cette tentation, mais Lacan en est averti138 :
138 Jacques LACAN, « Le triomphe de la religion » in Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2004, p. 93-94.
132
Mais le réel auquel nous accédons avec des petites formules, le vrai réel, c’est
tout à fait autre chose (…) le réel réel, si je puis dire, le vrai réel, c’est celui
auquel nous pouvons accéder par une voie tout à fait précise, qui est la voie
scientifique. C’est la voie des petites équations. Ce réel-là est celui justement qui
nous manque complètement. Nous en sommes tout à fait séparés. Pourquoi ? A
cause d’une chose dont nous ne viendrons jamais à bout. Du moins est-ce ce que
je crois, encore que je n’ai jamais pu absolument le démontrer.
Le réel auquel nous pouvons accéder par les mathématiques –les formules
écrites– n’est pas présence extérieure –les gens, les neurones, les trous noirs
cosmiques–, mais absence immanente à toute formation linguistique,
symbolique, logique ou mathématique. Pour Lacan, à l’inverse d’ Heidegger, les
mathématiques sont une voie royale à l’absence qui évite toute ontologie de la
présence. D’ailleurs, nous pouvons trouver la différence entre le réel –trou
intérieur qui est soustrait à toute présence et représentation– et la réalité –la
recherche d’une garantie extérieure à l’ordre symbolique, la présence d’une
essence. Nous pouvons comprendre pourquoi Lacan était si intéressé par les
questions théologiques, notamment par la théologie « négative », c’est-à-dire le
retrait après sa manifestation de Dieu dans le Judaïsme plutôt que le Dieu grec
qui est présence.
La religion et la théologie sont nécessaires pour explorer la structure du
sujet, notamment pour les impasses de l’Autre qui est une pièce constitutive de
la subjectivité en psychanalyse. C’est n’est pas par hasard que des scientifiques
formulent des affirmations, disons « théologiques » ou « religieuses » quand ils
trouvent l’impasse inhérente à l’Autre : ce le cas d’Einstein qui affirme que « Dieu
ne joue pas aux dés »139 ou encore le cas des physiciens de l’École de Copenhague
qui font une interprétation « Zen » de certains phénomènes atomiques140. C’est
139 « Gott würfelt nicht » Albert EINSTEIN, « Letter to Max Born, 4 décembre 1926 » in The Born-Einstein Letters, New York, Walker and Company, 1971. 140 Cf. Giancarlo GHIRARDI, Sneaking a Look at God's Cards, New Jersey, Princeton University Press, 2004. Le cas de l’écrivain français Michel Houellebecq illustre une façon de penser la relation entre la forclusion de la vérité, le retour du réel sous la forme de délires et l’appel à la religion pour convoquer le sens que la science a évidé du monde : « Si on lit Darwin on peut s’apercevoir
133
un indice de la co-émergence du sujet de la science et de la garantie d’un Dieu
non trompeur chez Descartes. Les scientifiques, dans la mesure où ils sont
plongés dans la langue, expérimentent les impasses de l’Autre du langage –la
sexualité, la mort. Disons qu’il existe trois réponses au silence de l’Autre : la
recherche d’un sens dans l’Autre –la religion–, la recherche d’un élément dans la
réalité qui est localisé au-delà de l’Autre –la science– et l’acceptation du silence
de l’Autre comme tel –la psychanalyse. La folie, en certains sens, c’est une
réponse à l’insensé de la mort et de la sexualité auxquelles nous sommes exposés
dès que nous sommes des êtres parlants. La science, comme la religion et la
psychanalyse sont sensibles aux failles de la structure subjective, bien que leurs
réponses soient diverses.
Il est instructif d’observer que Lacan suit la méthode freudienne en ce qui
concerne les explorations dans la littérature, la religion, la philosophie, la
science, entre autres. Même si Lacan n’a pas un style freudien, il suit les pas
freudiens. Les expéditions sur les champs hétérogènes à la psychanalyse
permettent à Lacan, comme à son époque à Freud, de se poser des questions qui
seraient impossibles si la psychanalyse ne se basait que sur la science.
Autrement dit, pour Lacan il n’existe pas une « régionalisation » de l’être, c’est-à-
dire des objets spécifiques, pour chaque champ de savoir.
Si nous ajoutons la méthode lacanienne d’exploration des savoirs
hétérogènes à la psychanalyse, nous aurons un spectre plus ample des rapports
de Lacan à la science. En effet, la psychanalyse n’est pas seulement un savoir,
mais une pratique. Cette pratique s’emploie à transformer par la parole, c’est-à-
dire par l’association libre et l’interprétation, un sujet qui en fait la demande,
généralement parce qu’il souffre. Ce dernier point ouvre un spectre d’étude pour
que, au fond, ce qui l’éloigne de Dieu –car Darwin ne croyait pas en Dieu, même s’il prétendait le contraire– sont des considérations mortelles. Par exemple, dans une lettre il analyse le cycle de la vie de je ne me rappelle plus quel parasite qui habite dans l’œil et il s’exclame « Non ! un Dieu de la bonté ne peut pas être l’auteur de ce monde ! » Nous pouvons risquer un théorème : plus on observe les acariens, plus la foi en Dieu diminue. Dans mon cas, malheureusement, j’ai étudiez la biologie, donc, je ne suis pas entré par la bonne porte » Michel HOUELLEBECQ, « La élite está asesinando a Francia » in Journal El País, Espagne, en ligne, consulté le 11 mai 2015 http://cultura.elpais.com/cultura/2015/04/23/babelia/1429802066_046042.html
134
la psychanalyse plus large qu’un unique champ de savoir. Selon Lacan, la
psychanalyse, lors de cette seconde période, est une « praxis », c’est-à-dire le
« terme le plus large pour désigner une action concertée par l’homme, quelle
qu’elle soit, qui le met en mesure de traiter le réel par le symbolique »141.
Ici le réel est le trou dans le symbolique. La psychanalyse n’est pas
orientée vers la réalité, mais vers le réel, un concept non ontologisant. Quand
nous avons écrit que la science cherche sa garantie ultime sur les neurones, les
gens ou les particules infiniment petites, elle ontologise le réel en lui donnant un
caractère de réalité. « Traiter le réel par le symbolique » est la formule précise
qui résume l’intérêt de Lacan pour le poème et le mathème, qui guident d’ailleurs
ses explorations dans la science et la religion. C’est la praxis comme une
articulation entre pratique et savoir. Quand Lacan affirme que la structure est
« ce qui ne s’apprend pas de la pratique »142 il souligne la question de la
transmissibilité du mathème. Mais la singularité de chaque cas résiste à toute
approche universelle, d’où la nécessité du poème. Le poème a pour vocation la
singularité tandis que le mathème est du côté de l’universalité de la
transmission. Le mathème est aussi singulier quand il est la localisation d’une
impasse régionale d’une formalisation. Tous les deux, mathème et poème,
doivent résister à la tentation du sens143 et à la transmission initiatique. La
traversée de la science et de la religion par Lacan lui permet de formuler qu’il y a
quelque chose qui ne peut pas être transmissible ou enseignable par des moyens
traditionnels : « [la psychanalyse] introduit dans l'enseignement une exigence
inédite : celle de l'inarticulé »144. Traiter, enseigner et transmettre « l’inarticulé »
en traversant la science et la religion est la tâche qu’entreprend la psychanalyse à
l’aide du poème et du mathème.
141 Jacques LACAN, Les quatre concepts, p. 11. 142 Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, op. cit., p. 461. 143 « C’est que la psychanalyse ne puisse y contribuer à ce qu’on appelle l’herméneutique, qu’à ramener la philosophie à ses attaches d’obscurantisme » Jacques LACAN, « Réponses à des étudiants en philosophie » in Autres écrits, op. cit., p. 210. 144 Jacques LACAN, « Situation de la psychanalyse en 1956 », op. cit., p. 463.
135
1.2.3. La psychanalyse et la science comme pratiques discursives (1968-1974)
Le discours analytique n'est pas un discours scientifique, mais un discours dont la science nous fournit le matériel, ce qui est bien différent145.
–Jacques Lacan, …ou pire
Suite à une formulation de la psychanalyse en termes linguistiques, Lacan prend
au sérieux cette direction pour radicaliser son projet. En effet, dans le deuxième
temps de la relation entre science et psychanalyse chez Lacan son rapport à la
linguistique est syntactique. C’est ainsi que Lacan ajoute toujours un élément
hétérogène : le phallus comme vide de signification, le sujet comme faille, l’objet
a comme manque d’objet. Dans ce troisième temps de la relation entre science et
psychanalyse, il formule à nouveau la psychanalyse en termes de linguistique
pragmatique. La psychanalyse, après avoir pivoté autour de la parole et du
langage, arrive au temps du discours. Ainsi, les inquiétudes du philosophe
français Michel Foucault, des linguistes américains Charles Sanders Pierce, John
Austin et John Searle, sont reprises par Lacan.
Un discours est mesuré par ses conséquences. Tout discours a des
conséquences, car un dire est effectivement un acte : c’est la dimension
performante de la linguistique, c’est-à-dire des actes illocutoires. Dire est une
forme d’agir. Agir est une façon de parler. Même se taire est une action qui a des
conséquences. Lacan examine le statut de lien social, ses modes et les effets de la
parole induits par ces modes de lien social.
Lacan arrive à une formalisation de trois éléments auparavant développés
dans son enseignement, mais aussi présents dans l’œuvre du philosophe Michel
Foucault : savoir, pouvoir et sujet. Lacan formalise ces trois éléments, mais sous
la forme littéralisée du S1 –signifiant maître/pouvoir–, S2 –savoir–, $ –sujet
divisé– et en introduisant un élément absent chez Foucault : l’objet a –la
jouissance, la cause du désir ou l’objet perdu.
145 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIX : …ou pire [1971-1972], Paris, Seuil, 2011, p. 141.
136
Il s’agit d’une formalisation nommée « les quatre discours », qui va de son
séminaire sur le « plus-de-jouir »146 jusqu’au séminaire XX, Encore, où il change
la formalisation des discours en développant plutôt la topologie des nœuds,
notamment son fameux nœud borroméen.
Ce n’est pas le moment de développer les antécédents des fameux
« quatre discours », pas plus d’expliquer leur fonctionnement, mais de souligner
les conséquences d’une telle construction, à propos du lien entre science et
psychanalyse. En effet, c’est à partir de la formalisation des discours que Lacan
peut avancer les aspects suivants : a) la radicalisation de la division du sujet
entre science et savoir, mais aussi entre énoncé et énonciation au point que cet
axe devienne le paradigme de l’intervention du psychanalyste ; b) l’élévation de
la science et de la psychanalyse à la hauteur des pratiques discursives ; c)
l’introduction de la jouissance, prise en considération dans la pratique d’autres
savoirs comme la philosophie, la science ou la religion. Il s’agit de la spécificité du
« champ lacanien » comme champ propre à la psychanalyse ; d) la séparation de
la fonction de la science du discours scientifique ; e) la fonction de l’écriture dans
la science et dans la psychanalyse. L’écriture en tant que lisière du réel, de
l’indicible et évidemment du sens ; et, f) le désabonnement de l’écriture des
mathématiques. Ce que Jean-Claude Milner appelle « littéralisation »147
ou « hyperstructuralisme »148.
Si le second temps de la relation entre science et psychanalyse dégage
plus clairement la question de la division du sujet –liée à la forclusion de la
vérité–, le troisième temps approfondit cette division et insiste sur la direction
de la linguistique « performative ». Maintenant il s’agit de la division du sujet
entre énoncé et énonciation –tâche commencée dès le graphe du désir– : « Où
veux-je en venir, sinon à vous convaincre que ce que l'inconscient ramène à
notre examen, c'est la loi par quoi l'énonciation ne se réduira jamais à l'énoncé
146 Jaques LACAN, Le séminaire, Livre XVI : D’un Autre à l’autre [1968-1969], Paris, Seuil, 2006. 147 Jean-Claude MILNER, Clartés de tout. De Lacan à Marx, d’Aristote à Mao. Entretiens avec Fabien Fainwaks et Juan Pablo Lucchelli, Paris, Verdier, 2011, p. 14-17 et 66-67. 148 Jean-Claude MILNER, L’ Œuvre Claire, Paris, Seuil, 1995, p. 111.
137
d'aucun discours ? ». La soi-disant division du sujet a des conséquences dans la
conception même de la science. Lacan continue149 :
Ne disons pas que j'y choisis mes termes quoi que j'aie à dire. Encore qu'il ne soit
pas vain de rappeler ici que le discours de la science, en tant qu'il se
recommanderait de l'objectivité, de la neutralité, de la grisaille, voire du genre
sulpicien, est tout aussi malhonnête, aussi noir d'intentions que n'importe quelle
autre rhétorique.
La division du sujet est insurmontable, soit par la science, la psychanalyse ou
tout autre savoir. Mais la psychanalyse comme pratique discursive traite avec la
division elle-même du sujet. La psychanalyse ne peut pas guérir le sujet de sa
division, mais l’interroger, l’écouter, mesurer ses effets et inventer un savoir-faire
avec cette division.
Il faudrait mettre l’accent ici sur l’incurabilité de la division et, surtout, sur
le caractère de pratique discursive, voire sociale, de la psychanalyse comme de la
science. Si Lacan avait déjà affirmé –dans « La science et la vérité » – que la
religion, la magie, la science et la psychanalyse ont été des pratiques sociales,
l’accent est mis maintenant sur la dimension discursive de ces pratiques.
Les explorations lacaniennes sur le terrain de la discursivité du langage
prennent leur départ dans un examen du langage en tant que fondement du lien
social. D’ores et déjà, pour Lacan, le lien social est organisé par une structure
discursive qui inclut le sujet, le pouvoir, le savoir et l’objet a comme jouissance.
C’est à cet égard qu’un discours est d’abord un mode de traitement de la
jouissance par le langage et organisé pour une structure qui a des fissures. C’est
aussi pour cette raison que le discours organise un mode de traitement de la
jouissance, impliquant l’existence d’éléments hétérogènes qui dépassent la
parole : le sujet divisé, la jouissance et les impasses de la structure.
Ainsi, un discours est à la fois, une manière de renoncer à la jouissance,
mais aussi une localisation et un traitement de ladite jouissance. Un discours
149 Jacques LACAN, « La métaphore du sujet » in Écrits, op. cit., p. 892.
138
montre la forme dont le savoir est organisé, la place du sujet, ainsi que la
manière dont le pouvoir s’exerce. En ce sens, un discours peut servir à autre
chose qu’à signifier ; par conséquent, il signale la possibilité d’un lien social sans
paroles.
La dimension discursive, « pragmatique », s’occupe des phénomènes
linguistiques qui incluent le lien social ainsi que des énoncés, véritables actions
qui ont des conséquences dans la réalité. Les places discursives déterminent
l’énonciation et, donc, le sens d’une phrase. Autrement dit, le même énoncé
change son sens à partir de sa position d’énonciation. Bref, un discours montre
comment les modèles fondamentaux des liens sociaux déterminent les
énonciations effectives et leurs significations à l’intérieur des discours.
Dès le moment où Lacan signale qu’il n’y a que quatre discours –du
maître, de l’université, de l’analyste et de l’hystérie– la question s’impose : est-ce
que la science coïncide avec un régime discursif ou est-elle, elle-même, un
discours ? La science est-elle un discours différent de ces quatre discours
mentionnés par Lacan ? Souvenons-nous que Lacan n’a pas respecté sa propre
règle et a écrit un cinquième discours150.
D’emblée, Lacan considère que la science est un résultat du discours du
maître151 :
…quelqu'un, du rapport strict de S1 à S2, a extrait pour la première fois comme
telle la fonction du sujet, j'ai nommé Descartes — Descartes tel que je crois
pouvoir l'articuler, non sans accord avec au moins une part importante de ceux
qui s'en sont occupés —, c'est de ce jour que la science est née.
150 Cf. La conférence prononcée par Lacan à l’Université de Milan en mai 1972. Jacques LACAN « Du discours psychanalytique » in Giacomo CONTRI (dir.), Lacan in italia/Lacan en Italie, La Salamandra, Milan, 1978. Néanmoins, nous pouvons soutenir que même si Lacan a utilisé le terme « discours » pour désigner le capitalisme, il n’a pas une fonction semblable, car il manque justement le lien entre les deux places supérieures du discours. Ce « discours » n’est pas un discours non plus, car la place désignée pour la vérité est accessible –ce qui est impossible dans un vrai discours. 151 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XVII : L’envers de la psychanalyse [1969-1970], Seuil, Paris, 1991, p. 22.
139
Nonobstant, parfois il semble que la science n’est pas un résultat, mais un
élément qui renforce le discours du maître : « au discours du maître qu'elle a
définitivement stabilisé de l’appui de la science »152. Dans la première citation
Lacan fait référence à la science moderne, mais quelques séances plus tard, il
signale que l’effet, le résultat du discours du maître est la science ancienne : « le
savoir du maître se produit comme un savoir entièrement autonome du savoir
mythique, et c'est ce qu'on appelle la science »153.
Ensuite, Lacan corrige sa position et il avance que dans la philosophie le
savoir suit la structure du discours du maître, tandis que dans la science le savoir
a la structure du discours de l’université154 :
La philosophie a joué le rôle de constituer un savoir de maître, à soustraire au
savoir de l'esclave. La science telle qu'elle est actuellement venue au jour
consiste proprement en cette transmutation de la fonction.
Si le savoir est à une place différente dans chaque discours, sa nature change. Les
savoirs philosophiques et scientifiques sont absolument différents par leur
position, mais aussi par leur rapport aux autres éléments : le pouvoir et le rôle
du sujet. Dans la science, le savoir a une propension à la totalité, tandis que dans
la philosophie le savoir est le produit d’une relation d’expropriation155 :
Il est impossible de ne pas obéir au commandement qui est là, à la place de ce
qui est la vérité de la science — Continue. Marche. Continue à toujours plus savoir.
(…) En effet, comme dans tous les autres petits carrés ou schémas à quatre
pattes, c'est toujours celui qui est ici, en haut et à droite, qui travaille — et pour
faire jaillir la vérité, car c'est le sens du travail. Celui qui est à cette place, dans le
discours du maître c'est l'esclave, dans le discours de la science c'est le a
étudiant.
152 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XVIII : D’un discours qui ne serait pas du semblant [1970-1971], Seuil, Paris, 2006, p. 151. 153 Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 103. 154 Ibid., p. 173. 155 Ibid., p. 120.
140
Que le savoir soit différent selon sa place dans un discours, montre le lien entre
le discours du maître et le discours de l’université comme un changement du
statut de savoir, voire de la science ancienne à la science moderne : « [c]'est tout
à fait légitime si nous voyons que, radicalement, le discours universitaire ne
saurait s'articuler qu'à partir du discours du maître »156. Dans la science,
transmutation du savoir philosophique, le pouvoir –le signifiant maître– se
trouve dans la place de la vérité. L’implication immédiate, par exemple, est qu’à
chaque fois qu’un scientifique parle au nom de la science –en qualité d’expert– il
est pris par la vérité du pouvoir. Le pouvoir est constitué par les exigences
économiques ou les décisions des élites, qu’elles soient savantes ou financières.
La différence entre la philosophie et la science réside dans la place qu’occupe le
savoir dans chaque discours, la place de l’esclave qui travaille dans la première et
la place du tout-savoir destiné à civiliser le sujet –le a-étudiant– dans le second.
Cet exemple constitue une illustration de l’organisation des éléments qui
déterminent l’énonciation et les effets de sens. Une même phrase peut avoir un
sens différent selon le discours ; le sens d’un énoncé est décidé par son
énonciation.
De la même façon Lacan assigne à la science le discours de l’hystérique
dans la mesure où le sujet met en question la place du pouvoir et le maître qui la
détient157 :
Quelle que soit la fécondité qu'ait montrée l'interrogation hystérique, qui, je l'ai
dit, l'introduit le premier dans l'histoire, et bien que l'entrée du sujet comme
agent du discours ait eu des résultats très surprenants, dont le premier est celui
de la science, ce n'est pas là pour autant qu'est la clé de tous les ressorts. La clé
est dans le questionnement de ce qu'il en est de la jouissance.
De même que la science est inscrite non seulement dans le discours du maître,
mais aussi dans celui de l’hystérie, la philosophie est inscrite dans ce dernier
156 Jacques LACAN, D’un discours qui ne serait…, op. cit., p. 43. 157 Jacques LACAN, Encore, op. cit., p. 205-106.
141
discours : « [cela se] manifeste dès l'origine dans l'hystérie de Socrate, et dans les
effets de la science, à revenir au jour plus tôt qu'on ne peut l'imaginer »158 .
Finalement, Lacan assimile la science à un « discours » qui n’est pas
exactement un discours, en l’occurrence celui du capitalisme159 :
On n'a pas attendu pour le voir que le discours du maître se soit pleinement
développé pour montrer son fin mot dans le discours du capitaliste, avec sa
curieuse copulation avec la science. Cela s'est toujours vu, et en tout cas, c'est le
tout de ce que nous voyons quand il s'agit de la vérité, de la vérité première tout
au moins, de celle qui nous intéresse tout de même un peu, quoique la science
nous y fasse renoncer en nous donnant seulement son impératif, Continue à
savoir dans un certain champ.
Finalement, à quel discours appartient le « discours de la science » ? Comme
nous l’avons déjà dit, certains discours se servent de la science. Par conséquent,
la science est un élément qui fonctionne selon son insertion dans chaque
structure discursive –maître, université, hystérie. Première conclusion : Lacan
distingue « discours de la science » et la « science », cette dernière étant un
élément permutant dans chaque discours, généralement comme S2 ou savoir :
« [l]e discours analytique n'est pas un discours scientifique, mais un discours
dont la science nous fournit le matériel, ce qui est bien différent »160. Seconde
conclusion : Lacan fait un usage « faible » et « fort » du terme « discours ».
En effet, les soi-disants « quatre discours radicaux » sont des discours
dans le sens fort tandis que « le discours de la science » ou le « discours du
capitalisme » sont dans le sens faible. La différence réside dans la formalisation
du discours, mais aussi dans le lien social. Le discours de la science n’est pas
formalisé ; il s’agit plutôt d’un ensemble d’énoncés qui organisent le savoir. Pour
sa part, le discours du capitalisme est formalisé, mais il ne comporte pas du lien
social ; il lui manque le vecteur entre les deux places supérieures du discours.
158 Jacques LACAN, D’un discours qui ne serait…, op. cit., p. 240. 159 Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 126. 160 Jacques LACAN, …ou pire, op. cit., p. 141.
142
Aucun des « quatre discours » n’équivaut au « discours de la science », pas plus
que le « discours du capitalisme ».
La séparation entre science et discours de la science implique que les
deux termes aient des conséquences : « Je ne suis absolument pas en train de
dire que la science est là qui nage comme une pure construction, qu'elle ne mord
pas sur le réel »161. Il s’ensuit que le discours de la science a des conséquences
sur le réel dans la mesure où tout discours est une pratique. C’est alors que nous
pouvons conclure que, selon Lacan, la science est une pratique discursive en tant
qu’élément d’un discours. Bref, dans le troisième temps de la relation entre
science et psychanalyse, Lacan élève tous les deux savoirs à la hauteur des
pratiques. Elles ne sont plus des savoirs dans la mesure où elles sont des
articulations entre les éléments : savoir, vérité, sujet et jouissance.
Nonobstant, il semble invraisemblable que les nommés « quatre
discours » soient formalisés « mathématiquement » au point d’être quasiment
des formules mathématiques, les mathèmes. Ce dernier point répond à la
question de la différence entre « science » et « discours de la science ». Dans le
discours de la science, l’élément « science » reste du côté du savoir ; c’est une
symbolisation en tant qu’ensemble d’énoncés organisés. Disons aussi que
discours de la science correspond au sens commun de ce qu’on appelle
« science » dans la vie quotidienne : un ensemble de savoirs. Lacan pour sa part
persévère dans sa conception de la science selon la voie koyréenne de la
mathématisation comme écriture. La formalisation des discours est rendue
possible grâce à un noyau écrit de la science. En dernier ressort, la science est
une question cruciale pour la psychanalyse dans la mesure où elle comporte des
traits écrits.
Pour Lacan, il y a trois manières de penser la « science » : a) « discours de
la science » comme organisation du savoir qui implique un lien social ; b)
161 Jacques LACAN, D’un discours qui ne serait…, p. 43.
143
« science » comme ensemble de savoirs –énoncés organisés– ; c) finalement, la
« science » comme « matière » écrite.
Pourquoi le noyau écrit de la science est-il si important ? Car la fonction
de l’écrit permet d’articuler des éléments hétérogènes, d’évider tout discours de
sens et d’inscrire ce qui est à la limite du symbolique, donc qui est indicible.
Il est possible d’affirmer que l’écriture mathématique dépouille la science
de toute tentation de sens, lui donne une rigueur, donnant la possibilité de
penser des choses inédites et de les transmettre162 : « Il ne faudrait quand même
pas l’oublier, notre science n’est opérante que d’un ruissellement de petites
lettres et de graphiques combinés ». Les mathématiques en tant qu’écriture –
lettres et graphiques– constituent le noyau radical de la puissance de la science
et elles rendent possible le progrès même de la science : « Pourquoi ne pas faire
aussi la part du lieu où se situent ces fabrications de la science, si elles ne sont
rien d'autre que l'effet d'une vérité formalisée ? » se demande Lacan.
Lacan extrait de la science l’écriture mathématique pour formaliser les
quatre discours, mais aussi pour penser la science et la psychanalyse comme des
pratiques discursives. Pour cette raison, nous pouvons comprendre l’importance
de la triple séparation entre science comme écriture, science comme discours
(ensemble des énoncés) et science en tant qu’élément d’un discours (S2, savoir).
Lacan dégage la tache scripturale de la science à partir de son séminaire sur le
semblant, le séminaire XVIII, qui apporte une lumière nouvelle sur les
formalisations mathématiques. Disons que la formalisation a une dimension
symbolique qui donne de la rigueur et transmissibilité, mais petit à petit, Lacan
travaille avec des dimensions réelles : la jouissance, le réel et l’irreprésentable.
La formalisation mathématique en tant symbolisation demeure insuffisante pour
Lacan ; pour lui, l’écriture est à la lisière entre le réel et le symbolique, ce qui
ouvre une possibilité plus radicale pour traiter et penser le réel.
162 Ibid., p. 123.
144
« Entre la jouissance et le savoir, la lettre ferait littoral » affirme Lacan163.
Cela ouvre à la psychanalyse, en tant que pratique, la possibilité de modifier le
régime de la jouissance sans appel au savoir ou au sens. Savoir quelque chose sur
l’inconscient ou même sur notre manière de jouir n’est pas suffisant pour
changer le régime paradoxal de la jouissance, régime qui nous fait toutefois
souffrir. Bien que Lacan ait fait la séparation entre savoir de la compréhension et
le soi-disant « se rendre compte » –qui appartient au domaine de l’imaginaire–,
un savoir impersonnel ou inconscient demeure insuffisant pour avoir une
incidence sur la jouissance. « Comment intervenir sur le réel de la jouissance
avec le symbolique ? » voilà, semble-t-il, la question fondamentale qui s’impose à
Lacan.
Une fois de plus, c’est la science qui va orienter la réponse de Lacan ; la
lettre, la dimension écrite de la science, va guider le psychanalyste dans sa
recherche. Néanmoins, conformément à sa réputation contestataire, Lacan fait
fonctionner la lettre d’une façon distincte. Lacan formule ainsi le contraste de la
lettre en psychanalyse164 : « le truc analytique. Ne sera pas mathématique. C’est
bien pour ça que le discours analytique se distingue du discours scientifique ». La
lettre signale l’impasse intérieure de toute structure, discours, formation
symbolique ou même de l’inconscient –en tant que structure. L’impasse de toute
structure est le nom du réel. Le trou de la structure, la béance du symbolique, n’a
pas un « au-delà », car la fissure même est le réel. Le « truc » mathématique en
tant que lettre –inscription– est la localisation de l’impasse, c’est-à-dire du
réel165 :
C'est là que le réel se distingue. Le réel ne saurait s'inscrire que d'une impasse de
la formalisation. C'est en quoi j'ai cru pouvoir en dessiner le modèle à partir de la
formalisation mathématique en tant qu'elle est l'élaboration la plus poussée qu'il
nous ait été donné de produire de la signifiance. Cette formalisation
163 Ibid., p. 117. 164 Jacques LACAN, Encore, op. cit., p. 105. 165 Ibid., p. 85.
145
mathématique de la signifiance se fait au contraire du sens, j'allais presque dire à
contre-sens.
Nous sommes au zénith du nommé « mathème » qui avait à cette époque un rang
d’idéal pour la psychanalyse. Ici « mathème » prend le sens non pas de
mathématisation ou de formalisation, mais de localisation et de transmission
d’une impasse.
La question de l’impasse et son impossibilité d’un « au-delà » est centrale
pour la psychanalyse lacanienne. Par exemple, au début du XXe siècle il existait
une discussion sur les limites de la langue et ce qui peut être dicible ou non. Le
cas de Ludwig Wittgenstein était à cet égard paradigmatique : le septième
aphorisme du Tractatus nous signale les limites de la parole selon Wittgenstein :
« Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »166. La solution de
Wittgenstein pour les limites de la langue, pour ce qui n’est pas dicible, est le
silence. Inversement, Lacan montre une autre solution : en face des limites de ce
que dans la langue est indicible nous pouvons écrire. L’écriture montre, écrit les
limites de la langue, au-delà de laquelle, il n’existe rien : les limites de la langue
constituent le réel lui-même. En face du réel la solution de Wittgenstein est le
silence qui ouvre la porte au mysticisme ou aux solutions initiatiques. Chez
Lacan, la solution est immanente à la lettre, car le réel, ce réel innommable et
indicible pour la langue, peut s’écrire sans appel à un métalangage –ce que Lacan
appelle l’Autre de l’Autre. L’écriture peut s’inscrire dans n’importe quelle
structure symbolique des impasses tels l’identité, l’ensemble des ensembles ou
les paradoxes du menteur167 sans appel au métalangage, référence objective ou
élément transcendant. La tentation du métalangage, référence ou élément
transcendent nous amènerait au mysticisme silencieux, au sens religieux, au
délire scientifique ou à une position initiatique.
166 Ludwig WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, Paris, 2001, p. 121. 167 Ou le paradoxe d’Épiménide qui se formule ainsi: « Un homme disait qu'il était en train de mentir. Ce que l'homme disait est-il vrai ou faux ? ».
146
Cette localisation de l’impasse par la lettre et sa transmission
subséquente n’est possible que par la formalisation. Cette formalisation dans la
clinique se constitue par le parcours de chaines signifiantes qui se déploient par
le biais de « l’association libre ». Si le « truc » psychanalytique n’est pas
mathématique, quel serait le « truc » psychanalytique qui se rendrait possible
par la lettre ? Cette interrogation nous amène à la question de la jouissance168 :
Néanmoins, regardons de près ce que nous inspire l'idée que, dans la jouissance
des corps, la jouissance sexuelle ait ce privilège d’être spécifiée par une impasse.
Dans cet espace de la jouissance, prendre quelque chose de borné, fermé, c'est
un lieu, et en parler, c'est une topologie. Dans un écrit que vous verrez paraître
en pointe de mon discours de l'année dernière, je crois démontrer la stricte
équivalence de topologie et structure.
Lacan extrait l’écriture de la science par sa fonction de lettre, c’est-à-dire par sa
puissance de localisation et de transmission. Bref, aux bords des impasses de la
structure inconsciente demeure la jouissance ; la lettre localise les bords en
inscrivant les limites de ces bords, ce qui rend possible une intervention sur la
jouissance et une transmission des impasses, mais non pas la jouissance elle-
même.
Pour cette raison, ce troisième temps de la relation entre science et
psychanalyse est signé pour un usage littéral de la science. Par cette voie, il est
possible de comprendre pourquoi les appareils formalisés les plus raffinés sont
« les quatre discours » et « les formules de la sexuation ». En effet, tous ces
appareils constituent des formules écrites qui ne sont pas des modèles, mais des
localisateurs des impasses : chaque discours et chaque partie des formules de
sexuation montrent par les biais de l’écriture les impasses d’une structure. Les
quatre discours écrivent les impasses de tout lien social et les formules de la
sexuation les impasses de toute tentative d’identité sexuelle. Aux bords de ces
impasses, Lacan situe la jouissance.
168 Ibid., p. 14.
147
Après la séparation entre vérité et savoir, suivie par l’équivalence entre le
sujet de la science et le sujet de la psychanalyse, Lacan introduit dans un
troisième temps l’élément de la jouissance. En un certain sens, l’écriture des
quatre discours organise tous ces mouvements : $, S1- S2 et a. La nouveauté du
troisième temps est la considération de la jouissance dans la pratique
scientifique et psychanalytique. Lacan constitue ce qu’il aimerait appeler « le
champ lacanien »169 :
Je mets de temps en temps mon nez dans un tas d'auteurs qui sont des
économistes. Et nous voyons à quel point cela a de l'intérêt pour nous, analystes,
parce que s'il y a quelque chose qui est à faire, dans l'analyse, c'est l'institution
de cet autre champ énergétique, qui nécessiterait d'autres structures que celles
de la physique, et qui est le champ de la jouissance. (…) Pour ce qui est du champ
de la jouissance — hélas, qu'on n'appellera jamais, car je n'aurai sûrement pas le
temps même d'en ébaucher les bases, le champ lacanien, mais je l'ai souhaité —,
il y a des remarques à faire.
Le champ d’études de la psychanalyse c’est la jouissance et ce n’est pas
important si elle se trouve dans la science, la religion, l’économie ou l’art. Lors de
la découverte de la jouissance, la question entre science et psychanalyse change
une fois de plus. Nous pouvons formuler ce changement en paraphrasant le
Lacan du second temps de la relation entre science et psychanalyse : permanente
donc restait la question qui fait notre projet radical : celle qui va de : la
psychanalyse est-elle une science ? à : qu’est-ce qu’une science qui inclut la
jouissance ?
Dans le second temps, celui qui comprend « La science et la vérité », Lacan
abandonne implicitement son projet de rendre la psychanalyse scientifique –en
perpétuant l’idéal freudien, mais formalisé. Le troisième temps radicalise cet
éloignement ; il y a une séparation nette entre la science et la psychanalyse en
tant que pratiques discursives. La divergence n’est ni une impuissance de la
169 Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, p. 93.
148
psychanalyse ni une bataille contre la science. Il s’agit plutôt d’une
reconnaissance d’une partie irréductible de la psychanalyse et de la fondation de
son propre champ. Lacan part de l’irréductibilité du sujet divisé, entre savoir et
vérité, entre énoncé et énonciation (La science et la vérité). Cette irréductibilité
découle à une indifférence par rapport à la science. Ensuite, il se dirige vers le
champ lacanien, c’est-à-dire la jouissance sous ses trois formes : plus-de-jouir,
objet perdu et cause du désir (Séminaire XX, Encore). Il s’agit aussi de la
puissance de l’écriture mathématique comme cœur de la science. Ce dernier
point est crucial, non seulement pour la rigueur théorique, mais pour la pratique
dans la mesure où la lettre écrit les positions discursives et localise les impasses
d’une structure. La lettre fonctionne comme une boussole pour trouver le réel et
la jouissance. Nous pouvons conclure que la littérarisation de la psychanalyse
nous donne le code pour déchiffrer l’importance de la science pour la
psychanalyse. En conséquence, l’écriture de la science, de la logique ou des
mathématiques, purifie la psychanalyse de tout sens et contenu « imaginaire ».
Paradoxalement l’écriture rend possible une contamination de la jouissance dans
la psychanalyse.
Après la division du sujet entre savoir et vérité, Lacan discerne aussi cette
division du sujet entre énoncé et énonciation. Les quatre discours formalisent,
écrivent cette division à l'aide de la lettre, une lettre qui localise les impasses et
la jouissance. La lettre n’est possible que par son extraction de la science, une
science qui n’a pas la fonction d’un discours scientifique. Lacan fait alliance avec
la science dans la mesure où elle a un noyau écrit. Il s’agit d’un usage littéral de la
science. Telles sont les opérations complexes faites par Lacan dans ce troisième
temps qui sont matérialisées par « les quatre discours » et « les formules de la
sexuation », les mathèmes par excellence.
Les explorations de cette période nous orientent aussi sur l’utilisation que
Lacan fait du mathème et du poème. C’est alors, par exemple, que le mathème
prend une figure d’écriture plutôt que celle d’une formalisation grâce à
l’extraction de la lettre comme noyau de la science. La fonction du mathème n’est
149
pas encore la formalisation ; en psychanalyse, la rigueur épistémologique fait
place à une littérarisation directement engagée dans la pratique. La lettre a une
fonction de localisation du réel envisageant une possible intervention clinique
qui changerait le régime de la jouissance. L’écriture du mathème est aussi le
paradigme de la transmission hors langage, donc de l’indicible ou de ce qui est à
la limite du langage.
Dans ce troisième temps, la question du mathème est plus claire, tandis
que la fonction du poème reste un peu obscure. Il semble que le poème prend la
forme de lalangue, en un seul mot, et en ce sens-là, il est sous la tutelle de la
jouissance. Il est surprenant que dans son séminaire XX, Lacan propose comme
idéal le mathème et introduise simultanément le terme lalangue qui, à nos yeux,
est la forme actuelle du poème. Le point paradoxal se trouve justement au vortex
de l’insensé, de l’indicible. Il existe une béance dans toute structure qui est
localisée par la lettre du mathème. Sur les bords de la béance habite la
jouissance, jouissance qui a besoin d’une intervention pour modifier son régime.
Le poème, en tant que lalangue, c’est-à-dire en tant que langue imprégnée de
jouissance, peut être le paradigme de l’intervention. Ce sont justement les
mystères de la jouissance du langage, de lalangue qui, nous semble-t-il,
amèneront Lacan à se poser la question du poème qui aurait comme but de faire
entrer le corps en résonance.
150
1.2.4. La littéralisation de la science : nodologie et pratique du « bavardage » (1975-1981)
C'est la pensée qui se communique, par le malentendu, bien entendu. Alors, faisons de la communication, et disons en quoi consiste cette conversion par quoi la science s’avère distincte de toute théorie de la connaissance.
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse170
« La psychanalyse n’est pas une science », affirme finalement Lacan dans sa
séance du 15 novembre 1977171. En effet, à partir de 1971, et plus décidément
dès 1974, Lacan va intensifier ce type de déclarations. Trois ans avant sa mort,
lors du 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris, il conclut cette situation de la
manière suivante172 :
Tel que maintenant j’en arrive à le penser, la psychanalyse est intransmissible.
C’est bien ennuyeux. C’est bien ennuyeux que chaque psychanalyste soit forcé –
puisqu’il faut bien qu’il y soit forcé – de réinventer la psychanalyse.
Une science, dont chaque scientifique doit réinventer sa propre pratique, n’est
pas envisageable. La psychanalyse ne peut pas aspirer à un statut scientifique
dès le moment où il n’existe aucun progrès –ou accumulation de savoir– entre
une génération et la suivante. Le jugement d’intransmissibilité confirme la non-
appartenance de la psychanalyse au champ de la science. La célèbre phrase « je
ne cherche pas, je trouve »173 empruntée par Lacan à Picasso, n’est qu’un
exemple de l’écart entre science et psychanalyse.
170 Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, p. 186. 171 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXVI : Le moment de conclure [1977-1978]. Inédit. 172 Jacques LACAN, « 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur La transmission » in Lettres de l’École, 1979, n° 25, vol. II, p. 219. 173 Jacques LACAN, …ou pire, op. cit., p. 170.
151
Pour compliquer les choses, Lacan recourt au critère de réfutabilité
poppérien pour insister sur le caractère non scientifique de la psychanalyse174.
En plus, le dernier point d’appui « scientifique » de la psychanalyse, la
linguistique, est finalement abandonné : de plus en plus, Lacan affirme le
caractère équivoque de la linguistique.
En définitive, Lacan, après avoir proposé la formalisation mathématique
comme le but de la psychanalyse, comme idéal pour la transmission, trouve que
l’appel au langage équivoque, pour le mathème, est incontournable : « On ne sait
absolument pas ce qu'ils veulent dire, mais ils se transmettent. Il n'en reste pas
moins qu'ils ne se transmettent qu'avec l'aide du langage ». Cependant, le
langage, comme nous l’avons pointé, a une nature équivoque. L’équivocité du
langage va « infecter » toutes les conceptualisations lacaniennes : les titres de ses
séminaires, par exemple, Encore (un corps, encore), Les non-dupes errent (Les
noms du père) et RSI (hérésie). Même l’équivoque translinguistique est en
jeu175 :
Supposez que quelqu’un entende le mot Unbewusst répété 66 fois et qu’il ait ce
qu’on appelle une oreille française. Si ça lui est seriné bien sûr, pas avant, il
traduira ça par Une bévue. D’où mon titre, où je me sers du « du » partitif, et je dis
qu’il y a de l’une bévue là-dedans.
En effet, le titre de son séminaire L'insu que sait de l'une-bévue s'aile à mourre
comporte des équivoques translinguistiques : L’insu que sait = L’insuccès
(anglais) ou l’une-bévue = l’Unbewusst (allemand). L’équivocité du langage ne
fait pas partie d’un jeu de langage, mais il a comme but une possible modification
du régime de la jouissance par la parole. L’exemple le plus célèbre d’une
174 « [La psychanalyse] Ce n’est même pas une science du tout. Parce que comme l’a montré surabondamment un nommé Karl Popper, c’est que ce n’est pas une science parce que c’est irréfutable » Jacques LACAN, Le moment de conclure, séance du 15 novembre 1977. 175 Jacques LACAN, « Journées de l’École freudienne de Paris : Les mathèmes de la psychanalyse » in Lettres de l’École, 1977, n° 21, p. 508.
152
intervention de ce type faite par Lacan est donné par son analysante Suzanne
Hommel176 :
Un jour, dans une séance, je parle à Lacan d’un rêve que j’ai fait. Et je lui ai dit :
« je me réveille tous les matins à 5 heures » et j’ajoute : « c’est à 5 heures que la
Gestapo est venue chercher les juifs dans leur maison ». À ce moment Lacan se
lève comme une flèche de son fauteuil, vient vers moi et me fait une caresse
extrêmement douce sur la joue. J’ai compris « Gestapo », le « geste à peau ». (…)
Et cette surprise-là n’a pas fait diminuer la douleur, mais je peux en faire une
autre chose, la preuve est maintenant 40 ans après.
La nature non univoque de la langue est pour Lacan un pouvoir qui sert à
éteindre le symptôme177.
Cette dernière période de la relation entre science et psychanalyse se
caractérise pour une approche qui est d’emblée fragmentaire. Cette époque
correspond à ce que Jean-Claude Milner178 appelle le moment de la
« déconstruction » chez Lacan, après un classicisme qui comporte deux étapes.
Pendant cette époque Lacan lance, d’une façon aphoristique, aporétique et
provocatrice, des énoncés qui, d’un côté, attaquent la science et de l’autre,
rendent les tâches de la psychanalyse plus humbles. Nous donnerons trois
passages de Lacan où il s’oppose à la science :
1) « La science et la religion vont très bien ensemble. C’est un Dieu-lire ! »179
2) « La psychanalyse –je l’ai dit, je l’ai répété tout récemment– n’est pas une
science. Elle n’a pas son statut de science, et elle ne peut que l’attendre, l’espérer.
Mais c’est un délire dont on attend qu’il porte une science »180
176 Interview à Suzanne Hommel in Gérard MILLER, Rendez-vous chez Lacan (film), Paris, Editions Montparnasse, 2012, min. 16:54. 177 « en fin de compte nous n'avons que ça, l’équivoque, comme arme contre le sinthome. (…) cette équivoque qui pourrait libérer du sinthome. (…) c’est uniquement par l'équivoque que l’interprétation opère. Il faut qu'il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne ». Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXIII : Le sinthome [1975-1976], op. cit.,, p. 17. 178 Jean-Claude MILNER, L’Œuvre claire, Paris, Seuil, 1995, p. 159-173. 179 Jacques LACAN, L’insu que sait…, séance du 10 mai 1977.
153
3) « La science n’est rien d’autre qu’un fantasme, qu’un noyau fantasmatique »181
Et trois citations qui montrent une psychanalyse plus modeste :
1) [La psychanalyse est une] « pratique de bavardage »182
2) [La psychanalyse] « c’est le biais pratique pour mieux se sentir »183
3) « l’analyse est réellement la queue de la médecine, la place où elle peut trouver
refuge »184
À la fin de son enseignement, et à la suite d’une sévère réévaluation de la science,
Lacan destitue la science de sa position d’idéal. Le rejet final de la science pour la
psychanalyse, mais en même temps sa reconnaissance comme condition
nécessaire de l’émergence de la psychanalyse, ne peut être expliqué que par une
certaine ambigüité. En effet, il est possible de poser la question dans les termes
du philosophe François Balmès185 : soit la psychanalyse est une science par
accident, soit la psychanalyse est une science par essence. Ce problème peut se
poser ainsi :
1. Ce n’est pas une science parce qu’il s’agit d’autre chose. La psychanalyse
n’est pas une science « par essence » ou « par structure », pour employer
le jargon psychanalytique.
2. Ce n’est pas une science, bien que sa vocation ou son ambition, sa
destination soit d’en être une. La psychanalyse n’est pas une science « par
accident ».
180 Jacques LACAN, L’insu que sait…, Séminaire inédit, 11 janvier 1977. 181 Jacques LACAN, Le moment de conclure, séance du 20 décembre 1977. 182 Idem. 183 Jacques LACAN. L’insu que sait…, séance du 14 décembre 1976. 184 Jacques LACAN, « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines » in Journal Scilicet, no. 6/7, Paris, 1976, p. 18. 185 François BALMÈS, « Quelle recherche pour une pratique de bavardage ? » in La psychanalyse : chercher, inventer, réinventer. Eres, Paris, 2004, p. 55.
154
Même si les deux réponses sont non seulement opposées, mais exclusives, la
réponse de Balmès est que ces deux réponses sont correctes ! Comment rendre
compte de cette contradiction ? La raison réside en ce que la « psychanalyse »
désigne deux choses différentes dans chaque proposition. En effet, dans le
premier cas, la psychanalyse en tant que pratique ne ressort pas de la science
(par essence ou structure) ; dans le second, la psychanalyse comme théorie de
l’inconscient ne satisfait pas les critères de la science (par accident).
Le rejet de la psychanalyse de l’idéal de la science est en accord avec trois
éléments qui débordent le cadre de la science, à savoir : la psychanalyse est une
expérience, un discours et une pratique. Ces trois éléments échappent au sens de
l’expérience scientifique, à la mesure du discours de la science et aux critères de
réfutabilité –car la psychanalyse est une pratique.
Cependant, pour Lacan, que la science soit un délire n’empêche pas que
parfois elle trouve une confirmation dans le réel. De même, que la science ne soit
qu’un fantasme ne diminue pas son efficacité pour produire des effets réels.
Cette dernière remarque, nous montre que Lacan a, dans un certain sens,
renversé l’opposition que Freud avait faite à propos de la priorité de la
psychanalyse, comme lorsque Freud souligne que « en réalité la ligne de
démarcation se situe entre la psychanalyse scientifique et ses applications dans
les domaines médical et non médical »186. Dans cette citation, la psychanalyse
« appliquée » peut être opposée à la psychanalyse « pure ». « Pure », dans le
contexte de l’œuvre freudienne, signifie la psychanalyse en tant que science de
l’inconscient –comme nous l’avons vu au début de ce chapitre. Chez Freud, la
psychanalyse la plus « vraie », la plus « pure » est la psychanalyse qui aspire à la
scientificité. Inversement, chez Lacan, la psychanalyse pure n’est pas encore une
science, mais une pratique. Donc, l’essence de la psychanalyse est la pratique.
À la fin de son enseignement, après avoir extrait la lettre de la science –en
tant que mathématisation koyréenne de l’univers–, Lacan est capable d’avancer
186 Sigmund FREUD, « La question de l’analyse profane » in Œuvres complètes, vol. XVIII, Paris, PUF, p. 86.
155
une formalisation au moyen de la topologie de nœuds. Ce dernier mouvement est
corrélatif d’une désidéalisation du mathème. En effet, la formalisation que
comporte la topologie de nœuds n’est pas un calcul, mais une littéralisation
« régionale » ou des pièces minimalistes d’écriture. Rien de global ou des
explications totalisantes dans l’usage de la topologie de nœuds dans l’œuvre de
Lacan. Bien au contraire, ce recours peut rendre compte de l’équivocité du
langage, de la nature singulière de chaque cas clinique et il évite le désir de
maîtriser de la science que dénonce Heidegger. Chez Lacan ce refus au désir
scientifique pour maîtriser la nature s’exprime d’une manière non romantique :
la contingence des écritures « nodologiques »187. La topologie de nœuds
comporte aussi une simplicité plus pragmatique pour la psychanalyse ; d’ailleurs,
elle montre la raison pour laquelle à cette époque les ambitions sont plus
modérées chez Lacan. En outre, la topologie introduit une dimension
« artisanale » dans la psychanalyse, ce qui démontre pourquoi la topologie est
proche de la poésie : poiesis en grec signifie « produire », terme qui est en
relation avec celui de techné, la production artisanale. Lacan était conscient de ce
mouvement. Dans la première séance de son séminaire sur Le sinthome, Lacan
annonce le sujet : la relation entre l’art et la psychnalyse. Plus précisément :
comment la littérature de James Joyce interpelle la psychanalyse ? Dans cette
séance, il souligne le lien avec l’artisan : « cet art qui est ce qui, du fond des âges,
nous vient toujours comme issu de l'artisan fait non seulement subsister sa
famille, mais l'illustre, si l'on peut dire »188.
Lacan se pose une question heideggérienne : la relation entre téchne et
poiesis comme deux productions créatives. Pour nous, cet axe poiesis-téchne
écarte la psychanalyse de la science considérée comme technique. Pour le dire
plus précisément : le geste de littéralisation de la topologie de nœuds rend possible
une approche plus rigoureuse qui introduit à la fois la question de la poésie et de la
187 Nous empruntons ce terme à Alain Cochet. Alain COCHET, Nodologie lacanienne, Paris, L’Harmattan, 2002. 188 Jacques Lacan, Le sinthome, op. cit., p. 22.
156
création artisanale ; ce dernier élément est crucial pour la clinique
psychanalytique. L’intérêt croissant pour la topologie de tresses confirme pour
nous cette thèse189.
Il serait difficile de ne pas voir que les questions heideggériennes ne
cessent pas de revenir dans l’œuvre lacanienne. L’option de Lacan pour l’art
comme téchne a des résonances heideggériennes. De plus en plus Lacan cède sur
la voie scientifique et il s’approche de la position heideggérienne par rapport à la
technique (comme ontologisation). Nous pouvons voir cette proximité dans la
formulation du discours capitaliste ; à cette époque, Lacan est plus convaincu et
il compare la science avec la pulsion du mort. Même si la science n’est qu’un
fantasme, elle a des conséquences concrètes. Il s’agit de la science et la technique
comme volonté de maîtrise190 :
La science est une futilité qui n'a de poids dans la vie d’aucun, bien qu’elle ait des
effets, la télévision par exemple. Mais ses effets ne tiennent à rien qu'au
fantasme qui, écrirai-je comme ça, qui hycroit. La science est liée à ce qu'on
appelle spécialement pulsion de mort. C'est un fait que la vie continue grâce au
fait de la reproduction liée au fantasme.
La pulsion de mort freudienne et la volonté de maîtrise ont une structure
similaire ; la première est de statut libidinal et la seconde est une formulation
onto-philosophique. À la différence d’Heidegger, Lacan montre les ressorts
psychiques et libidinaux de la science : c’est le domaine du fantasme.
Pourtant, Lacan nous donne à travers la topologie, une voie anti-
métaphysique pour penser la manière non-ontologisante de la science.
Effectivement, pour Lacan, l’ontologisation de l’être ne se fait qu’en niant la
castration, un manque fondamental. Ce manque, béance ou trou dans n’importe
quelle structure s’énonce après 1975 avec le syntagme suivant : « il n’y a pas de
189 Le travail de Fabián Schejtman en Argentine constitue un exemple de prolongement des explorations de Lacan sur la topologie de nœuds et de tresses. Cf. Fabián SCHEJTMAN, Sinthome : Ensayos de clínica psicoanalítica nodal, Buenos Aires, Grama, 2013. 190 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXVII. Le moment de conclure, séance du 20 décembre 1977, inédit.
157
rapport sexuel ». Après avoir essayé de se débarrasser de la métaphysique de
l’Un –dans son séminaire intitulé « …ou pire »– à l’aide de la linguistique, la
logique et la théorie des ensembles, Lacan tente la topologie. La topologie a un
rapport moins totalisant, moins représentationnel et moins imaginaire et
symbolique que la géométrie. Lacan peut identifier des fantasmes qui refoulent
le fait qu’il n’y a pas de rapport sexuel –la béance, le manque, le trou– non
seulement dans la science, mais aussi dans les mathématiques191 :
Il n’y a pas de rapport sexuel, certes, sauf entre fantasmes. Et le fantasme est à
noter avec l'accent que je lui donnai quand je remarquai que la géométrie, (l'age
et haut-maître hie écrit au tableau), que la géométrie est tissée de fantasmes et
du même coup, toute science.
La science est capturée par un fantasme. La psychanalyse doit être avertie de ce
fantasme inhérent à la science. Ce fantasme peut s’exprimer de manière
géométrique, voir topologique comme Lacan le suggère. Alain Cochet écrit192 :
La pulsion scopique et l’objet regard se trouvent-ils reposer structurellement sur
le plan projectif, le cross-cap. Cette structure du cross-cap est à entendre comme
la « bâti du fantasme » qui fonde la logique fantasmatique.
Erik Porge arrive à des conclusions similaires dans son livre sur Lacan et
Marguerite Duras193. Mais, est-ce que la situation est semblable aux autres
pulsions ? Cochet continue194 :
Un peu plus tard dans l’enseignement de Lacan, c’est l’objet oral qui se trouve lié
à la détermination mathématique de la limite de suites de nombres rationnels.
Le fantasme oral s’appuie en effet sur la convergence infinie des rationnels vers
une limite irrationnelle, jamais atteinte, dont le « nombre d’or » apparaît le
prototype.
191 Idem. 192 Alain COCHET, Nodologie lacanienne, p. 255. 193 Cf. Erik PORGE, Le ravissement de Lacan : Margueritte Duras à la lettre, Toulouse, Érès, 2015. 194 Alain COCHET, Nodologie lacanienne, p. 255.
158
De la même manière, le fantasme anal et le fantasme invoquant ont aussi une
structure mathématique, c’est-à-dire topologique195 :
L’objet voix sera plus tard renvoyé à l’ordre du transfini. La pulsion invoquant se
soutien d’une répétition infinie dont le modèle nous est donné par la suite des
entiers jusque dans leurs prolongements transfinis.
Enfin, l’objet anal correspond fantasmatiquement aux nœuds. La boucla
de matière fécale ou encore le nœud décoratif dont est entouré le paquet-cadeau
renvoient à un objet mathématisable, susceptible d’une théorie que Lacan
approche en quasi-précurseur dans les années 70.
De toutes les mathématiques, la topologie, notamment celle de nœuds et tresses,
comporte un rapport avec le monde moins métaphysique, moins ontologisant. Le
fantasme, donc, a un statut métaphysique. Ce dernier passage nous montre que
la science est fondée sur le fantasme, sur le refoulement d’une béance ou d’un
hiatus. La voie psychanalytique de Lacan –une route non-métaphysique, un
chemin qui accepte un manque– c’est une fois de plus la poésie ! C’est une
solution heideggérienne après la traversée de la psychanalyse de Freud196 :
La réalité n’est constituée que par le fantasme, et le fantasme est aussi bien ce
qui donne matière à la poésie. C’est-à-dire que tout notre développement de
science est quelque chose qui, on ne sait pas par quelle voie, émerge, fait
irruption, du fait de ce qu'on appelle rapport sexuel. Pourquoi est-ce qu’il y a
quelque chose qui fonctionne comme science ? C’est de la poésie.
La question est paradoxale. Si le fantasme a un statut métaphysique, comment
une approche non-ontologisante de la poésie est possible si elle tire sa matière
première du fantasme ? Autant pour Lacan que pour Heidegger, la question n’est
pas de nier la métaphysique, mais de la traverser197. Si la poésie est faite d’une
195 Idem., p. 256. 196 Jacques LACAN, Le moment de conclure, séance du 20 décembre 1977. 197 Sur ce point nous retenons le commentaire de Badiou dans son séminaire sur Lacan : « Certes, pour Lacan, il y a un déroutement philosophique du penser (qui, chez Heidegger, est la métaphysique elle-même), il y a un s’oupirer métaphysique. Mais, point capital pour l’antiphilosophie de Lacan, ce déroutement s’avère originairement scindé : il n’y a pas d’histoire
159
substance métaphysique –le fantasme– elle peut aller au-delà de cette substance.
Comment est-ce possible ? C’est possible par l’intermédiaire de cette forme
d’écriture qu’est la topologie. La topologie de nœuds permet de retenir la lettre –
c’est la littéralisation sans mathématisation198. Poésie et topologie sont solidaires
par l’écriture. La science reste capturée par l’horizon fantasmatique en bouchant
la béance structurelle tandis que la psychanalyse, au moyen de la poésie et la
topologie, peut traverser ce fantasme même si elle en est le produit. Autrement
dit, Lacan est proche de la solution heideggérienne, mais grâce à l’écriture
topologique et à sa lecture psychanalytique de la science, ayant une structure
fantasmatique, il est indifférent à la science : Lacan la pose dans la place qui lui
correspond. La science, comme la philosophie et la religion, doit se traverser.
Dans cette traversée, il faut que la psychanalyse soit avertie des duperies,
mirages et illusions de la science.
Traverser une analyse, traverser le fantasme. Cette figure de « traversée »
est de plus en plus présente chez Lacan. Cette traversée est solidaire d’un
parcours « à l’envers ». La clé est donnée par le discours de l’analyste au
séminaire XVII : le discours du maître montre une relation S1 S2 tandis que le
discours de l’analyste se fait à l’envers, du S2 vers S1 en passant par $ et a, sans
aucun rapport entre S2 et S1. C’est d’ailleurs ce qui donne le titre du séminaire
XVII : « l’envers de la psychanalyse » ou « la psychanalyse à l’envers » –selon
l’édition. La place d’un signifiant « moins bête » est en bas et à droite en tant que
unique du déroutement philosophique de la pensée. […] le rapport fondamental de Lacan à la philosophie est d’une tout autre nature. Ce n’est pas un rapport historial, car ce qu’il veut, c’est soumettre la philosophie à une épreuve. […] C’est à l’épreuve de cet acte qu’on va discerner la position philosophique, la diviser, la faire apparaître comme une intrication indémêlable d’opérations sur l’être et d’opérations sur le désêtre ». Alain BADIOU, Le séminaire. Lacan. L’antiphilosophie 3. 1994-1995, Paris, Fayard, 2013, p. 74-75. La science, comme la philosophie, fait de la métaphysique, ontologise l’être. Cette ontologisation de l’être chez Heidegger prend la forme d’un oubli de l’être, comme rapport historial. En revanche, chez Lacan le geste métaphysique c’est l’union de la philosophie par l’Un –notamment sur son séminaire …ou pire, d’où la référence à « s’oupirer »–. D’ailleurs le geste métaphysique et ses opérations arrivent à l’intérieur de la science. En tout cas pour Heidegger, comme chez Lacan, l’opération contre la métaphysique est de traverser cette histoire des « erreurs » métaphysiques. Pour le dire plus simplement : la vérité non-métaphysique n’émerge que par ses erreurs. La figure de la traversée est historique chez Heidegger et prend la forme de navigation entre l’être et le désêtre chez Lacan. 198 « La mathématique fait référence à l’écrit, à l’écrit comme tel ; et la pensée mathématique, c'est le fait qu'on peut se représenter un écrit ». Jacques LACAN, Le moment de conclure, séance du 10 janvier 1978.
160
production discursive ; à cette époque, il est lié à la poésie. Le relais de cette
manière de concevoir la psychanalyse –un parcours, une traversée à l’envers– se
trouve dans la séance du 14 décembre 1976 : la « contre-psychanalyse »199.
Il est intéressant de trouver que même le rôle du mathème, si nous
prenons le mathème comme localisation d’une impasse, se définit en termes
d’équivocité200 :
Il y a eu un nommé Cantor qui a fait la théorie des ensembles. Il a distingué deux
types d'ensembles : l'ensemble qui est dénombrable et –il le remarque– à
l'intérieur de l'écriture, à savoir que c’est à l'intérieur de l’écriture qu'il fait
équivaloir la série des nombres entiers, par exemple, avec la série des nombres
pairs. Un ensemble n'est dénombrable qu’à partir du moment où on démontre
qu'il est bi-univoque.
L’une des impasses de la théorie des ensembles se trouve dans la
dénombrabilité, c’est-à-dire dans la non-correspondance univoque –donc bi-
univoque– entre les éléments de deux ensembles infinis. La fondation de
l’équivocité peut se montrer d’une manière mathématique dans cette impasse.
La fonction du psychanalyste n’est pas d’entendre ou de dire quelque chose, mais
de lire et d’écrire. Sa fonction est plus proche d’un métier presque artisanal
comme celui de l’éditeur201 :
Le lisible, c'est en cela que consiste le savoir. Et en somme, c'est court. Ce que je
dis du transfert est que je l’ai timidement avancé comme étant le sujet –le sujet,
un sujet est toujours supposé, il n'y a pas de sujet, bien entendu, il n'y a que le
supposé– le suppose-savoir, qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Le
supposé-savoir-lire-autrement.
En modifiant sa première formulation sur le transfert, Lacan propose que
l’analyste sache lire autrement. En effet, au moyen de l’écriture, l’analyste casse
l’homophonie et produit une différence. Le psychanalyste lit autrement. 199 Jacques LACAN, L’une-bévue…, séance du 14 novembre 1977. 200 Jacques LACAN, Le moment de conclure, séance du 10 janvier 1978. 201 Idem.
161
L’écriture fait une discrimination entre termes homophoniques ou équivoques et
pendant cette discrimination elle fraye un chemin202 :
Dire est autre chose que parler. L'analysant parle. Il fait de la poésie. Il fait de la
poésie quand il y arrive – c’est peu fréquent -, mais il est art. Je coupe parce que
je veux pas dire il est tard. L'analyste, lui, tranche. Ce qu'il dit est coupure, c’est-
à-dire participe de l’écriture, à ceci près que pour lui il équivoque sur
l'orthographe. (…) C'est pour ça que je dis que, ni dans ce que dit l'analysant, ni
dans ce que dit l’analyste, il y a autre chose qu’écriture. L'analyste tranche à lire
ce qu'il en est de ce qu'il veut dire, si tant est que l'analyste sache ce que lui-
même veut.
La tâche du psychanalyste est de lire et d’écrire, pour trancher à l’aide de
l’équivoque de l’équivoque, ouvrir un chemin, frayer une nouvelle voie. Pour
cette raison, Lacan s’est intéressé à la poésie écrite chinoise dans son séminaire
18 –« d’un discours qui ne serait pas du semblant ». La poésie écrite chinoise
pointe un trou, une béance. Plus précisément : la fonction de la poésie –écrite–
c’est de perforer. Pour Michel Bousseyroux, par exemple, la topologie de nœuds
c’est justement ce qui continue d’une façon majeure le programme lacanien
d’explorer les pouvoirs de l’écriture203.
La poésie, l’écriture et la topologie, tels sont les éléments qui sont plus
proches du métier que de la science. Une fois que Lacan extrait l’écriture des
mathématiques –le cœur de la science au sens koyréen galiléen– il juge la science
comme une rêverie qui a des effets concrets. À la fin, il nous semble que Lacan
partage partialement le jugement heideggérien de la science comme « volonté de
maîtrise » dans le sens qui il prend pour Lacan : faire liaison et nier les béances.
En revanche, Lacan trouve dans la poésie écrite et la topologie des alliés pour
renouveler la psychanalyse. Pour Lacan, contrairement à Heidegger, la science
202 Ibid., séance du 20 décembre 1977. 203 « ce qu’il cherchait [Lacan] dans le chinois, il l’avait enfin trouvé dans le borroméen » ou « il semble bien que Lacan ait cherché dans la langue chinoise écrite une écriture nodale de la lettre et de la jouissance », Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érés, 2014, p. 92 et 95.
162
est un savoir qu’il faut traverser pour le rendre indifférent à la psychanalyse.
Pour ce faire, il est nécessaire de placer la science au bon endroit : celui d’une
production fantasmatique. Pour Lacan la poésie nouée à la topologie n’est
nullement de la beauté ou de la création esthétique, mais un outil pour défaire
une liaison et tracer un chemin à l’aide de l’écriture. Mais l’importance de la
topologie réside dans ses capacités à rendre compte des coupures des liaisons et
des nouvelles liaisons. La topologie, qui est une écriture, a aussi le pouvoir de
n’être pas uniquement une représentation imaginaire.
La poésie et la topologie se lient pour évider le sens, évacuer les
représentations imaginaires et travailler avec des « bouts de réel »204. Toutes les
deux constituent un travail d’artisan plutôt que de scientifique.
Nous pouvons résumer le rapport entre psychanalyse et science à la fin de
l’enseignement de Lacan ainsi :
1) Suite à une traversée sévère au cœur de la science, Lacan renverse la
position de Freud : la priorité, l’essence de la psychanalyse c’est la
pratique. L’idéal scientifique est destitué. La science peut rendre compte
de l’émergence de la psychanalyse ; elle nous donne certaines clés des
mathématiques en tant qu’écriture mathématique ;
2) Le résultat d’une traversée par la logique, la linguistique, les
mathématiques et la topologie des graphes et des surfaces permet à Lacan
d’extraire la lettre –la fonction de l’écrit– à la science. La théorie des
ensembles et la logique lui ouvrent la voie au « pas-tout », c’est-à-dire une
façon de construire une praxis qui peut supporter une clinique cas par 204 « L'écriture, ça m'intéresse, puisque je pense que c'est par des petits bouts d'écriture que, historiquement, on est rentré dans le réel, à savoir qu'on a cessé d'imaginer. L'écriture des petites lettres mathématiques est ce qui supporte le réel », « Moyennant quoi je ne réaliserai pas ce que je voudrais, qui serait de vous donner un bout de réel ». C'est bien en quoi le mathème, au réel, en rajoute. En effet, cette correspondance n'est pas la fin du réel, contrairement à ce qu'on s'imagine, on ne sait pourquoi. Comme je l'ai dit tout à l'heure, nous ne pouvons atteindre que des bouts de réel (…) Il y a un jour un nommé Newton qui a trouvé un bout de réel », Jacques LACAN, Le sinthome, op. cit., p. 68, 119 et 123.
163
cas. Lacan passe de l’axe général-particulier –axe logique de la science– à
l’axe universel-singulier –axe de la psychanalyse. Similairement, il passe
de l’axe logique nécessaire-possible à l’axe contingent-impossible.
Lalangue, le côté féminin et la contingence205 sont des nouveaux défis
pour Lacan. Suite aux incursions mathématiques et logiques, Lacan trouve
dans la topologie une manière de s’approcher de ces défis.
3) La psychanalyse et la science sont évaluées par Lacan sur les plans de
l’expérience, du discours et de la pratique. De ce point de vue la poésie et
l’écriture sont plus pertinentes pour la psychanalyse, car elle travaille
avec des équivoques pour changer le régime de la jouissance206 ;
4) Le mathème en tant localisation d’une impasse subsiste à cette époque,
mais il glisse vers l’équivoque. La topologie a un côté plus artisanal grâce
à l’extraction de l’écriture de la science. Lacan « littéralise » la
psychanalyse à l’aide de deux pratiques écrites : la poésie et la topologie ;
5) Le thème heideggérien de la science en tant que technologie, voire
ontologisation de l’être revient sous la forme du fantasme. Une fois de
plus l’antidote c’est la poésie comme chez Heidegger. En revanche, Lacan
d’une manière similaire –mais pas identique– se fie aux pouvoirs de la
poésie liée à la topologie en tant qu’écriture. Lacan change l’angle
d’attaque : éviter l’ontologisation de l’être c’est choisir l’axe téchne-poiésis.
La psychanalyse n’est pas science au sens technique, mais une pratique
créatrice, une pratique artisanale. Il s’agit toujours de l’alliance entre
poésie et topologie grâce à l’écriture.
205 Cf. Monique DAVID-MÉNARD, Eloge des hasards de la vie sexuelle, Paris, Hermann, 2011. Par exemple : « La vie sexuelle, telle que la situation analytique la convoque, est le laboratoire d’une contingence nouvelle » (4ème de couverture). 206 Tel est aussi la thèse de Jean-Louis Sous : « Paradoxalement poursuit-il [Lacan], une écriture qui pend la forme de petites lettres ne saurait prétendre à garantir « l’authenticité » du mathème (elle peut encore être simili ou imitation) alors qu’il souligne que la nomination de l’une-bévue… ça, ça serait un « vrai » mathème ! », Jean-Louis SOUS, Prendre langue avec Jacques Lacan. Hybridations, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 93. D’ailleurs, c’est la manière dont nous lisons la phrase de Lacan qui affirme que la poésie est « effet de sens, mais aussi bien effet de trou », Jacques LACAN, L’insu que sait, séance du 17 mai 1977.
164
Enfin, Lacan est confronté à un problème ancien, celui de la tension du mathème
et du poème. Nonobstant, cette tension apparaît sous un autre aspect. En effet, il
s’agit d’une tension sur l’écriture, proche du registre du réel, et non pas sur la
formalisation de la linguistique qui est plus proche du registre symbolique. Suite
à une évaluation sur trois décennies, Lacan arrive à une conclusion et une
extraction : la psychanalyse est une pratique et la science est importante dans la
mesure où elle porte l’écriture. L’écriture rend possible une sorte de
« réconciliation » entre mathème –via la topologie– et le poème –via l’inscription
qui perce les équivoques.
1.2.5. Conclusions lacaniennes
L’analyse n’est pas une science, c’est un discours sans lequel le discours dit de la science n’est pas tenable par l’être qui y a accédé depuis plus de trois siècles ; d’ailleurs le discours de la science a des conséquences irrespirables pour ce qu’on appelle l’humanité. L’analyse c’est le poumon artificiel grâce à quoi on essaie d’assurer ce qu’il faut trouver de jouissance dans le parler pour que l’histoire continue.
–Jacques Lacan, Entretien207 Nous avons montré comment Lacan, en ayant une formation plus
épistémologique que Freud, a dégagé le rôle fondamental des mathématiques
pour la fondation de la nouvelle science inventée par Freud. Les explorations
freudiennes sur les terrains de la science, la religion, la philosophie et la
littérature ont été si diverses et fécondes pour fonder la nouvelle praxis de la
psychanalyse. Néanmoins, Freud est resté sur une conception de la science
empirique et sur la base des sciences naturelles. Son idéal est toujours resté
scientifique, notamment pour son rôle de père fondateur et de vecteur d’une
nouvelle science. Que la science continue à être l’idéal –notamment sous la forme
de la mathématisation– n’implique pas que la science soit idéalisée. Juste au
contraire.
207 Jacques LACAN, « Entretien » in Revue Le Coq-héron, no. 46/47, 1974.
165
Comme nous l’avons déjà vu, les incursions lacaniennes sur le terrain des
mathématiques ont été nécessaires grâce à l’essence « mathématisante » des
sciences naturelles. À cet égard, nous pouvons conclure que Lacan prolonge la
psychanalyse freudienne en lui donnant une nouvelle base scientifique. Les
modèles et usages géométriques –par exemple l’optique pour l’appareil
psychique– sont quelques résultats de son approche scientifique. Cette
continuation du projet scientifique freudien sous la forme de la mathématisation
retient néanmoins l’une des caractéristiques les plus importantes de l’héritage
freudien : le périple par la religion, l’art et la littérature pour tisser la théorie et la
pratique psychanalytique. Lacan ajoute la mathématique et la philosophie.
Nous avons périodisé l’approche lacanienne à la science en quatre temps :
a) la science comme le terrain natif de la psychanalyse (1953-1963) ; b)
l’inversion de la question de la scientificité de la psychanalyse (1964-1967) ; c) la
formulation de la science et la psychanalyse en termes discursifs (1968-1974) ;
et d) la littéralisation de la science et la psychanalyse (1975-1981). Ces temps
ont de continuités et de discontinuités. Il existe aussi un mouvement
d’introduction des éléments qui radicalisent l’approche du dernier temps. En ce
sens là, la continuité est du côté de la radicalisation d’une question qui s’est
posée dans la dernière période, et la discontinuité provient de l’introduction de
nouveaux éléments (division du sujet, vérité comme cause, jouissance, discours,
etc.). La discontinuité peut se clarifier aussi par une nouvelle approche de la
question de la relation entre science et psychanalyse ou par une nouvelle
formulation de la science –grâce à une clarification d’origine psychanalytique.
Dans la première période, Lacan conçoit la science comme le terrain natal
de la psychanalyse dû à son fondement formalisant et le sujet partagé par la
science et la psychanalyse. À l’opposé de Freud, il commence en fondant la
scientificité d’une manière formalisante et non empirique. Cette formalisation,
selon la conception koyréenne de la science, se réalise au début par la
linguistique moderne en s’appuyant sur Lévi-Stauss et Roman Jakobson. Lacan a
un double intérêt pour la linguistque : il s’agit pour lui d’une formalisation qui
166
donnerait la base épistémologique à la découverte de l’inconscient et d’une façon
de traiter l’inconscient d’une manière non-ontologisante. La thèse Koyréenne
d’une fondation scientifique par le biais de la formalisation mathématique –sous
la condition d’une géométrisation de l’univers– a été accompagnée d’un aperçu
fondamental chez Lacan : une lecture freudienne du sujet cartésien. Il s’agit du
sujet divisé, sujet que la science foreclôt. À cette époque la science était une
question de rigueur et, de cette manière, désidéalisée. La formalisation de la
psychanalyse, qui donne de la rigueur épistémologique et constitue une base
scientifique, implique une conception structuraliste de l’inconscient. Le
syntagme « l’inconscient est structuré comme un langage » constitue la base de la
formalisation et la différence minimale pour différencier formalisation et
structure. La structure empêche de concevoir un rapport direct entre les
phénomènes et la linguistique. La formalisation est une espèce de structure de
second degré qui organise la structure.
Ensuite, dans la deuxième période, entre 1964 et 1976, Lacan est plus
critique vers la science en radicalisant certains points du premier temps.
Effectivement, le sujet de la science et de la psychanalyse reste le même.
Néanmoins, ses traitements sont opposés : la science suture le sujet et la
psychanalyse s’ouvre à la division du sujet. Ce clivage est radicalisé en prenant la
forme d’une division entre vérité et savoir. Lacan a créé avec le sujet barré une
nouveauté dans l’histoire de la pensée. Il ne s’agit pas d’un sujet qui n’est ni un
effet du langage –ou de la structure– ni un sujet transcendantal, autoréflexif ou
transparent à soi-même. Le sujet divisé entre le savoir et la vérité, qui est en effet
des signifiants, a une possibilité d’exister entre les signifiants ou dans la division
même. Lacan a aussi inventé le corrélat de ce sujet qui ne coïncide pas avec soi-
même : l’objet a, un objet qui n’existait pas d’origine, mais que le moi
expérimente comme un objet perdu. Ainsi, les thèmes qui dominent la relation
entre science et psychanalyse sont la suture du sujet et la forclusion de la vérité
comme cause (l’objet a). À l’aide de la religion, Lacan peut concevoir une réponse
contraire à la science : l’introduction du « Nom-du-Père ». Car la science foreclôt
167
la vérité comme cause et suture le sujet, Lacan ne se demande plus si la
psychanalyse est une science, mais s’il s’agit d’une science qui inclurait la
psychanalyse, c’est-à-dire la vérité comme cause et le sujet divisé –en les
réintroduisant à la science par le Nom-du-Père. Pour cette raison, nous parlons
d’une « exclusion interne » de la psychanalyse à la science.
Puis, dans la troisième période, entre 1968 et 1974, Lacan continue à
approfondir la division du sujet, pas seulement entre signifiants ou entre vérité
et savoir, mais entre énoncé et énonciation. En effet, en introduisant la théorie
des discours, Lacan trouve que la division du sujet prend la forme de la distance
entre énoncé et énonciation. Avec cette théorie, il conçoit la science pas comme
un savoir, mais comme une pratique discursive qui inclut des impossibilités et de
la jouissance –l’un des éléments introduits par Lacan à cette période. Ces
mouvements lui permettent de distinguer le discours de la science de la fonction
de la science. Pour ce motif, Lacan peut discerner autant la distinction entre
science et technique que la complicité entre le discours de la science et le
discours capitaliste –qui est une autre formulation de la technique comme
ontologisation de l’être chez Heidegger. Finalement, Lacan discerne la différence
entre l’écriture et la parole, ce qui lui donne la possibilité de séparer le signifiant
de la lettre, de problématiser la question du sens en psychanalyse et
d’approfondir les incidences du symbolique sur le réel.
Finalement, dans la quatrrème période, Lacan sépare définitivement la
psychanalyse de la science par une littéralisation de la psychanalyse et de la
science. Suite à une traversée sévère à l’aide de la psychanalyse et d’autres
savoirs –philosophie, science, linguistique, art– Lacan considère que la question
prioritaire de la psychanalyse est la pratique. La science explique l’émergence de
la psychanalyse et nous donne des clés importantes pour la mathématique en
tant qu’écriture. Lacan extrait la lettre de la science au moyen de la théorie des
ensembles et de la topologie pour orienter sa pratique. La « pratique du
bavardage » qui suppose la psychanalyse a besoin des mathématiques pour
trouver une autre logique pour s’orienter. Pour Lacan, la science reste dans le
168
cadre des fantaisies et capturé par l’idéal d’un savoir qui peut tout expliquer. En
revanche, la psychanalyse, grâce à ses concepts et à sa clinique, peut se servir de
la science en extrayant la lettre pour éviter sa capture dans les mirages de la
science et formuler une pratique artisanale. Avec l’écriture de la théorie des
ensembles et la topologie, Lacan orient sa pratique en mettant la science dans la
bonne direction. Lacan est plutôt indifférent à l’autorisation scientifique dans
une position critique.
Nous pouvons conclure que Lacan n’a jamais cessé de penser à la science
pour concevoir et raffiner la psychanalyse –les dimensions pratique, théorique et
clinique. Par son caractère moderne, la psychanalyse est inséparable de la
science : par l’introduction du sujet et par une géométrisation qui évide tout
contenu de l’univers. Néanmoins, Lacan ne reste pas dans l’horizon de la science.
Il interroge plutôt la science par l’expérience et les découvertes de la
psychanalyse –qui s’appuient sur les éclaircissements de la religion, l’art et la
philosophie. Lacan radicalise la relation entre science et psychanalyse sans
rompre cette relation. Nous pouvons même parler d’une traversée nécessaire du
champ de la science par la psychanalyse –en l’interrogeant– pour éclaircir la
pratique, la théorie et la clinique psychanalytique.
2.3. Synthèse intermédiaire
Sans doute on ne passe pas impunément à l’envers
de Lacan, à l’envers de son enseignement. Il y a les fondements qui tremblent, il y a même un certain effet de panique. On se demande ce qui reste et ce qui reste on l’appelle, avec lui, des bouts de réel.
–Jacques-Alain Miller, Le tout dernier Lacan Tout n’est rien, mais après. Après avoir tout subi.
–Antonio Porchia, Voces
En somme, dans ce chapitre nous avons abordé la difficile question de la science
et la psychanalyse. Il ne s’agit pas de savoir si la psychanalyse est une science ou
169
pas. Il ne s’agit pas non plus de la relation entre science et psychanalyse tout
simplement. En fait, nous avons divisé le chapitre en deux parties : la première
sur Freud et la seconde sur Lacan. Ainsi, nous avons montré que la notion de
science chez Freud est une question non seulement de légitimer un nouveau
savoir, mais d’une quête pour donner de la rigueur à la psychanalyse. Chez Freud
la psychanalyse est soumise à l’épreuve de la science. Nous avons aussi dégagé
quatre thèses fondamentales sur cette soumission aux idéales scientifiques: la
science est une condition nécessaire, car elle a une signification seulement dans
l’horizon de la science ; la psychanalyse appartient aux sciences naturelles (elle
prend son modèle de la physique et la chimie) ; la « métapsychologie » est la
manière de rendre compte scientifiquement des processus inconscients et,
comme toutes les sciences, la psychanalyse doit rejeter les conceptions du
monde. Pour cette raison, dans le parcours freudien, la psychanalyse doit
s’obliger à répondre aux exigences des sciences naturelles. Même si la
psychanalyse est une pratique, il faut que sa pratique soit orientée par des lois et
des principes construits scientifiquement.
Nous avons ensuite montré une espèce de « pince scientifique » dans
l’œuvre freudienne. La constitution de cette pince comporte deux bras : une
métapsychologie qui importe son modèle de la physique et une manière de
concevoir et interpréter les formations de l’inconscient pris des fondements
« syntactiques » de la chimie. Cette pince permet de construire un objet
scientifique pour la psychanalyse et, ainsi, elle permet de rendre possible un
traitement des processus inconscients. Nous avons formulé cette pince dans cet
énoncé : le psychanalyste pense comme un physicien, mais il agit comme un
chimiste.
Nous avons également travaillé la question de la science chez Lacan. À
l’opposé de Freud, Lacan conçoit la science pas d’une manière empirique, mais,
en suivant la conception des révolutions scientifiques koyréens, de façon
formalisante. En plus, pour Lacan, il ne s’agit pas de soumettre la psychanalyse à
l’épreuve de la science, mais de maintenir une certaine tension entre science et
170
psychanalyse. Pour Lacan, la science ne peut pas recouvrir le champ de la
psychanalyse. Pour lui, comme nous l’avons montré dans le chapitre antérieur, la
construction de la rigueur psychanalytique doit se faire au moyen d’une
épistémologie qui puisse faire justice à la complexité des enjeux de la
psychanalyse. Pour cette raison, nous avons constaté quatre temps où Lacan
conçoit la relation entre science et psychanalyse en débordant la simple question
du statut scientifique de la psychanalyse. Dans ces quatre temps, Lacan a
envisagé plusieurs thèmes : la technique, la pratique, l’éthique, le sujet, la
religion, la magie, la philosophie, la théorie des discours, la topologie, etc. Lacan a
introduit des éléments extrascientifiques pour complexifier et pour tensioner
productivement la relation entre science et psychanalyse.
Nous avons décidé de développer quatre temps de cette relation : a) de
l’empirisme freudien à la formalisation lacanien ; b) l’exclusion interne de la
psychanalyse dans la science ; c) la science et la psychanalyse comme pratiques
discursives ; d) la littéralisation de la science pour concevoir la psychanalyse
comme une pratique du bavardage.
Dans le premier temps, la science est conçue comme une science moderne
–selon la thèse koyrée où elle prend le modèle de la mathématisation galiléenne
d’un univers géométrisé. Dans ce cas, la psychanalyse donne la rigueur
épistémologique et scientifique par l’intermédiaire des mathématiques. Lacan
rejet l’empirisme psychanalytique au profit d’un modèle de formalisation
linguistique considérablement influencé par la mathématisation de
l’anthropologie de Lévi-Strauss. Parallèlement, Lacan s’approche des questions
philosophiques pour introduire le sujet cartésien reformulé par la psychanalyse
freudienne, ce qui débouche sur le sujet divisé. Ce sujet, affirme Lacan, est le
même sujet de la science, mais l’orientation psychanalytique pour le traiter est
opposée à celui de la science. Pour cette raison Lacan énonce que le sol natal de
la psychanalyse et la science (en tant que formalisation).
Dans le second temps, la conception de la science chez Lacan se maintient
de la même façon. Néanmoins, Lacan radicalise la position du premier temps et il
171
renverse la relation entre science et psychanalyse. Maintenaient il n’est pas
question de se demander si la psychanalyse est une science ou si le sol natal de la
psychanalyse est la science, il s’agit plutôt de la question suivante : qu’est-ce
qu’une science qui inclut la psychanalyse ? Au moyen de cette interrogation
Lacan radicalise sa position par rapport à la science en posant trois questions : a)
la base pour différencier la science de la psychanalyse réside dans la suture du
sujet et la forclusion de la vérité dans la science ; b) la matière même de la
psychanalyse est le sujet que la science suture et la vérité comme cause que la
science forclos ; c) pour que la psychanalyse puisse traiter avec le sujet, il faut
diviser (entre savoir et vérité) et la vérité comme cause (la vérité en tant que
désir), il faut qu’elle traverse le champ de la science et la religion. Cette traversée
de la science et de la religion réintroduit le « Nom-du-Père » non seulement dans
la psychanalyse, mais aussi dans la science.
Le troisième temps redéfinit la conception de science. La science n’est pas
un savoir formalisé ou un savoir qui s’acquiert de manière empirique. Les deux
opérations qui changent la conception de science chez Lacan sont l’élévation de
la science à une pratique discursive et la séparation de la « fonction de la
science » et du « discours de la science ». En outre, Lacan radicalise la division du
sujet entre les binaires savoir-vérité et énoncé-énonciation, il prend en
considération la jouissance au point de la considérer comme la spécificité de la
psychanalyse et il dégage la fonction de l’écriture dans la science –en séparant le
signifiant de la lettre. Pour cette raison, la grande invention de cette période est
le mathème, celui des quatre discours et celui des « formules de la sexuation ».
Les deux mathèmes rendent compte de ces découvertes introduites para Lacan
entre 1964 et 1973.
Dans la dernière période, entre 1974 et 1981, Lacan affirme absolument
que la psychanalyse n’est pas une science (séance du 15 novembre 1977). C’est
la seule position que Lacan trouve après avoir vu de près les derniers ressorts de
la science. La science serait une pratique discursive qui puisse servir à la
dynamique capitaliste, un effet de la structure d’un fantasme ou une logique
172
universalisante à contre-courant de la pratique d’une expérience singulière qui
suppose la psychanalyse. Ce dégagement des fonctions de la science n’est
possible que par un long détour par la philosophie et la religion. Aussi par les
mathématiques et la littérature. L’alternative est de considérer la psychanalyse
comme une pratique plus proche de l’artisanat artisan que de la science. En effet,
il y a une espèce de « fragmentation » dans son approche théorique –au point de
parler de « bout de réel »208– et un croissant pour les nœuds. Une pratique
rigoureuse d’une psychanalyse qui doit traiter avec de « bouts de réel », a besoin
d’une pratique alternative de la lettre : une pratique mathématique, celle de la
topologie de nœuds.
Ce parcours par la relation entre science et psychanalyse a visé à comparer les
conceptions de science chez Freud et chez Lacan, à trouver ses similitudes et
différences ainsi que les continuités et discontinuités entre eux. Avoir un registre
des conceptions de la science dans ces deux auteurs nous préparera le chemin
pour nous approcher du rôle du Mathème et du Poème à l’égard des enjeux
scientifiques. Similairement, ce parcours clarifiera si l’intérêt de Lacan par le
Mathéme et le Poéme est une question qui se pose de manière épistémologique
ou en termes scientifiques. Pour cette raison, la séparation entre science et
technique, la formulation de la science comme pratique discursive ou encore
l’articulation aussi bien de la religion que de la philosophie, sont importantes
pour notre recherche. Que la science ne soit pas réductible à la technique, que la
science soit une pratique discursive ou que Lacan laisse tomber la science au
profit d’une pratique du singulier209 –pas sans la topologie de nœuds– sont des
questions capitales pour cette poursuite.
208 Jacques LACAN, Le sinthome, op. cit., p. 124. 209 Nous empruntons le terme « singulier » du livre de Gerardo Arenas qui soutient que le projet lacanien à l’égard de la science a été toujours une « quête du singulier ». Arenas s’est demandé pour la continuité ou non entre le « premier » Lacan et le « tout dernier » Lacan. Il a conclu que tout au long de son œuvre, même dans ses origines psychiatriques et non-psychanalytiques, Lacan a cherché à construire une « science de la singularité ». Arenas affirme que pour Lacan les mathématiques, la logique et la topologie ont été un des moyens le plus efficaces dans cette quête
173
CHAPITRE II – LE MATHEME CHEZ LACAN
[…] ledit langage comporte une inertie considérable, ce qui se voit à comparer son fonctionnement aux signes qu'on appelle mathématiques, mathèmes, uniquement de ce fait qu'eux se transmettent intégralement. On ne sait absolument pas ce qu'ils veulent dire, mais ils se transmettent.
–Jacques Lacan, Encore.
« Nul n’entre ici s’il n’est topologiste ! » (…) Serait-ce donc là la fonction de ce fameux désir de l’analyste, dans cette surface acosmique [bouteille de Klein], d’être celui qui sait tailler les quelques figures ?
–Jacques Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse.
Dans ce chapitre nous convoquerons la mathématique pour analyser le rôle
qu’elle a dans l’œuvre de Lacan. De même, nous allons tirer les conséquences
pratiques, théoriques et cliniques des usages des mathématiques dans l’œuvre
lacanienne. Dû à la grande quantité, diversité et détails qui ont les
mathématiques chez Lacan, nous avons choisi d’aborder cette question à
l’opposé des autres chapitres. Dans les autres chapitres nous nous approchons
de la question, disons d’une manière « classique », c’est-à-dire aborder le sujet –
science, poème– de façon historique avec une sorte de périodisation. En effet,
normalement nous avons commencé au début avec une recherche chez Freud,
puis une exploration chez Lacan.
Dans ce chapitre, nous allons renverser l’ordre : nous commencerons par
Lacan et finirons avec Freud. En outre, dans ce chapitre il ne s’agit pas d’une
périodisation comme telle, mais d’une périodisation qui serait le résultat d’une
analyse des références mathématiques chez Lacan. L’ordre entre Freud et Lacan
d’une science de la singularité. Cf. Gerardo ARENAS, En busca de lo singular. El primer proyecto de Lacan y el giro de los setenta, Buenos Aires, Grama, 2010.
174
est permuté car chez Freud la référence mathématique est presque absente –
lisible uniquement par une lecture lacanienne. Il convient par conséquent,
renverser l’ordre entre Freud et Lacan.
Nous procéderons ainsi : nous commencerons par une analyse des
séminaires de Lacan où nous pourrons dégager quatre grands ensembles des
éléments « mathématiques » : diagrammes, mathèmes, formalisations et
objets/sujets mathématiques. Ces quatre ensembles ont pour des raisons de
simplicité un nom générique : Mathème. Nous ferons une recherche exhaustive
des éléments mathématiques chez Lacan, c’est-à-dire une analyse de ses
séminaires pour y trouver des éléments de ces quatre grands ensembles. Nous
allons chercher les éléments mathématiques et ses usages seulement dans la
transmission orale de Lacan, c’est-à-dire dans la totalité de ses séminaires –
autrement nommé « enseignement »210. Même si Jean-Claude Milner affirme que
nous pouvons nous passer de séminaires de Lacan, car l’essentiel se trouve dans
ses écrits (il les nomme « scripta »)211, nous ne sommes pas parfaitement
d’accord. Nous pouvons renverser l’argument de la manière suivante : si les
scripta contiennent l’essentiel transmissible de la psychanalyse lacanienne –ils
sont une version compacte des séminaires–, les séminaires constituent le va-et-
vient de son enseignement. Ce dernier point peut être associé à l’un des usages
des mathématiques chez Lacan : la formalisation. Dans la formalisation le procès
et le work in progress est généralement plus important que l’objet déjà formalisé
ou le résultat de la formalisation. Il convient par conséquence, les tâtonnements
mathématiques que Lacan a faits dans son enseignement oral plutôt que les
versions plus « définitives » de sa transmission écrite.
Parfois nous ferons des références à certains écrits, lettres ou prononcés
publics pour approfondir notre analyse ainsi que pour localiser les antécédents
210 Jacques LACAN, Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005. Il est possible de faire une opposition non contradictoire entre l’enseignement et la transmission chez Lacan. Nous pouvons aussi assigner un rôle central à l’oralité –mais non exclusif– dans son enseignement, et un rôle prioritaire à l’écriture dans sa transmission. Cette remarque est importante, car cette distinction est aussi associée au rôle du mathème –écriture– et au rôle du poème –un dit qui est habituellement oral. 211 Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire. Lacan, la science, la philosophie, Paris, Seuil, 1995. Cf. Chapitre 1.
175
mathématiques de l’enseignement oral de Lacan. Par exemple, l’article « Le
nombre treize et la logique de la suspicion »212, le premier qu’il a écrit après la
guerre en 1946, est antérieur au commencement de l’enseignement de Lacan et
par conséquent ne constitue pas une synthèse d’un séminaire –comme c’est le
cas de « Le séminaire sur La lettre Volée » ou « Kant avec Sade ». Dans « Le
nombre treize… » nous trouvons l’une des premières références aux
mathématiques chez Lacan : la théorie des jeux.
Mis à part des séminaires et des –Écrits et Autres écrits– nous avons dans
l’ensemble des publications, des enregistrements transcrits et écrits non publiés
tels que les comptes rendus de ses séminaires, des conférences ou des
interventions diverses (lettres, entretiens, etcétéra). Parfois nous ferons des
références et des citations de cette autre partie de l’ensemble de l’œuvre de
Lacan. Par exemple, nous pouvons trouver des indications importantes à propos
du mathème dans le document de la clôture des Journées de l’École freudienne de
Paris : Les mathèmes de la psychanalyse213, notamment sur l’implication du
mathème dans le « dernier » Lacan. Nous le ferons pour clarifier ou pour
approfondir certains éléments et des usages des mathématiques que nous avons
trouvés dans ses séminaires.
Ce chapitre a deux parties : la première, consacrée au rôle des
mathématiques chez Lacan et l’autre, sur les éléments subtils des mathématiques
chez Freud. La première partie constitue, d’un côté, une analyse des références
mathématiques dans l’œuvre orale de Lacan –la totalité de ses séminaires– et de
l’autre, une lecture de cette analyse pour en tirer les conséquences
psychanalytiques.
En synthèse, nous allons analyser un par un les séminaires de Lacan,
c’est-à-dire les transcriptions de son enseignement oral, pour dégager quatre
grands ensembles de références mathématiques : diagrammes, mathèmes,
212 Jacques LACAN « Le nombre treize et la forme logique de la suspicion », in Ornicar ?, n° 36, janv.-mars 1986, p. 7-20. Paru initialement in Cahiers d'art (1945/46): 389-93. Repris in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. 213 « Journées de l’École freudienne de Paris : ‘Les mathèmes de la psychanalyse’ » in Lettres de l’École, 1977, n° 21, p. 506-509.
176
formalisations mathématiques et objets/sujets mathématiques. Tous ces quatre
ensembles nous le nommerons Mathème (avec majuscule). Ensuite, nous
développerons les enjeux psychanalytiques de ces références et nous en tirerons
les conséquences théoriques, pratiques et cliniques. Finalement, en guise de
conclusion nous ferons un bilan en dégageant les stratégies générales et les
usages des mathématiques chez Lacan. Analyses, conséquences et conclusions.
Dans les deux derniers points, nous citerons des références non comprises dans
les séminaires de Lacan. Contrairement au reste des chapitres, nous ne
commencerons pas par une section consacrée à Freud. Nous finirons par un bref
commentaire à propos des usages de mathématiques chez le père de la
psychanalyse.
2.1. Lacan et les mathématiques
Je posai la question de ce qu’on pourrait appeler un mathème, posant déjà que c’est le pivot de tout enseignement. Autrement dit qu’il n’y a d’enseignement que mathématique, le reste est plaisanterie.
–Jacques Lacan, …ou pire.
Les usages des mathématiques chez Lacan sont loin d’être courants. D’abord, la
formalisation mathématisante n’a pas une fonction référentielle parce qu’elle
n’est pas une cartographie ou une modélisation de la réalité. Deuxièmement, les
mathématiques ne sont pas un calcul, une discipline de la perfection, un discours
de la totalité, de l’harmonie ou de l’homogénéité. Ensuite, les diagrammes ne
fonctionnent ni de manière imaginaire –en simplifiant par l’image– ni de façon
uniquement symbolique –en montrant les relations entre des éléments–.
Finalement, le mathème n’est pas une formule mathématique, c’est-à-dire
algébrique, qui comporte les mêmes lois de la construction mathématique.
La mathématique chez Lacan est plutôt fragmentaire, subversive dans ses
lois, et ses usages ont un but tout à fait différent, qui inclut : a) la transmission du
savoir psychanalytique hors de la parole et du sens ; b) la localisation des
impasses dans un discours ou dans une formalisation ; c) l’orientation de la
177
clinique psychanalytique en formalisant un cas ou la théorie ; d) la dés-
psychologisation la psychanalyse par le biais d’une écriture sans le moi ou en
diminuant la dimension imaginaire ; e) la rigueur à l’aide d’une rationalité
littérale pour mieux penser et théoriser la psychanalyse ; f) l’approche du réel
sans l’ontologiser en écrivant quelque chose impossible de dire ; g) une
fixation/fictionalisation avec les lettres214.
Nous verrons que les usages des mathématiques chez Lacan sont
disruptifs, subversifs et inventifs plutôt que tranquillisants, harmoniques ou
référentiels. Éloignés d’une fonction référentielle, les modèles lacaniens ont une
inspiration mathématique de plus en plus « abstraite ». Le terme « abstrait » est
entre guillemets, car les soi-disant abstractions mathématiques sont
paradoxalement plus matérialistes chez Lacan. En effet, les abstractions
mathématiques, du point de vue du ternaire lacanien RSI, sont au fur et à mesure
dépouillées de sa dimension imaginaire en visant à un statut plus réel. Par
exemple, un modèle est plus intuitif qu’un schéma à cause de sa dimension
imaginaire ; un graphe a une dimension plus symbolique, donc moins imaginaire
que le schéma. La lettre qui est en jeu dans l’écriture mathématique dans un
graphe a un statut plus rigoureux et matérialiste que les modèles215. De la même
façon, nous trouverons que les mathématiques n’ont pas une fonction de calcul,
une recherche de la perfection, un discours harmonisant ou une cosmologie
totalisante. Les règles de construction des mathématiques que Lacan a choisie
sont bien éloignées des usages habituels.
Ces quatre éléments que nous dégageons des séminaires de Lacan se
définissent ainsi :
a) Diagramme. Un diagramme est une représentation graphique ou une
présentation visuelle qui structure des concepts, des idées ou des
214 « Ce schéma ne serait pas un schéma s’il présentait une solution. Ce n’est pas même un modèle. Ce n’est qu’une façon de fixer les idées, qu’appelle une infirmité de notre esprit discursif » Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 2 : Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse [1954-1955], Paris, Seuil, 1978, p. 284. L’accent est de l’auteur. 215 Jean-Claude Milner appelle cette dimension de la lettre chez Lacan un « matérialisme discursif ». Cf. Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire. Lacan, la science, la philosophie, Paris, Seuil, 1995.
178
relations. Même si Lacan n’a jamais utilisé le terme « diagramme », notre
usage de ce mot est justifié par une triple tradition : sémiotique,
philosophique et mathématique. Sémiotiquement il a été utilisé par
Pierce ; Deleuze s’en est servi en philosophie pour penser de nouvelles
relations ; et en mathématique il a été utilisé de Pascal à nos jours216.
Dans l’œuvre lacanienne il a une fonction plutôt relationnelle que
représentative. En conséquence, les modèles, les schèmes et les graphes
sont des relations déductives ou non, mais toujours relationnelles217.
Même si les diagrammes ont une présentation imaginaire –figures,
dessins, traces–, sa fonction chez Lacan vise à vider la dimension
imaginaire ou résister à elle. Cette question paradoxale peut s’expliquer si
nous prenons les diagrammes comme des écritures plutôt que comme des
dessins. Pour le dire autrement : les diagrammes –comme son nom
l’indique– sont des écritures et non des Gestalten –totalisations,
configurations, compréhensions globales. C’est pourquoi tous les
diagrammes chez Lacan ont une dimension topologique. La topologie de
surfaces et de nœuds ont une fonction d’évidemment de la représentation
et de tout contenu plus décidé. Bref, les diagrammes constituent des
relations, des caractéristiques mathématiques qualitatives et comme une
présentation simultanée, c’est-à-dire une écriture qui expose de manière
paradigmatique –tous les éléments au même temps– une configuration
des relations. Ils ont la tendance à évider tout contenu, élément ou
216 Jean-Pierre CLÉRO, « Diagrammes » in Essai de psychologie des mathématiques, Paris, Ellipses, 2009, p. 146-158 ; Roco GANGLE, Diagrammatic Immanence : Category Theory and Philosophy, Edimburgh, Edimburgh University Press, 2016 ; Charles S. PIERCE, Philosophy of Mathematics, Indiana, Indiana University Press, 2010 ; Fernando ZALAMEA, « Pierce’s Logic of Continuity : Existential Graphs and Non-Cantorian Continuum » in journal The Review of Modern Logic, No. 9, Novembre 2003, p. 115-162 ; Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, « Le plan de l’immanence » in Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991 ; Kamini VELLODI, « Diagrammatic Thought : Two Forms of Constructivism in C. S. Pierce and Gilles Deleuze » in revue Parrhesia, no. 19, 2014, p. 79-95. 217 L’un des séminaires qui est consacrée à la construction du graphe du désir –Les formations de l’inconscient– montre bien que les mathématiques servent à articuler les choses et que les objets dont la psychanalyse s’occupe n’ont de sens que pour des relations mathématiques, notamment dans la séance du 19 mars 1958. Cf. Jacques LACAN, « Les insignes de l’idéal » in Le séminaire. Livre 5 : Les formations de l’inconscient [1957-1958], Paris, Seuil, 1998, p. 287-302.
179
représentation imaginaire au profit de la présentation des relations de
façon contre-intuitive.
b) Sujets et objets mathématiques. La mathématique n’est pas convoquée
par Lacan uniquement comme formalisation ou mathème. Il existe des
sujets, c’est-à-dire des thèmes, et d’objets mathématiques qui sont utilisés
tout au long de l’enseignement de Lacan. Deux objectifs a cette utilisation
des mathématiques : 1) celui de « déconstruire » certaines constructions,
concepts et pensées métaphysiques et 2) celui d’élaborer des concepts
impossibles de formuler autrement que par la mathématique. La topologie
de nœuds sert par exemple à déconstruire la métaphysique de la sphère ;
les distincts appareils logiques dans le séminaire 19 (...ou pire) visent à
dissoudre la métaphysique de l’Un. La formulation de l’un de l’inexistence
est formulable de manière uniquement mathématique218. Si ces
formulations ne sont exprimables que d’une manière mathématique, ils
résistent les présentations intuitives et imaginaires. Sa fonction va à
contre-sens de toute représentation. Parfois la fonction déconstructive
par le moyen d’un objet ou d’un sujet mathématique est solidaire d’une
formulation exclusive –et non-métaphysique– d’une pensée. La tentative
heideggérienne de dissoudre ou de déconstruire la métaphysique prend
ici une version mathématique, tentative inimaginable par le philosophe
allemand qui faisait l’équivalence entre science et technique –la forme la
plus élaborée de la métaphysique219. Nous groupons dans cette catégorie
des objets mathématiques (une intégrale, la bande de Möbius, le triangle
218 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIX : …ou pire [1971-1972], Paris, Seuil, 2011, p. 52. Nous pouvons constater avec Gerardo Arenas que tout au long du séminaire ...ou pire Lacan essai de déconstruire la métaphysique de l’Un et de formuler sous la rigueur des procédures mathématico-logiques les différents types d’uns : l’un singularisant, l’un indéterminé, l’un exceptionnel, l’un de l’inexistence, l’un sphérique, l’un unaire, etc. Cf. Gerardo ARENAS, Los 11 Unos del 19 más uno, Buenos Aires, Grama, 2014. 219 Dans ce sens il est possible d’opposer la maxime heideggérienne « la science ne pense pas » à l’affirmation de la pensée mathématique de Badiou : « La mathématique est une pensée ». Cf. Martin HEIDEGGER, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 1973, p. 26 et Alain BADIOU, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998, p. 39.
180
de Pascal) et des sujets mathématiques (algèbre, logique, topologie).
Comme la formalisation, les sujets ou objets mathématiques priorisent le
processus sur le résultat. La déconstruction ou la formulation au moyen
des objets ou sujets mathématiques constituent un intermédiaire plutôt
qu’une conclusion.
c) Formalisation mathématique. Lorsque Lacan utilise les mathématiques
comme un enchainement symbolique, nous pouvons parler de
« formalisation »220. La formalisation doit être différenciée de la forme en
tant que Gestalt, comme forme imaginaire : image, compréhension
globale, remplissage des vides par les procédures perceptives ou figures.
La formalisation est proprement symbolique et sa configuration plus
simple est le langage. En ce sens la formalisation est le mouvement
d’évidemment de l’imaginaire par une priorisation des relations
symboliques. Toute formalisation utilise une sorte d’écriture (enchaînée,
déductive) et son effet « collatéral » est parfois la localisation de au moins
un réel221. Ce réel est, donc, d’une impasse dans la formalisation222. La
dépossession des détails et éléments imaginaires de la réalité empirique
pour trouver la structure d’un phénomène, la réduction du discours de
l’analysant en termes d’une structure ou la mise en structure des concepts
220 « Quand on parle de formalisation mathématique, il s’agit d’un ensemble de conventions à partir desquelles vous pouvez développer toute une série de conséquences, de théorèmes qui s’enchaînent, et établissent à l’intérieur d’un ensemble certains rapports de structure, une loi à proprement parler », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre II : Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse [1954-1955], Paris, Seuil, 1978, p. 49. 221 Sur la question de la localisation d’au moins un point du réel dans une formalisation, il existe un exposé magistral dans l’article de Joan COPJEC, « Sex and the Euthanasia of Reason » in Joan COPJEC (Ed.) Supposing the Subject, Londres, Verso, 1994. Sur une application de ce principe de formalisation et localisation d’au moins un point du réel, Cf. Alain BADIOU, À la recherche du réel perdu, Paris, Fayard, 2015. 222 Un exemple : les axiomes, les règles et les opérations de l’algèbre –l’étude des combinaisons des éléments des structures abstraits– aboutissent à une impasse : la racine cadrée d’un nombre négatif objet l’algèbre tout entière. L’invention des nombres imaginaires relève des impasses dans l’algèbre. Le nombre irrationnel marque aussi l’invention dans le point d’impasse de l’arithmétique. Cette propreté d’invention dans le point de l’impasse est cruciale pour comprendre l’usage de la formalisation des mythes levi-straussiens pour les cas freudiens (« Le petit Hans », « L’homme aux loups ») dans le séminaire IV (La relation d’objet et les structures freudiennes).
181
mathématiques (enchainés sous la forme d’un graphe ou en schéma)
constituent des exemples de cet élément mathématique. La formalisation
privilégie le processus sur le résultat qui peut être exprimé par le
mathème ou le diagramme.
d) Mathème. Il s’agit d’une écriture qui ressemble à celle de l’algèbre mais
dont les règles de construction sont différentes : ce sont des formules
écrites à transmettre. Quoique le terme mathème ait été inventé
tardivement (1971), on peut assigner à certaines écritures presque
algébriques le statut de mathème. Au début le mathème prend la forme
du résultat d’une formalisation mathématique. Lorsque le concept de
mathème a été achevé (séminaire Encore) le terme prend la forme d’une
formule à transmettre. Même si la première forme –résultat d’une
formalisation– est une formule à transmettre, elle est sous la loi du
symbolique. En effet, la première formulation transmet une symbolisation
tandis que la seconde pointe l’impasse d’une formalisation. La deuxième
formulation du mathème porte la marque d’une impasse, voire la
localisation d’un vide, et le transmette ainsi. L’écriture qui localise un vide
dans les impasses de la formalisation est sous la loi du réel. Réduction,
localisation et transmission sont les traits de cet élément mathématique.
Voici notre construction de l’objet d’étude Mathème qui comprend quatre
éléments qui se dégagent de l’œuvre de Lacan.
2.1.1. Méthodologie pour analyser le Mathème dans l’œuvre de Lacan
Pour analyser le Mathème chez Lacan nous ferons une grille pour chaque
séminaire. Ces grilles contiendront trois catégories horizontales : a) objet/sujet
mathématique ; b) implication, relevance, traitement, usage psychanalytique ; et
c) dates des séances. Les catégories verticales dans chaque grille changent d’un
182
séminaire à l’autre en fonction des éléments plus fréquents. Néanmoins, nous
avons choisi trois catégories invariables pour les catégories verticales :
a) « auteurs » qui désignent les mentions aux mathématiciens ou philosophes qui
travaillent avec la mathématique ; b) « autres objets/sujets » qui se réfèrent aux
objets et sujets mathématiques moins mentionnés, mais qui méritent d’être dans
la liste ; et c) « mathèmes, écritures algébriques, algorithmes », qui regroupent
les écritures faites dans les séminaires.
L’analyse sera effectuée complémentairement à l’aide de l’œuvre indexée
de Lacan, notamment : « Jacques Lacan, Séminaire 1952-1980. Index
référentiel », « Index des noms propres et titres d’ouvrages dans l’ensemble des
séminaires de Jacques Lacan » et « Lacan día por día. Los nombres propios en los
seminarios de Jacques Lacan »223. Nous allons chercher les références
mathématiques (diagrammes, mathèmes, formalisation mathématique et
objets/sujets mathématiques) dans tous les séminaires en complémentant ces
références par les écrits.
Avant de lire les tableaux, nous allons donner un contexte minimal des
usages mathématiques chez Lacan avant de commencer « son enseignement »,
c’est-à-dire avant qu’il ait commencé son séminaire avec la consigne du « retour
à Freud » (1953). Lorsqu’on interprète l’analyse des séminaires –les grilles, les
tableaux– on l’interprétera en reprenant la quadruple déclination du Mathème :
diagramme, mathèmes, formalisation mathématique et objets/sujets
mathématiques. L’annexe des tableaux d’analyse est à la fin de cette recherche.
223 Cf. Henry KRUTZEN, Jacques Lacan, Séminaire 1952-1980. Index référentiel, 3ème édition, Paris, Economica, 2009, Guy LE GAUFEY, et coll., Index des noms propres et titres d’ouvrages dans l’ensemble des séminaires de Jacques Lacan, Paris, EPEL, 1998 et Diana ESTRIN, Lacan día por día. Los nombres propios en los seminarios de Jacques Lacan, Buenos Aires, Pieatierra, 2002.
183
2.1.2. Lecture de l’analyse du Mathème
Avant l’enseignement de Lacan, 1945-1953
Le premier emprunt mathématique de Lacan pour sa théorie est la théorie des
jeux en 1945. Effectivement, l’analyse de certaines situations aux moyens de la
modélisation de la théorie de jeux fait partie des écrits « Le temps logique et
l’assertion de certitude anticipée » et « Le nombre treize et la forme logique de la
suspicion ». Assez tôt, Lacan est attiré par les points paradoxaux des
formalisations. Dans Le temps logique, il essaie d’articuler la logique de
l’intersubjectivité par le biais du « problème de prisonniers ». À la différence de
la logique et des mathématiques, Lacan base le problème sur la question du
doute –en non pas sur la certitude– et du temps. Plus radicalement, les points
d’impasse dans la théorie des jeux constituent l’un des aspects les plus forts de
son usage : ce qui donne la certitude c’est le doute224.
Dans Le nombre treize, la théorie des jeux –une sorte de logique
collective– est prise par Lacan pour y trouver un point paradoxal. Dans une
collection de 13 pièces de monnaie identiques au regard il y a une pièce qui
pesse moins ou plus que les autres, le défi est de trouver la pièce « étrangère » à
cette collection après avoir essayé trois fois le pesage. La solution à tel problème
implique l’isolation d’une pièce. Cette méthode suppose une « logique de la
suspicion » qui nous amène à l’idée que la différence est la racine de la suspicion.
De même, Lacan se demande le nombre minimal des « mouvements logiques »
pour trouver la pièce qui est différente des autres et les variations de ces
mouvements logiques par rapport au nombre des pièces. Il est possible de lire
cette méthode d’un nombre minimal de déplacements logiques dans l’écrit
224 Il s’agit d’une lecture cartésienne précoce de Lacan : « C'est pourquoi je pense que le mot d'ordre d'un retour à Descartes ne serait pas superflu » Jacques LACAN, « Propos sur la causalité psychique » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 163 (cet écrit est rédigé à la même époque que les écrits sur la théorie des jeux : 1946). La nouveauté de Lacan est de lire Descartes comme un philosophe qui base la certitude sur le doute (Cf. chapitre I. Science et psychanalyse).
184
Variantes de la cure-type sous la forme de l’ « inversion dialectique » ou de la
« rectification subjective »225. Cette manière de lire logiquement les cas permet à
Gerardo Arenas d’affirmer que dès le début de Lacan il existait une quête d’une
« science du singulier »226.
Dans les deux cas, Lacan « modélise » deux situations réalistes, plausibles,
mais inexistantes. En même temps, cette abstraction de la réalité à travers une
formalisation ne se fait pas pour représenter la réalité, mais pour isoler ou cerner
un paradoxe. Cette utilisation à contre-courant nous montre déjà un trait
essentiel des appropriations lacaniennes de la mathématique. Nous trouvons
aussi les origines de l’une des stratégies les plus novatrices chez Lacan : la
localisation d’une impasse. Il est intéressant de lier cette stratégie avec la critique
des explications organiques de la folie dans son écrit Propos sur la causalité
psychique. Ce lien peut nous donner la clé d’une lecture non-biologisante du
psychisme dans la logique.
Cette dernière remarque est importante, car elle porte sur l’un des
aspects cruciaux sur l’utilisation des mathématiques par Lacan. Comme Jean-
Pierre Cléro le signale, Lacan a « un accès platonicien aux mathématiques »227,
c’est-à-dire les mathématique ne figurent pas la réalité, mais ils ont le pouvoir de
se détacher de la réalité empirique pour y trouver un réel qui « a sa force
intrinsèque, sa force au demeurant impensable »228. Autrement dit, la force des
mathématiques réside dans sa capacité de se détacher de la réalité empirique
pour mieux articuler un discours et localiser une impasse ou un élément
hétérogène –plus compliqué de trouver autrement.
Cerner un paradoxe ou localiser une impasse n’est pas la seule connexion
entre Le temps logique et Le nombre treize –les deux écrits qui utilisent la théorie
225 Cf. Jacques LACAN, « Variantes de la cure-type » in Écrits, Paris, Seuil, 1966. 226 Cf. Gerardo ARENAS, En búsqueda de lo singular. El primer proyecto de Lacan y el giro de los setenta, Buenos Aires, Grama, 2010. 227 Jean-Pierre CLÉRO, « L’utilité des mathématiques en psychanalyse » in revue Essaim, No. 24, 2010, p. 10. 228 Ibid., p. 11. Cléro continue : « Les mathématiques n’ont pas la vertu miraculeuse de refléter ou de copier, en les décantant, les phénomènes et de les articuler mieux que le discours ; elles ne leur ressemblent pas ni ne s’efforcent de leur ressembler ; par leur force interne, elles attirent à elles ce qui paraît leur être hétérogène et le figurent », idem.
185
des jeux. Après que Lacan n’explicite la liaison entre eux en termes d’une étude
des « analyses formelles initiales d’une logique collective »229, il annonce que Le
temps logique est un développement antérieur et successif à Le nombre treize.
Quelle est donc leur relation ? Lacan répond230 :
[Le temps logique] fait partie de nos approches exemplaires pour la conception
des formes logiques où doivent se définir les rapports de l’individu à la collection,
avant que se constitue la classe, autrement dit avant que l’individu soit spécifié.
Cette conception se développe en une logique du sujet, que notre étude
fait nettement apercevoir, puisque nous en venons à sa fin à tenter de formuler
le syllogisme subjectif, part où le sujet de l'existence s'assimile à l'essence,
radicalement culturelle pour nous, à quoi s’applique le terme d'humanité.
Autrement dit, il s’agit de trouver une logique tout à fait différente du syllogisme
aristotélicien : 1. Tous les hommes sont mortels ; 2. Or Socrate est un homme 3.
Donc Socrate est mortel. Ce type de syllogisme fait partie d’une conception
universelle de l’individu –à cette époque Lacan pense en termes d’individu et
non pas de sujet. L’alternative logique selon Lacan est la suivante231 :
1. Un homme sait ce qui n'est pas un homme;
2. Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes ;
3. Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de
n'être pas un homme.
Il s’agit de développer une logique du sujet qui conteste le syllogisme
aristotélicien pour ne pas confondre le collective et l’universel –les rapports de
l’individu à la collection, avant que se constitue la classe. Les termes « classe » et
« collection » constituent les signifiants les plus importants du problème des
treize pièces dans Le nombre treize. Le point central d’utiliser et de subvertir la
229 Jacques LACAN «Le nombre treize et la forme logique de la suspicion », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 86. L’accent est de l’auteur. 230 Idem. 231 LACAN, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 213.
186
logique dans la théorie des jeux est de penser l’individu hors l’universalité, mais
pas sans la collectivité. Lacan fait la distinction entre collectivité –« groupe formé
par les relations réciproques d'un nombre défini d'individus »– et généralité –
« une classe comprenant abstraitement un nombre indéfini d'individus »232. La
généralité est dans Le temps logique implicitement un des noms de l’universalité
–une catégorie de la logique aristotélicienne. Cet usage de la théorie des jeux
pour trouver une logique subversive vise à reformuler des questions
psychiatriques. Trois questions par exemple : 1. Il n’y a pas de paranoïa comme
telle, il y a des paranoïaques ; 2. Le pas d’un sujet impersonnel (on sait qu’il
existe deux disques noirs…, un homme sait qu’est-ce qu’un homme) au sujet
indéfini réciproque (les hommes se reconnaissent entre eux pour être hommes)
et au sujet personnel (je suis un homme) ; 3. Comment lire la singularité d’un
individu au milieu de la généralité ou de l’universalité233. Nous pouvons affirmer
que les mathématiques font une partie importante des développements
lacaniens dès le début, lorsqu’il avait des soucis psychiatriques.
En somme, Lacan a un intérêt pour les mathématiques des années 30. Cet
intérêt n’est pas modélisateur ou représentationnel, mais comme une méthode
pour trouver des mouvements logiques et les impasses –sous la forme des
paradoxes. Cette approche mathématique lui livre un mot de passe pour une
psychanalyse non-biologisant dès ses origines psychiatriques. On constate dès le
début dans les années quarante que Lacan prend une partie de la mathématique
–la logique et la théorie des jeux– pour s’en servir non pas sans la subvertir.
232 Ibid., p. 212. 233 « Plus inaccessible à nos yeux faits pour les signes du changeur que ce dont le chasseur du désert sait voir la trace imperceptible » constitue l’épigraphe de l’écrit Le nombre treize qui est repris de l’écrit Propos sur la causalité psychique. Jacques LACAN, « Propos sur la causalité psychique », p. 193.
187
L’inauguration de l’enseignement de Lacan : formalisation structuraliste,
cosmologie koyréenne, Heidegger
Le début de l’enseignement de Lacan est contemporain de son retour à Freud234
et de l’introduction de ses trois registres : symbolique, imaginaire et réel –en cet
ordre SIR235. Dès l’inauguration de son séminaire, les mathématiques constituent
pour Lacan une partie cruciale de son œuvre. En effet, dans la version écrite de
son Discours de Rome,236 Lacan propose les mathématiques –à côté de la
linguistique et l’histoire– comme une composante essentielle du « triangle
épistémologique » de son enseignement –théorique et technique237 :
On voit par cet exemple comment la formalisation mathématique qui a inspiré la
logique de Boole, voire la théorie des ensembles, peut apporter à la science de
l'action humaine cette structure du temps intersubjectif, dont la conjecture
psychanalytique a besoin pour s’assurer dans sa rigueur.
Nous pouvons supposer que l’intérêt de Lacan pour les mathématiques
provienne des formalisations lévi-traussiennes238. Ses suppositions ne sont pas
infondées, car en 1954 Lévi-Strauss a organisé une série des séminaires sur
l’usage ses mathématiques en sciences sociales où Lacan a donné une conférence
sous le titre « Dessins logiques dans la pratique de la psychanalyse »239. En outre,
la présence de Lévi-Strauss dans les premiers séminaires est abondante et son
légat explicitement reconnu. De même, son ternaire SIR a été conçu grâce aux
234 Nous avons déjà remarqué dans un autre bas de page que le mot d’ordre « retour à » a été appliqué à Descartes avant Freud. Nous pouvons faire l’hypothèse que tout appel à un « retour à » chez Lacan est associé a une mathématisation. Théorie des jeux pour Descartes et d’autres pour Freud. 235 Jacques LACAN, « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », conférence inédite du 8 de juillet de 1953. 236 Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » in Écrits, Paris, Seuil, 1966. 237 Ibid., p. 287. Lacan continue dans la page suivante : « L'ensemble de ces matières déterminant le cursus d'un enseignement technique, s'inscrit normalement dans le triangle épistémologique que nous avons décrit et qui donnerait sa méthode à un haut enseignement de sa théorie et de sa technique ». 238 « N’est-il pas sensible qu’un Lévi-Strauss en suggérant l'implication des structures du langage et de cette part des lois sociales qui règle l’alliance et la parenté conquiert déjà le terrain même où Freud assoit l'inconscient », Ibid., p. 285. 239 Cf. International Social Science Council Repport (1953-1959), Paris, UNESCO, 1959.
188
idées de l’anthropologue240. Le premier usage des mathématiques chez Lacan est
formalisant et il est équivalent de la fonction symbolisant chez Lévi-Strauss. La
diversité des phénomènes dans la pratique serait imaginaire et la symbolisation
d’eux orienterait le psychanalyste dans sa pratique. De même, lors de la clinique,
au moment de penser la pratique, elle est possible de la formaliser. Lacan
formalise aussi la technique241 psychanalytique de la même manière que Lévi-
Strauss a formalisé l’anthropologie242.
La formalisation constitue un effort de symbolisation des données
imaginaires ainsi qu’une articulation entre le symbolique et l’imaginaire. Cette
formalisation est un héritage structuraliste dont son paradigme est linguistique.
Ce n’est pas un hasard que les premières formalisations soient linguistiques et
développées à l’aide des idées par Saussure, Benveniste ou Jakobson. Il est
intéressant de voir comment la solution heideggérienne de poétiser pour ne pas
ontologiser est prise par Lacan d’une manière formalisante : la parole et le
langage restent formalisés à travers les mathématiques243.
Les premières formalisations de Lacan ont été accompagnées d’une
grande attention à la nature de la science et leurs conséquences cosmologiques.
Les références aux physiciens sont constantes tout au long de son œuvre. Ses
références deviennent plus détaillées est sur la nature des formules, la
conception de l’univers et l’impact de la science par le biais de la transformation
du monde (la technologie, l’alunissage, l’énergie hydroélectrique). Cependant,
Lacan met l’accent sur la racine épistémologique de la science en concluant, à
240 Cf. Carina BASUALDO, Lacan (Freud) Lévi-Strauss. Chronique d’une rencontre ratée, Paris, Bord d’eau, 2011 et Markos ZAFIROPOULOS, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud 1951-1957, Paris, PUF, 2003. 241 « La formalisation des règles techniques est ainsi traitée dans ces écrits avec une liberté qui est à soi toute seul un enseignement qui pourrait suffire, et qui donne déjà à une première lecture son fruit et sa récompense », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre I : Les écrits techniques de Freud [1953-1954], Paris, Seuil, 1975, p. 16. 242 Cf. Jacques LACAN, Le séminaire, Livre IV : La relation d’objet [1956-1957], Paris, Seuil, 1994, notamment les chapitres 15 et 16. 243 « Nous y ajouterons volontiers, quant à nous : la rhétorique, la dialectique au sens technique que prend ce terme dans les Topiques d’Aristote, la grammaire, et, point suprême de l'esthétique du langage : la poétique, qui inclurait la technique, laissée dans l'ombre, du mot d'esprit » Jacques LACAN, « Fonction et champ… », p. 288. Les italiques sont de l’auteur.
189
l’aide de Koyré, que les révolutions scientifiques sont le résultat d’une
mathématisation244. En ce sens là, la science moderne est une désontologisation
par un soustraction ou évidemment de la quantité : « la science moderne n’est
pas la quantification, mais la mathématisation »245.
La thèse koyréenne selon laquelle la nature des révolutions scientifiques
se construit sur le fond d’une mathématisation est alors prise au sérieux pour
Lacan. Nous l’avons déjà remarqué tout au long du premier et du deuxième
chapitre de cette recherche. Néanmoins, il y a quelque chose en plus dans ces
réflexions sur la science. Il s’agit des écritures mathématiques (formules) et des
« irrégularités » des théories créées par la science.
À l’égard des formules mathématiques dans la physique, Lacan devient
plus insistant sur la question de la transmission, sa nature plus réelle et les
conséquences d’une écriture qui n’a pas de sens. En effet, au début les formules –
qui le mèneront à créer les premiers algorithmes et qui aboutissent aux
mathèmes– ont la nature de résultat d’une formalisation246. Par exemple,
l’algorithme de la métaphore paternelle est le résultat d’un long tâtonnement et
d’une formalisation du cas du petit Hans247. Cependant, Lacan s’aperçoit qu’au
moyen des formules les physiciens « frayent » quelque chose dans la réalité. Au
début Lacan pense le réel comme la réalité en soi-même hors symbolisation ou
imaginaire. Néanmoins, Lacan finit par conclure que les écritures mathématiques
ont un pouvoir pour produire des effets « réels ». Les formules créées par les
physiciens ne peuvent pas représenter la réalité, mais elles ont un impact sur
244 « C’est parce que l’on part d’une formalisation symbolique pure que l’expérience peut se réaliser correctement, et que commence l’instauration d’une physique mathématisée. On peut dire qu’après des siècles entiers d’efforts pour y parvenir, on n’y est jamais parvenu avant de se résoudre à faire au départ cette séparation du symbolique et du réel, que les chercheurs, de génération en génération, n’avaient pas atteindre par la longue suite de leurs expériences et tâtonnements, d’ailleurs passionnants à suivre. C’est là tout intérêt d’une histoire des sciences » Ibid., p. 429. 245 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre III : Les psychoses [1955-1956], Paris, Seuil, 1981, p. 270. 246 « La théorie du champ unifié est résumée dans la loi de gravitation, laquelle consiste essentiellement en ceci qu’il y a une formule qui tient tout cela ensemble, dans un langage ultra-simple qui comprend trois lettres », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre II : Le mois dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique [1954-1955], Paris, Seuil, 1978, p. 280. 247 « Dans le cas du petit Hans, quelque chose nous incite pourtant à rectifier l'accent, et je dirais presque la formule, de cette histoire », Jacques LACAN, La relation d’objet, p. 408.
190
celle-ci. Les mathèmes auraient un pouvoir similaire dans les discours qui
organisent notre vie psychique. Il s’agit de la thèse lacanienne selon laquelle les
discours ne sont pas sans conséquence. Le trajet de l’intérêt de Lacan sur les
petites formules qui se « manient » commence par les pouvoirs du symbolique et
ainsi de finir dans la transformation de la réalité sans la représenter. Nous
pouvons ainsi constater une différence entre formalisation et formules chez
Lacan248.
Par rapport aux « irrégularités » dans la science, Lacan examine
normalement les points étranges ou symptomatiques. Dès que Lacan a conçu son
« stade du miroir », il a mis l’accent sur l’aspect non biologique du
développement biologique : par exemple l’image d’un infant dans un miroir
organise son système pyramidal ou l’image qui un insecte a d’une autre mûrit ses
gonades. L’intérêt de Lacan pour les irrégularités, paradoxes et impasses dans
les mathématiques vise non-exclusivement à ajouter un élément hétérogène
dans la théorie et dans les formalisations249.
Parallèlement, il s’arrête devant les aspects physiques qui rompent toute
idée d’une cosmologie bien rangée et harmonique. Par exemple, lorsque Lacan
raconte l’histoire de la question « pourquoi est-ce que les planètes ne parlent
pas ? » il signale que les êtres parlants, les humains, ne sont pas des sphères
parce qu’ils ont un trou : la bouche250. L’intérêt de Lacan pour la cosmologie est
248 « Mais la mathématique peut symboliser un autre temps, notamment le temps intersubjectif qui structure l'action humaine, dont la théorie des jeux, dite encore stratégie, qu'il vaudrait mieux appeler stochastique, commence à nous livrer les formules » Jacques LACAN, « Fonction et champ… », p. 287. 249 Jean-Claude Milner et Jean-Louis Sous ont déjà souligné la nature « hybride » des formalisations lacaniennes. Cf. Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire : Lacan, la science, la philosophie, Seuil, Paris, 1995 ; Jean-Louis SOUS, Les p’tits mathèmes de Lacan, L’une-bévue, Paris, 2000. 250 « J'ai posé la question à un éminent philosophe, l'un de ceux qui sont venus ici cette année nous faire une conférence. Il s'est beaucoup occupé de l'histoire des sciences, et a fait sur le newtonisme les réflexions les plus pertinentes, les plus profondes qui soient. On est toujours déçu quand on s'adresse aux personnes dont il semble qu'elles soient des spécialistes, mais vous allez voir que je n'ai pas été déçu, en réalité. La question ne lui a pas paru soulever beaucoup de difficultés. Il m'a répondu —Parce qu'elles n'ont pas de bouche » ibid., p. 277. La bouche rompt l’harmonie de la sphère et toute conception de l’univers. Pour Lacan, il s’agit de la manière dans laquelle l’humain rompt avec toute harmonie lorsqu’il devient un être parlant.
191
de trouver une géométrie non sphérique et non harmonique et ses conséquences
dans l’histoire des sciences251. Peut-on penser le sujet de l’inconscient hors d’une
topologie sphérique ? Dans le même ordre d’idées, Lacan affirme que la vraie
révolution scientifique moderne n’est pas copernicienne, mais képlérienne : le
point radical n’est pas le passage d’un centre (géocentrisme) à un autre
(héliocentrisme), mais le passage du centre au décentrement. Le modèle de
Kepler est elliptique, avec deux foyers desquels un est « absent » ou « vide »,
tandis que l’autre, le copernicien est circulaire avec un centre toujours présent.
La modernité de la science résiderait dans son geste désontologisant –
passer de la quantité à la qualité– et désharmonisant –passer de la sphère au
tore ou d’un changement de centre au décentrement de l’univers– de ses
conceptions du monde. Il est vrai que la science a des résultats « anti intuitives »,
c’est-à-dire des effets qui contredisent les explications que nous avons du monde
et des phénomènes mondains252 ; néanmoins, pour Lacan cette caractéristique
« anti-intuitive » de la science –mathématisée– est plus profonde et double : a)
elle conteste les conceptions ordinaires du monde –l’idée que l’univers est
sphérique ou le corps un sac–, et b) elle formalise –symbolise– les phénomènes
intuitifs –imaginaires– en évidant le sens symbolique253 ainsi que les Gestalten
imaginaires, c’est-à-dire les grandes intuitions totalisantes qui remplissent les
interstices de toute construction perceptive ou théorique254. Pour Lacan il existe
251 Lacan parle même de « desexorcisation de la sphère », Jacques LACAN, Le transfert, p. 116. 252 « Du point de vue qui nous guide, nous ne faisons pas cette confiance a priori au phénomène, pour la simple raison que notre démarche est scientifique, et que c'est le point de départ de la science moderne que de ne pas faire confiance aux phénomènes, et de chercher derrière quelque chose de plus subsistant qui l'explique » Jacques LACAN, Les psychoses, p. 163. 253 « Vous auriez tort de croire que les petites formules d'Einstein qui mettent en rapport la masse d'inertie avec une constante et quelques exposants, aient la moindre signification » Ibid., p. 209. 254 « Mais nous touchons là du doigt le clivage du plan de l'imaginaire, ou de l'intuitif– où fonctionne en effet la réminiscence, c'est-à-dire le type, la forme éternelle, ce qu'on peut appeler aussi les intuitions a priori– et de la fonction symbolique qui n'y est absolument pas homogène, et dont l'introduction dans la réalité constitue un forçage », « Une fois que les choses sont structurées dans une certaine intuition imaginaire, elles paraissent être là depuis toujours, mais c'est un mirage, bien sûr » et « Tout ce qui est intuition est beaucoup plus près de l'imaginaire que du symbolique. C'est un souci vraiment actuel de la pensée mathématique que d'éliminer aussi radicalement que possible les éléments intuitifs. L'élément intuitif est considéré comme une impureté dans le développement de la symbolique mathématique » Jacques LACAN, Le moi
192
même une résistance à écouter, à entendre, les phénomènes ou dans les
formalisations qui troublent les systèmes harmoniques du monde.
Dû à la nature épistémologique des révolutions scientifiques, la
formalisation et la mathématisation seraient la clé pour que la psychanalyse
donne une base scientifique à sa pratique. Nous affirmons que l’usage lacanien
des mathématiques est structuralement homologue à son intérêt par les points
paradoxaux, bizarres ou irréguliers dans la science. Par exemple, Lacan met
toujours l’accent sur les impasses des formalisations tels les nombres
irrationnels (√2), les nombres imaginaires (√-1), les transfinis (א) ou le nombre
d’or (). Ce qui attire l’attention ce que ces nombres, résultat d’une invention
dans le point d’impasse, s’écrivent.
Diagrammes et appareillages d’écriture : du modèle à la topologie
Il est possible d’observer dans les formalisations de Lacan un mouvement qui va
de l’imaginaire au symbolique et du symbolique au réel. Ce mouvement est plus
clair dans ses diagrammes. Dans les diagrammes qui vont des modèles à la
topologie, il est visible un évidemment des contenus et des éléments imaginaires
au point de parler d’un « appareillage d’écriture » –l’expression est nôtre.
L’écriture, nous le verrons, a une fonction non représentationnelle chez Lacan.
Par conséquent, nous parlerons aussi des « présentations », car ce mouvement
est contre la représentation. Le nom de la représentation chez Lacan est
« l’imaginaire » –si elle a une prégnance des images– et « le symbolique » –si elle
a une dominance des formalisations syntactiques. Nous pouvons regarder de
près ce déplacement de l’imaginaire au réel en passant par le symbolique dans ce
tableau que nous avons désigné :
dans la théorie, p. 28, 359 et 363 respectivement. Dans ce séminaire l’intuition est solidaire des mirages du moi.
193
Table 1
La question de l’usage des mathématiques chez Lacan est au cœur de ces
diagrammes qui peu à peu sont résistants à la représentation. Est-ce que ces
présentations schématiques sont un modèle qui représente la réalité psychique ?
Le psychanalyste Erik Porge répond de cette manière255 :
Certes, toutes les écritures et tous les schémas n’ont pas le même statut : le
schéma optique, par exemple, est qualifié de métaphore, mais en ce qui concerne
la topologie, référence fondamentale, Lacan récuse explicitement le terme de
modèle. Les coupures des surfaces et les nœuds ne sont pas des analogies ni de
modèles de la coupure-division du sujet ou de coinçage de l’objet cause du désir
(objet a), mais ils en sont l’équivalent exact de la structure même, de ce qui peut
s’en écrire.
L’arc qui va du modèle optique à la topologie de nœuds montre un déplacement
des registres chez Lacan, celui qui va d’une dominance du registre imaginaire
jusqu’à la prédominance du registre réel en passant par l’équivalence des trois
registres dans le séminaire 21, Les non-dupes errent –nous reviendrons sur la
question de l’échec de l’équivalence des trois registres dans le nœud borroméen.
255 Erik PORGE, « La bifidité de l’Un », in Le Réel en mathématique, Paris, Agalma, 2004, p. 174-175.
194
Par exemple, le « schéma optique » qui a une prédominance de l’imaginaire256, et
pour cela est plus proche d’être un modèle, formalise le stade du miroir et
l’articulation entre le moi idéal et l’idéal du moi ou du moi et l’autre (prochain,
autrui)257.
Lacan signale que toutes les sciences empruntent des modèles à d’autres
sciences et ensuite il commente le schéma du chapitre 7 de la Tramdeutung de
Freud : il est conçu de manière optique. Cette remarque est pour contester une
réception biologisante et psychologisante de l’appareil psychique. Effectivement,
Lacan montre que la conception de l’appareil psychique à l’aide de l’optique est
une conception du psychique sans intériorité et dépossédée de tout contenu ; le
microscope ou le télescope n’est qu’une organisation des miroirs qui produisent
un effet entre l’objet et le regard. Pas d’intériorité, pas de contenu. En plus, les
miroirs ont un statut des repères ou de vectorisations des rayons de lumière258.
Pour ce motif il est possible de formaliser l’appareil psychique par un schéma.
Cette formalisation inscrit le modèle sur une symbolisation et en même temps
vide la conception psychique de toute référence intérieure ou mentalité interne.
Pour Lacan la formalisation à l’aide des schémas empêcherait aussi de penser
l’inconscient comme un mécanisme biologique ou neuronal259.
256 « Mais ce modèle s'applique parce que nous sommes dans l'imaginaire, où l'œil a beaucoup d'importance », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre I : Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, p. 143. 257 « Pour tâcher de vous éclairer un peu les choses, j'ai fomenté pour vous un petit modèle, succédané du stade du miroir », Ibid., p. 88. 258 « Seulement si vous donnez telle fonction à un élément du modèle, tel autre prendra nécessairement telle autre fonction. Tout n'est ici que de l'usage de relations », Ibid., p. 167. 259 « Ce modèle, je vous ai indiqué qu’il est dans la ligne même des vœux de Freud. Celui-ci explique en plusieurs endroits, spécialement dans la Traumdeutung et l'Abriss, que les instances psychiques fondamentales doivent être conçues pour la plupart comme représentant ce qui se passe dans un appareil photographique, à savoir comme les images, soit virtuelles, soit réelles que produit son fonctionnement. L’appareil organique représente le mécanisme de l’appareil, et ce que nous appréhendons ce sont des images. Leurs fonctions ne sont pas homogènes, car une image réelle ou une image virtuelle, ce n’est pas la même chose. Les instances que Freud élabore ne doivent pas être tenues pour substantielles, pour épiphénoménales par rapport à la modification de l’appareil lui-même. C'est donc par un schéma optique que doivent être interprétées les instances. Conception que Freud a maintes fois indiquée, mais qu'il n'a jamais matérialisée », Ibid., p. 142. L’accent est de l’auteur.
195
Ensuite, Lacan passe du modèle optique, son seul modèle, aux schémas. La
formalisation du modèle optique par le biais d’une « vectorisation », difficile à
penser sans la référence de l’optique chez Freud, donne à Lacan l’idée de capter
les relations au-delà de l’imaginaire. Il s’agit de la naissance des schémas chez
Lacan. Le psychanalyste est fasciné par les écritures freudiennes contenues dans
ses textes les plus « métapsychologiques » : l’esquisse, la lettre 52 ou le schéma
dans le chapitre 7 de la Traumdeutung. Nous proposons que ce changement
puisse être écrit ainsi : ISRSIR. La dominance est maintenant symbolique et le
second registre, plus important, est l’imaginaire.
Le premier schéma construit par Lacan essai de rendre compte des
relations entre l’imaginaire –le moi et l’autrui– et le symbolique –une machine, le
langage–. Cette relation est commandée pour le symbolique et il sera lisible dans
les schémas260. Il est important de remarquer que l’introduction des schémas
coïncide avec la conception de l’Autre comme trésor des signifiants. Les
premières notations algébriques sont aussi contemporaines aux schémas et elles
ont un double statut :
1. Elles sont une réduction d’un objet (regard, autrui) ou d’un concept
(moi idéal, Autre). Par exemple, le modèle optique peut être réduit à une
notation a’–a (qui d’ailleurs a été écrit comme O’–O dans le séminaire 1).
2. Elles constituent les sommets ou croisements entre deux vecteurs. Il
s’agit d’un point et non d’une substance. Ce point est crucial pour penser
la désontologisation des concepts lacaniens et la dimension topologique
(en termes de graphes) des schémas261.
260 Par exemple, lorsqu’on peut lire que pour passer de S au A nous devons passer par l’axe a’-a dans le schéma L qui formalisent les cas Dora et la jeune homosexuelle. La subordination de l’imaginaire au symbolique est vectorisée, c’est-à-dire topologisée (en termes d’une topologie de graphes). Cf. Jacques LACAN, La relation d’objet. 261 « J’ai formalisé des petites lettres, et j’ai essayé de vous indiquer dans quel sens on pourrait faire un effort pour s'habituer à écrire les rapports de façon à se donner des points de repère fixes, sur lesquels on puisse n’avoir pas à revenir dans la discussion », Ibid., p. 411.
196
En somme, les schèmes formalisent les concepts et les éléments
psychanalytiques en les dépouillant de sa dimension imaginaire. Ils sont
contemporains et corrélatives à l’introduction des notations algébriques –une
autre réduction et formalisation mathématique– et des concepts tels que l’Autre,
idéal de l’autre ou autre idéal.
Les schémas constituent une façon d’articuler les registres imaginaire et
symbolique pour rendre compte de l’expérience psychanalytique. Si l’on voit
rétrospectivement les premiers séminaires de Lacan, nous pouvons constater
une insistance pour articuler l’imaginaire et le symbolique262. Chaque schéma (L,
R, I) est un essai d’articuler l’imaginaire, le symbolique et le réel. Ils sont aussi
une manière de disposer les concepts psychanalytiques d’une façon moins
imaginaire et de leur apporter de la rigueur. Parfois nous constatons que certains
schémas sont aussi une formalisation des cas freudiens, c’est-à-dire à
l’expérience analytique. Ce qui nous renvoie à la question de s’il est possible une
formalisation de l’expérience analytique et si le cas en soi-même est déjà une
construction ou une formalisation.
Sur ce point, Lacan affirme explicitement que l’expérience analytique
comporte un élément symbolique irréductible. Cet élément irréductible n’a
nullement un point mystique ou ineffable. Au contraire, les mathématiques et la
symbolisation constituent un effort contre n’importe quel élément mystique ou
initiatique. En effet, le fait d’associer librement n’implique pas qu’il ne soit pas
sans effort et sans être soumis à certaines règles inconnues. Lorsqu’on est dans
l’expérience analytique nous symbolisons à travers le parler. Parler est une
symbolisation. Par le biais de l’équivalence entre formalisation et symbolisation
on peut expliquer la relation entre expérience analytique et formalisation. Pour
le dire plus simplement, la formalisation par schémas sert à trois choses : 1)
usage conceptuel : rendre compte d’une façon rigoureuse de concepts sans les
262 « Tout le problème dès lors est celui de la jonction du symbolique et de l’imaginaire dans la constitution du réel », Jacques LACAN, Les écrits techniques de Freud, p. 88 ou « C’est, on le sait, dans l’expérience inaugurée par la psychanalyse qu’on peut saisir par quels biais de l’imaginaire vient à s’exercer, jusqu’au plus intime de l’organisme humain, cette prise du symbolique », Jacques LACAN, « Le séminaire sur La lettre volée » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 11.
197
entifier, réifier ou chosifier ; 2) usage clinique : s’écarter de l’expérience
analytique pour la penser ; et 3) usage métaphorique : lorsque nous sommes
dans l’expérience analytique, nous formalisons : la structure du sujet a une forme
schématique. Nous reviendrons sur la question de l’usage métaphorique ou
littéral des mathématiques263.
Après la formalisation des cas de Dora, la jeune homosexuelle et Schreber
par des schémas, Lacan rencontre dans la structure même de la formalisation
quelque chose qui ne marche pas, un point de contradiction ou d’impossibilité.
La formalisation du cas Hans par l’analyse des mythes lévi-straussiens montre ce
point d’une manière paradigmatique. Lorsque Lacan essaie de formaliser la
chaîne signifiante et le conte La lettre volée d’Edgar Allan Poe, il trouve des
points irréductibles. Il les nommera caput mortum, un terme qui provient de
l’alchimie : le reste qui se produit après la transformation d’un élément à un
autre élément. Ces points lui amènent à considérer une dimension réelle dans
leurs diagrammes. Au même temps, Lacan a progressivement introduit certaines
vectorisations dans ses schémas, c’est-à-dire les a transformés en diagrammes
plus topologiques –au sens de la topologie des graphes.
Le pas des schémas aux graphes est marqué par la formalisation de la
pièce de théâtre Hamlet. Il est aussi un effet de la formalisation du conte La lettre
volée et du Witz freudien dans le séminaire 5, Les formations de l’inconscient. Le
graphe est une formalisation topologisée264 qui peut rendre compte des
dimensions plus réels tels le désir, le phallus, la fantasme ou la pulsion. Le
premier effet de cette formalisation est la multiplication des notations
263 « L’espace de l’inconscient, est en effet un espace typographique (…) se constituant des lignes et des petits carrés (…) répond à des lois topologiques », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre V : Les formations de l’inconscient [1957-1958], Paris, Seuil, 1998, p. 147. 264 L’indice de ce changement se trouve aussi pour le terme « logique du caoutchouc » qui est introduit entre les séminaires 4 et 5. Lacan appelle pour la première fois « schéma topologique » à un de ses schémas (le graphe du désir) dans son séminaire 6. Jacques LACAN, Le séminaire, Livre IV : Le désir et son interprétation [1958-1959], Paris, La Martinière, 2013, p. 188.
198
algébriques265. Tous les termes préalablement mentionnés ont une expression
algébrique : , , $◊a et $◊D.
La formalisation et les diagrammes montrent leurs impasses et leurs
irréductibilités. Le caput mortum ou le reste après la formalisation dans Le
séminaire sur « La lettre volée » en est la forme paradigmatique. À cause de cela,
le pas du schéma au graphe peut être écrit ainsi : SIRSRI. Au début, Lacan
affirme que la formalisation « est non seulement exigible, mais elle est
nécessaire »266. Ensuite, Lacan déclare que ces formalisations ne constituent pas
un métalangage : « il n’y a pas de métalangage, il y a des formalisations »267.
Finalement, une formalisation qui aboutit à une impasse et qui n’est pas l’issue
d’une métalangue n’a qu’un choix : une impossibilité irréductible. L’Autre Barré,
le phallus ou le désir sont des concepts synchroniques à cette conception de
formalisations. Eux signalent une limite intérieure au symbolique. Le graphe ne
peut introduire l’irréductible que par des notations algébriques. Il est, par
exemple, plus lisible l’incomplétude ou l’irréductible par la topologie de surfaces.
En fait, la notion d’« irréductibilité » est topologique, voire informulable
algébriquement. Pourtant, les notations algébriques de cette époque sont
articulées comme éléments dans une structure vectorisée, qui est d’ailleurs la
définition même du graphe. Nous nous demandons si certains concepts sont
formulables sans la compréhension de ces opérations topologiques et
algébriques chez Lacan.
À partir du séminaire 6, Le désir et son interprétation, Lacan fait trois
mouvements mathématiques : a) il appelle ses écritures algébriques
explicitement des « formalisations »268 ; b) il utilise la théorie des nombres pour
penser un concept psychanalytique –le phallus– d’une façon métaphorique269 ;
265 Les premiers algorithmes se trouvent dans l’écrit L’instance de la lettre, contemporain du séminaire 5. Dans ce séminaire Lacan commence à formaliser à travers les graphes. 266 Jacques LACAN, Les formations de l’inconscient, p. 74. « Nous ne risquons que fort peu à nous engager dans une formalisation qui s'impose comme nécessaire » Jacques LACAN, L’angoisse, p. 314. 267 Idem. 268 Jacques LACAN, Le désir et son interprétation, p. 166 et 451. 269 Ibid., p. 388.
199
et, c) il ajoute une dimension topologique à ses écritures, c’est-à-dire le schéma
devient graphe. Ce dernier mouvement produit une lecture rétrospective qui
donne aux autres écritures –modèles et schémas– une densité topologique plus
explicite.
Entre le séminaire 7 et 8, Lacan fait des références marginales aux
schémas et au graphe. Ce périple philosophique et littéraire, non sans
articulations mathématiques, trouve deux questions topologiques : le vase
heideggérien et l’« entre-deux-morts ». Il est possible que ces questions motivent
au psychanalyste à approfondir ses sources topologiques. À partir du séminaire
9, la référence centrale qui dominera l’horizon mathématique des présentations
écrites est justement la topologie des surfaces. Cette topologie cohabite avec les
graphes, schémas et d’autres ressources mathématiques dans les deux années
suivantes. Les séminaires 12 et 13 sont consacrés à la topologie des surfaces qui
permettent à Lacan de formuler topologiquement le sujet comme coupure à
travers de la bande de Möbius, la relation entre sujet et objet a –formulé
algébriquement comme $◊a– avec le cross-cap et la dimension temporale de
l’Autre par le biais de la bouteille de Klein. Nous proposons d’écrire le
déplacement de la topologie des graphes à la topologie des surfaces ainsi :
SIRSRI. Dans la topologie des surfaces, le registre symbolique persiste dans sa
fonction dominante, mais il se rapproche du registre réel.
La topologie des surfaces permet à Lacan de formuler la difficile question
de l’articulation entre sujet et objet a. Le plus surprenant est le franchissement
de ce pas formalisation d’une peinture. En effet, Lacan extrait les repères de la
perspective sous-jacente à Las meninas de Velázquez. Avec le minimalisme des
lignes de fuite, il fait une transformation qui va de la géométrie de la perspective
à la géométrie projective. Lacan montre que la construction de la perspective de
cette peinture produit une élision du regard. Erik Porge l’exprime
succinctement270 :
270 Erik PORGE, Le ravissement de Lacan. Marguerite Duras à la lettre, Toulouse, Érès, 2015, p. 39.
200
Le plan projectif inscrit une dynamique dans son écart avec la géométrie
projective. Elle ne pait pas voir l’objet a, mais rend compte de son invisibilité, de
son retrait de visibilité et par là lui donne un caractère opératoire. (…) La
topologie du plan projectif fait entrer l’objet a dans la structure signifiante
rationnelle. Elle rend compte de la scientificité de la structure visuelle du sujet
au même titre que le cogito, qui pour Lacan est à l’origine du sujet.
La vision est de l’ordre du visible et le regard renvoie au champ de l’invisibilité,
ce qui échappe au visible et qui constitue l’un des incarnations de l’objet a. La
topologie du cross-cap exprimée comme plan projectif montre l’entrée du regard
dans la formation du fantasme, c’est-à-dire le soutien du désir. Lacan affirme que
« La perspective organisée c’est l’entrée dans le champ du scopique du sujet lui-
même »271. Ce qui explique une particularité de l’objet a par rapport au sujet :
l’objet l’unifie et le divise en même temps. Cette utilisation des mathématiques est
exemplaire pour montrer l’intérêt de Lacan aux savoirs formalisants : la topologie
est un moyen rationnel pour formuler un objet « invisible ». Les conséquences
cliniques sont énormes : le champ visuel humain est structuré de manière
fantasmatique. Autrement dit, le réalisme invisible –mais pensable– du fantasme
soutient le désir humain même s’il est « inexistant ». L’intérêt de Lacan pour les
objets « trompeurs »272 peut être formulé rationnellement. Ce dernier point a
déjà été spécialement souligné par Jean-Pierre Cléro273 et développé par Lacan à
l’aide des « incorporels » à parti de la philosophie des stoïciens274.
Grâce à la topologie des surfaces, la logique et la théorie des nombres
Lacan arrive à définir l’objet a. Ce point est crucial à tel point qu’il est impossible
de rendre compte de la nature de l’objet a sans ses antécédents et formulations
271 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIII : L’objet de la psychanalyse [1965-1966], inédit, séance du 25 mai 1966. 272 Jacques LACAN, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 407. Lacan s’intéresse aux entités fictives, trompeuses et imaginaires, non pour s’en débarrasser, mais pour las analyser, car elles constituent un chemin royal à l’inconsciente et au réel. Le « semblant » et la fiction benthamienne (dont il s’inspire pour la tournure « la vérité a une structure de fiction ») constituent deux exemples de cette procédure de Lacan. 273 Jean-Pierre CLÉRO, Les raisons de la fiction. Les philosophes et les mathématiques, Paris, Armand Colin, 2004. 274 Jacques LACAN, « Radiophonie » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 409.
201
mathématiques. Parallèlement, l’importance de la construction mathématique de
l’objet a et son usage de la topologie des surfaces aura des conséquences sur la
position de Lacan par rapport à la science. Par exemple, lorsque Lacan formule la
question « radicale » de la relation entre psychanalyse et science comme
« qu’est-ce qu’une science qui inclut la psychanalyse ? »275, c’est-à-dire qu’est-ce
qu’une science qui inclut l’objet a en tant qu’il « objecte » à la science276. Cette
fonction d’ « objection » n’est possible que par sa construction logique. Une
décennie après Lacan reprendra la construction logique de l’objet a et de l’objet
de la science pour affirmer deux points essentiels pour sa doctrine de la science :
la science franchit le réel grâce à l’écriture logique et la psychanalyse détache la
mathématique –et son approche du réel– du discours du maître277. Science et
psychanalyse « mordent » le réel. Pourtant, ils le font autrement : il s’agit d’un
point qui écarte la psychanalyse de la « technoscience » ou l’équivalence
heideggérienne entre science et technique.
Le recours à la topologie diminue entre les séminaires 14 et 18 et la
théorie des nombres et des ensembles apparaissent avec insistance. Après ce
trajet qui détache l’articulation de la chaîne signifiante (S1S2), rencontre le
dénombrable de l’objet a et « logicise » l’inconscient au profit d’évider la
grammaire, Lacan revient à la topologie. Cette fois-ci à la topologie des nœuds.
Nous noterons ce déplacement de la topologie des surfaces à la topologie des
nœuds ainsi : RISRSI –le titre du séminaire 22 qui est homophonique avec
« hérésie ». Maintenant, il y aura une dominance du registre réel et une sous-
dominante du symbolique, avec une intermittence dans le séminaire 21 et 22 où
l’une des thèses centrales est l’équivalence des trois registres. L’usage de la
topologie des surfaces ou des graphes sur la topologie des nœuds ou le recours à
la topologie des tresses ne changera pas l’approche topologique « RSI ».
275 Jacques LACAN, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Compte rendu du séminaire 1964 » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 187. 276 « a, l’objet des objets. Notre vocabulaire a promu pour cet objet le terme d’objectalité en tant qu’il s’oppose à celui d’objectivité », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre X : L’angoisse [1962-1963], Paris, Seuil, 2004, p. 248. Lacan joue avec l’équivocité entre « objet » et ce qui « objecte » pour poser son objet comme ce qui objecte tout système du monde. 277 Ces deux opérations sont faites entre le séminaire 18 et 19.
202
Nodologie : entre formalisation, diagramme et objet mathématique
Dans cette partie nous allons nous approcher de la topologie de nœuds comme
croisement entre le diagramme, la formalisation et objet mathématique. Nous
avons décidé de ce faire dû à la richesse des enjeux qui porte la topologie de
nœuds. Nous verrons que l’approche de Lacan à la topologie des nœuds est plus
riche et vaste que le nœud borroméen. Ce type de recherches est fait par
Bousseyroux, Schejtman, Vappereau, Allouch, Morel, Porge ou Cochet278. En fait,
nous choisissons de reprendre le néologisme « nodologie »279 que Cochet a
employé pour cette sorte de recherche, qui explore les conséquences cliniques,
théoriques et pratiques en psychanalyse de la topologie de nœuds.
Le parcours de la topologie des nœuds s’ouvre sur l’introduction du nœud
borroméen du 9 de février de 1972280. Naturellement, la topologie des nœuds ne
se réduit pas au nœud borroméen. Pour cela, nous voulons déployer brièvement
le parcours de l’usage lacanien de la topologie de nœuds ainsi :
1) Lacan introduit le nœud borroméen sans aucune application
(séminaire 19) ;
2) Le nœud borroméen sert comme une « métaphore » topologique281
pour construire une grammaire de la phrase « je te demande de me
278 Alain COCHET, Nodologie lacanienne, Paris, L’Harmattan, 2003 ; Erik PORGE, Lettres du symptôme. Versions de l’identification, Toulouse, Érès, 2010 ; Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érès, 2014 ; Michel BOUSSEYROUX, Au risque de la topologie et de la poésie. Élargir la psychanalyse, Toulouse, Érès, 2011 ; Jean ALLOUCH, L’Autresexe, Paris, Epel, 2016 ; Fabián SCHEJTMAN, Ensayos de clínica nodal, Buenos Aires, Grama, 2013 ; Jean-Michel VAPPEREAU, Essaim. Le groupe fondamental du nœud, Paris, Topologie en extension, 1985 ; Jean-Michel VAPPEREAU, Étoffe. Les surfaces topologiques intrinsèques, Paris, Topologie en extension, 1988 ; Jean-Michel VAPPEREAU, Nœud. La théorie du nœud esquissée par J. Lacan, Paris, Topologie en extension, 1997 ; Geneviève MOREL, La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Anthropos, 2008. 279 Alain COCHET, op cit. 280 « Chose étrange, tandis qu'avec ma géométrie de la tétrade je m'interrogeais hier soir sur la façon dont je vous présenterais cela aujourd'hui, il m'est arrivé, dînant avec une charmante personne qui écoute les cours de monsieur Guilbaud, que, comme une bague au doigt, me soit donné quelque chose que je veux vous montrer, quelque chose qui n'est rien de moins, paraît-il, je l'ai appris hier soir, que les armoiries des Borromées » Jacques LACAN, …ou pire, p. 91. 281 « Une topologie a une définition mathématique. Cela s'aborde par des rapports non métriques, déformables. C'est le cas de ces sortes de cercles souples qui constituaient mon Je te demande de
203
refuser ce que je t’offre, parce que c’est pas ça » (séminaire 19). Le
nœud est une métaphore et la phrase est une articulation282 des
phrases qui s’interrompent (comme il arrive dans le cas « Schreber »).
Le nœud borroméen sert à formaliser la structure de la psychose et
ne conduit pas immédiatement aux trois registres. Lacan fait la
différence entre le nouement borroméen et l’olympique ;
3) Lacan prend le nœud borroméen comme une métaphore d’un certain
enchaînement (séminaire 20) ; on conclut que le déchainement par
rupture ou coupure fonctionne comme une métaphore du
déclenchement de la psychose. Les nœuds « olympiques » sérient une
métaphore de la structure du névrosé. Finalement, Lacan accepte que
le nœud borroméen ne constitue pas une métaphore283 ;
4) Le nœud borroméen est formulé pour la première fois comme une
articulation des trois registres (séminaire 21). Lacan essaie de les
mettre en équivalence pour éviter la domination ou la prévalence
d’un sur les autres. Les néologismes « dit-mansion » ou « dit-
mension » apparaissent. Lacan introduit d’autres nœuds (trèfle,
olympiques) et il « deborroméeise » la psychose sans
me refuser ce que je t'offre. Chacun est une chose fermée souple, et qui ne tient qu'à être enchaînée aux autres. Rien ne se soutient tout seul. Cette topologie, du fait de son insertion mathématique, est liée à des rapports de pure signifiance, comme le démontrait mon dernier séminaire. C'est en tant que ces trois termes sont trois que nous voyons que de la présence du troisième s'établit entre les deux autres une relation. C'est cela que veut dire le nœud borroméen » et « Il y aurait certainement quelque chose d'infiniment satisfaisant à considérer que le langage est modelé sur les fonctions supposées être de la réalité physique, même si cette réalité n'est abordable que par le biais d'une fonctionnalisation mathématique » Ibid., p. 94. L’accent est de l’auteur. Ici modèle fonction comme représentation, donc comme métaphore. 282 Il s’agirait d’une articulation nouvelle, une articulation « à trois » qui soutien un minimum de sens, une articulation topologique qui soutien une grammaire : « Demande, refus et offre, dans ce nœud que j'ai avancé aujourd'hui ils ne prennent leur sens que chacun l'un de l'autre. Mais ce qui résulte de ce nœud tel que j'ai essayé de le dénouer, ou plutôt, à prendre l'épreuve de son dénouement, c'est que ça ne tient jamais à deux tout seuls. C'est la racine de ce qu'il en est de l'objet a » Ibid., p. 92. 283 « Sans doute n'est-ce pas un support simple, car, pour qu'il puisse représenter adéquatement l'usage du langage, il faudrait dans cette chaîne faire des chaînons qui iraient s'accrocher à un autre chaînon un peu plus loin avec deux ou trois chaînons flottants intermédiaires. Il faudrait aussi comprendre pourquoi une phrase a une durée limitée. Cela, la métaphore ne peut pas nous le donner » Jacques LACAN, Encore, p. 115.
204
« borroméeiser » la névrose. L’équivalence des trois registres est
harmonique et pose un grand problème : il est impossible de
distinguer l’un de l’autre sans les nommer. La nomination, de quel
registre vient-elle ?
5) Lacan fait plusieurs mouvements dans son séminaire 22 : il met à plat
le nœud borroméen, il utilise le théorème de Desargues pour ouvrir
les nœuds284, introduit le ternaire inhibition-symptôme-angoisse et il
formule les déchaînements en termes de « lapsus » et non plus en
termes de ruptures. Il y a une inversion de l’usage des nœuds : le
nœud borroméen maintenant est pour la névrose et les autres sont
pour les psychoses (olympique, de trèfle, etc.) ;
6) La solution pour l’harmonie des trois registres et sa nomination se
fait par l’introduction d’un quatrième rond (fin séminaire 22). Le
quatrième rond peut être une nomination imaginaire (inhibition),
symbolique (symptôme) ou réel (angoisse). Le nœud borroméen de
quatre ou plus anneaux fait son apparition, ainsi que la pluralisation
du nom du père. Le pluriel « noms du père » ou la père-version est
contemporain, solidaire et inconcevable sans la topologie et la
question de la nomination comme quatrième rond. Lacan annonce
que son prochain séminaire (le 23ème) serait « 4, 5, 6 » ;
7) Lacan change d’avis et consacre son 23ème séminaire à la question du
« sinthome », une reformulation du 4ème rond. Il n’est pas nécessaire
de « compter » plus de quatre ronds. Avec cette solution
« déséquilibrante », il formule plusieurs nœuds pour la psychose et
pour la névrose ;
8) Lacan explore l’union de la topologie des nœuds avec la topologie des
surfaces en introduisant les tores comme ronds des nœuds
284 Le théorème de Desargues montre une homologie entre une ligne à l’infini et un cercle. Cette aperture des ronds produit une diversification d’eux et la possibilité de concevoir les nœuds en termes de tresses.
205
borroméens (séminaire 24). Cela permet à Lacan de formuler la
structure hystérique et obsessionnelle ;
9) Lacan se demande quelle est la relation entre symbolique et réel. Plus
précisément sur l’incidence du symbolique sur le réel (séminaire 25).
S’il n’y a aucune conséquence du symbolique sur le réel la
psychanalyse est une « escroquerie »285. Il trouve la solution à l’aide
d’une formulation topologique : le nœud borroméen généralisé.
Après ce parcours pour la topologie des nœuds, nous pouvons constater la
révolution qu’ils produisent dans l’œuvre de Lacan. Il s’agit véritablement d’un
« tournant topologique » chez Lacan. La topologie de nœuds ne sert pas
uniquement pour contester ou déconstruire certains concepts métaphysiques
comme la sphère, l’un, la représentation ou la relation entre S1 et S2 (qui est la
base du discours du maître), mais aussi pour formuler certains points
psychanalytiques et pour rendre possible de penser autrement. En effet,
l’équivalence exacte entre les trois registres, une relation sans relation entre
deux éléments286 ou la mise à plat des nœuds comme méthode qui cerne les
285 « La psychanalyse serait d’une certaine façon ce qu’on pourrait appeler du chiqué, je veux dire du semblant. (…) C’est incontestablement mieux comme ça. C’est incontestablement mieux comme ça, mais c’est encore plus troublant comme ça, je veux dire que la faille entre S1 et S2 est plus frappante parce qu’ici il y a quelque chose d’interrompu et qu’en somme le S1, ce n’est que le commencement du savoir; mais un savoir qui se contente de toujours commencer, comme on dit, ça n’arrive à rien. C’est bien pourquoi, quand je suis allé à Bruxelles, je n’ai pas parlé de la psychanalyse dans les meilleurs termes. Il y en a que je reconnais, qui sont là », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXIV : L’insu que sait de l’une-bévue à mourre [1976-1977], inédit, séance du 8 mars 1977 ; « Je pense que malgré tout vous vous êtes un peu informés auprès des Belges, et que le fait que j’ai parlé de la psychanalyse comme pouvant être une escroquerie, est parvenu à vos oreilles, je dirais même que j’y insiste en parlant de ce S1 qui paraît promettre un S2 (…) la psychanalyse est une escroquerie, mais ça n’est pas n’importe laquelle. C’est une escroquerie qui tombe juste par rapport à ce qu’est le signifiant. Et le signifiant, il faut quand même bien remarquer qu’il est quelque chose de bien spécial; il a ce qu’on appelle des effets de sens, et il suffirait que je connote le S2, non pas d’être le second dans le temps, mais d’avoir un sens double pour que le S1 prenne sa place, et sa place correctement. Il faut quand même dire que le poids de cette duplicité de sens est commun à tout signifiant. », Jacques LACAN, L’insu que sait, séance du 15 mars 1977; « L’inconscient c’est l’impossible, à savoir que c’est ce qu’on construit avec le langage ; en d’autres termes, une escroquerie », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXVI : La topologie et le temps [1978-1979], inédit, séance du 10 novembre 1978. 286 Les séances du 18 mars 1975, 8 avril 1975 et 15 avril 1975 sont consacrées à la question d’une rectification de l’énoncé « il n’y a pas du rapport sexuel », car les trois ronds dans le nœud borroméen ne se lient pas entre eux, aucun d’eux ne se croisse pas par le centre. Lacan montre la différence entre le « faux trou » et le « vrai trou » dans le nœud borroméen. L’enjeu de cette question est que le « vrai trou » fait un véritable trou avec un rond de ficelle qui ne passe pas par
206
impasses sont informulables sans appel à la topologie des nœuds. Ces
formulations ont des conséquences pratiques immédiates : l’équivalence restitue
la valeur du registre imaginaire dans la vie psychique, la relation sans relation
signale las failles des registres en rendant « lisibles » certains phénomènes
psychiques, cerner les impasses fait possible la distinction entre impuissance et
impossibilité avec les conséquences pratiques que cela comporte, etc.
Simultanément, ce parcours plein des tâtonnements et d’allers-retours
nous permet de dégager l’une des manières dont Lacan s’est servit des
mathématiques : la formalisation. Par exemple, les nœuds peuvent se formuler
en trois dimensions et de deux dimensions. S’ils s’expriment en trois dimensions
ce que Lacan appelle « manier les ficelles », ils montrent sa consistance au prix
d’une imaginarisation du nœud. Cette expression du nœud de façon
tridimensionnelle montre certaines propriétés qui ne sont pas visibles en deux
dimensions. En revanche, la présentation du nœud en deux dimensions évide
l’imaginaire par réduction. Le premier est en effet la désimaginarisation qui rend
lisible au prix d’une invisibilité.
Nous signalons que cette distinction entre le visible et le lisible est aussi
l’une des différences entre la clinique médicale et la clinique psychanalytique287.
La naissance de la clinique médicale commence par le regard, dans ce qui est
visible. En revanche, la clinique et la pratique psychanalytique ne sont pas
intéressées par le visible, mais par ce qui se lit dans ce qui s’entend. Pour passer du
visible au lisible il y a une manœuvre de formalisation. Il s’agit de l’opération de
la « mise à plat » des nœuds.
Effectivement, la « mise à plat » dans la topologie indique une opération
de formalisation et qui est liée aussi a une présentation au moyen d’un
diagramme. Les détails de cette procédure dépassent notre tâche et nous
voulons juste la mentionner. La mise à plat implique en termes pratiques le pas
d’un nœud de trois dimensions à son expression en deux dimensions. À quoi sert l’intérieur des autres deux ronds. Une affaire informulable que topologiquement et qui a besoin de patience pour le tester. Cf. Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXII : RSI [1974-1975], inédit. 287 Cf. Michel FOUCAULT, La naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963.
207
une telle procédure ? Elle rend lisible les impasses, permet de compter les trous
et de distinguer les vrais trous des faux trous. Il s’agit du « pas qui va de la
manipulation au compte »288. Ce pas est aussi une opération « d’une clinique qui
va au-delà de la magie et la suggestion »,289 car elle montre aussi le pas d’un savoir
supposé à un savoir exposé. Ce dernier point nous renvoie à la question de la
mathématique comme une précaution contre l’obscurantisme, notamment
l’obscurantisme comme effet du transfert. Que les impasses soient localisées par
la formalisation implique l’impossible, le réel lacanien, n’est pas avant la
formalisation, « il existe parce qu’il se démontre »290. Cela veut dire aussi qu’au
moyen de la formalisation l’analyste peut lire les impossibilités –du côté du réel–
et sa différence avec les impuissances –du côté de l’imaginaire. Cette différence
entre l’impossibilité et l’impuissance est très utile pour lire les mathèmes des
quatre discours.
La mise à plat du nœud et son effet corrélatif d’évidemment de la
dimension imaginaire est solidaire d’une conception de l’inconscient sans
profondeur. L’écriture dans un plan ou dans une surface –comme une feuille–
relève de la tridimensionnalité des ronds de ficelle. Aujourd’hui, nous pouvons
comprendre l’insistance de Lacan à l’écriture comme support291. Que l’écriture
soit lisible et non visible implique une résistance de l’écriture à la représentation
imaginaire, mais qui, en revanche, concède au psychanalyste une majeure
lisibilité.
288 Fabián SCHEJTMAN, Ensayos de clínica modal, Buenos Aires, Grama, 2013, p. 141. 289 Idem. 290 Ibid., p. 142. 291 Lacan se réfère à Spinoza pour exemplifier des pouvoirs de l’écriture et sa fonction de support : « La formalisation de la logique mathématique, si bien faite à ne se supporter que de l'écrit, ne peut-elle nous servir dans le procès analytique, en ceci que s'y désigne ça qui retient les corps invisiblement ? S'il m'était permis d'en donner une image, je la prendrais aisément de ce qui, dans la nature, paraît le plus se rapprocher de cette réduction aux dimensions de la surface qu'exige l'écrit, et dont déjà s'émerveillait Spinoza –ce travail de texte qui sort du ventre de l'araignée, sa toile. Fonction vraiment miraculeuse, à voir, de la surface même surgissant d'un point opaque de cet étrange être, se dessiner la trace de ces écrits, où saisir les limites, les points d'impasse, de sans-issue, qui montrent le réel accédant au symbolique » Jacques LACAN, Encore, p. 86.
208
La formalisation des nœuds tout au long des huit dernières années
d’enseignement, est instructive pour montrer l’intérêt mathématique chez Lacan.
Effectivement, souvent nous nous demandons si l’usage de la mathématique est
littéral. Littéral ici ne veut pas dire structurel comme lorsque Lacan signale que
la topologie est la structure elle-même : « La topologie n’est pas ‘faite pour nous
guider’ dans la structure, elle l’est »292. Cette remarque n’est possible qu’en
acceptant l’affirmation lacanienne « l’inconscient est structuré comme en
langage ».
Néanmoins, nous avons une question à l’égard de la topologie de nœuds
qui a un intérêt plus général sur l’usage des mathématiques par Lacan. Il existe
une algébrisation de la topologie qui la rend moins imaginaire293. Pourquoi si
Lacan avait connaissance de cette algébrisation de la topologie il ne l’a pas fait ?
Nous avons une triple réponse : a) Lacan n’est pas mathématicien, il s’est occupé
des mathématiques pour la psychanalyse et non à l’envers –étudier la
psychanalyse pour démontrer la mathématique– ; b) Il y a un minimum
d’imaginaire nécessaire pour « manier »294 les nœuds, c’est-à-dire la topologie
des nœuds est le support de la lettre en psychanalyse295 ; et, c) Parce que la
topologie n’est visée que dans certains de ses caractéristiques qui sont utiles
292 Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 483 ; « Dans un écrit que vous verrez paraître en point de mon discours, je crois démontrer la stricte équivalence de topologie et structure », Jacques LACAN, Encore, p. 14 et « Cette topologie qui s’inscrit dans la géométrie projective et les surface de l’analysis situs, n’est pas à prendre comme il en est des modèles optiques chez Freud, au rang de métaphore, mais pour représenter la structure elle-même », Jacques LACAN, « L’étourdit », p. 219. 293 L’expression algébrique de la topologie des nœuds implique que les nœuds sont des nombres. Le nœud comme nombre, son expression algébrique en lettres, n’est ni un modèle ni une métaphore. Par exemple, la formule algébrique de la sphère : S1= {x∈R2 : |x|=1}. 294 « Le maniement même des lettres, suppose qu'il suffit qu'une ne tienne pas pour que toutes les autres non seulement ne constituent rien de valable par leur agencement, mais se dispersent. C'est en quoi le nœud borroméen est la meilleure » Jacques LACAN, Encore, p. 116. 295 « Lacan marque une différence entre le dire vrai qui est le propre de la psychanalyse et la mathématique qu’il définit comme science du Réel, c’est-à-dire impossible. Le risque d’une formalisation qui ne tiendrait pas compte de cette impossibilité de la démonstration, est de glisser vers le recours aux développements produits par les mathématiques d’une écriture algébrique des nœuds : les algorithmes d’Alexander, de Jones ou de Vassiliev. Cette écriture algébrique cherche à remplacer l’objet plastique par un polynôme ou groupe algébrique, en d’autres termes, à réduire l’écriture volumique du nœud à une écriture unidimensionnelle par la linéarité chiffrée de certains de ses invariants » Graciela PRIETO, Écritures du Sinthome. Van Gogh, Schwitters et Wolman, Paris, Érès, 2013, p. 9. L’accent est de l’auteur.
209
pour la psychanalyse, et qui sont effacées par une algébrisation de la topologie –
par exemple le voisinage ou la coupure au profit de la hiérarchie ou la
permutation296. Ceci signifie que l’usage des mathématiques chez Lacan est
soumis aux aspects intrinsèques spécifiques selon la branche –théorie des
ensembles, arithmétique, algèbre, topologie. L’envers est aussi vrai : il y a des
aspects psychanalytiques spécifiques qui ne peuvent pas être capturés ou
formulés par les mathématiques –« le truc analytique n’est pas
mathématique »297.
Déconstruction et formulation mathématique
À lire l’analyse des tableaux des éléments mathématiques chez Lacan nous
regardons de près l’énorme quantité et diversité des branches mathématiques et
des mathématiciens nommés dans les séminaires. Cependant, l’intérêt de Lacan
demeure toujours « fragmentaire » et jamais totalisant ou systématique. Dans en
certain sens tout se passe comme l’usage que Lacan fait de la philosophie : il
explore un point de tel ou tel philosophe sans avoir une connaissance exhaustive
de l’auteur298.
Nous pouvons affirmer que Lacan a un usage fragmentaire et régional des
mathématiques, qui lui servent tant pour formuler des concepts que pour
déconstruire des concepts. Nous appelons cette partie de l’usage des
mathématiques chez Lacan comme « sujets ou objets mathématiques ». En effet,
296 « Penseurs comme Lévi-Strauss ont montré son intérêt sur les invariants dans une structure, ce qui est résultat moins d’une étude inductive des objets que d’un raffinement des modèles qui donnent accès aux structures en tant que relations entre objets. (…) En plus de la voie algébrique, il existe un intérêt sur les structures d’ordre qui traitent avec les choix, les hiérarchies et les classifications ; et la topologie qui le concerne le voisinage, la proximité et les barrières, tous ces notions qui peuvent être plus précises que les considérations algébriques ou de structures d’ordre », Darian LEADER, « The Schema L » in Bernard BURGOYNE (Éd.), Drawing the Soul : Schemas and Models in Psychoanalysis, Londres, Karnac, 2000, p. 175-176. 297 « Le truc analytique. Ne sera pas mathématique. C’est bien pour ça que le discours analytique se distingue du discours scientifique », Jacques LACAN, Encore, p. 105. 298 « Lacan ne connaît en mathématiques que des œuvres et ne connaît dans les mathématiciens, comme chez les philosophes ou les littéraires d’ailleurs, que des auteurs, noms propres recouvrant un nombre limité des thèses », Jean-Pierre CLÉRO, « L’utilité des mathématiques en psychanalyse », p. 19.
210
Lacan s’intéresse par tel ou tel objet mathématique, il explore une question ou un
autre thème mathématique sans aucun espoir de faire un système ou une
unification des îlots.
Nous commencerons par commenter deux séminaires paradigmatiques
où Lacan fait un usage déconstructif des mathématiques : « L’identification » et
« …ou pire ». Dans son séminaire 9 –L’identification–, il s’agit de déployer la
linguistique, la logique, la généalogie et surtout la topologie des surfaces pour
dissoudre ou déconstruire la topologie de la sphère et l’identité. Ces deux idées
métaphysiques constituent des ressorts qui peuvent capturer la psychanalyse
dans un mouvement ontologisant, psychologisant ou biologisant. Dans son dix-
neuvième séminaire –…ou pire–, l’effort mathématique se fait à l’aide de la
logique –modale, des quanteurs et propositionnelle–, la théorie des ensembles, la
linguistique et de la topologie des nœuds pour dissoudre une autre idée
traditionnellement métaphysique : l’Un. En ce sens, son objectif est le même que
dans son séminaire sur l’identification.
Les séminaires 9 et 19 sont paradigmatiques de ce mouvement
déconstructif des mathématiques, impossible de concevoir par Heidegger ou
même Derrida. Mais il est possible de lire rétrospectivement cette
déconstruction lui même à l’aide des mathématiques dès ses premiers
séminaires. Effectivement, le modèle optique, la cybernétique, la formalisation
structuraliste lévi-straussienne, la topologie ou la linguistique fonctionnent
comme des appareils qui visent à dissoudre certaines idées trop métaphysiques.
Ces idées telles que le moi, la réalité, l’objet ou la communication sont assez
chargées de contenu biologiciste, ontologisant ou psychologiste qui entrave la
pratique psychanalytique.
Si l’on regarde de près les tableaux analytiques de chaque séminaire, il
n’est pas difficile de faire une corrélation entre certains éléments mathématiques
« fragmentaires » et la déconstruction des concepts ou idées trop métaphysiques.
Nous constatons que cet emploi déconstructif par Lacan a ses origines dès le
commencement de son enseignement et il demeure ainsi jusqu’à la fin de sa vie.
211
Sans l’intention d’être exhaustifs ou de réduire la complexité et la finesse des
destinations mathématiques, nous avons conçu un tableau qui montre une
corrélation entre concepts à déconstruire et les objets mathématiques tout au
long de l’enseignement de Lacan :
Table 2
L’emploi des thèmes et objets mathématiques fragmentaires, par auteur ou sous
la forme d’îlots au style « montage » est justifié non seulement par sa fonction
déconstructive ou ses pouvoirs de dissolution. En fait, nous pouvons dégager
parfois deux temps : le moment déconstructif et le temps constructif.
La fonction « constructive » ou « formulative » des mathématiques est
aussi présente chez Lacan. Par exemple, les nombres imaginaires permettent de
formuler le phallus, la division arithmétique exprime le reste de l’opération de la
division du sujet, la compacité expose d’une manière non mystique la jouissance
212
féminine, la surface du tore clarifie la relation structurelle entre demande et
désir et le modèle optique sert à articuler les registres symboliques et
imaginaire. Le graphe du désir formule plusieurs concepts et relations en termes
non ontologiques, illusion qui produisent les dictionnaires lorsqu’ils définissent
certains termes. Les graphes permettent une présentation simultanée et non
essentialiste des concepts. Des surfaces telles que le tore ou le cross-cap nous
offrent une formulation anti-intuitive et rigoureuse de l’articulation intérieur-
extérieur. Ainsi, nous pouvons affirmer que l’usage des mathématiques chez
Lacan est essentiel, c’est-à-dire il y a de concepts psychanalytiques informulables
sans la mathématique299.
De la même façon que nous avons fait une corrélation entre certains
emplois déconstructifs des mathématiques et des idées métaphysiques, il est
possible de faire un autre tableau avec la fonction « formulative » des
mathématiques :
299 On peut, par exemple, construire une logique formelle sans faire usage de la négation : « Un pareil exercice ne peut normalement aboutir qu'à une profonde insuffisance logique. C’est en réalité ce que veut dire Freud quand il dit que l’inconscient ne connaît pas le principe de contradiction. Le principe de contradiction est en logique quelque chose d’excessivement élaboré, et dont, même en logique, on peut se passer, puisqu’on peut construire toute une logique formelle dans le champ du savoir sans faire usage de la négation », Jacques LACAN, D’un Autre à l’autre, p. 276.
213
Table 3
La grande diversité des branches mathématiques utilisées d’une façon
« pastiche », « montage » ou « collage » a deux facultés très utiles pour Lacan : le
pouvoir de dissolution de la métaphysique et la capacité à formuler des concepts
psychanalytiques de manière non ontologique, anti-biologiste et en les
dépouillant de contenu psychologique. Cette faculté constructive et
déconstructive de la mathématique s’emploie de façon fragmentaire et ne vise
pas à une synthèse ou a une construction totalisante d’une mathesis universalis –
modèle mathématique conçu comme une cosmovision par Descartes ou Leibniz.
La plupart des psychanalystes et commentateurs qui s’intéressent aux
mathématiques dans l’œuvre de Lacan font de remarques sur la nature
fragmentaire de l’emploi qui en fait le Parisien. En ce sens, nous trouvons
pertinent le sous-titre de l’article de Jean-Pierre Cléro « Un problème de
214
chrestomathie psychanalytique »300. Cependant, il est surprenant qu’ils ne
rendent pas compte de l’usage déconstructif et « formulatrice » des thèmes et
objets mathématiques.
Formalisations mathématisantes
Les deux emplois lacaniens des mathématiques les plus connus sont la
formalisation et les mathèmes. Même avant le début de l’enseignement de Lacan
nous découvrons des formalisations à travers la théorie des jeux. Quant aux
mathèmes, il est plus simple de dater son premier usage et à la fois, plus
complexe d’affirmer qu’est-ce qui compte comme mathème chez Lacan : la
première fois que le terme « mathème » est mentionné par Lacan est le 2
décembre 1971, mais nous pouvons repérer des notations algébriques dès 1953
–même il est possible de lire après-coup certains graphismes de 1945 comme
mathèmes301. Bien qu’il existe une relation entre mathèmes et formalisation,
cette relation ne va pas de soi. Parfois les formalisations aboutissent à la
formulation des mathèmes. Il y a des formalisations qui n’ont pas une formule
finale. Autrement dit, tout mathème est le résultat d’une formalisation, mais pas
toute formalisation n’a comme but l’écriture d’un mathème. D’ailleurs, la
formalisation mathématique et les mathèmes ont une relation avec des autres
usages mathématiques chez Lacan. Par exemple, un diagramme peut être conçu
comme une formalisation, un mathème comme une construction des éléments
mathématiques, c’est-à-dire la fonction « formulatrice » des mathématiques.
Certains diagrammes peuvent être lus comme des mathèmes. Nous allons
analyser les usages de la formalisation et du mathème chez Lacan.
300 Jean-Pierre CLÉRO, « L’utilité des mathématiques en psychanalyse. Un problème de chrestomathie psychanalytique ». La chrestomathie, terme préféré par J. Bentham, implique une anthologie des textes, un assemblage au style « pastiche » qui a pour objectif –selon son étymologie– un « savoir utile » (du grec ancien khrestos –utile– et mathein –savoir–). Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Chrestomathie, consulté le 23 décembre 2016. 301 Par exemple les lettres et les disques noirs et blancs dans l’écrit Le temps logique. Jacques LACAN, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
215
La formalisation est une organisation des éléments conformément à une
rationalité ou à un système. La formalisation implique une syntaxe302 et des
éléments qui obéissent à des lois ou des règles de transformation. Nous avons
déjà signalé comment après 1953 la formalisation suppose l’inconscient
structuré comme un langage –une espèce d’organisation de second degré303. À
cette époque la formalisation s’inspire de l’usage lévi-straussien des
mathématiques. La fonction de la formalisation dans la décennie des années 50
est de trouver les lois de transformation de certaines structures comme l’Œdipe,
les relations hystériques, les échanges symboliques ou monétaires des
obsessionnelles, la dialectique imaginaire ou la question du désir.
Aux années 50 le but de la formalisation est de donner rigueur aux
concepts psychanalytiques, d’orienter la technique et aussi de rendre compte des
articulations entre le registre imaginaire et le symbolique. Dans le sens
philosophique ou dans la tradition des sciences humaines, la formalisation est un
effort de type structuraliste pour neutraliser la phénoménologie.
À cette décennie, la formalisation de la structure vise à un mouvement de
scientificisation de la psychanalyse, c’est-à-dire à la rendre plus rigoureuse. Nous
avons déjà traité la question koyréenne d’une science qui se fonde sur la base des
mathématiques non quantitatives304. La science ne s’oriente pas par les
phénomènes visibles, mais par les lois qu’on peut discerner « derrière » ces
phénomènes. Nous disons « derrière », car la formalisation dissipe le fantôme
d’une causalité obscure. Les phénomènes psychanalytiques sont toujours
superficiels. Mais l’effort de la formalisation les fait lisibles en les évidant de tout
302 « Syntaxe, dans une perspective structuraliste, est à situer à un niveau praxis, que nous appellerons de formalisation », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 12 : Problèmes cruciaux pour la psychanalyse [1964-1965], inédit, séance du 2 décembre 1964. 303 Cf. Chapitre 1 sur la science et la psychanalyse chez Lacan. 304 « La science moderne, n’est pas la quantification, mais la mathématisation et nommément combinatoire, c’est-à-dire linguistique, incluant la série et la récurrence.», Jacques LACAN, Les psychoses, p. 270.
216
contenu et de sa dimension imaginaire. L’imaginaire est intuitif305, la
formalisation en tant que symbolisation est la manière d’articuler l’imaginaire et
de trouver ses lois de transformation. Tel est le cas des formalisations des cas de
Freud. L’algorithme de la métaphore du nom-du-père est le résultat d’une
formalisation du cas du petit Hans, le schéma Z est résultat de la formalisation
des cas de Dora et de la jeune homosexuelle, les schémas R et I sont une
formalisation du cas de Schreber. Comme nous l’avons déjà pointé, la
formalisation n’est pas un diagramme, il s’agit plutôt du procès qui peut –ou non–
arriver à une formule, algorithme ou diagramme. Il y a dans l’introduction de la
dimension du réel –localisation de vides ou de trous– à partir de 1958 un
mouvement plus déontologisant chez Lacan. Ce mouvement sera plus décidé
avec la topologie de surfaces et de nœuds. Pour nous, il y a une corrélation entre
l’usage de la topologie des graphes dans le graphe du désir et la
« desœdipisation » de la pièce du théâtre Hamlet. La localisation des vides ou de
trous vise dans la topologie de surfaces à concevoir le sujet en termes de coupure
et les nœuds se constituent des trous articulés306. Tout cela contribue à une
désbiologisation, déspsychologisation et désontologisation. En ce sens, l’Œdipe
chez Freud se démontre au moyen de la formalisation faite par Lacan assez
psychologique, c’est-à-dire assez attachée aux contenus imaginaires et non pas
comme une constellation des fonctions ou une opération sur la structure.
Pendant les dix premiers séminaires la formalisation est aussi l’un des
noms de la symbolisation. Il s’agit de la symbolisation la plus raffinée, car elle
suppose des symboles, des lois et une syntaxe. Cette formalisation en tant que
symbolisation constitue aussi le signe du progrès humain, un pouvoir qui
305 « Les mathématiciens, essaient de toutes parts, et y parviennent, à déborder l’intuition », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 9 : L’identification [1961-1962], Inédit. Séance du 9 mai 1962. 306 Sous cette lumière nous pouvons lire l’affirmation lacanienne « mes nœuds borroméens, c’est de la philosophie aussi », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXV : Le moment de conclure [1977-1978], inédit, séance du 20 décembre 1977. Lacan a toujours été en garde contre l’ontologie, notamment dans les séminaires 7, 11, 19 et 20. Après les nœuds borroméens, il peut considérer une philosophie que n’ait pas des excès ontologiques de la philosophie classique. Pour une lecture dans ce sens-là cf. Adrian JOHNSTON, « This Philosophy which is not One : Jean-Claude Milner, Alain Badiou, and Lacanian Antiphilosophy » in journal S, no. 3, 2010 ; Roque FARRAN, Lacan y Badiou. El anudamiento del sujeto, Buenos Aires, Prometeo, 2014.
217
constitue la vraie source de la pensée –et non les neurones ou le cerveau307. En
ce sens, l’héritage symbolique se transmet sous la forme de formules ou d’un
mythe individuel de névrotique.
Les premières cinq années de son enseignement, entre 1953 et 1958,
Lacan fait un effort de formalisation pour construire le champ de l’Autre, qui est
ici synonyme de la formalisation de l’inconscient dans la mesure où il est
structuré comme un langage. Cette entreprise se réalise à travers la
cybernétique, la linguistique et l’anthropologie structurale. Ces savoirs
mathématisantes sont convoquées pour trouver les lois, la syntaxe et les règles
de transformation de l’inconscient, c’est-à-dire pour construire le champ de
l’Autre comme élément constitutif de la subjectivité.
De même, pendant cette période la fonction de la formalisation vise à
rendre plus efficace et performante la technique psychanalytique. Nous utilisons
ici les mots « efficace », « performante » et « technique » avec prudence. Il est
surprenant de trouver que les mathématiques ont une fonction non-
ontologisante chez Lacan et parallèlement un objectif technique. En effet, Lacan
maintient son usage « heideggerien » des mathématiques pour produire une
technique psychanalytique plus efficace. Ici « efficace » veut dire que la
psychanalyse a un rapport au registre symbolique, que la technique
psychanalytique n’a pas comme objectif des transformations imaginaires308. Cet
usage contient en essence la même fonction que Lacan a trouvée dans la
307 « Au cours des âges, à travers l'histoire humaine, nous assistons à des progrès dont on aurait bien tort de croire que ce sont les progrès des circonvolutions. Ce sont les progrès de l’ordre symbolique. Suivez l’histoire d'une science comme les mathématiques. On a stagné pendant des siècles autour de problèmes qui sont maintenant clairs à des enfants de dix ans. Et c’était pourtant des esprits puissants qui se mobilisaient autour. On s’est arrêté devant la résolution de l’équation du second degré pendant dix siècles de trop. Les Grecs auraient pu la trouver, puisqu’ils ont trouvé des choses plus calées dans les problèmes de maximum et de minimum. Le progrès mathématique n'est pas un progrès de la puissance de pensée de l’être humain. C'est du jour où un monsieur pense à inventer un signe comme ça, √, ou comme ça, ∫, qu'il y a du bon. Les mathématiques, c'est ça », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 1 : Les écrits techniques de Freud [1953-1954], Paris, Seuil, 1975, p. 303. 308 Par exemple « L’efficacité symbolique » de Lévi-Strauss. Cf. Claude LÉVI-STRAUSS, « L’efficacité symbolique » in revue Historie des religions, vol. 135, no. 1, 1949. Je dois cette remarque à Miguel Sierra, à qui je remercie.
218
décennie précédant dans la logique et la théorie des jeux. Que la mathématique
qu’intéresse à Lacan soit qualitative et non quantitative, empêche un rapport
ontologisant avec la technique psychanalytique. En ce contexte « efficacité » veut
dire un rapport direct et transformatif de la structure de l’inconscient à travers
la localisation de points de repère fixes309.
Dû à la nature conflictuelle du psychisme la fonction de la formalisation
n’est uniquement « exigible, mais elle este nécessaire »310. Effectivement, la
formalisation de la psychanalyse vise non seulement à trouver les lois de
transformation, mais les lois de transformation des éléments contradictoires,
incohérents ou en conflit311. En ce sens le Mathème en tant que formalisation est
un complément au Poème, ici sous la forme d’un mythe ou d’une fantaisie
infantile.
Finalement, pendant cet intervalle Lacan se sert des formalisations pour
problématiser le métalangage312 et aussi pour que le psychanalyste se débrouille
avec la complexité du matériel de l’expérience psychanalytique, c’est-à-dire avec
le pouvoir réducteur des mathématiques313 –pour cerner le réel ou pour extraire
309 J’ai formalisé des petites lettres, et j’ai essayé d’indiquer dans quel sens on pourrait faire un effort pour s'habituer à écrire les rapports de façon à donner des points de repère fixes, sur lesquels on puisse ne pas avoir à revenir sur la discussion, qu’on ne puisse pas éluder après les avoir posés, en profitant de tout ce qu’il peut y avoir habituellement de trop souple dans ce jeu entre l’imaginaire et le symbolique, si important pour notre compréhension de l'expérience. Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 4 : la relation d’objet [1956-1957], Paris, Seuil, 1994, p. 411. 310 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 5 : les formations de l’inconscient [1957-1958], Paris, Seuil, 1998, p. 74. 311 La fonction du mythe s'inscrit là. Tel que nous le découvre l'analyse structurale, qui est l'analyse correcte, un mythe est toujours une tentative d’articuler la solution d'un problème. Il s'agit de passer d'un certain mode d'explication de la relation-au-monde du sujet ou de la société en question, à un autre –la transformation étant nécessitée par l'apparition d'éléments différents, nouveaux, qui viennent en contradiction avec la première formulation. Ils exigent en quelque sorte un passage qui est comme tel impossible, qui est une impasse. Voilà ce qui donne sa structure au mythe. Jacques LACAN, La relation d’objet, p. 293. Il est important de souligner que la formalisation est l’effort même d’Hans pour résoudre un problème, c’est-à-dire un conflit. Ce sont déjà les analysants qui font un effort de formalisation. Le rôle de l’analyste n’est pas de formuler le conflit en termes du mythe (Poème), mais de « corriger l’objet » en moyens de la formalisation. L’analyse doit discerner une structure en trouvant les lois de transformation –formaliser (Mathème)– pour intervenir au niveau de la structure. 312 « Il n’y pas de métalangage, il y a des formalisations », Jacques LACAN, Les formations de l’inconscient, p. 74. 313 « Cette logique dite symbolique par rapport à la logique traditionnelle, sinon cette réduction des lettres », Jacques LACAN, L’identification, séance du 24 janvier 1962. Lacan anticipe ici la
219
les signifiants maîtres du discours de l’analysant. La formalisation à l’aide des
mathématiques a été très utile pour que Lacan conçoive l’absence d’objet dans la
psychanalyse. Effectivement, les mathématiques ont un pouvoir dés-ontologisant
lorsque la formalisation n’est une question ni d’objet ni de rapport à la
signification. Lacan l’exprime ainsi314 :
Si nous ne sommes pas fascinés par le côté entificateur qui nous fait toujours
manier le phénomène de langage comme s’il s'agissait d’un objet, nous
apprendrons à dire des choses simples et évidentes à la façon dont les
mathématiciens procèdent quand ils manient leurs petits symboles, x et y, a et b,
c’est-à-dire sans penser à rien, sans penser à ce qu’ils signifient.
Après que Lacan ait posé l’absence d’objet dans La relation d’objet, autour de son
séminaire Les formations de l’inconscient, il rencontre des obstacles dans la
formalisation. Le cas de la formalisation des contradictions est exemplaire.
L’absence d’objet en psychanalyse et la définition du sujet comme ce qui
représente un signifiant pour un autre signifiant, en constituent d’autres
exemples. Entre 1958 et son séminaire L’identification (1961) Lacan s’appuie sur
ces obstacles et radicalise son usage des formalisations.
Lacan introduit progressivement la distinction entre signifiant et lettre, ce
qui aura des effets à repérer. Ainsi, nous pouvons constater une multiplication
des notations algébriques, algorithmes, notations mathématiques et graphismes
à partir de L’instance de la lettre en 1958. Le chemin de la formalisation des
contradictions amène également à Lacan à la formalisation comme un effort pour
cerner le réel. La fonction de la formalisation change aussi dû à la présence plus
décidée du registre du réel chez Lacan à partir du séminaire L’éthique de la
psychanalyse (1959) –il s’agit du Das Ding– et plus évidemment dans
L’identification (1961) –avec la topologie des surfaces– et L’angoisse (1962) –ou
fonction de l’extraction du signifiant maître dans le discours de l’analyste. Notons les résonances de cette réduction avec la formulation de 1978 « D’où ma réduction de la psychanalyse à la théorie des ensembles », Jacques LACAN « Pour Vincennes » in revue Ornicar ?, n°17/18, 1979, p. 278. 314 Jacques LACAN, Les formations de l’inconscient, p. 53.
220
le concept d’objet petit a se construit. La formalisation prend aussi le programme
de construire une spécialité et une temporalité du psychisme tout à fait différent
de l’esthétique transcendantale chez Kant315.
Il y a deux étapes de l’emploi des formalisations chez Lacan. La première
–entre 1953 et 1959– comporte une organisation qui révèle les relations entre
les éléments et les lois de transformation. La seconde, entre 1960 et 1969, se
réfère plutôt à un ensemble d’éléments organisés autour d’un vide ou un trou. Il
est important de souligner que la structure est faite de vides ou d’un système
d’opposition avant la formalisation. La formalisation dans le deuxième cas a un
caractère plus proche du réel. Par exemple, le graphe du désir est structuré
autour du désir qui est vide –entre les deux étages du graphe– ; la topologie du
tore –formalisation de l’articulation entre désir et demande– est organisée
autour de deux trous : le trou de l’âme et le trou central. Cette orientation sera
radicalisée dans la dernière décennie de l’enseignement du Parisien.
Revenons à la deuxième période de la formalisation lacanienne. Pendant
les années soixante, la formalisation prolonge certains aspects, tels que la
résistance à l’intuition316, sa fonction anti-représentationnelle317 ou
l’approfondissement de la question du métalangage318. En effet, après une
relative absence des mathématiques dans le séminaire 11 (Les quatre concepts),
la logique devient l’instrument privilégié de formalisation entre le séminaire 12
et le séminaire 20. Entre les séminaires 14 et 17, la théorie des ensembles et la
théorie des nombres partagent le même privilège que la logique comme moyens
de formalisation. Lacan donne une importance majeure à la logique, car elle
315 Par exemple les séances du 14 mars 1962 et 9 mai 1962 du séminaire L’identification, la séance du 24 février 1965 du séminaire L’objet de la psychanalyse et las séances du 28 novembre 1962, du 9 janvier 1963 et du 8 mai 1963 dans le séminaire L’angoisse, Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 10 : l’angoisse [1962-1963], Paris, Seuil, 2004, p. 51, 103 et 249. 316 « Comme vous le savez, de plus en plus la géométrie s’éloigne des intuitions qui la fondent –spatiales par exemple », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 14 : la logique du fantasme [1966-1967], inédit, séance du 12 mars 1967. 317 « Si l’analyse des mythes, telle qu’elle nous est présente, a un sens, c’est qu’elle désaxe complètement la fonction de la représentation », Jacques LACAN, La logique du fantasme, séance du 25 janvier 1967. 318 « Il n’y a pas de métalangage (…) la logique elle-même doit être extraite de ce donné qu’est le langage », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 15 : l’acte du psychanalyste [1967-1968], inédit, séance du 17 janvier 1968.
221
permet de lire l’organisation de l’inconscient de l’analysant. La logique a un
pouvoir formalisant plus raffiné que la grammaire ou la syntaxe, elle peut
formaliser les paradoxes et les relations contradictoires319. La fonction de la
logique reprend les efforts freudiens pour comprendre la logique de l’inconscient
au-delà de la grammaire. Par exemple, la construction logique du délire dans le
cas de Schreber320 ou la logique sous-jacente au fameux essai freudien Un enfant
est battu321. La logique est aussi opposée à la méthode étymologique et
généalogique heideggérienne comme plus appropriée pour s’approcher des
problèmes du métalangage322.
Pendant la première décennie (1950-1959) de l’enseignement de Lacan,
la formalisation a été consacrée à dissoudre la métaphysique du sujet comme
moi et de l’objet comme présence ou quelque chose dans la réalité. Entre 1960 et
1969 la formalisation prolonge cette fonction et elle est destinée à déconstruire
d’autres aspects métaphysiques, tels que l’Un, la relation entre S1 et S2 de la
chaîne signifiante, la complétude sans reste –soit l’objet a, soi le sujet divisé–,
l’harmonie, l’idée d’un acte qui peut se déduire du savoir, la garantie de l’Autre,
l’assimilation de l’énonciation à l’énoncé, l’esthétique transcendantale kantienne
et la dialectique phallique entre être et avoir. Bien que la fonction déconstructive
d’une certaine métaphysique comprend aussi bien la première décennie que la
deuxième, les objets à déconstruire changent.
319 « C’est la logique qui fait ici office d’ombilic du sujet, et la logique en tant qu’elle n’est nullement logique, liée aux contingences d’une grammaire », Jacques LACAN, L’objet de la psychanalyse, séance du 1 décembre 1965 ; « Le joint entre la logique et la grammaire, voilà aussi quelque chose peut-être qui nous fera faire quelques pas de plus », Jacques LACAN, L’acte du psychanalyste, séance du 24 janvier 1968. 320 Les trois formes de contredire la phrase « Je l’aime » : a) « Je ne l’aime pas je le hais » (délire de persécution, contredire le verbe) ; b) « Ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle que j’aime » (érotomanie, nier l’objet) ; et c) « Ce n’est pas moi qui aime l’homme, c’est elle qui l’aime » (jalousie, contredire le sujet). Cf. Sigmund FREUD, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (dementia paranoïdes) décrit sous forme autobiographique » in Œuvres complètes, vol. 10, Paris, PUF, 1993, p. 285-286. 321 Sigmund FREUD, « Un enfant est battu» in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996. 322 « Le méta-discours immanent au langage et que j'appelle la logique, voilà, bien sûr, qui mérite d’être rafraîchi à une telle lecture. Certes, je ne fais usage –vous pouvez le remarquer– d'aucune façon du procédé étymologisant, dont Heidegger fait revivre admirablement les formules dites présocratiques », Jacques LACAN, L’acte du psychanalyste, séance du 26 avril 1967.
222
Le côté déconstructif de la formalisation a eu l’esthétique transcendantale
kantienne comme l’objet privilégié dans les années soixante. À cause de cela, les
commentaires sur la cosmologie se multiplient. Il existe une liaison entre la
critique à l’esthétique de Kant et la cosmologie323 : la surface qui supporte la
pensée kantienne est la sphère. Cela amène Lacan à une entreprise de
formalisation qui pointe la construction d’un autre chemin que la cosmologie
reposant sur une topologie sphérique. Peu à peu, Lacan trouve à cette critique de
la cosmologie et à cette esthétique une solution. En effet, des surfaces telles que
le tore, la bouteille de Klein et le cross-cap lui donnent un espace alternatif et une
autre conception de temporalité plus adéquate à la psychanalyse. Ces surfaces
non sphériques contestent aussi la temporalité et l’espace kantien implicite dans
son esthétique. Cette utilisation de la formalisation de la topologie des surfaces
aux années soixante répond à une exigence de montrer la relation invariante du
sujet au manque à être –le trou du réel– et au champ de la langue. Les théories
psychologiques et psychanalytiques de cette époque portent implicitement une
philosophie kantienne dans leur base. Lacan prend le défi de formaliser –de
construire– cette relation autrement.
Cette problématisation et sa solution formalisant –par la topologie des
surfaces– débouche en deux résultats : a) la formalisation prend la forme de la
topologie de nœuds ; et b) la formalisation aura comme idéal le mathème. Il s’agit
du moment des nœuds et du mathème.
Pendant les années soixante-dix Lacan emploie ses efforts mathématiques
à la formalisation comme topologie des nœuds et de tresses ainsi qu’au
mathème. Cette époque s’ouvre non seulement comme un résultat d’une
alternative à l’esthétique transcendantale kantienne, mais aussi au changement
du statut du réel comme l’impasse et la radicalisation de la fonction de la lettre.
323 Cf. Samo TOMŠIČ, « Towards a New Trascendental Aesthetics » in Samo TOMŠIČ et Michael FRIEDMAN (eds.), Psychoanalysis : Topological Perspectives. New Conceptions of Geometry and Space in Freud and Lacan, Berlin, Transcript, 2016, p. 95-125. « La topologie, n’est-ce pas ce n'espace où nous amène le discours mathématique et qui nécessite révision de l’esthétique de Kant ? », Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 472.
223
« Il se démontre qu’en mathématiques c’est justement de l’impossible que
s’engendre le réel »,324 affirme Lacan le 1er juin 1972. Qu’est-ce que cette
affirmation veut dire ? Que le réel n’est pas quelque chose de transcendant –hors
le langage– ou antérieur à la symbolisation ou à la formalisation. Après une
formalisation qui introduit des éléments de l’ordre du réel, il en résulte que le
réel n’est pas avant la formalisation. Ce point est crucial contre une lecture
poétique d’Heidegger. Le Mathème en tant que formalisation est une alternative
du poème pour ne pas chosifier ou entifier le réel. La formalisation en tant que
Mathème rend formulable le réel sans appel au mysticisme, au obscurantisme ou
à une doctrine initiatique325.
À ce point, nous devons nous rappeler que les mathématiques constituent
la forme la plus raffinée de la symbolisation. En conséquence, la formalisation
mathématique, comme la symbolisation la plus élevée, aboutit au mathème326 :
C'est là que le réel se distingue. Le réel ne saurait s'inscrire que d’une impasse de
la formalisation. C'est en quoi j'ai cru pouvoir en dessiner le modèle à partir de la
formalisation mathématique en tant qu'elle est l’élaboration la plus poussée qu’il
nous ait été donné de produire de la signifiance.
Que le réel s’engendre où qu’il soit l’impasse même de la formalisation n’est
possible que par la radicalisation de la fonction de la lettre et l’écrit après le
séminaire 18, c’est-à-dire après la séparation entre dire et écrire dans l’écrit
Lituraterre. Nous trouverons, par exemple, une multiplication des définitions du
réel comme impasse dans la mathématique, la logique ou la formalisation327
après la nouvelle fonction de la lettre introduite en 1970.
324 Jacques LACAN, …ou pire, p. 201. 325 « La psychanalyse est une anti-initiation », Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXVI : La topologie et le temps [1978-1979], inédit, séance du 16 janvier 1979. 326 Jacques LACAN, Encore, p. 85. 327 « La logique se permet de décoller un peu de réel », « Voyez-vous, je serai amené à vous parler un peu cette année des rapports de la logique et de la mathématique. Au-delà du mur, pour vous le dire tout de suite, il n’y a, à notre connaissance, que ce réel qui se signale justement de l’impossible, de l’impossible de l'atteindre au-delà du mur. Il n’en reste pas moins que c’est le réel », Jacques LACAN, …ou pire, p. 21 et 75 ; « saisir les limites, les points d'impasse, de sans-issue, qui montrent le réel accédant au symbolique », Jacques LACAN, Encore, p. 86.
224
La capacité des formalisations pour trouver des impasses est intimement
liée à la fonction de la lettre dans les mathématiques328 :
Il s’agit pour nous, vous l’avez compris, d'obtenir le modèle de la formalisation
mathématique. La formalisation n’est rien d’autre que la substitution à un nombre
quelconque d'uns, de ce qu’on appelle une lettre. Car, que vous écriviez que
l’inertie, c’est mv2/2, qu’est-ce que ça veut dire ? –sinon que, quel que soit le
nombre d’uns que vous mettiez sous chacune de ces lettres, vous êtes soumis à
un certain nombre de lois, lois de groupe, addition, multiplication, etc.
Autrement dit, à cette époque la formalisation mathématique est le pas du nombre
à la lettre. La lettre en étant un nombre d’une « fixation dynamique ». Par
exemple dans l’algèbre la lettre a une fonction variable, aussi dans les fonctions
mathématiques : ƒ(x). La formule de la vitesse –comme la formule que Lacan écrit
dans la citation– la fixation d’une question dynamique : v = d/t. Cette fixation est
impossible sans les lettres qui expriment une relation entre variables. Les
formules de la physique moderne nous montrent le pouvoir de fixation
dynamique de la lettre. Bref, la lettre permet une nouvelle formalisation qui vise
à la localisation des impasses et à la création des formules qui fixent variable ou
dynamiquement. La question du mathème est au cœur de cette conception de
formalisation329 :
La formalisation mathématique est notre but, notre idéal. Pourquoi ? –parce que
seule elle est mathème, c’est-à-dire capable de se transmettre intégralement.
Mathèmes et algèbre lacanienne
Approchons-nous donc des mathèmes. La première fois que Lacan a prononcé le
mot « mathème » fut le 2 décembre de 1971330 :
On aurait tout à fait tort de penser que la mathématique a réussi à vider de son
pathétique tout ce qu’il en est du rapport à la vérité. Il n’y a pas que la
mathématique élémentaire. Nous savons assez d’histoire pour savoir la peine et
328 Jacques LACAN, Encore, p. 118. L’accent est de l’auteur. 329 Ibid., p. 108. 330 Jacques LACAN, Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 57.
225
la douleur qu’ont engendrées au moment de leur excogitation les termes et les
fonctions du calcul infinitésimal, voire plus tard la régularisation, l’entérinement,
la logification des mêmes termes et des mêmes méthodes, voire l’introduction
d’un nombre de plus en plus élevé, de plus en plus élaboré de ce qu’il nous faut
bien à ce niveau appeler des mathèmes. Lesdits mathèmes ne comportent
nullement une généalogie rétrograde, ne comportent aucun exposé possible
pour lequel il faudrait employer le terme d’historique.
Cette première référence au mathème se trouve dans le contexte de
l’enseignement de la psychanalyse. Nous pouvons affirmer, donc, que les
mathèmes chez Lacan sont le résultat de deux variables. La première est la
transmission et l’enseignement de la psychanalyse. La deuxième, comme nous
venons de le voir, est le fruit d’un long et dur travail sur les formalisations
mathématisantes et l’introduction de la de la fonction de l’écrit, c’est-à-dire de la
notion de lettre et la différence entre dire et écrire.
Nous analyserons la question du mahtème et l’usage de trois manières : a)
le contexte de son apparition et sa relation avec la transmission ; b) comment les
mathèmes produit une lecture rétrospective des écritures, algorithmes et
formules mathématiques avant que Lacan le propose ; et, c) si l’existence des
mathèmes dure jusqu’à la fin de l’enseignement de Lacan ou s’ils sont, au
contraire, substitués par les formalisations des nœuds et tresses.
a. Contexte de la création des mathèmes et transmission de la psychanalyse
Le mathème est formulé par Lacan pendant une série de conférences à l’hôpital
de Saint-Anne intitulées Le savoir du psychanalyste331. Ce sont trois évènements
proches chronologiquement qui peuvent nous expliquer les raisons pour
lesquelles Lacan a proposé son mathème : 1) la proposition de la passe et de la
revue Scilicet dans la relativement nouvelle École freudienne de Paris fondé par
331 Ces conférences ont été prononcées par Lacan en même temps que son séminaire …ou pire. La moitié de ces conférences ont été publiées par Jacques-Alain Miller dans un petit livre nommé Je parle aux murs et le reste dans la version officielle du séminaire …ou pire. Il existe des versions AFI et STAFERLA de ce séminaire sous le nom Le savoir du psychanalyste.
226
Lacan (mai 1968) ; 2) la première réunion d’information de la psychanalyse au
Centre Expérimentale de Vincennes (décembre 1968)332 ; et, 3) l’invitation au
cycle de conférences à l’hôpital de Saint-Anne (1971).
La revue Scilicet et la Proposition du 9 d’octobre 1967 constituent des
inventions faites par Lacan afin de créer une alternative, plus ajustée aux
élaborations psychanalytiques lacaniennes, de transmettre la psychanalyse. La
revue Scilicet est une publication semi-anonyme qui vise à dégonfler la
transmission par le transfert à un auteur et la passe est un dispositif pour
transmettre quelque chose d’une analyse. La revue Scilicet et le dispositif de la
passe ont fait partie intégrale de la nouvelle École. Ces donnés doivent être lus à
la lumière de la thèse de Jean-Claude Milner –à laquelle nous souscrivons,
d’ailleurs– à propos de la possibilité de transmettre la psychanalyse dans un
contexte universitaire –soit à Vincennes ou à Saint-Anne333– grâce à l’invention
du mathème334. Le mathème est une création qui se joint aux inventions pour
transmettre la psychanalyse dans le contexte de l’École freudienne de Paris335.
Quels sont les enjeux dans le mathème qui intéressent Lacan dans la
transmission de la psychanalyse ? La création du mathème implique une
332 Même si la première Assemblée générale a eu lieu le 23 juin 1969, la première réunion publique a eu lieu le 4 décembre 1968. Cf. Information de Bernard Mérigot, ancien secrétaire du Département de Psychanalyse du Centre Expérimentale de Vincennes, http://www.savigny-avenir.fr/2014/08/08/lenseignement-de-la-psychanalyse-a-luniversite-un-apport-inedit-de-serge-leclaire-1924-1994-la-reunion-critique-du-departement-de-psychanalyse-du-cuevuniversite-d/ consulté le 14 janvier 2017. 333 En ce cens, ce n’est pas un hasard si le mathème est conçu dans ses conférences Le savoir du psychanalyste à Saint-Anne et non dans le cadre de son séminaire …ou pire. 334 Cf. Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire. Lacan, la science, la philosophie, Seuil, Paris, 1992. Notamment le chapitre IV. 335 Nous avons déjà affirmé que la transmission est associée à l’écriture, donc au mathème, alors que l’enseignement –les séminaires– est lié à la parole et au langage oral. Cette lecture est bien fondée sur les derniers séminaires de Lacan, même si à cette époque Lacan prononce le mot mathème indistinctement pour son enseignement ou pour la transmission. Peu à peu Lacan fera cette distinction implicitement. Le point d’inflexion se trouve dans le séminaire suivant : Encore. Soulignons la différence dans cette série des citations : « je veux dire recevable mathématiquement, d’une façon qui puisse s’enseigner, car c’est cela que veut dire mathème », Jacques LACAN, …ou pire, p. 146 ; « Un mathème est ce qui, proprement et seul, s’enseigne », Jacques LACAN, …ou pire, p. 152 ; « aux signes qu’on appelle mathématiques, mathèmes, uniquement de ce fait qu’eux se transmettent intégralement », Jacques LACAN Encore, p. 100 ; « La formalisation mathématique est notre but, notre idéal. Pourquoi –parce que seule elle est mathème, c’est-à-dire capable de se transmettre intégralement », Jacques LACAN, Encore, p. 108. L’accent est de l’auteur. Il faut remarquer que, même si Lacan utilise le verbe « enseignement », il est conjugué de manière impersonnelle : « s’enseigne ». Cette impersonnalité doit être opposée au syntagme « mon enseignement » que Lacan emploie pour se référer à son séminaire. Cf. Jacques LACAN, Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005.
227
transmission à contre-courant du transfert, détachée des effets pervers du
discours de l’Université336 et sans que le contexte ou l’histoire337 soient
nécessaires. Le mathème est en définitive un moyen d’assurer la transmission
plus proche de la science338, mais ad hoc aux exigences de l’irreprésentabilité du
réel339 sans faire appel au mysticisme340.
Les mathèmes sont aussi la réponse à une question précise que Lacan se
pose pendant sa conférence à Saint-Anne : quelle est la racine de
l’incompréhension des mathématiques ? L’incompréhension, affirme Lacan, est
un symptôme. Un symptôme de quoi ? Un symptôme des quatre discours qui
sont révélés par le discours de l’analyste. Lacan le dit ainsi341 :
336 « S’il y a une chose qui est certaine, c’est que je n’ai pu, ces trois discours, les articuler en une sorte de mathème que parce que le discours analytique a surgi. Et quand je parle du discours analytique, je ne suis pas en train de vous parler de quelque chose de l’ordre de la connaissance. Il y a longtemps qu’on aurait pu s’apercevoir que le discours de la connaissance est une métaphore sexuelle, et lui donner sa conséquence, à savoir que, puisqu’il n’y a pas de rapport sexuel, il n’y a pas non plus de connaissance », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 66. 337 « Nous savons assez d’histoire pour savoir la peine et la douleur qu’ont engendrées au moment de leur excogitation les termes et les fonctions du calcul infinitésimal, voire plus tard la régularisation, l’entérinement, la logification des mêmes termes et des mêmes méthodes, voire l’introduction d’un nombre de plus en plus élevé, de plus en plus élaboré de ce qu’il nous faut bien à ce niveau appeler des mathèmes. Lesdits mathèmes ne comportent nullement une généalogie rétrograde, ne comportent aucun exposé possible pour lequel il faudrait employer le terme d’historique », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 57. 338 « Il est évident que la question est de savoir comment lalangue, que nous pouvons momentanément dire être corrélative de la disjonction de la jouissance sexuelle, a un rapport évident avec quelque chose du réel. Mais comment de là aller à des mathèmes qui nous permettent d’édifier la science ? Ça, c’est véritablement la question, la seule question. Et si nous regardions d’un peu plus près comment c’est foutu, la science ? », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 74. 339 « Les champs dont il s’agit sont constitués de réel, aussi réel que la torpille et que le doigt d’un innocent qui vient de la toucher. Le mathème, ce n'est pas parce que nous l’abordons par les voies du symbolique qu’il ne s’agit pas du réel » ; « Ce qui définit un discours, ce qui l’oppose à la parole, je dis que, pour l’approche parlante, c’est que le détermine le réel. C’est cela qui est le mathème. Le réel dont je parle est absolument inapprochable, sauf par une voie mathématique », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 60 et 68. 340 « C’est la conquête de l’analyse que d’en avoir fiât mathème, quand la mystique auparavant ne témoignait de son épreuve qu’à en faire l’indicible » ; « Il ne leur est sans doute pas encore parvenu que plus d’une logique s’est prévalue de s’interdire ce fondement, et de n’en pas moins rester «formalisée », ce qui veut dire propre au mathème. Qui reprocherait à Freud un tel effet d’obscurantisme et les nuées de ténèbres qu’il a aussitôt, de Jung à Abraham, accumulées à lui répondre ? –Certes pas moi qui ai aussi, à cet endroit (de mon envers), quelques responsabilités », Jacques LACAN, « L’étourdit », Autres écrits, p. 485 et 492. 341 Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 59.
228
L’incompréhension mathématique doit donc être bien autre chose qu’une
exigence qui ressortirait d’un vide formel. À en juger par ce qui se passe dans
l’histoire des mathématiques, il n’est pas sûr que l’incompréhension ne
s’engendre de quelque rapport du mathème, fût-il le plus élémentaire, avec une
dimension de vérité. Ce sont peut-être les plus sensibles qui comprennent le
moins.
Si Lacan se demande sur l’incompréhension des mathématiques comme
symptôme est parce qu’elle s’engendre par un certain rapport au mathème, c’est-
à-dire parce que le mathème est un savoir sur la vérité342 :
Je n’ai rien trouvé de mieux que ce que j’appelle le mathème pour approcher
quelque chose concernant le savoir sur la vérité.
Lacan a déjà construit les quatre discours deux ans avant sa conférence à Saint-
Anne. Pour cette raison, le discours de l’analyste est le seul discours qui peut
révéler l’incompréhension symptomatique des mathématiques. Cette
incompréhension est un effet de structure. En effet, le discours de l’analyste a le
savoir en position de vérité : a/S2$/S1 (à bas et à gauche). Le savoir en position
de vérité est la structure même du mathème.
Le savoir sur la vérité dans le discours est paradoxal. Autrement dit, le
discours de l’analyste est une reformulation de la vérité comme mi-dit –elle ne
peut que se mi-dire343–, car elle a une structure de fiction344 et « rattrape l'erreur
au collet de la méprise »345. Le symptôme révèle toujours la vérité comme
quelque chose de structurel. Par conséquent, au moment de la formulation des
quatre discours –la première écriture qui peut être nommée strictement comme
342 Jacques LACAN, …ou pire, p. 199. 343 « Ca ne va pas sans dire, on voit que c'est le cas de beaucoup de choses, de la plupart même, y compris de la chose freudienne telle que je l'ai située d'être le dit de la vérité. C'est ainsi que le dit ne va pas sans dire. Mais si le dit se pose toujours en vérité, fût-ce à ne jamais dépasser le mi-dit, le dire ne s'y couple que d'y ex-sister, soit de n'être pas de la dit-mension de la vérité », Jacques LACAN, L’acte psychanalytique, séance du 21 février 1968. 344 « La vérité y fait paraître sa structure de fiction », Jacques LACAN, « La psychanalyse et son enseignement » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 451. 345 Jacques LACAN, Les écrits techniques, p. 291.
229
mathème–, le discours de l’analyste révèle le cœur du mathème car il a le savoir
en position de vérité. Il montre aussi, en tant que l’envers du discours du Maître,
que l’impuissance devant de l’incompréhension des mathématiques est dans le
discours de l’analyste une impossibilité structurelle. Pour cette pente nous
pouvons expliquer pourquoi le mathème a pour vocation la localisation des
impasses, c’est-à-dire des impossibilités. De même, pour qui le mathème, en
étant structuré comme discours de l’analyste, est incompatible avec le discours
de l’Université –parce qu’il n’est pas un savoir d’une présence– ou avec le
discours du Maître –parce que ces petites lettres ne sont pas univoques346.
En résumé, la création des mathèmes correspond à un moment où Lacan
se posait des questions sur la transmission de la psychanalyse. Cette inquiétude
de la transmission se passe dans une conférence à Saint-Anne sur le savoir du
psychanalyste, où il s’interrogeait sur la cause de l’incompréhension des
mathématiques à la lumière de la psychanalyse. Question qu’il répond par la
première formule qui a un statut de mathème : le discours du psychanalyste et ce
qu’il révèle des trois autres discours. Le mathème en ayant un caractère de
localisateur des impasses est corrélé avec le dispositif de la passe347. Il fait partie
des inventions novatrices pour transmettre la psychanalyse au sein de l’École
freudienne de Paris : la revue Scilicet et la fondation du Département de
psychanalyse au Centre expérimental de Vincennes. Le mathème garantit un
minimum de transmission intégral dans le contexte d’une université
expérimentale. 346 « Car le discours du Maître commence avec la prédominance du sujet en tant que justement qu’il tend à ne se supporter que de ce mythe ultra-réduit d’être identique à son propre signifiant. C’est en quoi je vous ai indiqué la dernière fois ce qu’on appelle la mathématique », « C’est là le principe du discours du Maître, en tant qu’il fait maître de se croire univoque », Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, p. 102 et 118. Nous devons comparer cette citation avec cette autre qui date de l’année d’avant : « Première condition, un langage sans équivoque. Je viens de vous rap- peler le caractère sans équivoque du discours mathématique », Jacques LACAN, D’un Autre à l’autre, p. 96. L’usage subversif de Lacan implique la non-univocité du discours mathématique. Une autre piste : subversion chez Lacan veut dire de plus en plus « une quart de tour », caractéristique essentielle du changement entre les quatre discours radicaux. 347 Le mathème et la passe, même s’ils sont des dispositifs différents, ils constituent deux inventions pour transmettre la singularité à contre-courant de la vocation universelle de l’université. Néanmoins, le mathème transmit ce qui ne passe pas : l’impasse. En revanche, la passe vérifie ce qui passe dans un analyse et constater s’il avait de l’analyse et de l’analyste.
230
b. Anticipation et généalogie des mathèmes
Il est possible de lire rétrospectivement l’œuvre de Lacan et de trouver dès ses
premiers écrits quelques notations pouvant être considérées comme mathèmes.
Il s’agirait des mathèmes au sens restrictif du terme, c’est-à-dire des notations
algébriques, algorithmes, petites lettres, graphismes ou sténographies. Ces
notations anticipaient certaines caractéristiques qui poseront les mathèmes au
sens strict du terme –vocation de transmission, résultat d’une formalisation,
localisateurs d’impasses, point de savoir sur la vérité. Nous ferons à présent une
brève généalogie de ces anticipations du mathème tout au long de l’œuvre
lacanienne.
La première trace qui pourrait être considérée comme notation
mathématique coïncide avec la première formalisation utilisée par Lacan. Elle
date de 1945 et se trouve dans l’écrit Le temps logique, où Lacan emploie la
théorie des jeux et fait des graphismes sous la forme des cercles. Il écrit aussi
dans un bas de page des notations logiques en lettres –A, B, C et D. Tous les deux,
graphismes et notations, servent à formaliser et à exprimer l’argument d’une
manière plus réduite et simple. La même année, Lacan publia aussi l’écrit Le
nombre treize, où il emploie similairement la théorie des jeux comme élément
formalisant. Dans cet écrit nous pouvons trouver des notations arithmétiques et
d’équations algébriques destinées à saisir le nombre des mouvements
nécessaires pour trouver la pièce « bizarre » dans un nombre total des pièces. De
même, on y trouve les premiers modèles visant à simplifier l’argument. Il est
frappant que ses modèles aient la même notation que ceux de Le temps logique,
c’est-à-dire des cercles noirs et blancs348.
Nous avons vu que le début de son enseignement en 1953 a comme
corrélat une formalisation de la psychanalyse à l’aide de la linguistique et
l’anthropologie structurelle. Pendant cette période les notations algébriques
348 Peut-être ces cercles sont les mêmes notations que Lacan écrit dans les premiers schémas. Ces cercles sérient les signifiants qui représentent les prisonniers, les pièces, la parole vide ou la parole pleine. Cf. La figure « un schéma de l’analyse » (Jacques LACAN, Les écrits techniques, p. 312) ou le schéma L (Jacques LACAN, « Le séminaire sur La lettre volée », p. 53).
231
apparaissent et se multiplient. En 1954 Lacan écrit O-O’ pour simplifier la
relation entre le moi et l’autre349 ; en 1955 il utilise des notations pour codifier
un jeu qui se déploie dans le conte La lettre volée ; en 1955 l’algorithme du
signifiant chez Ferdinand de Saussure (S/s)350. Ce ne sont que des abréviations
des mots, phrases ou arguments sous la forme des notations. En ce sens, elles ont
une fonction représentationnelle, voire signifiante.
Avec l’objectif de formaliser le cas du petit Hans, en 1956 Lacan
entreprend la tâche de construire la formule de la métaphore paternelle.
Simultanément, il formule les premiers algorithmes en prenant les
formalisations de Roman Jakobson, ceux de la métaphore et de la métonymie.
Ces efforts pour construire des formules écrites ambitionnent de « donner des
points de repère fixes, sur lesquels on puisse n’avoir pas à revenir dans la
discussion »351. Ils ont une fonction de réduction, d’abréviation et de
transmission. Ils expriment aussi les lois de transformation. Les notations telles
que S, a’, a, Es ou $ sont contemporaines aux premiers modèles et schémas. Avec
ces notations et l’effort pour formaliser le cas Hans en écrivant la formule de la
métaphore paternelle, le recours de l’algèbre se généralise pendant 5 ans. Des
notations comme , S(Ⱥ) ou ◊ commencent à apparaître plus fréquemment. Il
est important de dire que l’usage subversif implique une lecture équivoque des
formules. La barre entre signifiants ou entre éléments peut se lire au moins de
trois manières : comme division arithmétique (proportion), comme résistance à
la signification ou comme détermination de l’élément supérieur par l’inférieur.
Simultanément, le signe de minus « - » dans la notation - peut se lire comme
négativisation, manque ou signe de soustraction.
349 Jacques LACAN, Les écrits techniques de Freud…, p. 312. 350 Il est intéressant de regarder de près le mouvement qui fait Lacan pour codifier la chaîne signifiante dans « Le séminaire sur La lettre volée ». Le primer niveau, celui de la symbolisation, est noté par les symboles + et -. Le deuxième, qui codifie la syntaxe, est fait de nombres. Le troisième niveau, qui introduit les impossibilités –le caput mortum, c’est-à-dire le point réel ou d’impossibilité–, est écrit par des lettres grecques. Nous pouvons faire l’hypothèse que Lacan annonce que l’imaginaire est le terrain des symboles, le symbolique est le sol des nombres et le réel s’écrit par des lettres. 351 Jacques LACAN, La retlation d’objet…, p. 411.
232
Les formalisations plus ambitieuses, comme le graphe du désir, sont
accompagnées des notations plus complexes qui écrivent l’articulation entre les
registres imaginaire et symbolique. Pour illustrer nous trouvons des notations
telles que i(a) ou I(A), le premier pour le moi idéal (imaginaire) et le second pour
l’idéal du moi (symbolique). Il est clair, par exemple, que les lettres majuscules
dessinent les éléments symboliques dans les diagrammes –modèles, schémas,
graphes, etc. En revanche, les lettres minuscules constituent des éléments
imaginaires. Lacan conservera cette règle de distinction pour les notations
jusqu’à la fin de son enseignement. Il écrira le registre des éléments du registre
du réel par des lettres minuscules en italiques. Par exemple, la demande qui est
de l’ordre du symbolique sera écrite comme « D » et le désir, plus proche du réel
–car il se trouve entre les deux vecteurs du graphe du désir–, il se désigne par un
« d ». La distinction entre le moi et l’objet a réside dans les caractères italiques –
le premier étant « a » et le deuxième « a ».
À partir du séminaire Les formations de l’inconscient (1957), que Lacan
consacre à la construction du graphe du désir, l’algèbre lacanienne se multiplie et
les écritures et notations qu’il a créées avant sont reprises par le modèle optique
et par les schémas. Il est remarquable comment Lacan emploie des notations de
la théorie des nombres ou de la logique. Par exemple, l’écriture du phallus
imaginaire qui est aussi le symbole pour le nombre d’or ou la proportion dorée :
Tout se passe comme si Lacan voulait équivoquer ou subvertir l’usage
mathématique de certains symboles. Nous trouvons aussi des écritures ou
notations qui sont construites en utilisant des symboles et opérateurs logiques.
Par exemple, le symbole du losange, ◊. Ce symbole est une construction des
opérateurs logiques telles la disjonction ∨, la conjonction ∧, mineur que < et
majeur que >. Lacan emploie ses symboles pour signaler, par exemple, que le
sujet est majeur que l’objet ($>a) ou que le sujet est en disjonction de l’objet
($∨a). Si l’on joint les quatre opérateurs, si l’on les prend ensemble, on a une
relation paradoxale entre le sujet ($) et l’objet (a). Il s’agit de l’emploi subversif
de Lacan : l’objet et le sujet sont en conjonction disjonctive –un opérateur
233
inventé par Lacan qui anticipe le concept philosophique deleuzien de synthèse
disjonctive352– et une relation « entravée ». En tout cas, l’objet et le sujet n’ont
pas une relation harmonique, complémentaire ou d’équivalence. Lacan invente
une autre ressource dans ses notations algébriques, la barre ou le « slash ». Bien
que Lacan ait déjà écrit cette barre pour le sujet barré ($), la barre sur A implique
que le registre du symbolique n’est pas complet (Ⱥ)353. La ligne diagonale qui
barre la lettre A nous permet de lire rétrospectivement les ratures et les lignes
sur autres notations comme quelque chose de l’ordre du réel. Nous avons, par
exemple, la barre « résistante à la signification » dans l’algorithme du signe
saussurien. Dans le même ordre d’idées, il est possible de lire le losange ou
poinçon (◊) comme coupure ou le $ comme la rupture de la chaîne signifiante. Ce
nouvel usage persistera jusqu’à la fin de l’enseignement de Lacan. L’exemple le
plus connu c’est « la femme n’existe pas » : La
En 1961 Lacan écrit sur le tableau les formules du fantasme obsessionnel
et hystérique sur la base des algorithmes de la métaphore et la métonymie. Ces
formules sont possibles grâce à la distinction entre phallus symbolique () et
phallus imaginaire (), tous les deux étant des opérateurs dans une structure. La
conception du grand Autre barré (Ⱥ) fait aussi partie de ces formules dont on
« peut lire ce rapport [à l’Autre] de plusieurs façons »354 :
Fantasme obsessionnel Ⱥ◊(a, a’, a’’, a’’’, …)
Fantasme hystérique (a/-◊A)
Pour la première fois les formules sont conçues avec des éléments qui écrivent
un manque dans l’ordre symbolique. Par exemple, le grand Autre barré ou le
352 La synthèse disjonctive « désigne le système de permutations possibles entre des différences qui reviennent toujours au même, en se déplaçant, en glissant », ou encore « des différences qui reviennent au même sans cesser d’être des différences ». Félix GUATTARI et Gilles DELEUZE, L’Anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 18 et 82. 353 Au début Lacan se réfère à la barre sur l’A du grand Autre comme « le schibboleth de l’analyse », Jacques LACAN, Le désir et son interprétation, p. 193. La barre s’exprime dans ce séminaire comme «Le grand secret (...) Il n’y a pas Autre de l’Autre », Ibid, p. 353. 354 Jacques LACAN, Le transfert, p. 299-300.
234
phallus symbolique comme ce qui répond à la place où se produit le manque de
signifiant355.
Le séminaire sur l’identification (1962-1963), comme nous l’avons signalé
dans la partie de la formalisation, ouvre une séquence nouvelle : celui de l’usage
de la topologie des surfaces et son articulation à la logique. À partir de ce
séminaire, Lacan se sert d’une espèce de « traduction » entre la topologie et ses
notations algébriques. C’est mouvement est contemporain de la définition de
l’objet a comme une lettre qui a une fonction algébrique356 :
Cet objet [l’objet a], nous le désignons par une lettre. Cette notation algébrique a
sa fonction. Elle est comme un fil destiné à nous permettre de reconnaître
l’identité de l’objet sous les diverses incidences où il nous apparaît. La notation
algébrique a justement la finalité de nous donner un repérage pur de l’identité,
ayant déjà été posé par nous que le repérage par un mot est toujours
métaphorique.
Dans notre lecture, la phrase antérieure implique que la lettre est une
assignation d’une notation à un trou. Ce qui anticipe la fonction de frayage de la
lettre.
Dix ans après le début de son enseignement, Lacan s’approprie d’un style
mathématique au point qu’il parle de « mon algèbre » ou même d’une « algèbre
lacanienne »357. À cette époque, 1963-1964, Lacan introduit pour la première fois
le syntagme « petites lettres »358, expression typique du mathème, pour se
référer à l’algèbre. Ces notations algébriques ont aussi deux autres emplois :
écrire une formule du transfert359 –usage technique– et une construction
355 Ibid., p. 350. 356 Jacques LACAN, L’angoisse, p. 102. 357 Jacques LACAN, Les quatre concepts, p. 14, 60 et 73. 358 Ibid., p. 37 et 205. L’expression a été employée deux fois. 359 « Le transfert –je l'aborderai, j'espère, la prochaine fois– nous introduira directement aux algorithmes que j'ai cru devoir avancer dans la pratique, spécialement aux fins de la mise en œuvre de la technique analytique comme telle », Ibid., p. 22.
235
alternative du losange par le biais des opérateurs logiques –pour concevoir la
logique de l’aliénation et la séparation de l’Autre360.
Entre 1964 et 1968, c’est-à-dire du séminaire 12 au 16, Lacan continue la
tâche de « traduction » de la topologie des surfaces en termes de son algèbre –
jamais une formulation en termes d’une topologie algébrique361. Par exemple,
lorsqu’il assigne la formule S/s à la coupure de la bande de Möbius, S(Ⱥ) au
« centre extérieur » du Tore ou $◊a au Cross-cap. Le S(Ⱥ) de l’algèbre lacanienne
entraine le Pari de Pascal362, l’intervalle entre l’énoncé et l’énonciation363, le lieu
où l’analysant devient analyste ou la relation entre vérité et sujet supposé
savoir364. Cette dernière référence est cruciale, car elle est contemporaine de
l’algorithme du transfert, c’est-à-dire de la formule du Sujet supposé Savoir.
L’algorithme se formule trois mois avant cette référence, dans La proposition du
9 octobre 1967 à propos de la passe au sein de l’École freudienne de Paris365.
Entre le séminaire 9 et 16, Lacan introduit aussi une autre fonction de la
lettre, cette fois-ci à travers de la théorie des ensembles. Les notations de cette
branche des mathématiques sont aussi des lettres. Les lettres non algébriques de
la théorie des ensembles montrent une autre caractéristique de la lettre
lacanienne : la propriété de réduction. La logique, l’algèbre ou la théorie des
ensembles ont la vertu de réduire366, c’est-à-dire de dépouiller l’imaginaire et le
symbolique pour localiser l’irréductible du réel. Le réel de l’impasse367.
360 Le losange ou poinçon devient le « vel » de l’aliénation et la séparation. Ibid., p. 190. 361 Nous avons déjà déplié les raisons du non-usage de la topologie algébrique chez Lacan dans la partie des diagrammes, notamment à propos de la topologie des nœuds. 362 Jaques LACAN, L’objet de la psychanalyse, séance du 2 février 1966. 363 « Je ne peux pas le dire, mais je peux l’écrire. C’est pourquoi j’écris S(Ⱥ) : S signifiant du grand A barré, comme constituant un des points nodaux de ce réseau autour duquel s’articule toute la dialectique du désir, en tant qu'elle se creuse de l'intervalle entre l’énoncé et l’énonciation », Jaques LACAN, La logique du fantasme, séance du 18 janvier 1967. 364 Jaques LACAN, L’acte analytique, séance du 10 janvier 1968. 365 Jaques LACAN, « Proposition du 9 d’octobre de 1967 » in Autres écrits, p. 248. 366 « Cette logique dite symbolique par rapport à la logique traditionnelle, sinon cette réduction des lettres » et « La portée générale en ce qu’on s’y efforce de réduire tout champ de l’expérience mathématique accumulée par des siècles de développement, et je crois qu’on ne peut pas en donner de meilleure définition que c’est la réduire à un jeu de lettres », Jacques LACAN, L’identification, séances du 24 janvier 1962 et du 11 avril 1962. 367 « (…) le mouvement de réduction qui habite le discours logique, pour nous centrer perpétuellement sur ce qui est faille », Jaques LACAN, D’un Autre à l’autre, p. 48
236
Lacan insiste peu à peu sur la vertu de manipulation de la lettre : « mais si
tout usage de la lettre se justifie de démontrer qu’il suffit du recours à sa
manipulation pour ne pas se tromper, à condition qu’on sache s’en servir »368. Ce
type de déclarations commencent à être plus insistantes à partir de 1968.
Manipulation des lettres, réduction, opposition entre dire et écrire sont les
topiques qui dominent le séminaire 16 et qui préparent le terrain pour la
naissance au sens strict du mathème. Compte tenu de ce qui précède, Lacan
commence son séminaire D’un Autre à l’autre en écrivant sur le tableau la phrase
qui résume le virage au mathème proprement dit : « L’essence de la théorie
psychanalytique est un discours sans paroles »369. Ce discours ne se soutient que
par l’écriture : « De cette écriture radicale, je vais chercher la trame dans la
logique mathématique »370. Lacan ne parle pas de mathème dans son séminaire
17, L’envers de la psychanalyse. Néanmoins, implicitement et explicitement, les
quatre discours inaugurent l’époque du mathème. En effet, lorsque Lacan
construit les quatre discours il ne disposait pas du mot mathème. Il est
seulement quand Lacan forge le terme « mathème » qu’il nomme les quatre
discours comme des mathèmes371.
Qu’est-ce que le mathème ? N’étant ni axiome ni métalangage, le mathème
incarne l’idéal de la formalisation, car il se transmet intégralement. Le mathème
est la limite de la formalisation et sa conséquence : ce qui peut s’écrire lorsque la
parole ne peut pas avancer et ce qui circonscrive les trous372 d’une formalisation.
368 Jacques LACAN, L’acte analytique, séance du 17 janvier 1968. 369 Jacques LACAN, D’un Autre à l’autre, p. 11 (au tableau). « Un discours sans parole » se répète deux fois encore, Ibid., p. 159 et174. 370 Ibid., p. 158. 371 « L’objet a dont je vous ai parlé tout à l’heure n’est pas un objet, c’est ce qui permet de tétraédrer chacun de ces quatre discours à sa façon. Ce que ne peuvent pas voir, chose curieuse, les analystes, c’est que l’objet a n’est pas un point qui localise quelque part les quatre qu’ils forment ensemble, c’est la construction, c’est le mathème tétraédrique de ces discours », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 70-71. 372 Parfois la mathématique prend la forme de cerner les trous, quelquefois elle a la fonction de créer des trous : « C’est le progrès de la mathématique, c’est de ce que la mathématique soit arrivée par l’algèbre, à s’écrire entièrement que l’idée a pu venir de se servir de la lettre pour autre chose que pour faire des trous », Jacques LACAN, D’un discours que ne serait pas du semblant, p. 139.
237
Le mathème est une écriture que révèle la structure des quatre discours et le cœur
des formules de la sexuation, parce qu’il désigne la structure en cause du discours
du psychanalyste373 : le savoir en position de vérité, l’absence de relation sexuelle
et les tensions du tripode réel-savoir-vérité. Le mathème est une écriture que
limite la quantité des lectures374, il a une tendance à l’univocité375 –des
impasses376–, il réduit la dimension imaginaire et il se trouve au-delà du support
de la parole –en étant son support l’écriture. Bien que le mathème soit tout ça, il
a une dimension imaginaire377, ses lettres sont équivoques378 et pour les
transmettre il est nécessaire un minimum de parole379. Le mathème est, donc, en
tension avec le côté pathétique des mathématiques.
Le pathème est la résonance et l’élément en tension avec le mathème en
toute formalisation. La base du côté pathèmatique des formalisations est la
psychanalyse freudienne. En effet, en tant que la formalisation est une
symbolisation, elle implique un effort de renonce, c’est-à-dire de différer la
satisfaction immédiate au profit de quelque chose d’autre. L’évidemment et le
373 « Le mathème n’est pas une simple abréviation, ou une inscription sténographique, mais il a l'ambition de dénoter une structure réellement en cause dans le discours psychanalytique et à partir de là dans les autres discours », Marc DARMON « Mathème », sur l’internet, 1992. http://freud-lacan.com/freud/Champs_specialises/Theorie_psychanalytique/Matheme, consulté le 28 février 2017. 374 « On n’ait affaire à un champ qui s’appelle mathématique, et où on ne peut pas écrire n'importe quoi », Jacques LACAN, …ou pire, p. 26. 375 « Le non-enseignable, je l’ai fait mathème de l’assurer de la fixion de l’opinion vraie, fixion écrite avec un x, mais non sans ressource d’équivoque », Jacques LACAN, « L’étourdit », p. 483. 376 « Pour mieux dire, de sa réduction parfaite, de repérer et de classer, mais après coup, ce qu’il en était à la fois des procédés de démonstration de la mathématique grecque et des impasses qui leur étaient à l’avance données, il n’est absolument pas justifié de parler du mathème comme de quelque chose qui serait détaché de l’exigence véridique », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 58. 377 « Imaginer le réel du symbolique, notre premier pas, fait depuis longtemps, c’est la mathématique », Jacques LACAN, RSI, séance du 13 novembre 1974. 378 « Pour permettre vingt et cent lectures différentes, multiplicité admissible aussi loin que le parlé en reste pris à son algèbre », Jacques LACAN, « Subversion du sujet », p. 816. D’ailleurs, l’équivocité des mathèmes est liée au maniement, mot clé pour le mathème et la topologie des nœuds : « Eh bien, ces petits termes plus ou moins ailés, S1, S2, a, $, je vous dis qu’ils peuvent servir dans un très grand nombre de relations. Il faut simplement se familiariser avec leur maniement », Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, p. 218. 379 « On ne sait absolument pas ce qu’ils veulent dire [les mathèmes], mais ils se transmettent. Il n’en reste pas moins qu’ils ne se transmettent qu’avec l’aide du langage, et c’est ce qui fait toute la boiterie de l’affaire », Jacques LACAN, Encore, p. 100.
238
côté anti-représentationnel du mathème comportent des efforts et une limite
dans sa finalité380 :
Et même si ces formalisations réduites à des variables ou des fonctions évident
toute substance référentielle, on aurait tort de croire que serait totalement
évacuée ou vidée tout pathétique dans cette épure. D’autant que, dans le champ
purement mathématique, l’engendrement de toutes ces formules (en particulier
l’élaboration progressive du calcul infinitésimal) n’est pas sans peine et sans
douleur. (…) Le mathème émeut, suscite de l’émotion dans ce mouvement
d’épuration par lequel il approche, borde, marque l’opération mutative, la
transformation du sujet dans ses modes de subjectivation.
Jean-Louis Sous résume ainsi le côté pathétique des formalisations qui
débouchent sur un mathème. En conséquence, le mathème est un idéal. Il est
aussi un idéal parce qu’il échoue. Le mathème échoue comme tout idéal, et pour
la même raison Lacan ne cesse pas de souhaiter que la psychanalyse soit
transmissible et enseignable par le mathème.
La vocation du mathème, en tant qu’idéal, est de créer un pont entre la
psychanalyse et la science mathématisée –selon le modèle koyréen. Grâce au
savoir en position de la vérité, le mathème n’est pas installé dans le discours de
l’université. Le mathème échappe au terrain du discours du Maître par la même
raison, mais aussi en vertu de l’équivocité de ses lettres381. Le mathème est
« fixion » de ce qui du réel échappe toujours au dire. Le mathème s’émancipe de
la parole de l’auteur et il se soutient des relations entre lettres qui limitent la
parole et la dimension imaginaire pour ne pas altérer ou produire une distorsion
de la transmission. Tels sont ses pouvoirs de transmission qui visent à propager
380 Jean-Louis SOUS, « Le pathétique du mathème » in Prendre langue avec Jacques Lacan. Hybridations, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 85. 381 « Le propre d’une algèbre, c’est de pouvoir avoir diverses interprétations. Le S(Ⱥ), ça peut vouloir dire toutes sortes de choses, jusques et y compris la fonction de la mort du père. Mais, à un niveau radical, au niveau de la logification de notre expérience, S(Ⱥ) c’est exactement –si elle est quelque part et pleinement articulable– ce qui s’appelle la structure », Jacques LACAN, D’un Autre à l’autre, p. 291.
239
la psychanalyse sans appel ni au transfert ni au contexte historique ou de la
situation382.
Le nom mathème se justifie selon son étymologie. Même si la racine du
« mathème » ne provient pas du mot « mathématique ». Mathémata veut dire
« science » ou « mathématique » en grec. La vraie racine du terme mathème
dérive est mathésis. Cette étymologie est plus appropriée383. Mathésis signifiée ce
que l’on peut enseigner à un élève, apprendre à un disciple. Néanmoins, nous
pouvons dériver le terme « mathème » de ces deux racines, une espèce d’hybride
de ces origines étymologiques. Cette intrication est plus proche des intentions
lacaniennes de transmission et au aussi de donner rigueur à la psychanalyse sans
être capturé ni pour la philosophie ni pour le discours de l’université. Le
« mathème » condense la transmission et le pont entre psychanalyse et discours
scientifique.
Le mathème s’inspire du discours scientifique, sans pourtant s’identifié à
lui : « le truc analytique ne sera pas mathématique. C’est bien pour ça que le
discours analytique se distingue du discours scientifique ». Cette phrase a été
citée plusieurs fois pour « démontrer » que Lacan renonce à la fin de son
enseignement aux mathématiques. Nous avons une autre lecture : Le réel est
l’impasse même de la formalisation et « le truc analytique » commence justement
lorsque on doit faire quelque chose avec les impossibles. Même Lacan parle des
« pouvoirs des impossibles »384. Bref, le réel est l’impasse même de la
formalisation, donc, le réel n’est jamais avant la formalisation. Le truc analytique
n’est pas mathématique, certes. Mais le truc analytique –celui de savoir faire avec
382 Cf. Marc DARMON, « Mathème ». 383 « Et là, il faut entendre le mot mathèmata dans sa signification double. Les mathèmata, ce sont, bien entendu, des connaissances, mais ce sont aussi les formules de la connaissance. C’est à la fois la connaissance dans son contenu, et la manière dont cette connaissance est donnée dans des mathèmes, c’est-à-dire de l’apprentissage d’une formule donnée par le maître, écoutée par le disciple. (…) L’écriture qui est donc liée à la forme même des mathémata ne peut en aucune manière répondre à ce qui est le réel de la connaissance philosophique : le frottement continu des modes de connaissance les uns avec les autres », Michel FOUCAULT, Le gouvernement de soi et des autres, Paris, Gallimard/Seuil, 2008 cité par Jean-Louis SOUS, op. cit., p. 87. 384 Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, p. 217.
240
les impasses– n’existe jamais sans mathématique. Lacan jamais ne sous-estime,
ne se débarrasse ou ne renonce aux mathématiques.
Le mathème est un « pont » étrange entre la psychanalyse et le discours
de la science dans la mesure où il ne fait pas connexion, mais limite interne au
discours de la science par la matière même de la science –la formalisation
mathématique. Le mathème, en étant l’impasse dans la formalisation, démontre
que la formalisation n’est jamais complète385 :
Ainsi, le mathème, loin de faire preuve ou vérification, écrirait plutôt
l’incomplétude de la formalisation, un abord du réel toujours en souffrance, mis
à l’épreuve dans sa dimension incommensurable.
D’ailleurs, le mot « mathème » doit être entendu en résonnance avec les termes
« phonème » et « graphème » de la linguistique, ou même du concept lévi-
straussien du « mythème »386. Parallèlement, le mathème serait l’unité minimale
d’un réel qui nous localisons ou d’un réel que nous cernons. Par ce versant, nous
pouvons lire le pathème ou le pathétique du mathème autrement387 :
Le mathème tenterait de toucher le pathétique de ce qui demeure en souffrance
non par connaissance spéculaire ou empathique, mais par cette production de
savoir autour de l’objet en cause, décomposant tout semblant et s’écartant de
tout pathos.
L’effort pathétique pour cerner le réel, montre aussi une voie mathématique
pour toucher un autre pathème : celui du réel de la jouissance. En effet, le lieu de
385 Jean-Louis SOUS, « Le pathétique du mathème », p. 91. 386 Le mythème est l’unité minimale d’un mythe selon Lévi-Strauss, qu’à son tour, est une appropriation du « phonème », « lexème » ou « gramme » -qui proviennent de la linguistique- pour étudier la structure du mythe. Le mathème, en ce sens là, est l’unité minimale de transmission. D’ailleurs, le mathème est la radicalisation du programme lacanienne inspirée dans les mathématiques du groupe Bourbaki. La revue Silicitet est aussi inspirée du même groupe. Mathème, la passe, Scilicet et l’École freudienne de Paris sont contemporains. 387 Jean-Louis SOUS, « Le pathétique du mathème », p. 86.
241
l’impasse de la formalisation –ce qui vise le mathème– constitue aussi le même
endroit où se produit la jouissance388.
Le pathème ainsi que le langage, le sujet et le transfert sont des vecteurs à
contre-courant du mathème. Nous avons déjà déplié la question du langage par
rapport à la transmission du mathème. Cependant, le mathème doit prendre en
charge deux conditions : diminuer les effets de suggestion de n’importe quelle
autorité389 –le transfert– et, en tant qu’il vise la scientificité, tenir à distance le
sujet390. Ces éléments sont en tension dialectique avec le mathème. En
conséquence, le mathème est aussi un idéal, un idéal en tension.
Entre le séminaire 17 et le séminaire 20, nous sommes dans le zénith du
mathème. Bien que le nom mathème ait apparu à peine à la conférence à Saint-
Anne –dans le contexte du séminaire 19–, le mathème au sens strict est formulé
dans le séminaire 17. Si l’on parle strictement, le mathème est une formule
écrite, prête à se transmettre, là où se localise une impasse. Le nom du mathème
dans le séminaire 17 est « petites lettres »391. Dans ce séminaire, l’impasse est
formulée en termes d’impossibilité392. Par conséquent, les uniques mathèmes au
388 « L’articulation de ce noyau opaque qui s’appelle la jouissance sexuelle dans ce registre à explorer qui s’appelle la castration ne date que de l’émergence historiquement récente du discours psychanalytique. Voilà, me semble- t-il, ce qui mérite bien que l’on s’emploie à en formuler le mathème. On voudrait que ceci se démontre autrement que subi, subi comme une sorte de secret honteux, qui, pour avoir été par la psychanalyse publiée, n’en demeure pas moins aussi honteux, aussi dépourvu d’issue », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 63. 389 « Formaliser ce discours consiste à s’assurer qu’il tient tout seul, même complètement évaporer le mathématicien », Jacques LACAN, D’un Autre à l’autre, p. 96. 390 « Le formalisme en mathématique est la tentative de soumettre ce discours à une épreuve que nous pourrions définir en ces termes –y prendre l'assurance de ce qu'il paraît bien être, à savoir de fonctionner sans le sujet », Idem. 391 Ce nom apparaît cinq fois pour se référer aux quatre discours, Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, p. 130, 177, 197, 220 et 234. Il les nom aussi « petits quadripodes », ibid., p. 15 et 217. 392 « À poser la formalisation du discours et, à l’intérieur de cette formalisation, à s’accorder à soi-même quelques règles destinées à la mettre à l’épreuve, se rencontre un élément d’impossibilité », « le réel, c’est l'impossible. Non pas au titre de simple butée contre quoi nous nous cognons le front, mais de la butée logique de ce qui, du symbolique, s’énonce comme impossible. C’est de là que le réel surgit », « C’est à l’étape où s’est trouvé défini comme l’impossible à démontrer vrai le registre d’une articulation symbolique, que le réel se place, si le réel se définit de l'impossible. Voilà qui peut nous servir à mesurer notre amour pour la vérité –et aussi qui peut nous faire toucher du doigt pourquoi gouverner, éduquer, analyser aussi, et, pourquoi pas, faire désirer, pour compléter par une définition ce qu'il en serait du discours de l'hystérique sont des opérations qui sont, à proprement parler, impossibles. (…) Il est clair que
242
sens strict du terme sont les quatre discours et les « formules de la sexuation » -
conçues entre le séminaire 18 et 20 et nommés comme tels dans L’étourdit. Bien
que quelques écritures, graphismes, lettres ou formules disposent des mêmes
caractéristiques que des mathèmes, les seuls qui peuvent être considérées
rétrospectivement comme mathèmes au sens strict sont S(Ⱥ), et a. En effet, ils
écrivent des impasses dans la formalisation, ils sont transmissibles et ils
entraînent le cœur du discours de l’analyste393 : savoir en position de vérité394.
Pendant les vacances d’été, entre le séminaire 19 et 20, Lacan a rédigé son
complexe écrit L’étourdit, qui comprend l’essentiel du séminaire 19, en plus des
commentaires importants sur la topologie –notamment des surfaces– et sa
doctrine du mathème. Dans ce document, il donne la synthèse des raisons du
mathème : a) il existe toujours quelque chose que ne peut pas être dite, mais on
peut écrire ; b) le mathème est l’exclusion de la métaphore ; c) il est
transmissible ; et, d) le mathème comporte une structure topologique non
théorique, il est la coupure du discours lui-même395.
Nous avons déjà vu les formulations du mathème dans le séminaire 20, le
séminaire du zénith du mathème. Toutes les caractéristiques du mathème déjà
mentionnées sont comprises dans ce séminaire. La vie du mathème, le mathème
au sens strict du terme, est très courte. Effectivement, à partir du séminaire
Encore les références implicites ou explicites sont presque inexistantes396.
leur pleine articulation comme impossible est justement ce qui nous donne le risque, la chance entrevue, que leur réel, si l'on peut dire, éclate », Jacques LACAN, L’envers de la psychanalyse, p. 50, 143 et 201. 393 « Ça s’appelle die Grenzen der Deutbarkeit [la limite de l’interprétabilité]. C’est quelque chose qui a un rapport étroit, enfin, avec l'inscription du discours analytique; c’est que si cette inscription est bien ce que j’en dis, à savoir le début, le noyau-clé de sa mathématique, il y a toutes les chances à ce que ça serve à la même chose que la mathématique », Jacques LACAN, Les non-dupes errent, séance du 20 novembre 1973. 394 Même si notre lecture nous paraît déjà justifiée, nous pouvons trouver ces lettres de l’algèbre lacanienne, ces petites lettres articulées, dans le schéma trouvé à la page 83 du séminaire Encore. Nous partageons la même posture que Christian Fierens dans le point de considérer ces lettres comme des mathèmes rétrospectivement. Cf. Christian FIERENS, « La fonction de l’écrit et le discours de l’analyste dans le Séminaire Encore » in revue La revue lacanienne, no. 6, 2010. 395 Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. 396 « L’invention, c’est l'écrit, et ce que nous exigeons dans une logique mathématique, c’est très précisément ceci que rien ne repose de la démonstration que sur une certaine façon de s’imposer à soi-même une combinatoire parfaitement déterminée d’un jeu de lettres », Jacques LACAN, Les
243
L’introduction des trois termes –la topologie de nœuds, la réson et la lalangue–
pendant les séminaires 19 et 20 n’a pas arrangé la chose. Ces termes sont
généralement acceptés comme substituts du mathème. Mais nous pouvons
constater que des lettres, des écritures et des mathèmes continuent à faire partie
des commentaires et articulations à l’époque de l’impérialisme de la topologie
des nœuds.
c. Les mathèmes persistent
L’une des dernières références explicites au mathème arrive le 2 novembre
1976, c’est-à-dire au début du séminaire 24. C’était dans la clôture des journées
consacrées au mathème397. Lacan a utilisé ses notations algébriques jusqu’à la fin
de son vingt-sixième séminaire. La toute dernière référence de Lacan au
mathème sera prononcée le 8 janvier 1980 à la Faculté de Droit de la Sorbonne
neuf mois avant sa mort398. Pour quoi l’idée de la substitution du mathème par le
nœud borroméen persiste-t-elle ? Pourquoi à la fin de l’enseignement de Lacan
se pose une alternative au mathème ou poème ? Il est vrai que la topologie des
nœuds domine le paysage lacanien à partir de 1973 et que les références au
poème se multiplient. Une chose est vraie : Lacan ne laisse jamais tomber le
mathème et il coexiste avec le nœud et sa relation avec la poésie. Le nom de la
poésie à cette époque est lalangue et la réson, que Lacan introduit au même
temps que le mathème et le nœud borroméen399.
non-dupes errent, séance du 9 avril 1974 ; « Bien sûr, l'idéal du mathème est que tout se corresponde. C’est bien en quoi le mathème, au réel, en rajoute. En effet, cette correspondance n’est pas la fin du réel, contrairement à ce qu’on s’imagine, on ne sait pourquoi. Comme je l’ai dit tout à l’heure, nous ne pouvons atteindre que des bouts de réel », Jacques LACAN, Le sinthome, p. 123. 397 « Chercher un mathème, parce que le mathème lui n’est pas bilingue ». Jacques LACAN, « Clôture des Journées. Journées de l'École freudienne de Paris, Les mathèmes de la psychanalyse, 31 octobre - 2 novembre 1976 », in journal Lettres de l'École freudienne, Bulletin intérieur de l'École freudienne de Paris, n° 21, août 1977. 398 « La stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux. D’où mon obstination dans ma voie de mathèmes –qui n’empêche rien, mais témoigne de ce qu’il faudrait pour, l’analyste, le mettre au pas de sa fonction », Jacques LACAN, « Lettre de dissolution », in Autres écrits, p. 318. Il s’agit d’une lettre rédigée le 5 janvier 1980, même qui a été lu le 8 janvier 1980 dans son séminaire. 399 Le néologisme qui condense raison et résonnance, inventé par le poète François Ponge, est utilisé pour la première fois le 6 janvier 1972 dans la série de conférences à la Chapelle de Saint-
244
Le mathème persiste par soi-même, mais son caractère de localisateur des
impasses ou sa formulation d’ « un »400 prendront deux formes : les nœuds et
l’une-bévue.
En effet, le 16 novembre 1976 Lacan formule des équivoques
homophoniques en utilisant le même raisonnement qu’il a fait dans son
séminaire …ou pire, c’est-à-dire en lieu du partitif « y a d’l’Un », il énonce « il y a
de l’une-bévue »401. La lecture de Jean Louis Sous est la suivante :
Paradoxalement, poursuit-il, une écriture qui prend la forme de petites lettres ne
saurait prétendre à garantir « l’authenticité » du mathème (elle peut encore être
simili ou imitation) alors qu’il souligne que la nomination de l’une-bévue… ça, ça
serait un « vrai » mathème ! Il faudrait donc plutôt retenir l’étymologie grecque
de ce qui se transmet, s’enseigne pour énoncer qu’il aurait vraiment passage au
mathème lorsqu’une nouvelle écriture produit un effet de franchissement.
L’une-bévue serait une équivoque qui franchisse les barrières du symbolique
pour transmettre un réel. « L’une-bévue est ce qui s’échange malgré que ça ne
vaille pas l’unité en question » dit Lacan le 14 décembre 1976402. La force
matérielle de la langue peut rompre avec le semblant et le mensonge de
l’échange signifiant en transmettant un réel. Le réel de l’une-bévue s’échange
hors le symbolique : « que ça ne vaille pas l’unité en question ». Ce point nous
renvoie au chapitre sur la poésie dans cette recherche. Cette poésie est « effet de
sens, mais aussi bien effet de trou »403. Autrement dit, la poésie comme effet de
Anne, deux mois après l’introduction du terme « mathème », Jacques LACAN, Je parle aux murs, p. 93. Le lapsus entre le dictionnaire Lalande de philosophie et le terme lalangue est introduit le 9 février 1972, la même séance où Lacan parle pour la première fois du nœud borroméen, Jacques LACAN, …ou pire, p. 83. Cf. Joseph ATTIÉ, « Raison et réson » in Entre le dit et l’écrit. Psychanalyse et écriture poétique, Paris, Michèle, 2015. 400 De longs commentaires autour de l’Un, toute une déconstruction de l’Un et une nouvelle formulation de l’Un « bifide » ont lieu au séminaire …ou pire. Pour certains auteurs, Gerardo Arenas et Jean-Louis Sous, par exemple, l’une-bévue est l’héritier de cette trouvaille sur l’Un. Cf. Gerardo ARENAS, Los 11 unos del 19 más uno, Buenos Aires, Grama, 2014 et Jean-Louis SOUS, Prendre langue avec Jacques Lacan. 401 Jacques LACAN, L’une-bévue, séance du 16 novembre 1976. 402 Ibid., séance du 14 décembre 1976. 403 Ibid., séance du 15 mars 1977.
245
trou a un effet du symbolique sur le réel pour équivoquer les signifiants maîtres
qui sont « fondateurs d’une vie »404.
La voie qui va du mathème au nœud trouve sa base sur la lettre, qui a un
double effet : le frayage de trous et le support du réel. Lacan l’annonce ainsi dans
son séminaire Encore405 :
Le propre du langage mathématique, une fois qu’il est suffisamment repéré
quant à ses exigences de pure démonstration, est que tout ce qui s’en avance,
non pas tant dans le commentaire parlé que dans le maniement même des
lettres, suppose qu’il suffit qu’une ne tienne pas pour que toutes les autres non
seulement ne constituent rien de valable par leur agencement, mais se
dispersent.
La fonction de l’écrit est le support de la topologie des nœuds406 :
Ce minimum est assez pour que vous y reconnaissiez le nœud borroméen. Il me
semble que j’ai justifié en quoi le nœud borroméen peut s’écrire, puisque c’est
une écriture, une écriture qui supporte un réel.
Parallèlement, la fonction de l’écrit est attachée maintenant à la topologie des
nœuds407 :
L’invention, c’est l’écrit, et ce que nous exigeons dans une logique mathématique,
c’est très précisément ceci que rien ne repose de la démonstration que sur une
certaine façon de s’imposer à soi-même une combinatoire parfaitement
déterminée d’un jeu de lettres (…) la fonction de l’écrit (…) c’est mon
matérialisme à moi.
Bref, la fonction de support de la lettre et la capacité de cerner de trous sont
prolongées par la topologie de nœuds408. Alors, quelles sont les raisons
404 Geneviève MOREL, « Comment défaire les équivoques fondatrices d’une vie ? » in La loi de la mère, Paris, Economica, 2008, p. 205. 405 Jacques LACAN, Encore, p. 116. 406 Jacques LACAN, RSI, séance du 17 décembre 1974. Cf. aussi « L’écriture, ça m’intéresse, puisque je pense que c’est par des petits bouts d’écriture que, historiquement, on est rentré dans le réel, à savoir qu’on a cessé d'imaginer. L’écriture des petites lettres mathématiques est ce qui supporte le réel », Jacques LACAN, Le sinthome, p. 68. 407 Jacques LACAN, Les non-dupes errent, séance du 9 avril 1974.
246
invoquées pour affirmer que la vie du mathème a été très courte ? Encore plus,
est-il possible d’assurer que le mathème a été substitué par la topologie des
nœuds ?
L’un de défenseurs de cette position est Jean-Claude Milner. Pour lui, peu
après la publication de L’étourdit –écrit crucial pour la théorie du mathème– le
nœud est proposé par Lacan comme « le meilleur support que nous puissions
donner de ce par quoi procède la langue mathématique »409. À partir du
séminaire 20, il en résultent deux propositions : a) le mathème, dont son support
est la littéralité pure, se détache de la propriété déductive (son effectivité réside
dans le maniement des lettres et non dans le commentaire parlé, c’est-à dire,
dans les chaînes de raisons) ; et, b) désormais la littéralité est liée à la propriété
borroméenne des nœuds –il suffit qu’un rond ne tienne pas pour que les autres
se dispersent.
La thèse centrale de Milner à propos des mathématiques chez Lacan est
résumée en trois moments :
a) Premier classicisme. Il existe une mathématisation de la psychanalyse
via Koyré, mathématisation qui s’appelle « galiléennisme ». Il s’agit de
la conception d’une science mathématisée de caractère structuraliste-
linguistique articulé au cartésianisme –un sujet qui est représenté par
un signifiant pour un autre signifiant.
b) Second classicisme. C’est la période du mathème, l’articulation du
sujet à la définition mathématique du sujet. Il s’agit du moment où la
lettre prédomine sur le signifiant. Lacan prend le paradigme
mathématique, sauf justement la déduction, la lettre suspend la chaîne
des raisons410. Dans cette doctrine du mathème la lettre articule des
408 « Le nœud borroméen est fait de trous et que même il permet de localiser ce que Lacan appelle le vrai trou », Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érès, 2014, p. 274. 409 Jacques LACAN, Encore, p. 116. Cité par Jean-Claude MILNER, L’œuvre clair, p. 159. 410 « La doctrine du mathème, pour nouvelle qu’elle soit, se révèle alors reposer sur une caractéristique commune à l’ensemble des emprunts, nombreux et variés, que Lacan fait aux lettres mathématiques. Lacan retient dans ces lettres ce qu’elles articulent de suspensif, c’est-à-dire d’impossible : l’infini comme inaccessible, la théorie du nombre comme traversée de la faille
247
choses diverses. Par conséquent, le mathème a des lois régionales, il
est fragmenté411. La doctrine du mathème ne se soutient que d’une
définition hiperbourbakiste de la mathématique412.
c) Déconstruction. C’est le moment où s’achèverait la théorie des nœuds,
ce qu’amènerai à la dissolution de l’École freudienne de Paris en
1980413.
« Le nœud était donc mortel », conclut Milner. Cette brève et laconique
affirmation implique que la mathématique ne suffit pas à littéraliser et que les
nœuds absorbent la mathématique414.
À la mathématique, aux curiosités qu’elle offre, succèdent des lieux nouveaux ;
les pas se portent chez Joyce, vers le poème, vers les lettres en un mot. Ce
mouvement sans doute s’amorce dès Encore. Mais dans de texte jubilatoire, le
mathème est à son acmé et le poème n’apparaît que pour le confirmer. Saussure
et Jakobson, délaissés en tant que garants du premier classicisme, reviennent
dans une position nouvelle, celle de sujets linguistiques (telle est, on s’en
souvient, la portée de la linguisterie), capables, en tant que sujets, et en tant que
linguistes, d’assurer une transitivité entre lettres mathématiques et
poématiques.
incessante du zéro, la topologie comme théorie d’un ‘n’space’, arrachant la géométrie à toute esthétique transcendantale », Jean-Claude MILNER, L’œuvre clair, p. 132. 411 Milner parle même de « confrontation des paires irréconciliables », « structure de choc des hétérogènes », « nécessité de l’hétéroclite dans le calcul sexuel », op. cit., p. 131-133. 412 Idem., p. 135. Le bourbakisme est une théorie mathématique qui est disjonction de la quantité. Il s’agit de la littéralité. Les mathématiques paradigmatiques du bourbakisme sont la logique russellienne et la mathématique bourbakiste –notamment la théorie des ensembles. En revanche, l’hyperbourbakisme propose une mathématique litteralisée, mais sans déduction et raisonnement apagogique, c’est-à-dire sans appel à une chaîne de raisons pour conclure sur un résultat, soit par la voie de l’enchainement des prémisses et conclusions, soit par la voie de l’absurde –prouver l’absurdité d’une proposition. 413 « Que l’école ait été dissoute un instant, cela signifie donc une seule chose : le mathème lui aussi a été dissous. Et tout de même que la précédente, de même le mathème réaffirme n’est pas le même », ibid., p. 161. 414 « Le nœud, c’est autre chose ; il est antinomique à la lettre et, de ce fait, antinomique au mathème. Car une faille majeure s’est ouverte : le nœud peut supporter des lettres (par exemple, R, S, I), son borroméanisme montre qu’est le littéral, mais il n’est pas lui-même intégralement littéralisé », Ibid., p. 162. L’accent est de l’auteur.
248
La conclusion s’impose : le mathème a été substitué par le poème à l'aide du
nœud. Néanmoins, il faut bien le remarquer, le mathème n’est pas la
mathématique. Une topologie non littéralisée prend le lieu du mathème pour
véhiculer le poème (« une transitivité entre lettres mathématiques et
poématiques »). L’équivoque homophonique est le nouveau nom du mathème,
mathème qui est donné par lalangue415. La doctrine d’une lettre qui oscille entre
poésie et mathématiques émerge du paradigme joycéen416. La conclusion finale
pour Milner est déconstructive et catastrophique417 :
Ce n’est pas par hasard que Lacan retrouvera des formulations anti-Galiléennes
du type « la Nature a horreur du nœud » (séminaire RSI, 3 mai 1975). Outre sa
forme, véritable blason de ce que l’histoire élémentaire des sciences prête aux
adversaires aristotéliciens de Galilée, un tel logion entraîne une conséquence
radicale : si la Nature a horreur du nœud et si le nœud était une lettre
mathématique, alors la Nature et quelque lettre mathématique pourraient Être
incompatibles, ce qui s’oppose directement à l’axiome fondateur de la science
moderne. De deux choses, l’une : ou bien la science mathématisée est
supposée abolie, et alors l’ensemble du doctrinal de science tombe, entraînant
avec lui le second classicisme lacanien, en ce qu’il a de commun avec le premier ;
ou bien le nœud n’est pas une lettre ; il n’est donc pas un mathème, et alors, le
second classicisme est aboli, en ce qu’il a de distinct du premier. Comme dans le
ou aliénant, on perd à tout coup.
415 Ibid., p. 165. Notons que cette position est proche de celle de Jean-Louis Sous à propos d’un mathème appelé « l’une-bévue », cf. supra. 416 « Après les deux classicismes lacaniens identifiés par Jean-Claude Milner dans L’œuvre claire (le Lacan de l’hypothèse hyperstructurale et le Lacan du mathème), il y a un troisième classicisme lacanien, mai, je dirai, une Rennaissance lacanienne, un Lacan rajeuni par le nœud borroméen, que je qualifierai même de manierismo lacanien » Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érès, 2014, p. 273-274. Proches de cette position sont aussi Colette Soler, Éric Laurent et Jacques-Alain Miller. Cf. Jacques-Alain MILLER, Cours « Un effort de poésie » (2002-2003), inédit en français (Jacques-Alain MILLER, Un esfuerzo de poesía, Buenos Aires, Paidós, 2016) ; Jacques-Alain MILLER, Cours « Le tout dernier Lacan » (2006-2007), inédit en français (Jacques-Alain MILLER, El ultimísimo Lacan, Buenos Aires, Paidós, 2013) ; Éric LAURENT, L’envers de la biopolitique, Paris, Navarin, 2016 ; Colette SOLER, Lacan, lecteur de Joyce, Paris, PUF, 2015. 417 Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire, p. 167-168. L’accent est de l’auteur.
249
La démarche et la position de Milner peuvent se résumer dans ce tableau que
nous avons désigné :
Table 4
Ce tableau montre aussi une certaine équivalence entre la conclusion de Milner
et les lectures du dernier Lacan selon Miller, Bousseyroux et Soler. Quant à nous,
nous trouvons que le mathème persiste sous la forme d’un poème –l’une-bévue,
équivoque homophonique– et sous la forme du mathème comme transmission.
Nous trouvons des formulations en termes du mathème qui transmet –lettre
algébrique, localisation d’une impasse, maniement de lettres– et en termes des
équivoques homophoniques –réson, une-bévue, lalangue– qui franchissent le
symbolique. En outre, ces deux formes de mathème coexistent avec la topologie
de nœuds. En fait, le mathème-une-bévue est impensable sans la topologie des
nœuds, il ouvre la « renaissance » du « tout dernier Lacan » pour le formuler avec
les termes de Bousseyroux et Miller.
La formalisation est une articulation des vides et de trous. La formalisation a la
fonction de rendre visibles certains points. En ce sens, la formalisation pendant
la dernière décennie de l’enseignement de Lacan, prolonge la fonction de
localisation des impasses –l’un des points à lire par le biais de la formalisation.
250
2.1.3. Conclusions de l’analyse du Mathème
Naturellement, il y a là quelque chose d'arbitraire. Je ne vais pas m’excuser en me mettant à l'abri des mathématiciens. Ils font ce qu’ils veulent, et puis moi aussi.
–Jacques Lacan, Je parle aux murs.
Il est évident que l’usage de mathématiques chez Lacan est loin d’être orthodoxe.
Nous pouvons constater aussi la grande diversité des branches mathématiques
dans son œuvre. Les mathématiques sont l’une des ressources les plus
importantes, les plus utilisées et avec la philosophie, la plus fréquente. Il est
impossible d’affirmer que Lacan a renoncé à la fin de son enseignement à la
mathématique pour la substituer par le poème. Défendre cette position implique
d'ignorer une grande partie de l’enseignement de Lacan. Dans le tableau suivant,
que nous avons crée, il se trouve une synthèse schématique de l’usage des
mathématiques chez Lacan :
251
Table 5
Lacan a toujours souligné la grande « fécondité des mathématiques »418. Il s’agit
d’une mathématique qualitative ou modale, qui se prive de la mesure. Aucun
usage d‘elle dans son œuvre n’est ni quantitatif, ni représentative, ni modélisant.
À part du remarquable, fréquent et varié emploi des mathématiques tout au long
de l’enseignement de Lacan, il est important de souligner son intérêt et la
fonction du Mathème dans la psychanalyse. Pour ce faire, nous avons analysé en
quatre parties le Mathème : diagramme, objet/sujet mathématique, formalisation
et mathème.
Nous avons vu que le diagramme est un cas particulier de la formalisation.
Nous avons conclu que la formalisation peut parfois arriver à la formulation des
418 « Dans la fonction du mythe dans son jeu, les transformations s’opèrent selon certaines règles, qui se trouvent de ce fait avoir une valeur révélatrice, créatrice de configurations supérieures ou des cas particuliers illuminants. Bref, elles démontrent la même sorte de fécondité que les mathématiques », Jacques LACAN, Le transfert, p. 377-378 ; « Les mathématiciens, qui n'ont après tout pas besoin de cette élaboration pour faire fonctionner leur appareil, elles se posent néanmoins et qu'elles ont leur fécondité », Jacques LACAN, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séance du 27 janvier 1965.
252
mathèmes. On a aussi constaté que l’usage fragmentaire de la mathématique
chez Lacan a un côté constructif et un autre déconstructif. Le côté constructif ou
« formulatif » est près du diagramme et des mathèmes. En somme, il existe de
croisements dans les quatre parties du Mathème. Nous allons résumer les enjeux
des mathématiques chez Lacan en parcourant ces quatre parties du Mathème.
Diagramme, appareillages d’écriture
Nous avons vu que Lacan n’a jamais utilisé le mot de diagramme. Pourtant, dans
la réception lacanienne anglo-saxonne et dans la philosophie américaine et
continentale ce terme se justifie. Les diagrammes occupent une grande place
dans son enseignement. Ils sont des présentations graphiques ou visuelles qui
visent à structurer des idées et des concepts ainsi que ses relations. Les
diagrammes commencent chez Lacan par le modèle optique et ils finissent avec
la topologie des nœuds. Entre le modèle optique et les nœuds, nous avons trouvé
les schémas, la topologie des graphes et la topologie des surfaces. Nous avons
constaté un déplacement qui va d’une prédominance du registre imaginaire –
avec le modèle optique (ISR)– jusqu’à l’équivalence des registres avec le nœud
borroméen en passant par les schémas (SIR), la topologie des graphes (SRI), la
topologie des surfaces (RIS) et la topologie des nœuds (RSI).
Ce mouvement qui va de l’imaginaire au réel pour déboucher sur une
équivalence entre les trois registres implique un mouvement qui vise à un
évidemment des contenus imaginaires et à empêcher l’effet endormissant du
symbolique, en étant le réel le pouvoir du réveil.
Les diagrammes privilégient une dimension relationnelle et ils empêchent
une ontologisation, c’est-à-dire une chosification des concepts –prendre un
concept comme une chose ou comme une relation transparente entre la parole et
la chose. Le diagramme fonctionne comme un « anti-dictionnaire » : les concepts
ne se lisent pas comme des choses, mais comme un croisement entre un vecteur
et un autre –cette caractéristique est révélée notamment par le graphe du désir.
253
Parallèlement, les diagrammes sont une présentation des relations qui
structurent des concepts. Il s’agit d’une écriture qui vise à présenter des
concepts d’une façon syntagmatique –simultané– et non uniquement de manière
paradigmatique –un concept articulé en termes temporels. En fait, l’une des
fonctions les plus novatrices chez Lacan comporte l’articulation entre l’axe
paradigmatique et l’axe syntagmatique. Le dernier séminaire intitulé « La
topologie et le temps » est l’un des indices de cet intérêt lacanien pour
l’articulation entre temporalité et structure –justement l’axe syntagmatique et
paradigmatique.
La plupart des diagrammes ont une dimension topologique –graphes,
surfaces ou nœuds–, mais ils ont toujours des notations algébriques. Les
diagrammes sont liés aux objets/sujets mathématiques et à la formalisation.
Au début, les diagrammes fonctionnent comme une formalisation de la
technique psychanalytique, c’est-à-dire ils ont une fonction de transmission. Très
vite, Lacan les emploie pour formaliser et pour rendre lisibles quelques grands
cas de Freud –Schreber, Dora, la jeune homosexuelle. En somme, les diagrammes
peuvent être conçus comme des appareillages d’écriture grâce à sa propriété de
formaliser la technique psychanalytique, les concepts, les cas, l’appareil
psychique ou même la littérature. À partir de l’introduction de la topologie des
nœuds, les modèles, schémas et graphes sont moins présents dans l’œuvre de
Lacan. La topologie comme appareillage d’écriture ou diagramme est une
nouvelle formulation de l’espace psychique qui conteste l’esthétique
transcendantale de Kant –temps et espace sont reformulés dans une topologie
non tridimensionnelle. En ce sens, la topologie a une vocation non métaphysique
qui formule des concepts, le temps et l’espace en termes non sphériques. Surtout,
la topologie des surfaces, nœuds et tresses permettent de concevoir des
innovations dans la psychanalyse lacanienne. Les formules et concepts lacaniens
plus aventurés à la fin de son enseignement ne peuvent être pensés que par
l’introduction de la topologie des nœuds. En plus, pour Lacan l’inconscient
fonctionne de manière topologique et la topologie manifeste le réel de la
254
structure419. En d’autres termes, il existe des concepts et phénomènes dans la
psychanalyse qui sont informulables sans la topologie.
Au fur et à mesure que les diagrammes passent du modèle optique à la
topologie des nœuds, ils révèlent de nouvelles caractéristiques du diagramme
antérieur. Par exemple, la vectorisation de la topologie des graphes montre une
dimension vectorisée du modèle optique et des schémas. Parallèlement, la
topologie des surfaces met en lumière que les diagrammes –modèles, schémas et
graphes– ne sont pas des volumes. Il s’agit plutôt d’objets mathématiques en
deux dimensions, c’est-à-dire des surfaces. L’écriture et la parole n’ont pas trois
dimensions, mais deux. Lacan a fait plusieurs remarques sur ce point-là,
notamment sur les questions du corps, sur l’efficacité du symbolique et sur la
structure bidimensionnelle du temps dans la psychanalyse.
Les enjeux entre la topologie des graphes, surfaces et nœuds sont liés aux
procédures de « mise à plat » et du « plongement ». Le plongement consiste à
présenter un objet mathématique d’une dimension inférieure dans une
dimension supérieure. Chaque procédure rend visibles certains aspects
psychanalytiques. L’exemple le plus clair est la « mise à plat » des nœuds dans le
séminaire 22 : les trous faux et vrais sont lisibles. Le « plan projectif » (une
espèce de mise à plat) dans le cross-cap montre un point hors ligne qui organise
tout le champ visuel, ce qui explique des phénomènes liés au regard comme
objet a.
Finalement, les diagrammes s’inscrivent sur la généalogie freudienne des
écritures, modèles et schémas. Lacan y trouve une potentialité symbolique qu’il
exploite pour raffiner la psychanalyse. En définitive, la fonction des diagrammes
est relationnelle, visant à évider tout contenu et à désimaginariser la théorie
psychanalytique. Pour conclure, les diagrammes sont antimétaphysiques grâce à
ses formulations non biologisantes, non substantialisantes, non
419 « L’inconscient fonctionne topologiquement », Riccardo CARRABINO, « La topologia e la sua introduzzione in psicoanalisi » in revue La psicoanalisi, no. 14, 1993, p. 169 ; « La topologie manifeste le réel de la structure », Massimo RECALCATI, Introduzione alla psicoanalisis contemporanea. I problemi del dopo Freud, Rome, Mondadori, 2003. La traduction est de l’auteur.
255
psychologisantes, résistantes à la représentation et, finalement, qui questionnent
la topologie de la sphère –en déconstruisant la polarité intériorité/extériorité.
Sujets et objets mathématiques, fragments mathématiques
Nous avons vu qu’un autre emploi des mathématiques chez Lacan est
« fragmentaire », « hybride » et « régional », c’est-à-dire des morceaux font une
espèce d’assemblage. Il existe, donc, d’objets et de thèmes mathématiques qui
sont des moyens plutôt que des résultats. À quoi bon ce montage ou bricolage
mathématique ? Il sert à deux objectifs : déconstruire la métaphysique dans la
psychanalyse et construire des formulations non métaphysiques. Ici le sens de
métaphysique inclut l’un, la sphère, la présence, l’universalité, la représentation,
la complémentarité, l’harmonie et toute sorte d’essentialisation ou chosification
(biologisation, psychologisation, imaginarisation).
Si ces thèmes et objets mathématiques contribuent à neutraliser et
déconstruire la métaphysique ainsi qu’à éviter une formulation du même ordre,
il s’agit donc d’une alternative au problème posé par Heidegger. En effet, pour
Heidegger la seule sortie à l’ontologisation de l’être et à la tentation
métaphysique –de tout sort– est la poésie. Lacan prend la voie scientifique de
Koyré, c’est-à-dire les mathématiques. Certes, en sa version fragmentaire,
hybride et régionale. Ce point peut nous révéler que le mathème, les diagrammes
et la formalisation ont généralement les mêmes caractéristiques, ce qui nous
empêche de regarder le Mathème chez Lacan comme une vision du monde ou
une théorie totalisante. Son objectif n’est pas une unification à un degré
beaucoup plus élevé ou rattacher les fragments mathématiques à une mathesis
universalis. Nous pouvons même parler d’un pastiche d’objets et thèmes
mathématiques.
La question de la métaphysique prend toute sa relevance si elle est liée
aux concepts théoriques et techniques en psychanalyse. Par exemple, le moi et
son essentialisation, l’amour du transfert et la complémentarité, le grand Autre
256
et le métalangage, l’identification et la sphère ou l’un, l’étique du bonheur et
l’harmonie sans reste, etc. Nous pouvons constater que le travail mathématique
des objets et thèmes fragmentaires, hybrides et régionaux font partie intime de
la critique à la psychologie, au comportementalisme, à la pharmacologie, à la
psychiatrie et à la psychanalyse dans ses versions postfreudiennes, de la
psychologie du moi ou des relations d’objet. La logique modale ou la topologie
des surfaces permettent de critiquer et de penser autrement l’espace, le temps et
la structure du sujet. Parallèlement, les grands concepts et les questions
cruciales sont formulés autrement à l’aide des objets et thèmes mathématiques,
tels que le nœud borroméen, l’objet a, le syntagme « il n’y a pas du rapport
sexuel », le grand Autre barré, le fantasme, la jouissance féminine, la métaphore
paternelle ou l’articulation entre désir et demande. En vérité, il y a des concepts
psychanalytiques informulables sans la mathématique, parmi ceux-ci, des objets
paradoxaux (les mythèmes lévi-straussiens dans le cas du petit Hans),
incorporels (le point hors ligne comme fantasme) ou inexistants (la pulsion
comme lamelle avec la topologie des surfaces). Dans la pratique psychanalytique,
les notions de construction (selon Freud) et de réduction ont des résonnances
avec la formulation et la déconstruction, respectivement. La construction est liée
aussi à l’inconscient dit « transférentiel » et la réduction à l’inconscient nommé
« réel »420.
Finalement, nous avons constaté comment Lacan essaie de déconstruire
ou de formuler un point crucial premièrement par le langage. Lorsqu’il échoue, il
essaie avec une autre ressource mathématique : la logique, l’algèbre, la théorie
des ensembles, et ainsi de suite. Parfois il « traduit » d’une branche des
mathématiques à une autre pour reformuler un point et rendre lisible un autre
aspect. Tout cela signifie que chaque branche des mathématiques a sa propre
potentialité et limite. Parfois la propre traduction rend lisible un point
psychanalytique important. 420 Geneviève MOREL, « Constructions freudiennes et réductions lacaniennes » in La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Economica, 2008 ; Colette SOLER, L’inconscient réinventé, Paris, PUF, 2009.
257
Formalisations
L’effort de prendre distance interne à son propre contenu permet une autonomie
aux mathématiques –dans son côté formalisant– de rendre lisibles certains
aspects impossibles dans l’empirique421. En effet, nous avons vu que la
formalisation se détache de tout contenu et représentation imaginaire pour
rendre lisibles les relations entre les éléments, pour trouver les lois de
transformation d’une structure, isoler un paradoxe ou trouver un point du réel.
Le virage entre l’emploi de la formalisation pour identifier les lois de
transformation et pour rendre plus effectives la technique psychanalytique et la
formalisation pour cerner un réel ou un trou, c’est là où réside le pas du
signifiant à la lettre. Entre l’une et l’autre, Lacan trouve la formalisation utile
pour localiser des points de repère fixes ainsi que pour discerner les lois de
transformation des éléments incohérents, en conflit ou contradictoires. En ces
points conflictuels, paradoxaux ou contradictoires, Lacan peut localiser, soit le
Mathème, soit le Poème (sous la forme du mythe)422.
Au début, Lacan conçoit la formalisation en termes de symbolisation, en
étant la mathématique la plus raffinée. Progressivement, la formalisation prend
la forme d’une écriture. Le moment de la formalisation comme lettre débouchera
sur les mathèmes.
La formalisation est employée par Lacan pour fixer des éléments de
manière dynamique : c’est là où réside l’utilité de l’algèbre et les fonctions,
421 « Cette puissance d’arrachement à l’empiricité est confiée aux mathématiques, de la même façon métaphorico-conceptuelle et pour les mêmes rasions, chez Lacan comme chez Platon. Le réel est plus sûrement dans les mathématiques que dans l’empiricité. Cela ne veut pas dire que les mathématiques ne servent à rien ; tout au contraire. Mais c’est, paradoxalement, quand elles paraissent s’écarter beaucoup de l’empiricité qu’elles servent le plus », Jean-Pierre CLÉRO, « L’utilité des mathématiques en psychanalyse », p. 13-14. 422 Le philosophe américain Tom Eyers signale la distinction entre la formalisation selon Bacherlard et selon Lacan en ce qui concerne l’ « impureté ». Pour Bacherlard l’impureté de la formalisation se trouve dans l’empirique, tandis que pour Lacan cette impureté réside à l’intérieur de la formalisation, c’est-à-dire dans les limites de la formalisation. Autrement dit, selon Eyers, Lacan s’intéresse à la formalisation par « sa propre manière de faillir ». Tom EYERS, Post-Rationalism. Psychoanalysis, Epistemology, and Marxism in Post-War France, Londres/New York, Bloomsbury, 2013, p. 61.
258
autrement dit, le pas du nombre à la lettre. La formalisation a comme objectif
principal au début de l’enseignement de Lacan de donner de la rigueur à la
psychanalyse. Cette visée est en tension avec la singularité des cas dans certaines
formalisations, telles que les diagrammes ou la métaphore paternelle. La
formalisation porte aussi sur la dialectique construction-réduction que nous
avons signalée à propos des objets et des thèmes mathématiques. La
formalisation comme réduction porte sur la question de la lecture d’une grande
quantité d’information –le bla-bla-bla de l’analysant–, c’est-à-dire à s’orienter
non par l’imaginaire, mais par les lois de transformation ou par la lettre qui
cerne un réel.
La formalisation a aussi des propriétés desimaginarisantes, non
métaphysiques, qui empêchent une ontologisation de la psychanalyse sous
toutes ses formes.
Mathèmes, notations algébriques, graphismes, sténographies
Après une formalisation, il est possible de créer une formule qui ressemble à une
écriture algébrique. Voici ce que nous avons trouvé pour les mathèmes : il existe
deux moments des mathèmes. D’abord, une écriture qui a fonctionné comme
précurseur ou anticipateur et puis, l’écriture du mathème au sens strict. La
première transmet une symbolisation –l’exemple est en la formule du fantasme
ou la métaphore paternelle–, et la dernière fait la transmission d’une impasse.
Dans les deux cas, le mathème est le résultat d’une réduction, sa tâche est celle
de la localisation, il a aussi une fonction primordiale de transmission. Dans le
mathème comme anticipation algébrique, il s’agit d’une réduction des contenus
imaginaires, la localisation des repères et la transmission de l’essentiel d’une
relation –sous la forme de lettres. Dans le mathème au sens strict, la réduction a
la tâche de cerner le réel ainsi que la localisation et la transmission d’une
impasse. Le mathème au sens strict peut nous révéler des caractéristiques
259
importantes des écritures algébriques chez Lacan comme la transmission, la
desimaginarisation, le minimalisme structurel ou la manipulation des lettres.
Alors, nous pouvons distinguer entre le mathème et ses antécesseurs :
notations algébriques, graphismes, « algèbre lacanienne », petites lettres et
sténographies. Nous avons montré cette généalogie et ses transformations tout
au long de l’enseignement de Lacan. Une chose est certaine : le mathème est
présent du début à la fin de ses séminaires.
Le mathème au sens strict fait son apparition en 1969 –les quatre
discours–, mail il est nommé ainsi le 2 décembre 1971. Le contexte de
l’émergence du mathème est lié à la fondation de l’École freudienne de Paris en
1967, sa revue Scilicet –revue demi-anonyme–, le dispositif de la passe et
l’ouverture du Département de psychanalyse au Centre Expérimentale de
Vincennes en 1968. Il est clair que l’objectif du mathème est la transmission.
Néanmoins, la question n’est pas la transmission d’un savoir comme tel, mais
d’une impasse. Pas n’importe quelle impasse ou n’importe quelle transmission,
mais la transmission de l’impasse d’un savoir sur la vérité. Le cœur du mathème y
bat. Pour cette raison, Lacan introduit le mathème au moment qu’il discute
l’incompréhension des mathématiques comme symptôme psychanalytique : le
discours de l’Analyste –ce qui inscrive le savoir en position de vérité– est l’envers
du discours du Maître –les lettres algébriques sont univoques et son cœur est
l’impuissance– et l’opposé du discours de l’Université –son savoir est une
présence et non pas une impasse. L’impossibilité comme caractéristique du
mathème sera explorée ainsi que formulée en détail dans les formules de la
sexuation. En conséquence, la lettre Ⱥ de l’algèbre lacanienne est la seule qui
puisse être considérée comme mathème avant les quatre discours radicaux.
Peu à peu, Lacan distingue entre « dire » et « écrire », ce qui rend possible
la formulation du mathème. D’ailleurs, le mathème vise à diminuer les
dimensions transférentielles, « pathètiques » –de douleur– et parlantes –du
langage parlé. Le mathème, en ce sens, est un idéal, car il est en tension avec ces
260
trois dimensions. Le mathème est une écriture idéale silencieuse et impossible.
Impossible de se débarrasser des impuretés.
La fonction du mathème, comme dans le diagramme, la formalisation ou
les objets et thèmes mathématiques, consiste à une desessentialisation,
desimaginarisation, débiologisation et une non psychologisation de la
transmission de la psychanalyse.
Le mathème est aussi en tension entre l’équivocité et le pouvoir qui limite
les lectures. Il est une relation entre lettres qui n’a pas de propriétés déductives
ou apagogiques. Il est aussi hybride, fragmentaire et régional. De cette manière
l’usage fragmentaire est justifié, approche singulière –science de la singularité-, il
formalise tel ou tel secteur de l’expérience psychanalytique. Le Mathème donne
de la rigueur à la théorie, clinique et pratique psychanalytique, mais il ne se
confond pas à la science qui a une vocation plus universaliste.
Est-il nécessaire pour un psychanalyste d’étudier des mathématiques ?
Cette question nous amène à l’utilité –ou non– du Mathème pour la clinique, la
pratique et la théorie. Nous avons constaté la relation intime entre la critique et
la déconstruction des notions psychologiques et métaphysiques –moi, réalité,
identité, communication, un, ontologie– et la création non essentialiste et
chosifiant des concepts psychanalytiques. Il est clair que les concepts lacaniens
plus innovants sont le résultat d’une étude déconstructive et formalisante
moyennant la mathématique. Même si le travail mathématique est absent dans
certains concepts, le produit de l’effort mathématique est indéniable. Quant à la
clinique, le Mathème montre son pouvoir de transmission et de formalisation des
cas cliniques. Par exemple, les quatre discours localisent les impasses et les
changements d’énonciation dans un cas ; le graphe du désir ou les schémas
montrent les lois de transformation des cas et ils extraient l’essentiel d’un cas ou
d’une lecture littéraire –Hamlet à l’occurrence. Finalement, les mathématiques
sont aussi utiles pour la pratique. « Dégager » une situation lorsqu’on est dans
l’expérience psychanalytique ou même « lire » les lois de transformation de la
situation, ne constituent pas des métaphores. Lorsque Lacan recommande de
261
« savoir ignorer »423 au moment de la pratique, il ne dit pas « ignorer » tout court.
Le psychanalyste des mathématiques peut s’en passer, mais non sans subir une
grande perte pour théoriser, pratiquer et penser sa clinique.
Finalement, nous pouvons conclure que Lacan ne se débarrasse jamais du
mathème. Soit que le mathème prenne la forme de l’une-bévue –une
équivocation qui se transmet–, soit qu’il coexiste avec la topologie de nœuds, le
mathème est utilisé par Lacan jusqu'à la dissolution de l’École freudienne de Paris
en 1980. Les notations algébriques persistent et même sa propriété de
transmission. Il est vrai, cependant, que le mathème soufre des transformations
et qu’il s’approche du poème, par la voie de l’homophonie de l’une-bévue ou par
l’articulation intime entre poème et nœuds à la fin de son enseignement.
2.2. Freud et les mathématiques
L’usage ou même la référence aux mathématiques chez Freud est absente. Il n’y a
qu’une seule mention explicite des mathématiques dans l’œuvre freudienne.
Néanmoins, il est possible de trouver une pensée mathématique implicite dans
l’ensemble des textes freudiens si l’on la lit à travers la lecture lacanienne. Pour
ce motif, à l’envers des autres chapitres, nous avons commencé par Lacan. Cette
partie du chapitre sera brève et « télégraphique ». Elle ne donnera que des
repères et servira seulement à signaler les traces mathématiques et la pensée
mathématique chez Freud que l’œuvre lacanienne rend lisibles.
L’unique citation mathématique chez Freud est anecdotique et d’ailleurs
drôle424 :
J’ai eu un jour l’occasion de m’occuper médicalement d’un jeune homme –
presque encore un petit garçon– qui, après avoir eu connaissance pour la
première fois et sans l’avoir souhaité des processus sexuels, avait pris la fuite
devant tous les désirs qui montaient en lui et se servait pour cela de divers
moyens de refoulement, intensifiant son zèle à apprendre, exagérant son
423 Jacques LACAN, « Variantes de la cure-type » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 349. 424 Sigmund FREUD, « Le délire et les rêves dans la ‘Gradiva’ de W. Jensen » in Œuvres complètes, vol. 8, Paris, PUF, 2010, p. 77-78.
262
attachement enfantin à sa mère et adoptant en tout une façon d’être puérile. Je
ne vais pas exposer ici comment la sexualité refoulée perça de nouveau
justement dans le rapport à sa mère, mais je vais décrire le cas plus rare et plus
étrange où un autre de ses bastions s’effondra dans une occasion qu’on ne peut
guère reconnaître comme suffisante. Pour dévier du sexuel, les mathématiques
jouissent de la plus grande réputation ; déjà J.-J. Rousseau avait dû recevoir
d’une dame qui n’était pas contente de lui le conseil : Lascia le donne e studia le
matematiche. C’est ainsi que notre fuyard se jeta avec un zèle particulier sur les
mathématiques et la géométrie enseignées à l’école jusqu’à ce que sa faculté de
compréhension, confrontée à quelques problèmes anodins, fût un jour
subitement paralysée. Pour deux d’entre eux, il était encore possible d’en établir
l’énoncé : deux corps se heurtent l’un à l’autre, l’un à la vitesse de..., etc. Et :
inscrire un cône dans un cylindre dont la base a un diamètre de..., etc. Devant ces
allusions à la vie sexuelle qui n’auraient certainement frappé personne d’autre, il
se trouva trahi aussi par les mathématiques et, devant elles aussi, il prit la fuite.
Au-delà du ton anecdotique, plus loin de la référence explicite, il est possible de
trouver des traces d’une pensée mathématique chez Freud. Dès qu’il écrit sa
fameuse lettre 52 à Fließ en 1886, Freud conçoit l’appareil psychique en termes
d’une « écriture » neuronale425. L’essai posthume de Freud, L’esquisse d’une
psychologie scientifique –écrit entre 1895 et 1896–, montre une tentative de
concevoir l’appareil psychique sur le plan d’une écriture psychique. Cette
écriture de l’appareil psychique pointe une topologisation de la psyché, car elle
implique des relations entre instances, leurs transformations et une spatialité.
Nous disons d’une manière « topologique », car il est clair que la relation entre
instances, sa spatialité et ses transformations ne sont pas géométriques, c’est-à-
dire identifiées à une figure ou à une instance localisée anatomiquement. Freud
se demande sur les relations entre neurones, les barrières et ses transformations
plutôt que sur la description d’un lieu et sa forme.
425 Même des psychanalystes tels que Vappereau trouvent que le schéma de cette lettre peut être réécrit comme le schéma L chez Lacan. Cf. Jean-Michel VAPPEREAU, Le nœud. La théorie de nœud esquissée par J. Lacan, Paris, Topologie en extension, 1997.
263
Dans la même voie, Paul-Laurent Assoun trouve une pensée
mathématique naissante chez Freud –non seulement en termes topologiques,
mais algébriques– lorsqu’il se demande le suivant426 :
Freud lui-même ne recourait-il pas à des petites lettres pour algébriser son
modèle de l’appareil neuronal psychique dans son Esquisse de psychologie
scientifique –de même qu’il recourait à des « représentations graphiques »
(graphische Darstellungen) pour visualiser ses topiques ?
Les schémas, graphes et modèles lacaniens avec sa dimension topologique et
algébrique sont débiteurs des premières écritures freudiennes. Dans Le malaise
dans la culture Freud s’aperçoit des difficultés de la représentation visuelle et la
complexité de l’appareil psychique –que selon Lacan seront résolues par la
topologie427 :
Si nous voulions présenter spatialement la succession historique, cela ne
pourrait se produire que par une juxtaposition dans un seul espace ; un seul et
même espace ne supporte pas d’être rempli de deux façons. Notre tentative
semble être un jeu futile ; elle n’a qu’une justification ; elle nous montre à quel
point nous sommes loin de maîtriser, par une présentation visuelle les
particularités de la vie animique.
Pour ce motif, Jean-Pierre Cléro affirme que Freud s’est confronté avec des
problèmes qui pouvaient être posés en termes topologiques pour clarifier sa
pensée. Plus clairement, selon Cléro la question de l’appareil psychique et la
topologie sont liées à la structure psychique et la mémoire : « la vérité, qui est
une reconstitution de l’histoire dans sa chronologie, n’est pas tellement moins
délirante que la maladie elle-même, le temps n’étant jamais que la reconstitution
d’une spatialité ou d’une synchronie psychiques plus fondamentales »428. Il existe
426 Paul-Laurent ASSOUN, Lacan, Paris, PUF, 2009, p. 112. 427 Sigmund FREUD, « La malaise dans la civilisation » in Œuvres complètes, vol. 18, Paris, PUF, 1994, p. 256. 428 Jean-Pierre CLÉRO, Les raisons de la fiction. Les philosophes et les mathématiques, Paris, Armand Colin, 2004, p. 225. Il affirme aussi que Freud présente « le temps comme le mensonge et le masque de l’espace, lequel dit mieux la vérité de l’esprit », ibid., p. 300. Il est intéressant trouver
264
un autre indice pour arriver à la même conclusion : pour Freud ses schémas ont
une inspiration plus optique et biologique. Lisons une grande citation pour
constater que l’optique fonctionne d’une manière non ontologisante de l’appareil
psychique chez Freud429 :
L’idée qui est ainsi mise à notre disposition est celle d’une localité psychique.
Nous allons complètement laisser de côté le fait que l’appareil animique dont il
s’agit ici nous est connu aussi comme préparation anatomique et allons éviter
soigneusement la tentation de déterminer la localité psychique de quelque façon
anatomique que ce soit. Nous restons sur le terrain psychologique et entendons
suivre seulement l’invitation à nous représenter l’instrument qui sert aux
opérations de l’âme comme, par exemple, un microscope composé de diverses
pièces, un appareil photographique, etc. La localité psychique correspond alors à
un lieu à l’intérieur d’un appareil où l’un des stades préliminaires de l’image se
produit. Dans le microscope et la longue-vue, ce sont là, on le sait, des localités
en partie idéelles, des régions où n’est située aucune partie constituante
concrète de l’appareil. Je tiens pour superflu de chercher à me disculper des
imperfections de ces images et de toutes images similaires.
En ce sens-là, la Traumdeutung constitue le texte freudien le plus
« mathématique ». En effet, L’interprétation du rêve contient un schéma
psychique, le travail du rêve –condensation et déplacement– et le rêve conçu
comme une logique430. En somme, le travail du rêve montre que le chiffrement
des rêves suite une logique qui ressemble à la combinaison d’éléments
chimiques –nous avons vu ce point dans le chapitre sur la science chez Freud– ou
à la formalisation que fait la linguistique structurelle. La permutation et la
la relation entre la parole –axe syntagmatique/historique– et le langage –axe paradigmatique/structure topologique. Autrement dit, la question sur cette relation peut se formuler ainsi : pourquoi il est nécessaire de parler dans l’expérience psychanalytique ? Pourquoi la structure a la nécessité de se déployer dans le temps pour exprimer mieux la vérité ? Un fois de plus, chez Freud –comme chez Lacan– la vérité est du côté de la parole et le réel du côté de l’écriture, c’est-à-dire de la structure topologique. 429 Sigmund FREUD, « L’interprétation du rêve » in Œuvres complètes, vol. 4, Paris, PUF, 2003, p. 589. 430 « Les différentes parties de cette formation compliquée se trouvent bien sûr, les unes par rapport aux autres, dans les relations logiques les plus variées », Ibid., p. 355. Tout le chapitre IV, intitulé « Le travail du rêve », est un traité de la logique du rêve.
265
combinaison constituent les opérations « prémathématiques » du travail du rêve,
mais aussi du reste des formations de l’inconscient : du symptôme, du mot
d’esprit et des actes manqués. En d’autres termes, par le biais de la combinaison
et de la permutation, des opérations mathématiques qualitatives, Lacan se
permet de nommer ainsi la condensation comme métaphore et le déplacement
comme métonymie. Chez Freud nous trouvons la base pour formaliser
l’inconscient et sa logique en termes linguistiques, la première formalisation
mathématisante qu’utilise Lacan. Ce n’est pas par hasard si Freud s’est intéressé
par la logique, car il s’est appliqué dans sa jeunesse à traduire une partie du
Système de logique de John Stuart Mill431.
La Traumdeutung est le modèle d’une pensée mathématique
comme pensée « sans qualités », c’est-à-dire comme travail de l’inconscient et
non plus comme pensée432. Effectivement, le rêve –et toutes les formations de
l’inconscient– sont une logique –faite de signifiants– sans qualité, car il s’agit
d’une activité ou un processus qui ne consiste ni à calculer ni à juger, mais à
transformer, c’est-à-dire à garantir la diversité de sens à l’indéchiffrable.
Un an avant sa mort, Freud publia les Constructions en analyse, où il finit
par penser les constructions en termes d’une espèce d’« effet-vérité ». Il s’agit
d’une certaine conviction sur la vérité d’une construction. En autres termes, au
niveau thérapeutique l’effet est similaire qu’il s’agisse d’une construction, où
d’un souvenir récupéré433. Il n’y aucune possibilité de savoir par démonstration
431 Pour auteurs tels que Jean-Pierre Cléro et Thierry Longé, le parallèle entre les utilitaristes et Freud est palpable : sa conception non objective de l’objet, une théorie de la vérité comme fiction et même la conception de Wortvorstellung (représentation-mot) est un fait. Cf. Thierry LONGE, « Sigmund Freud, Pour concevoir les aphasies. Une étude critique » in Revue Essaim, No. 26, 2011, p. 28 et Jean-Pierre CLÉRO, op. cit., p. 225. D’ailleurs, il est possible de faire une parallèle entre la relation de Freud avec les mathématiques et la très connue histoire de la relation entre Freud et Nietzsche. Il existe une influence de Nietzsche et des mathématiques de laquelle Freud a eu le soin de ne pas en parler, même si eux sont présents, avec des grosses différences, comme grandes intuitions. 432 « Le ‘sans qualités’ requis par la science ne s’appelle plus pensée. Ainsi faut-il comprendre que Lacan, revenant à Freud, mais aussi à Marx, préfère parler désormais de travail : l’inconscient comme ‘savoir qui ne peine pas, ni calcule, ni ne juge, ce qui ne l’empêche pas de travailler’ (Télévision, p. 26) », Jean-Claude MILNER, Op cit., p. 144. 433 « Si la construction est fausse, rien n’est changé chez le patient ; mais si elle est exacte ou si elle représente un pas vers la vérité, il y réagit par une aggravation évidente de ses symptômes et de son état général », Sigmund FREUD, « Constructions en analyse » in Œuvres complètes, vol. 20, Paris, PUF, 2010, p. 69.
266
si le trauma a eu lieu ou non. Le trauma ou certaines liaisons inconscientes sont
indémontrables, mais nécessaires au sens logique, même effet de structure –il ne
sont pas contingentes, il vont apparaître tôt ou tard. Par exemple, le père
totémique, même s’il n’existe pas dans la réalité, sa fonction logique de vide,
interdit d’être occupé par quelqu’un, a une efficacité symbolique qui structure la
réalité du sujet. Le texte Constructions en analyse s’approche, donc, de la question
de la relation entre fiction et logique.
Freud était conscient de la relation entre mathématiques et sexualité. En
1916, la revue Imago, fondée par lui, Hanns Sachs et Otto Rank, a publié l’article
de la psychanalyste viennoise Hermine von Hug-Helmuth intitulé « Quelques
relations entre érotisme et mathématiques »434. L’article s’approche des
mathématiques et leur relation avec l’érotisme ; il débute en commentant la
façon dont les pulsions sont capables de se sublimer de différentes manières, et
ensuite discute les symbolismes des nombres et des formes dans la cosmologie
pythagorique et de Platon. La revue dirigée à cette époque par Freud a été
consacrée à la relation entre psychanalyse et thèmes culturels. En fait, le seul
article psychanalytique sur les mathématiques dans les deux revues dirigées par
Freud –Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse et Imago– a été celui de Hug-
Hellmuth. Il est improbable que Freud, en tant qu’éditeur, n’ait pas connu cet
article ou qu’il ait ignoré la liaison entre psychanalyse et mathématiques.
Néanmoins, nous ne savons pas pour quelle raison Freud s’est intéressé par l’art,
la littérature et la poésie plutôt que par la mathématique ; Cléro l’exprime ainsi :
« Freud n’a rien à dire de plus sur les méthodes et les valeurs de vérité en
mathématiques que sur les techniques de la peinture et de la beauté des tableaux
qu’elles permettent »435. C’est Lacan qui va tirer les conséquences de la logique,
l’écriture mathématique sous la forme des schémas et les opérateurs quasi
mathématiques qui se suggèrent tout au long de l’œuvre freudienne. Nous ne
434 Hermine von HUG-HELLMUTH, « Einige Beziehungen zwischen Erotik und Mathematik » in Revue Imago, vol. 4, 1916, p. 52-68. 435 Jean-Pierre CLÉRO, Essai de psychologie des mathématiques, Paris, Ellipses, 2009, p. 23.
267
pouvons que constater ce mouvement de manière rétrospective chez le
psychanalyste français.
2.3. Synthèse intermédiaire
Pour nous approcher du Mathème chez Lacan, nous avons analysé toutes les
références mathématiques dans les séminaires de Lacan, ce qu’il a appelé « mon
enseignement ». Pour ce faire, nous avons construit l’objet Mathème en séparant
l’usage des mathématiques tout au long de l’œuvre lacanienne en quatre
ensembles : diagrammes, formalisations, objets/thèmes mathématiques et
mathème au sens strict. Ensuite, nous avons classifié les références
mathématiques dans les séminaires de Lacan en une grille, un pour chaque
séminaire. La grille comprend trois catégories horizontales : a) objet/sujet
mathématique ; b) implication, relevance, traitement, usage psychanalytique ; et
c) dates de séances. Il existe aussi des catégories verticales, lesquels changent
selon le séminaire, mais en gardant deux catégories invariables : a) « auteurs »,
c’est-à-dire des mathématiciens et des philosophes qui traitent la
mathématique ; b) « autres objets/sujets » qui font référence aux objets ou
thèmes mathématiques marginaux, mais qui nous considérons importants à les
inclure dans une liste ; et c) « mathèmes, écritures algébriques, algorithmes »,
l’ensemble des écritures créées et utilisées par Lacan dans ce séminaire.
Après la construction de l’objet Mathème, son regroupement dans quatre
ensembles et la classification des références mathématiques dans la grille, nous
avons analysé les grilles. Cette analyse s’est faite en introduisant aussi des
références à certains écrits, lettres ou prononcés publics –ce qui ne fait pas
partie du séminaire– pour contextualiser et enrichir l’analyse. La lecture de cette
analyse s’est faite en périodisant deux parties : l’avant l’enseignement de Lacan
(1945-1953) et l’enseignement de Lacan proprement dit (1953-1980). Dans la
première partie, il n’y a que de références aux écrits de Lacan. La deuxième
268
partie constitue une lecture des quatre ensembles –formalisations, diagrammes,
mathème et objets/thèmes mathématiques.
Nous avons fini par traiter les origines mathématiques ou les éléments
« protomathématiques » chez Freud. Éléments et origines qui ne sont lisibles que
par la lecture lacanienne des mathématiques.
Les résultats de l’analyse ont montré l’importance, l’intérêt et l’usage des
mathématiques chez Lacan ainsi que leurs enjeux et leurs transformations dans
son œuvre.
L’importance des mathématiques chez Lacan repose sur trois piliers. Tous
les trois se découlent d’une lecture koyréenne de la science, c’est-à-dire d’un
concept de science mathématisée. D’abord, la racine mathématique de la rigueur
scientifique. Deuxièmement, les mathématiques prennent leur pouvoir du
détachement de l’empirique, ce qui constitue une sorte d’« organisation du
second dégrée », car la formalisation suppose un inconscient structuré comme
un langage. Troisièmement, le côté non ontologisant des mathématiques est une
alternative au poème heideggérien, c’est-à-dire de fonder la psychanalyse sans
tomber dans aucune chosification –psychologisation, pathologisation,
biologisation. En somme, rigueur, côté désontologistant et pouvoir formalisant
constituent des caractéristiques mathématiques cruciales pour inaugurer son
enseignent avec « le retour à Freud » et l’introduction de son ternaire
symbolique-imaginaire-réel.
Sans doute, Lacan a trouvé une énorme fécondité dans les distinctes
branches des mathématiques qu’il a utilisées tout au long de son œuvre : théorie
de jeux, algèbre, géométrie analytique, statistique, calcul, topologie des surfaces,
théorie de nombres, arithmétique, topologie des nœuds, logique ou théorie des
ensembles. Il a même utilisé certaines applications mathématiques telles que
l’optique, la cosmologie, la cybernétique et la physique. Cette diversité des
branches mathématiques et ses applications est étonnante. Plus surprenante
encore est la fréquence de ces références. Il n’existe presque aucune séance de
son séminaire qui n’ait pas d’élément mathématique, une référence à un
269
mathématicien ou le commentaire d’un philosophe hautement mathématique :
Pascal, Descartes, Leibniz, Russell, Wittgenstein, Pierce, Platon, Pythagore ou
Kant.
Pour Lacan les mathématiques ne sont pas une représentation, une carte
de la réalité, un moyen de calcul, un outil de précision ou l’instrument de
l’exactitude. Son intérêt, son usage et ses enjeux comportent la transmission, la
rigueur, la « base scientifique » –au sens koyréen– de la psychanalyse, une
alternative supplémentaire au poème heideggérien, une écriture d’une vérité qui
ne peut que se mi-dire –ou demi-dire–, la symbolisation la plus raffinée, un
localisateur du réel, le pouvoir de détachement d’un empirisme rempli des
embrouilles imaginaires, une « pensée sans qualités » ou même une fonction
antimétaphysique de la pensée. Les mathématiques, en définitive, sont une source
de nouveaux concepts qui seraient informulables autrement. Pour ce faire, Lacan
subvertit l’usage commun des mathématiques.
L’usage et intérêt des mathématiques sont pratiques, théoriques et
cliniques. Au début, Lacan fait des formalisations pour fixer les points de repère
de la technique et il fait de remarques mathématiques qui visent à orienter la
pratique. La formalisation des fameux cas de Freud par Lacan n’est pas
seulement pour transmettre la clinique, mais pour orienter la pratique et pour
penser autrement la théorie psychanalytique.
Les mathématiques ont un pouvoir pour cerner le réel et une facilité pour
réduire la complexité à ses éléments minimaux. Dans la pratique ces deux points
sont très utiles : localiser le réel pour passer de l’impuissance à l’impossibilité et
réduire le discours de l’analysant aux signifiants maîtres qui commandent son
discours, jusqu’à en extraire la lettre de la jouissance.
Les mathématiques constituent un savoir ad hoc pour la nature de
l’inconscient ou du réel. Le fait que l’inconscient soit structuré comme un langage
rend possible une formalisation, plutôt qu’une observation empirique. La
définition même du réel est mathématique : le réel est l’impasse dans la
formalisation. Parallèlement, des concepts tels que la pulsion, le fantasme, l’objet
270
a, la sexuation, la jouissance féminine ou les formations de l’inconscient ne sont
concevables que par une formulation mathématique. Au moins, une composante
mathématique est en jeux pour sa conception ou formulation. En ce sens, la
mathématique n’est pas une simple technique –une application d’un savoir–,
mais une pensée au sens que Badiou lui donne –un pari dans le point où le réel
émerge et une vérification après-coup de ses conséquences436.
Dès que Lacan était un jeune psychiatre, les mathématiques ont eu un
grand intérêt pour lui. Entre 1945 et 1953, il a concentré son intérêt sur la
théorie de jeux pour trouver là des impasses, subvertir la logique aristotélicienne
et ainsi lire la singularité d’un individu –pas encore le sujet– au milieu de
l’universel. La théorie des jeux a retenu son attention par sa capacité à formuler
la psychiatrie non pas en termes biologiques, mais comme une méthode pour
localiser les mouvements logiques et les impasses sous la forme de paradoxes
dans un cas clinique.
À partir de 1953, Lacan commence son enseignement avec l’introduction
du ternaire symbolique-imaginaire-réel et son retour à Freud. Dès ce moment,
les mathématiques ont été un élément essentiel de son « triangle
épistémologique » –à côté de la linguistique et l’histoire. L’influence des
formalisations lévi-straussiennes est aussi cruciale. Lacan inaugure son
enseignement avec un mouvement mathématique d’inspiration koyréenne qui a
une appropriation heideggérienne –la mathématique comme alternative au
poème pour non ontologiser la théorie psychanalytique. Le concept de science
mathématisée qui se découle de Koyrée se déduit aussi de la grande importance
que Lacan donne dans toute son œuvre aux commentaires sur la physique et la
cosmologie. Ces commentaires sont toujours articulés à l’adaptation de la
mathématique aux fins psychanalytiques.
À partir du début de son enseignement, nous avons discerné quatre
ensembles d’usages de la mathématique : objets/thèmes mathématiques, 436 Cf. Alain BADIOU, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998 (notamment le chapitre 2 intitulé « La mathématique est une pensée »), Alain BADIOU, À la recherche du réel perdu, Paris, Fayard, 2015 et Alain BADIOU, Éloge des mathématiques, Paris, Flammarion, 2015.
271
diagrammes, mathèmes et formalisations. La mathématique chez Lacan ne se
réduit pas aux mathèmes ou à ses formalisations. Nous avons trouvé dans cette
recherche l’emploi « fragmentaire » ou « régional » des mathématiques. Cet
emploi suit deux directions : la déconstruction et la formulation. Les deux
derniers points sont quelques trouvailles de cette recherche. Aussi notre position
à l’égard de la topologie de nœuds et le mathème. Effectivement, même si le
nœud borroméen s’est montré très productif pour Lacan, la topologie de nœuds
ne se limite pas au nœud borroméen. Il ne faut pas « fétichiser » le nœud. Il existe
des objets mathématiques très féconds et productifs dans la topologie de nœuds,
tels que les chaînes, les tresses, les « chaînœuds », les nœuds « olympiques » et
les opérations de mis-à-plat et de plongement. À cause de cela, nous avons repris
le nom « nodologie »437 pour complexifier le champ d’études de la topologie de
nœuds par la psychanalyse. Nous avons aussi montré quelques conséquences
pratiques, cliniques et théoriques de cette nodologie dans l’œuvre de certains
psychanalystes –Schejtman, Bousseyroux, Allouch, Vappereau, Porge, Morel ou
Cochet. Quant au mathème, nous avons conclut qu’il n’est pas si facile d’affirmer
que Lacan s’est débarrassé du mathème à la fin de son enseignement étant donné
qu’il en parle encore en 1980 lorsqu’il a dissolu l’École freudienne de Paris ou
qu’il a organisé des Journées de l’École freudienne de Paris sous le nom « Les
mathèmes de la psychanalyse » en 1977438. Comme nous avons vu, le mathème a
trois possibles destins : a) il se maintient en coexistant avec le nœud borroméen
et le poème ; b) il se transforme et prend la forme de l’Une-bévue (accumulation
des équivoques, réson ou lalangue) ; c) il fait une mutation sous la forme de la
topologie de nœuds en articulant la poésie.
Même si Lacan n’a jamais écrit le terme « diagramme », nous avons pris le
mot d’une tradition philosophique que Lacan n’a pas ignorée –Pierce et Deleuze.
Modèles, schémas, graphes, surfaces, nœuds et tresses appartiennent à cet
ensemble. Nous avons montré comment il existe un déplacement qui va du 437 Alain COCHET, Nodologie lacanienne, Paris, L’Harmattan, 2003 438 Journées de l’École freudienne de Paris : « Les mathèmes de la psychanalyse » in revue Lettres de l’École, no. 21, 1977.
272
registre imaginaire –ISR– dans le modèle optique jusqu’à une équivalence entre
les trois registres dans le nœud borroméen. Entre le modèle et les nœuds, il y a
un vecteur qui passe pour les schémas –SIR–, la topologie des graphes –SRI–, la
topologie des surfaces –RIS– pour finaliser dans la topologie de nœuds –RSI.
Nous avons vu que les diagrammes soulignent une dimension relationnelle et
articulent les axes synchroniques et diachroniques d’une formalisation, c’est-à-
dire ils sont un assemblage entre l’espace et le temps. Parallèlement, les
diagrammes constituent une présentation formalisée qui structurent les
concepts en les désontologisant –les concepts maintenant ne sont qu’un
croisement entre vecteurs, surfaces ou nœuds. Au début, l’intérêt de Lacan pour
les diagrammes –modèles, schémas et graphes– a commencé par formaliser les
cas les plus importants de Freud pour y extraire des traces transmissibles. En
outre, les diagrammes rendent lisibles des cas cliniques. Parallèlement, les
digrammes entre 1953 et 1958 ont une fonction formalisant de la technique
psychanalytique. Les diagrammes suivent une généalogie freudienne des
écritures, modèles et schémas. Néanmoins, nous l’avons vu, Lacan y trouve
toujours une dimension topologique naissante et essentielle qu’il amènera plus
loin, jusqu’à contester progressivement l’esthétique transcendantale de Kant. Il a
fondé là une autre spatialité non tridimensionnelle ou, au moins, dont les trois
dimensions deviendront des dit-mansions –les trois registres lacaniens
structurés par la topologie de nœuds et supportés par la lettre. Ainsi, Lacan a
conclu que la topologie manifeste le réel de la structure et qu’elle n’est pas une
métaphore439. Lacan trouve dans les formalisations diagrammatiques une
potentialité symbolique pour raffiner la psychanalyse et la rendre plus
rigoureuse.
Nous avons souligné l’importance des formalisations pour le retour à
Freud de Lacan. Nous avons aussi vu que les formalisations visent à rendre
lisibles des aspects qui ne seraient pas faciles à voir dans l’empirique. Les 439 « La topologie n’est pas ‘faite pour nous guider’ dans la structure. Cette structure, elle l’est », Jacques LACAN, « L’Étourdit » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 483 ; « le nœud n’est pas une métaphore », Jacques LACAN, La topologie et le temps, séance du 20 février 1979.
273
formalisations permettent de lier distincts éléments pour trouver les lois de
transformation d’une structure ou fixer des points de repère. Progressivement
les formalisations chez Lacan ont la fonction de trouver un point du réel ou
d’isoler un paradoxe, même de discerner les lois de transformation des éléments
en conflit ou incohérents. Lorsque la formalisation prend la forme d’une écriture,
elle peut ouvrir une possibilité pour le mathème. La fonction de l’écriture dans
les formalisations permet de fixer les éléments d’une structure de manière
dynamique afin de cerner un réel.
Nous avons cherché les origines du mathème au sens strict. Nous avons
localisé son contexte de création, ses enjeux, sa généalogie et comment sa
naissance permet de lire de façon rétrospective les notations algébriques et
d’autres sténographies. Nous avons aussi suivi le parcours du mathème jusqu’à
la fin de l’enseignement de Lacan. D’un côté, sa création a un élément
« contingent » ou contextuel. De l’autre côté, l’émergence du mathème est un
effet de structure ou une conséquence logique. Lorsque Lacan se demande sur la
difficulté de comprendre les mathématiques –il appelle cette incompréhension
un symptôme–, il formule pour la première fois le mathème au sens stricte en
1971. D’un côté, le mathème répond aux questions de la transmission de la
psychanalyse –dedans et hors une École psychanalytique. De l’autre côté, le
mathème est le produit d’un grand effort sur l’usage des objets mathématiques,
construction des diagrammes et des grandes considérations sur la formalisation.
Le mathème est informulable sans la distinction entre « dire » et « écrire », mais
aussi impensable sans la différence entre signifiant et lettre. Le mathème au sens
strict fait partie d’une série d’inventions pour la transmission de la psychanalyse,
tells que l’École freudienne de Paris, la revue Scilicet, le dispositif de la passe et
l’ouverture du Département de Psychanalyse au Centre expérimentale de
Vincennes. Les « formules de la sexuation » est le nom de cette invention.
Cependant, nous avons conclu que les quatre discours et l’Autre barré sont les
seuls qui partagent ce nom si nous sommes rigoureux, car le cœur du mathème
se trouve dans le discours analytique –notamment dans l’impasse d’un savoir sur
274
la vérité. Dans ce sens, le mathème au sens strict cerne un réel, localise une
impasse et, puis, il les transmet. Les enjeux du mathème prennent au sérieux la
question de la transmission et l’enseignement de la psychanalyse en réduisant
les dimensions de l’imaginaire, du transfert –en articulant autrement pouvoir et
savoir– et du « pathématique ». Qu’il les réduise n’implique nullement qu’il s’en
débarrasse. L’un de pouvoirs du mathème est la réduction de lectures, mais sans
se dépouiller de l’équivoque. Le mathème n’existe pas sans les impuretés, même
s’il vise à les réduire. Nous avons montré aussi les deux moments du mathème au
sens strict : le premier qui transmet une symbolisation et le mathème dans son
moment « mûr » qui transmet une impasse. En étant une formule qui ressemble
à une écriture algébrique, le mathème commence comme une notation ou une
sténographie en utilisant certaines règles arithmétiques, algébriques, logiques ou
géométriques, mais en les subvertissant.
Nous avons trouvé et approfondi, comment les mathèmes, ainsi que les
diagrammes et la formalisation, constituent une espèce de mathématiques
fragmentaires, régionales et hybrides. Cela nous a amené au quatrième
ensemble : les objets et thèmes mathématiques. Ces fragments des objets et
thèmes mathématiques peuvent fonctionner individuellement ou comme un
assemblage, voire un pastiche tant pour formuler des concepts que pour les
déconstruire. Il s’agit d’une double fonction : celle de dissoudre des concepts
métaphysiques et celle autre de formuler des concepts en évitant une chute
métaphysique. Pour cette raison, nous avons conclu, il existe des concepts qui ne
sont pas informulables que par un détour mathématique.
Diagrammes, formalisations, mathème et usage fragmentaire des objets et
thèmes mathématiques visent à démanteler une métaphysique et à formuler
avec rigueur –et sans tentation d’aucune métaphysique– des concepts
psychanalytiques avec leurs conséquences cliniques, pratiques et théoriques
concomitantes. Ils ont en commun de faire partie d’une qui entraine une critique
à la psychologie, au comportementalisme, à la pharmacologie, à la psychiatrie ou
à la psychanalyse dans ses versions postfreudiennes, de la psychologie du moi ou
275
de la théorie des relations d’objet. Comment ? Par le pouvoir antimétaphysique
des mathématiques. Les mathématiques démontent l’un, la sphère, la présence,
l’universalité, la représentation, l’harmonie, la complémentarité et toute sorte
d’essentialisation ou chosification. À l’aide de la mathématique nous pouvons
aussi formuler des concepts psychanalytiques sans utiliser ce type de
métaphysique ou sans une vision du monde. L’un des points clés de Lacan réside
sur son appropriation koyréenne d’Heidegger, c’est-à-dire le Mathème comme
une alternative au poème. Par conséquent, chez Lacan –notamment au moment
des quatre discours– la science ne coïncide pas avec la technique, c’est-à-dire
avec le point le plus haut de la métaphysique chez Heidegger.
Finalement, nous nous sommes approchés de l’œuvre freudienne pour
chercher des éléments mathématiques. Freud, malgré sa traduction d’une partie
du livre de logique de John Stuart Mill, n’a fait aucune référence explicite aux
mathématiques. Il a construit un appareil psychique pour expliquer les
phénomènes qu’il a rencontrés dans sa pratique et sa clinique. Pour ce faire, il a
conçu cet appareil –en plusieurs moments de son œuvre– comme une écriture.
Une écriture avec des éléments que nous pouvons qualifier d’algébriques et
même topologiques. En outre, nous avons observé comment dans les enjeux de
l’écriture de cet appareil psychique, il existe une articulation entre le temps et
une structure. En utilisant la métaphore de l’optique, il a fait un grand pas pour
ne pas biologiser l’appareil psychique et, en conséquence, les explications des
phénomènes inconscients. Finalement, nous avons montré comme
L’interprétation du rêve contient aussi une logique du rêve. Dans des textes tels
que Totem et tabou, Constructions en analyse ou Moïse et le monothéisme Freud a
conçu une espèce d’« effet-vérité », c’est-à-dire des constructions qui n’existent
pas forcément dans la réalité, mais qui sont nécessaires logiquement. Freud, en
essayant de rendre compte de la clinique, a fini par utiliser une
protomathématique. Ses traces ont été relues par Lacan.
276
277
CHAPITRE III – LE POEME CHEZ LACAN1
On a dit que le poète est le grand thérapeute. En ce sens, l’affaire poétique impliquerait d’exorciser, conjurer et, de plus, réparer. Écrire un poème est réparer la blessure fondamentale, la déchirure. Car nous tous sommes blessés2.
–Alejandra Pizarnik, Entretien avec Martha Isabel Moia
Nous voulons suggérer que, de la même manière dont la psychanalyse vise l’inconscient de la littérature, la littérature, à son tour, elle est l’inconscient de la psychanalyse ; l’ombre de l’impensée dans la théorie psychanalytique est justement sa propre implication avec la littérature ; la littérature dans la psychanalyse fonctionne précisément comme son « impensée » : comme sa condition de possibilité et l’angle mort de sa propre subversion.
–Shoshana Felman, The open question
Après notre parcours par l’ontologie, l’épistémologie et la science, nous avons
analysé les références mathématiques chez Lacan –mathème, formalisation et
mathématiques– comme l’une des deux questions fondamentales de cette
recherche : Mathème et Poème. Pour cette raison l’une des clés pour notre lecture
de ce chapitre est que la psychanalyse lacanienne aborde la poésie sous la
condition de la linguistique moderne et du souci non-ontologiste de Heidegger.
Cette condition d’approche va se radicaliser et va trouver de nouvelles
problématiques chez Lacan. Les conséquences éthiques, ontologiques, cliniques
1 Je remercie Cristobal Farriol pour les références poétiques chez Freud ainsi que les intuitions qu’il m’a partagé à plusieurs reprises. Une grande partie de ce chapitre aurai été impossible sans son aide. 2 Alejandra PIZARNIK, « Entretien avec Martha Isabel Moia » in El deseo de la palabra, Barcelone, Barcelone, 1972.
278
et politiques persistent tout au long de son enseignement, au moins dès années
cinquante. Ces questions ne sont pas exclusives, mais elles sont représentatives
des difficultés et des raffinements de la problématique et l’intérêt lacanien par la
poésie. Pour cette raison, nous commencerons par préciser le sens que nous
allons donner au terme de « poésie » en psychanalyse. Il est capital de faire un
bref parcours sur Freud pour y récupérer son approche –si importante– à la
poésie, et pour mesurer les différences et les continuités chez Lacan. D’abord,
nous allons nous approcher de la poésie en abordant toute la complexité de cette
question par quatre thèmes associés à la poésie : littérature, esthétique, art et
création. Nous allons grouper de distincts phénomènes et éléments associés à
ces catégories –littérature, esthétique, art et création– sous le nom Poème.
Ainsi, nous allons diviser ce chapitre en trois parties : les aspects proches
ou associés à la poésie, la poésie chez Freud et finalement la poésie chez Lacan.
Dans les deux dernières parties, nous voulons, d’un côté, tracer les antécédents
et la possible continuité –ou héritage– entre Freud et Lacan ; de l’autre côté, nous
voulons dégager et distinguer les approches générales et usages du Poème dans
la psychanalyse de Freud et Lacan. Finalement, notre objectif est d’analyser le
rôle du Poème dans l’œuvre de Lacan pour la confronter ainsi avec le rôle du
Mathème chez le même auteur.
Notre méthodologie consiste à descendre aux exemples plus détaillés
pour analyser ces mouvements et les effets sur le champ de la psychanalyse.
Nous commencerons par Freud pour préparer le terrain et identifier d’où part
Lacan. De cette manière, nous allons tenter de lire la stratégie générale, les
usages pratiques, cliniques et théoriques de la poésie pour la psychanalyse ainsi
que la diversité des opérations faites pour Freud et Lacan. C’est pour cette raison
que nous n’allons ni détailler ni déployer longuement ces opérations. Il ne s’agit
que d’identifier la stratégie générale et ses opérations pour les contraster et les
comparer avec celles du Mathème. La question est, donc, de ne pas
excessivement détailler pour empêcher de nous perdre dans les labyrinthes
poétiques, mais à la fois, de ne pas trop généraliser pour ne pas transiter par des
279
lieux communs qui rendraient notre recherche stérile. Finalement, nous
répondrons aux questions suivantes : quel est le rôle du Poème dans la
psychanalyse ? Quelle est l’importance du Poème en psychanalyse ? Le Poème,
est-il nécessaire ou accessoire pour la psychanalyse ? Quelles sont les différences
entre l’approche freudienne et lacanienne du Poème ?
3.1. Littérature, esthétique, art et création
La poésie relève du Poème, comme en relèvent l’architecture, la sculpture ou la musique. Toute œuvre d’art est donc Poème.
–Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part.
Dans cette recherche, Poème sera pris au sens large du terme en ayant des
caractéristiques tels la littérature, la création, l’art et l’esthétique. Cépendent,
nous ferons un exercice de définir ces quatre dimensions au sens large de la
poésie pour éviter toute confusion possible.
Tout d’abord, la littérature. Issu du latin litera, ce terme apparaît au début
du XIIe siècle. Postérieurement, la littérature prend son sens technique et
moderne : d’un côté, il s’agit d’un savoir général des œuvres –des écrits et des
récits oraux– les plus importantes dans certaines cultures après la fondation des
États modernes ; de l’autre côté, la littérature est une discipline qui concerne la
communication verbale et orale. Après l’émergence de la linguistique, des
théories de la communication et de l’histoire, la littérature est un terme toujours
en dispute et que des critiques littéraires et des philosophes cherchent à
(re)définir3.
Deuxièmement, l’esthétique –science du sensible par son étymologie– est
une discipline de la philosophie qui porte ou bien sur la science du beau ou bien
sur la critique du goût. En ce sens-là, l’esthétique ne se confond pas avec la
philosophie de l’art. L’esthétique s’occupe des sujets tels que les émotions
produites ou pas produites par des expressions artistiques, le jugement d’une
3 Cf. Claude PICHOIS, Histoire de la littérature française, Paris, Flammarion, 1997.
280
œuvre, la création de nouvelles perceptions –selon Deleuze4– et la beauté par
opposition à ce qui est utile et fonctionnel5. Comme la littérature, l’esthétique est
aussi toujours un champ de dispute6.
Troisièmement, l’art7 est l’ensemble des procédés, des connaissances et
des règles pour créer des objets qui produisent chez l’homme un état particulier
de sensibilité ou plaisir. Cette définition canonique, comme les autres définitions
déjà présentées, est absolument contestable. Pourtant, définir l’art nous donne
un point d’appui pour le distinguer de la littérature et de l’esthétique.
Finalement, la création. L’étymologie du mot « poésie » provient du grec
poiêsis, qui signifie « création ». Le verbe poiêin en grec se traduit comme « faire »
et « créer ». Mais « faire » et « créer » n’ont pas la même signification en grec. Il
suffit de se souvenir de la différenciation aristotélicienne entre praxis et poiêsis :
la poiêsis est une action en fonction du savoir et la production d’un objet artificiel
qui se pose devant nous. Il s’agit de l’œuvre. La praxis, inversement, n’a pas de
valeur qu’en tant moyen pour une fin. L’objet n’est pas devant l’homme. Il s’agit
d’une action vers la production d’autre chose8.
Cette dernière remarque nous donne un exemple, d’un côté, des
confusions entre la poésie comme genre littéraire et la poésie en tant que
création –au moyen de la parole–, et de l’autre, des complexités suscitées par le
terme de création par rapport à la poésie. À titre d’illustration, voici une petite
liste de la géographie sinueuse du problème de la poésie en tant que création :
a) La distinction entre Dichtung et poésie en allemand. Deux indices de
cette problématique : 1) une entrée du Dictionnaire des intraduisibles
est consacrée aux problèmes littéraires, linguistiques et
4 Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1992. 5 Cf. Marc JIMENEZ, Qu’est-ce que l’esthétique?, Paris, Gallimard, 1997. 6 Pour une approche psychanalytique de l’esthétique cf. Massimo RECALCATI, Il miracolo della forma : Per un’estetica psicoanalitica, Milan, Bruno Mondadori, 2007 et Massimo RECALCATI, Las tres estéticas de Lacan. Psicoanálisis y arte, Buenos Aires, Ediciones del Cifrado, 2006. 7 Dictionnaire de français Larousse, 2015. 8 Oded BALABAN, « Praxis and Poesis in Aristotle’s practical philosophy », in The Journal of Value Inquiry, juin 1990, n 24, issue 3, p. 185-198.
281
philosophiques de cette distinction entre langues si différentes9, et 2)
un texte fondamental de la psychanalyse, intitulé « Le créateur
littéraire et sa fantaisie »10, contient le terme « Der Dichter » qui a été
traduit comme « créateur littéraire » en lieu de « celui qui dit » ou
« poète ».
b) La différence entre la création en tant que praxis, poiêsis et techné du
Grec, et ses conséquences philosophiques, artistiques et esthétiques.
La création d’un objet ou la création de la langue pour la langue.
c) L’ancestrale question sur le statut créatif ou pas du poème, car le
poème ne peut être qu’une imitation –ancien problème platonicien.
d) L’interrogation sur la nomination comme création au moyen de la
parole poétique. Cette question a des résonnances sur la philosophie
du langage, notamment ce qui s’appelle la dimension « pragmatique »
du langage, les « actes de langage » ou la « force illocutoire11.
e) L’interrogation sur la nature « présente » ou « absente » de la création,
c’est-à-dire, si la création est quelque chose de présent ou creatio ex
nihilo. Pour cette raison, Heidegger articule une espèce de « négativité
ontologique » autour du « rien » (nichts), « vide » (Leere) et la
« clairière » ou « éclaircie » (Lichtung). La Lichtung, pour Heidegger,
constitue le moment de « clarification » en tant que possibilité de toute
création12.
Cette liste n’est pas exhaustive. Bien qu’on y retrouve des questions
platoniciennes –l’imitation du poème– et aristotéliciennes –le binôme
9 Barbara CASSIN (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil/Robert, 2004. 10 Sigmund FREUD, « le poète et l’activité de fantaisie » in Œuvres complètes, vol. 8, Paris, PUF, 2007 et « Création littéraire et rêve éveillé », in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985. 11 Johh SEARLE, How to do Things with Words: The William James Lectures delivered at Harvard University , Oxford, Clarendon Press, 1955. 12 Cf. Marlène ZARADER, Martin Heidegger et les paroles de l’origine, Paris, Vrin, 1990.
282
praxis/poiêin, la catharsis comme épurement de l’âme–, il est évident que dans ce
domaine l’interlocuteur privilégié est Heidegger.
Nous avons choisi de nous approcher des questions de la littérature, de
l’esthétique, de l’art et de la création pour viser le Poème. Ces champs ne
couvrent pas complètement la gamme des phénomènes poétiques. Mais nous
avons sélectionné ces thèmes pour être voisins de la poésie, pour constituer de
ressources très importantes dans le champ de la psychanalyse et pour mieux
expliquer l’usage poétique dans la psychanalyse. Disons que ces quatre
dimensions nous donnent certains « traits », traces ou caractéristiques qui
touchent aussi à la poésie. Par exemple, pour la psychanalyse, la symétrie en tant
que dimension esthétique du poème n’est pas intéressante. Que le dire d’un
psychanalyste ou de l’analysant soit symétrique ne constitue pas une question
clinique relevante. En revanche, la discussion des genres en littérature –
fondamentale dans les débats littéraires– pour la transmission du savoir
psychanalytique est une question de la plus haute importance : est-ce que le
mythe, la fabule, le roman ou l’informe scientifique sont les genres littéraires les
plus appropriés pour présenter, divulguer ou transmettre la clinique ? Deux
exemples supplémentaires de cette question : pour la psychanalyse l’une de
questions esthétiques capitales n’est pas la beauté, mais la production du plaisir
ou même le renversement entre la beauté et l’effet d’umheimlich (entre
sublimation et « inquiétante étrangeté ») ; quant à l’art, la dimension de
nouveauté d’un langage artistique (plastique, rhétorique, pictural, etc.) ou la
question de l’utilité de l’art sont prioritaires par rapport aux questions de la
conservation de l’art ou l’étude comparative de l’art selon leurs régions. En
revanche, pour la psychanalyse l’utilité est une question de symbolisation et de
sublimation ; l’étude comparative de l’art pourrait être intéressant pour la
psychanalyse dans la mesure que les comparaisons soient traduisibles en
concepts psychanalytiques –par exemple, la peinture moderne qui utilise pour la
première fois la perspective introduit l’objet regard dans la propre peinture. En
283
outre, ces quatre topiques –art, création, littérature et esthétique– sont plus
familiers de l’approche freudienne. Nous trouvons des correspondances dans
l’œuvre de Lacan. Pourtant, chez lui il existe une espèce –nous le verrons– de
regroupement des éléments préalablement extraits de ces quatre thèmes en
d’autre quatre traits : Dichtung, poiêin, lalangue et fonction poétique.
Au-delà des définitions, des recherches étymologiques des termes ou de
l’exhaustivité des mots « littérature », « art », « esthétique » et « création »,
l’essentiel est de localiser les traits de ces domaines qui sont le plus sensibles
pour la psychanalyse. Il est important aussi de borner les questions littéraires,
artistiques, créatives et esthétiques de la poésie privilégiées par la psychanalyse
de Freud et Lacan.
Cette localisation des points sensibles, ce mouvement de borner certains
problèmes et de détecter les « traits » indigènes aux affaires psychanalytiques
nous permettra cerner les cas singuliers de traitement de la poésie par Lacan et
certaines stratégies générales de son approche de la poésie.
La scission entre oralité et écriture en littérature, le forçage des limites du
langage par la poésie, la création de mondes par la parole poétique, la tension
poétique entre création et nomination, faire une œuvre d’art qui ne représente
nullement la réalité, l’équivoque de la traduction Dichtung comme « poète » ou
« celui qui dit » pour signaler un hiatus entre énonciation et énoncé constituent
de points fascinants pour Lacan.
Pour le dire autrement, pour Lacan la question est de « traverser » la
poésie, l’esthétique, l’art ou la littérature pour produire dès l’intérieur une
torsion interne et de là, extraire les outils théoriques, cliniques et pratiques pour
la psychanalyse. Car c’est là « où souvent la psychanalyse n’a qu’à reprendre son
bien »13. Il s’agit, selon les mots de Jorge Alemán, de construire un « dispositif
non transcendent »14 pour étayer la psychanalyse et aiguiser le fil tranchant de la
13 Jacques LACAN « Fonction et champ de la parole et du langage » in Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 240. 14 Jorge ALEMÁN « La conjetura antifilosófica. Entrevista con Carlos Gómez » in Lacan y el debate posmoderno, Madrid, Miguel Gómez, 2013, p. 54.
284
clinique. Nous sommes avertis de l’usage que nous faisons du terme « outils », car
la psychanalyse, paradoxalement, construit des appareils « non transcendants » à
partir des éléments poétiques, artistiques, esthétiques et littéraires pour rendre
sa praxis non utilitaire. Nous prouverons que, au moins, la tâche lacanienne de
traverser ces champs a comme but de-ontologiser la psychanalyse et
déconnecter la cure psychanalytique de toute « raison instrumentale », pour
s’exprimer comme Habermas, ou d’une possible appropriation utilitaire.
Pour résumer et faire un pas de plus : littérature, esthétique, art et
création constituent des domaines voisins et proches de la poésie qui ont des
caractéristiques importantes pour s’approcher poétiquement de la
psychanalyse ; nous n’avons pas comme objectif de les définir ou de les
considérer en tant que savoirs déjà construits. Notre tâche sera plutôt de
montrer comment ces dimensions possèdent des « traits » ou des points cruciaux
pour la psychanalyse. Nous nommerons les usages, emprunts et points extraits de
ces champs le travers lacanien pour le territoire de la poésie ou une approche du
côté du Poème15. Qu’est-ce que la Poésie (en majuscule) ? Il ne s’agit pas de la
poésie en tant que genre littéraire ou de l’action de créer de la poésie mais de
considérer le Poème comme la pureté de tout art, d’une « pensée poétique » ou de
la stratégie générale de penser l’ensemble des autres champs mentionnés
(création, art, littérature, esthétique). Dans ce sens, nous sommes d’accord avec
Heidegger16 :
La poésie relève du Poème, comme en relèvent l’architecture, la sculpture ou la
musique. Toute œuvre d’art est donc Poème, pour autant qu’elle s’enracine dans
le déploiement ou l’être de la parole, laquelle n’est à son tour Urpoesie (poésie
primordiale) que parce qu’elle est Poème.
15 Dans l’introduction nous avons distingué le poème (en minuscule) du Poème (en majuscule et parfois en italiques). Le cas est similaire pour poésie et Poésie. 16 Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1980, p. 84. Les italiques sont de l’auteur.
285
Il est impossible que Lacan ne fût pas averti de cette conception de Poème chez
Heidegger comme l’avouent sa traduction au français de Logos et son écrit
Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse17. En fait, Alain
Badiou, en tant que lacanien est aussi en continuité avec cette manière de penser
le Poème18. Fondamentalement, le Poème est le travail de la langue sur la langue,
n’importe quelle langue : artistique, architectonique, picturale, photographique,
etc. En outre, le Poème véhicule une pensée. Pensée et langage sont, donc,
essentiellement les questions d’Heidegger et de Badiou. C’est pour cette raison
que nous avons choisi d’écrire Poème ou Poésie avec majuscule. Il existe encore
une autre raison : de même que nous allons regrouper la fonction poétique, la
poiêsis grecque, la Dichtung d’Heidegger et la lalangue sous la catégorie
« Poème », nous allons réunir aussi les « traits » et les points cruciaux de
l’esthétique, la littérature et l’art sous le même terme.
Cette stratégie nous permettra de faire de la généalogie avec les soucis
heideggériens, et de nous faire un panorama plus ample de la question du poème
chez Lacan. Normalement, les approches théoriques et cliniques du poème
lacanien se limitent aux interventions, c’est-à-dire aux interprétations sur les
équivoques linguistiques : homophonie, translittération, ambigüités
grammaticales, etc19. L’énoncé antérieur au détriment des autres dimensions
poétiques (la Poésie ou le Poéme) tels les genres littéraires, la rhétorique, la
fonction poétique, la création par la métaphore, la disjonction de l’énoncé et
l’énonciation, la neutralisation des dimensions « ontologisantes » de la
psychanalyse, le forçage des limites du langage, entre autres.
Chez Lacan, nous allons trouver deux mouvements –non explicités par
lui– à l’intérieur du Poème. Le premier mouvement porte sur le regroupement
17 Lacan n’est pas explicite en ce point. Néanmoins, sa réponse à l’objectivation, c’est-à-dire biologisation de la psychanalyse et justement la poésie (cf. l’exergue de Fonction et champ). Plusieurs textes ont été consacrés à cette question, à noter ceux d’Héctor LÓPEZ (Lo fundamental de Lacan en Heidegger, Buenos Aires, Letra viva, 2011) et celui de François BALMÈS (Ce que Lacan dit de l’être, Paris, PUF, 1999). 18 Alain BADIOU, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989, Alain BADIOU, Conditions, Paris, Seuil, 1992 et Alain BADIOU, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998. 19 Jean-Luis SOUS, L’équivoque interprétative. Six moments de Freud à Lacan, Paris, Le bord de l’eau, 2014.
286
des éléments de l’esthétique, l’art, la création et la littérature dont Lacan extraie
des points et des « traits » capiteux pour la psychanalyse. Le second mouvement
vise à la transformation de ces éléments en termes proprement lacaniens,
transformation que nous aimerons nommer « subversion » ou « torsion interne »,
et qui conduit à des termes comme la lalangue, la métaphore paternelle,
l’équivoque homophonique ou la fonction de l’écrit.
Comme nous l’avons déjà remarqué, la Poèsie, le Poème, ne sont pas un
recours décoratif, un dire passible, l’expression psychologique des émotions
internes, un genre littéraire, une communication métaphorique, un récit
esthétique, un énoncé analogue ou la production des effets émouvants,
enflammées ou du plaisir. La Poème porte sur les traits esthétiques, créatifs, ou
artistiques qui sont anti intuitifs, non harmoniques, à contre sens et de création
inédite. Cette création pousse les limites du langage en introduisant de nouvelles
tournures, des expressions, des mots, des opérateurs logiques, des textures ou
des possibilités inédites dans une langue. Pour cette raison, au moins pour Lacan,
le Poème est plus proche de la modernité –qui s’éloigne du langage naturel ou de
toute représentation– que du romanticisme –qui conçoit l’esprit comme une
profondeur et une prédominance des sentiments.
287
3.2. Freud et la poésie Comme il est difficile pour le psychanalyste de trouver
quelque chose de neuf qu’un créateur littéraire n’aurait pas su avant lui.
–Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne
Mais ce sont de précieux alliés [les Anciens] que les poètes et l’on doit attacher grand prix à leur témoignage, car ils avaient toujours une foule de choses entre ciel et terre dont notre sagesse d’école ne peut encore rien rêver. En psychologie ils sont bien en avance sur nous, hommes du quotidien, parce qu’ils puisent là à des sources que nous n’avons pas encore rendues accessibles à la science.
–Sigmund Freud, Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen
La question du style littéraire, et la littérature en général, a intéressé les
psychiatres pendant la première moitié du XIX siècle, quand la psychiatrie était
en état de naissance : les lettres, les écrits de malades hospitalisés ont donné
l’expression privilégiée de la folie, mais à la fois, une manière de prendre en
charge cette folie et parfois comme un moyen thérapeutique. Que les écrits de
malades soient considérés des modèles d’observation médicale est surprenant
aujourd’hui. D’emblée, car l’observation n’est pas « observée », la littérature se
lit. La psychiatrie était à la base une pratique de lecture.
Comme l’observe Erik Porge20, la psychiatrie du XIXe siècle a inventé un
nouveau genre littéraire : la littérature des aliénés. Contrairement, les
psychiatres sont devenus aussi des écrivains, pas pour une raison thérapeutique,
mais pour la transmission des cas. Les psychiatres ont emprunté des
personnages littéraires aux écrivains afin de les utiliser comme types cliniques :
« Pinel chez La Bruyère, Esquirol chez Cervantès ou Le Tasse. Balzac est
particulièrement apprécié »21. Cet héritage littéraire, le genre de la littérature des
aliénés, a été repris par Freud, qui a continué sur cette tradition littéraire de la
20 Erik PORGE « Lacan, la poésie de l’inconscient » in Éric MARTY (Ed.) Lacan et la littérature, Paris, Le marteau sans maître, p. 62. 21 Idem.
288
psychiatrie. L’un des « cas » cliniques « canoniques » de Freud était tiré d’un texte
écrit par un malade : les Mémoires de Schreber.
L’aller-retour des ressources littéraires en psychanalyse ne doit pas nous
confondre. Pas plus que le prix Goethe, qui reconnait les talents littéraires en
langue allemande, ait été décerné à Freud22. Bien que la reconnaissance de la
tradition littéraire de la psychiatrie doive être avérée chez Freud23, la question
cruciale est celle de la transmission de l’expérience clinique par l’intermédiaire
de la littérature. Ce qui a frappé tant aux écrivains qu’au public en général des
cas de Freud est son style littéraire ; ils sont écrits comme s’il s’agissait des
romans ! « Contrairement à la littérature scientifique, il n’y a pas de frontière
établie entre la vulgarisation analytique et l’exposé des fondements de la
psychanalyse »24 affirme Porge. Mais cette vulgarisation/exposé des fondements
est écrite comme un roman et non comme poème. Pourquoi l’exposé d’un cas
clinique est présenté comme un roman au lieu d’une prise de notes ou d’un
dossier avec une indexation de symptômes ? Est-ce qu’il existe un genre littéraire
plus adéquat pour transmettre ce qui arrive en psychanalyse ? L’inconscient est-
il par nature littéraire ?
Dans Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen Freud se
demande si « la présentation poétique de la genèse d’un délire peut tenir face à la
sentence de la science »25, en répondant que la solution à la question est
inattendue, en renversant la position de la science. En effet, la fausse science
pour Freud se satisfait de décrire et de classer les phénomènes psychiques,
tandis que la vraie science doit rendre compte des enjeux de la causalité. Freud
22 Le prix Gœthe est une récompense culturelle allemande décernée par la ville de Francfort-sur-Main depuis 1927. Freud a reçu le prix en 1930, c’est une histoire assez connue. Pourtant, il est moins connu que depuis 1964 il existe un prix intitulé « Prix Sigmund Freud pour la prose scientifique », distinction décernée par l’Académie allemande pour la langue orale et écrite (Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung). 23 « Ainsi le poète ne peut céder le pas au psychiatre et le traitement poétique d’un thème psychiatrique peut aboutir à un résultat correct sans perdre de sa beauté ». Sigmund FREUD « Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen » in Œuvres complètes, vol. VIII, Paris, PUF, 2010, p. 77-78. 24 Ibid., p. 61. 25 Sigmund FREUD, « Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen », p. 87.
289
reprend une question posée dès ses premiers cas d’hystérie : il ne suffit pas de
décrire la cure, il faut chercher les mécanismes psychiques de l’hystérie pour
arriver à la soigner26. Le point précis est le suivant : la science doit faire alliance
avec la littérature pour garantir, paradoxalement, la scientificité, c’est-à-dire,
pour expliquer les phénomènes d’une façon complexe au lieu de se contenter de
la simplicité de la description.
Par exemple, Freud trouve précocement que l’un des opérations qui
rendent compte des traumatismes est l’après-coup [Nachträglichkeit], c’est-à-
dire une temporalité de nature psychique qui rend compte de la pathogenèse de
la névrose. Les traumatismes sont des traumatismes dans la mesure où il existe
un autre évènement qui, après-coup, rétrospectivement déclenche les empreintes
du premier traumatisme. Le traumatisme est double, en tant que son secret est
donné par la temporalité de l’après-coup qu’articule le premier moment avec le
second –le dernier donnant le statut d’originaire au premier. L’organisation
littéraire du matériel clinique peut rendre compte de la complexité entre la
dimension diachronique et la dimension synchronique du cas.
La présentation des cas en forme de Roman rend compte de la nature de
l’inconscient lui-même. La prise de notes en séance est déconseillée par Freud,
pas seulement à cause des difficultés à maintenir l’attention flottante
[gleichschwebende : en égal suspens], mais parce qu’elle n’a pas une fonction
scientifique, même pas de transmission de savoir : « la précision apparente est
plutôt d’ordre psychiatrique et fatigue le lecteur, elle ne remplace pas la
présence à la séance et n’a pas de valeur démonstrative »27. Dans d’autres
termes, la vérité de l’expérience analytique n’est pas adéquate à l’exactitude –
valeur primaire de la science– de la prise de notes. La mise en récit ordonne
26 « En dehors de cela, nous tenons à le répéter, le poète nous a livré une étude psychiatrique entièrement correcte à laquelle nous pouvons mesurer notre compréhension de la vie d’âme, une histoire de maladie et de guérison comme destinée à inculquer certaines doctrines fondamentales de la psychologie médicale ». Sigmund FREUD « Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen » in Œuvres complètes, vol. 8, Paris, PUF, 2007, p. 77. 27 Sigmund FREUD, « Conseils aux médecins sur le traitement analytique » in La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1967, p. 62-64. Cité par Erik PORGE, op. cit., p. 63.
290
autrement la chronologie et l’agencement, déformations qui, en revanche,
rétablissent la temporalité du dévoilement de l’expérience psychanalytique. Pour
cette raison, le prix Goethe ne peut pas être une reconnaissance « ironique » du
type « Freud n’est pas assez scientifique, la preuve est précisément qu’il a gagné
un prix de littérature », juste au contraire, son style littéraire rend son
expérience clinique plus rigoureuse et scientifique28 :
La vérité ne fait surface que dans l’univers de la fiction et se soustrait à
l’expédient naturaliste de la tranche de vie et de l’enregistrement synchrone.
Freud doit se mesurer avec son propre habilité d’exposition, avec ses dons
d’écrivain.
Transmettre l’expérience clinique psychanalytique de façon scientifique et
rigoureuse : voilà la première fonction poétique que nous trouvons chez Freud.
Car la nature de l’inconscient est d’une certaine façon « littéraire », Freud trouve
dans la Poésie un appui pour la diffusion ou la transmission de la psychanalyse.
Nous pouvons maintenaient avancer la seconde fonction : les poètes
anticipent certains phénomènes que la psychanalyse va déployer de manière
scientifique. Il faut développer ces intuitions, les donner une base plus
rationnelle et les déployer avec rigueur au moyen de la science, tâche que Freud
assume décidément.
Par exemple, quelques tendances psychologiques que Freud trouve dans
sa clinique sont incarnées par certains personnages de la littérature,
qu’anticipent de cette façon la psychanalyse29 :
Le travail analytique nous montre aisément que ce sont des puissances de la
conscience morale qui interdisent à la personne de retirer d’une modification
réelle heureuse le gain longtemps espéré. Mais c’est une tâche difficile à
apprendre à reconnaître la nature et la provenance de ces tendances justicières
et punitives que nous sommes souvent surpris de voir exister là où nous ne nous
28 Mario LAVAGETTO, Freud à l’épreuve de la littérature, Paris, Seuil, 2002, p. 227. Cité par Erik Porge, Ibid., p. 63. 29 Sigmund FREUD « Ceux qui échouent du fait du succès » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996, p. 23.
291
attendions pas à les trouver. De ce que nous savons ou présumons à ce sujet je
veux, pour les raisons que l’on sait, discuter non sur des cas tirés de
l’observation médicale, mais sur des figures que de grands poètes ont fait naître
de leur surabondante connaissance de l’âme.
Les poètes non seulement anticipent des tendances psychiques avant que la
psychanalyse, mais aussi ils ont pu décrire la vie amoureuse et la contrariété de
la haine. C’est ce savoir littéraire qui permet d’expliquer la complexité des cas
cliniques30 :
On se voit ainsi forcé de donner raison aux poètes qui nous dépeignent avec
prédilection des personnes qui aiment sans le savoir ou qui ne savent pas si elles
aiment, ou encore qui croient haïr alors qu’elles aiment.
Parfois, les poètes récoltent les récits populaires et les expriment de manière
tragique, comique ou épique31 : « L’âme populaire en sait quelque chose et des
poètes se sont servis à l’occasion de ce matériau. Dans une comédie,
Anzengruber met en scène un jeune paysan ingénu qui se laisse dissuader
d’épouser la fiancée qui lui est destinée parce que c’est ‘une garce qui coûtera la
vie à son premier’ ».
Il arrive parfois aussi que les anticipations littéraires créées par des
poètes acquièrent le statut de concept. L’exemple le plus connu est le drame
décrit par Sophocle32 :
Toute une série d’incitations procédèrent pour moi du complexe d’Œdipe, dont
je reconnaissais peu à peu l’ubiquité. Si, depuis toujours, le choix, voire la
création de ce matériau horrifiant avaient été énigmatiques, tout comme l’effet
bouleversant de sa présentation poétique et l’essence de la tragédie du destin en
général, tout cela s’expliquait par la reconnaissance du fait qu’ici avait été saisie
dans sa pleine signification affective une conformité aux lois propre à l’advenir
30 Sigmund FREUD « De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996, p. 257. 31 Sigmund FREUD « Le tabou de la virginité » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996, p. 94. 32 Sigmund FREUD « Autoprésentation » in Œuvres complètes, vol. 17, Paris, PUF, 1996, p. 110-111.
292
animique.
Il est important de remarquer que dans cette dernière citation il existe un
croisement entre la cristallisation d’un concept (à l’occasion, le complexe
d’Œdipe) et le genre littéraire : la tragédie. Une fois de plus un genre littéraire
peut rendre compte de la vie animique avec complexité et rigueur.
Autre exemple d’intuition de la vie animique par la littérature –et non par
la philosophie, la science ou la religion– est la pulsion, cet « au-delà du principe
de plaisir »33 :
Nous avons édifié une suite de conclusions en nous fondant sur la
présupposition que tout ce qui est vivant doit nécessairement mourir par des
causes internes. Nous avons fait cette hypothèse sans nous poser plus de
questions parce que justement elle ne nous apparaît pas comme une hypothèse.
Nous sommes habitués à penser ainsi, fortifiés en cela par nos poètes.
L’hypothèse sur la pulsion doit se soumettre à la preuve scientifique, telle est la
méthode freudienne : « Nous ne négligeons donc pas de nous tourner vers la
science biologique pour mettre cette croyance à l’épreuve »34. Finalement, les
poètes ont aussi anticipé d’authentiques mécanismes psychiques. Freud nous
rappelle que face à la recherche des situations pathogènes, par refoulement de la
sexualité, les symptômes émergent comme formations substitutives du refoulé.
Ce refoulement provient, affirme Freud, des impressions sexuelles des premières
années de l’enfance. Ainsi35 :
Il en résulta ce que les poètes et les connaisseurs de l’être humain avaient
toujours affirmé, à savoir que les impressions de cette précoce période de la vie,
bien qu’elles succombent le plus souvent à l’amnésie, laissent dans le
développement de l’individu des traces indélébiles, qu’en particulier elles
établissent la disposition à des affections névrotiques ultérieures.
33 Sigmund FREUD « Au-delà du principe de plaisir » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996, p. 317. 34 Idem. 35 Sigmund FREUD « Autoprésentation », op. cit., p. 88.
293
En résumé : l’anticipation des certains phénomènes psychiques et l’explication
de certains mécanismes constituent deux exemples du poétique chez Freud. Tout
cela contribue à la construction des concepts psychanalytiques. Nous pouvons
aussi ajouter un troisième exemple : la configuration des formations de
l’inconscient36.
Freud s’est aperçu très tôt des intuitions psychologiques dans la poésie et
dans la littérature. C’est la poésie qui a porté un regard sur les souvenirs
d’enfance, les désirs, les rêves et les fantasmes, tous ces éléments méprisés par la
science. Ainsi, Freud trouve dans la poésie non pas uniquement un appui
épistémologique, mais aussi une anticipation de ce que la psychologie
« scientifique » développera. Ce point est important, car il s’enchaîne avec l’idée
que l’épistémologie française permet à Lacan de penser l’alternative
mathématique contre l’ontologisation de l’être en psychanalyse. Pourquoi ?
Puisque la leçon des épistémologues français a été la localisation de la pensée
dans un ensemble plus vaste que les protocoles de la science ont donné : la
poésie, les mathématiques, la religion ou la philosophie contiennent des
opérations de la pensée.
D’ailleurs, Freud a trouvé aussi que l’acceptation de la psychanalyse est
plus favorable dans les cultures qui sont plus sensibles à la littérature. En France
la résistance contre la psychanalyse vient plutôt de la part de la psychiatrie et la
psychologie, tandis qu’il n’y a pas eu d’opposition farouche dans les belles lettres
et les nommées « sciences humaines »37 :
En France l’intérêt pour la psychanalyse est parti des hommes des belles-lettres.
Pour comprendre cela, il faut se souvenir qu’avec l’interprétation du rêve, la
psychanalyse a franchi les limites d’une affaire purement médicale. Entre son
entrée en scène en Allemagne et maintenant en France se situent ses multiples
36 « Mettre en évidence que les levés nés de la fiction poétique autorisent les mêmes interprétations que ceux qui sont réels, que sont donc à l’œuvre dans la production du poète les mécanismes de l’inconscient que nous connaissons à partir du travail de rêve ». Sigmund FREUD « Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen », op. cit., p. 41. 37 Sigmund FREUD « Autoprésentation », op. cit., p. 110.
294
applications à des domaines de la littérature et de la science de l’art, à l’histoire
des religions et à la préhistoire, à la mythologie, l’ethnologie, la pédagogie, etc.
En somme, nous avons trois formes par lesquelles Freud se sert de la littérature
et la poésie : 1) la transmission de l’expérience clinique psychanalytique prend
une forme littéraire grâce à la nature les questions psychanalytiques
(temporalité, organisation du matériel inconscient, etc.) ; 2) les poètes et la
littérature anticipent phénomènes et avancent intuitions que la psychanalyse
développera par la science et, éventuellement, les mettre à l’éprouve de la
méthode scientifique ; ces intuitions et phénomènes incluent les tendances de
l’âme, mécanismes psychiques, concepts psychanalytiques et formations de
l’inconscient ; et 3) la psychanalyse a l’appui épistémologique de la littérature
pour développer éléments méprisés par la science (fantaisies, souvenirs, mots
d’esprit, etc.) ; cet appui épistémologique n’est pas seulement pour anticiper ou
rendre compte de ce que la science rejet, mais comme en contentant une richesse
explicative pas encore formalisée.
Jusqu’ici, nous avons mentionné trois approches à la Poésie chez Freud :
transmission et diffusion de l’expérience psychanalytique, anticipation des
phénomènes à vérifier par la science et appui épistémologique pour déployer des
éléments méprisés par la science. La quatrième approche est la création. Trois
formes de création existent dans son œuvre : les jeux d’enfant, la sublimation et
le Witz [mot d’esprit]. Les deux derniers comportent la création littéraire, la
poésie et l’art en général.
D’emblée, le jeu d’enfant et la poésie, par exemple, ont la même origine :
les fantaisies. Ces fantaisies ont toujours deux versants : « ce sont soit des
souhaits ambitieux qui servent à exalter la personnalité, soit des souhaits
érotiques »38. Les jeux sont pour les enfants une question très sérieuse : sa
laboriosité implique une grande quantité d’investissement affectif. L’enfant
38 Sigmund FREUD « Le poète et l’activité de la fantaisie » in Œuvres complètes, vol. 8, Paris, PUF, 1996, p. 164.
295
transpose dans ses jeux les choses du monde dans un ordre nouveau à sa
convenance. Les adultes doivent renoncer à la création de ces mondes pour
répondre aux exigences de la réalité, mais les investissements perdurent et la
demande de plaisir reste : ils les transforment en fantaisies. Le poète, l’artiste,
l’écrivain agissent, en ce sens, à la manière d’un enfant qui joue : « il crée un
monde de fantaisie qu’il prend très au sérieux, c’est-à-dire qu’il dote de grands
montants d’affect tout en le séparant strictement de la réalité »39.
Pour rendre la liaison plus visible, Freud nous rappelle que la langue
allemande a conservé la parenté entre jeu d’enfant et création poétique dans son
étymologie. En effet, les compositions artistiques qui requièrent une
consolidation au moyen des objets « palpables et susceptibles d’être
représentées » incluent dans sa nomination la racine « Spiele », qui signifie
« jeux » dans la langue de Freud : Lustspiel = littéralement jeu provocant
l’amusement : comédie ; Trauerspiel = littéralement jeu provocant la tristesse ou
le deuil : tragédie ; Schauspieler = littéralement celui qui joue le spectacle :
l’acteur.
À propos des fantaisies diurnes, Freud, dans l’une de ses nouvelles
conférences d’introduction à la psychanalyse, signale la relation entre fantaisie et
sublimation. Cette liaison comporte justement l’art. Les artistes, affirme Freud, se
détournent de la réalité effective et mobilisent leur intérêt sur « les formations
de souhait » ou encore « l’artiste est lui aussi un introverti qui n’est pas loin de la
névrose »40. Nonobstant, et inversement que dans les névrosés, l’issue de la
libido est plutôt rattachée aux objets socialement valorisés. Cette issue s’appelle
sublimation.
La sublimation chez Freud est l’un de principaux destins de la pulsion.
Dans la sublimation, la pulsion modifie son but et elle comporte un changement
d’objet. En effet, la pulsion transforme son but originairement sexuel et permet
39 Ibid., p. 162. 40 « Parmi les forces pulsionnelles ainsi utilisées, les motions sexuelles jouent un rôle significatif ; elles sont alors sublimées, c.-à-d. déviées de leurs buts sexuels et dirigées vers d’autres, qui sont socialement plus élevés et ne sont plus sexuels ». Sigmund Freud « Les opérations manquées » in Œuvres complètes, vol. 14, Paris, PUF, 1996, p. 17.
296
une canalisation vers des objets culturels socialement acceptés et valorisés.
Ces forces pulsionnelles ne sont pas uniquement utilisées, voire
sublimées, par la production créative, mais aussi pour les créations scientifiques,
éducatives, et toute une liste des activités socialement valorisées. L’artiste, le
scientifique, le philosophe ou le poète sont capables de changer le but sexuel
pour ces fins sociales au lieu de les refouler, ce qui permet41 :
aux autres de puiser à leur tour consolation et apaisement aux sources de plaisir
de leur propre inconscient, qui leur étaient devenues inaccessibles, il gagne leur
reconnaissance et leur admiration et obtient dès lors par sa fantaisie ce qu’il
n’avait obtenu auparavant que dans sa fantaisie : honneur, puissance et amour
des femmes.
À part ces deux formes de création chez Freud, jeu infantile et sublimation, nous
trouvons à la fin de sa conférence « Le poète et l’activité de la fantaisie » un
mécanisme typique de toute création littéraire et poétique selon Freud : la
production du plaisir au moyen d’un travail inconscient. Il s’agit du Witz, du mot
d’esprit, en tant que création poétique. Le mot d’esprit comporte comme toute
formation de l’inconscient une création et des mécanismes similaires pour sa
production. Néanmoins, dans cette formation, la production du plaisir se révèle
plus claire.
À cet égard, Freud vise un double objectif par rapport au Witz : 1)
montrer que le travail du rêve, les déformations par condensation et
déplacement, sont aussi les mécanismes qui permettent aux rêves diurnes
vulgaires de devenir littérature ; 2) découvrir aussi moyennant ces mécanismes
qu’il existe une production de plaisir, c’est-à-dire que la poésie et la littérature
sont possibles grâce aux enjeux de l’économie psychique. En d’autres termes, la
création littéraire prend la forme d’un travail psychique que symbolise, mais
aussi qui se produit par un versant économique du plaisir. Ce versant
économique explique pareillement comment la création littéraire génère un
41 Sigmund FREUD « Les voies de la formation du symptôme » in Œuvres complètes, vol. 14, Paris, PUF, 1996, p. 390.
297
plaisir esthétique : Freud trouve les mécanismes inconscients du plaisir
esthétique42 :
C’est dans la technique de surmontement de ladite répulsion, qui a pour sûr à
faire avec les barrières qui se dressent entre chaque moi individuel et les autres,
que réside la véritable Ars poetica.
Nous avons déjà constaté que parfois Freud parle de la création poétique,
d’autres fois de l’ « Ars poetica » ou moins souvent de la littérature quand il se
réfère à la création ou la sublimation. Cette diversité de termes tient à un
problème de traduction. En effet, le mot « Dichtung », et ses dérivés, que Freud
utilise pour la poésie, le poète et la création sont aussi possibles pour dire
« fiction », « littérature », etc. L’entrée « Dichtung » du Dictionnaire des
intraduisibles nous rappelle que pour traduire ce mot de l’allemand43 :
le français et l’anglais doivent recourir aux mots littérature (literature), poésie
(poetry) ou, plus vaguement, fiction (fiction), qui s’approchent certes du
substantif germanique, mais n’en épuisent nullement les multiples virtualités
sémantiques (invention, affabulation, poésie). La langue allemande connaît
d’ailleurs, elle aussi, les termes Literatur, Poesie, Fiktion –et Dichtung, tout en
participant de chacun d’eux, les englobe et les dépasse.
Pour nous, cette « intraductibilité » du terme allemand « Dichtung » est plutôt
féconde car elle montre que la Poésie (majuscule au début) couvre un champ plus
vaste que la poésie : l’art, la littérature, l’esthétique, etc. De fait, en interprétant
« Dichtung » comme poésie les traductions de Freud en français relèvent d’une
telle équivocité.
En résumé, chez Freud la création prend trois formes : le jeu infantile, la
sublimation et le mot d’esprit. Les deux derniers concernent directement l’art en
tant que Freud trouve les mécanismes psychiques de toute création artistique.
42 Sigmund FREUD « Le poète et l’activité de la fantaisie » in Œuvres complètes, vol. 8, Paris, PUF, 2007, p. 170. 43 Élisabeth DECULTOT « Dichtung » in Barbara CASSIN (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil/Robert, 2004, p. 312.
298
En plus, ces mécanismes sont liés à un thème fondamental pour l’esthétique :
celui du plaisir. En ce sens, il est important de privilégier le Witz comme en effet,
approche fondamentale pour expliquer des nombreuses créations : il contient, en
effet, les ressorts « linguistiques » et libidinaux à la Poésie.
Récapitulons. Chez Freud, les approches Poétiques (au sens élargi du
terme, proche du Dichtung en allemand) sont à ce point-ci quatre : 1) la nature
de l’objet psychanalytique exige une approche « narrative » ; 2) il existe dans la
littérature une anticipation des thèmes développés postérieurement par la
psychanalyse ; 3) la richesse explicative de la littérature rend compte des aspects
méprisés par la science et que la psychanalyse utilise comme appui
épistémologique ; et, 4) le fondateur de la psychanalyse trouve les ressorts de la
création poétique et le plaisir esthétique dans la psychanalyse, notamment dans
l’économie et le travail du Witz, mot d’esprit.
À présent, nous allons déployer brièvement une cinquième approche :
celui du mythe et la psychologie des peuples. Dans des articles tels
que « Parallèle mythologique avec une représentation de contrainte d’ordre
plastique », « Rêves dans le folklore » et « Le poète et l’activité de fantaisie »
Freud développe l’idée que les mythes ont une vérité psychique plus profonde
qu’un simple récit. Parfois, les poètes dans leur articulation des fantaisies
diurnes aux poèmes empruntent sans le savoir « des thèmes tout prêts, comme
les anciens auteurs d’épopées et de tragédies, à ceux qui semblent créer
librement leurs thèmes »44. Freud conclut que45 :
les thèmes sont donnés, ils sont issus du trésor populaire des mythes, légendes
et contes. Or l’investigation de ces formations relevant de la psychologie des
peuples n’est aucunement achevée, mais, s’agissant par exemple des mythes, il
est tout à fait vraisemblable qu’ils correspondent aux vestiges déformés de
fantaisies de souhait de nations entières, aux rêves séculaires de la jeune
humanité.
44 Sigmund FREUD « Le poète et l’activité de la fantaisie », p. 167. 45 Ibid., p. 169-170.
299
L’importance de ce sujet n’est pas le supposé « inconscient collectif » et ses
« archétypes », mais le fait que dans les récits, les mythes et les contes populaires
il y a une vérité psychique qui ne s’exprime que par ce moyen. Chez Freud cette
hypothèse est importante pour comprendre la culture, mais aussi pour établir
comment certains mythes et récites populaires transmettent une « psychologie
des peuples ». C’est Lacan qui va tirer toutes les conséquences de ce pas
freudienne à travers le structuralisme français, notamment avec la lecture
freudienne que tiendra Claude Lévi-Strauss. Ce pas de plus que Lacan fait dans
cette direction lui permet de « despsychologiser » la psychanalyse en évitant tout
« ontologisation » du type « archétypique » où certains drames de la vie
psychique sont transmis par l’ « inconscient collectif » ou par une supposée voie
génétique.
Synthèse freudienne
Si la théorie de l’inconscient est formulable, c’est parce qu’il existe déjà, en dehors du terrain proprement clinique, une certaine identification d’un mode inconscient de la pensée, et que le terrain des œuvres de l’art et de la littérature se définit comme le domaine de l’effectivité privilégiée de cet inconscient.
–Jacques Rancière, L’inconscient esthétique.
L’intérêt de Freud pour la littérature, l’art, la poésie, l’esthétique, mais aussi pour
les mythes et légendes de la tradition populaire, vise à repérer la façon dont ce
qui ne peut pas être pensé, ce qui est inconscient, trouve un mode de présence
dans le domaine sensible. En d’autres termes, la nature même des problèmes
psychanalytiques dépasse ce qui peut être formulé par la science : des
hypothèses risquées, le matériel clinique ou des phénomènes sans importance
pour la science, tels les actes manqués ou les blagues.
Que les problèmes et les questions psychanalytiques débordent le cadre
des protocoles scientifiques n’implique pas l’annulation ou la dévalorisation de la
science. Tout au contraire, il existe chez Freud une relation complexe entre
science et Poésie (dans le sens élargi que nous avons proposé). Parfois les
300
intuitions littéraires ou les hypothèses risquées sont mises à l’épreuve de la
science. Ici nous avons une relation de complémentarité : même si la Poésie doit
se subordonner aux principes de la science, les grandes intuitions sont données
par la première. La science semble impuissante pour produire ces intuitions
premières. La science ne peut pas non plus être rigoureuse à l’égard des
matériaux cliniques. La Poésie montrait un problème philosophique
insurmontable à cette époque pour la science : la relation entre représentation et
réalité. Problème ancien pour la littérature, pour laquelle la question n’est pas la
représentation fidèle à la réalité. Cette question est fondamentale pour la
psychanalyse, car la réalité psychique ne se déroule pas dans le monde
quotidien. La science est donc impuissante, car elle porte la supposition
philosophique de ce que le philosophe Richard Rorty nomme « le miroir de la
nature »46. La science de cette époque a travaillé dans le paradigme qui affirmait
que la théorie est une représentation de la réalité, un miroir de la nature. La
littérature a apporté paradoxalement une ressource plus rigoureuse pour
ordonner le matériel clinique puisque sa nature l’exigeait.
Erik Porge nous rappelle un détail sur la prise de notes chez Freud pour
éviter la tentation « réaliste », c’est-à-dire la tentation de lire les notes comme
une représentation exacte de la réalité, c’est-à-dire un « miroir de la nature »47 :
Le cas de Erns Lanzer, indûment rebaptisé par la communauté analytique
l’homme aux rats, constitue un texte privilégié pour étudier ce passage du
compte rendu de l’observation à la mise en récit soumis à des contraintes
littéraires, puisqu’on dispose du journal que Freud a tenu des premières séances
et de la rédaction finale du cas destinée à la publication. On peut notamment
s’apercevoir que le Journal contient lui-même les traces de ce passage dans un
changement d’énonciation (adresse implicite à un public éventuel, point de vue
thématique plus que chronologique…).
46 Richard RORTY, L’Homme spéculaire, Paris, Seuil, 1990. 47 Erik PORGE « Lacan, la poésie de l’inconscient », op. cit., p. 64.
301
Nous aurions tort de penser que ces « contraintes littéraires » sont de mauvaises
représentations de sa clinique. Le journal a changé de style littéraire, la prise de
notes de Freud elle-même a muté. La présentation des cas et les notes –la
relation plus proche de la réalité– ont changé. Freud est allé des notes
chronologiques et la classique « épicrise »48 de tradition médicale, à la prise de
notes divisée par thèmes et une mise en « roman ». La conclusion s’impose : la
nature même du cas requiert une écriture plus convenable. La question du style
et genre littéraire devient incontournable pour Freud.
En effet, Freud reprend une tradition qui a commencé dans la psychiatrie,
celle de la littérature psychiatrique. Il n’est pas anodin que les termes « sadisme »
et « masochisme » théorisées par la psychiatrie soient des noms issus de la
littérature. Freud transforme cet héritage de la psychiatrie en littérature visant
une perspective « épistémologique ».
Il produit, alors, une écriture littéraire rigoureusement plus adaptée à la
nature des phénomènes psychanalytiques. La transmission des cas cliniques à
l’aide d’une écriture de genre littéraire est en continuité avec l’héritage
psychiatrique, c’est-à-dire élevé au statut d’un savoir construit
épistémologiquement. Ici, science et littérature se mêlent de façon
épistémologique due à la nature des phénomènes psychanalytiques. Voilà les
questions de l’écriture littéraire chez Freud.
À cela s’ajoute l’anticipation des questions psychanalytiques par la Poésie.
Effectivement, la littérature n’est pas seulement un champ pour appliquer la
psychanalyse, c’est aussi un champ pour confirmer les découvertes
psychanalytiques dans les personnages, les récits ou les thèmes de la littérature.
Il s’agit pour Freud d’une anticipation des concepts, des hypothèses et des
phénomènes ignorés et méprisés par la science. Ses intuitions, aux yeux de
48 Le dictionnaire Larousse définit l’épicrise ainsi : « En médecine, ensemble des phénomènes consécutifs à la crise proprement dit et qui en complètent la signification et le pronostic ». Il faut mettre l’accent sur « consécutif » pour noter le changement de Freud à un style plus « fictif ». L’épicrise était classique chez Freud à la fin des cas tels que Hans, Dora ou de ceux qui sont dans les Études d sur l’hystérie. Cf. Épicrise. (s.d.) dans le Dictionnaire Larousse en ligne. Repéré à http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/épicrise/30358
302
Freud, doivent être développées d’une manière scientifique et surtout doivent
être mises à l’éprouve de la clinique. Ces deux derniers points peuvent résumer
les relations entre science et Poésie chez Freud :
a) L’écriture littéraire rend plus la psychanalyse plus rigoureuse, plus
scientifique. C’est-à-dire, il y a un rapport épistémologique entre science et
Poésie.
b) La poésie et la science ont un rapport complémentaire ; la première donne
des intuitions, des hypothèses et des phénomènes que la science ne peut
pas imaginer, concevoir ou registrer –et d’ailleurs non plus la
philosophie–, la seconde confère le statut de connaissance à ses matériels
anticipés par la Poésie.
Freud conçoit trois formes de création : le jeu infantile, le Witz et la sublimation
(qui constitue le pas de la fantaisie à la création artistique, scientifique ou de
toute activité valorisée socialement). Le Witz –le mot d’esprit– nous donne une
clé privilégiée pour comprendre ce que Lacan appelle « les formations de
l’inconscient » : les actes manqués, le rêve et le symptôme. Le Witz et, par
conséquent, toutes sortes de formations de l’inconscient, ont un versant
symbolique –la condensation et le déplacement– et une autre versant libidinal ou
de plaisir, c’est-à-dire une économie de la jouissance. Ce qui ouvre la porte à la
pulsion, au désir et à la sexualité. Cela voudrait dire que la poésie et l’art ont des
ressorts d’une nature libidinale et sexuelle. Ainsi, Freud a créé un nouveau
champ pour penser la dimension Poétique à partir de la psychanalyse : de
l’esthétique à la poésie en passant par l’art et l’écriture littéraire49.
La liaison entre les formations de l’inconscient et l’économie libidinale est
clairement visible en 1903, l’année où Freud a écrit simultanément « Le trait
49 Les compilations, en français, des essais de Freud sur la littérature constituent un exemple du pouvoir théorique de la psychanalyse pour penser cette dernière. Cf. Sigmund FREUD, Freud et la création littéraire, Paris PUF, 2010. Ce recueil comprend des essais tels que « Personnages psychopathiques à la scène » ou « L’intérêt de la psychanalyse pour l’esthétique ».
303
d’esprit » et « Trois essais d’une théorie sexuelle ». Nous ne considérons pas
qu’un certain « big bang » des approches littéraires chez Freud soit une
coïncidence. Certes, en 1906, quand la relation entre les formations de
l’inconscient, l’économie libidinale et la sexualité était déjà établie, une sorte de
big bang des travaux littéraires chez Freud50 s’est produit. Le point de départ de
cette approche se trouve dans son écrit sur Jensen et dans « Le poète et l’activité
de la fantaisie »51.
Le point d’arrivée de cette approche littéraire amène Freud à la
psychologie des peuples et à la question du mythe. Lacan prendra très tôt la
relève de Freud sur ce point, en formalisant le mythe et cette psychologie des
peuples au moyen du structuralisme et la philosophie d’Heidegger. Cet énoncé
Lacan synthétise les efforts de la formalisation à travers lesquels il a déplié cette
question est le suivant : « Le mythe, c’est ça, la tentative de donner forme épique
à ce qui s’opère de la structure »52.
Les soucis littéraires et poétiques freudiens seront repris par Lacan. Cependant,
ils seront retravaillés et approfondis à l’aide de la philosophie, l’anthropologie,
les mathématiques ou l’épistémologie. Comme nous l’avons déjà vu, la théorie du
mathème chez Freud est inexistante ; les formalisations sont héritées de la
physique ou la chimie. L’absence d’intérêt mathématique chez Freud est notable.
50 Sigmund FREUD [1909] « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » in Œuvres complètes, vol. 10, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1911] « Rêves dans le folklore » in Œuvres complètes, vol. 11, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1913] « Matériaux de contes dans les rêves » in Œuvres complètes, vol. 12, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1916] « Parallèle mythologique avec une représentation de contrainte d’ordre plastique » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1917] « Un souvenir d’enfance de Poésie et vérité » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1918] « L’inquiétant » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996. ; Sigmund FREUD [1919] « Avant-propos à Theodor Reik » in Œuvres complètes, vol. 15, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1928] « Dostoïevski et la mise à mort du père » in Œuvres complètes, vol. 18, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1930] « Prix Goethe 1930 » in Œuvres complètes, vol. 18, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1935] « À Thomas Mann pour son 60ème anniversaire » in Œuvres complètes, vol. 19, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1937] « L’homme Moïse. Un roman historique » in Œuvres complètes, vol. 20, Paris, PUF, 1996. 51 Sigmund FREUD [1906] « Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen » in Œuvres complètes, vol. 8, Paris, PUF, 1996 ; Sigmund FREUD [1907] « Le poète et l’activité de la fantaisie » in Œuvres complètes, vol. 8, Paris, PUF, 1996. 52 Jacques LACAN, « Télévision » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 532.
304
En revanche, Lacan s’appuie énormément sur les mathématiques. Sa
connaissance dans ce champ est vaste et variée. Ce dernier point nous donne une
indication précieuse : le mathème et le poème chez Lacan ne constituent pas un
pair exclu, ils ne sont pas incompatibles ou opposés. Par exemple, Lacan peut
aller plus loin que Freud en ce qui concerne le mythe grâce à la formalisation par
l’intermédiaire du structuralisme ou du groupe de Klein. Chez Lacan, la rigueur
et ce qui prolonge les intuitions Poétiques n’est pas la science, mais les
mathématiques en tant que racine de toute vraie révolution scientifique –il s’agit
de la thèse du galiléisme lu par Koyré. Parfois, chez Lacan le Poème est Mathème,
et vice versa. La formalisation du mythe, au début Lacan a nommé mathème au
mythème lévi-straussien, est une source Poétique déjà formalisée. Une autre
ressource Poétique formalisée est la linguistique que Lacan a importée de
Jakobson et Saussure en passant par Hjelmslev. Inversement, le Mathème est une
création et, en ce sens-là, il est Poème par étymologie : poêin (en tant que
création ex nihilo) ou Dichtung (en tant que les mathématiques ont une structure
fictionnelle53).
Freud s’est écarté de la philosophie pour faire place à la psychanalyse et
ne pas confondre l’inconscient philosophique avec l’inconscient psychanalytique
–thèse très connue et travaillée par Paul-Laurent Assoun54. Lacan, grâce aux
approches freudiennes de la littérature, mais aussi à son bagage
épistémologique, est plus aventureux et il se sert des mathématiques et de la
philosophie pour avancer sur le terrain de la Poésie. L’un des exemples plus
connus est son concept de sublimation qui est un tissu entre le vase
heideggérien, sa lecture de Antigone et le rôle de la psychanalyse dans
53 Il existe des mathématiciens qui connaissent Lacan et qui affirment que les mathématiques ont une structure de fiction –en utilisant cette expression lacanienne. Cf. Jean-Pierre CLÉRO « Mathématiques et littérature » in Essai de psychologie des mathématiques, Paris, Ellipses, 2009 ; Jean-Pierre CLÉRO « Une conception fictionaliste des mathématiques » in Essai sur les fictions, Paris, Hermann, 2014 ; Pablo AMSTER, Fragmentos de un discurso matemático, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2007. L’expression « les mathématiques ont une structure de fiction » se trouve dans l’article « Las matemáticas de las mariposas », Journal Uno, no. 1, janvier 2009. 54 Paul-Laurent ASSOUN Freud, la philosophie et les philosophes, Paris, PUF, 1976 et Paul-Laurent-ASSOUN Freud et Nietzsche, Paris, PUF, 1980.
305
l’esthétique. En plus, Lacan en tire des conséquences éthiques pour la
psychanalyse !
3.3. Lacan et la poésie
Je répudie ce certificat : je ne suis pas un poète, mais un poème. Et qui s’écrit, malgré qu’il ait l’air d’être sujet.
–Jacques Lacan, Préface à l’édition anglaise du séminaire 11
Le sens, ça tamponne, mais à l’aide de ce qu’on
appelle l’écriture poétique, vous pouvez avoir la dimension de ce que pourrait être l’interprétation analytique.
–Jacques Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue
Le nom de Lacan a attiré toute sorte d’adjectifs littéraires ou artistiques55 :
baroque, oulipien, mallarméen, maniériste, gongoriste, rococo… Il en va de même
pour des adjectifs provenant de la philosophie : hégélien, heideggérien, cartésien,
platonicien. Chez Lacan on se trouve à l’entrée d’un palimpseste opulent des
complexités littéraires, un tissage des références explicites et souterraines de
tous ordres : non seulement esthétiques, artistiques, littéraires, poétiques, mais
aussi philosophiques, scientifiques, théologiques et mathématiques. La culture
encyclopédique de Lacan est présente par des allusions, des citations indirectes,
des références implicites et des clins d’œil au lecteur averti. Par rapport aux
références littéraires et poétiques nous pouvons trouver, par exemple, des noms
tels que Blanchot, Chamfort, Sade, Baudelaire, Poe, Duras, Claudel, Gide, Joyce,
Éluard, Hugo, Elliot, Valéry, Queneau, Longus, Beckett, Artaud, Breton,
55 « On a parfois comparé le style de Lacan à celui de Mallarmé. Curieusement ce n’est pas à ce poète que Lacan a reconnu sa dette, mais à Gongora : « [..] le Gongora de la psychanalyse, à ce qu’on dit, pour vous servir ». En 1965, dans Problèmes cruciaux pour la psychanalyse il rend spécialement hommage au poème La fable de Polyphème et Galatée dans laquelle, dit-il, il s’est formé. Il le cite encore en 1971 dans un Entretien à l’université de Tokyo. À cet égard il est surprenant que le nom de Gongora ne figure même pas ». Erik PORGE, « Jacques Lacan, poésie de l’inconscient » in Éric MARTY (éd.) Lacan et la littérature, Houilles, Mancious, 2005, p. 67.
306
Shakespeare ou Rimbaud. En plus, son style d’écriture comporte un rythme
poétique, un usage littéraire du presque inusuel point-virgule56 et le mimétisme
avec certaines écritures littéraires dans ses écrits, à savoir : Margueritte Duras,
Joyce ou Edgar Allan Poe. Ce mimétisme nous amènera à la question du
maniérisme et du style. Nous y reviendrons à la fin de ce chapitre.
À ces listes, nous pouvons ajouter encore des inventions et des créations
linguistiques qu’on pourrait considérer comme des figures littéraires ou
« licences poétiques » :
a) Il a fait des jeux de mots dans les textes les plus théoriques (notamment
son hommage à Margueritte Duras et les deux conférences sur « Joyce le
symptôme)
b) Il considère les vulgarismes de la langue familière, les dictions, les chutes
ou les rythmes d’une chanson (« de ce qui perdure de perte pure à ce qui
ne parie que de père au pire » en Télévision)
c) Il parodie, complète ou rectifie des expressions célèbres (Gérard de
Nerval dans La troisième)
d) Il se coule dans les rythmes préétablis par d’autres (l’alexandrin de
Boileau en Télévision)
e) Il crée des néologismes (un livre est consacré aux 789 néologismes
inventés par Lacan57)
f) Il allitère les signifiants et tire parti des anagrammes (ennui en
recomposant pour unaire)
g) Il fait sentir les équivoques (d’eux, deux ou entre tu es, tué)
56 « Parmi les plus « secrètes » (…) il y a le rythme. Lacan a, semble-t-il, le rythme dans la peau, dans la peau de des doigts quand il tient le stylo, rythme des poètes les plus classiques et rythme des délires les plus savamment échevelés, comme chez Joyce » ; « Je ne sais plus qui a déclaré qu’on reconnaissait un écrivain à l’usage du point-virgule. (…) amusez-vous à étudier dans les Écrits l’usage du point-virgule : vous en constatez la fréquence et l’à propos plein de finesse » ; « Lacan, qui a été à bonne école, adore les rythmes ternaires ». Luis SOLER, « Lacan écrivain » in 2001, Lacan dans le siècle, Paris Ed. du Champ Lacanien, 2002, p. 312, 322 et 328. Cf. aussi Jacques ADAM « Lacan oulipen ? : point d’interrogation » in 2001, Lacan dans le siècle, Paris Ed. du Champ Lacanien, 2002. 57 Macrel BENABOU, Laurent CORNAZ, Dominique DE LIEGE et Yan PELLISSIER, 789 néologismes de Jacques Lacan, Paris, EPEL, 2002.
307
Cet inventaire n’est pas exhaustif, nous le présentons juste à titre d’exemple.
Nous pouvons rencontrer des fragments, disons poétiques dans ses Écrits, par
exemple le quatrain du Diane et Actéon à la fin de « La Chose freudienne » ou la
prosopopée de la Sphinx de « L’étourdit ».
À cause de toutes ces ressources littéraires, poétiques et rhétoriques
Lacan s’est gagné la réputation d’avoir soit du mauvais goût58, soit une écriture
lourde. Peut-être, mais cette écriture n’est pas gratuite. Il est possible que Lacan
n’ait pas pu écrire autrement. Nous l’affirmons, car Lacan était très averti de la
dimension rhétorique de l’inconscient lorsqu’il écrit59 :
Freud nous dit qu’il est donné dans l’élaboration du rêve, c’est-à-dire dans sa
rhétorique. Ellipse et pléonasme, hyperbate ou syllepse, régression, répétition,
apposition, tels sont les déplacements syntaxiques, métaphore, catachrèse,
antonomase, allégorie, métonymie et synecdoque, les condensations
sémantiques, où Freud nous apprend à lire les intentions ostentatoires ou
démonstratives, dissimulatrices ou persuasives, rhétoriques ou séductrices, dont
le sujet module son discours onirique.
En effet, l’inconscient en étant structuré comme un langage –lapsus, rêves, actes
manqués, symptômes– constitue la matière même de la psychanalyse. Pour cette
raison, Freud et Lacan ont souligné plusieurs fois, à propos des rythmes, des
allitérations, des expressions rhétoriques, parmi d’autres ressources, la nature
presque littéraire de l’inconscient. Ainsi, nous pouvons adhérer à l’affirmation
d’Erik Porge sur un « inconscient structuré comme la poésie »60.
Dans les écrits et les séminaires de Lacan, le style est poétique. En tant
qu’analyste, selon quelques témoignages, son style d’interprétation et sa
pratique peuvent être qualifiés de poétiques61. Il est possible de ranger le style
58 Pierre PACHET « Goût et mauvais goût de Jacques Lacan » in Éric MARTY (éd.) Lacan et la littérature, Houilles, Mancious, 2005. 59 Jacques LACAN « Fonction et champ de la parole en psychanalyse », p. 268. 60 Erik PORGE, Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan, aujourd’hui, Toulouse, Érès, 2005, p. 65. 61 Cf. Luis SOLER, « Lacan écrivain » in 2001, Lacan dans le siècle, Paris Ed. du Champ Lacanien, 2002 ; Gérard HADDAD, Le jour où Lacan m’a adopté, Paris, Grasset, 2002 ; et Stuart SCHNEIDERMAN, Jacques Lacan : the death of an intellectual Hero, Massachusetts, Harvard University Press, 1984.
308
de Freud du côté du roman et parfois du mythe, tandis que le style de Lacan est
plus proche de la poésie. Cette dernière remarque nous confronte avec
l’épineuse interrogation de si l’inconscient possède une forme narrative, disons
en prose, ou si sa matière même est poétique. Cette question si difficile n’est pas
encore résolue, même parmi les écrivains et poètes ; c’est-à-dire, si la poésie et la
littérature ont un statut différent de la pensée62. Quoi qu’il en soit, Lacan explore
sérieusement la poésie, la littérature, la linguistique, la rhétorique et les
questions du plaisir esthétique et de la création pour se poser des interrogations
psychanalytiques et raffiner sa clinique. Ce type de questions dépasse
amplement la simple opposition entre les sciences humaines et les sciences
naturelles par ses méthodes : l’herméneutique ou la théorie littéraire pour les
premières et les mathématiques pour les dernières. Nous avons déjà vu ce
problème dans les derniers chapitres, notamment à propos de la subversion de
la science par la psychanalyse grâce à l’épistémologie, la philosophie
heideggérienne et la linguistique. Nous allons faire le parcours de cette
exploration lacanienne sur le terrain de la Poésie.
62 Par exemple, quand Yves BONNEFOY assure que « la littérature est une possibilité de la langue, tandis que la poésie est une manière de réveiller la parole » http://cultura.elpais.com/cultura/2014/02/07/actualidad/1391788213_007468.html consulté le 3 janvier 2016.
309
3.3.1. Lacan, le psychiatre et poète surréaliste Choses que coule en vous la sueur ou la sève, Formes, que vous naissiez de la forge ou du sang, Votre torrent n’est pas plus dense que mon rêve, Et si je ne vous bats d’un désir incessant, Je traverse votre eau, je tombe vers la grève Où m’attire le poids de mon démon pensant ; Seul il heurte au sol dur sur quoi l’être s’élève, Le mal aveugle et sourd, le dieu privé de sens. Mais, sitôt que tout verbe a péri dans ma gorge, Choses qui jaillissez du sang ou de la forge, Nature–, je me perds au flux d’un élément : Celui qui couve en moi, le même vous soulève, Formes que coule en vous la sueur ou la sève, C’est le feu qui me fait votre immortel amant.
–Jaques Lacan, Panta rei, Héraclite (Fragments), 6 août 1929
L’hystérie est la plus grande découverte poétique de la fin
du XIXe siècle. Luis Aragon et André Breton,
Le cinquantenaire de l’hystérie
Πάντα ῥεῖ tout s’écoule, est le titre que Lacan emprunte à Héraclite pour un
poème adressé et envoié en version manuscrite au philosophe Ferdinand Alquié.
Le 6 août 1929 il écrit ce poème que postérieurement publiera sous le nom de
Hiatus irrationalis. Le titre est inspiré de la philosophie de Jacob Bœhme, connue
par Lacan à travers la thèse d’Alexandre Koyré63 –professeur de Lacan en 1922.
À cette époque, Lacan est interne en psychiatrie au service des urgences de Paris
aux côtés de Clérambault, et du professeur Heuyer à l’hôpital de Saint-Anne. Le
jeune psychiatre est prêt à faire un stage au Burghölzi à Zürich, justement où
Jung était responsable du service. Il s’agit d’un Lacan qui est en train de passer
de la neurologie à la psychiatrie et dont les premiers articles sont publiés entre
1926 et 1932, avant qu’il soutienne sa thèse de doctorat en médecine –intitulée
« De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité ».
63 Alexandre KOYRÉ, La philosophie de Jacob Bœhme, Paris, Vrin, 1929.
310
Lacan, d’abord neurologue, puis psychiatre, publie légèrement modifié ce
poème dans la revue surréaliste fondée et dirigée par la romancière Lise
Deharme, Le Phare de Neuilly. Cette revue a vu pendant ses quatre numéros des
figures telles que Brassaï, Raymond Queneau, Robert Desnos, James Joyce,
Claude Senet ou Jean Follain. Contemporain au poème, l’écrit « Le problème du
style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience »
est paru dans la revue surréaliste et du style bataillienne Minotaure, édité par
Albert Skira64. Cette fois-ci Lacan a paru son texte à côté de Picasso, Dali et Leiris.
L’article a vu la lumière en juin 1933 et le poème en décembre 1933. Lacan
n’avait que 32 ans65.
Luis Soler assure qu’une certaine revue psychanalytique a « pratiquement
interdit » la publication d’un autre poème, sous l’aspect d’ « un madrigal inédit en
forme de calligramme »66. Il affirme l’existence d’un troisième poème, entendu à
la radio en 1991. Il s’agissait aussi d’un madrigal, selon les mots de Gennie
Lemoine, « d’une délicatesse, d’une élégance et d’une perfection qui m’ont fait
penser qu’il était poète, plus surement que les deux poèmes présentés (pour
notre plaisir) par vous ». La Maison de la Radio a refusé de le lui communiquer,
affirme-t-il67. Il est certain que d’autres poèmes de Lacan, il y en a, mais il se
demande quand pourrions-nous les lire68. On sait que Lacan a eu le souci d’écrire
poétiquement et qu’il a fait partie des élites littéraires de son temps.
Cependant, notre intérêt ne porte pas sur Lacan en tant que poète, mais
sur les effets épistémologiques des premières recherches du jeune psychiatre
64 Jacques LACAN, « Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience » in Revue Minotaure, Paris, Éditions Albert Skira, juin 1933 et Jacques LACAN, « Hiatus irrationalis » in Revue Le phare de Neuilly, Neuilly-sur-Seine, décembre 1933. 65 Pour regarder les enjeux historiques et épistémologiques nous invitons au lecteur à lire l’article essentiel de Annick ALLAIGRE-DUNY, « À propos du sonnet de Lacan », in Journal L’Unebévue, no. 17, Primetemps 2001, Paris, Ed. L’Unebévue. 66 Luis SOLER, « Lacan écrivain » in 2001, Lacan dans le siècle, Paris, Ed. du Champ Lacanien, 2002, p. 314. 67 Idem., p. 315. 68 Idem., p. 314.
311
parisien au seuil de la psychanalyse69. En effet, nous nous demandons pourquoi
Lacan s’est intéressé à l’art, notamment au surréalisme.
Pour commencer, nous dirons qu’à cette époque Lacan était sur le point
de proposer son stade du miroir, sa première invention psychanalytique, qui
emprunte à la philosophie de Jacob Bœhme70. Tout comme le premier poème
écrit par Lacan, inspiré aussi de la philosophie.
Ensuite, l’intérêt de Lacan pour l’automatisme mental de son maître
Clérambault, en se dépouillant des accents organicistes, relève de l’écriture
automatique de Breton71. Le résultat est manifeste surtout dans « Le séminaire
sur La lettre volée » où l’automatisme ne sera ni spontané ni une parole poétique
à l’arbitraire de l’image, mais un résultat des lois de la chaîne signifiante.
Finalement, nous ne pouvons nier que dès la publication de son poème,
avec un autre titre révélateur, « Hiatus irrationalis », Lacan ouvre la porte à une
conception de l’inconscient comme ce qui se révèle dans les lapsus –ruptures du
discours– et à la fin du réel comme béance dans la réalité. Le titre et le poème
contiennent la semence et l’intuition originaire de la différence entre le réel et la
réalité : « Hiatus irrationalis, hiatus d’une sans-raison, béance d’un hors-sens,
l’esp d’un laps, c’est bien cela l’inconscient, dont bien plus tard Lacan réinventera
le réel »72. Pour articuler ce dernier point et l’antérieur, Soraya Tlatli fait une
importante remarque sur l’œuvre de Clérambault73 :
69 Ce partie du chapitre prend sa base essentiellement sur des idées développées par Soraya TATLI et Jacques-Alain MILLER. Cf. Soraya TLATLI, Le psychiatre et ses poètes, Paris, Tchou, 2000 et Jacques-Alain MILLER « Lacan’s Orientation Prior to 1953 » in Richard FELDSTEIN, Bruce FINK et Maire JAANUS (éds.) Reading Seminars I and II. Lacan’s Return to Freud. New York, SUNY Press, 1996. 70 Dany-Robert DUFOUR, Lacan et le miroir sophianique de Bœhme, Paris, Cahiers de l’Unebévue, EPEL, 1998. 71 Lacan même reconnaît l’influence du surréalisme et de son maître Clérambault dans sa propre recherche « Plutôt que d’évoquer le groupe qui voulut bien à leur exposé faire accueil, voir leur écho dans le milieu surréaliste où s’en renoua un lien ancien d’un relais neuf : Dali, Crevel,… les rejetons s’en trouvent aux premiers numéros du Minotaure –nous pointerons l’origine de cet intérêt. Elle tient dans la trace de Clérambault, notre seul maître en psychiatrie », Jacques LACAN, « De nos antécédents » in Écrits, op. cit., p. 65. 72 Michel BOUSSEROUX, « Les trois états de la parole. Topologie de la poésie, poésie de la topologie » in Revue L’en-je, no. 22, 2014, p. 51. 73 Soraya TLATLI, Le psychiatre et ses poètes, op. cit., p. 72
312
L’un des problèmes que son œuvre ne peut résoudre est « la radicale
hétérogénéité des rapports entre la fonction, c’est-à-dire le sens et donc la
causalité psychique, et le mécanisme générateur, c’est-à-dire la cause première »
des psychoses. Cette interrétation de l’œuvre de Clérambault est intéressante
dans la mesure où elle peut mener à interroger encore davantage sa notion de
causalité psychique. (…) L’analyse considère en effet comme digne d’intérêt le
mécanisme générateur des psychoses : un automatisme lui-même provoqué par
une cause neurologique ou physiologique non localisable.
Il ne faut pas oublier que le syntagme « hiatus irrationalis » constitue une
formulation du philosophe Johan Gottlieb Fichte pour désigner une béance entre
pensée et réalité. Ce hiatus existe puisque la réalité ne peut pas être déduite à
partir des concepts. Ce hiatus est irrationnel, car il est impossible de le
rationaliser, à l’exception d’une correcte conceptualisation. L’antidote contre
l’irrationnel est la conceptualisation. Entre le mécanisme générateur des
psychoses et la causalité psychique, il y a un hiatus, une béance. Cela posera
beaucoup des problèmes à Lacan, le psychanalyste, dont il tentera de résoudre
de manière rationnelle, voire conceptuellement, notamment par l’introduction
de ses trois registres : le réel (béance dans la réalité), le symbolique
(l’automatisme comme symbolisation) et l’imaginaire.
Pour cette raison, Lacan se permet de conceptualiser ce qui n’est pas
rationnel sans sombrer dans l’irrationnelle, c’est-à-dire une appropriation
romantique de la psychanalyse. C’est-à-dire, il s’agit de s’approcher du réel, de
l’inconscient et de ses phénomènes comme une fontaine occulte d’où émergent
toute sorte des créatures irrationnelles et obscures74.
74 Cf. « À propos de Lacan et du surréalisme, voir Marcelle MARINI, Lacan, Pierre Belfond, 1986. Marcelle Marini observe une alliance momentanée entre Lacan et les surréalistes, mais lui dénie catégoriquement toute signification profonde dans la formation du jeune Lacan. Voir a contrario, François ROUSTANG, Lacan, de l’équivoque à l’impasse, Minuit, 1986. Lacan y est présenté comme le tenant d’un « hyper-romantisme qui pourrait bien être l’autre nom du surréalisme, car il s’agissait de transir d’irrationnel tout le rationnel, et de permettre ainsi que se lève à l’horizon une rationalité jamais vue » », Soraya TLATLI, Le psychiatre et ses poètes, op. cit., p. 27 (bas de page).
313
À ces trois points –la possibilité de construire le stade du miroir, la
contestation et la réarticulation du travail de Clérambault et l’approche qui
remet en question le réalisme par le langage et la distinction entre la réalité et le
réel–, d’autres auteurs ajoutent comme effets de l’intérêt que Lacan montre pour
le surréalisme75 :
a) Le décentrement du sujet76 ;
b) La mobilisation du modèle de l’écriture automatique afin de contrer le
discours dominant de la psychiatrie –la poésie surréaliste est élevée au
rang de méthode– ;
c) Une stratégie rationnelle pour s’approcher du non-sens par
l’intermédiaire du langage ;
d) Une capacité d’attention envers les jeux homophoniques, la musicalité et
le rythme du langage77 ;
e) La fonction explicative plutôt qu’illustrative de la poésie ;
f) Les origines du concept lacanien de la pulsion –en tant qu’ensemble
hétérogène au style « collé papier » ou le « cadavre exquis »– ;
g) Le pouvoir transformateur de l’image qui défait les ressemblances dans le
monde réel pour construire une nouvelle réalité ;
h) La déconstruction de la différence entre le discours dit normal et le
discours dit pathologique qui souscrit la thèse surréaliste qui affirme que
le pathologique n’est pas dénoué de sens, qui a une validité propre et une
logique78.
Le langage et le rapport avec le réel constituent aussi une question cruciale qui
ouvrira la possibilité à l’appropriation linguistique de la psychanalyse via
75 Notamment Soraya TLATLI, ibid., p. 7, 11, 33 et 36. 76 Élisabeth ROUDINESCO « il reste que l’expérience surréaliste met à jour, pour la première fois en France, une rencontre entre l’inconscient freudien, le langage et le décentrement du sujet qui va très largement inspirer la formation du jeune Lacan » in La bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France, vol 2, Paris, Seuil, 1986, p. 42. 77 « Le non-sens provient de la mélodie, du rythme assigné à l’avance sur lequel les paroles se greffent » Jacques LACAN, « Écrits inspirés : schizographie » in De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, p. 380. 78 Luis SOLER, ibid.
314
Jakobson et Lévi-Strauss. Par exemple, la théorie de la métaphore classique
affirme que la métaphore est possible, car deux objets partagent une
caractéristique commune. En revanche, pour les surréalistes la métaphore est
produite quand les images les plus disparates se conjuguent en créant une
étincelle poétique. L’antérieur nous montre comment pour Lacan, comme pour
les surréalistes, il existe une suprématie du langage sur le monde des choses.
À la fin, cette liaison entre le surréalisme et les questions psychiatriques
ou psychanalytiques est impensable sans une épistémologie qui permette
d’articuler rationnellement les effets pensables de l’art. L’art peut-être est un
outil et un dispositif aussi complexe que les accélérateurs de particules ou le
microscope. En effet, c’est à travers l’art que Lacan tente non seulement de
formuler de grandes questions de la psychiatrie, mais aussi de tester des
hypothèses. L’art fait partie de la formation des hypothèses, de la construction de
théories, de l’innovation des pratiques cliniques et aussi d’une manière de faire
de la recherche. Par exemple, Lacan pense à cette époque que la création
artistique, le style dans l’art plus précisément, peut aider à la psychiatrie à
résoudre des problèmes théoriques. Lacan affirme que79 :
[Parmi] tous les problèmes de la création artistique, celui du style requiert le
plus impérieusement, et pour l’artiste lui-même, croyons-nous, une solution
théorique. L’idée n’est pas sans importance, en effet, qu’il se forme du conflit,
révélé par le fait du style, entre la création réaliste fondée sur la connaissance
objective d’une part, et d’autre part la puissance supérieure de signification, la
haute communicabilité émotionnelle de la création dite stylisée.
Nous trouvons le même mouvement chez Lacan et Freud, mais articulé
autrement. La littérature, l’art et la poésie donnent à Lacan de ressources
inventives pour renouveler la psychiatrie, tandis que les mathématiques –ou
79 Jacques LACAN, « Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience » paru dans De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1932 (réédité en 1975 avec cet article), p. 383.
315
plutôt une pensée, disons « formaliste »– permettent au jeune Lacan de
neutraliser le côté ineffable ou mystique, parfois délirante, de la Poésie80 :
Le Lacan structuraliste a pris soin de minimiser l’attrait que le surréalisme avait
exercé sur le jeune psychiatre de Sainte Anne. (…) Lacan prenant ses distances
avec un Breton qui l’avait fasciné, mais qui, outre qu’il tend vers une sorte
d’occultisme, garde l’illusion d’une maîtrise artistique des déterminismes
psychiques.
Si le dadaïsme et le surréalisme sont aujourd’hui neutralisés par le discours
universitaire –ses protocoles minutieux pour accumuler le savoir sous l’aspect
d’une lettre morte– pour Lacan l’art d’avant-garde, notamment le surréalisme, lui
donne la clé pour ouvrir un champ nouveau dans la psychanalyse et continuer la
recherche commencée par Freud.
En effet, il refusera toujours de céder à la tentation obscurantiste des
poètes, il est resté « sourd aux sirènes de l’ineffable » pour emprunter
l’expression de Luis Soler81. Lacan devient l’autre de Breton82 par cette
résistance qui n’est possible que par deux ressources : la linguistique et les
mathématiques83. Nous avons déjà déployé le côté formalisant de la linguistique
de Lacan et l’usage des mathématiques dans son œuvre. Nous travaillerons
maintenaient le côté poétique de la linguistique chez Lacan, parallèle à son
retour à Freud.
80 Luis SOLER, Ibid., p. 326. 81 Idem. 82 Jacqueline CHENIEUX-GENDRON « Jacques Lacan, « l’autre » d’André Breton » in Éric Marty (éd.) Lacan et la littérature, Houilles, Mancious, 2005. 83 Il nous semble important de mentionner qu’il existe des psychanalystes qui affirment une influence forte du groupe de littéraires et mathématiciens nommé OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle) dont Raymond Queneau, Italo Calvino ou Georges Perec ont appartenu. Cf. Jacques ADAM, « Lacan oulipien ? : point d’interrogation » in 2001, Lacan dans le siècle, Paris, Ed. du Champ Lacanien, 2002.
316
3.3.2. L’espace entre Heidegger et la linguistique moderne
Cette longue suite de variations s’étendant sur des siècles et des siècles n’est pas autre chose qu’une espèce de longue approximation qui fait que le mythe, à être serré au plus près de ses possibilités, finit par entrer à proprement parler dans la subjectivité et dans la psychologie. Je soutiens, et je soutiendrai sans ambiguïté –et, ce faisant, je pense être dans la ligne de Freud– que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent, les créations psychologiques.
–Jacques Lacan, Le désir et son interprétation
Lacan, une fois encore, s’approche stratégiquement d’un grand connaisseur et
novateur lecteur de Freud : Claude Lévi-Strauss. Ainsi comme Lacan s’approprie
de la lecture innovante de Freud chez les surréalistes, il répète le même geste
avec l’anthropologue structuraliste. Simultanément il traduit l’article, Logos, de
Martin Heidegger.
Suite à ses intéressantes recherches sur le stade du miroir, la théorie de
jeux –Le temps logique–, la psychiatrie anglaise et la sociologie –Les complexes
familiaux–, Lacan se lance dans une investigation sur les terrains de la
philosophie, l’anthropologie et la linguistique, dans ce qu’il nommera « le retour
à Freud ». Ce mouvement ouvrira une nouvelle séquence dans la recherche de
Lacan qui aboutira à une nouvelle alliance avec la poésie. Cette séquence a pour
nous quatre approches poétiques qui coïncident à peu près avec quatre moments
chronologiques : la poésie deontologisante, la poésie qui produise une étincelle
de signification, le mythe et la fiction de l’ordre signifiant. Remarquons que cette
séquence ouverte, avec ses quatre approches poétiques qui se superposent, n’a
jamais été clôturée par Lacan, mais rectifiée à travers les années.
Dans la version écrite de « Le discours de Rome », intitulé « Fonction et champ de
la parole et du langage en psychanalyse », Lacan entreprend la tâche de faire un
retour à Freud à partir de Heidegger, Hegel et Lévi-Strauss. En reprenant les
concepts freudiens avec la philosophie et l’anthropologie Lacan cherche à
317
refonder la psychanalyse avec une épistémologie nouvelle qui tient compte de la
temporalité de l’inconscient (dorénavant a un statut linguistique).
Au milieu d’une articulation entre la thèse heideggérienne de
l’ontologisation de l’être et l’anthropologie structurelle de Lévi-Strauss –qui à
son tour est un connaisseur de Freud et de la linguistique de Ferdinand de
Saussure–, Lacan refonde la psychanalyse sur le sol de la poésie. Quel type de
poésie ? Nous savons que chez Heidegger la poésie est la seule manière d’éviter
l’ontologisation de l’être. À l’aide de l’anthropologie, Lacan pense la poésie
heideggérienne comme « fonction et champ de la parole et du langage ». Lacan se
sert de la poésie pour éviter l’ontologisation de l’inconsciente sous l’aspect de la
biologisation –l’inconscient est localisé dans le cerveau– et la psychologisation –
l’inconscient est synonyme de mentalité ou d’une espèce du cogito en tant que
chose pensante. Cette quête philosophique et anthropologique est solidaire de la
définition de l’inconscient comme « discours de l’autre », tel que Lacan ne cesse
pas de le signaler84. À noter que cette expression implique que le sujet est pris
par le discours et jamais n’est maître de son discours. Cette « impersonnalité »
coïncide avec l’impersonnel du Dasein heideggérien : un dire sans sujet. Le
résultat est que la poésie ici est un dire impersonnel. La poésie est importante
dans la mesure où elle prend une forme homologue aux lois de l’inconscient. Que
l’inconscient soit le discours de l’autre veut dire que nous ne pouvons que nous y
approcher au moyen du langage et de la parole. Lacan suit l’intuition
philosophique en la développant par l’anthropologie structurelle. La poésie en ce
moment est un remède contre l’ontologisation et une manière de rendre compte
rigoureusement de l’inconscient, notamment pour saisir sa temporalité et ses
formations –symptôme, rêve, acte manqué.
Le second moment s’ouvre à l’aide de la linguistique moderne autour de
Saussure, Hjelmslev et Jakobson. Il s’agit de la devise « l’inconscient est structuré
84 Jacques LACAN, Écrits, op. cit., p. 16, 265, 281, 363, 379, 439, 524, 652, 655 et 814.
318
comme un langage »85. En effet, après l’introduction de Lacan de ce postulat dans
son séminaire sur les psychoses entre 1955 et 1956, il écrit ses importantes
formalisations « algébriques » de la métonymie et la métaphore. En traçant un
parallélisme entre la condensation et le déplacement avec la métaphore et la
métonymie chez Jakobson, Lacan relève les deux mécanismes du travail de
l’inconscient selon Freud en les traduisant en termes linguistiques.
Le résultat poétique de telle opération est le suivant : la métaphore
possède des lois précises et désormais n’est plus une fonction de ressemblance
avec de caractéristiques partagées par deux objets. Effectivement, d’après la
linguistique la relation des mots avec la réalité se raréfie, c’est-à-dire elle devient
opaque. Il s’agit de la thèse lacanienne reprise de Saussure qui affirme la
primauté du signifiant sur le signifié. Qu’est-ce que la métaphore selon Lacan ?
Elle est la production d’une étincelle de signification. La métaphore n’est pas
possible pour une ressemblance entre deux choses ; tout au contraire, l’effet
créateur de la métaphore réside dans la production d’une ressemblance inouïe :
dans la phrase « Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage » (Baudelaire,
L’Ennemi) le ténébreux orage donne un sens supplémentaire à la jeunesse.
Cet effet supplémentaire de signification qui n’est pas référentiel explique
le sens nouveau qui se produit non seulement dans les jeux de mots, les blagues
et les mots d’esprit, mais aussi dans les symptômes, les rêves et les actes
manqués. L’inconscient fonctionne poétiquement, car ses lois sont rhétoriques
du point de vue de la linguistique moderne. La linguistique est une ressource qui
confère rigueur et dépouille la métaphore de tout référent et de toute
« métaphysique de la présence » pour reprendre l’expression heideggérienne.
Lacan n’a jamais été complètement structuraliste. Certes, pour lui la
raison psychanalytique n’est ni linguistique ni anthropologique. Même s’il existe
85 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 3 : les psychoses [1955-1956], Paris, Seuil, 1981, p. 20.
319
des lois linguistiques, le sujet n’est pas réduit à une formation linguistique. Le
sujet est « l’ombilic à la pure combinatoire de la mathématique du signifiant »86.
En empruntant à la linguistique de Saussure, Hjelmslev et Jakobson, Lacan
définit le symbolique par l’assemblage de trois métaphores, qu’il introduit dans
le Séminaire Les psychoses : la métaphore du sujet et la métaphore du symptôme,
écrites dans « L’instance de la lettre », puis la métaphore du Père, dans « La
question préliminaire ». Ici, la métaphore prend la forme poétique du grec poiêin,
c’est-à-dire comme création ou fabrication. Ce n’est pas par hasard que l’exemple
littéral qui donne Lacan de la métaphore du Nom-du-Père est précisément un
poème de Victor Hugo sur la paternité : « Booz endormi ». La poésie est donc
création, fabrication, mais surtout engendrement et fécondité.
La troisième approche poétique de Lacan se fait par le mythe. En 1953,
dans une conférence, Lacan a repris l’expression « Mythe individuel du névrosé »
de Lévi-Strauss, qui à son tour a repris Freud, en proposant une méthode sérielle
de lecture des cas freudiens tels que « L’homme aux rats » et « Le petit Hans ».
En suivant Lévi-Strauss, Lacan s’approche de l’inconscient d’une manière
structuraliste. Pour l’anthropologue les cultures sont organisées par une
structure sous-jacente qui règle tous les phénomènes, la tâche de
l’anthropologue est de trouver les lois de combinaison et permutation de cette
structure, c’est-à-dire ses « formules transformationnelles ». Cette méthode de
recherche implique de s’approcher des mythes et de ses variations comme des
effets d’une structure. Cette structure est inconsciente, elle suit des lois
linguistiques. Ce qui est important n’est pas le contenu du mythe, mais la
structure de base et ses lois de permutation et combinaison. La structure et ses
lois sont inconscientes et pour cette raison « l’inconscient est vide »87, c’est-à-dire
la structure n’est pas un contenu.
86 Colette SOLER, « Lacan réévalué par Lacan » in Marcel DRACH et Bernard TOBOUL, L’anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse, Paris, La Découverte, 2008, p. 100. 87 Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurelle, Paris, Plon, 1958, p. 224.
320
D’une certaine manière, cette référence au mythe perpétue l’approche
poétique antérieure, celle de l’inconscient est structuré comme un langage
(poétique) avec des lois –la métaphore et la métonymie. Certes, cette approche
est parallèle, néanmoins, dans ce versant Lacan produit un pas en plus : quand la
formalisation linguistique de la structure aboutit à une impasse c’est le mythe
qui continue. En effet, quand on considère l’inconscient comme un langage fait de
signifiants, il faut toujours se rappeler que ni la totalité des signifiants ne forme
un absolu –un savoir complet– ni n’existe un signifiant qui se signifie soi-même.
La conséquence pour Lacan est évidente : le langage, et donc l’approche
linguistique de l’inconscient, trouve un point d’impasse. Nous pouvons lire sa
solution face à cette impasse88 :
Le mythe est ce qui donne une formule discursive à quelque chose qui ne peut
être transmis dans la définition de la vérité, puisque la définition de la vérité ne
peut s’appuyer que sur elle-même, et que c’est en tant que la parole progresse
qu’elle la constitue. La parole ne peut pas se saisir elle-même ni saisir le
mouvement d’accès à la vérité, comme une vérité objective. Elle ne peut que
l’exprimer de façon mythique.
Face à l’impasse de la transmission, le mythe demeure. Dans un certain point il
s’agit d’un savoir ancestral, celui de donner une explication mythique en
subissant à l’insymbolisable et irreprésentable89. Il est vrai que la plupart des
sociétés ont des mythes pour représenter les origines et les mystères de la
naissance et de la mort. Mais pour l’anthropologie, selon Lévi-Strauss, la tâche
comporte une formalisation de la structure et la fonction des mythes qui aboutit
finalement à une impossibilité ou à une contradiction90.
88 Jacques LACAN Le mythe individuel du névrosé, ou Poésie et vérité dans la névrose, Paris, Seuil, 2007 [1953], p. 14. 89 « Tel que nous le découvre l’analyse structurale, qui est l’analyse correcte, un mythe est toujours une tentative d’articuler la solution d’un problème. (…) Ils exigent en quelque sorte un passage qui est comme tel impossible, qui est une impasse. Voilà ce qui donne sa structure au mythe ». Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 4. La relation d’objet [1956-1957], Paris, Seuil, 1994, p. 293. 90 Idée que Lacan emprunte : « Vous avez là à l’état vivant cette espèce de contradiction interne
321
Effectivement, Lévi-Strauss affirme que le mythe répond à une situation
initiale d’impossibilité ou de contradiction, non pas comme une solution, mais
comme une manière nouvelle de les formuler logiquement, c’est-à-dire une
contradiction ou impossibilité répond à une autre. L’anthropologue
français91 l’exprime ainsi :
L’impossibilité de mettre en connexion des groupes de relations est surmontée
(ou plus exactement remplacée) par l’affirmation que deux relations
contradictoires entre elles sont identiques, dans la mesure où chacune est,
comme l’autre, contradictoire avec soi.
Le plus intéressant de cette approche est son opérationnalité, son
fonctionnement productif à partir d’une impasse. Par exemple, une contradiction
entre des éléments A et B nous montre qu’entre C et D existe une contradiction
similaire. À cette époque, Lacan expose les cas « L’homme aux loups » et « Hans »
de cette façon92.
L’homme aux loups est capturé en deux situations : a) le mariage de son
père avec une femme plus riche –en raison d’améliorer sa position sociale– il
suspend son attachement sentimental avec une femme pauvre, mais belle ; b) son
père a été sauvé par un ami d’une dette de pari, il ne lui a pas payé
postérieurement. L’effort de l’homme aux loups essaie de reformuler
l’impossibilité de réunir les deux situations en ce qui concerne sa situation
familiale, ce qui déclenche une série des échanges qui cachent le payement de la
dette comme une variante de la contradiction initiale.
Dans le cas « Hans », l’articulation des impossibilités et contradictions est
similaire, mais l’élément important pour Lacan est plus « littéraire » ou
« poétique ». Si dans le cas de l’homme aux loups l’approche du mythe est
qui nous fait souvent supposer dans les mythes qu’il y a incohérence, confusion de deux histoires, alors qu’en réalité, l’auteur, qu’il s’agisse d’Homère ou du petit Hans, est en proie à une contradiction qui est simplement celle de deux registres essentiellement différents » Jacques LACAN, idem., p. 369. 91 Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurelle, op. cit., p. 239. 92 Ces expositions se trouvent dans Le mythe individuel du névrosé et dans le séminaire La relation d’objet respectivement.
322
algébrique, dans Hans il émerge un principe crucial : les fantaisies sexuelles93. En
effet, face aux questions sexuelles –par rapport à la naissance et la mort– et du
dynamisme familial, Hans fantasme des rêveries que Freud qualifie de
sexuelles94. Pour Lacan il s’agit plutôt des constructions mythiques par rapport à
l’impossibilité d’une symbolisation ou des contradictions insurmontables. Par
exemple, lorsque Freud explique à Hans ce qui s’est passé avant sa naissance,
« Longtemps avant qu’il fût au monde »95, il introduit –nous suivons Lacan– un
mythe qui aide à symboliser la béance dont proviennent les fantaisies
sexuelles96. À la différence des fantaisies sexuelles –les mythes–, Lacan signale
que le mythe œdipien de la naissance de Hans introduit aussi le père symbolique
au lieu du père réel97 : « C’est Totem et tabou, qui n’est rien d’autre qu’un mythe
moderne, un mythe construit pour expliquer ce qui restait béant dans sa
doctrine, à savoir — Où est le père ? ». Dans la mesure où Hans ne peut pas
trouver sa place par rapport à sa mère et à son père (ici c’est l’une des impasses),
il génère des fantaisies. Les mythes injectent du sens, une dose de représentation
symbolique qui produit du savoir autour des points d’impasse. En ce sens-là, le
mythe d’ Œdipe comme dit Darian Leader98 :
93 « Bref, pour centrer la valeur exacte de ce que l’on appelle les théories infantiles de la sexualité, et de tout l’ordre des activités qui sont chez l’enfant structurées autour de celles-ci, nous devons nous référer à la notion de mythe. (…) S’il convient maintenant d’introduire la notion du mythe, c’est que nous débouchons maintenant de la façon la plus naturelle sur la notion des théories infantiles ». Jacques LACAN, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 252. 94 « Le passage se fait par une série de transitions qui sont précisément ce que j’appelle les mythes forgés par le petit Hans » et « C’est à partir de ce moment-là que l’enfant est sur la pente de trouver un premier répit dans sa recherche frénétique de mythes conciliateurs jamais satisfaisants, et qui nous mèneront à la solution dernière qu’il trouvera, qui est, vous le verrez, une solution approximative du complexe d’Œdipe » Jacques LACAN, Ibid., p. 274 et 266. 95 « Longtemps avant qu’il fût au monde, j’avais déjà su que me viendrait un petit Hans qui aimerait tant sa mère qu’il devrait forcément pour cela avoir peur du père et je l’avais raconté à son père » Sigmund FREUD, « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans » in Œuvres complètes, vol. 9, Paris, PUF, 1995, p. 36. 96 Ici il y a une résonnance du thématique heideggérien : Lacan reprend la notion d’existence du philosophe allemand pour affirmer que la névrose est une réponse à l’existence humaine. Cependant, pour Lacan la notion d’existence humaine inclue la sexualité et non simplement le problème de la mort. Ce dernier point amènera à Lacan à concevoir la névrose comme des essais pour résoudre les énigmes de la sexualité (l’hystérie : suis-je une femme ou un homme ?) et de la mort (l’obsessionnelle : suis-je mort ou vivant ?). 97 Jacques LACAN, La relation d’objet, op. cit., p. 210. 98 Darian LEADER « Lacan’s myths » in Jean-Michel RABATE (Ed.) The Cambridge Companion to Lacan, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 42. La traduction est de l’auteur.
323
…montre comment une fiction ne doit pas être comprise simplement comme
quelque chose de « faux », mais comme quelque chose qui peut servir à organiser
les matériaux disparates et traumatiques.
Effectivement, l’approche mathématisante du mythe, contrairement à la fonction
du mythe, est de munir une fonction de vérité en tant que fiction : « J’indiquerai
aussi le problème que pose le fait que le mythe a dans l’ensemble un caractère de
fiction »99. Bref, le mythe en tant que poésie est une fiction, une création jaillit
dans un point d’impasse. De là l’importance de souligner que la paraphrase
freudienne de Lévi-Strauss, « Le roman familial du névrosé », implique un
déplacement de la structure narrative qui va du roman vers le mythe, c’est-à-dire
du symbolique comme structure de l’inconscient au symbolique comme
production du sens autour d’une faille dans la structure.
Ce point amènera Lacan à proposer d’autres mythes, car il n’a jamais
renoncé à s’en servir. Freud comme Lacan trouvent des éléments et des
phénomènes qui sont irreprésentables ou non symbolisables par le psychisme
humain ; ils les ont, donc, déployés sous forme de mythe. Freud, après tout, a
introduit des mythes comme le père de la horde (Totem et tabou) ou les batailles
entre Éros et Thanatos (Pulsions et ses destins) quand il essaie d’articuler des
problèmes cliniques associés à la difficulté psychique de s’accommoder au plaisir
ou à la douleur excessive. Lacan, en suivant son maître, a formulé plusieurs
mythes pour exprimer certains points d’impasse aussi cliniques que théoriques :
la métaphore de l’amour comme deux mains, le mythe de la lamelle et la
formalisation du mythe du père de la horde primitive100.
99 Jacques LACAN, La relation d’objet, op. cit., p. 253. 100 Le premier pour articuler la disparité de l’objet du désir et la demande (séminaire sur La transfert), le second pour contester le fait qu’il n’existe pas une complémentarité entre deux amants, mais quelque chose perdu à jamais (séminaire sur Les quatre concepts) et le dernier pour montrer comment le père de la horde primitive a une fonction logique pour structurer la subjectivité même s’il n’existe pas dans la réalité factuelle (séminaire sur L’envers de la psychanalyse). À la limite, la question du mythe amènera à Lacan à son syntagme « la vérité ne peut que se mi-dire ».
324
Le point le plus poétique du mythe est la vérité structurée comme une fiction,
que Lacan a déployé dans son écrit « Le séminaire sur La lettre volée ». Ici, la
Poésie est une fabulation créative plus proche du sens allemand du Dichtung.
Pourtant, la fiction n’acquiert pas un sens péjoratif, mais du pouvoir symbolisant.
Il s’agit du moment de l’« impérialisme du signifiant » chez Lacan. Pour y avancer,
Lacan prend en compte de la philosophie des fictions de Jeremy Bentham. C’est
ainsi comme Lacan nous annonce l’introduction de la fiction après qu’il remercie
Jakobson de trouver chez Bentham une approche linguistique101 :
L’effort de Bentham s’instaure dans la dialectique du rapport du langage avec le
réel pour situer le bien –le plaisir en l’occasion dont nous verrons qu’il s’articule
d’une façon toute différente d’Aristote– du côté du réel. Et c’est à l’intérieur de
cette opposition entre la fiction et la réalité que vient se placer le mouvement de
bascule de l’expérience freudienne.
Une fois opérée la séparation du fictif et du réel, les choses ne se situent
pas du tout là où l’on pouvait s’y attendre. Chez Freud, la caractéristique du
plaisir, comme dimension de ce qui attache l’homme, se trouve tout entière du
côté du fictif. Le fictif, en effet, n’est pas par essence, ce qui est trompeur, mais, à
proprement parler, ce que nous appelons le symbolique.
Pour comprendre la phrase « la vérité a une structure de fiction », il faut
différentier entre réalité, vérité et réel chez Lacan. Autour de son séminaire sur
Le moi dans la théorie de Freud, Lacan est en train de trouver la façon dont le
registre imaginaire s’articule au symbolique. Dans ce séminaire condensé par
l’écrit « Le séminaire sur La lettre volée », Lacan montre par l’intermédiaire du
conte d’Edgar Allan Poe « La lettre volée » de quelle manière des phénomènes
imaginaires se subordonnent aux lois de la structure symbolique. Pour cette
raison, Lacan ne peut accéder à la réalité qu’au moyen d’un tissu fait de
l’imaginaire et le symbolique. Mais l’imaginaire et le symbolique ont ces limites,
sa rupture interne : le réel. Ici, il y a un deuxième point cardinal : pour Lacan la
101 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre VII. L’éthique de la psychanalyse [1959-1960], Paris, Seuil, 1986, p. 21-22.
325
vérité et le réel sont très proches, à tel point qu’ils sont presque
interchangeables. Nous verrons que petit à petit Lacan changera de position et il
va séparer le réel de la vérité102.
Ce point nous donne deux interprétations de la phrase : 1) La structure,
qui nous permet d’accéder ou de faire compréhensible la réalité, est un réseau
entre paroles et images –l’imaginaire et le symbolique, structuré à son tour par
une faille interne : le réel, voir la vérité. Que la vérité ait une structure de fiction
veut dire que nous ne pouvons accéder à la vérité qu’à l’aide de la (rupture
d’une) fiction ; 2) Que la vérité ait une structure de fiction prend aussi un sens
plus commun : nous n’accédons à la réalité –notamment à la réalité psychique–
que par les repères construits par l’imaginaire et le symbolique. Dans les deux
sens d’interprétation, la vérité n’a pas une définition classique comme
adéquation entre l’intellect et la chose103.
Toutefois, il est important de faire une remarque. C’est précisément parce
que Lacan distingue entre réel et réalité –à laquelle nous accédons par la fiction–
qu’il n’est jamais un relativiste. Effectivement, dans les deux interprétations de
« la vérité a une structure de fiction » il n’y a pas de place pour le relativisme :
soit à cause d’une détermination des lois de la structure symbolique, soit à cause
de l’impasse qui arrive dans toute fiction.
Pour des auteurs comme Alenka Zupančič cette idée de la vérité comme
impasse de toute fiction a une valeur pour lire le cinéma ou même la
littérature104 : « Pour que la fiction soit structurée au sens classique (après tout,
nous abordons ici deux classiques : Shakespeare et Hitchcock), il est essentiel
que quelque chose soit exclu ». La vérité comme impasse nous montre deux
102 Cf. François BALMÈS, Ce que Lacan dit de l’être. 1953-1960, PUF, Paris, 1999. 103 Pour cette raison le philosophe Alain Badiou emprunte cette nouvelle idée de la vérité comme ce qui se soustrait du réseau imaginaire/symbolique pour construire son édifice philosophique : « Ce que le génie de Lacan a vu, comme Colomb pour son œuf, est que la réponse est dans la question. Si une vérité ne peut s’originer d’une donation, c’est forcément qu’elle s’origine d’une disparition », Alain BADIOU, Conditions, Paris, Seuil, 1992, p. 199. 104 Alenka ZUPANCIC, « L’endroit idéal pour mourir : le théâtre dans les films de Hitchcock », in Slavoj ŽIZEK (Ed.) Tout ce que vous avez voulu savoir sur Lacan sans jamais oser le demander à Hitchcock, Paris, Capricci, 2010, p. 33.
326
choses de la fiction comme scène dans la scène –par exemple dans Hamlet–,
selon Zupančič : « On peut soutenir que la fiction-dans-la-fiction est le moment où
la fiction est confrontée de l’intérieur à son propre dehors »105. Plusieurs
conséquences cliniques s’y déduisent : l’ombilic du rêve chez Freud, les
cauchemars comme la confrontation d’un réel à l’intérieur d’un rêve, le fantasme
comme une matrice qui cache le réel en produisant des formations de
l’inconscient, etcétéra.
Si l’on trouve que certaines œuvres littéraires ou certains films
dramatisent le caractère fictionnel de la vérité, ainsi que le roman familial ou les
histoires que nous nous racontons à nous-mêmes correspondent à une
dramatisation de la vérité comme impasse. Ce que les sociologues appellent « le
caractère fallacieux de l’autobiographie »106, c’est-à-dire la construction et
reconstruction de l’identité à l’aide de récits. Pour la psychanalyse, il s’agit d’une
fiction. Dans la sociologie, cela est traité comme un collage fragmenté, tandis que
pour la psychanalyse la fiction –contradictoire, paradoxale ou fragmentaire–
nous amène à la vérité par l’intermédiaire d’un point qui se soustrait. Il s’agit
exactement de l’idée que Lacan trouve chez Bentham107 :
Bentham, comme le montre la Théorie des fictions, est l’homme qui aborde la
question [sociale, politique, juridique ou économique] au niveau du signifiant. À
propos de toutes les institutions, mais dans ce qu’elles ont de fictif, à savoir de
foncièrement verbal, sa recherche est, non pas de réduire à rien tous ces droits
multiples, incohérents, contradictoires dont la jurisprudence anglaise lui donne
l’exemple, mais au contraire à partir de l’artifice symbolique de ces termes,
105 Idem. D’ailleurs cette idée de la vérité comme impasse de la fiction qui nous confronte à une « intérieur à son propre dehors » nous permette, en utilisant les idées du philosophe slovène, d’articuler le non-relativisme de Lacan avec la subjectivé en psychanalyse : « Le paradoxe ontologique –même le scandale– de la notion de fantasme réside dans le fait qu’il subvert l’opposition standard entre ‘subjective’ et ‘objective’ : il est évident que le fantasme est par définition non ‘objective’ (dans le sens naïf qu’il ‘existe d’une manière indépendante des perceptions du sujet’) ; néanmoins, il n’est pas non plus ‘subjective’ (dans le sens qu’il est réductible aux intuitions conscientes qu’un sujet a expérimenté). Le fantasme appartient plutôt à la catégorie de ‘objectivement subjective’, les choses du monde paraissent objectivement pour toi même si elles ne paraissent de cette façon pour toi », Slavoj ŽIZEK, The Fragile Absolut, Londres, Verso, 2000, p. 76. La traduction est de l’auteur. Cf. « Le sujet est, si l’on peut dire, en exclusion interne à son objet », Jacques LACAN, « La science et la vérité » in Écrits, op. cit. p. 861. 106 Pierre BOURDIEU, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’Agir, 2004. 107 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre VII, op. cit., p. 269. Les italiques sont de l’auteur.
327
créateurs de textes eux aussi, de voir qu’il y a dans tout cela qui puisse servir à
quelque chose, c’est-à-dire à faire justement l’objet du partage.
Pour Lacan, le philosophe anglais traverse les incohérences et contradictions –où
se trouve le réel ou la vérité comme réel– par l’intermédiaire de la fiction. Cette
fiction a des effets d’utilité, voire de symbolisation –pour le dire en termes
lacaniens. Grâce à cette homologation entre utilité et symbolisation, Lacan trouve
une lecture alternative de Bentham. En effet, pour Lacan l’utilitarisme n’est pas
l’hédonisme naïf, mais il comporte une sorte de « au-delà du principe du plaisir »
freudien dans la question du désir. Pour cette raison, Lacan signale le
changement du mot utilité par bonheur chez Bentham comme catastrophique.
L’utilité est susceptible d’une lecture symbolique et dialectique, tandis que le
bonheur nous amène à une éthique hédoniste, du « service des biens ». Il s’agit
d’un Lacan qui « problématise Bentham contre lui-même, »108 comme l’exprime
Jean-Pierre Cléro.
La fiction n’est pas un mirage, mais une solution provisoire ou transitoire
qui nous permet de dépasser l’impasse logique d’une formalisation. C’est en ce
sens que nous pourrions lire le numéro imaginaire –la racine carrée d’un nombre
négatif– comme un artifice opératif109. Et c’est précisément en ce sens que nous
pouvons lire l’équivalence que Lacan fait entre la racine carrée de -1 et le phallus
dans Subversion du sujet et dialectique du désir. Le phallus est un opérateur fictif
qui dans la réalité est inexistant, c’est-à-dire le phallus n’est pas le pénis. Le
phallus est une fiction opérative, mais son inexistence structure le sujet.
Cette solution provisoire des fictions a pour Cléro d’autres effets, qu’on
peut aussi lier au phallus en psychanalyse110 :
La fiction est ce par quoi les hommes cherchent à dépasser leur individualité et à
poser au-dessus d’eux une intersubjectivité, réalisée par personne certes, mais
108 Jean-Pierre CLÉRO, Y a-t-il une philosophie de Lacan ?, Paris, Ellipses, 2014, p. 139. 109 C’est la clé de lecture de Jean-Pierre Cléro pour rendre opératives les fictions benthamiennes pour les mathématiques –lecture impossible sans l’aide de Lacan selon l’auteur. Cf. Jean-Pierre CLÉRO, Les raisons de la fiction : Les philosophes et les mathématiques, Paris, Armand Colin, 2004. 110 Jean-Pierre CLÉRO, Y a-t-il une philosophie de Lacan ?, op. cit., p. 140.
328
supposée et, à ce titre, parfaitement opérante, « objective », résistante et
constitutive du social et du réel.
Le lien social et la symbolisation –le nom de l’utilité chez Bentham selon Lacan–
sont attachés à la théorie des fictions111.
La leçon finale de la fiction pour Lacan est le choix forcé entre deux
options : soit prendre ces fictions comme des mensonges et essayer de les
corriger, rectifier pour adapter les sujets à une supposée réalité, soit prendre au
sérieux ces fictions comme des formations de l’inconscient et s’y plonger par une
méthode. Quelle méthode ? Celle de trouver dans les impasses logiques et les
contradictions, les impossibilités et les inconsistances, l’index de la vérité elle-
même. Quoi faire d’elles ? Il faut les traverser au moyen des fictions
opérationnelles.
Effectivement, nous pourrions déplier tout un traité sur la relation entre
vérité et mensonge dans l’œuvre de Lacan. Le psychanalyste a commencé cette
démarche inouïe d’articulation entre vérité et mensonge dès sa rencontre chez
Heidegger à l’aide du terme grec alètheia. Il a essayé de plusieurs manières cette
articulation, au point d’affirmer que « la psychanalyse est la science des
mirages »112. L’imagination, en tant que symbolisation, n’est plus une puissance
111 Le dépassement d’une impasse logique par le mensonge ou le fictif a un rapport avec le plan projectif et aussi avec le recours de l’art à la théorie de la perspective. Projeter une figure géométrique, topologique ou un autre plan dans l’art est un recours mathématique lié à la fiction. Le « point hors ligne » d’ailleurs constitue un recours pour travailler sans représentation possible les objets topologiques plus compliqués pour la représentation : la bouteille de Klein et le cross cap. Les enjeux de ces deux figures ont en commun une manière de rendre intelligible et articulable –sans l’aide de la représentation– un nouveau sujet et un nouvel objet en psychanalyse. Les effets de ces opérations sont la symbolisation, la temporalité au futur et les liens sociaux concomitants. Se mettre à la place d’un autre –par exemple dans la théorie de jeux du dilemme du prisonnier dans Le temps logique– implique une projection, une symbolisation et un lien social. « Il y a plutôt un emboîtement parfait où ce qui est réel peut prendre exactement la place de ce qui est fictif, où ce qui est fictif peut prendre la place du réel. (…) La théorie des fictions dispose à une figuration topologique ; de toute façon plus spatiale que temporelle, conformément à la conception que Freud et Lacan se sont faite du psychisme » Ibid., p. 67. 112 Jacques LACAN, « La chose freudienne » in Écrits, op. cit., p. 407. Cf. « déjà son existence est plaidée, innocente ou coupable, avant qu’il vienne au monde, et le fil tenu de sa vérité ne peut faire qu’il ne couse déjà un tissu de mensonge », Jacques LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache » in op. cit, p. 653 ; « rien ne cache autant que ce qui dévoile, que la vérité, ἀλήθεια = Verbongenheit » Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, op. cit., p. 451 ; finalement, le titre homophonique de son séminaire « les non-dupes errent » (les noms du père) nous signale qu’il faut prendre au sérieux la « duperie ». Pour un étude détaillé sur cette citation, Cf. Wilhelmina
329
trompeuse, mais la manière de localiser la vérité. Il n’y a que la fiction, la
semblance et le mensonge –tous le trois faits d’une matière langagière– pour
arriver à la vérité –qui signale justement ce qui se soustrait au langage. Mais
pour y arriver il faut traverser les chaînes signifiantes, se désorienter par la
narrative que nous nous racontions de nous-mêmes et produire de fictions. Le
mensonge et les illusions constituent le chemin irréductible pour arriver à une
vérité qui ne peut que se « mi-dire ».
Dans un article paru en 2012, Laurie Laufer s’approche de l’art –une
exposition hyperréaliste– pour pointer comment au milieu des techniques
médicales modernes de réanimation posent de nouveaux questionnements
autour du corps et du temps. Elle montre comment la « fabrique des idéaux » de
l’époque a comme combustible un « désir d’éternité » qui reproduit les théories
sexuelles infantiles d’immortalité et d’éternité. Elle s’approche de ce « désir
d’éternité » à partir du mythe de Tithon. Aurora tombe amoureuse d’un beau et
jeune mortel appelé Tithon et elle demanda une vie éternelle pour son aimé. Elle
oublia de solliciter aussi la jeunesse éternelle pour lui. Le corps de lui vieillit et
devient chétif et sec jusqu’au point que seule sa voix reste comme un souffle
fantomal d’un corps disparu. À l’aide de ce mythe et l’exposition hyperréaliste du
corps d’Ariel Sharon –l’ex Premier ministre d’Israël–, Laurie Laufer montre
l’excès de ressemblance par rapport à la mort113 :
L’excès du même et du semblable ouvre paradoxalement une place à
l’étrangeté, comme si le « trop représentable » ouvrait à la question du
fantôme. Car le paradoxe du fantôme tient à son excès de représentation,
à une forme « impossible à quitter ». Halluciner une rencontre avec un
corps fantomal interroge la forme de l’ « enveloppe psychique d’un être
qui est à la fois mort et vivant ».
BETTSTRAND, Psychoanalysis as a Science of Mirages : Semblants, Fictions, Fantasies and Illusions Matter, Londres/New York, Borges University Press, 2017. 113 Laurie LAUFER, « Quoi l’éternité ? La fabrique des fantômes » in revue Cliniques méditerranées, 2/2012, no. 86, p. 102.
330
Pour elle, l’hyperréalisme n’est pas une simple mimésis ou une imitation, il s’agit
plutôt d’une « ressemblance par excès », expression empruntée à Georges Didi-
Huberman. Les mythes, l’art (cette fois l’hyperréalisme) et les théories sexuelles
infantiles localisent et « fabulaient » l’impasse de la mort : « la mort est un fait de
structure que je ne veux pas savoir ». La mort nous confronte à l’impasse du
savoir et à l’impasse de la représentabilité, car elle se trouve dans le royaume de
l’entre-deux –entre deux lieux, deux espaces, deux temps. Ne pas pouvoir rendre
compte et ne pouvoir pas traiter des entités paradoxales, constituent l’une des
critiques fondamentales de la psychanalyse à la science –dans sa version
empiriste et expérimentale.
D’ailleurs la psychanalyse s’intéresse aux fictions et aux mythes qui
rendent compte d’entités inexistantes, mais qui ont des effets sur la subjectivité
comme l’objet a, les fantaisies ou les pulsions. Il s’agit des objets et des instances
rentrant dans ce que l’« école slovène » appelle « matérialisme spectral »114. Nous
exposons le point principal : nous ne pouvons ni formuler ni faire intelligible ni
travailler sur ces objets que par la littérature et la poésie. Par les mythes,
tragédies, fabulations, fictions, contes, récits, poèmes et autres genres littéraires
s'étend la force symbolique115 a) comme effets d’un trou au milieu du
symbolique, b) pour traiter les impasses symboliques et c) pour conceptualiser
et travailler cliniquement avec ces entités inexistantes, mais qui possèdent une
efficacité psychique, circulant entre le symbolique et le réel.
La fiction en tant que Poésie –poiêin, création symbolique– a deux
versants liés intimement : a) la fiction est le cadre symbolique qui se structure
autour d’un trou non symbolisable et que pour cette raison a une limite
intérieure qui à son tour détermine toute fiction ; et b) il existe une potentialité
114 Cf. Slavoj ŽIŽEK, Organs without Bodies, 2003, p. 25, 27, 75, 88, 169 et 173 ; Eric SANTNER, On Creaturely Life: Rilke, Benjamin, Sebald, Chicago, University of Chicago Press, 2006, p. 57 ; ZUPANČIČ, The Odd One In: On Comedy, Cambridge, MIT Press, 2008, p. 60 ; Mladen DOLAR, A Voice and Nothing More, Londres, Verso, 2006, p. 62. 115 « Il faut noter en effet, parmi les audaces de Lacan, l’une des plus extraordinaires, qui est de laisser ou plutôt de faire parler la vérité, par le mode littéraire le plus adéquat, à la fiction. (…) la vérité n’est pas fondée en soi, elle s’érige à partir du langage » Jean-Pierre CLÉRO, Y a-t-il une philosophie de Lacan ?, op. cit., p. 81.
331
créatrice dans le point d’impossibilité, la vérité comme réelle. Bref, Lacan trouve
par le mythe et la théorie des fictions l’articulation du langage au réel,
précisément au seuil de son séminaire sur L’éthique, où il commence une
nouvelle façon de penser la Poésie. Ce qui nous amène à la question de la Poésie
et le réel à travers un point commun entre cette approche du « Lacan de
l’impérialisme du symbolique » et la sublimation comme création de Heidegger.
3.3.3. Poésie, sublimation et création ex nihilo
Tout art se caractérise comme un certain mode d’organisation autour du vide.
–Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse
Autour de son séminaire sur L’éthique, entre 1959-1960, Lacan touche le rapport
entre art et sublimation, question freudienne, en changeant de perspective. Cette
fois-ci, il s’agit de la Poésie en tant qu’art et de la création comme fabrication –
une autre manière de traduire le terme grec poiêin.
Chez Freud la sublimation porte sur la question de la pulsion, comme
nous l’avons souligné. La sublimation implique le changement d’objet pulsionnel,
c’est-à-dire de passer d’objets sexuels à la création d’œuvres d’art ou des objets
qui ont une utilité sociale, en renonçant plus ou moins aux objets sexuels. Le but
de la pulsion n’est pas non plus sexuel dans la sublimation116. Cependant, si on
accepte la thèse freudienne selon laquelle la plasticité des pulsions a une limite, il
reste « quelque chose qui ne peut être sublimé, il y a une exigence libidinale,
l’exigence d’une certaine dose, d’un certain taux de satisfaction directe, faute de
quoi s’ensuivent des dommages, des perturbations graves », affirme Lacan117.
116 « [B]ut qui est à l’origine sexuel contre un autre qui n’est plus sexuel, mais qui est psychiquement parent avec le premier » Sigmund FREUD, « La morale sexuelle ‘civilisée’ et la maladie nerveuse des temps modernes », in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1982, p. 33. 117 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre VII. L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 110.
332
Le psychanalyste ironise sur cette solution freudienne118 :
Freud nous dit que « la sublimation est aussi satisfaction de la pulsion, alors
qu’elle est zeilgehemmt, inhibée quant à son but –alors qu’elle ne l’atteint pas. La
sublimation n’est pas moins la satisfaction de la pulsion, et cela sans
refoulement. En d’autres termes –pour l’instant je ne baise pas, je vous parle, eh
bien ! Je peux avoir exactement la même satisfaction que si je baisais. C’est que
ça veut dire. C’est qui pose d’ailleurs la question du savoir si, effectivement, je
baise.
Dans ce passage, qui semble d’emblée grotesque, nous trouvons une question
capitale : les objets du plaisir immédiat –sexuels par exemple– ne sont pas
remplacés par des objets artistiques ou culturels en raison de sa perte. Même les
objets « originaires », voire de plaisir immédiat, sont perdus à jamais. C’est la
promotion des objets artistiques ou culturels qui créent l’illusion d’une perte et
d’un remplacement. Il s’agit, donc, d’une question dialectique entre objet perdu
et la temporalité d’un deuxième objet –qui rend effective l’illusion d’un objet
présent dont il était perdu119. C’est la lecture que Lacan fait du texte freudien
Esquisse d’une psychologie scientifique, notamment de l’objet « vicariant ». Nous
trouvons ici que la possibilité de la sublimation c’est la perte dite « originaire »
de l’objet. En résumé, la théorie de la création chez Lacan nous assure que
certains objets ne peuvent être fabriqués qu’avec l’illusion d’un remplacement.
Ainsi, Lacan renverse la question freudienne, non sans ironie, sur
l’échange des objets sexuels pour les culturels en raison d’une perte originaire –
c’est-à-dire une perte structurelle– des objets originaires –c’est-à-dire sexuelle
pour son étymologie « secare », couper en latin– : « Le jeu sexuel le plus cru peut
être l’objet d’une poésie, sans que celle-ci en perde pour autant une visée
118 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 151. 119 « L’objet est, de sa nature, un objet retrouvé. Qu’il ait été perdu en est la conséquence –mais après coup. Et donc il est retrouvé sans que nous sachions autrement que de ces retrouvailles qu’il a été perdu ». Jacques LACAN, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 143.
333
sublimante »120. Que cette citation ait le terme « poésie » n’est pas la seule raison
pour laquelle la sublimation est Poésie. Il manque d’expliciter plus le rapport
entre sublimation et création ex nihilo, c’est-à-dire le côté poiêin –fabrication– de
cette proposition.
Effectivement, avant que Lacan puisse formuler la théorie sur l’objet a,
cette perte originaire a été formulée à l’aide d’une conception kantienne, celle de
Das Ding, La Chose121. Lacan, à l’aide d’Heidegger et de la théologie, reformule la
question de la sublimation chez Freud. Dans les leçons consacrées à la
sublimation et l’art, de son séminaire sur L’éthique, il se sert du concept de
création ex nihilo et de l’exemple du potier chez Heidegger.
Quant à la création ex nihilo, Lacan prend Dieu comme un grand Autre. À
l’aide de cette démarche, il reprend la thèse théologique qui affirme que la seule
manière dont le Monde puisse exister c’est le retrait de Dieu. Si on lit cette thèse
de façon séculaire, nous allons conclure facilement qu’il y a un vide au cœur
même du lieu de l’Autre. En effet, uniquement à condition d’avoir une place vide
dans l’Autre est possible de créer quelque chose122. Cette place vide a un autre
nom : Das Ding.
120 Ibid., p. 191. 121 D’ailleurs, il est intéressant que Jean-Pierre Cléro formule la thèse qui affirme que La Chose lacanienne a un statut de fiction à cette époque, voire de mythe pour expliquer un point de l’expérience clinique insaisissable : « la façon de construire de Lacan, prodigieusement inventive, fait que la notion qu’il promeut pour expliquer est aussi difficile que ce qu’il veut expliquer par son moyen. Il rit de lui-même au moment où il dit que la notion de Das Ding est opérationnelle ; certes, elle ne laisse pas d’être une construction, mais on peut se demander si une explication est tellement probante quand on se sert d’une telle énigme. C’est un thème bien envisagé par Bentham en sa théorie des fictions que celui de la relativité de l’explication ; quand on explique, il faut tenir ce par quoi on explique comme moins embrouillé que ce qu’on veut expliquer. Or il s’agit là d’une décision plutôt que d’un fait ». Jean-Pierre CLÉRO, Dictionnaire Lacan, Paris, Ellipses, 2008, p. 64. 122 « La perspective créationniste est la seule qui permette d’entrevoir la possibilité de l’élimination radicale de Dieu » Jacques LACAN, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 253. Cf. La question de Dieu et la science dans le chapitre 2 de cette thèse. Lacan fait retour sur la question de la mort de Dieu pour l’amener au champ de la psychanalyse et pour en tirer les conséquences. Il faut lire de cette façon l’aphorisme lacanien « la véritable formule de l’athéisme, c’est que Dieu est inconscient » Jacques Lacan, Les quatre concepts, p. 58. Pour une exégèse plus raffinée de cet aphorisme, Cf. François BALMÈS, « Athéisme et noms divins dans la psychanalyse », in revue Cliniques méditerranéennes 1/2006 (no 73). Il est intéressant aussi de regarder de près le rapport
334
Une autre approche lacanienne de la question du vide et la création est le
« vase » conçu par Heidegger123. Nous pouvons lire la formule proposée par
Lacan sur la sublimation comme l’élévation « d’un objet (…) à la dignité de la
Chose »124. La question porte sur l’opération pour transformer un objet en une
chose qui ne serait pas un simple objet utilitaire. Pour répondre à cette question,
Martin Heidegger prend l’exemple d’un potier, c’est-à-dire d’un artisan ancestral
qui fait une œuvre lorsqu’il fabrique un vase. Le philosophe allemand signale que
le geste fondamental du potier consiste à cerner le vide, à lui procurer une forme,
une représentation, à entourer le vide avec de l’argile. Fondamentalement, le
vase est issu d’un vide. Pour cette raison le vide est plutôt le contentant du vase
que son contenu. Le potier borne le vide avec l’objet créé et lui donne le statut de
Chose. Ainsi, les peintures rupestres constituent une manière de procurer une
représentation au vide du Das Ding125 :
Elles cernent par un imaginaire, elles entourent de signifiants une cavité, un
creux, cela dans l’ombre ou la nuit d’un lieu. C’est aussi, d’une certaine manière,
tout l’art des cathédrales de venir donner une représentation majestueuse au
vide, c’est-à-dire d’entourer un lieu vide par des ornements, une splendide
bâtisse.
Pour synthétiser la question de la perte irrémédiable de l’objet et la question du
Das Ding, nous trouvons chez Lacan deux mouvements pour s’approcher de la
sublimation d’une manière tout à fait différente de celle de Freud : a) un espace
vide dans le champ de l’Autre (c’est la reformulation en termes psychanalytiques
de la création ex nihilo grâce au retrait de Dieu) et b) et l’absence originaire d’un
objet pulsionnel.
entre la perspective créationniste et la lutte de Lacan contre la causalité simple et naïve, question que Lacan a reformulée plusieurs fois. 123 « L’introduction de ce signifiant façonné qu’est le vase, c’est déjà tout entière la notion de la création ex nihilo. Et la notion de la création ex nihilo se trouve coextensive de l’exacte situation de la Chose comme telle » Jacques LACAN, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 147. 124 Ibid., p. 133. 125 Jean-Daniel CAUSE, « Concept de création ex nihilo et ses enjeux cliniques », in Frédéric VINOT et al., Les médiations thérapeutiques par l’art, Paris, Eres, 2014, p. 191.
335
Objet manquant qui fait illusion d’être présent originairement, Chose
mythique, création ex nihilo comme retrait de Dieu –c’est-à-dire comme lieu vide
au cœur de l’Autre– et un vase qui enveloppe le vide nous amènent au même
point : L’art, l’œuvre artistique et les créations culturelles donnent une
représentation à ce qui n’a aucune représentation126. En résumé, en réalité toute
création génuine est création à partir du rien. Lacan saisit la fonction du réel
dans la sublimation en la soustrayant du registre imaginaire par le symbolique.
3.3.4. La littérature et l’art comme anticipation et appui épistémologique
L’ambition de Lacan, au contraire [de
Freud], est d’être fou avec Hamlet et d’opter délibérément pour le pluriel dans son écriture, qu’elle imite ou qu’elle défie les textes littéraires cités. Tandis que Freud exerce un contrôle rigoureux sur la puissance textuelle de ses citations, l’enseignement de Lacan vise avant tout à libérer à nouveau cette puissance, et cela afin de se conformer au plus strict des principes psychanalytiques.
–Malcom Bowie, Freud, Proust et Lacan : la théorie comme fiction
Dans l’arc qui va du séminaire sur L’éthique (1959-1960) jusqu’au séminaire
D’un discours que ne serait pas du semblant (1970-1971), Lacan ne change pas
fondamentalement son approche à la Poésie. Effectivement, il se concentrera sur
la logique, la topologie des surfaces et la théorie des ensembles et ne fera
qu’allusion aux œuvres littéraires, aux tableaux et aux films dans le même angle
d’attaque.
Sophocle, Shakespeare, Dante, Sade, Tchekhov, Allan Poe, Gide, Claudel,
Duras ou Genet sont traités de manière classique ou freudienne, c’est-à-dire la
littérature est une anticipation et un appui épistémologique. Parallèlement, le
126 « Cette Chose, dont toutes les formes créées par l’homme sont du registre de la sublimation, sera toujours représentée par autre chose –ou plus exactement qu’elle ne peut qu’être représentée par autre chose. Mais, dans toute forme de sublimation, le vide sera déterminatif » Jacques LACAN, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 60.
336
cinéma ou la peinture lui apportent les voies pour ouvrir une question
psychanalytique ou formaliser un point de l’expérience analytique. Nous
pouvons illustrer cette approche par quelques exemples :
a) Joyce en tant qu’écrivain apporte une nouvelle fonction du symptôme ;
b) Hamlet nous permet de comprendre comment le désir du sujet est
déterminé par la question de l’énigme du désir de la mère ;
c) Antigone contient, pour Lacan, la possibilité de renverser la relation
entre esthétique et étique, en nous donnant une nouvelle formulation du
désir ;
d) Par La lettre volée, Lacan explore les effets du signifiant et la nature du
langage en psychanalyse ;
e) À travers de la littérature de Sade, Lacan a pu discerner la dimension
de la jouissance de l’Autre et ses conséquences dans la clinique
différentielle (distinction entre perversion et névrose) ;
f) Le conte Frayeurs de Tchekhov contient pour Lacan, si on lit
correctement, la distinction entre la peur et l’angoisse ;
g) Le tableau Las meninas de Velasquez lui permet de trouver la fonction
du regard comme objet a pour organiser le champ visuel ;
Nous dénommons cette approche « classique », car il s’agit de la manière où
Freud a procédé pour extraire les ressources littéraires. Ces ressources lui
donnent un nouvel élément à développer à l’aide de la science ou à raffiner par
l’expérience psychanalytique. Similairement, ils sont ces mêmes éléments qui lui
ont fourni parfois d’un appui épistémologique pour construire un concept
psychanalytique. À cet égard, Lacan a été freudien par rapport à sa relation avec
l’art et la littérature. Nous avons déployé ces deux positions –appui
337
épistémologique et anticipation à développer scientifiquement127– dans la
première partie de ce chapitre.
Cette troisième approche n’est pas vraiment une périodisation, mais une
prolongation de l’approche freudienne que nous allons repérer dans l’ensemble
de l’œuvre de Lacan.
3.3.5. La poésie écrite chinoise : du vide médian au nœud borroméen (entre le
dit et l’écrit)
La poésie peut sortir de soi-même à condition de se maintenir dans la crête qui se trouve entre le son et le sens.
–Philippe Beck, Contre un Boileau
Cette dernière période de Lacan est plus complexe et profonde que celles qui le
précèdent à l’égard de ses conséquences. Suite à une exploration par la théorie
des ensembles, la logique et la topologie des surfaces, Lacan arrive à un concept
plus différencié de la lettre. Disons que dans cette période Lacan distingue d’une
manière plus précise le signifiant de la lettre, l’écrit du dit et le son du sens. Ces
distinctions ne sont possibles que par le détour qui suppose l’écriture chinoise.
Selon Erik Porge128, cette écriture donne à Lacan les éléments pour un
changement de conception du rapport entre l’écriture et la parole.
Le détour par le chinois sert aussi à Lacan à examiner la fonction du
signifiant, sa valeur écrite, jusqu’à affirmer que la lettre est le « support du
réel »129. Par exemple, pour Porge la langue chinoise serait un témoignage du
trait à l’échelle mondiale dans une civilisation. En effet, grâce à la jonction de la
127 Freud s’est appuyé sur la science tandis que Lacan développe les anticipations artistiques et littéraires à l’aide de la biologie, l’anthropologie, la linguistique, la philosophie, la religion ou la mathématique. 128 Erik PORGE, « Sur les traces du chinois chez Lacan », in journal Essaim, no. 10, p. 147-150. 129 « Au-delà du langage, cet effet, qui se produit de se supporter seulement de l’écriture, est assurément l’idéal de la mathématique. Or, se refuser la référence à l’écrit, c’est s’interdire ce qui, de tous les effets de langage, peut arriver à s’articuler » Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XX. Encore [1972-1973], Paris, Seuil, 1975, p. 44 ; « L’écriture, ça m’intéresse, puisque je pense que c’est par des petits bouts d’écriture que, historiquement, on est rentré dans le réel, à savoir qu’on a cessé d’imaginer. L’écriture des petites lettres mathématiques est ce qui supporte le réel » Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXIII : Le sinthome [1975-1976], Paris, Seuil, 2005, p. 68.
338
parole et du chant dans la langue chinoise et à la jonction de la peinture et de
l’écriture de la calligraphie chinoise, l’écriture chinoise manifeste « l’effaçon » de
la chose. Si le trait unaire est « le un de la différence à l’état pur »130, le signifiant
(soit calligraphique, soit phonétique) ne représente pas une chose pour
quelqu’un, mais il représente « un sujet pour un autre signifiant » (pour utiliser la
formule canonique de Lacan). « Le chinois exemplifie mieux que l’écriture
alphabétique l’existence et la fonction du trait unaire », affirme Erik Porge, car le
trait unaire montre l’essence du signifiant, sa fonction distinctive, la différence
qualitative des traits qui souligne la « mêmeté » signifiante, c’est-à-dire « la
différence à l’état pur »131.
Bref, l’intérêt de Lacan pour la langue chinoise est de généraliser la fonction
du signifiant. Pour Lacan le mot-phonème constitue une sorte de condensé
d’équivocité. Dans l’écriture chinoise, il existe quatre tons différents. Pour cette
raison, nous dépendons plus de sa prononciation, de sa place dans une phrase et
son ton pour interpréter un terme en chinois. La caractéristique la plus
surprenante de l’écriture chinoise implique la multiplicité de significations que
possède un même idéogramme écrit lorsque nous le prononçons. Contrairement
à ce que nous pensons à propos de l’écriture, elle n’enlève pas l’équivocité, mais
la souligne plus fortement. Au moins dans l’écriture chinoise, où son équivocité
est plus complexe et ample que celle du français.
Pour revenir à la question de la relation entre écriture et parole, Porge
affirme que le parcours chez Lacan serait le suivant :
1. Premier temps. Dans le séminaire sur L’identification, Lacan soutient que
l’écriture est première par rapport à la parole. Plus précisément Lacan
affirme que dans l’écriture il y a des éléments matériels ou des traits qui
sont déjà là pour être phonétisés. Lacan convoque justement l’écriture
chinoise dans le séminaire D’un Autre à l’autre pour soutenir la même
thèse. 130 Erik PORGE, ibid., p. 147. 131 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre IX : l’identification [1961-1962], inédit, séance du 6 décembre de 1961.
339
2. Deuxième temps. À partir de 1971, dans le séminaire D’un discours qui ne
serait pas du semblant, Lacan déclare « l’écriture c’est quelque chose qui,
en quelque sorte, se répercute sur la parole. Sur l’habitat de la parole »132.
Lacan change d’avis sur la question de l’écriture. Porge signale le contexte
de cette discussion : enlever la confusion derridienne de l’écriture comme
archiécriture, écriture primordiale ou originaire. En revanche, Lacan
affirme que l’écriture est seconde par rapport à la parole. Ce changement
de position correspond à l’émergence du savoir scientifique dont
l’écriture est le support : la logique, la topologie et la mathématique.
Quelle est la conséquence psychanalytique de cette inversion de position entre
parole et écriture, entre le dit et l’écrit ? L’introduction d’un troisième élément :
le discours. Cette inversion nous montre une manœuvre typique de Lacan ; il tire
les conséquences d’une articulation entre mathématique, philosophie,
anthropologie et art. Lors de la rencontre de Lacan avec l’écriture chinoise il se
pose la question de la différence entre l’écriture de la science moderne –
l’écriture étant la condition de son émergence– et l’écriture chinoise pour
dégager la spécificité de l’écriture en psychanalyse. Il s’agit de la fonction de la
lettre ou de la fonction de l’écrit.
Lacan affirme que l’écriture chinoise est issue du discours de la divinité,
tandis que l’écriture de la science –la logique, la topologie, la mathématique– est
née du discours du marché. Lacan suit ici les travaux de l’égyptologue anglais Sir
W. M. F. Petrie : ils sont les signes des poteries et non pas d’autres signes qui sont
adoptés comme signes d’écriture. Il y a d’écriture qui sort du marché et une autre
écriture qui sort de la religion. La conclusion s’impose à Lacan : « la lettre,
radicalement, est effet du discours »133. Ensuite, Lacan se pose la question sur la
spécificité de l’écriture analytique, c’est-à-dire l’écriture qui est issue du discours
132 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XVIII. D’un discours qui ne serait pas du semblant [1970-1971], Paris, Seuil, 2007, p. 83. 133 Jacques LACAN, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 36.
340
analytique : « De sortir du discours analytique, les lettres qu’ici je sors ont une
valeur différente de celles qui peuvent sortir de la théorie des ensembles »134.
Ce long détour par l’écriture chinoise, l’archéologie de l’écriture et de
l’écriture issue du marché comme condition de l’émergence de la science
moderne constitue la possibilité de dégager le rôle de la psychanalyse dans la
culture et sa spécificité comme discours. Ainsi, ce détour explique l’introduction
d’un élément tiers –le discours– par rapport à l’écriture et la parole ainsi que la
recherche que Lacan fût pour ouvrir véritablement les entrailles du langage,
matière primordiale pour la psychanalyse. Au moyen de l’écriture chinoise,
Lacan accentue la question de la lettre, plus précisément du rapport entre les
deux pentes du signifiant –comme signifiant proprement dit et comme lettre ou
déchet– et le discours. La conséquence : l’écriture ne peut pas se dissocier des
quatre discours radicaux. En effet, l’écriture chinoise permet à Lacan de dégager
le rôle de l’écriture en psychanalyse et dans la science. Cette distinction a été
nécessaire pour extraire la lettre de la mathématique en littéralisant la
psychanalyse.
La fonction technique des mathématiques n’est pas ontologique en soi-
même, elle réside plutôt dans l’organisation écrite des lettres (a, S1, S2 et $, par
exemple). Le destin métaphysique de la mathématique n’est pas nécessairement
celui de l’ontologisation, c’est-à-dire la mathématique comme domination du
monde comme s’il était disponible en tant que ressource. L’écriture
mathématique organisée comme discours du maître est différente de son
organisation comme discours analytique. Les lettres de la théorie des ensembles
dans le discours du maître ont la structure discursive de l’équivalence
heideggérienne entre mathématiques, science et technologie. Cette équivalence
n’existe pas en psychanalyse dans la mesure qu’elle n’est pas organisée comme le
discours du maître –l’analyste doit en être avertie. Grâce à ses quatre discours
radicaux –en tant que configuration de savoir (S2), pouvoir (S1), sujet ($) et reste
134 Ibid., p. 37.
341
(a)– Lacan n’est pas heideggérienne par rapport à la question de la science et de
la mathématique. Que la mathématique soit science ou soit technique dépendrait
de sa position à l’intérieur de chaque discours.
L’écriture poétique chinoise lie écriture, parole et discours pour dégager
aussi ce qu’ont en commune la mathématique et la poésie comme littérature.
Aussi sa différence. La question porte sur l’impossible, les impasses et les trous.
L’écriture en mathématique et dans la littérature cerne un réel impossible, elle
localise le bord d’un trou et montre l’impossible. Néanmoins, cette écriture opère
d’une façon différente. La mathématique, comme Lacan ne cesse pas d’insister, se
fonde en se débarrassant de l’infraction inaugurale135 du principe de l’identité :
la théorie des ensembles se fonde sur l’ensemble vide dont ø est le seul élément
qui peut satisfaire la condition d’être différent à soi-même (XX≠X qui se lit « X
tel que X n’est pas égal à X). Il n’est pas sans importance que cette violation du
principe d’identité soit écrite (elle se lit « X tel que… »). Disons que la lettre peut
exprimer quelque chose d’impossible pour la parole. L’écrit formule quelque
chose d’informulable pour le dit. En revanche, l’écriture littéraire fraye une voie
inédite. Chez Lacan il existe une assimilation des ressources de la langue et les
textes poétiques et littéraires. En effet, l’écriture littéraire ouvre, fraye, un
135 « Ce support tient à ceci, que la mathématique n’est constructible qu’à partir de ce que le signifiant peut se signifier lui-même. Le A que vous avez écrit une fois peut être signifié par sa répétition de A. Or, cette position est strictement intenable, elle constitue une infraction à la règle, au regard de la fonction du signifiant, qui peut tout signifier, sauf assurément lui-même. C’est de ce postulat initial qu’il faut se débarrasser pour que s’inaugure le discours mathématique. Entre les deux, de l’infraction originelle à la construction du discours de l’énergétique, le discours de la science ne se soutient, dans la logique, qu’à faire de la vérité un jeu de valeurs, en éludant radicalement toute sa puissance dynamique » Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse [1969-1970], Paris, Seuil, 1991, p. 103. Cette citation peut nous donner une piste capitale chez Lacan : L’écriture de la théorie des ensembles peut avoir une incidence dans le cœur de la matière (l’atome) autant que dans le réel de l’inconscient. Il est important de mentionner qu’avant la théorie des ensembles le langage restait comme l’un des éléments argumentatifs dans la mathématique. La théorie des ensembles permet de se débarrasser des argumentations par le biais du langage. Elle inaugure la possibilité intégrale dans le champ de la mathématique d’une argumentation par l’écriture. Pour cette raison, elle est la première théorie fondamentale dans la mathématique (elle peut formuler n’importe quelle branche de la mathématique : logique, algèbre, théorie des nombres, géométrie, etc.), à tel point que Hilbert a pu affirmer que « Nul ne doit nous exclure du paradis que Cantor a créé » (cité par Nicolas BERGER « Arithmétique ordinale et cardinale hiérarchies sur les ensembles » in http://www.hec.unil.ch/logique/recherche/berger.pdf, consulté le 8 mai 2016).
342
chemin inédit dans la langue ordinaire. Pour Lacan les grands textes littéraires
contiennent des articulations inédites dans la langue, des inventions du langage
et des figures impensables autrement. Tous les grands écrivains ouvrent des
voies inédites à travers lesquelles la langue ordinaire et d’autres écrivains
doivent transiter. C’est sur ce point que réside l’importance de l’écriture
littéraire chez Lacan.
Cette dernière remarque est de grande importance pour la pratique
analytique. Par exemple, dans la formule du discours de l’analyste la place de la
production est justement celle du produit ou reste (a/S2$/ S1). Cela implique
qu’un nouveau signifiant maître est le produit du discours analytique (et non le
plus-de-jouir comme dans le discours du maître)136 :
La thèse de Lacan à propos de la poésie est vigoureuse : il place le poète juste à
côté du prophète, ce qu’implique que la poésie appartienne à la dimension d’un
pur dire. Elle est le dire le moins bête, car seule la poésie (ou la prophétie)
réussie à dire quelque chose de nouveau, même unique, en utilisant des
signifiantes vieux ou écrasées. La poésie produit nouvelles significations et avec
ces nouvelles significations, nouvelles perspectives de la réalité.
Il n’est possible d’arriver à la lettre, avec son caractère de non-coïncidence avec
soi-même, que par la parole. Nous n’arrivons à cerner l’impossible, le trou et à
inventer une voie distincte (frayer un nouveau chemin) que par la parole. Il s’agit
de la symbolisation par les chaînes signifiantes qui aboutisse à un point réel,
c’est-à-dire quelque chose d’impossible à symboliser ou à phraser. Là où la
parole ne peut pas avancer par la symbolisation, nous pouvons l’écrire comme
quelque chose d’impossible. Les inventions mathématiques et littéraires le sont
toujours par l’intermédiaire d’une écriture postérieure à un effort de
136 « Lacan thesis about poetry is forceful: he puts the poet beside the profet, which means that poetry belongs to the dimension of pure saying (le dire). It is the least stupid saying since only poetry (or prophecy) manages to say something new, even unique, using old and wornt-out signifiers. Poetry produces new meanings, and with this new meaning, new perspectives on realty », Colette SOLER, « The Paradoxes of the Symptom in Psychoanalysis » in Jean-Michel RABATÉ (Ed.), The Cambridge Companion to Lacan, Cambridge University Press, Cambridge, p. 96. La traduction est de l’auteur.
343
symbolisation qu’aboutisse à une impasse137. L’écriture mathématique et
littéraire (sa distinction réside dans la disposition dans un discours) produit de
nouveautés dans le vortex d’un réel postérieur à une symbolisation. La lettre
mathématique et la lettre littéraire –poétique– se distinguent par l’articulation
spécifique entre parole, écriture et discours138. Notons que l’écrit ou la lettre
n’ont rien à voir avec l’écriture dans un papier ou dans un ordinateur. Ils sont
plutôt la marque d’une impasse après une symbolisation par la parole (écrite ou
orale).
La poésie écrite chinoise permet à Lacan d’introduire deux termes
cruciaux pour la psychanalyse : lalangue (sans article) et la jouissance comme la
seule substance dans la psychanalyse. De même, la fonction de l’écrit, que Lacan
raffine après le détour par l’écriture chinoise lui donne la clé pour passer aux
nœuds borroméens qui ont le même statut d’écriture que les idéogrammes
chinois. Nous y reviendrons.
La jouissance
Jacques-Alain Miller affirme que le « il y a de l’Un » constitue la porte d’entrée du
dernier enseignent de Lacan139. Cette remarque est solidaire d’une nouvelle
définition de l’inconscient chez Lacan : « l’inconscient, c’est que l’être, en parlant,
jouisse, et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire ne
rien savoir du tout »140. Il s’agit d’un inconscient en tant que jouissance qui
émerge de la parole et non comme effet d’un savoir. Une deuxième remarque de
Lacan nous apportera le cadre de ce changement dans la définition de
137 « L’écrit est non pas premier, mais second par rapport à toute fonction du langage […] C’est de la parole que se fraie la voie vers l’écrit » Jacques LACAN, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2007, p. 62 et 64. 138 Je dois cette précise et rigoureuse lecture à l’article de Christian FIERENS « La fonction de l’écrit et le discours de l’analyste dans Le séminaire Encore » in revue La revue lacanienne, 2010, no. 6, p. 85-97. 139 Jacques-Alain MILLER, Orientation lacanienne III, 13, Cours 2011, L’être et l’un, inédit, séance du 18 mai 2011. 140 Jacques LACAN, Encore, p. 95.
344
l’inconscient : « d’où mon expression de parlêtre qui substituera à l’ICS de Freud
(inconscient, qu’on lit ça) »141.
Effectivement, ces deux citations s’articulent pour nous donner une
nouvelle approche de l’inconscient comme sens à déchiffrer. Il ne serait plus une
formation de l’inconscient à déchiffrer, mais quelque chose de l’ordre de la
jouissance. Cette approche portera plutôt comme chaîne de « jouis-sens », c’est-à-
dire comme la « batterie signifiante de lalangue » qui a comme tâche « ne fournir
que le chiffre du sens »142. Il ne s’agit pas d’un inconscient qui a des effets de
sens, car l’Autre du langage n’est pas en jeux. En conséquence, il n’est pas non
plus un inconscient de la communication. La jouissance de lalangue est une
parole autistique qui ne s’adresse pas à l’Autre.
Cette jouissance de l’inconscient a un lien avec le corps ; elle est attribuée
au corps. Par conséquent, elle est une substance qui jouit d’elle-même143. La
question qui s’impose porte sur la liaison qu’il y a entre la matière du signifiant
et la jouissance du corps. Le langage introduit dans la jouissance la répétition de
l’Un (un signifiant-lettre qui s’imprime sur le corps). Cette inscription est pour
Lacan l’inconscient dans son dernier enseignement. Cette remarque est
importante, car elle vise à une indication dans la pratique : il y a un moment de
déployer l’inconscient « transférentiel » et après ce déploiement l’orientation de
la pratique analytique ne cherche pas un sens dans l’inconscient. Il s’agit plutôt
de réduire le sens des interprétations, car l’inconscient peut jouir du sens et du
blablabla de la chaîne signifiant (qui ne répète que l’Un).
L’Un comme signifiant-lettre, la jouissance et lalangue nous donnent une
articulation autour de la mathématique –en tant que lecture logique de
l’inconscient qui répète l’Un– et de la poésie –cette fois-ci comme lalangue et
comme intervention poétique. Nous savons que la définition de la jouissance et
ses enjeux sont plus complexes. Il est impossible d’aborder cette complexité dans
cette recherche, nous renvoyons au lecteur aux textes La jouissance au fil de 141 Jacques LACAN, « Joyce le symptôme » in Autres écrits, op. cit., p. 565. 142 Jacques LACAN, Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 22. 143 Jacques LACAN, Encore, p. 26.
345
l’enseignement de Lacan144, Les six paradigmes de la jouissance145 et La
jouissance146, incontournables à nos yeux.
Lalangue, la fonction sens déterminative du son et l’interprétation poétique
La deuxième séance du séminaire Encore est un hommage à Jakobson, présent à
son séminaire. Ce jour, Lacan reconnaît sa filiation avec lui. Lacan avoue qu’il ne
fait pas de la linguistique, ais de la linguisterie147. Lacan n’était si loin de la
« fonction sens déterminative du son », qui constitue le propre de la fonction
poétique, chez Jakobson. La séance du séminaire n’était dédiée à Jakobson en
tant que linguiste, mais en tant que chercheur de la poésie. Que le son ait une
fonction déterminative –et non discriminative– est essential pour Lacan148. Que
la matière sonore détermine le sens est l’une des thèses centrales du séminaire
Encore. Ensuite, Lacan montre la différence entre le signifiant et la jouissance
pour avancer un pas en plus : lalangue détermine le langage et le signifiant n’est
qu’une cause de jouissance. Il est clair que le changement de statut de
l’inconscient comme chaîne de jouissance est corrélatif à l’introduction du
néologisme lalangue.
Le 4 de novembre 1971, Lacan a créé ce néologisme comme effet d’un
glissement entre le son d’un très connu dictionnaire philosophique appelé
« Lalande » et lalangue. Ce glissement nous approche à une dimension cruciale :
Lalangue est le trébuchement du sens par le son. La linguistique, le dictionnaire
144 Marcel RITTER, Jean-Marie JADIN, La jouissance au fil de l’enseignement de Lacan, Toulouse, Érès, 2009. 145 Jacques-Alain MILLER, « Les six paradigmes de la jouissance » in journal La cause freudienne, no. 46, 2000. 146 Néstor BRAUNSTEIN, La jouissance. Un concept lacanien, Paris, Point Hors Ligne/Érès, 2005. 147 Jacques LACAN, Encore, p. 20. 148 « Il s’ensuit que du savoir inconscient on peut savoir un bout, à condition de se laisser inspirer par la fonction poétique, telle que Jakobson la définit comme fonction « sens-déterminative » du son (et non « sens-discriminative »), soit la fonction qui pour Lacan, de faire s’unir étroitement le son et le sens, est la seule qui permette l’interprétation analytique », Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érès, 2014, p. 45.
346
ou la grammaire ne sont que quelques tentatives pour dompter la dispersion et
l’envahissement de la lalangue149 :
Le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration de savoir sur
lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue. Et ce
qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre
compte au titre du langage.
« Élucubration de savoir sur lalangue » c’est la place qu’occupe la linguistique.
Lacan renverse l’approche de la linguistique dans sa définition la plus connue sur
lalangue : « Une langue, entre autres, n’est rien de plus que l’intégrale des
équivoques que son histoire y a laissé persister »150. L’espagnol, l’italien ou le
français ne sont que l’accumulation des équivoques –grammaticales,
phonétiques, sémantiques– du latin. Le langage individuel n’est que
l’accumulation des équivoques dans notre roman familial.
Cette dernière remarque est à la fois une indication analytique précieuse
et une manière de lier lalangue à la poésie. Par exemple, lorsque Geneviève
Morel se demande « comment défaire les équivoques fondatrices d’une vie ? »,
elle vise à une intervention de type poétique sur l’économie libidinale d’une
chaîne signifiante qui est rempli de la jouissance. Notre langue, lalangue, est une
accumulation d’équivoques qui se lisent d’une autre manière. C’est le drame de
notre vie qui s’exprime à travers le discours du maître (S1/$ S2/a) : le
signifiant maître commande la chaîne signifiante (S1 S2) qu’à son tour est
déterminé par le fantasme ($◊a). L’indication pratique est de produire une
équivoque en S1 pour qu’elle puisse se lire autrement. Dans les mots de
Geneviève Morel151 :
Comment défaire les équivoques d’une vie ? Cette proposition qu’on peut
qualifier de médiatrice n’empêche pas d’intégrer à la théorie de l’interprétation
les réflexions précédentes sur la poésie, l’équivoque et un éventuel au-delà ou
149 Jacques LACAN, Encore, op. cit., p. 127. 150 Jacques LACAN, « L’étourdit », p. 490. 151 Geneviève MOREL, La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Economica, 2008, p. 205.
347
évidemment du sens, mais elle intègre aussi les résultats freudiens de
l’expérience : ils conduisent à prendre au sérieux les effets de sens de
l’interprétation qui ne sont peut-être pas totalement réductibles à la suggestion
ni à la foi religieuse. En effet, donner une telle importance à l’équivoque
signifiante, qui recèle par définition au moins deux sens, implique de prendre en
compte les effets de ce double sens sur le sujet et sur la vie.
Pour Jean-Luis Sous, il s’agit d’un tournage qui va du langage à la lalangue et qui
n’est pas réductible à une question d’interprétation. Ce tournage porte sur une
conception absolument différente de la psychanalyse. Jean-Louis Sous développe
deux séries divergentes qui mettent en tension le langage et lalangue152 :
Un langage Lalangue Concept Conceptueuse Différence binaire Substance jouissante Unités entités linguistiques Cunnilinguistique Universel Particulier Essentialisme Maniérisme État, attribut Prédicat, transformation Substrat Pointe d’un concetto Niveau décentré de l’interprétation assomption
Equivoque, résonance de lalangue dans l’équivoque des orifices pulsionnels
Signification du phallus comme organe du sens
Glissement phallacieux comme organe des sens
Table 6
Nous voulons nous concentrer sur la question de la « résonance de lalangue dans
l’équivoque des orifices pulsionnels » pour revenir à l’articulation entre lalangue,
jouissance et interprétation poétique. Voyons comment les citations suivantes de
152 Jean-Luis SOUS, « Sept fois sur le bout de lalangue » in Prendre langue avec Jacques Lacan. Hybridations, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 107-127.
348
Lacan, malgré son ton assez énigmatique, sont plus claires avec la clé de cette
articulation entre lalangue, jouissance et interprétation poétique153 :
L’analyste, lui, tranche. Ce qu’il dit est coupure, c’est-à-dire participe de
l’écriture, à ceci près que pour lui il équivoque sur l’orthographe. Il écrit
différemment de façon à ce que de par la grâce de l’orthographe, d’une façon
différente d’écrire, il sonne autre chose que ce qui est dit, que ce qui est dit avec
l’intention de dire, c’est-à-dire consciemment, pour autant que la conscience aille
bien loin.
Nous constatons la relation entre le dire, l’écrire, la poésie et l’équivocité et
soulignons l’effet de sens et de trou que possède la poésie154 :
La poésie qui est effet de sens, mais aussi bien de trou. Il n’y a que la poésie, vous
ai-je dit, qui permette l’interprétation et c’est en cela que je n’arrive plus, dans
ma technique, à ce qu’elle tienne ; je ne suis pas assez pouâte, je ne suis pas
pouâteassez !
Pourtant, la poésie en tant qu’intervention vise plutôt au trou qu’à produire du
sens155 :
Le sens, ça tamponne, mais à l’aide de ce qu’on appelle l’écriture poétique, vous
pouvez avoir la dimension de ce que pourrait être l’interprétation analytique.
Cette intervention poétique alignée au discours analytique (a/ S2$/S1) indique
que la place de la production ou reste correspond à un nouveau (S1). Un
signifiant nouveau comme production, c’est-à-dire comme poiêin ou poésie156 :
L’affreux est que le rapport dont se fomente toute la chose, ne concerne rien que
la jouissance et que l’interdit qu’y projette la religion faisant partage avec la
panique dont procède à cet endroit la philosophie, une foule de substances en
153 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXV : Le moment de conclure [1977-1978], inédit, séance du 20 décembre 1977. 154 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXIV : L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre [1976-1977], inédit, séance du 17 mai 1977. 155 Jacques LACAN, Ibid., séance du 19 avril 1977. 156 Jacques LACAN, « Postface au séminaire 11 » in Autres écrits, op. cit., p. 506.
349
surgissent comme substituts à la seule propre, celle de l’impossible à ce qu’on en
parle, d’être le réel. Cette « stance-par-en-dessous » ne se pourrait-il qu’elle se
livrât plus accessible de cette forme pour ou l’écrit déjà du poème fait le dire le
moins bête ?
L’analyste, pour sa part, il est à la place de « a » comme poème et non comme
poète. Sinon, il serait sujet et non un semblant/agent de cause du désir157 :
Quelle hiérarchie pourrait lui confirmer d’être analyste, lui en donner le
tampon ? Ce qu’un Cht me disait, c’est que je l’étais né. Je répudie ce certificat : je
ne suis pas un poète, mais un poème. Et qui s’écrit, malgré qu’il ait l’air d’être
sujet.
La dernière citation de cette série résume les précédentes en nageant158 sur la
matière équivoque de lalangue. Il s’agit du style lacanien d’après son séminaire
sur Joyce159 :
Comme je suis « né » poème et papouete, je dirais que le plus court étant le
meilleur, il se dit : « Être où ? » ce qui s’écrit de plus d’une façon, à l’occasion :
étrou. Le refuser pour l’étrou vaille… tient le coup. Quoiqu’en suspens. « C’est un
poème signé « Là-quand » parce que ça a l’air d’y répondre, naturel-ment.
J’aurais avancé ça, si la passe, je m’y étais « risqué ». Mais je suis trop vieil
analyste pour que ça serve. Y ajouter « à qui conque » serait déplacé. Jacques
Il est évident qu’à cette époque les enjeux de la poésie chez Lacan sont liés à une
possible intervention sur l’économie libidinale. Ici, intervention veut dire une
interprétation160 non herméneutique, c’est-à-dire qui ne vise pas au sens.
157 Jacques LACAN, « Préface à l’édition anglaise du séminaire 11 » in Autres écrits, op. cit., p. 572. 158 Les métaphores aquatiques seront plus fréquentes dans cette période. 159 Jacques LACAN, « Manuscrit 83 », in Œuvres graphiques et manuscrits, Paris, Artcurial, 2006 [1978], p. 48. 160 « C’est l’interprétation, qui, elle, n’est pas modale, mais apophantique » Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, op. cit., p. 473. Le terme apophantique vient du jargon aristotélicien et vise à une extraction de l’interprétation du registre de la signification, c’est-à-dire d’accentuer un dire comme acte, c’est-à-dire « traverser l’ensemble de dits et atteindre la jouissance qui se déchiffre entre les signifiants », Silvia Elena TENDLARZ, « L’inconscient et son interprétation » http://www.silviaelenatendlarz.com/index.php?file=Articulos/Experiencia-analitica/El-inconsciente-y-su-interpretacion_FR.html, consulté le 20 décembre 2016.
350
Contrairement, l’interprétation a comme but de produire un effet d’évidement du
sens par l’équivoque : « La poésie qui est effet de sens, mais aussi bien de trou »
(supra)161. Une intervention sur l’économie libidinale implique un effet sur
lalangue (un réel) par le symbolique162. Cette intervention sur l’économie
libidinale implique nécessairement lalangue et la jouissance autour du vide
(vider, trou). Ce qui nous renvoie à la poésie chinoise, ou plutôt au pas de la
poésie écrite chinoise au nœud borroméen.
Le pas de l’écriture poétique chinoise au nœud borroméen
La poésie écrite chinoise attire l’attention de Lacan grâce à plusieurs
caractéristiques : la forme gestuelle de sa calligraphie, son articulation entre le
dire et l’écrire, et la manière de produire un « vide médian » par la poésie163. Ce
vide médian implique un élément ternaire164 qui le fait sortir de la binarité.
Ce n’est pas la première fois que Lacan signale la liaison entre topologie et
écriture. Effectivement, au début d’une séance de son séminaire L’objet de la
161 « On saisit ici que ce qu’il vise avec la notion même d’un signifiant qui n’aurait aucune espèce de sens, il vise, si l’on peut dire, la résonance de l’effet de trou c’est-à-dire ce qui, dans les dits, se logifie à partir de l’absence du rapport sexuel et s’étend comme une signification vide. Sa référence à l’écriture poétique chinoise, ça n’est pas fait pour induire à penser que l’interprétation est à s’écrire, mais que l’interprétation n’est pas simplement une équivoque de sens à sens, mais qu’elle est à proprement parler le forçage par quoi un sens, toujours commun, peut résonner une signification qui n’est que vide, qui n’est vide qu’à la condition qu’on s’y voue » Jacques-Alain MILLER, L’Orientation lacanienne III, 9 : Le tout dernier Lacan, inédit, séance du 28 mars 2007. 162 « D’une part, il [Lacan] pense que l’analyste peut, grâce à l’interprétation équivoque, faire résonner le signifiant dans le corps, donc toucher la ‘mécanique’ de la pulsion ou modifier son trajet, dans la mesure où ‘les pulsions c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire’ ». Geneviève MOREL, La loi de la mère, op. cit., p. 107. 163 « François Cheng montre bien dans son livre par quels procédés le poète introduit le vide dans la langue, par omission de pronoms personnels, des mots vides, créant une sorte de vide entre les mots, et même par substitution de mots vides à de verbes, si bien que, la parole poétique étant mue par le souffle du Vide médian, les poèmes des Tang en arrivent à ‘trans-écrire’, comme l’écrit Cheng, l’indicible des choses » Michel BOUSSEYROUX, Au risque de la topologie et de la poésie. Élargir la psychanalyse, Toulouse, Érès, 2011, p. 333. 164 Il s’agit d’un élément tiers par rapport au ying et au yang qui justement ne s’écrit pas. Ce vide n’est pas exactement un vide où on chute, mais un vide fait par la parole qui change l’espace en produisant un effet dans le poème. En ce sens-là, le vide médian est poiêsis, c’est-à-dire production. Nous trouvons une fois encore la relation entre poésie, parole, topologie et « creatio ex nihilo ».
351
psychanalyse165, Lacan a écrit des caractères chinois en ajoutant un cercle d’encre
noire qu’il traduira dans sa « propre calligraphie » comme huit intérieur166.
La dernière fois que Lacan écrit une calligraphie chinoise sur le tableau
est le 3 mars 1972, une séance après la première mention qu’il a faite sur nœud
borroméen, le 9 de février de 1972167. Tout se passe comme si Lacan avait
substitué la calligraphie chinoise par sa propre calligraphie, c’est-à-dire la
topologie de nœuds. Le nœud borroméen possède, comme le vide médian, une
dimension ternaire qui sert à articuler tout ce qu’il a rencontré dans l’écriture
poétique chinoise168.
Quelles sont en définitive, les questions posées par l’intermédiaire de
l’écriture poétique chinoise et reprises par le nœud borroméen ? Nous en
trouvons au moins cinq :
a) La fonction de l’écrit et son rapport aux fonctions de la parole et du
langage. Ce nouage n’est pas sans l’écriture des quatre discours169 ;
b) La poésie comme intervention par l’équivoque. L’interprétation
dorénavant vise à la réduction du sens ;
c) Relation entre plusieurs éléments mathématiques et poétiques pour la
praxis analytique (par l’écriture et la topologie, par exemple) ;
165 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIII : L’objet de la psychanalyse [1965-1966], inédit, séance du 15.12.1965. 166 Idem. 167 Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIX : …ou pire [1971-1972], Paris, Seuil, 2011, p. 91 et 96. 168 « La langue chinoise « joue sur le nœud ». Et donc elle joue sur le trou, sans lequel il n’y aurait pas de nœud possible. Oui, il semble bien que Lacan ait cherché dans la langue chinoise écrite une écriture nodale de la lettre et de la jouissance » Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen, p. 95. 169 Parfois nous avons l’impression que la fonction de l’écrit a une relation privilégiée au réel, alors que la parole et le langage l’en ont avec la vérité, voire le désir. Cette « impression » est fondée sur deux citations de Lacan (« Moi la vérité, je parle » Jacques LACAN, « La chose freudienne » in Écrits, op. cit., p. 409 ; « Nous en sommes là réduits au sentiment parce que Joyce ne nous l’a pas dit, il l’a écrit, et c’est bien là qu’est toute la différence. Quand on écrit, on peut bien toucher au réel, mais non pas au vrai » Jacques LACAN, Le Sinthome, p. 68) et une autre de Jean-Claude Milner (« La vérité parle, elle n’écrit pas » (Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire, Paris, Seuil, 1995, p. 32). D’ailleurs, la vérité, « varité » (condensation entre vérité et variété) comme l’appelle dans son séminaire XXIV, est toujours variable et « mi-dit » (Jacques LACAN, L’insu que sait…, séance du 19 avril 1977). Cf. Joseph ATTIÉ, Entre le dit et l’écrit. Psychanalyse et écriture poétique, Paris, Michèle, 2015 (« Dans l’écriture, c’est la lettre qui prime et peut se passer du sens », p. 21 ; « le signifiant étant supposé renvoyer à un sens et la lettre à un hors-sens, à un réel insaisissable », p. 36 ; « La vérité est ainsi fracassée au profit du signifiant pur devenu lettre, c’est-à-dire un certain réel », p. 126).
352
d) L’introduction des dimensions spécifiques à la psychanalyse : la lalangue
et la jouissance ;
e) L’introduction des dimensions insaisissables pour la linguistique
moderne (résonance170, ton, fuite de sens, homophonie, musicalité171,
« mimèmes »172, la possibilité du geste théâtral ou d’autres traits
artistiques173) ;
Nous avons dit que cette période fraie un chemin si fertile pour Lacan qu’il a
finalement articulé des éléments hétérogènes en reformulant de multiples
concepts décisifs pour la psychanalyse. Tout au long de cette période, de plus en
plus la poésie domine. Mais, de quel genre de poésie s’agit-il ? Lorsque Lacan
affirme, dans une lettre adressée à François Cheng, que « désormais tout langage
analytique doit être poétique »174 nous trouvons plusieurs dimensions de la
poésie. D’abord, la création artistique –chez Joyce– dont nous nous sommes
approchés dans la section précédente (3.3.4. La littérature et l’art comme
anticipation et appui épistémologique). Dans ce versant, lalangue serait une
création artistique, c’est-à-dire l’artiste comme producteur (poiêin) de son œuvre
à partir de l’organisation de l’écriture des équivoques. Deuxièmement, la poésie
comme les ressources culturelles de la littérature qui poussent le langage aux
170 « La poésie est le cas limite de l’alliance du son et du sens dont l’unité paradoxale dans la parole et la langue est leur être même », Henri Maldiney cité par Joseph ATTIÉ, op. cit., p. 111. 171 « Comme la musique, le son ne se produit pas dans la conscience, mais dans la matière, il est plutôt effet de sensations que de signification », « Le re de résonance ne redouble pas, ne duplique pas une seule causalité. Il ne représente pas la transcendance d’un référent absent, mais donne réson comme le dirait le poète François Ponge », Jean-Louis SOUS, L’équivoque interprétative. Six moments de Freud à Lacan, Paris, Le bord d’eau, 2014, p. 17 et 18-19. 172 Dardo SCAVINO, « En la masmédula de Girondo o la ficción de la lengua » in journal Bulletin hispanique, année 2005, vol. 107, no. 2., p. 525. 173 « Il est rare que Lacan prenne une pause sans émettre une sorte de petit bruit de gorge –mi-grognement mi-gloussement– qui revient sans cesse dans tous ces enregistrements comme s’il devait nettoyer ses cordes vocales d’un nodule de reproche se reformant à chaque phrase, éliminer quelque mécontentement aussi pénible que nécessaire à sa pensée. (…) Lacan évite d’imiter dans sa voix une plénitude laissant croire à celle d’un centre, d’une unité, au sentiment même passager d’une symbiose entre la théorie et son objet. Sans cesse de longues pauses font éprouver du vide au sein du raisonnement et s’opposent au chant continu d’une voix oubliant toute extériorité à ses propres effets » Claude JAEGLE, Portrait silencieux de Jacques Lacan, Paris, PUF, 2010, p. 27-29, cité par Jean-Louis SOUS, L’équivoque interprétative, p. 125. 174 François CHENG, « Entretien avec François Cheng, propos recueillis par Judith Miller » in revue L’Âne, no. 48, 1991, p. 54.
353
limites. Parallèlement, la littérature chinoise comme culture écrite serait le
témoignage du trait unaire dans la culture. Pour sa part, la « trouvaille » de Joyce
pour dissoudre la langue anglaise en injectant d’autres langues serait
l’attestation de lalangue comme accumulation des équivoques à l’échelle
culturelle. Finalement, la poésie suppose une dimension équivoque, laquelle
nous renvoie à la nomination et à l’équivocité. La nomination s’entend comme la
langue maternelle qui fonde une équivoque fondamentale qui détermine la
chaîne signifiante (S1 S2)175. L’équivocité est une interprétation qui vise à
« défaire les équivoques fondatrices d’une vie »176.
En résumé, la poésie possède une dimension de création, d’invention
culturelle, de poiêsis (création), qui dépasse la linguistique. Elle a une triple
vocation : comme ressource épistémologique (l’inconscient est fondé par une
équivoque fondamentale, la nomination177), comme une arme technique pour la
pratique (l’interprétation comme réduction du sens) et comme ce qui pousse les
limites du langage.
175 « La nomination se fait toujours dans la langue maternelle [il s’agit de lalangue], grosse d’équivoques imposées au sujet » Geneviève MOREL, La loi de la mère, op. cit., p. 111. 176 Comme nous l’avons dit, cette dimension interprétative a une dimension topologique. Faire quelque chose avec la parole (trous, troumatisme, équivoques) : « […] la seule arme de l’analyste contre le symptôme est le mi-dire ou le dire double de l’équivoque » et « Le réel de la division du sujet entre S1 et S2 reflète la duplicité du symbole et du symptôme qui est topologiquement définie par la figure du « faux-trou » […] La praxis de l’analyste comme « art-dire » se définirait alors par rapport à ce faux-trou du symbolique et du symbole. Il s’agirait de « réaliser » ce faux-trou en le transformant en un vrai trou » ibid., p. 107 et 108. 177 « Le poème, lui, est une tentative de nomination toujours nouvelle. C’est là une chose fabuleuse qui n’est pas donnée à tous, car il s’agit de se repérer par rapport au point de manque qui est dans toute langue » Joseph ATTIÉ, op. cit., p. 74.
354
3.3.6. Synthèse lacanienne
Il est vrai que cette même année du Moment de
conclure Lacan conclut que la psychanalyse est poésie, et même, comble d’horreur, que c’est de la philosophie. Il n’y a pas de discours qui assume aussi radicalement le défaut de garantie que la poésie. Il y a parfois de la poésie dans une séance.
–François Balmès, Quelle science pour une pratique du bavardage
Nous avons trouvé cinq formulations de la relation entre psychanalyse et Poésie :
la Poésie anticipe à la psychanalyse, la Poésie –traduite par la linguistique–
comme base épistémologique propre à la psychanalyse, la Poésie comme
puissance productrice (poiêin), la Poésie comme ressource qui anticipe et donne
un appui épistémologique à la psychanalyse, et, finalement, la Poésie comme
configuration culturelle –écriture– qui clarifie le rôle de la psychanalyse dans
l’histoire de l’humanité. Bien que notre critère pour catégoriser ces formulations
suive une logique chronologique, il est possible de les trouver tout au long de
l’œuvre de Lacan. Parfois, certains de ces moments sont reformulés ou repris,
parfois nous trouvons des indices des moments postérieurs. Nous pouvons
conclure que, malgré son émergence chronologique, chaque moment configure
une logique stable et indépendante de relation entre psychanalyse et Poésie.
Le premier moment est celui de la rencontre de Lacan avec le surréalisme.
L’art surréaliste constitue la porte d’entrée de Lacan le jeune psychiatre, dans le
monde de la poésie. Il a écrit son premier poème intitulé « hiatus irrationalis »,
où nous pouvons trouver rétrospectivement un résumé de son œuvre entière.
Par son approche de l’art surréaliste se désignent plusieurs thèmes lacaniens. Il
s’agit en vérité d’une anticipation au niveau des thèmes et au niveau de la
méthode qui facilitera à Lacan la réinvention de la psychanalyse.
Par rapport aux thèmes, nous trouvons l’approche du surréalisme au
langage –où l’on peut distinguer entre réel et réalité–, le décentrement du sujet,
la stratégie rationnelle pour s’approcher du non-sens au moyen du langage,
355
l’importance de la partie ludique du langage –jeux homophoniques, musicalité et
rythme–, la fonction explicative et non illustrative de la poésie et la
déconstruction du binaire normal et anormal si important pour la
dépathologisation de la psychiatrie178.
Un point capital qui est loin d’être une coïncidence est celui du pouvoir
transformateur de l’image et du langage. Image et langage ne se réduisent pas à
être médiateurs de la réalité, mais ils sont des vrais opérateurs pour transformer
la réalité : ils ont un pouvoir fictionnel qui a la capacité d’avoir des incidences sur
le monde. L’image est une organisatrice de la réalité et la parole est une force qui
dialectise le monde –elle s’oppose comme une négativité à ce qui est déjà
existant. Le stade du miroir a vu la lumière grâce à cette intuition développée à
partir du surréalisme.
En ce qui concerne la méthode, Lacan anticipe la base de son rapport à la
littérature, la poésie et l’art en général. À l’aide de l’art, Lacan formule et résout
des problèmes théoriques. Littérature, art et poésie constituent les recours pour
renouveler la psychiatrie. L’art permet non seulement de formuler de grandes
questions à la psychiatrie, mais aussi de mettre à l’épreuve certaines hypothèses.
En tant que psychiatre intéressé par le surréalisme, Lacan « traduit » le langage
de l’art pour s’en servir dans le champ de la science.
Lacan a trouvé très tôt chez les surréalistes la tentation mystique qui fait
appel à l’ineffable. La formalisation, la conceptualisation et le langage seraient les
antidotes pour ne pas tomber dans ce piège.
Le deuxième moment suit un point heideggérien essentiel : la poésie
comme Urpoesie –l’art comme une forme d’habiter l’Être– empêche la
dégradation de la psychanalyse comme approche biologisante ou
psychologisante de la psychanalyse. La poésie, à l’aide de la linguistique, donne la
base épistémologique pour renouveler la psychanalyse de façon rigoureuse.
178 Ou il s’agit plutôt d’une « subversion psychanalytique de la psychopathologie » comme le suggère Miguel Sierra. Cf. Miguel SIERRA, Les contributions de Freud et Lacan à la théorie des structures cliniques. Des fondements généalogiques aux débats en psychopathologie, thèse de doctorat soutenue le 30 septembre 2016 à l’Université Paris 7 Diderot. Thèse dirigée par François Sauvagnat.
356
Effectivement, la linguistique et la consigne dé-ontologisant de Heidegger
donnent un fondement pour formaliser le mythe et comprendre le pouvoir du
roman chez Freud, dimensionner l’importance des fictions en psychanalyse et
lire « structurellement » les contes, les pièces de théâtre, les textes littéraires et
les grandes œuvres d’art.
À cette époque, le mot d’ordre du « retour de Freud » se faisait pour viser
une psychanalyse non biologisante, non psychologisante et non ontologisante.
Mais cette consigne ne se réduit pas à une tache négative (d’empêcher, d’aller
contre quelque chose, de s’opposer à une idée, etcétéra). C’est aussi un moment
où les outils de la formalisation permettent de donner une base épistémologique
pour la psychanalyse. L’algorithme de la métaphore inspiré de Jakobson (et de
Victor Hugo) et la formalisation du mythe chez Lévi-Strauss dé-ontologisent la
psychanalyse ; à la fois, elles lui donnent une base rigoureuse pour formuler des
concepts (le nom du père) et des outils (le graphe du désir) en lui permettant
d’aller au-delà du Freud œdipien. Cette opération est impossible sans l’aide de la
Poésie. Par exemple, le graphe du désir a été développé à l’aide d’un détour par
Le diable amoureux (de Jacques Cazotte) et d’une lecture de Hamlet. À la fin de
cette période Lacan trouve l’importance des fictions pour la psychanalyse au
moyen de la philosophie de Bentham. Cette intuition aura une prégnance
définitive dans l’œuvre lacanienne.
La troisième approche prend l’art comme paradigme de la sublimation.
Chez Lacan nous pouvons trouver la Poésie en tant que création –poiêin– à partir
de l’objet perdu à jamais chez Freud. Lacan renverse la question freudienne de la
création comme sublimation en affirmant que certaines œuvres d’art ne peuvent
être fabriquées qu’avec l’illusion du remplacement d’un objet perdu.
Lacan emprunte l’exemple du potier heideggérien pour formuler la
sublimation comme la création autour d’un vide. La figure de la creatio ex nihilo
est prolongée jusqu’aux derniers séminaires sous la figure de l’écriture chinoise
et la topologie des nœuds.
357
Le quatrième moment de la relation entre Poésie et psychanalyse reprend
la relation classique chez Freud : une anticipation des thèmes psychanalytiques
et un appui épistémologique pour développer des concepts pour la praxis
analytique. Des textes de Claudel à Joyce, en passant par Sophocle, Shakespeare,
Sade, Poe, Genet ou Duras, contiennent d’idées et de concepts qui ont anticipé ce
qui arrive à la pratique analytique. Lacan dégage ces éléments et il extrait de ces
textes un appui épistémologique. Le cinéma, la peinture ou la sculpture sont
approchés d’une façon similaire.
Finalement, la cinquième approche entre Poésie et psychanalyse prend au
début une forme particulière de la poésie : la poésie écrite chinoise. Cette fois-ci,
la Poésie prend l’une de formes les plus radicales du « langage » : l’écriture
comme configuration culturelle, qui clarifie le rôle de la psychanalyse dans
l’histoire de l’humanité. Effectivement, Lacan en dégage trois fonctions : parole,
langage et écriture ; il trouve le cœur des enjeux de l’équivocité du langage ; il fait
place à des dimensions insaisissables par la linguistique moyennant ce qu’il
appelle sa « linguisterie », et en ajoutant deux questions fondamentaux pour la
psychanalyse : la lalangue et le champ de la jouissance. Lacan utilise la Poésie
comme une forme de clarification de l’un des mystères de la culture : le hiatus
entre ce qui s’écrit et ce qui se dit. Le vide est une partie constitutive de la
question et, pour cette raison, Lacan arrivera à substituer la calligraphie chinoise
par la topologie de nœuds.
358
3.4. Synthèse intermédiaire
Les psychanalystes deviennent les tenants lieu du poème.
–Michel de Certeau, Histoire de la psychanalyse
Si le style de Lacan est fondu dans la poésie ce n’est pas pour en faire un poète, mais un analyste, la clinicité du style étant l’index du désir de l’analyste, axe de chaque cure.
–Erik Porge, Transmettre la clinique psychanalytique
Je ne crois pas au bilinguisme dans la poésie.
Double langue, oui il y a…
Poésie, l’unicité fatale du langage…
Aujourd’hui la poésie, comme la vérité, elles sont conduites à l’échec trop souvent
–Paul Celan, Discours de Brême
Pendant ce chapitre, nous avons construit notre objet d’étude : la Poésie. Nous
avons vu que la multiplicité de caractéristiques qui peuvent être soumises à ce
titre est énorme. Mais nous avons choisi quatre aspects que nous supposons
capturent l’essentiel de la poésie pour la psychanalyse. La Poésie réunit les
dimensions artistique (forçage et invention de la langue par la langue),
esthétique (plaisir), créationniste (nomination, production, invention) et
littéraire (écriture, style, genre littéraire). Poésie commence tout au long de cette
recherche avec majuscule et en cursives pour se distinguer du poème comme
genre littéraire, c’est-à-dire comme récit ou texte écrit en vers.
Nous avons procédé de la manière suivante : premièrement, nous nous
sommes approchés des quatre dimensions associées à la poésie (littérature,
esthétique, art et création) pour construire la Poésie ; deuxièmement, nous avons
montré comment Freud et Lacan y extraient des éléments importants de la
359
psychanalyse ; finalement, nous avons identifié les relations entre psychanalyse
et Poésie dans chaque psychanalyste –Freud et Lacan–. Autrement dit, comment
Freud et Lacan extraient des éléments des quatre dimensions de la Poésie pour
construire des usages psychanalytiques –cliniques, théoriques et pratiques. Nous
avons remarqué les différences et continuités entre Freud et Lacan.
Tous ces éléments réunis sous le nom du Poème, nous l’avons vu, ne sont
pas convoqués par ses caractéristiques décoratives, le pouvoir d’artifice
rhétorique, son expression psychologique, son genre littéraire ou pour produire
des effets qui visent à plaire, à émouvoir ou à enflammer. Dichtung, poiêin, la
« linguisterie » –la subversion de la linguistique– et la fonction poétique portent
sur les limites du langage, sur la création nouvelle et sur quelque chose
d’inquiétant. En ce sens-là, le Poème a des caractéristiques plus modernes que
classiques ou romantiques.
Ainsi, lorsque nous parlons du Poème, il s’agit des éléments extraits des
dimensions esthétiques, créatifs, littéraires ou artistiques de la poésie qui sont
anti intuitifs, non harmoniques, à contre sens et de création inédite. Ces éléments
poussent les limites du langage en introduisant des nouvelles tournures, des
expressions, des mots, des opérateurs logiques, des textures ou des possibilités
inédites dans une langue. Le Poème n’habite pas le champ de la communication
et il n’a pas une fonction uniquement esthétique –de la beauté–, référentielle ou
analogique. Le Poème est un dire impersonnel qui ne s’adresse pas à quelqu’un
en particulier. Ce qui attire l’attention de Lacan c’est la fonction d’un dire qui est
hors sens, un dire qui vide le sens ou qui ne possède pas de sens. Le Poème
produit des effets radicaux : rentrer en résonance avec ce qui est impossible à
dire, forcer le langage (néologismes, injonction d’une grammaire étrangère),
modifier l’inconscient par la parole, induire une parole interprétative hors sens,
produire l’inexpressivité ou l’irruption d’un dire qui touche le réel. La Poésie est
une sorte de révélation immanente, une position d’ouverture ou de rupture, une
disposition pour faire dire ce que le réel s’obstine à dire ; c’est le règne de
l’équivocité et le pouvoir du message pour le message. Le Poème n’est pas
360
pacifique. Il est une exigence virulente sur la parole au risque de l’ouvert, pour
qu’il dise ce qui est impossible à dire et générer le plus vrai. Héctor López
explique179 :
« Donc le vrai poète, pas de message décaféiné qui abuse de la fonction émotive
du langage, mais de la parole qui limite avec le non-sens, qui est par conséquent
déchirure, et même révulsion par certains moments, et qui convoque plutôt à
l’angoisse qu’à l’identification.
Bref, nous avons construit notre objet Poésie en réunissant quatre dimensions de
la poésie pour y dégager les rapports et les usages que Freud et Lacan ont en fait.
Sous cette lumière, nous avons commencé avec Freud pour préparer le
terrain et identifier d’où part Lacan. De cette manière, nous avons tenté de lire la
stratégie générale, les usages poétiques de la psychanalyse et la diversité des
opérations faites pour Lacan. Nous n’avons pas besoin de détailler
maximalement ni de déployer exhaustivement ces opérations. Il ne s’agissait que
d’identifier la stratégie générale et ses opérations pour les contraster et les
comparer avec ceux du Mathème au 4e chapitre –ce qui sera consacré à la
relation entre Poème et Mathème. La question a été, donc, de ne pas trop détailler
pour empêcher de nous perdre dans les labyrinthes poétiques, mais à la fois, de
ne pas trop généraliser pour ne pas transiter par des lieux communs qui
rendraient notre recherche stérile.
Nous avons vu comment Freud s’est confronté à la question de la
scientificité de la psychanalyse. Très tôt, il a trouvé des phénomènes dans sa
clinique qui ressemblaient aux textes littéraires. Ces phénomènes n’ont pas été
traités par la science, étant considérés comme indignes. Pour Freud, la tâche de
la psychanalyse en tant que science ne se réduit pas à décrire les phénomènes
psychiques et les traiter. La pratique psychanalytique suppose l’explication de
ces phénomènes. Le psychanalyste viennois a considéré la Poésie comme une alliée
179 Héctor LOPEZ, Lo fundamental de Heidegger en Lacan, Buenos Aires, Letra viva, 2011, p. 66. La traduction est de l’auteur.
361
pour explorer ces phénomènes négligés par la science. La nature littéraire des
formations de l’inconscient, par exemple, a amené Freud à s’intéresser à la
littérature pour garantir la scientificité de la psychanalyse. À l’aide de la Poésie
Freud a cherché, décrit et expliqué un champ nouveau appelé « psyché ».
Nous avons dégagé cinq grands usages de la Poésie chez Freud :
a) une transmission de l’expérience psychanalytique qui peut rendre
compte de façon scientifique et rigoureuse ;
b) une anticipation des certains phénomènes et tendances que la
psychanalyse va déployer de manière scientifique ;
c) un appui épistémologique pour développer les éléments méprisés par la
science (fantaisies, souvenirs, mots d’esprit, etc.) et pour construire de
concepts et théories –la Poésie contient une richesse explicative pas
encore formalisée– ;
d) une création, par exemple, les trois formes de création dans l’œuvre
freudienne : les jeux d’enfants, la sublimation et le Witz –dont seuls les
deux derniers impliquent la création littéraire, la poésie et l’art en
général– ;
e) une formulation des vérités non accessibles que par la littérature,
comme lorsque Freud développe l’idée que les mythes ont une vérité
psychique plus profonde qu’un simple récit et que Lacan formule en
termes d’un mythe qui donne « une forme épique à ce qui s’opère de la
structure »180.
Nous avons ensuite confirmé que Lacan est dans une relation de filiation
freudienne par rapport à la rencontre entre psychanalyse et Poème. Pour nous il
est évident que le psychanalyste parisien reprend, reconfigure et approfondit les
approches poétiques freudiennes en les mettant en relation avec d’autres savoirs
180 Jacques LACAN, « Télévision », op. cit,. p. 532.
362
tels que la mathématique, l’anthropologie, la linguistique, la sociologie, la
biologie, la cosmologie, la religion, etcétéra.
Chez Lacan, il est possible de nommer cinq relations essentielles entre la
Poésie et la psychanalyse. Nous avons vu que ces relations coïncident avec cinq
périodes. Cette périodisation se résume ainsi : a) l’influence surréaliste dans la
psychiatrie (1930-1949) ; b) l’approche linguistique et heideggérien au langage
et la fiction productive (1950-1960) ; c) la Poésie comme sublimation autour du
vide (1961- 1964) ; d) la répétition du cadre classique freudien : la littérature et
l’art comme anticipation et appui épistémologique (1958-1964) ; et, e) la Poésie
vue à travers l’écriture, c’est-à-dire comme une production culturelle de grande
portée (1971-1981). Comme nous l’avons vu, ces périodes indiquent seulement
les moments les plus actifs. L’antérieur veut dire que certains d’entre eux
peuvent se réactiver ou se fusionner avec d’autres périodes, c’est-à-dire, des
anticipations et des significations rétrospectives ont été toujours possibles.
À part leurs différentes manières de lier Poème et psychanalyse, nous
remarquons deux différences fondamentales entre l’approche freudienne et
l’approche lacanienne au Poème. Lacan pose la question de la psychanalyse en
termes de la langue181, alors que Freud agit en termes d’anticipations poétiques à
développer scientifiquement. Premièrement, c’est le surréalisme qui lui donne
une intuition du rôle du langage par rapport à la réalité. Ensuite, c’est la
linguistique moderne et le structuralisme, lus par Heidegger, qui lui permettent
de formaliser cette intuition. Finalement, l’écriture poétique chinoise et la
mathématique –spécifiquement la topologie– rendent possible d’élucider trois
fonctions essentielles pour la psychanalyse et la culture en général : la fonction
de l’écrit, la fonction de la parole et la fonction du langage. Lacan met en
perspective la psychanalyse à partir de la primatie de la langue et ses
181 « Le devoir que Lacan a imposé à l’analyste d’assimiler d’une manière plus profonde les recours de la langue poétique acquérait une autre ampleur. Dans la mesure que la littérature et le langage en général ont occupé une autre place à l’intérieur de la théorie et de la pensée de l’époque, ce devoir s’est imposé non seulement au clinicien, mais aussi au théoricien » Santiago DEYMONNAZ, Lacan en el cuarto contiguo. Usos de la teoría en la literatura argentina de los años setenta, Leiden, Almenara, 2015, p. 212. La traduction est de l’auteur.
363
dérivations : l’écriture, la parole et la langue comme telle. Pour Lacan, le Poème
est l’une des langues parlées par la psychanalyse. Si l’inconscient est structuré
comme un langage, fait de signifiants ou de lettres, le Poème se sert d’un grand
réservoir de ressources du langage accumulées dans son histoire, c’est-à-dire de
lalangue comme accumulation des équivoques sémantiques, logiques et
grammaticales. Il existe une homologie structurelle entre Poème et les objets de
la psychanalyse, homologie qui peut expliquer pourquoi le Poème est l’une des
ressources extrascientifiques et transdisciplinaires les plus utilisés182.
Même si Freud s’est aperçu du rôle historique de la psychanalyse, il n’a
pas eu les outils pour concevoir certains aspects de la psychanalyse comme le
texte même de l’histoire, c’est-à-dire la psychanalyse comme texte immanente et
non métalinguistique. Alors que Lacan, grâce à l’homologie structurelle entre
Poème et psychanalyse, peut formuler la psychanalyse structurellement comme
une novation d’une envergure équivalente à celui de la poésie écrite chinoise, de
l’amour courtois, l’écriture de Dante ou les novations joyciennes à l’intérieure de
la langue –d’une façon immanente. D’où s’expliquent leurs différences et ses
portées.
Chez Freud, la psychanalyse ne prend jamais la forme de la littérature. Il
ne s’agit pas d’une identification entre Poème et psychanalyse, mais d’une
homologie structurelle. Cette homologie n’est possible qu’à condition de
concevoir la psychanalyse comme quelque chose qui fait partie aussi de la
matière de la langue, voire soumise aux lois de la langue, la parole et l’écriture.
Autrement dit, les concepts, la théorie, la pratique, la construction de cas –la
clinique donc– et toutes les questions qu’appartient au domaine de la
psychanalyse suivent les lois et les fonctions de la langue, la parole et l’écriture.
La maxime lacanienne « il n’y a pas de métalangage » prend ici tout son essor.
Que la matière même de la psychanalyse soit la langue, la parole et l’écriture
donne au Poème et au Mathème un rôle essentiel pour la théorie, la pratique et la
182 Je dois plusieurs de ces remarques à l’annexe du livre Lacan en el cuarto contiguo intitulée « La literatura en el psicoanálisis », Idem.
364
clinique, car le Poème se montre comme cet élément intrinsèque à la langue qui
permet de pousser les limites de la langue, la réinventer ou montrer ses ruses.
Ainsi, le Poème révèle la capacité explicative et transformatrice de la langue.
Cette homologie structurelle entre Poésie et psychanalyse n’est possible
que par la formulation de la psychanalyse en termes de langue (surréalisme,
linguistique moderne/structuralisme et l’écriture comme produit culturel). Cette
homologie a ces effets sur plusieurs questions :
1. Elle peut nous expliquer pourquoi la question freudienne entre
science et littérature, même entre science et art, est posée
implicitement en termes de Poème et de Mathème –tous les deux en
ayant un rapport radical à la langue. Pour ce versant il est possible de
clarifier le détachement lacanien des éléments positivistes et
romantiques chez Freud, car le Poème et le Mathème dépouillent tout
contenu empirique et formulent les choses de manière formelle –ce
qui est réfractaire à la conception de profondeur ou d’une réalité
irrationnelle occulte. Ainsi, Mathème et Poème partagent la
caractéristique d’être aux bords, aux extrémités et aux limites du
langage –le mythe serait à cet égard un exemple d’une vérité qui ne
peut s’exprimer que dans une forme littéraire. La radicalité de la
psychanalyse reste peut-être dans la capacité du Mathème ou Poème à
nommer, écrire, inventer ou inscrire là où les confines de la langue se
ressentent ;
2. Elle met en évidence les « effets secondaires » comme l’intérêt de la
psychiatrie par la littérature. Parallèlement, ces remarques
expliqueraient l’espoir qu’avait l’art ou la littérature pour que la
psychanalyse puisse répondre aux mystères de la création artistique
ou trouver ses mécanismes les plus profonds –par exemple, la
sublimation– ;
365
3. Elle dimensionne pourquoi Lacan n’est pas intimidé lorsqu’il est
confronté aux questions posées par les « grands savoirs » : la
philosophie, la science, l’art et la religion. Lacan a eu une « certitude
anticipée » de la victoire de la psychanalyse dans la culture, de la
psychanalyse comme un événement qui permet lire ces savoirs
autrement. Par exemple, au moyen des quatre discours, il est possible
de lire les mutations de ces savoirs à travers l’histoire –ces savoirs
constituent des pratiques discoursives ;
4. Elle rend compte de l’approche freudienne et lacanienne par rapport
aux avant-gardes littéraires, artistiques ou poétiques. On notera que
Freud ne s’intéresse trop aux mouvements d’avant-garde artistiques.
Son approche de la littérature et de l’art est plutôt classique : Goethe,
Cervantès, Shakespeare, Heine ou Sophocle. Lacan était plus averti de
la tâche de moderniser la psychanalyse et de la rendre à la hauteur de
son époque. Ainsi, il est possible de registrer les mutations de la
culture ou de l’art comme de transformations du langage.
Freud serait donc un « roman » du classicisme, un archéologue dans un côté. De
l’autre, Lacan serait un « poème » avant-gardiste qui a mis au jour la
psychanalyse pour le XXIe siècle. Peut-être.
À quoi bon le Poème ? À quoi sert la Poésie en psychanalyse ? Tout au long de ce
chapitre, nous en avons détaillé quelques usages :
Anticipation ou inspiration pour la théorie, la pratique et la clinique
psychanalytique. En tant que tel, le Poème est une origine, une source ou
un oracle ;
Il est la matière même de la psychanalyse dans la mesure où le Poème est
fait de langage, parole et écriture. Le Poème possède une homologie
structurelle avec la psychanalyse. La fonction d’archive, de ressource de la
langue ou de trésor s’impose ici ;
366
Il montre sa capacité de révélation ou de dégagement de certains aspects
théoriques, pratiques ou cliniques pour la psychanalyse telle que la
création/sublimation, l’interprétation, la structure du sujet (la tragédie
d’Œdipe, Hamlet, Le diable amoureux de Cazotte), la
rédaction/construction d’un cas, la transmission de la psychanalyse,
etcétéra. Il s’agit d’une utilité heuristique et expérimentale ;
Il a la possibilité de formuler et penser des questions psychanalytiques
informulables et impensables autrement. Le théâtre, la tragédie, la
fonction poétique, l’écriture poétique chinoise, le style sont des éléments
sans lesquels la psychanalyse ne pourrait pas élaborer des questions
cruciales pour sa praxis. On peut trouver la fonction d’élaboration, d’appui
épistémologique et de création ;
Le Poème sert de moyen didactique. L’application de la théorie, la pratique
ou la clinique analytique à la littérature ou à l’art en général. C’est la
fonction didactique, d’exemple ou de transmission183 ;
Parfois, il semble que ni Lacan ni Freud ne remettent en cause l’autorité
du Poème. La littérature ou l’art ont été des éléments qui ne nécessitaient
pas d’être expliqués. Il ne s’agit pas d’une question à prendre de façon
péjorative. Le Poème serait un cadre plus ample que la rationalité de la
psychanalyse ou la science. À cet égard, le Poème a une fonction de
filiation, d’inspiration, de position d’autorité et parfois d’admiration ;
Le Poème sert aussi de laboratoire pour tester, raffiner ou confirmer
certaines hypothèses analytiques. Si le Poème est l’accumulation des
ressources de la langue dans l’histoire, nous pouvons utiliser la littérature
ou l’art comme un supplément de la clinique, comme un laboratoire. Les
183 « Que l’histoire de la langue et des institutions et les résonances, attestées ou non dans la mémoire, de la littérature et des significations impliquées dans les œuvres de l’art, soient nécessaires à l’intelligence du texte de notre expérience, c’est un fait dont Freud, pour y avoir pris lui-même son inspiration, ses procédés de pensée et ses armes techniques, témoigne si massivement qu’on peut le toucher rien qu’à feuilleter les pages de son œuvre. Mais il n’a pas cru superflu d’en poser la condition à toute institution d’un enseignement de la psychanalyse » Jacques LACAN, « La chose freudienne », p. 435. L’acent est de l’auteur.
367
exemples plus proches sont les contes de L’homme au sable d’Hoffmann
ou Frayeurs de Tchekhov184 ;
Être à contre-courant à la métaphysique est une autre fonction du Poème
dans la psychanalyse. Il s’agit de la solution donnée par Heidegger pour la
dé-ontologisation de la philosophie, mais ici dans le champ de la
psychanalyse. L’équivocité de la langue, l’évidement du sens et la capacité
d’avoir une autre écoute ont une fonction anti-représentationnelle,
subversive et d’antidote à n’importe quelle ontologisation.
Le Poème, est-il nécessaire pour la psychanalyse ? Oui, définitivement. La
littérature, la poésie, l’art ou la création à l’aide des langues (parlées, dansées,
architectoniques, musicales, artistiques, etcétéra) constituent des éléments
indispensables pour la conception, la rénovation de la théorie, la formulation des
concepts, l’intervention lors de la pratique et pour toutes les restantes
dimensions de la psychanalyse. Si l’on reformule le Poème comme un grand
réservoir des ressources de la langue –parlée ou artistique– accumulées à
travers de l’histoire, notre jugement est correct. La matière même de la
psychanalyse est la langue. Dans la mesure où le triple versant de la langue –
langue, parole, écriture– fait partie du Poème, elle est nécessaire pour la
psychanalyse. Que la matière de la psychanalyse soit la langue ne veut pas dire
qu’elle analyse la langue ou que la recherche de la langue soit son but.
184 La psychanalyse et la Poésie ont une question radicale en commun, que nous appelons volontiers « l’une des questions le plus importantes du XXIème siècle » : comment produire une incidence sur l’économie de la jouissance ? Dans la journée d’études Universitas littérarum organisée pour nous au Chicago University Center in Paris avec le soutien de L’École Doctorale en Psychanalyse et Psychopathologie de Paris 7 Diderot le 29/04/2016, nous arrivons à la même conclusion. L’art ou la littérature s’interrogent pour sur la production-création d’une œuvre qui soit impossible d’être soumise au circuit du marché. La psychanalyse vise à changer l’économie de la jouissance qui produit la souffrance du sujet. Le sinthome serait un reste qui ne pourrait pas circuler dans les circuits du marché. Même la question du discours capitaliste est répondue par Lacan à travers une conjecture littéraire et catholique laïque : sinthome = saint thomas (d’Aquin). « Dans un côté, la fascination de la psychanalyse devant la pulsion. De l’autre, l’intention de le faire fléchir ou de la comprendre –une autre forme de soumission–. Tous les deux réactions ont été présentes dans son approche de la littérature et dans les contorsions faites par la théorie psychanalytique pour se confronter à la littérature. La littérature n’était pas pour Freud équivalente à la pulsion. C’était plutôt la stratégie, et non l’objet, la manœuvre répétée par le psychanalyste » Santiago DEYMONNAZ, Lacan en el cuarto contiguo, op. cit., p. 200.
368
Pour la psychanalyse –pratique, théorie, clinique– le Poème est un
élément nécessaire, mais non pas suffisant. Le Poème et la psychanalyse ne sont
pas deux savoirs superposables ou identiques. Chacune d’elles a son propre
champ. Le transfert, le sujet, la jouissance ou le réel sont des éléments propres de
la psychanalyse. Par conséquent, le Poème ne peut pas être la pratique, la théorie
ou la clinique pour traiter avec la souffrance des sujets. En autre, la psychanalyse
n’est pas une analyse de discours, une critique littéraire/artistique ou une
herméneutique.
Le Poème peut exister sans la psychanalyse. L’inverse, nous concluons, n’est
pas vrai. Il est possible que la psychanalyse puisse révéler des choses
importantes ou intéressantes pour le Poème. Pourtant, la psychanalyse n’est ni
nécessaire ni indispensable pour le Poème. Il existe une asymétrie non
hiérarchique entre eux.
Si la psychanalyse perd sa relation avec le Poème elle devient une thérapie
indifférenciée ou un scientisme –neuroscience, psychiatrie,
comportementalisme. Si la psychanalyse se fusionne ou s’identifie au Poème, elle
deviendrait une critique, une herméneutique ou un outil pour analyser des
œuvres artistiques ou des productions discursives. Le Poème est un élément qui
doit être toujours en tension interne, jamais identifiée ou fusionnée avec la
psychanalyse.
Le Poème n’est pas subordonné à la psychanalyse. Il peut clarifier,
anticiper, mettre en tension, être un appui épistémologique, un outil pour la
pratique ou une forme d’intervention, mais il n’est pas exactement subordonné à
la psychanalyse. Si le Poème était subordonné à la psychanalyse, il perdrait la
radicalité de son fil tranchant. Le Poème est un élément inhérent –en tension– à la
naissance185, la rénovation et la pratique quotidienne de la psychanalyse, mais
jamais subordonné à la dernière.
185 « Le diagnostic local et les réactions électriques n’entrent pas en ligne de compte dans l’étude de l’hystérie, alors qu’une présentation approfondie des processus animiques, comme on a l’habitude d’en trouver chez le poète, me permet, en appliquant quelques formules
369
Si la psychanalyse s’écartait du Poème, elle perdrait l’un des noyaux les
plus radicaux. Si la psychanalyse s’identifie au Poème perd sa spécificité. Le
Poème est en tension extime avec la psychanalyse. Car il est impossible de
trouver les éléments de la littérature dont la psychanalyse a besoin dans la
religion, la science ou la philosophie, notre question se transforme ainsi :
comment faire pour conserver cette tension Poétique à l’intérieur de la
psychanalyse, sans fusionner ou se débarrasser du Poème ? Il est possible que
Lacan ait répondu à cette interrogation par le Mathème.
psychologiques, d’y voir malgré tout à peu près clair dans le déroulement d’une hystérie » Sigmund FREUD, « Études sur l’hystérie » [1895] in Œuvres complètes, vol. II, Paris, PUF, 2009, p. 182.
370
371
CHAPITRE IV – POEME ET MATHEME CHEZ LACAN : UNE ETUDE DE TROIS CAS
Le poème, la musique, le théorème,
Présences immaculées nées du vide. Édifices aériens
Sur un abime construits.
–Octavio Paz, Réponse et réconciliation1
Les poèmes cachent des théorèmes.
–Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu La psychanalyse est amoureuse de la
littérature. En revanche, la littérature n’est pas amoureuse de la psychanalyse. (…) La psychanalyse aimerait être une science amoureuse du littéraire.
–Justin Clemens, Psychoanalysis is an antiphilosophy
Nous avions déjà exploré l’intérêt et les usages des mathématiques et de la
poésie dans l’œuvre freudienne et lacanienne de manière indépendante. Il s’agit,
dans ce chapitre consacré à l’étude de la relation entre Mathème et Poème,
d’accointer ces concepts, ensemble. Comme nous avons déjà constaté, la diversité
et la complexité des fonctions de ces deux éléments sont débordantes. Ainsi,
nous avons décidé d’extraire uniquement trois « cas » de tout l’enseignement de
Lacan, c’est-à-dire trois moments où Lacan met en jeu ces fonctions ensemble.
Autrement dit, ce chapitre ne sera pas une recherche exhaustive de cette
relation, mais une quête de cas « exemplaires » de ce qui est en jeu lorsque Lacan
articule Mathème et Poème. En ce sens-là, ce chapitre constitue un point
d’arrivée. Pour examiner les trois cas de cette relation, il est indispensable de
1 Octavio PAZ, « Respuesta y reconciliación. Diálogo con Francisco Quevedo » in revue Vuelta, No. 259, juin 1998. Je remercie à Viridiana Pérez Márquez pour attirer mon attention sur ce poème.
372
prendre en considération les élaborations faites dans les chapitres sur le
Mathème et sur le Poème.
Dans les deux chapitres précédents, nous avons montré comment le
Mathème et le Poème sont des termes polyvoques. Nous constatons ainsi que la
théorie psychanalytique lacanienne n’est pas une Weltanschauung –une
conception du monde. À ce titre, les relations entre ces deux éléments sont très
variées, spécifiques et elles ont une tendance fragmentaire, régionale. En
d’autres termes, Mathème et Poème constituent dans l’ensemble de l’œuvre
lacanienne une fonction de « boîte à outils ». Mais, quels instruments contient
cette « caisse à outils » ? Elle comporte des diagrammes, des mathèmes, des
formalisations, des objets mathématiques, de l’art, de l’esthétique, de la
littérature, de la création. Chaque component de cette boîte à outils a une utilité
et une fonction spécifique. Ainsi, creuser un outil mathématique avec un outil
poétique vise à résoudre un problème singulier, à construire un dispositif
particulier ou à s’approcher singulièrement d’une question spécifique.
Néanmoins, Mathème et Poème ont des caractéristiques similaires, aussi
bien au niveau de la « matière » qu’au niveau des fonctions. Mathème et Poème,
dans ses versions –diagramme, objet, mathème, création, littérature, etc.– se
constituent de la même matière : à partir de la lettre2. En outre, leurs fonctions
visent les mêmes objectifs, elles partagent le même vecteur ; parfois ses
orientations ou directions sont opposées. Par exemple, Mathème et Poème ont
une fonction dépsychologisante : le premier par évidement de sens et le dernier
par production d’un autre sens –l’équivocité à l’occurrence, ou tous les deux par
soustraction de sens –le mathème et les néologismes chez Joyce. La
mathématique et la poésie ont en commun qu’elles se détachent de la réalité :
d’un côté pour se purifier de la réalité et pour trouver les relations logiques
2 « On notera l’analogie entre le poète et le mathématicien, qui n’est pas sans rappeler les affinités entre lalangue et le mathème lacanien. En effet, l’une comme l’autre n’ont besoin pour se transmettre que de la lettre qui par sa nature du support matériel à la capacité de faire défaut au semblant de la représentation, de faire sens blanc et place à un bord de silence », Josiane PACCARD-HUGUET et Michèle RIVOIRE, Études de poétique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2001, p. 141.
373
autrement plus difficiles à éclaircir à cause de sa contamination avec des autres
éléments ; et de l’autre côté, la poésie s’agit des fictions qui, toutefois, ont des
conséquences dans la réalité. Poème et Mathème sont aussi des savoirs sans objet
et, d’une certaine manière, des dires impersonnels ; c’est-à-dire des savoirs sans
sujet et sans objet. Ainsi, le Mathème et le Poème constituent deux manières de
traiter la langue de façon immanente : il ne s’agit pas d’un métalangage. Pourtant,
la première vise à réduire les lectures, tandis que la seconde vise à équivoquer
les lectures, à les multiplier3. Qu’elles ne soient pas un métalangage est
important en termes théoriques, pratiques et cliniques, car les solutions à ces
trois niveaux ne sont jamais tirées d’un autre langage supposé supérieur –il n’y a
pas un Autre de l’Autre.
Mathématiques et poésie ont une fonction et un usage anti-intuitif, non
représentationnel, contre l’harmonie, non totalisante, et à contresens. Elles ont
une tendance à réduire la dimension imaginaire et à construire des appareils qui
cheminent à contre-courant de l’ontologie et de la métaphysique. Mathème et
Poème ne constituent jamais une polarité binaire du type « masculin/féminin ».
Cela impliquerait la métaphysique d’une sphère complémentaire ou la
métaphysique d’un Un à restituer. En ce sens, la diversité et la complexité de
chaque ensemble empêchent un rapport binaire simple et complémentaire. Par
conséquent, la relation entre mathématiques et poésie peut être dialectique : une
relation de tension, d’interruption4, de confusion –le Mathème a un côté poétique
3 « La doctrine de lalangue est inséparable de celle du mathème. Alors que lalangue ne se soutien que du malentendu, qu’elle en vit, qu’elle s’en nourrit, parce que les sens croisent et se multiplient sur le sons, le mathème, lui, au contraire peut se transmettre intégralement sans « amphibole ni équivocation » pour reprendre les termes de Leibniz, parce qu’il est fait de lettres sans signification », Jacques-Alain MILLER, « Théorie du langage », in journal Ornicar ?, no. 1, 1975, p. 33 citée par Josiane PACCARD-HUGUET et Michèle RIVOIRE, Idem. 4 Par exemple, la thèse d’Alain Badiou sur l’origine structurelle de la philosophie « l’interruption mathématique du poème » a été renversée par le critique littéraire australien Justin Clemens : il a conçu la psychanalyse freudienne comme antiphilosophie : « l’interruption poétique du mathème ». Pour Badiou, le mythe est du côté du poème et la rationalité philosophique du côté des mathématiques. Là, nous pouvons localiser commencement de la philosophie –au sens historique et structurel. Pour Clemens, Freud utilise la littérature (côté poésie) pour limiter la rationalité déchainée du scientisme biologique ou neuronale (côté mathématique) ; plus précisément, selon Clemens nous trouvons chez Freud que l’antidote pour un scientisme excessif est la littérature (ses enjeux impliquent une rationalité plus subtile et adéquat pour la praxis
374
ou à l’envers–, de pince –pour capturer un réel–, ou de rapport non dialectique,
c’est-à-dire réductible l’un à l’autre. Ce dernier point nous indique que la relation
entre Mathème et Poème ne se trouve pas dans l’axe « nécessaire-possible » mais
dans l’axe « contingent-impossible », pour l’exprimer en termes lacaniens. Disons
que la psychanalyse vise d’un côté à une transmission universelle et sans perte –
« intégrale », dans les mots de Lacan5. De l’autre côté, la psychanalyse entraîne
une pratique du langage, une pratique du bavardage qui est singulière. Le
singulier ou la singularité se traduit ici comme contingence et aussi comme
impossibilité –l’impasse dans la symbolisation–, même si elles ne sont pas
immédiatement similaires. L’universalité rend nécessaire et possible le
mathème. La singularité comme contingence peut être incarnée par le trauma, le
signifiant maître qui fonde l’inconscient, l’une-bévue comme équivoque
fondatrice ou la rencontre amoureuse comme tyché qui interrompt l’automaton.
La fonction de l’impossible peut être remplie par l’impasse d’une symbolisation,
ainsi que par le trauma comme rencontre avec ce qui a été impossible dans un
univers symbolique. L’impossible non pas comme ce qui est impossible dans la
représentation, mais comme un impossible qui arrive. L’impossible est un
trauma justement parce que il arrive. La transmission de la praxis
psychanalytique ou la grammaire du langage sont plutôt nécessaires et possibles
comme contingentes ou impossibles. Cependant, bien que le Mathème soit plus
proclive à l’universel –et pour cette pente nécessaire et possible– et le Poème ait
une tendance au singulier, la relation Mathème-Poème est en soi-même du côté de
l’axe contingent-impossible dans la logique modale et en termes des formules de
la sexuation. Il faut nous rappeler que le flanc féminin des formules de la
sexuation passe aussi par le langage, mais il le traverse de manière singulière –
un par un. Nous concluons dans notre recherche sur le Mathème et sur le Poème
que cette liaison est singulière et pour cette raison, elle est dans l’axe contingent-
impossible ou féminin dans les formules de la sexuation. psychanalytique). Cf. Justin CLEMENS, Psychoanalysis is an Antiphilosophy, Edimburgh, Edimburgh University Press, 2013 et Alain BADIOU, Conditions, Paris, Seuil, 1992. 5 Jacques LACAN, Le séminaire, livre XX : Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 100.
375
Cette dernière remarque est paradoxale, car la psychanalyse vise à un
rapport avec le langage singulier et contingent. Parallèlement, la psychanalyse a
besoin des mathématiques pour se transmettre et pour être rigoureuse. Parfois,
les mathématiques ont la fonction de nommer l’impossible –ce n’est pas la même
chose de cerner l’impossible que de le nommer– ou de traiter les contingences.
Ainsi, la poésie peut donner de la rigueur et elle a une fonction de transmission.
La remarque est paradoxale parce que la psychanalyse vise à se constituer
comme une praxis singulière à transmission universelle, en définitive, une
science du singulier comme nous l’avons remarqué plusieurs fois dans cette
recherche. Ce point est aussi un point d’appui pour notre méthodologie : la
relation Mathème-Poème doit s’interroger cas par cas, un par un.
Comme la psychanalyse est une pratique qui a besoin du langage, nous
pouvons affirmer que mathématiques et poésie constituent les deux limites du
langage en tant qu’extrémités. Elles convergent à mobiliser les limites du
langage, de les mener plus loin. Par conséquent, Mathème et Poème, en tant que
relation, ont un véritable intérêt pour la psychanalyse : sa pratique est une praxis
de la lisière du langage. Nous avons déjà montré comment Lacan s’occupe
d’interroger l’écriture des deux côtés –l’écriture mathématique et l’écriture
poétique. Effectivement, la lettre n’a pas un intérêt uniquement matériel : il s’agit
d’un seuil du langage. Création mathématique et création poétique s’entendent
ici comme deux pratiques qui poussent les limites du langage par n’importe quel
recours –écriture, son, équivocité, inscription, localisation du réel, etc. Nous
pouvons renverser cette dernière remarque et avancer l’hypothèse suivante :
mathématiques et poésie constituent deux savoirs qui peuvent rendre compte et
formuler les inventions langagières, mais ce qui pousse les limites du langage –
toujours de façon immanente– est la jouissance, car la jouissance est le champ de
la psychanalyse6. Le côté jouissant du langage en psychanalyse a un nom :
lalangue.
6 « Pour ce qui est du champ de la jouissance –hélas, qu’on n’appellera jamais, car je n’aurai sûrement pas le temps même d'en ébaucher les bases, le champ lacanien, mais je l’ai souhaité–, il
376
4.1. Trois cas d’articulation entre Poème et Mathème
Sur la base de notre recherche concernant Mathème et Poème, où nous avons
constaté une articulation entre ces deux éléments de manière singulière et
contingente, nous allons présenter trois « cas » de la relation entre poésie et
mathématiques, tirées de l’enseignement de Lacan.
Nous allons choisir ces « cas » (dont nous retiendrons trois
caractéristiques) : a) ils seront extraits des trois moments différents entre eux ;
b) l’articulation Mathème-Poème sera distincte en chaque cas ; et, c) ils doivent
montrer une dimension paradigmatique qui peut anticiper ou permettre d’autres
« cas » lacaniens dans plusieurs époques de l’enseignement de Lacan. Pour cette
raison, nous avons choisi des « cas » de différentes époques et à la fin de chaque
exposition de ces « cas », nous ferons des commentaires et des liaisons avec
d’autres exemples de cette articulation avant, après et au même instant de ce
« cas » particulier. Le premier « cas » correspond aux années 52-57, le Lacan du
symbolique ; le deuxième cas, celui du Lacan « logicise » qui fait des lectures sur
des tableaux –autour des années 64-67– ; et, finalement, le cas qui s’extrait de
son dernier enseignement, c’est-à-dire du Lacan « poète borroméen » de la fin
des années soixante-dix.
y a des remarques à faire », Jacques LACAN, Le séminaire, livre XVII : L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 93. Je dois remercier Tamara Dellutri pour cette remarque.
377
4.1.1. Le mythe individuel du névrotique : le mythe comme formalisation du
paradoxe
De sorte que le mythe serait là pour nous montrer la mise en équation sous une forme signifiante d’une problématique qui doit par elle-même laisser nécessairement quelque chose ouvert, qui répond à l’insoluble en signifiante l’insolubilité, et sa saillie retrouvée dans ses équivalences qui fournit (ce serait là la fonction du mythe) le signifiant de l’impossible.
–Jacques Lacan, Intervention après un exposé de Claude Lévi-Strauss
Le premier cas correspond à la période du Lacan de l’impérialisme du signifiant :
la formalisation du cas du petit Hans par le mythe lévi-straussien. Entre 1952 et
1957, Lacan entreprend, entre autres, la tâche de formaliser les cas cliniques
freudiens –du cas de Dora jusqu’au cas de Schreber en passant par le cas de
l’homme aux loupes, celui du petit Hans et le cas de l’homme aux rats. Il s’agit
aussi du moment où Lacan se sert d’Heidegger et de Lévi-Strauss pour lire Freud.
Pendant cette période, la linguistique est en position du poème heideggérien,
mais aussi fonctionne comme formalisation mathématisante. À cette époque,
Mathème et Poème prennent, d’un côté, la forme de la linguistique et de l’autre
côté, la forme du mythe. En effet, Lacan utilise l’anthropologie structurelle en
tant que conception des phénomènes comme structure qui se comporte en
termes linguistiques : permutation et combinaison. Mais la linguistique
structurelle n’est pas le seul élément de l’anthropologie lévi-straussienne
emprunté par Lacan. Il s’oriente aussi par la formalisation du mythe à l’aide des
mathématiques chez Lévi-Strauss. Dans ce contexte, le mythème a le même rôle
que le phonème ou le lexème, à savoir la particule minimale d’une structure
linguistique, étant le mythème l’unité fondamentale de la structure du mythe.
La formalisation des cas freudiens par la méthode lévi-strausienne a le
même but : celui de formaliser l’expérience pour y trouver des paradoxes. Par
378
exemple, l’histoire fantasmatique du supplice du rat dans le cas de l’homme aux
rats est une formation poétique –un mythe– que Lacan commence à formaliser
par le biais de la méthode de Lévi-Strauss. Le conflit psychique de l’homme aux
rats a déclenché la névrose de ce sujet. Ce conflit psychique peut se formaliser en
le traduisant comme paradoxe ou impasse de cette formalisation. Si l’on
formalise le récit de Ernt Lanzer –l’homme aux rats–, nous trouverons le conflit
sous la forme d’un choix : il peut s’épouser, soit avec la femme pauvre aimée, soit
avec une femme riche –sa cousine– selon le vœu de son père. Lacan explique
que7 :
Le conflit femme riche/femme pauvre s’est reproduit très exactement dans la vie
du sujet au moment où son père le poussait à épouser une femme riche, et c’est
alors que s’est déclenché la névrose proprement dite.
M. Lanzer est confronté au même choix de son père, ce qui provoque l’un de ses
symptômes obsessionnels : l’hésitation. Lacan formalise à la manière de
l’anthropologie structurelle8 :
La chose est par moi hautement appréciée en son relief, puisque, comme Claude
Lévi-Strauss ne l’ignore pas, j’ai essayé presque tout de suite, et avec, j’ose le
dire, un plein succès, d’en appliquer la grille aux symptômes de la névrose
obsessionnelle ; et spécialement, à l’admirable analyse que Freud a donnée du
cas de l’Homme aux rats, ceci dans une conférence que j’ai intitulée précisément
« Le mythe individuel du névrosé ». J’ai été jusqu’à pouvoir strictement
formaliser le cas selon une formule donnée par Claude Lévi-Strauss, par quoi un
a d’abord associé a à un b, pendant qu’un c est associé à un d, se trouve, à la
seconde génération, changer avec lui son partenaire, mais non sans qu’il subsiste
un résidu irréductible sous la forme de la négativation d’un des quatre termes,
qui s’impose comme corrélative à la transformation du groupe : où se lit ce que
je dirai le signe d’une espèce d’impossibilité de la totale résolution du problème
7 Jacques LACAN, « Le mythe individuel du névrosé, ou poésie et vérité dans la névrosé » in Le mythe individuel du névrosé, ou Poésie et vérité dans la névrose, Paris, Seuil, 2007, p. 23. 8 Jacques LACAN, « Intervention après un exposé de Claude-Lévi Strauss à la Société française de philosophie, ‘Sur les rapports entre la mythologie et le rituel’ avec une réponse de celui-ci » in Le mythe individuel du névrosé ou Poésie et vérité dans la névrose, Paris, Seuil, 2007, p. 104-105.
379
du mythe.
L’accent doit se mettre sur l’impossibilité d’une solution, car dans ce point
émerge ce que Lacan appelle la vérité du mythe. Pour comprendre cette
remarque, nous allons présenter la formalisation9 :
Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : F a-1 (y)
qui se lit : Fx (a) est à Fy (b) ce que Fx (b) : F a-1 (y)
où
Fx (a) : Fy (b) [l’homme aux rats égare ses lunettes] en conflit avec [une employée
de la poste est payée à sa place le colis avec ses lunettes]
et
Fx (b) : F a-1 (y) [le père de l’homme aux rats a gaspillé l’argent de l’armée en
pariant] en conflit avec [quelqu’un a payé la dette du père]
Le point le plus intéressant réside dans une certaine inversion de la
formalisation chez Claude Lévi-Strauss : a-1. Afin de clarifier la torsion que Lacan
a faite, nous allons présenter une fois encore la formule qui résulte de la
formalisation avec un autre contenu :
Fx (a) : Fy (b) :: Fx (b) : F a-1 (y)
qui se lit : Fx (a) est à Fy (b) ce que Fx (b) : F a-1 (y)
où
Fx (a) : Fy (b) [femme pauvre qu’il aime] en conflit avec [femme riche selon le
désigne de son père]
et
Fx (b) : F a-1 (y) [payer à la femme de la poste] en conflit avec [payer au
lieutenant A]
9 Nous empruntons les formalisations de l’article suivant : Juan Pablo LUCCHELLI, « Lacan et la formule canonique des mythes » in revue Les Temps Modernes, no. 660, 2010, p. 119.
380
où
« a-1 » relève de « femme riche selon le désigne de son père », en soustrayant « la
femme riche » [-1], mais en préservant « le désigne de son père » [a], c’est-à-dire
« payer au lieutenant A » pour ne pas laisser tomber l’image de son père.
Autrement dit, la fonction F a-1 (y) est d’une double inversion : de relation et de
terme. « Payer la dette à la femme riche » est l’expression de la fonction en
termes fantasmatiques au moyen de ces inversions, d’une part de la relation
(« payer la dette à » en lieu de « se faire payer ») et de l’autre de la relation (pas à
la « femme pauvre », pour escamoter un choix, mais « à la femme riche »), ce qui
a comme résultat –sous la forme d’un paradoxe– la capitulation de son désir.
L’homme aux rats sait qu’il doit cet argent à la « dame de la poste », il a
cette certitude, mais comme c’est un obsessionnel, cette certitude-même nourrit
le doute : doit-il rembourser le lieutenant A ou « la dame de la poste » ? Ainsi,
nous pouvons saisir l’impasse logique :
a) « Tu dois payer rembourser a qui a payé ta dette »
b) « Tu dois être torturé pour payer la dette »
c) « Tu dois rembourser le lieutenant A pour ne jamais payer la dette à la
dame de la poste »
Le fantasme de torture prend le la place de l’impasse. Nous assistons à la situation
classique d’un obsessionnel : le symptôme sert à renoncer au désir. Il serait
inutile d’inviter le patient –l’homme aux rats– à arrêter volontairement ses
fantasmes. Cette tâche consisterait à permuter les éléments imaginaires, mais
non la structure symbolique, laquelle doit se transformer pour produire des
effets dans les éléments imaginaires. Pourtant, la structure symbolique est à la
fois une réponse à une contradiction, c’est-à-dire une réponse au réel en tant
qu’impossible. La conclusion s’impose : le mythe est une formalisation qui rend
compte d’une contradiction. Les variations des mythes (le contenu) sont un effet
et une manière de dégager le mythe fondamental (la structure). Pour être plus
381
précis : afin de dégager le mythe, il est nécessaire de formaliser la structure par
le biais de la phénoménologie des variations des mythes. On arrive à la
formulation « Le réel ne saurait s’inscrire que d’une impasse de la
formalisation »10. Le Poème, sous la forme du mythe, coïncide avec le Mathème
comme formalisation. Les mathématiques ont une structure de fiction11. Mais il
ne s’agit pas d’un récit ou d’une narrative comme tels –la psychanalyse n’a pas
une position postmoderne par rapport à la vérité12. Elles sont plutôt une fiction
qui nous montre une impasse lors de la formalisation, c’est-à-dire un réel.
Comment rendre compte de ce réel par la formalisation ? De quoi ce réel est-il le
nom ? Le cas Hans nous montre des clés pour répondre à ces interrogations.
C’est à partir de deux expériences que le petit Hans a été confronté à la
question de sa position par rapport à sa mère : ses premières érections et la
naissance de sa sœur. L’effort du petit Hans a consisté à introduire un ordre à
son monde psychique pour reconfigurer sa position symbolique après l’impact
du réel de la sexualité. Certes, la prolifération des idées, des rêves, des scénarios,
des symptômes et des histoires n’est qu’une tentative pour se donner une place.
Néanmoins, il existe un problème : Hans a uniquement un nombre limité
10 Jacques LACAN, Encore, p. 85. 11 « Mais ce que j’essaie ici est le contrarie tout simplement : ne pas présenter la littérature en termes de son structure logique, mais aux mathématiques en termes de son structure fictionnelle. Grosso modo on dirait que les mathématiques ont une structure de fiction. Ce dernier point peut être risqué, étant donné que celui qui écrit ces lignes est mathématicien, et la fiction se trouve inévitablement associée au mensonge. De tel sorte que, quand je dis que le mathématicien ment, je serais dans une nouvelle version du paradoxe d’Épiménide et cet article deviendrait peu crédible. La mathématique est une forme organisée de mentir », Pablo AMSTER, « La matemática de las mariposas » in revue Uno, no. 50, janvier 2009. La traduction est de l’auteur. 12 « Fictitious ne veut pas dire illusoire, ni en soi-même trompeur. C’est très loin de pouvoir se traduire par fictif, comme n’a pas manqué de le faire celui qui a été le ressort de son succès sur le continent, à savoir Etienne Dumont, qui en a en quelque sorte vulgarisé la doctrine. Fictitious veut dire fictif, mais au sens où j’ai déjà articulé devant vous que toute vérité a une structure de fiction », Jacques LACAN, Le séminaire, livre VII : L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 21 ; « il suffit d'entendre le terme fictions comme ne représentant rien d'illusoire ou de trompeur, n’affectant ce qui tombe sous sa domination, ce qu’elle regarde, d'aucun caractère de ce genre, mais recouvrant précisément ce que j'ai promu de façon aphoristique en soulignant que la vérité, pour autant que son lieu ne saurait être que celui où se produit la parole, que la vérité par essence –pardonnez-moi ce par essence, c’est pour me faire entendre, n’y mettez pas tout l'accent philosophique que ce terme comporte–, la vérité, disons, de soi, a structure de fiction », Jacques LACAN, Le séminaire, livre XVI : D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 190.
382
d’éléments pour sa tâche (le cheval, les trains, la girafe, les enfants, etc.).
Autrement dit, il produit une « activité mythique » –l’expression est de Lacan13–
pour passer d’un monde dominé par des relations imaginaires à un monde
organisé autour des principes et des places. L’activité psychique du petit Hans
vise à introduire une structure symbolique.
Cette activité mythique est équivalente au principe transformationnel du
mythe chez Lévi-Strauss. Le mythe est un usage des éléments imaginaires qui
vise à produire un échange symbolique. La fonction du mythe est celle de « faire
face à une situation impossible par l’articulation successive de toutes les formes
d’impossibilité de la solution »14. Cette dernière citation nous amène à nos
interrogations : de quoi cet impossible –réel– est-il le nom ? Comment est-ce que
le mythe rend compte de ce réel ? C’est à partir de ce passage de Lacan que nous
répondrons à ces questions15 :
Il ne tient qu’à nous de nous apercevoir qu’il s’agit des thèmes de la vie et de la
mort, de l’existence et de la non-existence, de la naissance tout spécialement,
c’est-à-dire de l’apparition de ce qui n’existe pas encore. Il s’agit donc de thèmes
qui sont liés, d’une part, à l’existence du sujet lui-même et aux horizons que son
expérience lui apporte, d’autre part au fait qu’il est le sujet d'un sexe, de son sexe
naturel. Voilà à quoi notre expérience nous montre que l’activité mythique est
employée chez l’enfant.
La question du sujet concerne non seulement l’existence, mais le sexe. Il s’agit du
réel du sexe et de la mort. Le petit Hans cherche une structure pour trouver une
place entre sa mère et son père. Le complexe d’Œdipe est pour Lacan une
construction mythique qui peut répondre aux impasses du réel, à savoir le sexe
(ses érections) et sa place (la naissance de sa sœur). Lorsque le père du petit
Hans ne prend pas la fonction d’introduire le mythe d’Œdipe, son fils introduit
un outil logique pour permettre le mouvement des éléments imaginaires. En ce
13 Jacques LACAN, Le séminaire, livre IV : La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 252. 14 Ibid., p. 330. 15 Ibid., p. 254.
383
sens, les théories infantiles constituent des éléments logiques structurés16 :
Même les civilisations à tendance très fortement utilitaire et fonctionnelle voient
singulièrement ces activités cérémonielles se reproduire dans les niches les plus
inattendues. Il faut qu’il y ait à cela quelque raison. Bref, pour centrer la valeur
exacte de ce que l'on appelle les théories infantiles de la sexualité, et de tout
l’ordre des activités qui sont chez l'enfant structurées autour de celles-ci, nous
devons nous référer à la notion de mythe.
Comme les mythes collectifs, les théories infantiles prétendent donner une
représentation ou une solution à ce qui pour l’enfant s’offre comme énigme
majeure. Par exemple, les fantasmes fondamentaux ou originaires chez Freud
dramatisent l’origine d’une histoire, ce qui apparaît au sujet comme une réalité.
Ils sont en ce sens une explication, une théorie. Il s’agit des mythes dans le sens
que Lacan leur donnera quelques années plus tard : « Le mythe, c’est ça, la
tentative de donner forme épique à ce qui s’opère de la structure »17. Ces
explications ou théories –comme les mythes– relèvent d’une origine énigmatique
et inconnue pour l’enfant18 : la « scène originaire » constitue l’origine du sujet qui
se voit figuré, les « fantasmes de séduction » constituent l’origine du
surgissement de la sexualité et les « fantasmes de castration » sont à l’origine de
la différence des sexes19.
16 Ibid., p. 252. 17 Jacques LACAN, « Télévision » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 532. 18 « Le rapport de contiguïté des mythes avec la création mythique infantile s’indique assez par les rapprochements que je viens de vous faire. D’où l’intérêt que nous pouvons prendre à l’investigation des mythes, à la mythologie scientifique ou comparée, qui depuis quelque temps, et de plus en plus, s’élabore suivant une méthode dont le caractère de formalisation indique déjà qu’un certain pas est franchi. La fécondité que cette formalisation comporte, laisse penser que c’est dans ce sens qu’il y a lieu de poursuivre, plus que par la méthode des analogies, des références culturalistes et naturalistes, jusqu’ici employées dans l’analyse des mythes », Jacques LACAN, La relation d’objet, p. 253. 19 « Ces formations de la fantaisie, celle de l’observation du commerce sexué parental, celle de la séduction, de la castration et d’autres, je les appelle fantaisies originaires, et j’examinerai ailleurs en détail leur provenance, ainsi que leur rapport à l'expérience de vie individuelle », Sigmund FREUD, « Communication d’un cas de paranoïa contredisant la théorie psychanalytique » in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 1996, p. 318.
384
Nous venons de montrer l’usage de la formalisation des mythes chez Lacan.
Entre 1952 et 1957 Lacan s’obstine à déployer les mathématiques que Lévi-
Strauss a utilisées pour son anthropologie structurelle, à savoir la
mathématisation des mythes comme s’il s’agissait d’une syntaxe, dont l’unité
était le mythème20. Pour cela, il a formalisé les grands cas de Freud. Ici, nous
avons utilisé seulement les cas du petit Hans et de l’homme aux rats. La
formalisation des mythes chez Lacan sert à articuler le registre imaginaire et
symbolique. Elle rend compte aussi du réel qui les cause. À cette période, le
Mathème est une expression formalisée du Poème qui est justifiée par la
conception de l’inconscient comme langage. Nous avons déjà développé cette
justification dans les chapitres 1 (partie 1.2.1. Le champ scientifique est le sol
natal de la psychanalyse) et 2 (partie 2.1.2. Lecture de l’analyse du Mathème –
formalisations mathématisantes)21.
La formalisation des mythes vise à séparer –et rendre lisible– le registre de
l’imaginaire du symbolique ainsi qu’à donner une prépondérance au second sur
le premier au sens d’une surdétermination de la structure sur les phénomènes.
La formalisation dégage le registre symbolique et en même temps, elle montre le
ressort du réel dont le symbolique n’est qu’une réponse. La formalisation d’un
20 « La formalisation dégage dans les mythes des éléments ou des unités dont le fonctionnement structural est, à leur niveau, comparable, sans lui être pour autant identique, à celui que dégagent l’étude de la linguistique, les élaborations des différents éléments modernes taxiématiques. On a pu isoler de tels éléments, et en mettre en pratique l’efficacité. Ce sont les unités de la construction mythique, que nous définissons sous le nom de mythèmes », Jacques LACAN, La relation d’objet, p. 253. 21 Lacan convoque le théorème de Stokes pour rendre compte de la pulsion, il ne l’a pas élaboré simplement comme un modèle. Nous présentons l’explication de Darian Leader sur ce point : « La valeur du modèle est limitée : les mathématiques évoquées ajoutent un point supplémentaire sur l’argument de Lacan et elles présupposent une interprétation très particulière de ce qui est l’espace. Néanmoins, si nous interprétons la note du bas de page, il s’agit de quelque chose plus qu’une astuce rhétorique pour produire un transfert vers un savoir mathématique supposé. Elle témoigne tout d’abord l’effort de Lacan pour donner une colonne vertébrale à sa théorisation. Il a supposé que les structures en jeu dans le champ de la psychanalyse sont des structures mathématiques. Deuxièmement, l’intention de Lacan a été d’affirmer qu’il existe des concepts qui ne sont pas formulables comme de propositions », Darian LEADER, « Lacan’s myths » in Jean-Michel RABATE (Éd.) The Cambridge Companion to Lacan, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 47. La traduction est de l’auteur. Cf. Jacques LACAN, « Position de l’inconscient » in Écrits, Paris, Seuil, p. 847, la note en bas de page.
385
cas permet de lire et d’orienter la pratique. Lorsque la formalisation –une tâche
clinique pour se distancer de la pratique– coïncide avec la symbolisation, elle
montre son pouvoir organisateur comme intervention dans la pratique. En effet,
la direction de la cure à cette époque est commandée par le registre du
symbolique ; cette direction permet les interventions de l’analyste de viser
l’étayage d’une structure, c’est-à-dire de la fiction du mythe de l’Œdipe comme
principe organisateur de la subjectivité du petit Hans.
Nous avons constaté que la symbolisation est un effort pour atténuer les
effets du réel. En ce sens, la formalisation révèle le réel en jeu et comment les
contradictions imaginaires sont ainsi une manière de surmonter les impasses du
symbolique. Par exemple, une contradiction entre les éléments A et B démontre
l’existence d’une contradiction similaire entre C et D. Par exemple, dans le cas de
l’homme aux rats le conflit relève d’un autre conflit, celui du père. C’est là que
réside la clé de la méthode lévi-straussienne22 : il s’agit de rendre équivalent de
manière structurelle un paradoxe avec une autre, voire une impasse avec une
autre. La formalisation n’est pas une formalisation des deux éléments en termes
d’une articulation sans conflit. Au contraire, Lacan emprunte de l’anthropologue
la méthode de la formalisation afin d’articuler des paradoxes, des impasses et
des conflits. Là, nous trouvons un usage originel des mathématiques chez Lacan
qui lui permet d’articuler les mathématiques au mythe. Pourquoi le mythe et la
formalisation des contradictions sont-ils si importants pour Lacan à cette
époque ? D’emblée, ils donnent de la rigueur à la clinique, et puis, ils orientent la
pratique et formalisation (car il existe une l’homologie entre symbolisation), et
finalement, ils rendent compte des impasses du sexe et des représentations
insupportables pour les sujets. Le mythe donnera à Lacan la clé pour la question
de la vérité dans la décennie des années 1970. Effectivement, ce que Lacan
appellera « la vérité en position de savoir », ou l’affirmation selon laquelle la
22 « L’impossibilité de mettre en connexion des groupes de relations est surmontée (ou plus exactement remplacée) par l’affirmation que deux relations contradictoires entre elles sont identiques, dans la mesure où chacune est, comme l’autre, contradictoire avec soi », Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurelle, op. cit., p. 239.
386
vérité ne peut que se mi-dire, est possible grâce à la formalisation du mythe23. Le
mythe rend possible la localisation d’une impasse dans la structure. Mais, à cette
époque, le souci de Lacan résidait déjà sur les solutions symboliques aux
contradictions et non sur la transmission ou la localisation des impasses. Nous
avons approfondi sur la dimension de localisation des impasses et de la
formalisation des contradictions dans le chapitre 3 (partie 3.3.2. L’espace entre
Heidegger et la linguistique moderne).
Dans cette étude de cas, la formalisation mathématique d’inspiration lévi-
straussienne coïncide avec le Poème sur le point de la littérature (mythe, fiction)
et la création (le symptôme comme métaphore). Quant au Mathème la
formalisation est la fonction prédominante, laissant du côté le mathème (ou les
formules) et les objets mathématiques. Uniquement les diagrammes sont utilisés
pour formaliser le cas de la jeune homosexuelle, de Dora et de Schreber.
Dans cette étude de cas, la Poésie est un champ plus large que les
mathématiques. Le Mathème ne peut que formaliser une partie de la Poésie. En
même temps, la formalisation des segments poétiques –récits, mythes, romans,
rêves, formations de l’inconscient, etc.–est possible dans la mesure où les
mathématiques et la poésie coïncident avec l’inconscient, structuré comme un
langage. Autrement dit, le mythe peut se formaliser à condition que le langage
soit déjà structuré, ce qui est possible par le paradigme linguistique
structuraliste. La formalisation chez Lacan n’est pas aristotélicienne, c’est-à-dire
une formalisation des données empiriques. Nous avons déjà remarqué ce point
dans le chapitre 1 (partie 1.2.1. Le champ scientifique est le sol natal de la
psychanalyse). Il y a une autre condition : Poésie sous la forme du mythe et
Mathème comme formalisation sont solidaires grâce à la théorie des fictions
empruntée à Bentham par Lacan24.
23 « Le mythe est ce qui donne une formule discursive à quelque chose qui ne peut être transmis dans la définition de la vérité », Jacques LACAN, « Le mythe individuel du névrosé » in Le mythe individuel du névrosé, p. 14. 24 « Quelque part dans le Séminaire sur « La Lettre volée », à propos du fait que j’analysais une fiction, j’ai pu écrire que cette opération était, au moins dans un certain sens, tout à fait légitime, parce qu’aussi bien, disais-je, dans toute fiction correctement structurée, on peut toucher du
387
Pourtant, pourquoi nous nous autorisons de rendre équivalent mythe et
Poésie ? La clé réside encore dans la théorie des fictions25 :
Ce que l’on appelle un mythe, qu’il soit religieux ou folklorique, à quelque étape
de son legs qu’il soit pris, se présente comme un récit. On peut dire beaucoup de
choses de ce récit, et le prendre sous différents aspects structuraux. On peut dire
par exemple qu’il a quelque chose d’atemporel. On peut essayer de définir sa
structure quant aux sites qu’il définit. On peut le prendre sous sa forme
littéraire, dont il est frappant qu’elle ait quelque parenté avec la création
poétique alors que le mythe en est en même temps très distinct, en ce sens qu’il
démontre certaines constances qui ne sont absolument pas soumises à
l’invention subjective. J’indiquerai aussi le problème que pose le fait que le
mythe a dans l’ensemble un caractère de fiction. Mais cette fiction présente une
stabilité qui ne la rend aucunement malléable aux modifications qui peuvent lui
être apportées, ou, plus exactement, qui implique que toute modification en
implique de ce fait même une autre, suggérant invariablement la notion d’une
structure. D’autre part, cette fiction entretient un rapport singulier avec quelque
chose qui est toujours impliqué derrière elle, et dont elle porte même le message
formellement d’indiqué, à savoir la vérité. Voilà quelque chose qui ne peut être
détaché du mythe.
Nous avons d’un côté une production littéraire, le mythe, pour formaliser en
termes symboliques les impasses ainsi que les contradictions et de l’autre côté,
une production des autres productions littéraires plus imaginaires : les
fantasmes et les rêves typiques. Les derniers comportent donc des fictions
surdéterminées par une structure symbolique qui est, à son tour, une réponse au
réel. Disons que les mythes et les fantasmes originaires sont plus symboliques,
tandis que les formations de l’inconscient (les rêves, les symptômes et les
symptômes) appartiennent au registre de l’imaginaire.
doigt cette structure qui, dans la vérité elle-même, peut être désignée comme la même que celle de la fiction. La nécessité structurale qui est emportée par toute expression de la vérité, c’est justement une structure qui est la même que celle de la fiction. La vérité a une structure, si l’on peut dire, de fiction », Jacques LACAN, La relation d’objet, p. 253. 25 Idem.
388
Après la formalisation de la technique dans ses premiers deux séminaires,
Lacan entreprend une formalisation des mythes, des formations de l’inconscient
et des fantasmes originaires, ce qui lui ouvre la porte pour utiliser la topologie du
graphe du désir, c’est-à-dire une nouvelle formalisation de la littérature : ce le
cas d’Hamlet. Cette porte a le même mot de passe. Celle de la formalisation qui
vise à évider les contenus imaginaires du complexe d’Œdipe (métaphore du
nom-du-père, désir de la mère, père imaginaire, père symbolique, etc.), la
désontologisation de l’objet (qui débouchera sur l’objet petit a), la
dépsychologisation et la désbiologisation. La desœdipisation de la pièce du
théâtre Hamlet n’est possible que par un effort mathématique (ce qui est
confirmé par l’emploi de la topologie des graphes).
4.1.2. Le regard et la vision : du miroir à la fenêtre ou la topologisation de la
géométrie
Dans tout tableau, il ne peut qu'être absent, et remplacé par un trou — reflet, en somme, de la pupille derrière laquelle est le regard. Par conséquent, et pour autant que le tableau entre dans un rapport au désir, la place d'un écran central est toujours marquée, qui est justement ce par quoi, devant le tableau, je suis élidé comme sujet du plan géométral.
–Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse
Dans le premier chapitre du livre Les mots et les choses, le philosophe Michel
Foucault effectue une analyse du tableau Las Meninas. Le tableau du Velázquez
est lu pour se centrer sur l’articulation entre la réalité et la vérité qui, à son tour,
sont liées aux idées du visible et de l’invisible. Cette lecture se développe sur
trois axes : a) la double représentation ; b) le pouvoir ; c) le spectateur.
D’après Foucault, nous devons partir d’un triangle virtuel qui résume une
double représentation. Dans un côté nous trouvons le regard du peintre à
l’intérieur du tableau, la représentation réelle de l’artiste. L’artiste reste devant
389
son tableau en regardant vers le modèle qui n’est pas à l’intérieur du tableau. Il
est invisible. Ce regard constitue le sommet du triangle virtuel. De l’autre côté, le
tableau dans le tableau, ce que le peintre fait dans la représentation est devant
nous à l’envers sur le chevalet. Seul le peintre à l’intérieur du tableau sait qu’il
observe. Il s’agit du second élément invisible.
Le reste des choses et personnages constituent l’ensemble des éléments
visibles dans l’œuvre : l’infante Marguerite entourée de duègnes, de suivantes, de
courtisans et de nains. L’infante est aussi dans une habitation avec de miroirs et
de tableaux qui sont au fond dans le mur. Tous ces éléments sont visibles grâce à
une lumière qui entre par une fenêtre. La fenêtre n’est pas non plus visible, mais
nous savons qu’elle se trouve à droit, sur le bord inférieur du tableau. La lumière
projetée par la fenêtre nous indique un parcours visuel. Elle illumine l’espace
« irréel », c’est-à-dire celui du modèle. Ce modèle rend possible la soi-disant
double représentation, reflétée dans une glace. Là, ils apparaissent les vrais
représentés : le roi Philippe IV et la reine Marianna d’Autriche. Tous les deux
sont invisibles, sauf pour les vraies figures représentées, à savoir ceux qui
témoignent la scène du peintre dans son atelier –dedans le tableau. Cependant, le
miroir qui se trouve en bas, juste à côté des autres tableaux à l’intérieur de la
représentation, est le seul élément visible des vrais représentés. Ils sont, les
représentés, les seuls que personne ne voit parce qu’ils sont invisibles à cause de
la perspective et de l’obscurité. L’image dans le miroir, Foucault conclut,
constitue ce qui permet de regarder ce qui est au-delà de la représentation.
Jusqu’ici, nous avons décrit la double représentation.
Quant au deuxième axe, celui du pouvoir, Velázquez rend hommage à
Philippe IV en le représentant doublement, comme nous venons de le montrer.
Ainsi, Velázquez a créé une métaphore du pouvoir au centre de la représentation.
Cinq des huit spectateurs dans le tableau –en excluant le peintre– regardent avec
respect la scène qui est en face d’eux. Le tableau est une scène qui regarde une
autre scène. En effet, l’image « invisible » qu’impose une obédience est la
métaphore d’un pouvoir invisible qui organise la représentation. Le point qui
390
organise la scène du tableau est hors de la représentation. Celui qui contemple, le
roi absent, est le regard qui organise le tableau.
Le spectateur, le troisième axe, est le dernier protagoniste de la double
représentation puisqu’il se trouve dans le même point du modèle à représenter.
Tout spectateur du tableau remplit une fonction semblable au miroir : il regarde
la scène qui est devant lui et simultanément il est observé par la représentation,
dans un dialogue infini avec l’image.
En quelques mots, le roi concentre trois regards : celui du peintre, celui de
l’infante et celui du modèle, c’est-à-dire du spectateur. Pour cette raison, le roi
est le point de départ d’un traité sur le lieu des sciences humaines dans
l’épistémè classique du XVIIe siècle. Effectivement, il est impossible dans cette
épistémè classique que le souverain soit, en tant qu’homme, représenté. À cette
époque, le lien entre les mots et les choses est coupé avec la représentation26 :
Au XVIIe et au XXVIIIe siècle, l’existence propre du langage, sa vieille solidité de
chose inscrite dans le monde étaient dissoutes dans le fonctionnement de la
représentation ; tout langage valait comme discours.
Pour Foucault, le tableau gravite autour d’un point stabilisateur, à savoir : la
représentation royale. La substitution de l’image par une surface invisible
colorée soutient le système baroque du tableau et, par extension, l’épistémè de
l’époque classique. La subjectivité « royale » ordonne le paysage, domine la
nature et arrange l’humain (figure 1).
26 Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 58.
391
Figure 127
Toutefois, selon Lacan, l’erreur de perspective de Foucault est justement le
remplacement du miroir par le tableau. Ce point, continue Lacan, nous fait
penser que ce qui est caché derrière le tableau de Velázquez –à l’intérieur du
tableau– est un tableau des rois. Pour Lacan, ni la taille ni l’image du miroir ne
représente le point de vue qui structure le tableau (figure 2). Lacan soutient qu’il
est impossible que le roi et la reine soient le « sujet » du mystérieux tableau.
Qu’est-ce que le tableau intérieur cache ? Quel est le contenu de cet espace
occulte ? Tout d’abord, la réponse de Lacan est incertaine. Mais, ce qui émerge
dans les commentaires de Lacan avec insistance est que cette question est une
question incorrecte.
27 Image empruntée du site https://www.thinglink.com/scene/560575099816640512, consulté le 1er octobre 2017.
392
Figure 228
En effet, aux yeux de Lacan, Les Ménines nous montrent deux faces : primo, le
tableau est un labyrinthe de jeux de représentation qui renforce l’illusion d’une
continuité entre l’espace visuel et l’espace de la représentation. Il nous invite à
nous plonger à son intérieur et tourner le tableau intérieur qui nous dit
« regarde-moi » : « le tableau est un piège à regard, qu’il s’agit de piéger celui qui
est là devant » 29 . Secondo, « le tableau tourné » à son intérieur nous confronte
avec une double fonction de la peinture : celui du regard et du savoir. Du côté du
savoir, nous nous sommes retrouvés avec un trou. Un trou dans le savoir. Tels
sont les enjeux du tableau selon Lacan.
Pour être précis, la querelle entre Lacan et Foucault à propos de Les
Ménines réside dans la conception du tableau : est-il une fenêtre ou un miroir ?
La toile à l’intérieur de la toile peut être considérée soit comme un jeu de
miroirs, soit comme une topologie de fenêtres. La nature du tableau n’est pas
28 Image empruntée du site https://www.thinglink.com/scene/560575099816640512, consulté le 1er octobre 2017. 29 Jacques LACAN, Le séminaire, livre XIII : L’objet de la psychanalyse, inédit, séance du 25 mai 1966.
393
celle du miroir, mais celle de la fenêtre30. De même, le rapport du sujet à une toile
est distinct de la relation au miroir : « La relation du tableau au sujet est
foncièrement différente de celle du miroir »31. Cette distinction nous offre une
interprétation alternative du tableau de Velázquez. Ni l’image des rois au fond du
tableau ni la toile tournée de Velázquez à l’intérieur du tableau ne sont de
miroirs, affirme Lacan. Comme nous l’avons déjà dit, Lacan signale que l’image au
fond ne correspond pas à un miroir, car les proportions et les lois de la
perspective le démontrent. Quant à la toile, Lacan insiste qu’il existe plusieurs
indices qui affirment que le peintre n’était pas gaucher, ce qui indique
l’impossibilité d’être devant un miroir (figure 3). Cette lecture de Lacan est à
contre-courant de celle de Foucault.
Figure 332
Mais, si la toile ne peut pas être interprétée comme un jeu de miroirs, quelle est
sa nature ? Nous trouvons la réponse dans un autre tableau mentionné dans la
séance du 30 mars 1966 : La condition humaine de René Magritte (Figure 4).
30 Sur ce point, Lacan a anticipé cette distinction deux ans avant dans une séance de son séminaire 11, qu’il a intitulé « Qu’est-ce qu’en tableau ? ». Cf. Jacques LACAN, Le séminaire, livre XI : Les quatre concepts concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 97. 31 Idem. 32 Image empruntée du site https://enviarte.wordpress.com/2013/09/28/las-meninas-de-velazquez-a-360o, consulté le 1er octobre 2017.
394
Figure 433
Une toile sur une fenêtre avec la même image de l’extérieur de la fenêtre fait plus
délicat le bord de la toile. Elle produit un effet de disruption entre notre vue et
l’espace qui est représenté par de la fenêtre. Lacan appelle cet effet la
Vorstellungsrepräsentanz ou « représentation de la représentation ». L’effet ne
renforce pas le labyrinthe des représentations. Juste au contraire, il dégonfle la
profondeur imaginaire afin de permettre une élaboration symbolique dans la
même surface de la représentation. En d’autres termes, La condition humaine est
en même temps une illusion représentationnelle (« si le tableau n’était pas là, je
pourrais voir à l’extérieur de la fenêtre ») et une problématisation de la
représentation (« il n’y a pas d’extérieur hors de la fenêtre ! »). Les ménines et La
condition humaine sont des tableaux où il y a un montage du style « une toile sur
une toile » et non un jeu des miroirs qui se reflètent les unes aux autres34. La
33 Image empruntée du site https://www.nga.gov/Collection/art-object-page.70170.html, consulté le 1er octobre 2017. 34 « Le tableau est dans le tableau comme représentation de l’objet tableau », Jacques LACAN, L’objet de la psychanalyse, séance du 18 mai 1966.
395
conséquence immédiate est la mise en question de l’illusion représentationnelle.
En réalité, la distance minimale entre le tableau et la fenêtre de la toile La
condition humaine est semblable à la distance de l’avatar du peintre dans le Les
ménines. La figure de Velázquez dedans le tableau ne peint pas au moment de la
représentation, il recule un peu. Cette position de recul constitue le point clé de
la lecture lacanienne de la toile, car le tableau représenté à l’intérieur nous force
à regarder encore la toile pour y voir pour la première fois quelque chose d’autre
que la seule représentation de la réalité tout court. Une autre figure, celle de
doña María Agustina, regarde à cet espace représenté dans le tableau. La réponse
à ce regard est l’énoncé « tu ne me vois pas d’où je te regarde »35. Retenons sur ce
point deux questions : celle d’un regard qui nous voit où nous ne le voyons pas et
celle de la distance entre la toile et la figure de Velázquez.
Pour revenir à la question de la fenêtre et du miroir, la première permet
un montage et une lecture immanente du tableau. La lecture du tableau comme
miroir nous amène à la question d’une vérité au-delà de la toile. Donc, il s’agit
pour Lacan d’une articulation des toiles à l’intérieur d’une toile et non un jeu
spéculaire des miroirs. Ainsi, dans la lecture de Lacan, toute l’interprétation de
Les ménines remet en cause la possibilité de réduire le tableau à un miroir de la
vérité. Tout est là. Tout est dans le tableau. L’articulation des tableaux permet
plutôt un montage36 et l’inscription de l’objet a regard, dont nous ne nous
apercevions qu’à travers la topologie du cross-cap. Le point « symptomatique »
se trouve justement dans la distance entre le peintre et la toile « cachée », c’est-à-
dire dans la suture du cross-cap. Ce point est aussi la position où il habite un
regard qui nous voit où nous ne le voyons pas.
Cette lecture ingénieuse de Lacan réside dans la différence entre la
géométrie et la topologie. Il ne s’agit pas seulement de la différence entre le
tableau comme fenêtre et comme miroir, mais d’une différence mathématique.
35 Idem. 36 « Nous voyons la structure du tableau, son montage perspectif », Ibid., séance du 11 mai 1966.
396
Ainsi, le psychanalyste parisien pose la question 37 :
Un tableau fait dans les conditions d’une stricte perspective aurait pour effet, si
vous supposez par exemple, parce qu’il faut bien vous accrocher à quelque
chose, que vous êtes debout sur un plan couvert d’un quadrillage à l’infini, que ce
quadrillage vienne bien entendu s’arrêter à l’horizon. Et au-dessus de l’horizon ?
Vous allez dire naturellement : le ciel. Mais pas du tout, pas du tout, pas du tout,
pas du tout. Au-dessus, ce qu’il y a, à l’horizon, derrière vous, comme je pense
que si vous y réfléchissez, vous pourrez immédiatement le saisir, à tracer une
ligne qui joint le point que nous avons appelé S à ce qui est derrière sur le plan
support dont vous verrez aussitôt qu’il va se projeter au-dessus de l’horizon qu’à
cet horizon du plan projectif viennent du plan support se coudre au même
point d’horizon les deux points opposés du plan support : l’un par exemple qui
est tout à fait à gauche de vous sur la ligne d’horizon du plan support, viendra se
coudre à un autre qui est tout à fait à votre droite sur la ligne d’horizon
également du plan support.
Nous savons que le plan projectif est une présentation en deux dimensions d’une
surface appelée cross-cap. Le plan projectif a une structure simple, mais il n’est
pas possible de le représenter dans l’espace que par un artifice : la structure
permet de s’autotraverser38. Le passage de la géométrie à la topologie se fait au
moyen d’un autre virage qui va de la perspective au plan projectif. Quelle est la
conséquence de ce tournant ? Le psychanalyste Erik Porge nous explique ce
mouvement39 :
L’enjeu du passage de la perspective au plan projectif est celui de la couture du
37 Ibid., séance du 4 mai 1966. L’accent est de l’auteur. 38 « Le dessin du plan projectif en revanche est moins simple si on veut en souligner le caractère compact et sa ressemblance à la sphère. Una description mathématiquement simple consiste à voir le plan projectif comme la surface de la sphère dans laquelle on identifie deux points si et seulement si ils sont diamétralement opposés. Cette identification topologique n’est évidemment pas réalisable physiquement par le collage. Notons pourtant que pour chaque point d’une sphère il existe un inique opposé diamétral, on ne perd donc rien à ne considérer qu’une demi-sphère. Au bord de cette demi-sphère on a un cercle sur lequel apparaissent encore des paires de points diamétralement opposés qu’il faut identifier », René LAVENDHOMME, Lieux du sujet. Psychanalyse et mathématique, Paris, Seuil, 2001, p. 61 39 Erik PORGE, Le ravissement de Lacan. Marguerite Duras à la lettre, Toulouse, Érès, 2015, p. 53.
397
sujet à l’objet a dans le fantasme. La transformation est réversible. Le tableau,
comme le fantasme, lie le sujet barré du signifiant (déterminé par des lignes et
des points), le sujet divisé (les deux points sujets du tableau) à l’objet a regard
lui donne une structure d’enveloppe trouée.
Ce virage qui va de la géométrie et la perspective à la topologie par le plan
projectif constitue ce qui permet de concevoir l’articulation du sujet et l’objet a,
c’est-à-dire l’inscription de la structure du fantasme dans le tableau.
Maintenaient, nous pouvons dimensionner l’importance de concevoir le tableau
comme fenêtre au lieu d’un miroir. Le fantasme est une fenêtre qui encadre la
réalité psychique. Lacan anticipe un point irréductible dans le schéma optique –
et dans le stade du miroir– dans son séminaire L’angoisse40. Ainsi, le miroir rend
impossible la tâche de concevoir l’articulation entre le sujet et l’objet a. Cette
articulation n’est possible que par une écriture topologique. Voyons de près le
pas de la perspective au plan projectif. Dans la figure 5 (emprunté du livre de
Porge41) nous avons une vectorisation du tableau Les ménines, c’est-à-dire une
présentation en termes de perspective :
Figure 5
40 « L'investissement de l'image spéculaire est un temps fondamental de la relation imaginaire. Il est fondamental en ceci qu'il a une limite. Tout l'investissement libidinal ne passe pas par l'image spéculaire. Il y a un reste », Jacques LACAN, Le séminaire, livre X : L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 50. 41 Image empruntée, Cf. Erik PORGE, Le ravissement de Lacan, p. 48.
398
Lacan projette la perspective sur une sphère et prend le point « S » (figure 5)
comme axe ou équateur où deux points de la sphère s’opposent. Cet axe ou
équateur permet d’introduire l’artifice que nous venons de mentionner : une
structure que s’autotraverse. Ici nous présentons la projection de la vectorisation
de la toile de Velázquez42 :
Figure 6
Cette projection sur une sphère lui permet de « traduire » la géométrie de la
perspective en la transformant en un objet topologique, à savoir le cross-cap.
L’opération est extrêmement technique, mais le mathématicien René
Lavendhomme la synthétise ainsi43 :
Un dessin est pourtant possible si on accepte de représenter une surface qui se
recoupe elle-même (…) La description de ce dessin peut se faire de la manière
suivante : on considère une demi-sphère que l’on pince en rapprochant deux
points diamétralement opposés de l’équateur.
Nous trouvons cette projection dans la demi-sphère de la figure 6 (en bas et à
droit). Il faut noter que chaque pair de vecteurs qui passe par l’équateur fait une
bande de Möbius (en bas du premier dessin de la figure 6 nous trouvons la demi-
42 Image empruntée, Cf. Erik PORGE, Ibid., p. 50. 43 René LAVENDHOMME, Lieux du sujet, p. 62.
399
torsion de cet objet topologique). La bande de Möbius est la structure qui montre
la structure de la représentation de Velázquez par le peintre Velázquez, c’est-à-
dire l’exclusion de se représenter à soi-même. Le peintre fait un autoportrait en
deux moments en signalant une structure de la bande de Möbius. Il s’agit du pont
« symptomatique » que nous avons signalé avant comme la suture du cross-cap.
Pour articuler les bandes de Möbius, il est nécessaire que la structure
s’autotraverse, qu’elle se recoupe elle-même. Il existe une appellation pour une
articulation de ces bandes de Möbius : cross-cap. L’expression artistique de cet
artifice d’autorecoupement de la structure se trouve justement dans la tentative
d’autoportrait dans le tableau. Mais, il existe une cicatrice : les deux temps de
cette tentative, la torsion de la bande de Möbius ou l’autorecoupement de la
structure du cross-cap. Tous les trois sont des expressions de l’artifice d’inclure
le sujet à l’intérieur du tableau.
Lacan commente la discussion de la théorie de la perspective dans la
renaissance, notamment la méthode pour corriger le point de perspective chez
Léon Battista Alberti, la fameuse « costruzione legittima ». La perspective dans
un tableau paraît localiser le sujet qui s’absente dans le point de fuite. En fait, il
s’agit de la lecture de Foucault, qui assume que le spectateur de la toile est dans
la même position des rois (représentés à l’intérieur du tableau sous le reflet dans
le miroir). Autrement dit, pour Foucault le sujet du tableau coïncide avec la ligne
de fuite représentée dans le miroir. Néanmoins, comme nous l’avons déjà noté,
Lacan conteste cette lecture par le biais des mathématiques en affirmant que du
point de vue de la perspective, il est impossible que les rois soient à la même
distance que le spectateur, c’est-à-dire le sujet.
L’une des distinctions entre Foucault et Lacan est la localisation du sujet
dans Les ménines : s’agit-il d’un sujet comme arête d’une pyramide –le point de
fuite d’une perspective– ou d’un sujet comme excès ou point exclu de la
représentation ? Pour Foucault, le sujet est le point de fuite, tandis que pour
Lacan le sujet est un point exclu pour lequel la représentation est possible. La
manière de montrer ce point d’inscription se fait par le biais de la topologie. En
400
effet, la transformation de la perspective en plan projectif peut résoudre l’énigme
de la position du sujet dans le tableau de Velázquez. Quelle est la conséquence de
cette lecture de la position du sujet rendu possible par la topologie ? Le monde ne
peut se représenter par le sujet qu’à condition de ne pas se représenter soi-même.
Nous trouvons la leçon fondamentale du fantasme ($◊a) dans son séminaire 14 :
l’exclusion du sujet est indispensable afin que le monde soit représentable. Lacan
fait tous les efforts pour montrer l’irréductible nécessité d’un point non
localisable pour la construction de la réalité : soit dans Les ménines, soit dans
l’artifice du point où une surface se recoupe elle-même (point impossible qui
relève du sujet qui s’absent dans la représentation).
Pourquoi le tableau suscite un intérêt chez Lacan ? Cette toile est l’apogée
des lectures des tableaux chez Lacan. Il s’agit d’une démarche de maturation de
l’objet a par le biais de la topologie. Il est aussi un tableau de l’époque de l’art
baroque. Ce point nous amène à l’émergence du sujet de la science. Comme nous
l’avons vu dans le chapitre 1 (1.2.1. Le champ scientifique est le sol natal de la
psychanalyse et 1.2.2. L’exclusion interne de la psychanalyse dans la science)
Descartes est le fondateur de la science moderne et son sujet. Descartes est le
nom propre qui condense le mouvement de scission entre savoir et vérité qui est
la base de la science moderne. La science moderne (Descartes) et le baroque
partagent un champ commun : tous les deux s’appuient sur la scission
constitutive du sujet entre vérité et savoir. L’intérêt de Lacan pour le XVIIe siècle
réside ici. Pour le baroque et pour la science moderne, le sujet a son fondement
irrécupérable sur l’Autre44. Pourtant, la pensée cartésienne se libère de la vérité
quand elle la confère à Dieu. Ainsi, la science moderne peut développer son
savoir sans se préoccuper pour la vérité. En revanche, le baroque articule le
44 Dès que le sujet de la science est divisé entre savoir et vérité, l’objet a est la partie irrécupérable du champ de l’Autre. Lacan parle même de « savoir amputé » : « je vous ai expliqué le schéma de l'aliénation : est-ce là un choix qui n'en est pas un en ce sens qu'on y perd toujours quelque chose ? Ou bien le tout, vous jouissez de la vérité mais qui jouit puisque vous n'en savez rien ? Ou bien vous avez, non pas le savoir mais la science et cet objet d'intersection qui est l'objet a vous échappe. Là est le trou. Vous avez ce savoir amputé », Jacques LACAN, L’objet de la psychanalyse, séance du 8 décembre 1965.
401
savoir à la vérité afin que le premier cherche la manifestation divine de la
dernière dans le monde. Bref, le XVIIe siècle se trouve polarisé par un savoir sans
souci pour la vérité et un savoir qui cherche uniquement son illumination. La
science moderne produit un savoir et un reste, tandis que le baroque est un
symptôme, car il prend à sa charge la question de la vérité en l’articulant aux
énigmes du christianisme, notamment au mysticisme chrétien. En somme,
l’importance du baroque est liée au sujet de la science, au changement structurel
localisé dans l’histoire entre savoir et vérité qui aura des conséquences pour
trouver le lieu de la psychanalyse par rapport aux autres savoirs comme la
religion, l’art, la philosophie et la science.
Comme nous venons de le mentionner, Les ménines constituent le point
final d’une série d’enquêtes sur des tableaux afin de mûrir la seule invention
lacanienne (selon Lacan) : l’objet a. En effet, nous pouvons faire une cartographie
de ses recherches sur les toiles de la manière suivante :
Séminaire 10, Sainte Lucie et Sainte Agathe de Francisco de Zurbarán pour
concevoir l’objet a comme agalma, la division du sujet, le reste du sujet
comme objet séparable.
Séminaire 11, Les ambassadeurs de Hans Holbein pour penser l’objet a
comme anamorphose et l’anamorphose comme référent phallique.
Séminaire 12, Le cri d’Edvard Munch pour articuler le cri de la demande,
le silence du désir et l’objet a.
Séminaire 13, Les ménines de Diego de Velázquez pour rendre compte de
l’objet a comme plan projectif45.
Qu’est-ce que cela veut dire mûrir l’objet a ? D’abord, sa conception –autour du
45 Il est intéressant de remarquer qu’avant sa lecture de Les ménines, Lacan rencontre dans son voyage aux États Unis les fresques du peintre mexicain Diego Rivera, ce qui lui fait changer ses plans de voyage et partir au Mexique. Lacan loge au fameux Hôtel del Prado où se trouve le fresque Un rêve de dimanche après-midi sur l’Alameda. Dans cette fresque, Lacan localise aussi l’objet a et, par la suite, il se tourne vers la topologie de la bouteille de Klein. Cf. Jacques LACAN, L’objet de la psychanalyse, séance du 23 mars 1966.
402
séminaire L’angoisse– et, deuxièmement, la fonction d’incarnation du manque
par l’objet a46, ce qui peut donner plus tard la fonction logique de l’analyste
comme incarnation de l’objet a –un pas de plus sur le sujet supposé savoir. Dans
le séminaire 12, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, Lacan explore la théorie
de nombres afin de rendre compte du sujet de la science et de s’en approcher par
la psychanalyse. Autour du séminaire 13 Lacan quitte la théorie des nombres et
se dirige vers la géométrie et l’art pour articuler le sujet à l’objet a.
Nous dirons qu’à cette époque la tentative de Lacan tourne autour de la
forme positive de l’objet a, entre autres. Les incarnations de l’objet a qui sont le
sein, les fèces, le regard ou la voix ne sont qu’un exemple de la « positivisation »
de l’objet a comme trou de la structure. Pour cette raison, nous avons des
métaphores biologiques (la mante religieuse, le placenta, le sein, etc.) dans les
séminaires 10 et 11. Lacan prend aussi la voie du Poème et du Mathème pour
présenter de manière positive le manque sous la forme de l’objet a. La biologie
donne une intuition de la logique du trou et son évidement à partir de l’opération
symbolique. Les incarnations de l’objet a relèvent d’un trou insymbolisable et
irréductible par la structure dans le corps. L’art et la théorie des nombres sont
d’autres essais de rendre compte de l’objet a. Il reste, pourtant, à donner une
présentation non seulement biologique, artistique ou logique de l’objet a, mais
une consistance topologique. La topologie des surfaces permet à Lacan d’avancer
et de concéder de la rigueur aux intuitions des trois dernières années. Par
exemple, l’idée que la peinture montre la fonction du regard (ce que je regarde
n’est jamais ce que je veux voir) apparaît déjà dans le commentaire de la
compétition entre les peintres Zeuxis et Parrhasios dans le séminaire 1147.
46 Comme toujours, Lacan anticipe cette démarche. La question de présenter l’objet a comme une forme positive du manque se trouve dès le séminaire 10 : « Quand je vous ai parlé des seins et des yeux à partir de Zurbarán, de Lucie et d'Agathe, n'avez-vous pas été frappés du fait que ces objets a se présentaient là sous une forme positive ? », Jacques LACAN, L’angoisse, p. 205. 47 « Inversement, ce que je regarde n’est jamais ce que je veux voir. Et le rapport que j'ai évoqué tout à l'heure, du peintre et de l'amateur, est un jeu, un jeu de trompe-l'œil, quoi qu'on en dise. Ici, nulle référence à ce qu'on appelle improprement figuratif si vous mettez là-dedans je ne sais quelle référence à la réalité sous-jacente. Dans l'apologue antique concernant Zeuxis et Parrhasios, le mérite de Zeuxis est d'avoir fait des raisins qui ont attiré des oiseaux. L'accent n'est
403
Toutefois, la lecture que Lacan a fait de Les ménines n’est possible que par la
topologie des surfaces par le plan projectif. En ce sens, il ne s’agit pas seulement
de formaliser ou de donner de la rigueur aux intuitions, mais d’une lecture
inédite du tableau qui a des conséquences théoriques, cliniques et conceptuelles
du sujet de la modernité (entre science et art baroque). La lecture de Les ménines
est un exercice de conception de la modernité, du statut de l’art baroque et de
l’émergence du sujet de la science. La topologie des surfaces se montre féconde
pour donner une autre lecture.
Si Lacan s’intéresse à l’art du XVIIe siècle, c’est par l’importance que cette
époque donne aux miroirs, aux déguisements et aux simulations. Là-dessous
nous trouvons l’importance que Lacan donne aussi aux énigmes du tableau de
Velázquez. La toile du peintre espagnol est un piège au regard48 sans au-delà, un
trompe-l’œil. Pour revernir sur le tableau de Zeuxis et Les ménines, Mladen Dolar
montre la différence entre les animaux et les humains par rapport à la vision et le
regard49 :
Les animaux font confiance aux fausses apparences de la réalité. En revanche, les
humains sont trompés par un voile qui en réalité n’imite pas uniquement la
réalité, mais il la cache. En conséquence, la modalité humaine de tromperie est
l’appât : la tromperie réside dans le fait que le regard a été tenté afin de franchir
le voile de l’apparence. Autrement dit, derrière le rideau il n’y a que le sujet qui a
été tenté pour y arriver.
Bref, la toile de Velázquez concentre les illusions, les semblants et les mirages
d’un bon tableau. Il est paradigmatique : trompe l’œil, le sujet comme la
point mis sur le fait que ces raisins fussent d'aucune façon des raisins parfaits, l'accent est mis sur le fait que même l'œil des oiseaux y a été trompé. La preuve, c'est que son confrère Parrhasios triomphe de lui, d'avoir su peindre sur la muraille un voue, un voile si ressemblant que Zeuxis, se tournant vers lui, lui a dit –Alors, et maintenant, montre-nous, toi, ce que tu as fait derrière ça. Par quoi il est montré que ce dont il s'agit, c'est bien de trompe-l’œil. Triomphe, sur l'œil, du regard », Jacques LACAN, Les quatre concepts fondamentaux, p. 95. 48 « Ce tableau n'est rien d'autre que ce que tout tableau est, un piège à regard. Dans quelque tableau que ce soit, c'est précisément à chercher le regard en chacun de ses points que vous le verrez disparaître », Ibid., p. 83. 49 Mladen DOLAR, A Voice and Nothing More, p. 94.
404
tentative-même de trouver un au-delà du tableau, le voile qui cache quelque
chose derrière, le sujet comme absence immanente et comme possibilité de toute
représentation. Le tableau « se donne à voir »50, mais pas sans la participation du
sujet. Si un tableau peut nous tromper, c’est parce qu’il nous regarde –dans les
deux sens du mot (ça nous concerne et ça nous regard).
L’œil est l’organe de la perception, pour cette raison, nous avons
l’impression de regarder dehors. Pour que cette illusion opère, il est nécessaire
que deux élisions s’installent : a) l’œil ne voit que d’un point, tandis qui nous
sommes regardés de toutes parts et b) le regard (l’objet qui manque pour
constituer le champ de la vision). Nous élidons le regard et le fait que l’œil n’a
qu’un point de vue. Il s’agit de l’illusion selon laquelle nous maîtrisons le champ
de la vision. De cette manière, une toile démonte(r)e le regard et les élisions du
champ scopique. Le mensonge révélé par le tableau est que l’illusion ne provient
pas de l’apparence, mais que l’illusion, le mirage et le semblant sont structurés
dans la réalité, voire dans l’ontologie même. Quelle est la portée de cette
exploration de la manifestation du regard dans la voile, la scène et l’écran ? Ce
chemin conduira à Lacan à la distinction entre souvenirs écran, rêve et acting
out, par exemple.
L’étude du second cas d’articulation des mathématiques et de la poésie chez
Lacan nous amène à l’art. Plus précisément à la peinture. Comme nous l’avons
déjà vu, la distinction cruciale entre miroir et fenêtre qui rend compte de
l’articulation entre sujet et objet a. Elle est impossible sans la topologie des
surfaces. Deux changements de lectures, qui nous donnent une réponse correcte
aux énigmes du tableau. Ils sont possibles grâce à l’approche faite préalablement
par Lacan pour rendre compte de l’objet a. En effet, le déplacement du miroir
50 « C'est dans ce domaine, en effet, que se présente la dimension par où le sujet a à s'insérer dans le tableau. Le mimétisme donne à voir quelque chose en tant qu'il est distinct de ce qu'on pourrait appeler un lui-même qui est derrière. L'effet du mimétisme est camouflage, au sens proprement technique. Il ne s'agit pas de se mettre en accord avec le fond mais, sur un fond bigarré, de se faire bigarrure –exactement comme s'opère la technique du camouflage dans les opérations de guerre humaine », Jacques LACAN, Les quatre concepts fondamentaux, p. 92.
405
(stade du miroir) à la fenêtre (l’angoisse) et le changement de la géométrie
(perspective) à la topologie (plan projectif) sont fondamentaux pour rendre
compte de l’objet a, mais aussi pour contester la lecture foucaldienne du tableau.
Toutefois, la portée de la lecture alternative lacanienne de Les ménines est plus
ambitieuse que celle de s’opposer aux autres lectures, la dispute de la lecture de
Foucault incluse.
Quelles sont les conséquences de la lecture alternative que Lacan fait de
Les ménines ? Elle a des conséquences cliniques, théoriques et pratiques
(montage des pulsions, un point soustrait du champ visuel, le fantasme comme
ce qui configure la réalité psychique, il n’y a pas de métalangage, entre autres).
Elle a aussi une autre conception de la nature de la modernité et de l’émergence
du sujet de la science. Nous voyons aussi l’importance de l’articulation entre
Mathème et Poème pour la conception du sujet, pour clarifier la position de la
psychanalyse par rapport aux autres savoirs et pour rendre compte du moment
de l’émergence de la psychanalyse dans la modernité –le sujet de la science et la
manière de rendre compte de l’scission de la vérité et du savoir dans le baroque.
Mathématiques et poésie rectifient, précisent et rendent de la rigueur à certains
aspects que Lacan avait développés auparavant. La poésie est le marqueur d’un
point d’inflexion dans l’histoire et la matière sur laquelle le Mathème va
formaliser afin de produire un savoir et de donner de la rigueur à une intuition
anticipée par l’art, c’est-à-dire par le Poème. Il s’agit de la relation classique entre
Poème et Mathème chez Freud (Cf. chapitre 3, partie 3.2. Freud et la poésie).
Ainsi en résumé, le deuxième cas est une lecture alternante entre Poème
et Mathème. Les mathématiques se présentent comme objet/thème,
formalisation et diagramme. Le plan projectif est un objet mathématique précis
pour formaliser la perspective, formuler l’objet a en jeu dans le tableau et un
diagramme en tant que topologie de surfaces. La poésie prend la forme de l’art
(l’énigme de la représentation dans la toile) et de l’esthétique, non pas comme
plaisir esthétique, mais comme une alternative à l’esthétique kantienne –le plan
projectif au lieu de la sphère. L’esthétique aussi comme une illusion réelle –
406
ontologique– et pas comme une apparence. L’approche du Poème est classique,
c’est-à-dire comme l’inquisition d’une intuition artistique. Tel est l'avance
freudienne classique.
4.1.3. La poésie comme interprétation : topologie, réson, lalangue et l’une-
bévue
La langue est le fruit d’une maturation, d’un mûrissement de quelque chose qui se cristallise dans l’usage, il reste que la poésie relève d’une violence faite à cet usage.
–Jacques Lacan, L’une-bévue
Après un long détour par les mathématiques et la poésie, mais aussi par
l’anthropologie, la philosophie et la religion, Lacan débouche sur une conclusion :
que l’inconscient soit structuré comme un langage est en vérité seulement l’effet
du discours du maître. La chaîne signifiante qui s’organise par un signifiant
maître qui commande le reste des autres signifiants (S1S2) est homologue à la
structure de l’inconscient et la racine du « rêve éternel » de la philosophie51. En
plus, l’origine structurelle de l’« imbécillité » et le vaticine du « triomphe de la
religion » se trouve dans le discours du maître et, pour cette raison dans le cœur
de la structuration du sujet –car le sujet est ce qui représente un signifiant pour
un autre signifiant (S1/$S2)–, il habite la racine de la quête du sens, l’aliénation
à l’Autre, les identifications imaginaires ou symboliques, ainsi que la férocité
pour s’ontologiser de manière phallique, qui est la voie vers la constitution par
l‘être.
Disons que la fondation même du sujet est artificielle : le discours du
maître est une tentative de lier un S1 a un S2. Néanmoins, le discours est une
solution aux impasses de l’existence. Une solution ontologisant en l’occurrence.
En ce sens-là, le détour de Lacan par la philosophie, l’anthropologie ou la religion
51 Jacques LACAN, « Peut-être à Vincennes » in Autres écrits, p. 315.
407
montre ses impasses ontologiques. En revanche, la poésie et les mathématiques
lui permettent de trouver une autre solution. En effet, le discours de l’analyste
est une manière de « déconstruire » cette aliénation fondatrice de la subjectivité,
car elle permet de parcourir à l’envers la chaîne signifiante (S2//S1) par l’artifice
du transfert (a$). En plus, il montre qu’il existe une autre position que le sujet
divisé : celui d’objet qui cause le désir. Le changement du sujet et l’inconscient
vers le parlêtre et l’« inconscient réel »52 sont un effet de la réalisation que la
chaîne signifiante est liée de manière forcée ou artificielle. Il y a des traces où
nous pouvons trouver le registre du changement conceptuel. Cependant, ce qui
nous intéresse ici c’est que la déconstruction et la reconstruction de la position
lacanienne sont l’effet d’un traitement mathématique et poétique de la question.
Après que Lacan a déconstruit la relation entre S1S2, entre les
séminaires 16 et 19, il faut proposer une autre manière de rendre compte de
cette liaison (illusoire) et s’il existe d’autres relations possibles. Lacan trouve le
nœud borroméen et avec lui la topologie des nœuds et de tresses. Comme nous
l’avons vu dans le chapitre sur le Mathème, Lacan passe de la théorie de
nombres, la logique et la théorie des ensembles à la topologie des nœuds. Ce
changement est possible par la recherche qu’il a faite sur la poésie chinoise
écrite. Donc, la topologie des nœuds est intimement liée à la poésie et une autre
conception du langage. Il s’agit de la lalangue et la réson –qui sont
contemporaines du séminaire 19, avec le nœud borroméen et le mathème. Elle
est, donc, un effet de souligner –comme Jakobson– la dimension déterminante du
son sur le sens.
La fonction déterminante du son sur le sens chez Jakobson est décisive
pour l’approche poétique de lalangue. Lalangue, dans le sens de Mladen Dolar
52 Colette SOLER, L’inconscient réinventé, Paris, PUF, 2009 ; « L’inconscient, ça n’a rien à faire avec l’inconscience. Alors pourquoi ne pas traduire tout tranquillement par l’une-bévue. D’autant plus que ça a tout de suite l’avantage de mettre en évidence certaines choses ; pourquoi est-ce qu’on s’oblige dans l’analyse des rêves, qui constitue une bévue comme n’importe quoi d’autre, comme un acte manqué, à ceci près qu'il y a quelque chose où on se reconnaît. On se reconnaît dans le trait d’esprit, parce que le trait d’esprit tient à ce que j’ai appelé lalangue, on se reconnaît dans le trait d’esprit, on y glisse et là-dessus Freud a fait quelques considérations qui ne sont pas négligeables », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XXIV : L’insu que sait, inédit, séance du 11 novembre 1976.
408
s’agit du moment où le sens se trébuche sur le son53, c’est-à-dire quand le son
interrompt le sens. Dolar cite précisément le titre du livre Six leçons sur le son et
le sens de Jakobson qui est si difficile à prononcer, car le son s’impose au sens.
Les virelangues du type « Un chasseur sachant chasser sans son chien est un bon
chasseur qui fait sécher ses chaussettes sur une souche sèche » montrent aussi la
fonction déterminante du son sur le sens. « Le propre de la poésie est de mettre
du son dans le sens et de faire passer de la musique dans les lettres »54, c’est ainsi
que Michel Bousseyroux définit la dimension poétique de lalangue à partir des
trois registres dans la topologie des nœuds. Cette dimension poétique, comme
nous l’avons annoncé, trouve sa base dans la fonction déterminante du son sur le
sens55 :
Comment se produit cette détermination poétique du sens ? Jakobson l’explique
dans son livre Questions de poétique. Elle se saisit des chances phoniques offertes
par la langue. Pour cela, elle emploie des figures de mises en équivalence
phonique telle que la paronomase, l’anagramme, l’onomatopée et la synesthésie,
pour que de cette équivalence son-sens surgisse un effet de sens qui soit le fait
bien actuel du réel de lalangue, et non l’effet de la rétraction temporelle du
signifiant dans le symbolique.
Dorénavant, le S2 de la chaîne signifiante est l’équivocité structurelle du langage
ou même la double fonction du symptôme et le symbole du registre du
symbolique. Cette double fonction n’est indiscernable que par la topologie des
nœuds. Maintenant, l’interprétation vise au réel de la jouissance qui est absente
du sens –ou ab-sens, ab-sexe56. Il s’agit d’une interprétation qui s’appuie de la
lettre et non pas dans l’ordre du symbolique. La lettre peut se lire en différents
langages, son équivocité est translinguistique et ne dépend pas d’un système
53 Mladen DOLAR, A Voice and Nothing More, Cambridge, MIT, 2006, p. 146. 54 Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud. Toulouse, Érès, 2012, p. 50. 55 Ibid., p. 51. 56 Jacques LACAN, « L’étourdit » in Autres écrits, p. 450 et 461.
409
grammatical ou syntactique. En d’autres termes : Lacan s’appelle Lacan « dans
toutes les langues »57. La lettre n’appartient pas au registre du sens.
Pour revenir sur la question de la matrice de la chaîne signifiante (S1
S2), elle se montre illusoire. En effet, de la perspective de la topologie des nœuds
elle se présente comme un « faux trou »58. Une longue citation peut résumer tout
ce que nous avons déployé jusqu’ici59 :
À cette étape, le sujet ne peut se représenter que du signifiant indice 1, S1. Quant
au signifiant indice 2, S2, là est l’artisan, en tant que par la conjonction de deux
signifiants, il est capable de produire ce que j’ai appelé l’objet petit a. Ce S2, je l’ai
tout à l’heure illustré du rapport à l’oreille et à l’œil, voire évoquant la bouche
close. Mais je l’ai également figuré de la duplicité du symbole et du symptôme.
C’est en tant que le discours du maître règne que le S2 se divise. La division dont
il s’agit est celle du symbole et du symptôme. Cette division est, si l’on peut dire,
reflétée dans la division du sujet. C’est parce que le sujet est ce qu’un signifiant
représente auprès d’un autre signifiant que nous sommes nécessités par son
insistance à montrer que c’est dans le symptôme qu’un de ces deux signifiants
prend du symbolique son support. En ce sens, dans l’articulation du symptôme
au symbole il n’y a, dirai-je, qu’un faux trou.
Lorsque le discours du maître est déconstruit aux moyens des mathématiques, la
topologie des nœuds ouvre une séquence inédite des possibles articulations des
concepts conçus par Lacan à cette époque : la lettre, la lalangue, la nomination, le
sinthome, l’inconscient réel60, etc. La déconstruction du discours du maître,
57 « Si le nom propre emporte encore jusque pour nous et dans notre usage, la trace sous cette forme que d'un langage à l'autre il ne se traduit pas, puisqu'il se transforme simplement, il se transfère, et c’est bien là sa caractéristique : je m’appelle Lacan dans toutes les langues, et vous aussi de même, chacun par votre nom », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre IX : l’identification, inédit, séance du 10 janvier 1962. 58 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XXIII : Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 83. 59 Ibid., p. 23. 60 « Quand l’esp d’un laps, soit puisque je n’écris qu’en français : l’espace d’un lapsus, n’a plus aucune portée de sens (ou interprétation), alors seulement on est sûr qu’on est dans l’inconscient », Jacques LACAN, « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI » in Autres écrits, p. 571.
410
matrice de la chaîne signifiante, implique nécessairement la déconstruction de
l’inconscient symbolique ou transférentiel.
Cette déconstruction à l’aide des mathématiques –théorie des ensembles,
logique, théorie des nombres– ouvre de nouvelles possibilités qui ne peuvent pas
se déployer sans la topologie des nœuds. Effectivement, l’impasse de la chaîne
signifiante (S1S2) implique qu’il n’y a pas de rapport sexuel, mais il est
seulement une formulation négative. Le côté positif ou le moment de formulation
se trouve dans le nœud borroméen : il a un rapport par le non-rapport, car les
ronds de ficelle ne se creusent pas par le centre. Il s’agit d’une nouvelle
articulation, un trois qui est là avant l’un, un multiple qui précède l’un –pour
utiliser les termes de Badiou61. Cette articulation particulière discernée à travers
la mathématique aura ses effets. Si la déconstruction lui pose le défi d’intervenir
sur le registre du réel de la jouissance sans l’aide du symbolique, le nœud
borroméen lui donne une alternative qui lui va « comme bague au doigt »62.
Comme nous l’avons vu dans le point sur les diagrammes dans le chapitre
consacré au Mathème, cette question est centrale pour Lacan, car s’il n’y a aucune
incidence sur le réel, la psychanalyse est une escroquerie. La réponse à cette
problématique nous conduit au domaine de la poésie. Autrement dit, l’usage
poétique de l’interprétation est discerné, voire orienté par la topologie des nœuds.
La poésie est désormais une manière d’incidence sur l’économie
libidinale, sur la pulsion. La lalangue, la lettre et le « contresens » corrélatifs sont
impliqués dans cette solution. Cette approche poétique par un discernement
mathématique et une formulation topologique peuvent se constater dans cette
citation63 :
La deuxième étape consiste à jouer de cette équivoque qui pourrait libérer
du sinthome. En effet, c’est uniquement par l’équivoque que
l’interprétation opère. Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui
résonne. On est surprise que cela ne soit nullement apparu aux philosophes
61 Alain BADIOU, L’être et l’événement, Seuil, Paris, 1988. 62 Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XIX : …Ou pire, Paris, Seuil, 2011, p. 91. 63 Jacques LACAN, Le sinthome, p. 17. L’accent est de l’auteur.
411
anglais. Je les appelle ainsi parce que ce ne sont pas des psychanalystes. Ils
croient dur comme fer à ce que la parole, ça n’a pas d’effet. Ils ont tort. Ils
s’imaginent qu’il y a des pulsions, et encore, quand ils veulent bien ne pas
traduire Trieb par instinct. Ils ne s’imaginent pas que les pulsions, c’est l’écho
dans le corps du fait qu’il y a un dire.
Il s’agit de l’interprétation par le biais de l’équivoque qui a un effet de résonance
et de cette manière avoir une incidence sur le côté « jouissance » du symptôme,
c’est-à-dire sur le corps. L’interprétation trouve son efficacité dans l’équivocité et
le côté sonore de la poésie64 :
Si la linguistique se soulève, c’est dans la mesure où un Roman Jakobson aborde
franchement les questions de poétique. La métaphore, et la métonymie n’ont de
portée pour l’interprétation qu’en tant qu’elles sont capables de faire fonction
d’autre chose. Et cette autre chose dont elles font fonction, c’est bien ce par quoi
s’unissent, étroitement, le son et le sens. C’est pour autant qu'une interprétation
juste éteint un symptôme, que la vérité se spécifie d’être poétique.
Il existe une façon topologique d’expliquer cet effet sans recours à la chaîne
signifiante. Pour cette raison, la fonction de la métaphore et la métonymie
changent chez Lacan –comme nous pouvons lire dans la dernière citation. Le
rond de ficelle symbolique peut avoir des effets sur le réel ou sur l’imaginaire
sans qu’ils s’enchaînent. Si le registre du symbolique bouge, il aura des
incidences sur les autres registres sans traverser les autres par le centre. C’est là
où nous pouvons lire la pertinence des concepts tels que la lalangue, la réson ou
l’inconscient réel.
La poésie peut produire du sens ou fixer le sens à une signification. Mais il
s’agit d’une opération « ratée »65 :
Quand j’ai parlé de Vérité, c’est au sens que je me réfère ; mais le propre de la
poésie quand elle rate, c’est justement de n’avoir qu’une signification, d’être pur
64 Jacques LACAN, L’insu que sait, séance du 19 avril 1977. 65 Ibid., séance du 15 mars 1977.
412
nœud d’un mot avec un autre mot. Il n’en reste pas moins que la volonté de sens
consiste à éliminer le double sens.
Pourtant, la poésie a deux pentes, une symbolique et une autre réelle. La
première est attachée au signifiant et au sens. La dernière est liée à la lettre et à
l’évidement du sens. C’est ainsi que l’explique Lacan : « L’astuce de l'homme, c’est
de bourrer tout cela, je vous l’ai dit, avec de la poésie qui est effet de sens, mais
aussi bien effet de trou »66. Le côté « lettre » de la poésie peut permettre une
lecture alternative des signifiants maîtres, c’est-à-dire d'équivoquer les
signifiants « fondateurs d’une vie », pour emprunter encore une fois l’expression
de Geneviève Morel67.
La poésie orientée par les nœuds a une fonction interprétative68. Mais elle
a une autre fonction. En effet, comme nous l’avons déjà mentionné au début de ce
cas, la topologie des nœuds introduit la distinction entre un « vrai trou » et un
« faux trou ». Cette distinction nous conduit au rôle de la poésie comme
nomination avec la pluralisation concomitante du Nom-du-Père. Les ronds de
ficelles qui correspondent au symbolique et au symptôme sont séparés en faisant
un « faux trou », une fausse articulation entre deux éléments –comme dans le
discours du maître. Le trou est faux, car les deux éléments peuvent être séparés
sans exiger une coupure. Néanmoins, les deux cercles sont articulés de telle
façon qu’ils ont un trou qui peut être transformé par une ligne infinie traversant
66 Ibid., séance du 17 mai 1977. 67 Geneviève MOREL, « Comment défaire les équivoques fondatrices d’une vie ? » in La loi de la mère, Paris, Economica, 2008, p. 205. Ce point est aussi justifié par ce que Lacan appelle « le malentendu » : « je suis un traumatisé du malentendu », « l’homme naît malentendu », Jacques LACAN, « Le malentendu » in revue Ornicar ?, no. 22 et 23, Paris, 1981. « Le mot introduit dans el monde l’équivoque, mais nous devons accepter que ce mal n’est pas si mouvais. D’habitude on affirme que la seule forme de ne tomber pas sur des équivoques est rien ne dire ; la poésie, l’art en général, justifient pleinement qui nous nous « résignions » à accepter l’équivoque ainsi que la contradiction. Même en mathématiques, où on se trouve fréquemment ce qui une fois se dénommé « surprise rhétorique » Pablo AMSTER, Apuntes matemáticos para leer a Lacan 1. Topologia, Buenos Aires, Letra viva, 2010, p. 150. La traduction est de l’auteur. 68 « Il n’y a que la poésie, vus ai-je dit, qui permette l’interprétation et c’est en cela que je n’arrive plus, dans ma technique, à ce qu’elle tienne ; je ne suis asses pouâte, je ne suis pas pouâteassez ! », Jacques LACAN, L’insu que sait, séance du 17 mai 1977.
413
le centre, la ligne infinie tout en étant équivalente topologiquement à un
cercle69 :
Figure 7
Cette transformation topologique montre un changement de structure et en
même temps révèle l’existence d’un troisième élément qui précède à la
transformation : le bord du faux trou est le réel. Cette opération montre que la
ligne est le sinthome comme nomination qui provient du réel, c’est-à-dire comme
quatrième élément. Ce dernier point implique que le Nom-du-Père peut provenir
du réel. Luis Izcovich nomme cette opération « la nomination sans Autre » et
l’explique ainsi70 :
Cette perspective que Lacan souligne dans le séminaire R.S.I. démontre qu’il ne
considère plus le Nom-du-Père comme une opération interne au symbolique.
Plus exactement, Lacan change le statut du symbolique, passant d’un symbolique
comme chaîne signifiante à un symbolique défini comme trou. Poser
l’identification réelle à l’Autre réel indique l’insondable de l’intrusion du Nom-
du-Père dans la structure. C’est cela qui permet peut-être d’expliquer que, d’un
côté, Lacan maintient le Nom-du-Père au singulier et que, de l’autre, il le
généralise. Il maintient le singulier pour indiquer sa fonction radicale et sa
constitution comme identification réelle à l’Autre réel. Si en même temps il le
69 Jacques LACAN, Le sinthome, p. 83. Selon le théorème de Desargues une ligne infini sur une sphère est équivalent à un cercle. 70 Luis IZCOVICH, « La nomination sans Autre » in revue L’en-je lacanien, no. 12, 2009, p. 39-52.
414
pluralise pour proposer trois formes de Noms-du-Père, c’est parce qu’elles
nomment l’imaginaire, le symbolique et le réel.
Ici, la poésie prend la forme de la nomination. L’une des conséquences est la
pluralisation du Nom-du-Père qui est liée à la fameuse expression « se passer du
Nom-du-Père, à condition de s’en servir »71. Il y’en a des autres, mais pour nous,
ces remarques sont suffisantes pour montrer les deux formes qui prend le Poème
en ce cas : nomination et interprétation. Si l’on reprend la quadruple distinction
du Poème, la nomination et l’interprétation se présentent sous la forme de
littérature (la poésie), création (les nœuds et la poésie comme solutions
artisanales, une pratique du « savoir y faire avec », la nomination comme
baptisme ou création par le langage) et l’art (la musicalité de la réson et de la
lalangue). Ces fonctions poétiques ne peuvent pas être conçues sans un
discernement et une orientation mathématique.
Comme une preuve supplémentaire, nous voulons exposer les
conséquences de considérer les mathématiques comme non importantes. En ce
sens-là, le cas du philosophe « lacanien » Slavoj Žižek est, peut-être,
paradigmatique d’une lecture philosophique de la psychanalyse qui se passe des
mathématiques. Pour lui, Lacan a renoncé à la topologie des nœuds. Son dernier
enseignement a été considéré par Lacan comme un échec même, selon la lecture
du philosophe slovène. La question se pose dans une longue citation72 :
Dans son dernier séminaire, Lacan aborde précisément la question des nœuds
afin de penser le non-rapport, incarné dans un élément paradoxal (qui pourrait
vaguement correspondre à l’universel singulier, à la ‘part des sans-part’). Ici
entre en scène le nœud borroméen, consistant en trois cercles entrelacés de telle
sorte qu’ils ne sont pas directement connectés par deux, mais seulement grâce
au troisième, et que, si nous coupons le troisième nœud, les deux autres seront
également détachés –en somme, il n’y a pas de rapport entre deux cercles
71 Jacques LACAN, Le sinthome, p. 136. 72 Slavoj ŽIŽEK, Less than Nothing, Londres/New York, Verso, 2012, p. 798-799, la traduction est de l’auteur.
415
quelconques. Quel est ce troisième cercle ? L’objet a ? Le sinthome ? L’ordre
symbolique lui-même ? Ici Lacan, à la toute fin de son séminaire, s’est trouvé
dans une impasse qu’il a ouvertement reconnue, sur un mode authentiquement
tragique : « La métaphore du nœud borroméen à l’état le plus simple est
impropre. C’est un abus de métaphore, parce qu’en réalité, il n’y a pas de chose
qui supporte l’imaginaire, le symbolique et le réel. Qu’il n’y ait pas de rapport
sexuel, c’est qui est l’essentiel de ce que j’énonce. Qu’il n’ait pas de rapport
sexuel parce qu’il y a un imaginaire, un symbolique et un réel, c’est ce que je n’ai
pas osé dire. Je l’ai quand même dit. Il est bien évident que j’ai eu tort, mais je
m’y suis laissé glisser… je m’y suis laissé glisser, tout simplement. C’est
embêtant, c’est même plus qu’ennuyeux. C’est d’autant plus ennuyeux que c’est
injustifié. C’est ce qui m’apparaît aujourd’hui, c’est du même coup ce que je vous
avoue. Bien ! » (Jacques Lacan, La topologie et le temps, 9 janvier 1979). Il faut
noter deux choses dans ce passage. Premièrement, nous pouvons regarder
rétroactivement où se situe l’erreur évidente : le nœud borroméen fonctionne
comme une métaphore uniquement si nous pensons les trois cercles
simultanément, comme un entre lacs sur une même surface. (La seule façon de
sauver ce modèle consisterait à ajouter un quatrième élément qui conjoindrait
les trois autres, de qui fit Lacan avec son concept du sinthome assurant la
cohésion de la triade ISR.) Deuxièmement, pourquoi Lacan, de son propre aveu,
avait-il tort de dire qu’il n’y a pas du rapport sexuel dans la mesure où il y a un
Imaginaire, un Symbolique et un Réel ? Parce que les trois ne sont pas conçus
simultanément comme une triade, mais fonctionne plutôt comme la triade
kierkegaardienne de l’Esthétique-Éthique-Religieux, dans laquelle le choix se
situe toujours entre deux termes –ou bien/ou bien (…) Il en va de même dans la
triade lacanienne de l’Imaginaire-Symbolique-Réel, ou dans la triade freudienne
du Moi-Surmoi-Ça : lorsque nous nous focalisons sur un terme, les deux autres
sont condensées en un seul (sous l’hégémonie de l’un d’eux).
En ce point Žižek commence à lire Lacan d’une manière hégélienne. Pour nous, il
constitue l’exemple parfait d’une appropriation philosophique par une erreur
mathématique. En effet, dans la mesure où Žižek n’accepte pas la version
416
« topologique » de Lacan, il prend la solution « philosophique » au lieu de
l’alternative « poétique ». La topologie des nœuds n’est jamais utilisée dans ses
livres –sauf le nœud borroméen de trois cercles– et rarement lalangue. Il n’a
jamais utilisé le terme réson et il se méfie de la poésie. Il affirme que « derrière
chaque épuration ethnique il y a un poète »73. Il se situe plutôt dans une position
philosophique hégélienne. Pour lui, le Lacan plus achevé est celui du séminaire
Encore, celui du mathème et du « il n’y a pas du rapport sexuel ». En définitive, un
Lacan qui achève le point plus haut de l’idéalisme allemand74.
En revanche, nous pouvons nous approcher du problème mentionné par
Žižek dans une lecture qui parcourt et traverse la mathématique –en ce cas la
topologie– pour en extraire des conséquences poétiques utiles à la pratique et à
la clinique psychanalytique. Tel est le cas d’Erik Porge, Michel Bousseyroux et
Fabián Schejtman75. Approchons-nous de la lecture de Porge, qui reprend la
même citation où Žižek assure que Lacan se trompe et accepte son complet
échec. Selon Porge, comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre sur le Mathème,
l’équivalence entre trois registres est problématique pour distinguer
l’imaginaire, le symbolique et le réel. Il faut introduire la nomination du
quatrième rond afin de marquer ces trois registres en déséquilibrant le nœud
borroméen dans un nouage qui se maintient borroméen. Grâce à cette
nomination, il n’y a plus d’équivalence entre ronds. Porge dramatise cette
conclusion catastrophique : « Et pourtant, patatras ! » pour ensuite se demander
« Qu’est-ce qui s’est passé ? Lacan en est-il resté là ? ». Mais Porge lui-même
73 Slavoj ŽIŽEK, « The Militay-Poetic Complex » in London Review of Books, https://www.lrb.co.uk/v30/n16/slavoj-zizek/the-military-poetic-complex, vu le 4 juillet 2017. 74 Slavoj ŽIŽEK, The Indivisible remainder, New York, Verso, 1996. Même Alain Badiou considère qu’à partir de Žižek l’idéalisme inaugure une nouvelle façon de lire l’histoire entière de la philosophie, en se déclinant en six étapes : 1. Une préhistoire grecque ; 2. Une naissance critique (Kant) ; 3. Deux insisténces ideálistes (Fichte et Schelling) ; 4. Une matrice dialectique « définitive » (Hegel) ; 5. Une répétition créatrice de Hegel (Lacan) ; et, 6. Une répétition créatrice de Hegel par Lacan (Žižek). Alain BADIOU, « La méthode de Slavoj Žižek » in Slavoj Žižek, Moins que rien, Paris, Fayard, 2015, p. 4. 75 Erik PORGE, Lettres du symptôme. Versions de l’identification, Toulouse, Érès, 2010 ; Michel BOUSSEYROUX, Au risque de la topologie et de la poésie. Élargir la psychanalyse, Toulouse, Érès, 2011 ; Fabián SCHEJTMAN, Sinthome : Ensayos de clínica psicoanalítica nodal, Buenos Aires, Grama, 2013.
417
répond à ses questions et rectifie la position de Lacan à l’aide d’un nœud que le
mathématicien Pierre Soury a désigné pour Lacan après la séance du 9 janvier
1979. Le commentaire de Porge est sur le même passage cité par Žižek.
La solution à ce problème est extrêmement complexe et technique, car
elle implique la notion de homotopie –le lecteur peut la vérifier dans le chapitre
13 du livre Lettres du symptôme76 de Porge. Cette solution entraîne, pourtant, des
conséquences théoriques, cliniques et pratiques. La plus évidente et celle de
l’articulation entre topologie et poésie par le biais de l’équivoque –la poésie
produit un effet de sens, mais aussi de trou. La solution implique la
généralisation du nœud borroméen. Porge conclut77 :
Nous ne savons pas précisément de quelle façon Lacan a accueilli la rétroaction
de Soury. Même si les rasions qu’invoquait Lacan n’étaient pas émises dans les
mêmes termes que Soury, nous avons toutes les raisons de penser que cette
rétroaction l’a dissuadé de persister à considérer que le nœud borroméen était
impropre à la métaphore. En effet, dès le 13 mars 1979, soit à peine deux mois
plus tard, Lacan présente à son séminaire le nouveau nœud borroméen qui lui a
été dessiné par Jean-Michel Vappereau [il s’agit d’une reformulation du nœud
borroméen désigné par Soury] et qu’il baptise comme « nœud borroméen
généralisé ». Loin d’abandonner le nœud, il le généralise.
Cependant, il faut souligner que la réponse à la question de l’échec (ou non) de la
tentative lacanienne d’explorer le nœud borroméen implique qu’il faut traverser
les mathématiques, même pour arriver à une conception poétique de la pratique
psychanalytique et non une formulation philosophique hégélienne comme le cas
de Žižek78. Nous nous demandons, au moins, si cette appropriation ou lecture
76 Erik PORGE, Lettres du symptôme, Toulouse, Érès, 2010. 77 Ibid., p. 137-138. L’accent est de l’auteur. 78 « Il est très significatif que Lacan, dans Encore, fait deux mouvements corrélatifs : il introduit deux concepts dont sa corrélation il n’explique jamais, lalangue et mathème, mais tout le deux ont sa base où le signifiant ne contribue pas à faire sens –l’objet dans le signifiant, comme s’il est l’objet dedans le signifiant, lorsqu’il est sous l’auspice de la lettre de la plus-de-voix (lalangue) et lorsqu’il est sous l’auspice de la lettre, du nonsense lettre du mathème (d’où les formules de la sexuation, etc.). Je suis presque tenté à utiliser le jugement infini hégélien : de déclarer l’identité spéculative de deux termes opposés, de manière que la voix pure ne peut être que le parfait
418
philosophique –à contre-courant de la pratique psychanalytique– n’est pas une
conséquence de ne pas avoir traversé les mathématiques. En tout cas, il reste à
vérifier dans la clinique si cette lecture hégélienne est plus appropriée pour la
pratique psychanalytique. Quant à nous, il semble que la lecture de la topologie
des nœuds et ses conséquences poétiques sont plus utiles pour la pratique. Ainsi,
concepts tels qu’escabeau, sinthome, pluralisation du Nom-du-Père et des
expressions comme « s’identifier au symptôme » comme fin de l’analyse et
« savoir y faire avec » l’irréductible d’une analyse sont cruciales.
Il est possible de conclure que l’articulation du Mathème et du Poème en ce cas
est singulière, comme dans les autres cas. Le Mathème se présente ici en deux
temps. Dans un premier moment, il fonctionne comme des mathématiques
fragmentaires (logique, théorie des ensembles, etc.) pour déconstruire la
métaphysique du discours du maître –la matrice de la philosophie et de la chaîne
signifiante. Dans un deuxième moment, il prend la forme constructive du
diagramme et de la formalisation, tous les deux à l’aide de la topologie des
nœuds. Pour sa part, le Poème fonctionne doublement : comme interprétation
poétique par l’équivoque translinguistique/homophonique et comme
nomination qui provient du réel (par la lettre). La nomination et l’interprétation,
comme nous venons de voir, ont des dimensions poétiques telles que la création,
l’art et la littérature.
L’instant poétique d’interprétation et de nomination ne peut pas se
formuler sans le temps mathématique de déconstruction et le moment
constructif de la topologie des nœuds. Mais lors du premier temps déconstructif
des mathématiques, la poésie est absente. En revanche, elle prend un rôle
primordial au moment constructif de la topologie des nœuds.
Mathématiques et poésie sont solidaires pour formuler une clinique, une
théorie et une pratique non métaphysique. Ils s’articulent pour ouvrir une praxis
exemple de la lettre, c’est-à-dire du mathème », Mladen DOLAR, A Voice and Nothing More, p. 149. La traduction est de l’auteur.
419
non psychologique, déontologisante et un espace a-sphérique et non unitaire. Il
existe, pourtant, une différence avec les autres cas : la déconstruction comprend
non seulement l’imaginaire, mais elle inclût aussi une dissolution de la
métaphysique du symbolique. Les trois registres sont maintenant articulés de
manière borroméenne, ce qui donnait de possibilités inédites avant de sa
découverte.
Il est intéressant, en regardant de près, de constater qu’il existe des
moments où Mathème et Poème sont indiscernables. En ce cas, nous en avons
deux. L’une-bévue comme l’équivoque fondatrice, comme équivoque qui fait
passer quelque chose à travers le mur du langage fonctionne comme mathème,
c’est-à-dire comme transmission du savoir. L’une-bévue est mathème aussi dans
la mesure où elle est lettre irréductible et elle cerne un réel après une
formalisation. Reste à discuter s’il existe une substitution d’un par l’autre,
comme nous l’avons vu dans le chapitre sur le Mathème. Le deuxième exemple
provient de l’interprétation poétique et la topologie des nœuds. Tous le deux
constituent une sorte de solution artisanale. Autrement dit, l’une-bévue est
presque mathématique et la topologie quasiment poétique, c’est-à-dire
artistique.
Finalement, dans notre dernier cas la lettre est le terrain commun du
Mathème et du Poème. Là, une théorie du signifiant sans la lettre rendrait
infertile l’articulation des mathématiques et de la poésie.
Pour conclure, même si Lacan avait renoncé au Mathème ou s'il l’a
substitué par le Poème (le mathème par l’une-bévue), il est nécessaire de passer
par un traitement mathématique pour y arriver.
4.2. Conclusions
Après l’étude de trois cas extraits de l’enseignement de Lacan, il est moment de
conclure. Nous avons choisi ces cas par un triple critère : une articulation entre
mathématiques et poésie distincte au premier abord, un laps du temps distinct et
420
une capacité pour anticiper des cas similaires dans l’enseignement de Lacan. Au
début, nous n’étions pas sûrs que ces cas rempliraient ces critères, mais nous
avions une idée générale de ces caractéristiques. Cela nous a permis de trouver
quelque chose d’inattendu.
Nous avons étudié les cas suivants : « Le mythe comme formalisation du
paradoxe » (1952-1957), « La topologisation de la géométrie » (1964-1967) et
« La poésie comme interprétation » (1975-1979).
Comme nous l’avons annoncé dans l’introduction de ce chapitre, les
relations entre Mathème et Poème sont variées, particulières et dépendent de
chaque cas. Nous avons constaté cette affirmation dans les trois études. En effet,
dans la formalisation du mythe (52-57), l’articulation entre ces éléments vise à
articuler les registres imaginaire et symbolique. Cet assemblage donne aussi la
clé pour la question de la vérité, laquelle ne peut que se mi-dire. L’homologation
entre la symbolisation et la formalisation détermine le tissu entre
mathématiques et poésie. Dans le cas de la topologisation de la géométrie (64-
67), la question en jeu est plutôt de rendre compte rigoureusement de l’objet a,
notamment en ce qui concerne le regard (et sa distinction de la perception et le
champ de la vision). Il s’agit de formaliser les intuitions que la biologie, le mythe
(de la lamelle) et la peinture lui ont apportées dans les séminaires précédents
(séminaires 10, 11 et 12). Il est aussi question d’articuler le sujet divisé avec
l’objet a. Pour cette raison, il est aussi question du rôle du sujet dans la science
moderne et dans le baroque. Finalement, dans le cas de la poésie comme
interprétation (75-79), la question est centrée sur une articulation sans rapport79
entre les trois registres et ses conséquences théoriques, cliniques et pratiques. Il
est aussi une solution non métaphysique au problème de l’incidence du
79 Comme nous l’avons vu le nœud borroméen se noue par un non-rapport (chapitre II, partie 2.1.2. Lecture de l’analyse du Mahtème, « Nodologie : entre formalisation, diagramme et objet mathématique »). En ce sens, nous partageons l’avis de Žižek qui affirme que l’intérêt de Lacan sur le nœud borroméen réside dans le passage du « il n’y a pas du rapport sexuel » à « il y a du non-rapport (sexuel) » : « Lacan aborde précisément la question des nœuds afin de penser le non-rapport, incarné dans élément paradoxal (…) Ici entre en scène le nœud borroméen », Slavoj ŽIZEK, Less than Nothing, p. 797-798, la traduction est de l’auteur. Pourtant, nous ne sommes pas d’accord sur la lecture dialectique hégélienne qu’il fait des nœuds.
421
symbolique sur le réel au moment que Lacan déconstruit la chaîne signifiante
S1S2. Maintenaient, le diagnostic, les relations entre les distinctes jouissances
(autre, phallique) et la manière d’intervention de l’analyste changent. Il y a un
retour à la poésie qui diminue l’importance des mathématiques. Les nœuds sont
possibles par une soustraction des propriétés mathématiques en laissant la
lettre. La lettre est le pivot qui articule Mahtème et Poème. L’effet de ce tissu est
une solution artisanale : d’écrire cas par cas en tissant les nœuds. Le résultat le
plus frappant est la fonction de l’équivoque –l’une-bévue– comme mathème,
c’est-à-dire comme lettre qui transmet et comme lettre irréductible qui cerne un
réel. Chaque articulation est unique et répond à un problème théorique, clinique ou
pratique.
Le tressage entre mathématiques et poésie vise à rendre compte des
limites du langage –parlé ou écrit– et pour cette raison en termes
psychanalytiques, il rend formulables les relations du langage avec le réel et avec
la vérité –en tant qu’impasse d’une structure. En effet, même si chaque cas est un
assemblage unique, ils montrent l’intérêt de Lacan pour s’approcher des limites
du langage. La formalisation du mythe (52-57) est une quête de la vérité qui ne
peut se dire complètement. La vérité se trouve dans les points paradoxaux, dans
les impasses et par le biais des contradictions structurelles. Le pas de la
perspective au plan projectif dans l’étude de Les ménines (64-67) est une
exploration sur les limites de la représentation. En fait, la limite qui rend
possible toute représentation est interne et elle s’inscrit comme soustraction.
Entre 1975 et 1979, l’importance des nœuds pour le langage –soit pour
l’interprétation, soit pour la nomination– réside dans le forçage, c’est-à-dire pour
pousser les limites du langage et pour équivoquer le langage. La quête sur
mathème, la réson, la lalangue, la varité et l’une-bévue, mais aussi l’intérêt pour
Joyce ou George Cantor ont sa motivation dans la recherche sur la vérité et le
réel. Cette recherche sur les limites du langage –sous le nom de vérité ou du réel–
n’est possible que par une articulation entre Mathème et Poème. En ce sens, le
422
tressage entre mathématiques et poésie fonctionne comme une tenaille qui à
coup de pince saisit un bout de réel ou un fragment de vérité.
On peut conclure que l’entrelacement entre Mathème et Poème est
singulier, il a une inclination à être fragmentaire et régionale. À cause de cette
sorte de relation, nous préférons de parler d’une « boîte à outils ». C’est aussi la
raison pour laquelle nous trouvons cette relation du côté de l’axe « contingent-
impossible » et non du côté de la modalité logique « nécessaire-possible ». Cette
position logique positionne la relation mathématique-poésie du côté féminin des
formules de la sexuation. L’articulation singulière entre poésie et mathématique
a comme but la résolution d’une problématique spécifique. Cependant, cette
problématique doit être résolue de façon non métaphysique. Ainsi, même s’il
existe des usages généraux des mathématiques ou de la poésie, il faut
s’approcher de cette problématique cas par cas. Toutefois, il y de propriétés
générales des mathématiques et de la poésie qui attirent l’attention de Lacan. Il
existe aussi des coïncidences entre plusieurs cas.
En effet, entre la formalisation du mythe et l’interprétation poétique
articulée aux nœuds, il y a intérêt à articuler les registres, à orienter la clinique,
la formalisation pour clarifier les lectures, les genres littéraires (mythe et poésie)
et pour essayer de surmonter les impasses. La lecture de Les ménines et
l’approche lacanienne du mythe partagent la désontologisation de l’objet,
l’intention de rendre compte des illusions (apparences, semblants, mensonge), la
localisation d’un réel et la relation entre science et religion. Les nœuds et
l’approche du tableau de Velázquez sont similaires en ce qui concerne l’art
(artisanal ou grand art), la formalisation topologique et la déconstruction de la
métaphysique de la sphère.
Quant aux propriétés communes qui ont le Mathème et le Poème, il y en a
plusieurs. Comme nous l’avons déjà indiqué, mathématiques et poésie
s’approchent des limites du langage afin de rendre compte du réel et de la vérité.
Cette relation privilégiée clarifie la position de la psychanalyse par rapport aux
autres savoirs : philosophie, art, science et religion. Mathème et Poème sont
423
fondamentaux par leur absence d’appel au métalangage, leurs formulations anti-
intuitives, leurs dires ou formulations non totalisantes, leur langage réfractaire à
la représentation, leurs dires et écritures impersonnels et leur orientation à
contre-courant de l’harmonie et du sens. Ils partagent aussi des propriétés qui
contestent la biologisation, la psychologisation, l’ontologisation et l’œdipisation
de la psychanalyse. Cet usage est important, soit pour vider certains concepts ou
certaines idées de toute métaphysique (biologique, ontologique, psychologique,
etc.), soit pour les formuler en évitant la métaphysique.
Ainsi, nous avons constaté comment les mathématiques, articulées à la
poésie, ont une tendance à vider l’imaginaire et à réduire les dimensions du sens
symbolique pour s’orienter vers le réel –sur le plan de l’impasse. En ce sens,
l’assemblage Mahtème et Poème constitue une manière privilégiée pour éviter la
bêtise constitutive de l’imaginaire et la bêtise inhérente au symbolique80.
En définitive, Mathème et Poème sont des savoirs indispensables,
individuellement ou en association (sous la forme de fusion, de tension, de
complémentarité, d’opposition, etc.). Il est difficile de concevoir la pratique, la
clinique ou la théorie psychanalytique sans le complexe rapport de ces
disciplines qui se pratiquent dans la lisière du langage –dimension favorisée
amplement par la psychanalyse lacanienne. Ce qui doit attirer notre attention,
c’est l’extrême utilité que possèdent ces savoirs pour déconstruire et construire
la théorie, la clinique et la pratique chez Lacan.
80 Cf. Jean-Claude MILNER, Les noms indisticts, Paris, Seuil, 1983.
424
425
CONCLUSION Au-delà des difficultés liées à la compréhension des mathématiques, des
éléments littéraires ou poétiques et de la psychanalyse lacanienne, l’ambition de
cette recherche est d’élucider la relation entre Mathème et Poème dans l’œuvre
de Lacan. Ces difficultés ne sont pas associées seulement à nos limitations, mais à
la diversité des approches, à la densité de ces références et aux indications
implicites chez Lacan. Nous avons choisi d’attaquer la relation des
mathématiques et de la poésie chez Lacan d’une manière générale. Nous avons
renoncé aux spécificités mathématiques et poétiques au profit d’une approche
qui nous a donné une réponse plus globale de cette liaison.
Il va de soi que cette entreprise comporte un risque assumé dès le départ
des approximations et des incomplétudes, et nous espérons que le lecteur
mathématicien ou l’expert en littérature prendra en considération ces aspects.
En revanche, cette position implique l’élucidation des stratégies et des approches
plus générales du rapport entre poésie et mathématiques. Néanmoins, nous nous
sommes remontés aux premières traces des éléments mathématiques et
poétiques chez Lacan, c’est-à-dire nous avons fait une généalogie des références
poétiques et mathématiques dans l’œuvre lacanienne. De même, nous avons fait
une étude plus détaillée de trois cas des liaisons entre ces éléments. Une étude
exhaustive de tous les cas possibles entre Mathème et Poème nous semble une
tâche qui excède notre recherche. Certes, nous nous sommes aperçus pendant
notre recherche qu’il existait des rapports généraux et singuliers entre
mathématiques et poésie. Mais le lecteur pourra trouver des clés utiles et
cruciales pour s’approcher de cette relation en général ; il aura ainsi une clé pour
éclaircir des rapports spécifiques dans les textes et séminaires de Lacan.
Nous nous sommes posés la question des rapports entre Mathème et
Poème, en essayant de concentrer l’attention sur des points qui ne nous
apparaissent pas avoir été particulièrement observés jusqu’au présent. Pour ce
faire, nous avons groupé les références littéraires, esthétiques, artistiques
426
concernant la création chez Lacan sous le nom « Poème » –en majuscule et en
italique. Nous procédons autrement dans le cas du Mathème. En effet, nous
sommes partis dans la direction opposée : la recherche a commencé par les
références mathématiques pour ensuite les classifier en quatre catégories :
formalisations, sujets/objets mathématiques, diagrammes et mathèmes –en
termes stricts. Nous présentons ci-dessous les résultats de la recherche sous la
forme de la mise en épreuve des hypothèses et la réponse aux questions
cruciales de notre étude.
Réponse aux questions cruciales
En dehors des hypothèses de cette recherche, nous nous sommes interrogés sur
deux questions. La première concerne l’affirmation selon laquelle Lacan à la fin
de son enseignement s’est débarrassé du mathème au profit du poème. La
deuxième question porte sur les usages et les stratégies générales du Mathème et
du Poème.
Par rapport au premier point d’interrogation, notre recherche élimine
toute possibilité d’un supposé démantèlement du mathème. Bien que Lacan ait
accentué la présence du poème, ni le mathème ni le Mathème (les
mathématiques) n’ont pas disparu de son œuvre. Mathèmes comme les formules
de la sexuation, les quatre discours ou la lettre algébrique Ⱥ –qui signale
l’impasse de l’Autre– sont pris en considération jusqu'à la fin de sa vie. En outre,
les mathématiques sont aussi présentes tout au long de ses derniers cinq
séminaires sous la forme de la topologie (de nœuds et de surfaces), la théorie de
nombres, l’arithmétique et la théorie d’ensembles. Finalement, le mathème en
tant que transmission simultanée prend la forme de l’une-bévue –ce qui passe en
tant qu’équivoque. Il s’agit de la coïncidence entre mathème et poème quant à ce
qui passe –ce qui se transmet. Lacan arrive au poème, mais pas sans le mathème.
L’accent sur la voie poétique est visible, mais il n’y arrive que par une
formalisation topologique par le biais des nœuds. Lacan a fait ce pas lorsqu’il a
427
traversé la poésie écrite chinoise pour arriver à la topologie nodale –comme l’a
souligné Michel Bousseyroux1.
Quant à la question des usages et stratégies générales du Mathème et du
Poème, il est possible de ressembler ces dernières dans l’énumération suivante :
1/ Usages et stratégies générales du Mathème et du Poème. La
désontologisation des questions psychanalytiques (contre la biologisation, le
comportementalisme, neurologisation, la psychologisation, la pathologisation,
etc.), l’incidence sur le sens (l’un par l’évidemment, l’autre par saturation),
l’élongation immanente des limites du langage, ses fonctions attachées au
langage (écrit ou parlé), l’appui épistémologique (pour formuler de questions, de
concepts ou des appareils), une approche alternative au sujet et à l’objet (dires
impersonnels, évidemment de l’objet), la transmission de la psychanalyse et la
formulation conceptuelle antimétaphysique (contra la métaphysique de l’Un, de
la sphère, la présence, de l’être, de la relation sexuelle, l’équivalence, l’esthétique
kantienne, etc.).
2/ Usages et stratégies générales du Mathème. La localisation de
paradoxes (impasses et impossibilités), la fixation de points de repère, la
formulation de relations de transformation (invariantes et mouvements), une
alternative pour désontologiser, la déconstruction de concepts et pratiques
ontologisées, la réduction de la complexité, la soustraction d’éléments
empiriques, l’évidement de tout contenu, une pensée relationnelle, l’articulation
des dimensions diachronique et synchronique, une manière de rendre compte de
la contingence ; le singulier, la transmission hors sens, la fonction de limiter
l’obscurantisme (et l’aura mystique), circonscription du réel, une opération qui
rend lisible une variété apparente de phénomènes (par réduction de la
complexité à ses éléments minimaux) et la tendance à l’univocité du vide (la
réduction de lectures).
1 Michel BOUSSEYROUX, Au risque de la topologie et de la poésie. Élargir la psychanalyse, Toulouse, Érès, 2011.
428
3/ Usages et stratégies générales du Poème. Une énonciation
impersonnelle, la formulation de phénomènes négligés par la science, la
donation d’une base épistémologique pour la clinique (dû à la nature de ses
phénomènes), la transmission (de cas, d’exemples, d’une fonction didactique),
l’anticipation (ou inspiration) de questions psychanalytiques, un appui
épistémologique (formulation de questions, un laboratoire expérimental, car le
poème a un rationalité plus ample), une manière de rendre compte des
mécanismes de création (Witz, sublimation), la formulation de la vérité
psychanalytique (qui a une structure de fiction et qui a une relation avec le
désir), un réservoir de ressources du langage accumulées dans son histoire, la
fonction de nomination, une façon d’enregistrer les mutations dans la culture en
termes du langage, une manière de traiter la langue (car il existe une homologie
structurelle entre poésie et objets psychanalytiques qui est la matière de la
psychanalyse) et une fonction heuristique (dégagement ou révélation).
Réponse à nos hypothèses
1/ Lacan emprunte le diagnostic heideggérien d’ « ontologisation de l’être » et la
prescription du Poème comme réponse à cette ontologisation. Cette hypothèse se
révèle comme vraie par plusieurs passages de l’écrit de Lacan comme Fonction et
champ2, mais aussi de façon explicite lorsque Lacan a lié cet écrit à la philosophie
d’Heidegger3. Il n’est pas nécessaire de citer les passages où l’influence –
subvertie– sur la question de l’être et la poésie chez Heidegger se fait sentir. Il est
2 Ces passages, tels que « parole vide et parole pleine », « dans ce que nous appellerons la poétique de l'œuvre freudienne » ou « la fonction poétique du langage » ne constituent que quelques exemples. Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » in Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 247, 317 et 322. 3 « [L]’intérêt qu’a voulu marquer en rupture avec une réserve jusque là trop fondée, pour une psychanalyse reprise en ces principes, le Professeur Martin Heidegger, en collaborant à la publication plus haut citée [La psychanalyse] comme un manifeste de l’enseignement du Docteur Jacques Lacan sur la Parole et le Langage », Jacques LACAN, « Curriculum présenté pour une candidature à une direction de psychanalyse à l’École des hautes études » in revue Bulletin de l’Association Freudienne, n° 40, 1957, p. 7. Lacan se réfère à sa traduction de l’article Logos d’Heidegger (paru dans la revue La psychanalyse) et à son écrit « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ».
429
possible de trouver chez certains auteurs tels Jorge Alemán, Héctor López ou
François Balmès des lectures qui suivent cette direction.
Le geste fondationel du « retour à Freud » chez Lacan contient la lecture
heideggérienne de désontologisation de l’être au moyen de « déléguer la
pensée » à la poésie, pour utiliser l’expression de Badiou4. Tout au long de son
œuvre nous pouvons trouver une telle désontologisation à l’aide du Poème dans
nos termes –art, création, esthétique et littérature. L’ontologisation en
psychanalyse, dont la poésie est l’antidote, prend la forme d’arguments
psychologiques, biologiques, neurologiques, pathologiques, comportementaux,
essentialistes et surtout métaphysiques –l’Un, la sphère, le sens, la référence, le
métalangage, l’identité, le moi, le rapport sexuel, etc. Le décentrement de la
question philosophique entre être/non-être dans La signification du phallus est
un bon exemple de cet usage de la poésie pour remettre en cause l’ontologisation
l’être. En effet, lorsque Lacan oppose non pas être au non-être, mais être et avoir,
il utilise les ressources de la langue pour désontologiser une question cruciale
pour la psychanalyse : le phallus. Nous trouvons un autre exemple dans la
desœpisation de la psychanalyse par la lecture que Lacan a faite d’Hamlet au
séminaire Le désir et son interprétation –sans compter que cette démarche se fait
à l’aide du roman Le diable amoureux de Cazotte et avec la distinction
linguistique entre énoncé et énonciation qui rend possible l’espace du désir.
2/ Lacan ajoute l’alternative mathématique à l’ « ontologisation de l’être ». Dès
que Lacan inclut les mathématiques dans son « triangle épistémologique »5 –à
côté de l’histoire et la rhétorique–, il ouvre la porte à un usage non ontologisant
du Mathème. En effet, le commentaire sur l’importance épistémologique des
mathématiques pour la psychanalyse se trouve justement au moment de la
fondation du projet non ontologisant de la psychanalyse par la poésie : Fonction
et champ de la parole.
4 Alain BADIOU, Manifeste pour la philosophie, Seuil, Paris, 1989. 5 Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole de du langage en psychanalyse », p. 288.
430
En outre, nous avons montré les enjeux déconstructifs des formulations
mathématiques tout au long de son œuvre (Cf. chapitre 2, tableaux 2 et 3). Nous
concluons que la voie mathématique est une solution alternative à
l’ontologisation de l’être parce qu’elle a la même fonction. Le Mathème est aussi
une alternative, car il retient la propriété désontologisante du Poème et à la fois il
présente d’autres caractéristiques que le Poème ne possède pas : la localisation
d’impasses, la rigueur épistémologique, la transmission ou la réduction des
variantes empiriques. En plus, les mathématiques évitent le côté obscurantiste et
l’aura mystique de la poésie. En ce sens, nous pouvons conclure que l’escamotage
de la question du rôle des mathématiques chez Lacan contribuerait sans aucun
doute à l’obscurantisme dans la psychanalyse. Les mathématiques servent à
exorciser une vision initiatique de la psychanalyse, car ces procédures sont à la
portée de tous. En ce sens, elles sont démocratiques, dans les mots de Badiou6.
Pourquoi ne sont pas les mathématiques une technique, c’est-à-dire une
variante de l’ontologisation dénoncée par Heidegger ? Comme nous l’avons vu, la
conception koyréenne de la science et la formulation de la science comme
pratique discursive (chapitre 1) éloignent l’usage psychanalytique de la
mathématique de la technique. En plus, nous avons distingué la fonction de
l’écrit du discours de la science. Cette disparité est plus visible dans les formules
de la sexuation ou dans la topologie de nœuds. Finalement, nous nous sommes
appuyés sur la lecture d’Alain Badiou du Mathème. En effet, d’après le
philosophe, les mathématiques sont une pensée7, c’est à dire elles obligent à
inventer lorsqu’elles se rencontrent avec une impasse. Cette conception non
calculatrice de la mathématique suit celle de Lacan pour qui le réel n’est qu’une
impasse de la formalisation. Autrement dit, pour Lacan l’une des fonctions les
plus intéressantes du Mathème réside au moment où il défaille. De cette façon,
6 « [L]a preuve se présente comme ne dépendant que de la démonstration rationnelle, exposée à tous et réfutable dans son principe même, si bien que celui qui a affirmé un énoncé finalement démontré comme faux doit s'incliner. En ce sens, les mathématiques participent de la pensée démocratique », Alain BADIOU, Éloge des mathématiques, Flammarion, Paris, 2015, p. 38. 7 Alain BADIOU, Court traité d’ontologie transitoire, Seuil, Paris, 1998.
431
nous avons lu la phrase « le truc analytique n’est pas mathématique » : la
psychanalyse commence où le Mathème localise un obstacle. Pour ces raisons,
nous concluons que la deuxième hypothèse se vérifie.
3/ Lacan ne s’intéresse pas au langage comme producteur de sens, comme
univocité ou comme un moyen de communication. D’emblée, il semblerait que le
Mathème sert à la communication parce qu’il a une tendance à l’univocité. Ainsi,
le Poème qui est attaché à la fonction du langage aurait une fonction productrice
de sens. Pourtant, le sens, l’univocité et la communication sont remis en cause
par la poésie et par les mathématiques.
Les mathématiques ont tendance à l’univocité, mais subvertie par l’usage
lacanien. Les formalisations trouvent des impasses, ce qui produit une univocité
non pas « de la présence » comme dans les mathématiques, mais de l’absence –ce
qui ne marche pas, d’un paradoxe, d’un vide. Les mathèmes constituent des
formules écrites où ses lettres n’ont pas une lecture univoque. En plus, ses
formules écrites ne communiquent pas, elles servent à la transmission. La
transmission n’est pas réciproque et ne produit pas de sens. Lorsque le mathème
est créé par Lacan dans le contexte de la passe et losrqu’il est liée à L’une-bévue,
sa fonction n’est pas de communiquer, mais celle d’enregistrer un effet et de faire
passer une équivoque. La communication ne garantit pas la transmission d’un
équivoque ou d’un effet du type Witz. Pour rendre compte de ses dimensions, il
faut s’apercevoir de la proximité des mathématiques du côté écrit du langage.
Quant à la poésie, nous avons constaté dans les usages lacaniens de l’art,
la poésie ou la littérature, son intérêt au langage en soi-même et non comme
moyen de communication. En effet, Lacan avait une prédilection pour la
rhétorique, l’esthétique et la fonction poétique du langage –la forme du texte
devient l’essentiel du message. La proximité de Lacan de la poésie et la
sophistique, comme Christian Dunker l’a noté8, n’est pas persuasive ou
8 Christian DUNKER, Por que Lacan?, Sao Paolo, Zagodoni, 2016, p. 42.
432
seulement esthétique au moment qu’il a subverti le modèle communicatif
traditionnel pour l’adapter à la psychanalyse : « le sujet reçoit de l’Autre son
propre message sous une forme inversée »9. Cette subversion du modèle
communicatif permet à Lacan d’éviter de citer la solution platonicienne –
l’expulsion des poètes de la République– et de donner lieu aux questions
radicales de la psychanalyse. Le penchant de Lacan à la poésie s’explique par son
intérêt au message pour le message (poésie), au singulier attaché au langage
(littérature) ou à l’équivocité (rhétorique). Ces traits distinctifs de la Poésie ne
produisent pas du sens, ils ne sont pas communicatifs et ils ne suivent pas la voie
de l’univocité.
En somme, les caractéristiques des mathématiques et de la poésie que
nous venons de remarquer sont importantes pour les questions
psychanalytiques. Bien que nous pouvons trouver des éléments importants pour
la psychanalyse dans la science, la philosophie ou la religion, la poésie et la
mathématique sont stratégiques par ses components linguistiques qui s’écartent
de toute fonction communicative, univoque ou de production de sens. En
d’autres termes, la psychanalyse lacanienenne s’intéresse aux mathématiques et
la poésie en tant qu’elles soulignent les fonctions contre-intuitives du langage. De
cette manière, la troisième hypothèse se confirme comme vraie.
4/ Croiser mathématiques et poésie permet d’ouvrir un espace propre pour la
psychanalyse. En ce qui concerne le croisement entre deux savoirs, il est
nécessaire de répondre à la question de leur différence par rapport à la science,
la philosophie ou la religion. En d’autres termes, qu’est-ce que la poésie et la
mathématique ont que la science ou la philosophie n’ont pas ? La particularité
commune entre Mathème et Poème est la langue. Tous le deux sont des
disciplines attachées au langage, même si elles sont opposées dans l’en spectre.
La philosophie, la religion et la science sont importantes pour la psychanalyse
9 Jacques LACAN, Écrits, Paris, Seuil, p. 9, 41, 247-248, 296, 298-299, 348, 353, 438, 472 et 634.
433
dans la mesure qu’elles aident à poser et à répondre les mêmes questions que la
psychanalyse. Pourtant, ni la philosophie ni la science ne peuvent élargir la
langue, c’est-à-dire pousser de façon immanente les limites de la langue pour
inventer d’écritures ou de mots nouveaux. Dans la mesure que la matière même
de la psychanalyse est le langage et ses limites, le Mathème et le Poème sont
cruciaux.
Quant à l’hypothèse centrale de notre recherche, nous allons poser la
question autrement : est-il impossible de concevoir certains concepts ou
pratiques psychanalytiques sans la poésie ou sans les mathématiques ? On risque
fort de répondre de manière affirmative. Toutefois, il est difficile d’imaginer la
psychanalyse lacanienne sans son approche heideggérienne –formuler les
questions de manière poétique pour ne pas l’ontologiser– et son alternative
mathématique. Nous avons noté que le Poème peut formuler de thèmes méprisés
par la science ou par la philosophie, tandis que le Mathème donne de la rigueur à
ces intuitions. Il s’agit de la relation classique freudienne entre art –poésie– et
science –mathématiques. Grâce à ses propriétés de détachement de l’empirique,
les mathématiques ont un pouvoir de pensée supérieure que la simple
observation. Nous trouvons le côté koyréen de la science liée à la formalisation
linguistique. Nous dirons que dans la mesure où la question de la
mathématisation de la psychanalyse est attachée à l’épistémologie française –
Koyré, Bachelard, Canguilhem– et à la formulation heideggérienne non
ontologisante, il existe des concepts impossibles de concevoir autrement que par
les mathématiques. Bref, en ce qui concerne à la théorie psychanalytique
lacanienne, il est impossible de concevoir certains concepts sans les
mathématiques –sexuation, logique du fantasme, objet a, phallus, métaphore du
nom-du-père. Maintenaient, il est possible d’en parler et de concevoir certains
concepts. Mais il s’agit d’une vulgarisation ou des exemples didactiques. Pour
Lacan il a été impossible de les concevoir sans les mathématiques. Pour nous en
tant que psychanalystes, il serait important de les travailler mathématiquement
pour leur donner de la rigueur et développer tout son essor. Pourtant, au niveau
434
théorique, la poésie n’est pas nécessaire. Tôt ou tard, la science, la religion ou la
philosophie seraient arrivées à envisager de concepts psychanalytiques. La
poésie possède donc une fonction de déclencheur de la création de concepts.
C’est en ce sens-là que nous lisons la phrase de Badiou selon laquelle la poésie
est « prophétique »10.
Quant à la dimension pratique, le privilège est de la poésie et non les
mathématiques. Selon notre construction d’objet « Poème », il est impossible de
pratiquer la psychanalyse sans le « détour » poétique du langage. Au niveau de
l’écoute comme de l’intervention, il existe une prépondérance des éléments
poétiques. Nous aurons tort de négliger, voire de mépriser la mathématique dans
la pratique –la dimension de réduction, la lecture de la structure transférentielle
ou le savoir y faire avec les impasses. Néanmoins, il est possible de pratiquer la
psychanalyse sans le Mathème et non sans le Poème. Il suffit d’examiner le
témoignage de la psychanalyse de Freud pour le constater.
Nous considérons la clinique comme l’effort de s’écarter de la pratique et
la pensée, ainsi que la transmission de la théorie. Dans ce sens, la clinique est
l’ensemble de dispositifs comme l’écriture de cas, l’École psychanalytique, la
psychopathologie, le contrôle, la passe ou le cartel. En sa dimension clinique,
nous pouvons dire que tous le deux, Poème et Mathème, ne sont pas nécessaires.
Ils ont, toutefois, un rôle prioritaire pour raffiner la clinique psychanalytique.
Dès ses origines, Freud s’est confronté à la question du style littéraire lorsqu’il a
rédigé ses cas. La question du style traverse toute l’œuvre de Lacan, justement
dans le point de tension entre l’universel et le singulier ; ce point de tension est
aussi central pour la transmission de la théorie que pour l’explication de
l’émergence du symptôme. Il est indispensable un certaine « numericité » –objets
mathématiques fragmentaires, théorie d’ensembles– pour formuler appareils
tels le cartel ou l’École. Pour cette raison, nous concluons que la poésie et les
10 « À y regarder de près, on voit qu’il n’y a que deux choses dans l’activité des hommes qui soient prophétiques : la poésie et les mathématiques. (…) La poésie, parce que tout grand poème est le lieu langagier d’une confrontation radicale avec le réel. Un poème extorque à la langue un point réel d’impossible à dire », Alain BADIOU, À la recherche du réel perdu, Fayard, Paris, 2015, p. 45-46.
435
mathématiques sont souhaitables et qu’elles ont le même poids pour la clinique.
Au sens strict, certaines grandes inventions cliniques de Lacan –la passe, le
cartel, l’École, la subversion de la psychopathologie par la topologie des nœuds,
le sinthome ou le style– ne peuvent pas être formulées qu’à l’aide du Poème et du
Mathème. Sur ce point, nous nous permettons de nous demander si la
psychanalyse lacanienne –théoriquement et pratiquement– n’est pas en risque
sans ces inventions lacaniennes cliniques ; inventions lacaniennes qui d’ailleurs
sont inconcevables sans mathématiques et sans poésie.
Finalement, le Mathème et le Poème ne sont pas nécessaires,
mais souhaitables pour radicaliser la théorie, la pratique et la clinique. Nous
aurions une vaste perte si nous ne disposions pas de ces ressources. Où réside
cette radicalisation ou l’amélioration de la psychanalyse par les mathématiques
et la poésie ? La position défendue ici réside dans le pouvoir de mobilisation du
langage du Mathème et du Poème. En effet, lorsque la psychanalyse se fonde
comme une pratique du langage, la poésie et les mathématiques se constituent
comme de savoirs privilégiés pour la psychanalyse. L’inconscient structuré
comme un langage, la pratique du bavardage ou le talking cure sont quelques
formulations qui visent à fonder la psychanalyse dans le langage. Nous pouvons
ajouter que la psychanalyse est une pratique à la lisière du langage.
Mathématiques et poésie forcent de manière parlée ou écrite les limites du
langage. Que le langage soit pour la psychanalyse un « appareil de la jouissance »
et le signifiant soit défini comme « la cause de la jouissance »11 justifient
l’importance de ces disciplines. Nous constatons d’ailleurs la manière dans
laquelle la science, la religion ou la philosophie ont des résonances et des
matériaux importants pour la psychanalyse, mais ils n’ouvrent pas un espace
propre pour la psychanalyse. Le seul point qui appelle une réserve est de
concevoir certains thèmes de la science, de la religion ou de la philosophie
11 « Je pousse plus loin, au point où maintenant ça peut se faire, en disant que l'inconscient est structuré comme un langage. À partir de là, ce langage s'éclaire sans doute de se poser comme appareil de la jouissance », Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1975, p. 52 et 27.
436
comme éléments poétiques ou mathématiques. Grâce à cette recherche nous
avons les moyens pour dégager les contenus mathématiques et poétiques de la
philosophie, la science et la religion.
En conclusion, si l’accent de l’hypothèse est mis sur « un espace propre »,
elle se révèle correcte de manière limitée et avec de réserves. La psychanalyse
peut aiguiser le fil tranchant de la théorie, de la pratique et de la clinique par une
articulation entre mathématiques et poésie, mais cette articulation n’est pas
strictement nécessaire pour la psychanalyse. En ce sens, ils ouvrent des espaces
pour la psychanalyse, mais non pas un espace propre, voire exclusif pour la
psychanalyse. Pour ces raisons, nous pouvons affirmer que la distance minimale
ouvre un espace pour la création des concepts, pour la pratique psychanalytique
et pour la clinique. Il s’agit d’une béquille, d’une tension à ne pas éliminer, un
espace qui permet une dialectisation de la langue. Comme nous l’avons déjà
formulé, Mathème et Poème constituent aussi les deux foci où la psychanalyse
lacanienne démontre l’édifice métaphysique dénoncé par Heidegger.
5/ Même s’il existe des relations générales entre mathématiques et poésie, chaque
croisement est singulier. Tout au long de cette recherche nous avons mis en
évidence les propriétés des mathématiques et de la poésie. C’est grâce à sa
fonction presque opposée dans le spectre du langage qu’elles se rapprochent.
Compte tenu de l’importance générale de l’articulation entre Mathème et Poème
pour la désontologisation, l’invention conceptuelle, l’orientation pratique, la
rigueur épistémologique, la transmission, le forçage immanent du langage, entre
autres emplois, cette articulation se montre aussi singulière.
Nous ne parlons pas d’une articulation particulière, qui partage un trait
avec d’autres cas. Il s’agit plutôt d’une articulation qui est unique ou singulière.
Même si Lacan entrelace mathématiques et poésie avec une stratégie générale et,
par conséquent, il s’agit d’un cas particulier, le point à formuler ou à
déconstruire est singulier. Parfois ce qui anime une liaison entre Mathème et
Poème a de conséquences cliniques, pratiques ou théoriques. D’autres fois,
437
l’articulation en soi-même est singulière, c’est-à-dire elle est entre un élément
artistique et un autre topologique (le traitement de Les Ménines) ou entre un
point littéraire formalisé de façon diagrammatique (la construction du graphe du
désir).
Somme toute, cette recherche a dégagé les usages généraux du Mathème
et du Poème de manière indépendante, leurs articulations entre eux n’ont que
très peu en commun notamment dans ses finalités : la désontologisation, le
forcement du langage, la formulation ou déconstruction d’un point pratique,
théorique ou clinique. La manière de le faire, la finalité ou même le traitement en
chaque cas est singulier. La contribution de cette recherche réside dans la
signalisation de l’importance des mathématiques et de la poésie pour la
psychanalyse. La tâche a été de dégager les usages spécifiques et généraux de
ceux-ci de manière indépendante pour arriver à lire un traitement artisanal de
son articulation. En ce sens, l’articulation entre Mathème et Poème est utile pour
« inventer la psychanalyse chaque fois »12.
Il s’agit donc d’une clé de lecture pour la psychanalyse lacanienne de manière
artisanale et singulière. Pour y arriver, nous avons fait une recherche exhaustive
des références mathématiques et une lecture rétrospective de l’œuvre
freudienne. Il a été nécessaire de parcourir les références poétiques –création,
esthétique, art et poésie– chez Lacan.
12 « Tel que maintenant j’en arrive à le penser, la psychanalyse est intransmissible. C’est bien ennuyeux que chaque psychanalyste soit forcé – puisqu’il faut bien qu’il y soit forcé – de réinventer la psychanalyse », Jaques LACAN, « 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur la « transmission », in Lettres de l’EFP, n° 25, vol. II, 1979, p. 219.
438
439
ANNEXE I : TABLEAUX DE REFERENCES MATHEMATIQUES DANS L’ENSEMBLE DES
SEMINAIRES DE LACAN
440
441
Séminaire « De la technique psychanalytique » / « Les écrits techniques de Freud », 1953-1954.
Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Livre d’Alexander (The Logics on Emotions) : schéma logico-symbolique des délires selon Freud (je l’aime –ce n’est pas moi qui l’aime…), les délires chez Freud ont une forme logique, logique hégélienne.
16.06.54
Schéma Schéma optique (l’expérience du bouquet renversée) « nous permet d'illustrer d'une façon particulièrement simple ce qui résulte de l'intrication étroite du monde imaginaire et du monde réel dans l'économie psychique » (qui a une valeur métaphorique, 24.02.54), Schéma à deux miroirs (articulation entre moi idéal et idéal du moi, articulation entre le moi et l’autre, 24.03.54), schéma simplifié des deux miroirs (direction de la cure, 5.05.54), temps logique (distinct au temps chronologique), les schémas optiques essaient de définir la particularité de la psychanalyse par rapport à la psychologie, schéma de l’analyse (spirale du progrès d’élaboration chez Freud, O-O’).
24.02.54, 24.03.54,
31.04.54, 5.05.54, 30.06.54, 7.07.54
Formalisation « formalisation des règles techniques » 13.01.54 Mathématiques Le progrès humain n’est pas un progrès de pensée de l’être humain, c’est
le progrès du symbolique dans les mathématiques, Lavoisier introduit des symboles mathématiques (langage et science), perversion comme changement de signe qui opère dans certaines fonctions mathématiques.
18.10.53, 9.06.54, 7.07.54
Dièdre aux six faces Articulation entre symbolique, imaginaire et réel (a une statut de schéma et articule aussi les « trois passion de l’être : amour, ignorance et haine)
30.06.54
Auteurs Brüke, Helmholtz, Du Bois-Reymond, Lavoisier, Maxwell, Platon, Wiener, Heidegger, Spinoza, Saussure, Benveniste, Descartes, Pascal.
Autres objets/sujets Triangle (mensonge-méprise-ambigüité), numération concevable. Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
O-O’ (moi et désir, moi et l’autre).
442
Séminaire « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse », 1954-1955.
Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Arithmétique Certains systèmes aboutissent à des impasses arithmétiques (notamment systèmes de parenté ou sociétales).
1.12.54
Schémas Appareil psychique chez Freud (Traumdeutung, Enwurf, Lettre 52), critique du concept de régression et reformulation topologique (localisation), danger de chosifier Freud (« sans l'entifier, sans la chosifier » 2.03.1955).
29.02.55, 16.02.55, 2.03.55, 9.03.55,
1.06.55
Chaîne L Articulation plus et moins, symbolisation de l’imaginaire. 26.04.55 Logique Machine et calcul (discours de l’Autre), contradictions (≠ antinomies),
fonction universel (amour), écriture des possibilités dans un système (ouverture ou fermeté), erreurs dans un système formel.
8.012.54, 9.02.55, 8.06.55, 15.06.55,
22.06.55 √2, A/B = C/D, nombre irrationnel
Distinction entre savoir et vérité, articulation entre imaginaire et symbolique.
24.10.54, 1.06.55
Schéma L Formulation pour la première fois du schéma L (sous la forme d’une Z), articulation entre imaginaire et symbolique en moyens de l’introduction du grand Autre (en tant que structure signifiant). Articulation des lettres (notation algébrique ?, mathèmes ?) A, m, a et S. « L’humaine reçoit son propre message de l’autre, sous une forme inversée » (8.12.54).
8.12.54, 25.05.55, 29.06.55
Cybernétique Lange comme machine, la communication et l’information ne font pas partie de la psychanalyse, une machine qui joue avec les humaines, circuit symbolique.
9.02.55, 26.01.55, 1.12.55
Compter Se compter soi-même, je et moi. 15.12.54 Pair/impair Construction de l’imaginaire, symbole et symbolique, chiffrage, hasard
et déterminisme (séquence de nombres choisis au hasard), Séminaire sur La lettre volée.
23.03.55, 22.06.55
Mathématique Définition de l’arithmétique, s’écarter de l’intuition, nécessité de la mathématique (Lévi-Strauss et parenté, formalisme).
1.12.54, 29.06.55
Formalisation Importance du symbole en psychanalyse, notamment après Freud. 01.12.54, 9.12.54 Topologie (implicite) Espace et organisation graphique (schémas de Freud), relation entre
moi et sphère, problématisation entre intérieur et extérieur. 2.03.55, 25.05.55,
22.06.55 Schémas Entwurf, Traumdeutung, lettre 52, deux schémas perdus (selon
Krutzen). 9.02.55, 16.02.55, 9.03.55, 16.03.55,
29.06.55 Auteurs Copernic, Koyré, Descartes, Ptolémée, Lévi-Strauss, La Mettrie,
Huygens, Malebranche, Platon, Newton, Pascal, Einstein, Émile Borel, Galilée, Heisenberg, (Riguet mathématicien qui participe au séminaire).
Autres objets/sujets Biunivocité, triangle de Pascal, nombre cardinal et ordinal, le temps logique, nombres entiers, répartition spatiale, statistique des nombres, calcul, dissymétrie (odd), séquence de nombres choisis au hasard. Les planètes ne parlent pas (19.05.55, 25.05.55).
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
√2, a-a’, i(a), O-O’.
443
Séminaire « Les structures freudiennes dans les psychoses », 1955-1956. Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Schéma L « hallucination verbale », articulation entre imaginaire et symbolique, les schémas sont la structure même (extrait de l’expérience analytique), reformuler la communication en termes linguistiques, « le sujet reçoit son message de l’autre sous une forme inversée » (30.10.55, 7.12.55).
16.10.55, 30.10.55
Logique Expliquer les contradictions de la logique formelle chez Schreber, problème du métalangage dans la psychose (« tout langage implique un métalangage » 9.05.56), construction logique et Indépendance S/s, importance de la notion d’absence (logique signifiant), « l’élaboration du rêve du Freud ressemble beaucoup l’analyse logique et grammaticale » (16.05.56).
14.12.55, 25.01.56, 1.02.56, 2.05.56,
16.05.56
Mathématique « La science moderne, n’est pas la quantification, mais la mathématisation » (linguistique, combinatoire), structure et mathématique, la structure (mathématique) n’est pas naturel (« la fonction du père » « est l’introduction d’un ordre mathématique » 4.07.56).
16.05.56, 4.07.56
Topologie (implicite) « entrecroisement » entre imaginaire et symbolique « nous livre toute le système du monde », « la source de la fonction essentielle que joue le moi dans la structuration de la névrose » 21.03.56, « Freud a cette formule, que ce qui a été rejeté de l'intérieur réapparaît par l'extérieur » reformulé en termes de symbolique et réel (11.01.56), « Un anneau n'est pas un objet qui se rencontre dans la nature » c’est de l’ordre de la « pénétration » (4.07.56).
11.01.56, 21.03.56, 4.07.56
Topologie (explicite) « topologie subjectif » et hallucination (intérieur et extérieur du sujet, 8.02.56).
8.02.56
Formules « Vous auriez tort de croire que les petites formules d'Einstein qui mettent en rapport la masse d'inertie avec une constante et quelques exposants, aient la moindre signification » 11.04.56, Formules grammaticales de Freud (je ne l’aime pas, je la hais…) (18.01.56).
11.04.56, 18.01.56
Auteurs Pascal, Benveniste, Weiner, Spinoza, Aristote, Descartes, Leibniz, Einstein, Plotin, Kant, Heidegger, Héraclite, Jakobson, Saussure.
Autres objets/sujets Théorie des ensembles (structure, ensembles ouverts et fermés), notion de structure, dissymétrie.
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
S/s.
444
Séminaire « La relation d’objet et les structures freudiennes », 1956-1957. Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Lois logiques et symbolisation (pair/impair), temps logique, la logique (localisation des contradictions et impossibilités) et le mythe (l’ Œdipe comme « instrument logique », « certaines images ont un fonctionnement symbolique », logique fictionnel 27.03.57, 3.04.57), la logique permet des échanges et permutations (26.06.57).
27.03.57, 3.04.57, 26.06.57
Topologie (explicite) « la topologie est une géométrie en caoutchouc, il s'agit ici aussi d'une logique en caoutchouc », « Cette sorte de logique est nouvelle », « A-t-elle les mêmes lois que ce qui a déjà pu être formalisé dans d'autres domaines de la logique ? », formaliser le cas petit Hans, surmonter les impasses logiques, formaliser schémas Freud (Traumdeutung).
19.06.57
Topologie (implicite) Schéma ≠ Localisation, spatialisation du schéma, circuits. 21.10.56 Structure Lévi-Strauss (mythèmes et construction mythique, 27.03.57),
transformation des relations contradictoires, incohérentes (10.03.57), surmonter les impasses logiques (impossibles, contradictoires, incohérents).
10.03.57, 27.03.57
Schéma Schémas du réseau ferroviaire cas petit Hans (8.05.57, 15.05.57), mère-phallus-enfant (28.10.56), schéma L (sans la forme Z) et cas de la jeune homosexuelle (16.01.57), schéma L et cas Dora (23.01.57), schéma de Freud (6.02.57), schéma L et « l’inversion de Léonard » da Vinci (3.07.57).
28.10.56, 16.01.57, 23.01.57, 6.02.57, 6.02.57, 3.07.57
Formule « Dans le cas du petit Hans, quelque chose nous incite pourtant à rectifier l'accent, et je dirais presque la formule, de cette histoire » 26.06.57, diverses manières de formuler algébriquement le cas petit Hans.
19.06.57, 26.06.57
Mathématisation « C'est parce que l'on part d'une formalisation symbolique pure que l'expérience peut se réaliser correctement, et que commence l'instauration d'une physique mathématisée. On peut dire qu'après des siècles entiers d'efforts pour y parvenir, on n'y est jamais parvenu avant de se résoudre à faire au départ cette séparation du symbolique et du réel, que les chercheurs, de génération en génération, n'avaient pu atteindre par la longue suite de leurs expériences et tâtonnements, d'ailleurs passionnants à suivre. C'est là tout l'intérêt d'une histoire des sciences ».
3.07.57
Formalisation Réponse de Lévi-Strauss au problème des sciences humaines (27.02.57), « L'expérience freudienne, si nous voulons la formaliser, nous devons la prendre au pied de la lettre, l'admettre au moins provisoirement » (26.06.57), « J'ai formalisé des petites lettres, et j'ai essayé de vous indiquer dans quel sens on pourrait faire un effort pour s'habituer à écrire les rapports de façon à se donner des points de repère fixes, sur lesquels on puisse n'avoir pas à revenir dans la discussion » (3.07.57).
27.02.57, 26.06.57, 3.07.57,
Auteurs Platon, La Mettrie, Heidegger, Lévi-Strauss, Saussure, Frege, Lewis Carrol, Aristote, Koyré, Galilée.
Autres objets/sujest Formalisation du Séminaire sur « La lettre volée » (réseau ; graphe, répartitoire, chaine -/+), division, tableau castration-privation-frustration, signifiant impossible = caput mortum, permutation, graphe.
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
a-a’ (situation analytique, schéma L, axe imaginaire), I, (élément imaginaire), S/s, diverses formulations de la « métaphore paternelle ».
445
Séminaire « Les formations de l’inconscient », 1957-1958.
Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique La logique met en question le a priori Kantien (20.10.57), logique de caoutchouc, logique et langage, temps logique.
20.10.57, 27.10.57,
Topologie « il est impossible de représenter dans le même plan le signifiant, le signifié et le sujet » (problématique du cogito) 6.10.57, topologie de la métaphore paternelle, structure signifiante et espace topologique, topologie est une certaine logique de la castration (pour articuler la notion de manque et celui du phallus, 23.04.58), place topique du par rapport a S/s (14.05.58), « l’espace de l’inconscient, est en effet un espace typographique (…) se constituant des lignes et des petites carrés (…) réponde à des lois topologiques » (8.01.58), chaîne signifiant et anneaux (tores, 13.10.57).
6.10.57, 13.10.57, 20.10.57, 27.10.57, 08.01.58, 8.04.58,
14.05.58, 21.05.58, 11.06.58, 4.06.58,
2.07.58
Formalisation « Si toutefois nous parvenons à pousser assez loin cette structuration topique, nous n'échapperons pas à un reste d'exigence supplémentaire, si tant est que votre idéal soit d'une formalisation univoque, car certaines ambiguïtés sont irréductibles au niveau de la structure du langage telle que nous essayons de la définir », « Il n’y pas de métalangage, il y a des formalisations » (au niveau logique ou signifiant, 27.10.57), « cette formalisation est non seulement exigible, mais elle est nécessaire ».
27.10.57
Schéma « C'est un schéma bien commode, et c'est justement l'inconvénient de représenter des choses topologiques par des schéma spatiaux », c’est mieux la topologie « Ainsi, mon petit réseau, représentez-vous que vous le prenez vous le chiffonnez, vous en faites une petite boule, et vous la mettez dans votre poche. Eh bien, en principe, les relations restent toujours les mêmes, pour autant que ce sont des relations d'ordre » (4.06.58), schéma en forme d’œuf de Freud (4.06.58), Schéma L (cette fois pour articuler l’Œdipe), construction du Schéma R (introduction de la structure quaternaire), Schéma carré du cas Dora (qui introduit des notations algébriques tels $◊a, d, i(a), m), schéma triangulaire mère-père-enfant (métaphore paternelle).
8.01.58, 22.01.58, 5.02.58, 12.03.58, 30.04.58, 4.06.58,
11.06.58
Mathématique Groupes et ensembles (6.10.57), axe des abscisses et réalité/symbole carré schéma R (5.02.58), « manier le phénomène de langage comme s'il s'agissait d'un objet, nous apprendrons à dire des choses simples et évidentes à la façon dont les mathématiciens procèdent quand ils manient leurs petits symboles » (20.10.57), « il n’y a pas de métalangage au sens où cela voudrait dire par exemple une mathématisation complète du phénomène du langage » (27.10.57), Raymond Queneau et la mathématique (1.12.57).
6.10.57, 20.10.57, 27.10.57, 1.12.57,
5.02.58
Graphe Graphe « du désir » (qui n’est jamais nommé ainsi), articulation entre plusieurs termes lacaniens, nouvelles notations (mathèmes ?) articulées, formalisation de la chaîne et les graphes du Séminarie sur « La lettre volée » ; au débout le graphe sert à formaliser les formations de l’inconscient, puis le cas Schreber et finalement ouvre une ample gamme de questions psychanalytiques.
6.10.57, 8.01.58, 22.01.58, 5.02.58,
12.03.58, 16.04.58, 30.04.58, 14.05.58, 4.06.58, 11.06.58, 18.06.58, 2.07.58
Auteurs Jakobson, Russell, Descartes, Queneau, Zénon, Euclide, Platon, Aristote, Bateson, Lévi-Strauss, Spinoza.
Autres objets/sujets Formalisme littéraire, théorème d’Euclide, métalangage, signifiance du phallus, être/existence.
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
a-a’ (cas Dora), D (désir de la mère, désir désire pour la mère), d (désir d’un enfant pour sa mère), ∆ (ressort par quoi le sujet est mis dans un certain rapport avec le signifiant), i(a) (image de l’autre au miroir), (signifiant qui introduit dans l’Autre qqch de nouveau), (phallus fantasmatique), ◊ (rapport quadratique), s(A) (message, ce qui dans l’Autre prend valeur d’insigne, symptôme), S(Ⱥ) (A est marqué par le phallus), $ (sujet barré), $◊a (fantasme), $◊D (sujet et demande), S/s, « symboles » de la métaphore et de la métonymie (commentaire sur L’instance de la lettre, écritures algébriques, 6.10.57).
446
Séminaire « Le désir et son interprétation », 1958-1959.
Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Logique et Bejahung/Verneinung, transfert et position logique de l’analysant et l’analyste, « la connexion logique entre deux choses n’est pas évidente » (7.01.59), « Quand il y a deux versants en logique, il y en a toujours un troisième » (11.03.59), le signe « tilde » logique pour articuler le phallus (avoir-être le phallus, disjonction, ou bien… ou bien…, 17.06.59), « cette expérience du sujet logique qui est la notre » (travail créateur du logos, désir, sublimation, identification, 1.07.59), logique et étapes du graphe.
12.10.58, 3.12.59, 11.03.59,
10.06.59, 1.07.59
Topologie Homologie (concept), le graphe est topologique (éléments et ses relations, 26.10.58), topologie des signifiants (3.12.59), « topologie de notre expérience » (4.02.59), « topologie du refoulement », « topologie du désir » (espace entre deux vecteurs, andere Schauplatz, Traumdeutung, 3.12.59), sujet : intérieur/extérieur (28.01.59), « Mauvais objet interne » et torus (antécédent du Das ding i(a), 17.06.59).
26.10.58, 3.12.59, 4.02.59, 28.01.59,
17.06.59
Mathématique Structure (gramme, forme topologique, lecture d’Hamlet, 8.04.59), nombre imaginaire √-1 = métaphore mathématique du phallus « La racine de moins un ne saurait correspondre en soi à rien de réel, au sens mathématique du terme » (22.04.59).
8.04.59, 22.04.59
Schéma Modèle optique (bouquet, bascule miroir-plan, 7.01.59). Formalisation Les écritures algébriques sont appelées « formalisation », expérience
psychanalytique et formalisation. 14.01.59, 20.05.59
Graphe « Schéma topologique » = graphe (21.01.59, 8.04.59), articuler le désir, le phallus, l’Autre barré et des autres concepts crucials pour la psychanalyse, articulation synchronie/diachronie, introduction du che vuoi ?, guide par rapport au réel (12.10.59), schéma Freud Lettre 52, cas d’Ella Sharpe.
Le séminaire même est la
formalisation du graphe
Science « L’effort qui a essentiellement consisté à vider toute l’articulation scientifique de ses implantations mythologiques ».
3.06.59
Fonction Fonction du phantasme (et coupure, 27.05.59), fonction phallique (4.02.59, 10.06.59).
4.02.59, 27.05.59, 10.06.59
Auteurs Jakobson, Descartes, Platon, École de Malbourg, Simone Weil, Spinoza, Aristote, Einstein, Parménide.
Autres objets/sujets Coupure, arithmétique, Lewis Carroll (double règle de trois, relation sujet/objet fétichisme, 4.03.59), théorie des ensembles, se compter à soi-même (les enfants ne peuvent pas « j’ai trois frères), théorie de groupes, nombre irrationnel.
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
i(a)/I (identifications aux insignes de l’autre), E(e) (énoncé/énonciation), toutes les écritures algébriques de graphe du désir (notamment S(Ⱥ), « shibboleth de l’analyse », « il n’y a pas Autre de l’Autre », 8.04.59), - (phallus imaginaire), O-O’ (model optique), ◊i(a) (transformation de $◊a), $◊D (pulsion), $◊(rejet d’Hamlet).
447
Séminaire « L’éthique de la psychanalyse », 1959-1960.
Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Logique d’Aristote –universel/particulier– (25.10.59), la logique s’édifice sur la trame même de la négation et la spaltung (division du sujet, 20.01.60).
25.10.59, 20.01.60, 23.03.60, 22.06.60
Topologie Difficulté de la représentation topologique de Das Ding (23.12.59), « il s’agit de cet intérieur exclu qui, pour reprendre les termes mêmes de l’Entwurf, est ainsi exclu à l’intérieure » (20.01.60), topologie et sublimation (par rapport à la pulsion et reprise de la sublimation chez Kant), « Voici les notions topologiques sans lesquelles il est impossible de s'y retrouver dans notre expérience, et de dire autre chose que ce qui n'est que tournage en rond et confusion, même sous les plumes éminentes » (29.06.60), « topologie de la subjectivité », « Voici située ainsi une autre topologie, la topologie qu’institue le rapport au réel » (16.12.59), topologie et « la zone de l’entre-deux-morts » (6.06.60), vacuole (du partenaire inhumain), « topologie classique de Freud d’un terme comme l’ego » (3.02.60), topologie et questions de l’être.
2.12.59, 16.12.59, 23.12.59,
27.01.60, 3.02.60, 25.05.60,
29.06.60, 6.06.60
Schéma Principe du plaisir/principe de réalité, Entwurf. 25.10.59 Mathématique « La puissance du signifiant, du discours surgi des petites lettres des
mathématiques », discours qui n’oublie rien, physique et discours des mathématiques.
18.05.60
Formalisation Lévi-Strauss formalise le passage de la nature à la culture. 8.06.60 Cosmologie Cosmologie mis en question pour la pulsion, topologie. 13.01.60 Auteurs Aristote, Jakobson, Pascal, Bentham, Galilée, Brücke, Helmholtz, Fechner,
Lévi-Strauss, Newton, Platon.
Autres objets/sujets Calcul infinitésimal, physique moderne, anamorphose. Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
I, i(a) (et amour au prochain, altruisme), Ⱥ (et Dieu), $◊a.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
448
Séminaire « Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions techniques », 1960-1961.
Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Syllogisme chez Socrate, temps logique et amour (25.01.61), « il y a une priorité logique à ce que vous entendez –à savoir que c'est d'abord comme inconscient de l'Autre que se fait toute expérience de l'inconscient » (8.03.61), « rapport logique initial, inaugural, du sujet au signifiant » et splitting du sujet (1.03.61), « fonction de la hâte en logique » (temps logique, angoisse, précipitation, 14.06.61).
16.10.60, 25.01.61, 1.03.61, 8.03.61, 14.06.61,
Topologie Temps au sens topologique (14.12.60), topologie de l’agalma (1.02.61), topologie et graphe, « La notion d'intérieur est une fonction topologique capitale dans la pensée analytique, puisque même l'introjection s'y réfère » (mention du surface et volume, trait unaire –einziger Zug– 7.06.61), « l’objet est ob. L’objet se trouve à travers les objections » (essai de définition topologique de l’objet a, 21.06.61), loi et désir dans le graphe (10.05.61), topologie du vide et plein (14.12.60), topologie et désir de l’analyste, éthique, entre-deux-morts (11.01.61), la topologie rend possible le transfert (8.03.61).
14.12.60, 11.01.61, 1.02.61,
08.03.61, 10.05.61, 7.06.61,
21.06.61
Mathématiques Intuition dans la construction mathématique et désexorcisation de la sphère (21.12.60), Vous vous apercevriez alors que les mathématiques, c'est beaucoup mieux –là, on peut agiter des signes ayant un sens univoque, parce qu'ils n ' en ont aucun » (1.02.61), Le qui est là en position de mise en fonction de tous les objets, comme le petit ƒ d'une formule mathématique » (26.04.61), fonction du mythe et fécondité des mathématiques (24.05.61), mathématique et métalangage, « dès le début de l'élaboration de la notion de transfert, tout ce qui chez l'analyste représente son inconscient en tant que, dirons-nous, non analysé, a été considéré comme nocif pour sa fonction et son opération d'analyste » (1.03.61).
21.12.60, 1.02.61, 01.03.61, 26.04.61, 24.05.61
Schéma Schéma et graphe, schéma et cosmologie, schéma et topologie, schéma optique (condition topologique, identification par Ein einziger Zug, l’Autre dans le stade du miroir, 7.06.61), schéma de Freud dans Massenpsycholgie.
1.03.61, 8.03.61, 7.06.61, 14.06.61,
21.06.61, 28.06.61
Cosmologie Centre et périphérie (12.04.61), hominisation du cosmos, Voyages de Gulliver et anticipation de stations cosmonautiques, réflexion étique et cosmologie (Souverain Bien et sphère, 16.10.60), Ellipses (Koyré, Galilée, Kepler, Copernic), Kepler est parti d’une conception imaginaire du cosmos (emprunté du Timée, 21.12.60), investigation cosmologique, conception cosmologique.
16.10.60, 21.12.60
Auteurs Platon, Kant, Aristote, Lévi-Strauss, Von Neumann, Parménide, Plotin, Canguilhem, Russell, Pythagore, Tales de Milet, Ptolémée, Copernic, Galilée, Koyré, Kepler, Philolaos, Démocrite, Descartes, Jakobson, Bentham.
Autres objets/sujets Jeu de bridge, dissymétrie. Mathèmes, écritures algébriques et algorithmes
Formule du fantasme obsessionnel (Ⱥ◊(a, a’, a’’, a’’’, …) et formule du fantasme hystérique (a/-◊A) où ◊ = désir de (mais qu’on « peut lire ce rapport de plusieurs façons » (26.04.61) ; « l'intérêt des formules, c'est qu'on peut les prendre au pied de la lettre » et « coté opérationnel des formules » (3.05.61), a-a’, I, i(a), (symbolique et imaginaire), S(Ⱥ) (phallus comme symbole qui répond à la place où se produit le manque de signifiant), $◊a, $, $◊D.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
449
Séminaire « L’identification », 1961-1962.
Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Paradoxe d’Épiménide, critique A est A (tautologie), position du logicien et ontologie (formalisme), logique et sens (Wittgenstein), « ce n'est pas du tout la voie du logico-positivisme qui nous paraît, en matière de logique (…), je veux dire au niveau d'une expérience de parole, celle à laquelle nous faisons confiance à travers ses équivoques, voire ses ambiguïtés, sur ce que nous pouvons aborder sous ce terme d’identification » (15.10.61), la tautologie est singulièrement féconde 20.12.61), logique et fonction de la lettre (20.12.61), l’effort logique c’est réduire le divers à l’identique (10.01.62), « la logique formelle est un science fort utile » car « elle devrait vous interdire à tout instant de lui donner le moindre sens » (« nous sommes très intuitifs », 24.01.62), Piaget est meilleur logicien que psychologue (7.03.62), logique de Port-Royal et quantification propositionnelle (7.03.62), logique de classes et fonction de la négation (11.04.62), introduction de la dimension temporelle dans la logique (hâte logique, le temps logique, 16.05.62), saisir logiquement l’objet du désir (Begriff, 23.05.62), se méfier du genre et de la classe (13.12.61), « Cette logique dite symbolique par rapport à la logique traditionnelle, sinon cette réduction des lettres » (24.01.62), « Ce qui a fait tout le charme, toute la séduction longuement poursuivie de la logique classique, le véritable point d'intérêt de la logique formelle, j'entends celle d'Aristote, c'est ce qu'elle suppose et ce qu'elle exclut et qui est vraiment son point-pivot, à savoir le point de l'impossible en tant qu'il est celui du désir » (13.06.62), « La définition logique de l'objet, que je me permets d'appeler lacanien en l'occasion, car ce n'est pas la même chose que de parler de lacanisme exécré, de l'objet du désir, sa fonction logique à cet objet (…) sa fonction logique ne tient ni à son extension, ni à sa compréhension, car son extension, si l'on peut designer quelque chose de ce terme, tient en la fonction structurante du point » (20.06.62), A = A (méconnaissance constituant de ce principe logique, 20.06.62).
Tout le séminaire
Mathématique Logique mathématisée (nom propre, Russell, 20.12.61), introduire la fonction du sujet (non pas au sens psychologique mais structural) par le biais des algorithmes (une formalisation, 10.01.62), cadran d’Apulée (contraire, contradictoire, universel, particulier 17.01.62), cadran de Pierce et logique Port-Royal (7.03.62), « les mathématiciens, essaient de toutes parts, et y parviennent, à déborder l'intuition » (9.05.62).
20.12.61, 10.01.62, 17.01.62, 7.01.62,
9.05.62
Topologie Changement dans la combinatoire topologique et dans la tradition aristotélicienne (13.12.61), quelle logique ? (Kant, logique formelle ou logique « élastique », 21.02.62), logique « élastique » et figures en « caoutchouc » (28.03.62), troisième dimension et critique à la psychologie des profondeurs (7.03.62), « je vous ai dit que nous n’avons accès qu’à deux dimensions (pas quatre ou cinq dimensions comme dans la science-fiction, 2.05.62), le champ visuel est à deux dimensions (11.04.62), psychiquement nous avons accès qu’à deux dimensions (2.05.62), Bande de Möbius, Cross-cap, tore, irréductibilité, projection, plongement, « L’esthétique kantienne n’est absolument pas tenable, pour la simple raison qu’elle est, pour lui, fondamentalement appuyé d’une argumentation mathématique qui tient à ce qu’on peut appeler l’époque géométrisante de la mathématique » (critique aux catégories à priori kantiennes par la topologie 14.03.62), Temps et espace (cosmologie, Kant, 26.02.62), « on pose qu'il y a une structure topologique dont il va s'agir de démontrer en quoi elle est nécessairement celle du sujet, laquelle comporte qu'il y ait certains de ses lacs qui ne puissent pas être réduits. C'est tout l'intérêt du modèle de mon tore » (7.03.62), « Poincaré et d'autres maintiennent qu'il y a un élément intuitif irréductible, et toute l'école des axiomaticiens prétend que nous pouvons entièrement formaliser à partir d'axiomes, de définitions et d'éléments, tout le développement des mathématiques, c'est-à-dire l'arracher à toute intuition topologique. (la topologie est “une grande science”, 7.03.62), « La fonction du phallus φ, c'est ce à quoi nous allons essayer de donner son support topologique » (9.05.62), « Pour l'instant, ce qui se propose à nous c'est de trouver un modèle topologique, un modèle d'esthétique transcendantale qui nous permette de rendre compte à la fois de toutes ces fonctions du phallus » (9.05.62), Intersection logique et articulation topologique (torus) de la demande et le désir (28.03.62), Huit intérieur (Kierkegaard et la répétition, 11.04.62), « Néanmoins, ce qui se passe dans le champ par où cet espace extérieur traverse le tore, c'est-à-dire l'espace du trou
Tout le séminaire
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
450
central, là est le nerf topologique de ce qui a fait l'intérêt du tore et o. le rapport de l'intérieur et de l'extérieur s'illustre de quelque chose qui peut nous toucher. Remarquez que, jusqu'. Freud, l'anatomie traditionnelle un tant soit peu Naturwissenschaft, avec Paracelse et Aristote, a toujours fait .tat, parmi les orifices du corps, des organes des sens comme d'authentiques orifices. La théorie psychanalytique, en tant que structurée par la fonction de la libido, a fait un choix bien étroit parmi les orifices et ne nous parle pas des orifices sensoriels comme orifices, sinon à les ramener au signifiant des orifices d'abord choisis » (16.05.62), « la notion de surface topologique doit être introduite dans notre fonctionnement mental parce que c'est l. seulement que prend son intérêt la fonction de la coupure » (16.05.62), « Mais c'est quand même - ici je prends acte pour vous l'indiquer – là qu'il nous en faudra revenir pour en constituer, non plus une cinétique, mais une dynamique temporelle, ce que nous ne pourrons faire qu'après avoir franchi ce qu'il s'agit de faire pour l'instant, à savoir, le repérage topologique spatialisant de la fonction identificatoire » (9.05.62).
Un « l’Un comme tel est l’Autre » (les caractères d’unité se confondent avec l’unité elle-même, le signifiant implique une fonction d’unité : n’être que différence, 29.10.61).
29.10.61
Théorie des ensembles La théorie des ensembles est « la portée générale en ce qu’on s’y efforce de réduire tout le champ de l’expérience mathématique accumulée par des siècles de développement, et je crois qu’on ne peut pas en donner de meilleure définition que c’est la réduire à un jeu de lettres » (progrès de la pensée, notre époque = certain moment du discours de la science, 20.12.61), « logique moderne des ensembles » (11.04.62).
20.12.61, 11.04.62
Schéma Cadran de Pierce (7.03.62), graphe et tore (21.03.62), tore et articulation D + d (28.03.62, 4.04.62), huit intérieur (cercles d’Euler et tores, 11.04.62), nœud de trèfle (2.05.62), huit intérieur (graphe, demande sur tore, 9.05.62), polygones fondamentaux (tore et cross-cap, 23.05.62), cross-cap et coupures (bande de Möbius, 13.06.62).
7.03.62, 21.03.62, 28.03.62, 04.04.62,
2.05.62, 9.05.62, 23.05.62, 13.06.62
Auteurs Russell, Wittgenstein, Mallarmé, Koyré, Aristote, Platon, Jakobson, Saussure, Hjemslev, Heidegger, Descartes, Brentano, Plotin, Rousselot (phonétique), Calligraphie chinoise, Gardiner (théorie des noms propres), Whitehead, Champollion, Euler, Pascal, Apulée, Kant, Spinoza, Frege, Gödel, Gagarin (cosmonaute), Bradbury (science-fiction), Schröder (mathématicien), Hamilton (mathématicien), Kurt Lewin, Boole, Nicord (mathématicien), Lévi-Strauss.
Autres objets/sujets Compacité, métalangage, série convergent et cogito, torsion (quart de tour), historie de Shackleton à l’Antarctide (se compter, « toujours qu'il y en avait un de plus, donc un de moins », 28.03.62), « l’animal ne se sait pas compter » (28.02.62), sujet comme coupure (13.06.62), objet spécularisable, cercle d’Euler, trait unaire, théorie des transfinis, nombre entier, Dieu et vide dans l’Autre (17.01.62).
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
« me paraissait coïncider parfaitement avec le formule $◊a à telle que je vous la formule comme donnée, comme formalisation la plus simple qu’il nous soit permis d’atteindre au contact des diverses formes de la clinique, c’est-à-dire parce qu’il est nécessaire de présumer de la structure de ce point central tell que nous pouvons la construire nécessairement pour rendre compte des ambiguïtés de ses effets » (20.06.62), « [Euler] lui a écrit 241 lettres, pas uniquement pour lui faire comprendre les cercles d'Euler » (11.04.62), I (idéal de moi et petite différence), i(a) (image et objet, enveloppe l’accès à l’objet), √-1 (sujet), (cercle de connotation de l'objet), (fonction imaginaire du phallus), ◊ (coupure de), s(A), S(Ⱥ) (renonce à tout métalangage), $◊a (« formalisation du fantasme », 9.05.62, 13.06.62), symbolisme général des opérations logiques chez Russell, rapport du sujet pensant à la lettre (20.12.61).
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
451
Séminaire « L’angoisse », 1962-1963. Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Logique et définition du réel par l’impossible « Nous n'avons pas d'autre moyen de l'appréhender qu'avancer de trébuchement en trébuchement » (Hans et universalité du phallus, 19.12.62), la logique reste à faire car la fonction de la manque est masqué (le champ psychanalytique le révèle par le biais de l’angoisse, 30.01.63, 27.03.63), le psychanalyse ne s’occupe pas pour l’objectivité (la pensée scientifique occidentale) mais pour l’objectalité (dont son corrélat est une raison pure : le formalisme logique –qui selon Lacan, il enseigne depuis 6 ans–, 8.05.63).
19.12.62, 30.01.63, 27.03.63, 08.05.63
Topologie Tore et désir chez l’obsessionnelle (26.06.63), surface du cross-cap, bande de Möbius (objet non-spéculaire), la topologie n’est pas une métaphore (23.01.63), la topologie est une critique à la esthétique kantienne, embriologie-placenta-enveloppe-cordon-coupure (9.01.63).
26.06.63, 23.01.63. 9.01.63
Mathématique « Quand on a franchi une certaine étape de la compréhension mathématique, une fois que c'est fait, c'est fait, et on n’a plus à en chercher les voies » (29.05.63), système copernicienne et einsteinien et mathématiques, « Le passage de l'un à l'autre se fait par une rotation au quart de tour, et non par aucune symétrie ou inversion » dans le masochisme et le sadisme (13.03.63).
29.05.63, 13.03.63
Formalisation « Notre pratique peut se permettre d'être en partie fautive par rapport à elle-même et qu'il y ait un résidu, puisque c'est justement ce qui est prévu. (…) nous ne risquons que fort peu à nous engager dans une formalisation qui s'impose comme nécessaire » (5.06.63), les « analyses goldensteinniennes » s’approchent à « nôtres » formalisations (voire dans le champ psychanalytique, 12.12.62), notion de cause (dans un autre sens de la philosophie occidentale) est une « fonction » qui est « identique » de ce « qui reste nécessairement prise dans la machine formelle, ce sans quoi le formalisme logique ne serait pour nous absolument rien » (8.05.63), « C'est ce morceau qui circule dans le formalisme logique tel qu'il s'est constitué par notre travail de l'usage du signifiant. C'est cette part de nous-mêmes qui est prise dans la machine, et qui est à jamais irrécupérable. Objet perdu aux différents niveaux de l'expérience corporelle où se produit sa coupure, c'est lui qui est le support, le substrat authentique, de toute fonction de la cause » (8.05.63).
5.06.63, 12.12.62, 8.05.63
Algèbre « Qu'est-ce que c'est qu'une algèbre ? - si ce n'est quelque chose de très simple qui est destiné à faire passer dans le maniement, à l'état mécanique, sans que vous ayez à le comprendre, quelque chose de très compliqué. Cela vaut beaucoup mieux ainsi, on me l'a toujours dit en mathématiques. Il suffit que l'algèbre soit correctement construite » ensuite Lacan a écrit $◊D et $◊a, « Notre algèbre nous apporte ici un instrument tout trouvé pour en bien voir les conséquences. La demande vient indûment à la place de ce qui est escamoté, a, l'objet ».
12.12.62, 9.01.63
Losange (poinçon) Opérations de conjonction, disjonction, plus grand et plus petit toutes ensemble (« imager par des formules mathématiques »).
13.03.63
Schéma Graphe, appareil optique, bouquet renversée, matrice inhibition-symptôme-angoisse, division A $ Ⱥ a $, cinq stades de l’objet (objet a : circuit progression / régression, qui a une structure homologue au graphe du désir), « mon schémas essentiels » sont fonctions à quatre termes (une fonction carrée, 13.03.63).
Toute le séminaire
Auteurs Heidegger, Aristote, Lévi-Strauss, Goldstein, Descartes, Pascal, Platon, Kant, Koyré, Russell, Imré Hermann, Jakobson, Euler.
Autres objets/sujets Nombre entier, infini, récurrence, cross-cap, bande de Möbius, limite et bord, « exorciser le cosmos », équations einsteiniens, science-enseigment-pedagogie-manque-angoisse, cercle d’Euler.
Mathèmes, écritures algébriques, algoritmes
« la notation algébrique a justement pour fin de nous donner un repérage pur de l’identité » (l’objet a est une notation algébrique, 9.01.63), a◊$, i(a), - (manque et castration, vide du vase et distinction entre a et ), , ◊ (voire losange), $ (division signifiante du sujet et schéma), $0 (angoisse de l’autre et sadisme), $◊a (formule du fantasme et accès à l’objet), $◊D (rapport du désir à la demande).
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
452
Séminaire « Les fondements de la psychanalyse / Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », 1963-1964.
Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Logique et vel, paradoxe de Russell, réunion et intersection 27.05.64 Topologie Coupure et bord, « les termes psychanalytiques ne se soutient que de son
rapport topologique avec les autres » (26.02.64), le transfert est un nœud, topologie ≠ Gestalt, topologie fondamental développée dans son séminaire sur L’identification, topologie et désir de l’analyste, « j’en ai déduit une topologie dont la fin est de rendre compte de la constitution du sujet » (aliénation, séparation, vel, topologie « pas sans artifice », 27.05.64), topologie et pulsion, topologie du transfert et huit intérieur, intersection comme recouvrement de deux manques.
26.02.64, 15.04.64, 13.05.64, 27.05.64
Mathématique « l’arithmétique est une science qui a été littéralement barré par l’intrusion de l’algébrisme » (3.06.64), « nous allons pouvoir commencer à jouer avec les petites lettre de l’algèbre qui transforment la géométrie en analyse –que la porte est ouverte à la théorie des ensembles » (pour penser cogito cartésien, la vérité et le réel, 29.01.64).
3.06.64, 29.01.64
Schéma Schéma des deux triangles (regard), la nasse, huit intérieur, zone érogène, schémas euléuriens, circuit de la pulsion, modèle optique, réflexions sur les modèles (modèle ≠ fiction, modèle ≠ Gurndbegriff , 6.05.64), « [Fiction] Terme, je le dis en passant» tout à fait préférable à celui de modèle, dont on a trop abusé. En tout cas, le modèle n'est jamais un Grundbegriff ».
4.03.64, 11.03.64, 22.04.64, 29.04.64, 13.05.64, 20.05.64, 27.05.64, 10.06.64,
Formalisation « Une fausse science, comme une vrai, peut être mise en formules » (15.01.64), formalisation logique exhaustive des mathématiques, (formules de la métonymie et la métaphore, 17.06.64).
15.01.64, 17.06.64
Auteurs Lévi-Strauss, Spinoza, Lavoisier, Kant, Aristote, Descartes, Newton, Platon, Démocrite, Heidegger, Einstein, Planck, Leibniz, Saussure, Héraclite.
Autres objets/sujets Calcul infinitésimale, fonctions (aliénation, séparation), « L’interprétation significative est elle-même un non-sens », « l’interprétation significative vers le non-sens signifiant » (17.06.63), addition ≠ réunion, astrologie, compter (j’ai trois frères…), dissymétrie, fraction, optique, machine, nombre cardinal, théorie des ensembles, géométrie, infinitisation de valeur du sujet, lunule.
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
Lacan appelle - algorithme « pointé d’une façon univoque » (11.03.64), ◊ algorithme 13.05.64 (vectorielle du vel, icc et béances), Formules de la métaphore et la métonymie (17.06.64), O.s, s’, s’’, s’’’,…/S (suite de sens), S(i(a’, a’’, a’’’, …)) (suite des identifications), I, i(a), - (manque central du désir, distinction a), $, $◊D, S1 et S2 (premier fois), petit a appelé selon « l’algèbre lacanien » 3 mentions (12.02.64, 19.02.64, 26.02.64).
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
453
Séminaire « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », 1964-1965. Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Russell et le métalangage (articulation bande de Möbius, langage-objet, 9.12.64), logique et grammaire (6.01.65), critique du métalangage (Russell, 13.01.65), logique et identification (Socrate est mortel, 20.01.64), logique du manque (0-1, logique en psychanalyse, contradiction, 24.02.65), Aristote et la contingence (universel, particulier et singulier, 5.05.65), logique et vérité (savoir, valeur et référent, Le sophiste de Platon, 2.06.65), exigence logique (toute doit être dit, réduction logique et qqch irréductible, un noyau résistent, 10.03.65).
9.12.64, 6.01.65, 20.01.65,
24.02.65, 5.05.65, 2.06.65, 10.03.65
Mathématique Nombre (construction logique, 10.03.64), nombre et classe (20.11.64), Médaille Fields (prix Nobel des mathématiques, homologie entre un sphère en 3D et un sphère en 7D, 10.03.65), « syntaxe, dans une perspective structuraliste, es à situer à un niveau praxis, que nous appellerons de formalisation » (…) « c’est précisément pour cela que la linguistique s’engage toujours plus avant dans la voie, que pointait tout à l’heure le travail de notre auteur, dans la voie de la formalisation. C’est parce que, dans la voie de la formalisation, ce que nous cherchons à exclure, c’est le sujet. Seulement nous, les analystes, notre visée doit être exactement contraire, puisque c’est là le pivot de notre praxis » (2.12.64), « fécondité des mathématiques » (27.01.65).
20.11.64, 2.12.64, 10.03.65, 27.01.65
Topologie Topologie ≠ formes Gestalt (9.12.64), surfaces et espace (sujet sphère, bande de Möbius, cross-cap, huit intérieur, 9.12.63), Topologie et cosmologie (s’exercer aux surfaces, évolution, langage, 16.12.63), bouteille de Klein et modèles topologiques (6.01.64), schéma topologique ≠ schéma étendue (13.01.64), « nous cherchons à proposer une forme et, pour dire mot précisément, une topologie essentielle à la praxis psychanalytique. C’est à cette fin que j’ai reproduit ici, sous cette forme de la bouteille de Klein » (plus près du réel, 3.12.65), « Nul n’entre ici s’il n’est topologiste » (le désir de l’analyste dans la surface acosmique, 3.12.65), « il a d’autres méthodes pour formuler les conséquences pour formuler les conséquences de ce cercle de rebroussement insaisissable, et ce que je vous représente, parce que je pense que c’est tout de même, si horrible à voir que soit la construction, plus saisissable, non pas à vos habitudes mentales, car dès que vous essayez de la manipuler un peu, cette bouteille vous verrez quelles difficultés vous pouvez avoir, mais quand même que, ces images, singulièrement plus parlant que si je me contentais de quelque petit symbole et de quelque calcul, vous n’auriez pas du tout le sentiment que cela fait sens » (3.02.65), « Ce n'est pas hasard si c'est là que nous devons chercher notre référence, puisque la mathématique, la mathématique dans son développement de toujours, depuis son origine euclidienne comme vous le savez, car la mathématique est de naissance grecque, et toute son histoire ne peut dénier qu'elle en porte la trace originelle, la mathématique, à travers toute son histoire, et toujours de façon plus éclatante, plus submergeante à mesure que nous approchons de l'époque de nos jours, manifeste ceci, qui nous intéresse au plus haut degré, c'est que, quel que soit le parti que prenne telle ou telle famille d'esprit dans les mathématiques, préservant, ou au contraire tendant à exclure, à réduire, à anathématiser même l'intuitif, ce noyau intuitif qui, assurément est là, irréductible, et donne à notre pensée cet indispensable support des dimensions de l'espace, fantasmagorie insuffisante du temps linéaire, les éléments plus ou moins bien articulés dans l’Esthétique transcendantale de Kant » (24.02.65).
Tout le séminaire
Schéma Construction de la bande de Möbius (redoublement et cross-cap, huit intérieur, 9.12.64), Tore et bande de Möbius (intérieur/extérieur, 16.12.64, 6.01.65), Bouteille de Klein et appareil optique (3.12.65), Schéma des manques (bande de Möbius et coupures, 3.05.65), schéma castration-frustration-privation (bouteille de Klein, sujet et a, 17.03.65), schéma savoir-sujet-sexe (19.05.65), schéma « seul à 5 heures » (7.04.65, 5.05.65-désir névrose-psychose et perversion), schéma savoir-sujet-sexe version Möbius (Sinn-Warheit-Zwang, 9.06.65), schéma du pulsion (repris du séminaire 11, 20.01.65), schéma optique (3.02.65).
9.12.64, 16.12.64, 6.01.65, 3.05.65,
17.03.65, 7.04.65, 19.05.65, 5.05.65, 9.06.65, 20.01.65,
3.02.65
Théorie des jeux « Le propre de jeu, c’est toujours, même quand elle est masquée, une règle ; une règle qui en exclut comme interdit ce point, qui est justement celui qu’au niveau du sexe je vous désigne comme le point d’accès impossible, autrement dit le point où le réel se définit comme l’impossible » (dialectique19.05.65).
19.05.65
Auteurs Chomsky, Jakobson, Queneau, Aristote, Piaget, Vigostky, Russell, Saussure, Descartes, Gagarin (cosmonaute), Newton, Copernic, Sörensen (noms propres), Gardiner (noms propres), Lévi-Strauss, Platon,
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
454
Heidegger, Koyré, Euler, Pascal, Stoïciens, Frege, Duroux, Miller, Leibniz, Feynman (prix Nobel physique 1965), Husserl, Leonov (cosmonaute), Troubetskoï, Theilhard de Chardin, Foucault, Aulagnier, Leclaire, Neuman et Morgenstern (théorie des jeux), Mallarmé, Milner, Riemann (mathématicien).
Autres objets/sujets Coupure-suture-manque, Frege et la construction du zéro (l’un-en-plus, , nombre de connectivité, ne explétif, biunivocité, système du monde (cosmologie), compter, non dénombrable, physique en termes de « rien ne se perd/rien ne se crée », nombre entier dimensions, nom propre.
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
i(a) (image du corps), - (négativation de la copule), ◊ (conjonction/disjonction, inclusion/exclusion, coupure de…), S(Ⱥ) (terme de l’analyse, l’Autre sait qu’il n’est rien), S◊a (fantasme et Entzweiung), $◊D (demande), S (sujet mythique), S/s (coupure médiane de la bande de Möbius).
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
455
Séminaire « L’objet de la psychanalyse », 1965-1966. Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique « Nous indiquerons plus tard comment se situe la logique moderne (troisième exemple). Elle est incontestablement la conséquence strictement déterminée d'une tentative de suturer le sujet de la science, et le dernier théorème de Gödel montre qu'elle y échoue » (ombilic du sujet, la logique n’est pas la grammaire, 1.12.65), « la logique est une tentative de métalangage » (8.12.65), logique propositionnelle et absence de la fonction d’aliénation dans la logique (12.01.66), ensemble ouvert et fermé (bord, 19.01.66), logique et grammaire (9.02.66).
1.12.65, 8.12.65, 12.01.66, 9.02.66,
19.01.66
Mathématique « je prendrai comme relais de la suite topologique qui, cette année, vous apprend à situer la fonction de l'objet a n'est autre que Le pari de Pascal » (26.01.66), espérance mathématique (2.02.66), nombres réels et fonction du manque (8.12.65), théorie de groupes nécessaire pour la fonction de l’objet a (1.06.66), incommensurabilité et nombre irrationnel (8.12.65), le nombre n’est pas un appareil de mesure (8.12.65), « La théorie des jeux, mieux dite stratégie, en est l'exemple, o. l'on profite du caractère entièrement calculable d'un sujet strictement réduit à la formule d'une matrice de combinaisons signifiantes. (1.12.65).
26.01.66, 2.02.66, 8.12.65, 1.06.66,
1.12.65
Topologie Division du sujet entre vérité et savoir (et entre énoncé et énonciation) est structuré comme une bande de Möbius (1.12.65), Bande de Möbius et huit intérieur (1.12.65), logique et métalangage (8.12.65), les stoïciennes impliquent du corporel au niveau de la logique (8.12.65), la formulation structuraliste de la cause se fonde dans sa référence à un monde topologique (8.12.65), « je donne à la bande de Moebius pour vous faire saisir ce qu'il en est de la coupure constituante de la fonction du sujet » « le support structural de la constitution du sujet comme division » (8.12.65), « Nous pouvons à partir de ces définitions premières concernant le sujet concevoir à quoi peuvent nous servir ces deux autres structures de la bouteille de Klein et du tore pour établir des relations fondamentales qui nous permettront de situer avec une rigueur qui n'est jamais obtenue jusqu'ici avec le langage ordinaire, pour autant que le langage ordinaire aboutit à une entification du sujet qui est le véritable nœud et clé du problème » (immédiatement que Lacan parle d’Heidegger et l’alethèia, la logique est supérieur au mythe, 15.12.65), « Limite, frontière, bord, tels sont les termes dont il s'agit. La part de la vérité. est celle de notre limite entre la naissance et la mort, limite en tant que sujet, et tout ce qui est du savoir, c'est l'ensemble ouvert qui est compris dans l'intervalle. C'est en ceci que le poète, quoi qu'il en sache, et même s'il ne le sait pas, réintroduit dès lors que ce qu'il sait et manipule c'est la structure du langage et non pas simplement la parole. Il la réintroduit, quoi qu'il en ait, cette topologie du bord et l'articulation de la structure » (19.01.66), voisinage (19.01.66), Bouteille de Klein comme support de l’être du sujet (et rapport de sujet à l’Autre, 15.12.65, 20.04.66), enveloppes et placenta (26.01.66), la topologie n’est pas l’intuition (20.04.66).
1.12.65, 8.12.65, 15.12.65, 19.01,66, 20.04.66, 26.01.66
Formalisation « Il faut littéralement que la formalisation de la grammaire contourne cette logique pour s’établir avec succès, mais le mouvement de ce contour est inscrit dans cet établissement » (1.12.65), « A démontrer la puissance de l'appareil que constitue le mythème pour analyser les transformations mythogènes, qui à cette étape paraissent s'instituer dans une synchronie qui se simplifie de leur réversibilité., Claude Lévi-Strauss ne prétend pas nous livrer la nature du mythant » (1.12.65).
1.12.65
Schéma « Cette topologie qui s'inscrit dans la géométrie projective et les surfaces de l'analysis situs, n'est pas à prendre comme il en est des modèles optiques chez Freud, au rang de métaphore, mais bien pour représenter la structure elle-même » (25.05.66), « graphe lévi-straussien » (1.12.66), « je n'ai pas non plus trop à m'en excuser, car si ces difficultés qu'on qualifie de difficultés intuitives concernant le champ de la topologie ont été, en quelque sorte, radicalement éliminés de l'exposée proprement parler mathématique de ces choses » (15.12.65).
1.12.65, 15.12.65, 25.05.66
Perspective Géometrie projective (pulsion scopique, 18.05.66), horizon et perspective (4.05.66, 11.05.66, 18.05.66), physique et observateur (l’œil, 20.04.66), regard et vision (27.05.66).
4.05.66, 18.05.66, 20.04.66, 27.05.66, 11.05.66
Auteurs Koyré, Descartes, Brücke, Helmholtz, Du Bois-Reymond, Lévi-Strauss, Canguilhem, Piaget, Jakobson, Hjelmslev, Chomsky, Gödel, Heidegger, Spinoza, Cantor, Aristote, Frege, Feynman, Kroneker (mathématicien), Dedekind, Platon, Pythagore, Brower (mathématicien), Desargues, Félix Klein, Queneau, Poincaré, Leibniz, Cahiers pour l’analyse, Russell, Kant,
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
456
Ptolémée, Copernic, Newton, Pascal, Laplace, Einstein, Borel, Fermat, Carcavi (mathématicien), Quine, Whitehead, Miller (la suture), Milner (la question du signifiant), Euler, Hilbert, Bourbaki, Ruyer Raymond, Brianchon (mathématicien), Castoriadis, Kepler, Buffon.
Autres objets/sujets Quart de tour (irréductible à tout translation spéculaire, 30.03.66), hyperbole, cône, théorie des ensembles.
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
i(a) (support de la série désir, une construction), - (castration), ◊ (coupure de), √-1, S(Ⱥ) (Pari de Pascal), $◊D (demande où s’accroche la division du sujet).
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
457
Séminaire « La logique du fantasme », 1966-1967. Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique « la chose nous étant suffisamment indiquée par la stimulation que la logique a reçue, de se soumettre au seul jeu de l’écriture, à ceci près, qu'il lui manque toujours de se souvenir que ceci ne repose que sur la fonction d'un manque, dans cela même qui est écrit et qui constitue le statut, comme tel, de la fonction de l’écriture » (16.11.66), Logique est un question qui concerne l’univers du discours (écriture logique, 16.11.66), existence logique et fantasme (manier des signifiants, effectué non pas in vivo, « livre de chair » : sein, scybale, regard et voix, 16.11.66), la logique moderne s’institue d’une règle d’écriture (et non pas par convention, 7.12.66), paradoxe de Russell et son écriture (manque, 23.11.66), logique de Boole (écriture, stoïcisme, négation, universel du discours, 7.12.66), « Que la logique ne se supporte que là où on peut la manier dans l'usage de l'écriture, mais qu’à proprement parler » (implication et conséquence, 14.12.66), logique et l’introduction inédit de la fonction d’aliénation (introduction du sujet dans la logique, fantasme, la bourse ou la vie, cogito, 1.02.67), structure logique et grammaticale (un enfant est batu, 9.02.67), « Cette conjonction d'un point basal pour la logique tout entière, car ce que nous entraînons avec nous dans ce lieu marginal de la pensée, qui est celui - lieu de pénombre, lieu de twilight –où se développe l'action analytique, si nous y entraînons avec nous les exigences de la logique, ce que nous sommes amenés. faire mérite enfin que nous l’épinglions de ce que je pense devoir être son meilleur nom : sublogique ; tel est ce qu'ici même, cette année, nous essayons d'inaugurer » (22.02.67), « Le méta-discours immanent au langage et que j'appelle la logique, voilà, bien sûr, qui mérite d’être rafraîchi à une telle lecture. Certes, je ne fais usage –vous pouvez le remarquer– d'aucune façon du procédé étymologisant, dont Heidegger fait revivre admirablement les formules dites présocratiques » (26.04.67), névrose et structure logique (10.05.67), « j'ai l'intention de terminer sur ce qu'on peut appeler un rappel clinique. Non pas, certes, que lorsque je parle de logique et nommément de logique du fantasme je quitte, fût-ce un instant, le champ de la clinique » (21.06.67), « il n’y a pas de possibilité de fixer aucune signification qui soit univoque » (21.06.67).
Tout le séminaire
Mathématique L’un-en-trop (élément non-numerable, non-reductible à la série, 16.12.66), algèbre et chaîne de Markov (lettres, 23.11.66), « il est incontestable que, ayant parlé, je peux écrire et maintenir ce que j’ai écrit (…) il n’y a aucune progression possible de ce qui s’appelle vérité mathématique et c’est tout l’essence de ce qu’on appelle, en mathématique : démonstration » (18.01.67), « seul entre ici celui qui est géomètre » (12.04.67), infini et nombre d’or (Fibonacci, l’un et l’autre, incommensurabilité, 19.04.67, 26.04.67) , mathématiques es son utilisation dans la théorie psychanalytique (8.03.67).
23.11.66, 16.12.66, 18.01.67, 12.04.67, 19.04.67, 19.04.67, 26.04.67
Topologie Bouteille de Klein–tore–bande de Möbius (« chacune de ces surfaces, résulte de la coupure constitué par la double boucle » 15.02.67), « la structure c’est quelque chose qui est comme ça, est réel » (tore, 1.02.67), Lacan utilise le terme « topologie » seulement 5 fois dans ce séminaire.
1.02.67, 15.02.76
Schéma Graphe du désir (Subversion du sujet, 14.12.67), « comme vous le savez, de plus en plus la géométrie s’éloigne des intuitions qui la fondent –spatiales par exemple– pour s’attacher à n’être plus qu’une forme spécifiable » (12.04.67), Groupe de Klein (14.12.66), aliénation et intersection (11.01.67, 18.01.67, 25.01.67), nombre d’or (moyenne et extrême raison, intervention de Kris, 22.02.67, 1.03.67, 8.03.67, 12.04.67, 19.04.67, 26.04.67, 10.05.67, 31.04.67, 14.06.67).
Nombre d’or tout le séminaire
Formalisation « Est-ce qu'il n'est pas bien clair, à ouvrir seulement un volume comme le dernier paru des Mythologiques de Claude Lévi-Strauss, que si l'analyse des mythes, telle qu'elle nous est présente, a un sens, c'est qu'elle désaxe complètement la fonction de la représentation » (25.01.67).
25.01.67
Auteurs Spinoza, Euler, Hyppolite, Heidegger, Chomsky, Frege, Perelman, Russell, Markov, Wittgenstein, Boole, Brentano, Aristote, Descartes, Archimède, Benveniste, Kant, Euclide, Cantor, Pascal, Platon, Leibniz, Newton, Plotin, Lévi-Strauss, Jakobson, Saussure, Bichat, Kneale (logicien), Bentham, Parménide.
Autres objets/sujets Groupe de Klein, comptage et sujet, huit intérieur, limite (jouissance et détumescence), théorie des ensembles, « il n’y a pas de métalangage », « Nous l’avons déjà dit : prendre le moins pour un zéro, c’est le propre du sujet et le nom propre est ici fait pour marquer la trace » (1.03.67), répétition et jouissance.
Mathèmes, écritures Effet métaphorique de signification algorithme (14.12.66), « Mais, comme
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
458
algébriques, algorithmes
le dire c’est encore faire appel à lui pour situer cette vérité, c’est le faire ressurgir chaque fois que je parle. Et c’est pourquoi ce dire : ‘qu’il n’a aucune espèce d’existence’, je ne peux pas le dire, mais je peux l’écrire. Et c’est pourquoi j’écris S : signifiant du grand A barré, S(Ⱥ) comme constituant un des point nodaux de ce réseau autour duquel s’articule toute la dialectique du désir, en tant qu’elle se creuse de l’intervalle entre l’énoncé et l’énonciation » (18.01.67), - (échec de l’articulation de la Bedeutung sexuelle, valeur d’échange et négativitation), ◊ (plus petit, plus grand, inclusion, exclusion), √-1, S(Ⱥ) (élimination de l’autre comme univers de discours, élément tiers dans l’acte sexuel : phallus), $◊a, $◊D (c’est quand la demande se tait que la pulsion commence), S1.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
459
Séminaire « L’acte du psychanalyste », 1967-1968. Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Logique comme manipulation de la lettre (algèbre, Cantor, diagonalisation, transfini, 15.11.67), la logique de la quantification (quanteurs, astuces de la logique de quanteurs, 24.01.68, 7.02.68), fonction et quantificateurs (proposition prédicative, 28.02.68), « La chose a des conséquences dont une d'entre elles n'a pu être mise en valeur qu'au niveau des logiciens, je veux dire là où l'on sait se servir de ce que c'est qu'une déduction, c'est à savoir que partout où nous soutiendrons un système, un appareil tel qu'il s'agisse de l'usage des quantificateurs, nous ne pourrons créer des algorithmes tels qu'il suffise qu'il soit règle d'avance, que tout problème est purement et simplement soumis à l'usage d'une règle, une fois fixée, de calcul; que dès lors que nous sommes dans ce champ, nous serons toujours capables d'y faire surgir de l'indécidable » (20.03.68), les quantificateurs sont intraductibles dans le langage (24.01.68), « Parce que dans toute la science - je vous en donne cette nouvelle définition - la logique s'est définie comme ce quelque chose qui proprement a pour fin de résorber le problème du sujet supposé savoir » (21.02.68), « il n’y a pas de métalangage (…) la logique elle-même doit être extraite de ce donné qu’est le langage » (le fantasme comme phrase grammatical, 17.01.68).
15.11.67, 24.01.68, 7.02.68,
28.02.68, 20.03.68, 24.01.68, 21.02.68, 17.01.68
Mathématique Nombre d’or et incommensurabilité (objet a, non-rapport sexuel, 7.01.68), géométrie projective et regard (20.03.68), commencement comme zéro (marque, 10.01.68), Groupe de Klein.
20.03.68, 7.01.68, 10.01.68
Topologie Après la topologie Lacan va essayer « le joint entre la logique et la grammaire, voilà aussi quelque chose peut-être qui nous fera faire quelques pas de plus » (24.01.68).
24.01.68
Schéma Réel-symbolique-imaginaire, aliénation-transfert-vérité, quadrant de Pierce, huit intérieur et supposé savoir.
Auteurs Cantor, Logiciens du moyen âge, Gauss, Heidegger, Koyré, Platon, Spinoza, Félix Klein, Descartes, Aristote, Scilicet, Pierce, Chomsky, Jakobson, Desargues, Lavoisier, Pierre Soury, Russell.
Autres objets/sujets Tétraèdre, dissymétrie, Aristote et le principe de contradiction, binunivocité.
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
« mais si tout usage de la lettre se justifie de démontrer qu'il suffit du recours à sa manipulation pour ne pas se tromper, à condition qu'on sache s’en servir » (17.01.68), √2, S(Ⱥ) (analysant deviens analyste, vérité et sujet supposé savoir), - (castration, manque, séparation avec a).
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
460
Séminaire « D’un Autre à l’autre », 1968-1969. Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Discours de l’analyste comme fonction extraite des mathématiques (13.10.68), le discours c’est une logique conditionnée par une réduction de matérielle (la lettre est la réduction, « c’est à partir du moment où vous introduisez dans si ceci, alors cela un A et un B que la logique commence », « pas plus de logique qui enserre tout le langage », 20.11.68), logique et existence de Dieu, logique et conséquences, « Il s'agit au contraire dans le discours analytique de donner sa présence pleine à la fonction du sujet, en retournant le mouvement de réduction qui habite le discours logique, pour nous centrer perpétuellement sur ce qui est faille » (27.11.68), « Le structuralisme, c'est la logique partout, et même au niveau du désir » (« seul l’appareil logique peut en démontrer la faille », 4.12.68), les défauts dans la texture de la logique nous permet d’appréhender le statut du sujet (11.12.68), le discours a des lois logiques, du langage à la logique (8.01.69), la logique mathématique est écrit (« cette écriture radicale », discours sans parole), « Les mécanismes de l'inconscient définissent une structure logique minimale que j'ai depuis longtemps résumée sous les termes de différence et de répétition » (26.01.69), la logique freudienne ne saurait pas fonctionner en termes polaires car elle introduit la manque : la castration (12.03.69), logique et négation, « il y a homologie entre les failles de la logique et celles de la structure du désir » (23.04.69), sujet comme variable isolé désigné par une proposition prédicative, « Que j'en sois le logicien, et que ceci se confirme de ce que cette logique me rende odieux à tout un monde, pourquoi pas ? Cette logique s'articule des coordonnées mêmes de la pratique » (4.06.69), on peut construire une logique formelle sans faire usage e la négation (l’inconscient ne connaît le principe de contradiction).
Tout le séminaire
Mathématique « La logique mathématique est la logique tout court » (20.11.68), Théorie des ensembles et dissymétrie entre S1 et S2, pair ordonnée et disjonction entre S1 et S2, incomplétude et Gödel, variable = sujet, le discours mathématique n'a pas de sens (la notion de contenu en mathématique est vide, opération double du discours mathématique : construire et formaliser, 8.01.69), jouissance et nombre d’or (articulation savoir –1– et vérité –a–), structure topologique de A barré = impossibilité d’un ensemble de toutes les ensembles (n’est identifiable ni à 1, ni à tout), désir du mathématicien, mathématiques = opérer désespérément pour que le champ de l’Autre tienne comme tel.
20.11.68, 27.11.68
11.12.68, 8.01.69, 22.01.69, 23.04.69, 30.04.69, 21.05.69
Schéma Le graphe a une structure logique (11.12.68), paire ordonnée {{ S1}, { S1, S2 }}, appareil optique, quatre graphes de surfaces, séries de Fibonacci (articulation savoir-verité pour montrer la logique de la jouissance).
11.12.68,
Topologie « Si l'objet a peut fonctionner comme équivalent de la jouissance, c'est en raison d'une structure topologique » (26.03.69), la topologie n’est pas une métaphore (20.11.68), « D'où notre effort vers une topologie qui corrige les énoncés jusqu'ici reçus dans la psychanalyse » (15.01.69), topologie et jouissance féminine (12.03.69), quatre structures topologiques (surfaces : sphère, tore, cross-cap, bouteille de Klein) et parenté avec les objets a.
20.11.68, 27.11.68, 8.01.69,
22.01.69, 26.03.69 23.04.69, 30.04.69, 21.05.69
Formalisation « Ce n'est pas pour rien que les termes sont ici manifestés par des petites lettres, par une algèbre. Le propre d'une algèbre, c'est de pouvoir avoir diverses interprétations » (30.04.69), « le formalisme dans sa fonction de coupure se dégagerat-il mieux en mathématique » (8.01.69), la forme n’est pas le formalisme, « formaliser ce discours consiste à s’assurer qu’il tient tout seul, même complètement évaporé le mathématicien » (8.01.69).
8.01.69, 30.04.69
Auteurs théorie des fictions (Bentham), Pascal, Aristote, J-A Miller (suture), Russell, Gödel, Hjelmslev, Jakobson, Kojève, Quine, Newmann (Théorie de jeux), logique de Port-Royal, Kant, Platon, Archimède, Nicolas Tartaglia (mathématicien, mesure), Deleuze (Logique du sens, Différence et répétition), Saussure, Peano, Newton, Jean-Luis Krivine (mathématicien, axiomatique), logique des stoïciennes, Pythagore, Descartes, Einstein, Euclide, Lévi-Strauss, Cahiers pour l’analyse.
Autres objets/sujets matrices du pari de Pascal, logique quantique, axiome, huit intérieur, incomplétude (Gödel), indécidable, dénombrable, paradoxe de Russel, Dissymétrie, fonction, concaténation, suture, transfini, space et temps, théorie des jeux, « théorème de Lacan », plan projectif.
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
I, i(a), ($◊($◊a))/a, s(A), S(A) (et perversion, un-en-plus), S(Ⱥ), $◊D, S1 S2 (paire ordonnée), S1 = représente quelque chose, trait unaire, S2 = représente le savoir.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
461
Séminaire « La psychanalyse à l’envers / L’envers de la psychanalyse », 1969-1970.
Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Logique et discours (incomplétude, 3.12.69), « Le savoir est, à un certain niveau, dominé, articulé de nécessités purement formelles, des nécessités de l'écriture, ce qui aboutit de nos jours à un certain type de logique » (14.01.69), logique propositionnelle (valeur réduit à l’inscription, 21.01.70), « Parce que nous avons justement des besoins logiques, si vous me permettez ce terme. Parce que nous sommes des êtres nés du plus-de-jouir, résultat de l'emploi du langage » (« le langage nous emploie, et c’est par là que cela jouit » (21.01.70), « la logique mathématique avaient permis de réduire complètement –non pas de suturer, mais d'évaporer –le sujet de la science » (rappel au séminaire de l’année 1965, discours de l’université, 11.03.70), la butée logique de ce qui, du symbolique, s'énonce comme impossible. C'est de là que le réel surgit » (9.04.70).
3.12.69, 14.01.69, 21.01.70,
11.03.70, 9.04.70
Mathématique La mathématique représente le savoir dans le discours du maître (≠ mythe, 18.02.69), la mathématique n’est constructible qu’à partir d’un signifiant que peut se signifier à soi-même (la mathématique se fonde en se débarrassant d’une infraction inaugurale, 18.02.69), usage rigoureux du symbolique (= mathématique) chez les grecs anciens, usage de la mathématique pour articuler l’effet d’un discours (a comme cause d’un répétition du 1, Mehrlust –plus-de-jouir–, 20.05.70), « La science est sortie de ce qui était dans l'oeuf dans les démonstrations euclidiennes » (20.05.70), « Toute l'évolution de la mathématique grecque nous prouve que ce qui monte au zénith, c'est la manipulation du nombre comme tel » (20.05.70), « fonctions radicales » (= qqch qui entre dans le réel qui n’y était jamais entré avant –Leibniz, intégrales, différentielles et logarithmes–, la fonction écrit deux ordres de relations, 17.06.70).
18.02.69, 20.05.70, 17.06.70
Topologie Aucune référence à la topologie ! Formalisation « A poser la formalisation du discours et, à l'intérieur de cette
formalisation, à s'accorder à soi-même quelques règles destinées à la mettre à l'épreuve, se rencontre un élément d'impossibilité. Voilà ce qui est proprement à la base, à la racine, de ce qui est fait de structure » (14.01.70), formalisation du savoir et l’esclave dans le discours du maître (« idéal » d’une formalisation, 11.01.70).
11.01.70, 14.01.70
Mathèmes (implicite) « le mi-dire est la loi interne de toute espèce d'énonciation de la vérité, et ce qui l'incarne le mieux, c'est le mythe » (mythèmes et contradictions, 11.03.70), le signe de la « force logique » de ses « quatre petites lettres » est l’incomplétude (ses limites infranchissables, une logique faible mais avec force, 3.12.69).
3.12.70, 11.03.70
Auteurs Kant, Aristote, Platon, Descartes, Cahiers pour l’analyse, Frege, Wittgenstein, Quine, Russell, Newton, Maxwell, Riemann, Gauss, Lévi-Strauss, Pascal, Saussure, Jakobson, Cercle de Prague, Galilée, Leibniz, Copernic, Koyré, Archimède, Euclide.
Autres objets/sujets Série de Fibonacci, arithmétique, compter et numération, quart de tour. Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
Ecriture des quatre discours, « ces petits termes plus ou moins ailés, S1, S2, a, S, je vous dis qu'ils peuvent servir dans un très grand nombre de relations. Il faut simplement se familiariser avec leur maniement » (17.06.70), S1 (signifiant m’être, trait unaire, détermine la castration), S2 (représentant-réseaux d’un savoir, batterie de signifiants).
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
462
Séminaire « D’un discours qui ne serait pas du semblant », 1970-1971. Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Conséquences du discours et logique (implications, modus ponens, 13.01.71), « le discours de l’analyste n’est rien d’autre que la logique de l’action » (17.02.71), « il n'y a de question logique qu'à partir de l'écrit » (« l’écrit ne justement pas le langage », néanmoins l’écrit « ne se fabrique que de sa référence au langage », 17.02.71), « les paradoxes auxquelles s’arrête la logique classique ne tient qu’à partir du moment où c’est l’écrit » (17.02.71), écriture = manipulation de l’écriture (10.03.71), « Est-ce que tout peut être réductible à la logique pure ? » (l’opération mathématicienne ne va pas sans support que la manipulation de petites ou de grandes lettres, 17.03.71), toute logique est faussée de prétendre départ du langage-objet (il n’ya pas de métalangage, 12.05.71), « Quel que soit le caractère originellement, fondamentalement, foncièrement fictif de ce qui fait le matériel dont s'articule le langage, il est clair qu'il y a une voie de vérification, qui s'attache à saisir où la fiction, si je puis dire, bute, et ce qui l'arrête » (la contradiction est une autre manière –à part de la tautologie–pour que la science progrès, 19.05.71), en logique le projet d’inscription s’appelle « articulation logique » (19.05.71), forçage dans la logique comme « frayage » (progrès de la logique comme inscription, « Ce que j'ai voulu aujourd'hui frayer, vous illustrer, c'est que la logique porte la marque de l'impasse sexuelle », 19.05.71), « j'ai essayé quant à moi de vous dire que cela tient à son échec au niveau d'une logique qui se soutient de ce dont toute logique se soutient, à savoir de l'écriture » (16.06.71), Sinn et Bedeutung chez Frege (référence nécessaire, 16.06.71).
13.01.71, 10.02.71, 17.02.71, 17.03.71, 12.05.71, 19.05.71, 16.06.71
Topologie « pas de topologie sans écriture » (la topologie consiste à faire trous dans l’écrit, topologie = « questionnement de la mathématique par la logique », 10.03.71), bouteille de Klein (signification du phallus), fonction de l’écrit dans le graphe et le schéma (Écrits, style, 17.02.71, 10.03.71), espace euclidien et quatrième dimension (17.03.71).
17.02.71, 10.03.71, 17.03.71
Mathématique Le discours mathématique n’a aucun sens et de toutes les discours il est « celui qui se développe avec le plus de rigueur » (17.02.71), « Il n'y a pas plus de libre association qu'on ne pourrait dire qu'est libre une variable liée dans une fonction mathématique » (17.02.71), la fonction mathématique « C'est de la béance même de l'interdiction inscrite que relève la conjonction, voire l'identité, comme j'ai osé l'énoncer, de ce désir et de cette loi » (17.02.71), une démonstration mathématique ne passe pas sans parole (10.03.71), « C'est le progrès de la mathématique, c'est de ce que la mathématique soit arrivée par l'algèbre à s'écrire entièrement, que l'idée a pu venir de se servir de la lettre pour autre chose que pour faire des trous » (19.05.71), « En tant que nous restons dans la lettre où gît le pouvoir de la mathématique » (x est pris comme variable, 19.05.71).
17.02.71, 10.03.71, 1905.71
Graphe Graphe de Pierce, « C'est de la parole, bien sûr, que se fraie la voie vers l'écrit. Mes Écrits, si je les ai intitulés comme ça, c'est qu'ils représentent une tentative, une tentative d'écrit, comme c'est suffisamment marqué par ceci, que ça aboutit à des graphes. L'ennui, c'est que les gens qui prétendent me commenter partent tout de suite des graphes. Ils ont tort, les graphes ne sont compréhensibles qu'en fonction, je dirai, du moindre effet de style desdits Écrits, qui en sont en quelque sorte les marches d'accès » (10.03.71).
17.02.71, 10.03.71
Auteurs Koyré, Saussure, Descartes, Pascal, Aristote, Lévi-Strauss (mythe), Newton, Jacques Monod, Richards, Pierce, Euclide, Saussure, Leibniz, Barthes, Frege, Peano, Platon, Carnap, Lorenzen (mathématiques).
Autres objets/sujets Nominalisme, nombre réel, logique propositionnelle, logique des quanteurs, torsion, indécidable, compter, montrer et démontrer.
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
« la lettre, La femme n'a rien à en faire, si elle existe » (17.02.71), La (la femme n’existe pas, « la lettre en tant qu’elle est le signifiant qu’il n’y a pas d’Autre, S(Ⱥ) », 17.03.71), (phallus), S1 (≠ lettre).
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
463
Séminaire « …Ou pire–Le savoir du psychanalyste », 1971-1972. Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique X comme variable dans la logique qui marque le vide qui est « la seul façon de dire quelque chose avec l’aide du langage » (il n’y a pas de métalangage, la logique comme une métalangage fictionnel nécessaire, 8.12.71), (…ou pire) les trois points = élision d’un verbe – ce qu’on peut faire dans le langage pour interroger la logique (un changement de lettre pour passer du pire au dire, le verbe est le seul terme qui ne peut pas être une place vide, vider le verbe fait argumentfaire substance, 8.12.71), le séminaire s’agit d’explorer une nouvelle logique (cette exploration « n'est pas seulement le questionnement de ce qui impose limite au langage dans son appréhension du réel », « la logique se permet de décoller un peu du réel », logique modal, en logique il n’est pas possible d’écrire le rapport sexuel, 8.12.71), histoire de la logique (prédicats, tentative d’appliquer la logique au signifiant mathématique, 15.12.71), la structure est logique (Lacan définie l’objet de la logique comme «ce qui se produit de la nécessité d’un discours », tout discours prends son sens à partir d’un autre discours, 12.01.72), « le réel (…) s’affirme dans les impasses de la logique » (introduction d’un béance irréductible = réel, Le discours naïf s'inscrit d'emblée comme tel comme vérité, la critique su sophiste, 12.01.71), montrer ce « qu'il en est de la castration une autre articulation qu'anecdotique en faisant usage de fonctions logiques » (12.01.72), temps et logique (mythe, 12.01.71), « l'usage de la logique n'est pas sans rapport avec le contenu de l'inconscient » (Freud et la terre promise, XXème siècle pour que la logique se passe du principe de contradiction, Freud et la logique par des voies grammaticales, 12.01.72), la croyance c’est le rejet de la logique (« sûrement pas, mais quand même », 19.01.72), Frege a fondé le nombre 1 sur le concept d’inexistence (nécessité logique comme corrélat du fondement de l’inexistence, 19.01.72), rapport entre logique et mathématique (le réel signale l’impossible, René Thom ne pense pas que la logique peut rendre compte du nombre, 3.02.72), « fonction de la hâte en logique » (15.03.72), logique du mythe (la logique corrige le mythe), la logique tamponne le sens (6.01.72), la logique rendre supportable la position de l’analyste (14.06.72).
Toutes les séances
Mathématique Le plus sérieux du discours scientifique (l’impossible) s’articule en termes algébriques ou topologiques (3.03.72), « il faut croire que la mathématique se passait de toute question sur l'Un » (1.06.72), « Le nombre n'a rien à faire avec le langage, et il est plus réel que n'importe quoi, comme le discours de la science l'a suffisamment manifesté » (1.06.72), sentiment que la non-contradiction ne saurait suffire à fonder la vérité (2.12.71), incompréhension mathématique est symptôme, « C’est un tropisme, si je puis dire, positif pour la vérité, alors qu’une certaine façon d ’exposer les mathématiques escamote tout à fait le pathétique de la vérité » (2.12.71), formulation mathématique de l’existence (« Il est clair que ce n'est qu'à partir d'une certaine réflexion sur les mathématiques que l'existence a pris son sens », 1.06.72), « il se démontre qu'en mathématiques c'est justement de l'impossible que s'engendre le réel » (1.06.72), le nombre complexe comme l’une des choses les plus utiles et fécondes qui aient crées les mathématiques, « il résulte qu'il n'y a pas de א qui ne puisse être tenu pour accessible à partir de 0א » (impasse dans la chaîne, (0 1) 1, 10.05.72), arithmétique et théorème de Gödel (12.02.72).
3.03.72, 1.06.72, 2.12.71, 10.05.72,
12.02.72
Topologie Origine topologique du langage (« est liée à quelque chose qui arrive chez l'être parlant sous le biais de la sexualité », 3.03.72), amour et castration (« nous essayerons de l’approcher par des voies qui soient un peu rigoureuses. Elles ne peuvent être que logiques, et même topologiques », 6.01.72), « Je te demande de me refuser ce que je t'offre » et topologie (3.03.72), bouteille de Klein, tétraèdre (gauche-droit), schéma vectorialisé du discours, nœuds borroméens et rapports déformables (9.02.72).
3.03.72, 1.06.72, 9.02.72
Mathème Introduction du terme mathème, « Un mathème est ce qui, proprement et seul, s'enseigne. Ne s'enseigne que l'Un » (« recevable mathématiquement » = s’enseigner, 4.05.72), « C'est à savoir ce qu'on pourrait appeler un mathème, dont j'ai posé que c'est le point-pivot de tout enseignement. Autrement dit, il n'y a d'enseignement que mathématique, le reste est plaisanterie » et « Et c'est peut-être bien là une première approche de ce qu'il en est de la castration, du point de vue de cette fonction mathématique que mon écrit imite » (15.12.71), approcher le savoir sur la vérité.
15.12.71, 4.05.72, 20.03.72
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
464
L’Un En grand partie cette séminaire (et ses conférences supplémentaires à Saint-Anne) s’agit d’une mis en éprouve de l’Un par distincts et variées ressources : logique, topologie, grammaire, linguistique, autres langues, mathématique, théorie des ensembles, arithmétique, algèbre etc. L’appareil logique qui Lacan construit (une hybride entre logique modal et quantique –plus Pierce, Aristote, Frege–) est une façon d’attaquer la métaphysique de l’Un ou de saisir un autre statut de l’Un. « rien de plus dangereux que les confusions sur ce qu'il en est de l'Un » (3.03.72), ontologie = grimace de l’Un (21.06.72).
L’un des clés de ces séminaires
c’est la question de l’Un
Auteurs Aristote, Saussure, Copernic, Scilicet, Russell, Leibniz, Newton, Cantor, Platon, Jakobson, Frege, Thom, Perelman, Brunschwig, Apulée, Galilée, Pascal, Pierce, Bourbaki, Gödel, Descartes, Leopold Kronecker (mathématicien), Wittgenstein, Poincaré, Cahiers pour l’analyse, Pythagore, Archimède, Cauchy (mathématicien), Euclide, Boole, De Morgan, Weiner, François Recanati (qui fait une intervention mathématique dans le séminaire), Parménide.
Autres objets/sujets Introduction des termes « lalangue », « réson » (F. Ponge) et « pathematique » tous suivies du mahtème, Triangle sémiotique de Pierce, triangle de Pascal, cosmologie, monade, dénombrables, mythèmes (n’ont pas de sens), contingence, calcul infinitésimal, biunivocité, transfini, diagonale, compter (et l’Un de la différence), dyade et triade.
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
« Appelons ça des symboles écrits, car ça ne ressemble même pas à aucune lettre. Ces symboles représentent quelque chose que l'on peut appeler des opérations » (c’est ne pas n’importe quoi, il y a qqch d’arbitraire, 15.12.71), « la théorie des ensembles implique une écriture univoque, mais comme bien des choses en mathématique, elle ne s'énonce pas sans écriture —, cette formule, ce Yad'lun que j'essaie de faire passer, se distingue de toute la différence qu'il y a de l'écrit à la parole » (19.04.72), formules de la sexuation, (x) (fonction sexuelle), S(Ⱥ) (on jouit de l’Autre mentalement pas sexuallement), S1 S2 (il qu’ils soient deux pour qu’il ait S1), quanteurs existentiel et universel.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
465
Séminaire « Encore », 1972-1973. Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Exigence logique dans la parole (la femme exige une par une, 12.12.72), logique du Port-Royal (logique du signe, 19.12.72), Bourbaki et le signe logique comme un petit carré (9.01.73), temps logique, les Stoïciens ont trouvé que dans la logique il y avait qqch plus solide (implication matérielle, 13.02.73), enstasis comme obstacle logique chez Aristote (20.02.73).
12.12.72, 19.12.72, 9.01.73,
13.02.73, 20.02.73
Mathématique « Au-delà du langage, cet effet, qui se produit de se supporter seulement de l'écriture, est assurément l'idéal de la mathématique. Or, se refuser la référence à l'écrit, c'est s'interdire ce qui, de tous les effets de langage, peut arriver à s'articuler » et « C'est dans le jeu même de l'écrit mathématique que nous avons à trouver le point d'orientation vers quoi nous diriger pour, de cette pratique, de ce lien social nouveau qui émerge et singulièrement s'étend, le discours analytique » (16.01.73), « Après tout, qu'est-ce que l'énergétique si ce n'est aussi un truc mathématique? Le truc analytique ne sera pas mathématique. C'est bien pour ça que le discours de l'analyse se distingue du discours scientifique » (truc précis mathématique : énergétique, 8.05.73).
16.01.73, 8.05.73
Topologie « Le signifiant (…) est à structurer en termes topologiques » (19.12.72), « graphicisation » (terme de la logique mathématique, 10.04.73), analogie topologique et ronds de ficelle (15.05.73), topologie et mise à plat du nœud (logique, 22.10.73), « rien de plus compacte qu’une faille » (compacité, 21.11.72), « Le réel ne saurait s'inscrire que d'une impasse de la formalisation » (formalisation = l'élaboration la plus poussée qu'il nous ait été donné de produire de la signifiance », se fait au contraire du sens, à contre-sens, 20.03.73), l’espace n’est pas intuitif.
22.10.72, 21.11.72, 19.12.72, 20.03.73, 10.04.73, 15.05.73
Formalisation « la formalisation de la logique mathématique, si bien faite à ne se supporter que de l'écrit » (10.04.73), « Il s'agit pour nous, vous l'avez compris, d'obtenir le modèle de la formalisation mathématique. La formalisation n'est rien d'autre que la substitution à un nombre quelconque d'uns, de ce qu'on appelle une lettre » (15.05.73), « Aux noeuds ne s'applique jusqu'à ce jour aucune formalisation mathématique qui permette » (15.05.73), maniement des lettres = langage mathématique.
10.04.73, 15.03.73
Mathème « La formalisation mathématique est notre but, notre idéal. Pourquoi? –parce que seule elle est mathème, c'est-à-dire capable de se transmettre intégralement. La formalisation mathématique, c'est de l'écrit, mais qui ne subsiste que si j'emploie à le présenter la langue dont j'use » (15.05.73), « ce qui se voit à comparer son fonctionnement aux signes qu'on appelle mathématiques, mathèmes, uniquement de ce fait qu'eux se transmettent intégralement. On ne sait absolument pas ce qu'ils veulent dire, mais ils se transmettent. Il n'en reste pas moins qu'ils ne se transmettent qu'avec l'aide du langage, et c'est ce qui fait toute la boiterie de l'affaire » (8.05.73), Fonction vraiment miraculeuse, à voir, de la surface même surgissant d'un point opaque de cet étrange être, se dessiner la trace de ces écrits, où saisir les limites, les points d'impasse, de sans-issue, qui montrent le réel accédant au symbolique. C'est en cela que je ne crois pas vain d'en être venu à l'écriture du a, du $ du signifiant, du A et du . Leur écriture même constitue un support qui va au-delà de la parole, sans sortir des effets mêmes du langage. Cela a valeur de centrer le symbolique, à condition de savoir s’en servir » (en parlant de Spinoza et la fonction de l’écrit en mathématique, 20.03.73).
8.05.73, 15.05.73, 20.03.73
Nœud borroméen « le maniement même des lettres, suppose qu'il suffit qu'une ne tienne pas pour que toutes les autres non seulement ne constituent rien de valable par leur agencement, mais se dispersent. C'est en quoi le noeud borroméen est la meilleure » (15.05.73), mathématique du coinçage (nœud).
15.05.73
Schéma Triangle réel-S(Ⱥ)-symbolique-a-imaginaire- (vrai-semblant-vérité, 20.03.73), nœuds (propre, trèfle, borroméen, huit intérieur), formules de la sexuation.
13.03.73, 20.03.73, 15.05.73
Auteurs Aristote, Bentham, Frege, Descartes, Platon, Zénon, Recanati, Jakobson (anagrames), Saussure, Pascal, Parménide, Kant, Bourbaki, Ptolémée, Leibniz, Koyré, Russell, Spinoza, J-C Milner, Queneau, Lévi-Strauss, Bateson, Copernic, Newton.
Autres objets/sujets Ellipse et foyer (cosmologie), infini, fini et ordre, limite (jouissance), point-ligne-space-dimension, contingence.
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
« D'abord, le a, que j'appelle objet, mais qui n'est quand même rien qu'une lettre » (9.01.73), « La grammaire est ce qui ne se révèle du langage qu'à l'écrit » (16.01.73). Formules de la sexuation (13.03.73), LA,
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
466
(x), S(Ⱥ) (pas d’Autre de l’Autre, un-en-moins), S1 (signifiant pur, essaim, lalangue, le signifiant « un »), S2 (est-ce d’eux, lalangue), S1 S2 (désarticulation, S1{ S1 [S1 (S1 S2)]}).
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
467
Séminaire « Les non-dupes errent », 1973-1974 Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique « j'y ai insisté avec des pieds de plomb, il est bien évident que si la logique est ce que je dis, la science du Réel, et pas autre chose, si justement le propre de la logique, et en tant que science du Réel, c'est justement de ne faire de la vérité (…)La lettre est en quelque sorte inhérente à ce passage au Réel. Là c'est amusant de pouvoir dire que l'écrit était là pour faire preuve, faire preuve de quoi, faire preuve de la date de l'invention » (9.04.74), « la logique c'est la science du Réel » (12.02.74, 19.02.74, 9.04.74, 14.05.74), « imaginant le Réel du Symbolique, notre premier pas, fait depuis longtemps, c'est la mathématique » (13.11.74).
13.1173, 12.02.74,
19.02.74, 9.04.74, 14.05.74
Mathématique « la mathématique de Freud, ce qui est repérable à la logique de son discours, à son errance à lui. C'est-à-dire à la façon dont il essayait de rendre ce discours analytique adéquat au discours scientifique. C'était ça son erre. C'est ce qui l'a - je ne peux pas dire « empêché », enfin -d'en faire la mathématique; puisque la mathématique il la faisait comme ça, fallait un deuxième pas pour ensuite pouvoir l'inscrire » (petites lettres, 13.11.73), « Ça se voit très bien dans la science mathématique. Je veux dire dans celle qui est enseignable parce qu'elle concerne le réel que véhicule le symbolique » (13.11.74), « La vérité ne peut que se mi-dire. Ça veut dire confirmer qu'il n'y a de vérité que mathématisée, c'est-à-dire écrite, c'est-à-dire qu'elle n'est suspensible, comme vérité, qu'à des axiomes. C'est-à-dire qu'il n'y a de vérité que de ce qui n'a aucun sens » (11.12.73), logique d’Aristote vide les dits de leurs sens (12.02.74), mathématique ≠ désir de savoir (9.05.74), « ça s'appelle die Grenzen der Deutbarkeit [la limite de l’interprétabilité]. C'est quelque chose qui a un rapport étroit, enfin, avec l'inscription du discours analytique; c'est que si cette inscription est bien ce que j'en dis, à savoir le début, le noyau-clé de sa mathématique, il y a toutes les chances à ce que ça serve à la même chose que la mathématique » (20.11.73).
13.11.73, 11.12.73, 20.12.73,
12.02.74, 9.05.74
Topologie « Là, trois n'est pas une supposition grâce au fait que nous avons, grâce à la théorie des ensembles, élaboré le nombre cardinal comme tel. Ce qu'il faut voir, ce qu'il faut que vous supportiez, c'est ceci : c'est de mettre en question, de mettre en question que ce n'est pas un modèle, ce qui serait de l'ordre de l'Imaginaire. Ce n'est pas un modèle parce que, parce que par rapport à ce trois, vous êtes non pas son sujet l'imaginant ou le symbolisant, vous êtes coincés : vous n'êtes que - en tant que sujets - vous n'êtes que les patients de cette triplicité » (15.01.74), « c'est la topologie qui, là, supporte, ça n'est pas un sujet qui lui est supposé; ce que la topologie supporte, l'idée, c'est de l'aborder sans image, de ne leur supposer, de ne leur supposer à ces lettres, telles qu'elles fondent la topologie, de ne leur supposer que le Réel » (la topologie est l’abandon de la mesure, 15.01.74), la topologie de Lacan n’est pas la même que celle de Freud (18.12.73).
18.12.73, 15.01.74
Schéma « C'est que les Grecs n'avaient pas le même rapport à l'écriture. La fleur de ce qu'ils ont produit, c'est des dessins, c'est de tirer des plans » (23.04.74), « L'imaginaire, c'est toujours une intuition de ce qui est à symboliser » (13.11.73), « La consistance est d'un autre ordre que l'évidence. Elle se construit de quelque chose dont je pense qu'à le supporter des ronds de ficelle, il passera quelque chose de ceci que je vous dis : que c'est bien plutôt l'évidement (8.01.74).
23.04.74, 13.11.73, 8.01.74
Nœud borroméen « Le cercle, lui, fait intuition, il rayonne. Il ne s'agit pas de l'obscurcir. C'est lui qui fait l'Un. Il s'agit, du noeud, d'en recevoir l'effet. De recevoir l'effet comme de son Réel, à savoir qu'il n'est pas Un. Le nœud borroméen, son Réel, c'est de ne tenir qu'à, je n'ose pas dire « être », il n'est pas trois : il fait tresse. Il fait tresse, et c'est là qu'il faut voir en quoi ce que j'ai avancé tout à l'heure, à savoir que l'ordre n'y est pas essentiel, est là le point important » (8.01.74), « je vous ferai peut-être cette année sentir le noeud (c'est bien le cas de le dire), le noeud de l'affaire, à propos de ce qu'ils appellent - je parle des mathématiciens, je n'en suis pas, je le regrette - de ce qu'ils appellent « l'espace vectoriel ». (13.11.74), équivalence des trois registres lacaniens (13.11.73), « le noeud borroméen, ça a été abordé par des voies mathématiques » (18.12.73), « C'est pas tout à fait comme les coordonnées cartésiennes; c'est pas parce qu'il y en a trois, ne vous y trompez pas. Les coordonnées cartésiennes relèvent de la vieille géométrie. C'est parce que... c'est parce que c'est un espace, le mien, tel que je le définis de ces trois dit-mansions, c'est un espace dont les points se déterminent tout autrement » (13.11.73), « la logique en ait pris quand même certaines leçons, des leçons telles qu'on en est quand même arrivé à vider l'intuition, n'est-ce
Tout le séminaire
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
468
pas ? et que, actuellement, c'est quand même à l'extrême dans un livre de mathématiques, de ces mathématiques modernes que l'on sait exécrables, aux dires de certains, on peut se passer pendant beaucoup de chapitres de la moindre figure » (13.11.73), nœud borroméen comme logique du réel (14.05.74), nœud borroméen dextrogyre et lévogyre, voisinage.
Auteurs Grassmann (linguiste et mathématicien), Spinoza, Descartes, Husserl, Aristote, Pascal, Einstein, Edwin Abott (auteur de « Flatland »), Newton, Leibniz, Kant, Platon, Cantor, Peano, Hintikka (logicien), Wittgenstein, Galilée, Saussure, Heidegger, Boole, Pierce, Bichat, Jakobson.
Autres objets/sujets Pas-tout = aleph zéro (transifini, dénombrable, 19.02.74), compter jusqu’à 3 ou jusqu’à 4, consistance de l’imaginaire, tresses, triskel.
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
« l'invention, c'est l'écrit, et ce que nous exigeons dans une logique mathématique, c'est très précisément ceci que rien ne repose de la démonstration que sur une certaine façon de s'imposer à soi-même une combinatoire parfaitement déterminée d'un jeu de lettres » (9.04.74), « la fonction de l’écrit (…) c’est mon matérialisme à moi » (9.04.73), (x) (fonction qui fait obstacle au rapport sexuel), S1 (identification), S1S2 (forçage, erreur dans Fonction et champ de la parole), S2 (savoir inconscient).
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
469
Séminaire « RSI », 1974-1975 Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Pour fixer les choses, qu'on appelle des idées, n'est-ce pas! et qui ne sont pas du tout des idées, pour fixer les choses l. o. elles méritent d’être fixées, c'est-à-dire dans la logique, Freud ne croit pas en Dieu » (17.12.74), logique aristotélicienne (la femme n’ek-siste pas toute, 11.03.75), « Je viens d'introduire le terme de « nomination ». J'ai eu a y répondre récemment a propos de ce qui était rassemblé dans un petit ouvrage de logiciens sur le sujet de ce que les logiciens étaient parvenus à énoncer jusqu'è ce jour, concernant ce qu'on appelle le « référent » (13.05.75).
17.12.74, 11.03.75, 13.05.75
Mathématique « Alors, qu'est-ce que ça veut dire si j’énonce qu'il n'y a pas de rapport sexuel ? C'est désigner un point très local, manifester la logique de la relation, marquer que R pour désigner la relation, R à mettre entre x et y, c'est entrer d'ores et déjà dans le jeu de l'écrit, et que, pour ce qui est du rapport sexuel, il est strictement impossible d’écrire x R y, d'aucune façon, qu'il n'y a pas d'élaboration logicisable et du même coup mathématisable du rapport sexuel » (18.03.75), « Le nombre trois est à démontrer comme ce qu'il est s'il est le Réel, à savoir l'impossible » (« je m’arrêterais à 4, 5, 6 », 13.05.75), Peano et les nombres entiers (le rond de ficelle est désigné comme zéro, 14.01.75), « Est-ce que l'inconscient par exemple a du comptable en lui? je ne dis pas quelque chose qu'on puisse compter, je dis s'il y a un comptable au sens du personnage que vous connaissez qui scribouille des chiffres. Est-ce qu'il y a du comptable dans l'inconscient? C'est tout à fait évident que oui. Chaque inconscient n'est pas du comptable, c'est un comptable » (14.01.75), nombre d’or et pas de rapport sexuelle comme rationnellement déterminable (21.01.75).
14.01.75, 21.01.75, 18.03.75, 13.05.75,
Topologie « Il y a même des mathématiciens pour l'avoir écrit en toutes lettres, tout espace est plat » (14.01.75), « C'est en ça que la topologie fait un pas. Elle vous permet de penser, mais c'est une pensée d'après-coup, que l'esthétique, (que ce que vous sentez, autrement dit) n'est pas en soi, comme on dit, transcendantale : que c'est lié à ce que nous pouvons très bien concevoir comme contingence, à avoir que c'est cette topologie-là qui vaut pour un corps » (18.03.75), « « Dire » est un acte : ce par quoi « dire » est un acte, c'est d'ajouter une dimension, une dimension de mise à plat » (18.03.75), « l’Imaginaire s’enracine des trois dimensions de l’espace » (10.12.74), « l'être qui parle est toujours quelque part mal situ. entre deux et trois dimensions » (« Nous marchons, mais faut pas s'imaginer que, parce que nous marchons, nous faisons quelque chose qui a le moindre rapport avec l'espace à trois dimensions », 14.01.75), « Si vous entendez parler quelquefois d'un monde à quatre dimensions, vous saurez que dans ce monde, calculable mais pas imaginable, il ne saurait y avoir de tels nœuds » (21.01.75).
10.12.74, 14.01.75, 21.01.75, 18.03.75
Nœud borroméen « je prétends pour ce nœud répudier la qualification de modèle. Ceci au nom du fait de ce qu'il faut que nous supposions au modèle: le modèle comme je viens de le dire et ce, du fait de son .écriture, se situe de l'Imaginaire. Il n'y a pas d'Imaginaire qui ne suppose une substance. (…)Et c'est en cela que je prétends que cet apparent modèle qui consiste dans ce nœud, ce nœud borroméen, fait exception quoique situé lui aussi dans l'Imaginaire, fait exception à cette supposition, de ceci, que ce qu'il propose, c'est que les trois qui sont là fonctionnent comme pure consistance, c'est à savoir que ce n'est que de tenir entre eux qu'ils consistent » (17.12.74), « La nature a horreur du nœud, tout spécialement borroméen et, chose étrange, c'est en cela, que je vous repasse le machin » (14.01.75), « Regardez-y de près, j'ai déjà dit que si j'ai été un jour, comme ça, saisi par le nœud borroméen, c'est tout à fait lié à cet ordre d'événement (ou d'avènement, comme vous voudrez) qui s'appelle le discours analytique, et en tant que je l'ai défini comme lien social, de nos jours .émergeant. Ce discours a une valeur historique à repérer » (8.04.75).
Tout le séminaire
Schéma Nœud borroméen (droite infini), triskel, inhibition-angoisse-symptôme, nœud borroméen et jouissances, nœud à quatre, tores enlacés, nœud de Wittgenstein.
Auteurs Desargues, Euclide, Descartes, Platon, Peano, Newton, Aristote, Pierce, Spinoza, Michel Thomé, Pierre Soury, Frege, Kripke, Heidegger, Riemman, Russell.
Autres objets/sujets « La science ne s'est peut-être pas encore tout à fait rendu compte que si elle traite la matière, c'est comme si elle avait un inconscient, ladite matière, comme si elle savait quelque part ce qu'elle faisait » (14.01.75), consistance, ex-sistence, équivalence, dextrogyre, lévogyre.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
470
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
« Qu'est-ce que dire le symptôme? C'est la fonction du symptôme, fonction à entendre comme le ferait la formulation mathématique : ƒ(x). Qu'est-ce que ce x ? C'est ce qui de l'inconscient peut se traduire par une lettre, en tant, que seulement dans la lettre, l'identité de soi à soi est isolée de toute qualité. De l'inconscient tout Un, en tant qu'il sustente le signifiant en quoi l'inconscient consiste, tout Un est susceptible de s'écrire d'une lettre » (21.01.75), LA (une dénombrable, les ≠ la), S1.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
471
Séminaire « Le Sinthome », 1975-1976 Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique Logique trinitaire chez Pierce (réel, symbolique, imaginaire, 16.03.76), « Ce que j 'essaie d'introduire avec l'écriture du noeud n'est rien de moins que ce que j 'appellerai une logique de sacs et de cordes » (11.05.76).
16.03.76, 11.05.76
Mathématique « Le nœud borroméen ne constitue pas un modèle pour autant qu’il y a quelque chose près de quoi l’imagination défaille (…) L'abord mathématique du noeud dans la topologie est insuffisant » (9.12.75), « L'écriture, ça m'intéresse, puisque je pense que c'est par des petits bouts d'écriture que, historiquement, on est rentré dans le réel, à savoir qu'on a cessé d'imaginer. L'écriture des petites lettres mathématiques est ce qui supporte le réel » (13.01.76).
9.12.75, 13.01.76
Topologie « la topologie repose repose sur ceci qu’il a au moins (…) ceci qui s’appelle le tore » (10.02.76), droite infini homologue au cercle (la droit infini a pour vertu d’avoir le trou tout autour, critique au neurologisme, 11.05.76), « il y a le sac, dont le mythe, si je puis dire, consiste dans la sphère » (11.05.76).
10.01.76, 11.05.76
Nœud borroméen Différence entre montrer et démontrer, n’est pas un modèle, « le noeud bo change complètement le sens de l'écriture. Il donne à ladite écriture une autonomie, d'autant plus remarquable qu'il y a une autre écriture, celle qui résulte de ce qu'on pourrait appeler une précipitation du signifiant » (ensuite il parle de Derrida, 11.05.76).
Le séminaire entier essai de tirer toutes les
conséquences du nœud borroméen
Mathème « Bien sûr, l'idéal du mathème est que tout se corresponde. C'est bien en quoi le mathème, au réel, en rajoute. En effet, cette correspondance n'est pas la fin du réel, contrairement à ce qu'on s'imagine, on ne sait pourquoi. Comme je l'ai dit tout à l'heure, nous ne pouvons atteindre que des bouts de réel » 16.03.76.
16.03.76
Auteurs Aristote, Platon, Euclide, Cantor, Soury, Chomsky, Thomé, Kant, Heidegger, Johan Listing (mathématicien), Desargues, Pierce, John Willard Milnor (mathématicien), Newton, Einstein.
Autres objets/sujets Comptage (« je vous avais annoncé l'année dernière, qui était d'intituler le Séminaire de cette année du 4, 5, 6 (…) Cela ne veut pas dire que le quatre dont il s'agit me soit pour autant moins lourd », 18.11.75), « condansation », consistance, chiffre, dit-mention, théorie des ensembles, « Elle m'apparaît inévitable de ce qu'il n'y a de vérité possible comme telle que d'évider ce réel. D'ailleurs, le langage mange le réel » (9.12.75), lettre ƒ(x) (dont symptôme est x), chaînœud. « (…) ce qui caractérise lalangue parmi toutes, ce sont les équivoques qui y sont possibles (…) On peut s'interroger sur ce qui a pu guider un sexe sur les deux vers ce que j'appellerai la prothèse de l'équivoque, et qui fait qu'un ensemble de femmes a engendré dans chaque cas lalangue » (9.03.76), esphère armillaire.
18.11.75, 9.12.75, 9.03.76
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
La (la femme n’existe pas), et S(Ⱥ) ( comme phonation, phonction), S1 (nom propre Joyce, représentant du sujet), S2 (savoir).
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
472
Séminaire « L’insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre », 1976-1977 Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique « Il est, je crois, tout à fait saisissant que, dans ce que j'appelle la structure de l'inconscient, il faut éliminer la grammaire. Il ne faut pas éliminer la logique, mais il faut .éliminer la grammaire. Dans le français, il y a trop de grammaire. Dans l'allemand, il y en a encore plus. Dans l'anglais, il y en a une autre, mais en quelque sorte implicite. Il faut que la grammaire soit implicite pour pouvoir avoir son juste poids » (11.01.77), « Peirce lui-même articule qu'il faudrait pour ça une logique ternaire, et non pas, comme on en use, une logique binaire, c'est bien ce qui m'autorise à parler de « l'âme à tiers », comme de quelque chose qui nécessite un certain type de rapports logiques » (11.01.77), « C'est très difficile de ne pas glisser, à cette occasion, dans l'imaginaire du corps, à savoir de la grosse tête. L'affreux, c'est que c'est logique et la logique dans l'occasion, ce n'est pas une petite affaire, à savoir que c'est le parasite de l'homme » (8.03.77), cette logique de l'Un est bien ce qui reste, ce qui reste comme existence (8.03.77), » Et l'écriture, ça ne donne quelque chose qu'en mathématiques, à savoir là où on opère, par la logique formelle, à savoir par extraction d'un certain nombre de choses qu'on définit, qu'on définit comme axiome principalement, et on n'opère tout brutalement qu'à extraire ces lettres, car ce sont des lettres » (17.05.77).
11.01.77, 8.04.77, 17.05.77
Mathématique « qu'il n'y a qu'une seule façon, jusqu'à présent, en mathématiques, de compter les trous : c'est de passer par, c'est-à-dire de faire un trajet tel que les trous soient comptés. C'est ce qu'on appelle le groupe fondamental. C'est bien en quoi la mathématique ne maîtrise pas pleinement ce dont il s'agit. Combien de trous y a-t-il dans un nœud borroméen ! » (18.01.77), ce qu’il y a de plus mental est l’arithmétique car elle comptable (Gödel et l’indécidable, Cantor et le dénombrable, 10.05.77), « je vais quand même vous noter en passant ce qui est symboliquement imaginaire. Eh bien, c'est la géométrie » (15.03.77).
18.01.77, 15.03.77, 10.05.77
Topologie « La Passe comme un montage topologique qui permettrai de rendre compte si effectivement quand un sujet énonce quelque chose, il est capable de témoigner, c’est-à-dire de transmettre l’articulation de son énonciation à son énoncé » (8.02.77), « L'homme tourne en rond si ce que je dis de sa structure est vrai, parce que la structure, la structure de l'homme est torique. Non pas du tout que j'affirme qu'elle soit telle. Je dis qu'on peut essayer de voir où en est l'affaire, ce d'autant plus que nous y incite la topologie générale. Le système du monde jusqu'ici a toujours été sphéroïdal » (14.12.76).
14.12.76, 8.02.77
Schéma « La métaphore en usage pour ce qu'on appelle l'accès au réel, c'est ce qu'on appelle le modèle. Il y a un nommé Kelvin qui s'est beaucoup intéressé à ça, Lord même qu'il s'appelait, Lord Kelvin. Il considérait que la science c'était quelque chose dans lequel fonctionnait un modèle et qui permettait, à l'aide de ce modèle, de prévoir quels seraient les résultats, les résultats du fonctionnement du réel. On recourt donc à l'imaginaire pour se faire une idée du réel » (16.11.77), Graphe du désir, retournements du tore, tores enlacés, chaînes, bande de Möbius, trique, bouteille de Klein, nœud borroméen, tresses, nœud borroméen mis en continuité.
16.11.77
Auteurs Lord Kelvin (mathématicien), Frege, Descartes, Félix Klein, Pierce, Milner, Pierre Soury, Hyppolite, Jakobson, Saussure, Cheng, Gödel, Kristeva, Bentham, Aristote.
Autres objets/sujets Temps logique, fini, coupure. Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
« Ce que j'appelle l'impossible, c'est le Réel, se limite à la non contradiction. Le Réel est l'impossible seulement à écrire, soit, ne cesse pas de ne pas s'écrire. Le Réel, c'est le possible en attendant qu'il s'écrive » (8.03.77), LA (femme et pas tout), S(Ⱥ) (ça ne répond pas, le signifiant de ce que l’Autre n’existe pas), S1S2 (discours de l’analyste et escroquerie), S2 (sens double).
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
473
Séminaire « Le moment de conclure », 1977-1978 Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Logique « La logique ne se supporte que de peu de choses. Si nous ne croyons pas d’une façon en somme gratuite que les mots font les choses, la logique n'a pas de raison d’être » (15.10.77).
15.10.77
Mathématique « Je lisais, récemment un machin qui s’appelle – c’est en quatre volumes - The world of mathematics. Comme vous le voyez, c'est en anglais. Ιl n'y a pas le moindre monde des mathématiques » (20.12.77), « La mathématique fait référence à l’écrit, à l’écrit comme tel ; et la pensée mathématique, c’est le fait qu’on peut se représenter un écrit » (10.01.78).
Topologie « La géométrie euclidienne a tous les caractères du fantasme. Un fantasme n’est pas un rêve, c’est une aspiration. L’idée de 1a ligne, de la ligne droite par exemple, c’est manifestement un fantasme. Par bonheur, on en est sorti. Je veux dire que 1a topologie a restitué ce qu’on doit appeler le tissage. L’idée de voisinage, c’est simplement l’idée de consistance, si tant est qu’on se permette de donner corps au mot “idée” » (15.10.77).
15.10.77
Schéma Tores, nœuds, nœuds borroméens, retournement toretrique, bande de Slade, retournement de la sphère.
Compter Compter, c’est difficile et je vais vous dire pourquoi, c'est qu’il est impossible de compter sans deux espèces de chiffres. Tout part du zéro. Tout part du zéro et chacun sait que le zéro est tout à fait capital. (10.01.78).
10.01.78
Auteurs Popper, Pierre Soury, Descartes, Newman, Cantor, Milner. Autres objets/sujets « élément neutre » et « élément générateur » (arithmétique, nœud
borroméen, 17.01.78), Déformation, transformation.
Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
« C’est bien en quoi le Réel est là. Ιl est là par ma façon de l’écrire. L’écriture est un artifice. Le Réel n’apparaît donc que par un artifice, un artifice li. au fait qu'il y a de la parole et même du dire. Et le dire concerne ce qu'on appelle la vérité. C'est bien pourquoi je dis que, la vérité, on ne peut pas la dire » (10.01.78), S(Ⱥ) (Le supposé-savoir lire-autrement, 10.01.78), S1S2.
10.01.78
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
474
Séminaire « La topologie et le temps », 1978-1979 Objet/sujet mathématique
Implication, relevance, traitement, usage psychanalytique
Dates des séances
Mathématique « Ce qui me tracasse dans le nœud borroméen, c’est une question mathématique et c’est mathématiquement que j’entends la traiter » (20.02.79)
20.02.79
Topologie « Il y a quand même une béance entre la psychanalyse et la topologie. Ce dont je m’efforce, c’est cette béance, de la combler. La topologie est exemplaire, elle permet dans la pratique de faire un certain nombre de métaphores. Il y a une équivalence entre la structure et la topologie » (21.11.78), « La topologie est imaginaire. Elle n’a pris son développement qu’avec l’imagination. Il y a une distinction qui est à faire entre l’Imaginaire et ce que j’appelle le Symbolique. Le symbolique, c’est la parole. L’imaginaire en est distinct » (19.12.78).
21.11.78, 19.12.78
Schéma Nœud borroméen généralisée (13.03.79, 20.03.79), Bande de Slade, tresses, Bande de Möbius, tore, tore (aplati)=bande de Möbius.
Auteurs Vappereau, Soury. Autres objets/sujets Homotopie dans le nœud borroméen généralisé. Mathèmes, écritures algébriques, algorithmes
_ _ _ _
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
475
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Jacques ADAM « Lacan oulipen ? : point d’interrogation » in 2001, Lacan dans le siècle,
Paris, Ed. du Champ Lacanien, 2002.
Jorge ALEMÁN « La conjetura antifilosófica. Entrevista con Carlos Gómez » in Lacan y el
debate posmoderno, Madrid, Miguel Gómez, 2013.
Jorge ALEMÁN et Sergio LARRIERA, Lacan : Heidegger, Buenos Aires, Ediciones del cifrado,
1998.
Sergio ALBANO et Virginia NAUGHTON, Lacan: Heidegger. Nudos de Ser y tiempo, Buenos
Aires, Quadrata, 2005.
Louis ALTHUSSER, « Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes pour une
recherche) » in Positions, Paris, Les Éditions sociales, 1976.
Annick ALLAIGRE-DUNY, « À propos du sonnet de Lacan », in Journal L’Unebévue, no. 17,
Primetemps 2001, Paris, Ed. L’Unebévue.
Jean ALLOUCH, L’Autresexe, Paris, Epel, 2016.
Pablo AMSTER, Apuntes matemáticos para leer a Lacan 1: Topología, Buenos Aires, Letra
viva, 2010.
Pablo AMSTER, Apuntes matemáticos para leer a Lacan 2: lógica y teoría de conjuntos,
Buenos Aires, Letra viva, 2010.
Pablo AMSTER, « La matemática de las mariposas » in revue Uno, no. 50, janvier 2009.
Pablo AMSTER Fragmentos de un discurso matemático, Buenos Aires, Fondo de Cultura
Económica, 2007.
Pablo AMSTER, Las matemáticas en la enseñanza de Lacan: topología, lógica y teoría de
conjuntos, Buenos Aires, LecTour, 2002.
Pablo AMSTER et Jorge BECKERMAN, El seminario robada y su introducción, Buenos Aires,
Comunidad Russell, 1999.
Gerardo ARENAS, Los 11 Unos del 19 más uno, Buenos Aires, Grama, 2014.
Gerardo ARENAS, En búsqueda de lo singular. El primer proyecto de Lacan y el giro de los
setenta, Buenos Aires, Grama, 2010.
Sidi ASKOFARÉ, D’un discours l’Autre. La science à l’éprouve de la psychanalyse, Toulouse,
Presses Universitaires de Mirail, 2013, p. 22.
Paul-Laurent ASSOUN, Lacan, Paris, PUF, 2009.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
476
Paul-Laurent ASSOUN, Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture,
Paris, Armand Colin, 2008.
Paul-Laurent ASSOUN, Psychanalyse, Paris, PUF, 1997.
Paul-Laurent ASSOUN, Introduction à la métapsychologie freudienne, Paris, PUF, 1993.
Paul-Laurent ASSOUN, Introduction à l’épistémologie freudienne, Paris, Payot, 1981.
Paul-Laurent-ASSOUN Freud et Nietzsche, Paris, PUF, 1980.
Paul-Laurent ASSOUN Freud, la philosophie et les philosophes, Paris, PUF, 1976.
Joseph ATTIÉ, Entre le dit et l’écrit. Psychanalyse et écriture poétique, Paris, Michèle, 2015.
Alain BADIOU, « La méthode de Slavoj Žižek » in Slavoj ŽIZEK, Moins que rien, Paris, Fayard,
2015.
Alain BADIOU, À la recherche du réel perdu, Paris, Fayard, 2015.
Alain BADIOU, Éloge des mathématiques, Paris, Flammarion, 2015.
Alain BADIOU, Le séminaire. Lacan. L’antiphilosophie 3. 1994-1995, Paris, Fayard, 2013.
Alain BADIOU, « Formules de L’Étourdit » in Il n’y a pas de rapport sexuel. Deux leçons sur
« L’étourdit » de Lacan, Paris, Fayard, 2010, p. 101-136.
Alain BADIOU, Second manifeste pour la philosophie, Paris, Fayard, 2009.
Alain BADIOU, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998.
Alain BADIOU, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998.
Alain BADIOU, Conditions, Paris, Seuil, 1992.
Alain BADIOU, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989.
Alain BADIOU, Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982.
Alain BADIOU, Conditions, Paris, Seuil, 1992.
Alain BADIOU, L’être et l’événement, Paris, Seuil, 1988.
Alain BADIOU, « Le statut philosophique du poème chez Heidegger » in Jacques POULAIN et
Wolfgang SCHIRMACHER (eds.), Après Heidegger, Paris, L’harmattan, 1992, p. 263-268.
Oded BALABAN, « Praxis and Poesis in Aristotle’s practical philosophy », in The Journal of
Value Inquiry, juin 1990, n 24, issue 3, p. 185-198.
François BALMÈS, « Athéisme et noms divins dans la psychanalyse. » in revue Cliniques
méditerranéennes 1/2006 (no 73).
François BALMÈS, « Quelle recherche pour une pratique de bavardage ? » in La
psychanalyse : chercher, inventer, réinventer. Eres, Paris, 2004, p. 55.
François BALMÈS, Ce que Lacan dit de l’être, Paris, PUF, 1999.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
477
Roland BARTHES, Leçon. Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire au Collège
du France prononcé le 7 janvier 1977, Paris, Essais, 2015.
Carina BASUALDO, Lacan (Freud) Lévi-Strauss. Chronique d’une rencontre ratée, Paris, Bord
d’eau, 2011.
Emiliano BAZZANELLA, Il luogo dell’altro. Etica et topologia in Jacques Lacan, Rome, Franco
Angieli, 1998.
Macrel BENABOU, Laurent CORNAZ, Dominique DE LIEGE et Yan PELLISSIER, 789 néologismes
de Jacques Lacan, Paris, EPEL, 2002.
Claude BERNARD, Introduction à l’étude de la médicine expérimentale, Paris, Philosophie
(les classiques de sciences sociales), 1895, version numérique sur http://www.ac-
grenoble.fr/PhiloSophie/file/bernard_medecine_exp.pdf, p. 189.
Siegfried BERNFELD « Freud’s Earliest Théories », Psychoanalytic Quarterly, 1944, p. 341-
362.
Wilhelmina BETTSTRAND, Psychoanalysis as a Science of Mirages : Semblants, Fictions,
Fantasies and Illusions Matter, Londres/New York, Borges University Press, 2017.
Wilfred BION, Elements of Psycho-Analysis, Londres, William Heinemann, 1963.
René BOIREL, Brunschvicg. Sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie, Paris, PUF,
1964.
Pierre BOURDIEU, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’Agir, 2004.
Jorge Luis BORGES, « Kafka et ses précurseurs », « Autres inquisitions » in Œuvres
complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, 1993.
Michel BOUSSEYROUX, « Les trois états de la parole. Topologie de la poésie, poésie de la
topologie » in Revue L’en-je, no. 22, 2014.
Michel BOUSSEYROUX, Lacan le borroméen. Creuser le nœud, Toulouse, Érès, 2014.
Michel BOUSSEYROUX, Au risque de la topologie et de la poésie. Élargir la psychanalyse,
Toulouse, Érès, 2011.
Michel BOUSSEYROUX « Le Nom-du-Père et la psychose dans l’enseignement de Lacan » in
journal Mensuel, no. 11, Forums du Champs lacanien, décembre 2005.
Néstor BRAUNSTEIN, La jouissance. Un concept lacanien, Paris, Point Hors Ligne/Érès,
2005.
Riccardo CARRABINO, « La topologia e la sua introduzzione in psicoanalisi » in revue La
psicoanalisi, no. 14, 1993.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
478
Barbara CASSIN, Sophistical Practice : Toward a Consistent Relativism, New York, Fordham
University Press, 2014.
Barbara CASSIN, L’archipel des idées de Barbara Cassin, Paris, Maison des sciences de
l’homme, 2014.
Barbara CASSIN, Jacques le sophiste. Lacan, logos et psychanalyse, Paris, Epel, 2012.
Barbara CASSIN (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des
intraduisibles, Paris, Seuil/Robert, 2004.
Barbara CASSIN (Ed.), Le plaisir de parler. Études de sophistique comparée, Paris, Les
éditions de minuit, 1986.
Jean-Daniel CAUSE, « Concept de création ex nihilo et ses enjeux cliniques », in Frédéric
VINOT et al., Les médiations thérapeutiques par l’art, Paris, Eres, 2014.
Paul CELAN, « An die Haltlosigkeiten » in Zeitgehoft, Suhrkamp Verlag, Frankfurt, 1976.
Jorge CHAPUIS, Guía topológica para l’étourdit. Un abuso imaginario y su más allá,
Barcelona, Psicoanálisis y Sociedad, 2014.
Marie-Andrée CHARBONNEAU, Science et métaphore. Enquête philosophique sur la pensée
du premier Lacan (1926-1953), Québec, Les Presses de l’Université de Naval, 1997.
Marilyn CHARLES « Bion’s Grid : A Tool for Transformation » in revue The journal of the
American Academy of Psychoanalysis, février 2002.
Nathalie CHARRAUD, Lacan et les mathématiques, Paris, Economica, 1997.
Nathalie CHARRAUD, Infini et inconscient : Essai sur Gregor Cantor, Paris, Anthropos, 1994.
Jacqueline CHENIEUX-GENDRON « Jacques Lacan, « l’autre » d’André Breton » in Éric Marty
(éd.) Lacan et la littérature, Paris, Houilles, 2005.
François CHENG, « Entretien avec François Cheng, propos recueillis par Judith Miller » in
revue L’Âne, no. 48.
Lorenzo CHIESA, The Not-Two : Logic and God in Lacan, Boston, MIT Press, 2016.
Jean-Pierre CLÉRO, Lacan et la langue anglaise, Toulouse, Érès, 2017.
Jean-Pierre CLÉRO, Y a-t-il une philosophie de Lacan ?, Paris, Elipses, 2014.
Jean-Pierre CLÉRO, « Les mathématiques, c'est le réel », Essaim 1/ 2012 (n° 28), p. 17-27.
Jean-Pierre CLÉRO, « L’utilité des mathématiques en psychanalyse. Un problème de
chrestomathie psychanalytique » in revue Essaim, no. 24, 2010.
Jean-Pierre CLÉRO, Essai de psychologie des mathématiques, Paris, Ellipses, 2009.
Jean-Pierre CLÉRO, Dictionnaire Lacan, Paris, Ellipses, 2008.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
479
Jean-Pierre CLÉRO, Les raisons de la fiction. Les philosophes et les mathématiques, Paris,
Armand Colin, 2004.
Justin CLEMENS, Psychoanalysis is an Antiphilosophy, Edimburgh, Edimburgh University
Press, 2013.
Alain COCHET, Nodologie lacanienne, Paris, L’Harmattan, 2002.
Alain COCHET, Lacan géomètre, Paris, Anthropos, 1998.
Joan COPJEC, « Sex and the Euthanasia of Reason » in Joan COPJEC (Ed.) Supposing the
Subject, Londres, Verso, 1994.
Marc DARMON, Essais sur la topologie lacanienne, Paris, Association Lacanienne
International, 2004.
Marc DARMON « Mathème », sur l’internet, 1992. http://freud-
lacan.com/freud/Champs_specialises/Theorie_psychanalytique/Matheme, consulté le
28 février 2017.
Marc DARMON, « Le nœud qui dénoue » in http://freud-
lacan.com/freud/Champs_specialises/Theorie_psychanalytique/Le_noeud_qui_denoue
consulté le 20 août 2017.
Monique DAVID-MÉNARD, Eloge des hasards de la vie sexuelle, Paris, Hermann, 2011.
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1992.
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, « Le plan de l’immanence » in Qu’est-ce que la
philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991.
Gilles DELEUZE ET Félix GUATTARI, L’Anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972.
Santiago DEYMONNAZ, Lacan en el cuarto contiguo. Usos de la teoría en la literatura
argentina de los años setenta, Leiden, Almenara, 2015.
Christian DUNKER, Por que Lacan?, Sao Paolo, Zagodoni, 2016.
Guy Félix DUPORTAIL, L’origine de la psychanalyse. Introduction à une phénoménologie de
l’inconscient, Paris, Mimesis, 2013.
Guy Félix DUPORTAIL, « Le sujet retrouvé ? », Essaim 1/ 2012 (n° 28), p. 69-84.
Mladen DOLAR, A Voice and Nothing More, Verso, Londres, 2006.
Mladen DOLAR « Beyond interpellation » in Journal Qui parle, vol. 6, no. 2, 1993, p. 75-96.
Dany-Robert DUFOUR, Lacan et le miroir sophianique de Bœhme, Paris, Cahiers de
l’Unebévue, EPEL, 1998.
Alfredo EIDELSZTEIN, Otro Lacan. Estudio crítico sobre los fundamentos del psicoanálisis
lacaniano, Buenos Aires, Letra viva, 2015.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
480
Alfredo EIDELSZTEIN, La topología en la clínica psicoanalítica, Buenos Aires, Letra viva,
2012.
Alfredo EIDELSZTEIN, Modelos, esquemas y grafos en la enseñanza de Lacan, Buenos Aires,
Letra viva, 2010.
Alfredo EIDELSZTEIN, Las estructuras clínicas a partir de Lacan 1, Buenos Aires, Letra Viva,
2010.
Albert EINSTEIN, « Letter to Max Born, 4 décembre 1926 » in The Born-Einstein Letters,
New York, Walker and Company, 1971.
Diana ESTRIN, Lacan día por día. Los nombres propios en los seminarios de Jacques Lacan,
Buenos Aires, Pieatierra, 2002.
Tom EYERS, Post-Rationalism. Psychoanalysis, Epistemology, and Marxism in Post-War
France, Londres/New York, Bloombbury, 2013.
Roque FARRÁN, Lacan y Badiou. El anudamiento del sujeto, Buenos Aires, Prometeo, 2014.
Christian FIERENS « La fonction de l’écrit et le discours de l’analyste dans Le séminaire
Encore » in revue La revue lacanienne, 2010, no. 6.
Michel FOUCAULT, Le gouvernement de soi et des autres, Paris, Gallimard/Seuil, 2008.
Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
Michel FOUCAULT, La naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris,
PUF, 1963.
Sigmund FREUD « Notiz über eine Methode zur anatomischen Präparation des
Nervensystems (Note sur une méthode de préparation anatomique du système
nerveux) », Zentralbl. med. Wissensch., Berlin, 17, no 26, juin, 468-469.
Sigmund FREUD, « Über den Bau der Nervenfasern und Nervenzellen beim Flusskrebs
(Sur la structure des fibres et des cellules nerveuses chez l'écrevisse) », Sitzungsber. Kais.
Akad. Wissensch., Vienne, Abt. III, 85, janvier, 9-5 1.
Sigmund FREUD, « Über Spinalganglien und Rückenmark des Petromyzon (Sur les
ganglions spinaux et la moelle épinière du Petromyzon) », Sitzungsber. Kais. .Akad.
Wissensch., Vienne, Math. Naturwiss. KI. Abt. III, 78, juilliet, 81-167.
Sigmund FREUD, « Observations de la conformation de l’organe lobé de l’anguille décrit
comme glande germinale mâle » in Max KOHN, Traces de la psychanalyse, Limoges,
Lambert-Lucas, 2007, p. 149-160.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
481
Sigmund FREUD, « Ein Fall von Hirnblütung mit indirekten basalen Herdsymptomen bei
Scorbut (Hémorragie cérébrale avec des symptômes basaux focaux indirects dans un cas
de scorbut) », Wiener med. Wochenschr., 34, mars, n° 9, 244, et n° 10, 276-279.
Sigmund FREUD, « Conseils aux médecins sur le traitement analytique » in La technique
psychanalytique, Paris, PUF, 1967.
Sigmund FREUD, De la cocaïne, Bruxelles, Éditions Complexe, 1976.
Sigmund FREUD, Contribution à la conception des aphasies, Paris, PUF, 2009.
Sigmund FREUD, « Esquisse d’une psychologie scientifique » in La naissance de la
psychanalyse, Paris, PUF, 2009.
Sigmund FREUD, « Études sur l’hystérie » [1895] in Œuvres complètes, vol. II, Paris, PUF,
2009.
Sigmund FREUD « L’interprétation du rêve » in Œuvres complètes, vol. IV, Paris, PUF,
2003.
Sigmund FREUD « Le poète et l’activité de la fantaisie » in Œuvres complètes, vol. VIII,
Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD, « Le délire et les rêves dans la ‘Gradiva’ de W. Jensen » in Œuvres
complètes, vol. VIII, Paris, PUF, 2010.
Sigmund FREUD [1907] « Le poète et l’activité de la fantaisie » in Œuvres complètes, vol.
VIII, Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD, « Analyse de phobie d’un garçon de cinq ans » in Œuvres complètes, vol.
IX, Paris, PUF, 1998.
Sigmund FREUD, « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans » in Œuvres complètes,
vol. IX, Paris, PUF, 1995.
Sigmund FREUD, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de
paranoïa (dementia paranoïdes) décrit sous forme autobiographique » in Œuvres
complètes, vol. X, Paris, PUF, 1993.
Sigmund FREUD [1909] « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » in Œuvres
complètes, vol. X, Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD [1911] « Rêves dans le folklore » in Œuvres complètes, vol. XI, Paris, PUF,
1996.
Sigmund FREUD [1913] « Matériaux de contes dans les rêves » in Œuvres complètes, vol.
XII, Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD, « L’inconscient » in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 2005.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
482
Sigmund FREUD, « Pulsions et destins des pulsions » in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris,
PUF, 2005.
Sigmund FREUD, « Communication d’un cas de paranoïa contredisant la théorie
psychanalytique » in Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD « Les voies de la formation du symptôme » in Œuvres complètes, vol. XIV,
Paris, PUF, 1996.
Sigmund Freud « Les opérations manquées » in Œuvres complètes, vol. XIV, Paris, PUF,
1996.
Sigmund FREUD [1918] « L’inquiétant » in Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD [1919] « Avant-propos à Theodor Reik » in Œuvres complètes, vol. XV,
Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD [1916] « Parallèle mythologique avec une représentation de contrainte
d’ordre plastique » in Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD [1917] « Un souvenir d’enfance de Poésie et vérité » in Œuvres complètes,
vol. XV, Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD, « Un enfant est battu» in Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD « Ceux qui échouent du fait du succès » in Œuvres complètes, vol. XV,
Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD « Au-delà du principe de plaisir » in Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF,
1996.
Sigmund FREUD « De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine » in Œuvres
complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD « Le tabou de la virginité » in Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD, « « psychanalyse » et « théorie de libido », in Œuvres complètes, vol. XVI,
Paris, PUF, 2010.
Sigmund FREUD « Autoprésentation » in Œuvres complètes, vol. XVII, Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD, « Autoprésentation » in Œuvres complètes, vol. XVII, Paris, PUF, 1992.
Sigmund FREUD [1928] « Dostoïevski et la mise à mort du père » in Œuvres complètes, vol.
XVIII, Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD [1930] « Prix Goethe 1930 » in Œuvres complètes, vol. XVIII, Paris, PUF,
1996.
Sigmund FREUD, « La malaise dans la civilisation » in Œuvres complètes, vol. XVIII, Paris,
PUF, 1994.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
483
Sigmund FREUD, « La question de l’analyse profane » in Œuvres complètes, vol. XVIII,
Paris, PUF.
Sigmund FREUD, « Pourquoi la guerre ? » in Œuvres complètes, vol. XIX, Paris, PUF, 2004.
Sigmund FREUD, « XXXVe Leçon : D’une vision du monde » in Œuvres complètes, vol. XIX,
Paris, PUF, 1995.
Sigmund FREUD [1935] « À Thomas Mann pour son 60ème anniversaire » in Œuvres
complètes, vol. XIX, Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD, « Some elementary lessons in psycho-analysis » in Œuvres complètes,
vol. XX, Paris, PUF.
Sigmund FREUD [1937] « L’homme Moïse. Un roman historique » in Œuvres complètes,
vol. XX, Paris, PUF, 1996.
Sigmund FREUD, « Abrégé de psychanalyse » in Œuvres complètes, vol. XX, Paris, PUF.
Sigmund FREUD, Freud et la création littéraire, Paris PUF, 2010.
Sigmund FREUD, « Création littéraire et rêve éveillé », in L’inquiétante étrangeté et autres
essais, Paris, Gallimard, 1985.
Sigmund FREUD, « La morale sexuelle ‘civilisée’ et la maladie nerveuse des temps
modernes », in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1982.
Sigmund FREUD, in « Psychoanalysis » in Enciclopaedia Britannica, Londres,
Enciclopaedia Britannica, 1926,
http://global.britannica.com/EBchecked/topic/1983319/Sigmund-Freud-on-
psychoanalysis.
Roco GANGLE, Diagrammatic Immanence : Category Theory and Philosophy, Edimburgh,
Edimburgh University Press, 2016.
Giancarlo GHIRARDI, Sneaking a Look at God's Cards, New Jersey, Princeton University
Press, 2004.
Jeanne, GRANON-LAFONT, Topologie Lacanienne et Clinique Analytique, Paris, Point Hors
Ligne, 1990.
Jeanne, GRANON-LAFONT, La Topologie Ordinaire de Jacques Lacan, Paris, Point Hors Ligne,
1985.
Will GREENSHIELDS, Writting the Structures of the Subject, Londres, Palgrave, 2017.
René GUITART, Evidence et étrangété : mathématique, psychanalyse, Descartes et Freud,
Paris, PUF, 2000.
Gérard HADDAD, Le jour où Lacan m’a adopté, Paris, Grasset, 2002.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
484
Roberto HARARI, El psicoanálisis: entre la pulsión y la poesía, inédit, avril-âout 1996.
Roberto HARARI, ¿Cómo se llama James Joyce? : A partir de “El síntoma”, de Lacan, Buenos
Aires, Amorrortu, 1995.
Virginia HASENBALG-CORABIANU, De Pythagore à Lacan, une histoire non officielle des
mathématiques. À l’usage des psychanalystes, Toulouse, Érès, 2016.
Martin HEIDEGGER, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, PUF, 2014.
Martin HEIDEGGER, « Projets pour l’histoire de l’être en tant que métaphysique » in
Nietzsche, tome 2, Paris, Gallimard, 2006.
Martin HEIDEGGER, Etre et Temps, Paris, Gallimard, 1986.
Martin HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1980.
Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958.
Martin HEIDEGGER, « Logos » in revue La psychanalyse 1956 n° 1, p. 59-79. Traduit par
Jacques Lacan.
Martin HEIDEGGER, L’introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1952.
Rosario HERRERA, Poética del psicoanálisis, México, Siglo XXI, 2008.
Hermine von HUG-HELLMUTH, « Einige Beziehungen zwischen Erotik und Mathematik »
in Revue Imago, vol. 4, 1916, p. 52-68.
Michel HOUELLEBECQ, « La élite está asesinando a Francia » in Journal El País, Espagne, en
ligne, consulté le 11 mai 2015
http://cultura.elpais.com/cultura/2015/04/23/babelia/1429802066_046042.html
Luis IZCOVICH, « La nomination sans Autre » in revue L’en-je lacanien, no. 12, 2009, p. 39-
52.
Claude JAEGLE, Portrait silencieux de Jacques Lacan, Paris, PUF, 2010.
Roman JAKOBSON, « Linguistique et poétique » in Essais de linguistique générale, Paris,
Editions de Minuit, 1963.
Frederic JAMESON, « The vanishing mediator : Narrative structure in Max Weber » in
journal New German critique, no. 1, 1973.
Marc JIMENEZ, Qu’est-ce que l’esthétique?, Paris, Gallimard, 1997.
Adrian JOHNSTON, « This Philosophy wich is not One : Jean-Claude Milner, Alain Badiou,
and Lacanian Antiphilosophy » in journal S, no. 3, 2010.
Víctor KORMAN, El espacio psicoanalítico. Freud-Lacan-Möbius, Madrid, Síntesis, 2004.
Alexandre KOYRÉ, Études newtoniennes, Paris, Gallimard, 1968.
Alexandre KOYRÉ, Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, PUF, 1966.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
485
Alexandre KOYRÉ, Du monde clos à l'univers infini, Paris, PUF, 1962.
Alexandre KOYRÉ, La révolution astronomique, Paris, Hermann, 1961.
Alexandre KOYRÉ, La philosophie de Jacob Bœhme, Paris, Vrin, 1929.
Henry KRUTZEN, Jacques Lacan, Séminaire 1952-1980. Index référentiel, 3ème édition, Paris,
Economica, 2009.
Jean LADRIERE, « Le théorème de Löwenheim-Skolem » in Cahiers pour l’analyse, no. 10,
Paris Le Graphe, 1969.
Jacques LACAN, Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011.
Jacques LACAN Le mythe individuel du névrosé, ou Poésie et vérité dans la névrose, Paris,
Seuil, 2007.
Jacques LACAN, Le triomphe de la religion, précédé de discours aux catholiques, Paris, Seuil,
2005.
Jacques LACAN, Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005.
Jacques LACAN, Le séminaire. Livre 0 : L’homme aux loupes [1952-1953], Inédit.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre I : Les écrits techniques de Freud [1953-1954], Paris,
Seuil, 1975.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre II : Le mois dans la théorie de Freud et dans la technique
psychanalytique [1954-1955], Paris, Seuil, 1978.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre III : Les psychoses [1955-1956], Paris, Seuil, 1981,
p. 270.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre IV : La relation d’objet [1956-1957], Paris, Seuil, 1994.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre V : Les formations de l’inconscient [1957-1958], Paris,
Seuil, 1998.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre VI : Le désir et son interprétation [1958-1959], Paris, La
martinière, 2013.
Jacques LACAN, Le séminaire. Livre VII. L’éthique de la psychanalyse [1959-1960], Paris,
Seuil, 1986.
Jacques LACAN, Le séminaire. Livre VIII. Le transfert [1960-1961], Paris, Seuil, 2001.
Jacques LACAN, Le séminaire. Livre IX : L’identification [1961-1962], Inédit.
Jacques LACAN, Le séminaire. Livre X. L’angoisse [1962-1963], Paris, Seuil, 2004.
Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse [1963-1964], Paris, Seuil, 1973.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
486
Jacques LACAN, , Le séminaire. Livre XII : Problèmes cruciaux pour la psychanalyse [1964-
1965], inédit.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIII : L’objet de la psychanalyse [1965-1966], inédit.
Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XIV : la logique du fantasme [1966-1967], inédit.
Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XV : L’acte du psychanalyste [1967-1968], inédit.
Jaques LACAN, Le séminaire, Livre XVI : D’un Autre à l’autre [1968-1969], Paris, Seuil, 2006.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse [1969-1970], Paris,
Seuil, 1991.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XVIII : D’un discours qui ne serait pas du semblant
[1970-1971], Seuil, Paris, 2006.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XIX : …ou pire [1971-1972], Paris, Seuil, 2011.
Jacques LACAN, Le séminaire. Livre XX. Encore [1972-1973], Paris, Seuil, 1975.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXI : Les non-dupes errent [1973-1974], inédit.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXII : RSI [1974-1975], inédit.
Jacques LACAN, Le séminaire, livre XXIII : Le sinthome [1975-1976], Paris, Seuil, 2005.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXIV : L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre
[1976-1977], inédit.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXV : Le moment de conclure [1977-1978], inédit.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXVI : La topologie et le temps [1978-1979], Inédit.
Jacques LACAN, Le séminaire, Livre XXVII : Dissolution [1979-1980], Inédit.
Jaques LACAN, « De nos antécédents » in Écrits, Paris, Seuil.
Jacques LACAN, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau
sophisme » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » in Écrits, Paris,
Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « Du sujet enfin en question » in Écrits, Seuil, Paris, 1966.
Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et le langage en psychanalyse » in Écrits,
Paris, Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « La science et la vérité » in Écrits, Seuil, Paris, 1966.
Jacques LACAN, « Le séminaire sur La lettre volée » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » in
Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « La chose freudienne » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
487
Jacques LACAN, « La métaphore du sujet » in Écrits, Paris, Seuil, p. 892.
Jacques LACAN, « La signification du phallus » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « Kant avec Sade » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « L’agressivité en psychanalyse » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « D’un dessein » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 366.
Jacques LACAN, « D’un syllabaire après coup » in Écrits, Paris, Seuil, p. 720.
Jacques LACAN, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
psychose » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « Du sujet enfin en question » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » in
Écrits, Seuil, Paris, 1966.
Jacques LACAN, « Situation de la psychanalyse en 1956 » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien »
in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « Variantes de la cure-type » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : « Psychanalyse et
structure de la personnalité » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite » in Écrits, Paris, Seuil,
1966.
Jacques LACAN, « Propos sur la causalité psychique » in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Jacques LACAN, « Réponses à des étudiants en philosophie » in Autres écrits, Paris, Seuil,
2001.
Jacques LACAN, J. «Radiophonie», Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
Jacques LACAN, « Discours de Rome » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
Jacques LACAN « La méprise su sujet supposé savoir » in Autres écrits, Seuil, Paris, 2001.
Jacques LACAN « Le nombre treize et la forme logique de la suspicion », in Ornicar ?, n° 36,
janv-mars 1986, p. 7-20. Paru initialement in Cahiers d'art (1945/46): 389-93. Repris in
Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
Jacques LACAN « Télévision » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
Jaques LACAN, « Proposition du 9 d’octobre de 1967 » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
Jacques LACAN, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Compte rendu
du séminaire 1964 » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 187-189.
Jacques LACAN, « Joyce le symptôme » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
488
Jacques LACAN, « Lettre de dissolution », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
Jacques LACAN, « Postface au séminaire 11 » in Autres écrits, Seuil, Paris, 2001.
Jacques LACAN, « Préface à l’édition anglaise du séminaire 11 » in Autres écrits, Seuil,
Paris, 2001.
Jacques LACAN, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse. Compte rendu du séminaire
1964-1965 » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
Jacques LACAN, « 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur La transmission » in
Lettres de l’École, 1979, n° 25, vol. II.
Jacques LACAN, « Clôture des Journées. Journées de l'École freudienne de Paris, Les
mathèmes de la psychanalyse, 31 octobre - 2 novembre 1976 », in journal Lettres de
l'École freudienne, Bulletin intérieur de l'École freudienne de Paris, n° 21, août 1977.
Jacques LACAN, « Conférence à Genève sur le symptôme » in journal Bloc notes de la
psychanalyse, 1985, n° 5, p. 5-23.
Jacques LACAN, « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines » in
Journal Scilicet, no. 6/7, Paris, 1976.
Jacques LACAN, « Écrits inspirés : schizographie » in De la psychose paranoïaque dans ses
rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1932 (réédité en 1975 avec cet article)
Jacques LACAN, « Hiatus irrationalis » in Revue Le phare de Neuilly, Neuilly-sur-Seine,
décembre 1933.
Jacques LACAN, « Journées de l’École freudienne de Paris : Les mathèmes de la
psychanalyse » in Lettres de l’École, 1977, n° 21.
Jacques LACAN, « Le problème du style et la conception psychiatrique des formes
paranoïaques de l’expérience » in Revue Minotaure, Paris, Éditions Albert Skira, juin
1933, paru aussi dans De la psychose paranoïaque dans ses rapport avec la personnalité,
Paris, Seuil, 1932 (réédité en 1975 avec cet article).
Jacques LACAN, « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », conférence du 8 de juillet de
1953, Bulletin interne de l’Association française de psychanalyse, 1953.
Jacques LACAN, « Curriculum présenté pour une candidature à une direction de
psychanalyse à l’École des hautes études » in revue Bulletin de l’Association Freudienne,
n° 40, 1957.
Jacques LACAN, « Manuscrit 83 », in Œuvres graphiques et manuscrits, Paris, Artcurial,
2006 [1978].
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
489
Jacques LACAN « Du discours psychanalytique » in Giacomo CONTRI (dir.), Lacan in
italia/Lacan en Italie, La Salamandra, Milan, 1978.
Jacques LACAN « Pour Vincennes » in revue Ornicar ?, n°17/18, 1979.
Jaques LACAN, « 9e Congrès de l’École Freudienne de Paris sur la « transmission », in
Lettres de l’EFP, n° 25, vol. II, 1979.
Sergio LARRIERA, Nudos & Cadenas, Madrid, Miguel Gómez, 2010.
Laurie LAUFER, « Quoi l’éternité ? La fabrique des fantômes » in revue Cliniques
méditerranées, 2/2012, no. 86.
Éric LAURENT, L’envers de la biopolitique, Paris, Navarin, 2016.
Mario LAVAGETTO, Freud à l’épreuve de la littérature, Paris, Seuil, 2002.
René LAVENDHOMME, Lieux du sujet. Psychanalyse et mathématique, Paris, Seuil, 2001.
Darian LEADER « Lacan’s myths » in Jean-Michel RABATÉ (Ed.) The Cambridge Companion
to Lacan, Cambride, Cambridge University Press, 2003.
Darian LEADER et Bernard BURGOYNE, « Freud et ses arrière-plans scientifiques » in La
question du genre, Paris, Payot, 2001, p. 227-266.
Darian LEADER, « The Schema L » in Bernard BURGOYNE (Éd.), Drawing the Soul : Schemas
and Models in Psychoanalysis, Londres, Karnac, 2000.
Jean-Pierre LEFEBVRE, « Philosophie et philologie : les traductions des philosophes
allemands », in Encyclopaedia universalis, Symposium, Les Enjeux, 1, 1990.
Guy LE GAUFEY, et coll., Index des noms propres et titres d’ouvrages dans l’ensemble des
séminaires de Jacques Lacan, Paris, EPEL, 1998.
Claude LÉVI-STRAUSS, « L’efficacité symbolique » in revue Historie des religions, vol. 135,
no. 1, 1949.
Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.
Jonathan LISTING, Introduction à la topologie, Paris, Navarin, 1989.
Gabriel LOMBARDI, L’aventure mathématique, liberté et rigueur psychotique. Cantor, Gödel,
Turing, Paris, Editions du Champ lacanien, 2005.
Thierry LONGE, « Sigmund Freud, Pour concevoir les aphasies. Une étude critique » in
Revue Essaim, No. 26. Sigmund FREUD, « Constructions en analyse » in Œuvres complètes,
vol. 20, Paris, PUF, 2010.
Héctor LÓPEZ, Lo fundamental de Heidegger en Lacan, Buenos Aires, Letra Viva, 2011.
Juan Pablo LUCCHELLI, « Lacan et la formule canonique des mythes » in revue Les Temps
Modernes, no. 660, 2010.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
490
David MALDAVSKY, ADL Algoritmo David Liberman. Un instrumento para la evaluación de
los deseos y las defensas en discurso. Buenos Aires, Nueva Visión, 2013.
Marcelle MARINI, Lacan, Pierre Belfond, 1986.
William MCGRATH, Freud’s Discovery of Psychoanalysis, New York, Cornell University
Press, 1986.
Gérard MILLER, Rendez-vous chez Lacan (filme), Paris, Editions Montparnasse, 2012.
Jacques-Alain MILLER, Un esfuerzo de poesía, Buenos Aires, Paidós, 2016. (Jacques-Alain
MILLER, L’Orientation lacanienne III, 5 Cours 2002-2003 : Un effort de poésie, inédit en
français)
Jacques-Alain MILLER, El ultimísimo Lacan, Buenos Aires, Paidós, 2013. (Jacques-Alain
MILLER, L’Orientation lacanienne III, 9, Cours 2006-2007 : Le tout dernier Lacan, inédit en
français).
Jacques-Alain MILLER, Orientation lacanienne III, 13, Cours 2011 : L’être et l’un, inédit.
Jacques-Alain MILLER, « Les six paradigmes de la jouissance » in journal La cause
freudienne, no. 46, 2000.
Jacques-Alain MILLER, « An Introduction to seminars I & II : Lacan’s Orientation Prior to
1953 » in Richard FELSTEIN, Bruce FINK et Mairie JAANUS (éd.), Reading Seminars I and II :
Lacan’s Return to Freud, NYU Press, 1996, p. 3-37.
Jacques-Alain MILLER, « Théorie du langage », in journal Ornicar ?, no. 1, 1975.
Jacques-Alain MILLER, « Index raisonné des concepts majeurs » in Jacques Lacan Écrits,
Paris, Seuil, 1966.
Jacques-Alain MILLER, « La suture (éléments de la logique du signifiant) » in Cahiers pour
l’analyse, no. 1, Paris, Le graphe, 1966.
Jean-Claude MILNER, Clartés de tout. De Lacan à Marx, d’Aristote à Mao. Entretiens avec
Fabien Fainwaks et Juan Pablo Lucchelli, Paris, Verdier, 2011.
Jean-Claude MILNER, L’œuvre claire : Lacan, la science, la philosophie, Paris, Seuil, 1995.
Jean-Claude MILNER, Les noms indisticts, Paris, Seuil, 1983.
Jean-Claude MILNER, L'amour de la langue, Paris, Seuil, 1978
Osvaldo MEIRA, Heidegger Lacan Heidegger, Buenos Aires, Letra viva, 2009.
Émile MEYERSON, Identity and Reality, Londres, Routledge, 2002.
Raul MONCAYO, Lalangue, Sinthome, Jouissance, and Nomination. A Reading Compagnion
and Commentary on Lacan’s Seminar XXIII on the Sinthome, Londres, Karnac, 2016.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
491
Raul MONCAYO et Magdalena ROMANOWICZ, The Real Jouissance of Uncountable Numbers,
Londres, Karnac, 2015.
Genéviève MOREL, La loi de la mère. Essai sur le sinthome sexuel, Paris, Anthropos, 2008.
PACCARD-HUGUET et Michèle RIVOIRE, Études de poétique, Lyon, Presses Universitaires de
Lyon, 2001.
Pierre PACHET « Goût et mauvais goût de Jacques Lacan » in Éric MARTY (éd.) Lacan et la
littérature, Paris, Houilles, 2005.
Octavio PAZ, « Respuesta y reconciliación. Diálogo con Francisco Quevedo » in revue
Vuelta, No. 259, juin 1998.
Claude PICHOIS, Histoire de la littérature française, Paris, Flammarion, 1997.
Charles S. PIERCE, Philosophy of Mathematics, Indiana, Indiana University Press, 2010.
Alejandra PIZARNIK, « Entretien avec Martha Isabel Moia » in El deseo de la palabra,
Barcelone, Barcelone, 1972.
Erik PORGE, Le ravissement de Lacan. Marguerite Duras à la lettre, Toulouse, Érès, 2015.
Erik PORGE, Lettres du symptôme. Versions de l’identification, Toulouse, Érès, 2010.
Erik PORGE, Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan, aujourd’hui, Toulouse,
Érès, 2005.
Erik PORGE « Lacan, la poésie de l’inconscient » in Éric MARTY (Ed.) Lacan et la littérature,
Paris, Houilles, 2005.
Erik PORGE, « La bifidité de l’Un », in Le Réel en mathématique, Paris, Agalma, 2004,
p. 174-175.
Erik PORGE, « Sur les traces du chinois chez Lacan », in journal Essaim, no. 10, 2002.
Graciela PRIETO, Écritures du Sinthome. Van Gogh, Schwitters et Wolman, Paris, Érès,
2013.
Antonio PULERA, La parole e il silenzio. È possibile imparare a pensare a partire de Pierce,
Lacan e Heidegger, Rome, Simple, 2016.
Antonio PULERA, La trasparenza del soggetto in Kant, Hegel, Heidegger et Lacan, Rome,
Rubbettino, 2014.
Ellie RAGLAND, Jacques Lacan and the Logic of Structure : Topology and Language in
Psychoanalysis, Londres, Routledge, 2015.
Massimo RECALCATI, Il miracolo della forma : Per un’estetica psicoanalitica, Milan, Bruno
Mondadori, 2007.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
492
Massimo RECALCATI, Las tres estéticas de Lacan. Psicoanálisis y arte, Buenos Aires,
Ediciones del Cifrado, 2006.
Massimo RECALCATI, Introduzione alla psicoanalisis contemporanea. I problemi del dopo
Freud, Rome, Mondadori, 2003.
François REGNAULT, Conférences d’esthétique lacanienne, Paris, Agalma, 1997.
Marcel RITTER et Jean-Marie JADIN, La jouissance au fil de l’enseignement de Lacan,
Toulouse, Érès, 2009.
Juan RITVO, Tiempo lógico y aserto de certidumbre anticipada, Buenos Aires, Letra Viva,
1983.
Marthe ROBERT, La Révolution psychanalytique. La vie et l’œuvre de Freud, Paris, Payot,
2002.
Richard RORTY, L’Homme spéculaire, Paris, Seuil, 1990.
Élisabeth ROUDINESCO, La bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France, vol 2,
Paris, Seuil, 1986.
Moustapha SAFOUAN, Lacaniana II, les séminaires de Jacques Lacan, 1964-1979, Fayard,
Paris, 2005.
Eric SANTNER, On Creaturely Life: Rilke, Benjamin, Sebald, Chicago, University of Chicago
Press, 2006.
Dardo SCAVINO, « Platón, el mito y la hegemonía política » in revue La biblioteca, no. 12,
2012.
Dardo SCAVINO, « En la masmédula de Girondo o la ficción de la lengua » in journal
Bulletin hispanique, année 2005, vol. 107, no. 2.
Fabián SCHEJTMAN, Sinthome : Ensayos de clínica psicoanalítica nodal, Buenos Aires,
Grama, 2013.
Stuart SCHNEIDERMAN, Jacques Lacan : the death of an intellectual Hero, Massachusetts,
Harvard University Press, 1984.
Johh SEARLE, How to do Things with Words: The William James Lectures delivered at
Harvard University , Oxford, Clarendon Press, 1955.
Miguel SIERRA, Les contributions de Freud et Lacan à la théorie des structures cliniques.
Des fondements généalogiques aux débats en psychopathologie, thèse de doctorat
soutenue le 30 septembre 2016 à l’Université Paris 7 Diderot. Thèse dirigée par François
Sauvagnat.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
493
Fabio SQUEO, L’altrove della mancanza nelle relazioni di esistenza. Heidegger, Lacan,
Sartre, Levinas, Rome, Bibliotheka Edizioni, 2017.
Colette SOLER, Lacan, lecteur de Joyce, Paris, PUF, 2015.
Colette SOLER, L’inconscient réinventé, Paris, PUF, 2009.
Colette SOLER, « The Paradoxes of the Symptom in Psychoanalysis » in Jean-Michel
RABATÉ (Ed.), The Cambridge Companion to Lacan, Cambridge University Press,
Cambridge, 2003.
Colette SOLER, « Lacan réévalué par Lacan » in Marcel DRACH et Bernard TOBOUL,
L’anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse, Paris, La Découverte, 2008.
Luis SOLER, « Lacan écrivain » in 2001, Lacan dans le siècle, Paris Ed. du Champ Lacanien,
2002.
Jean-Luis SOUS, L’équivoque interprétative. Six moments de Freud à Lacan, Paris, Le bord
de l’eau, 2014.
Jean-Louis SOUS, Prendre langue avec Jacques Lacan. Hybridations, Paris, L’Harmattan,
2013.
Jean-Louis SOUS, Les p’tits mathèmes de Lacan, L’une-bévue, Paris, 2000.
Silvia Elena TENDLARZ, « L’inconscient et son interprétation »
http://www.silviaelenatendlarz.com/index.php?file=Articulos/Experiencia-analitica/El-
inconsciente-y-su-interpretacion_FR.html, consulté le 20 décembre 2016.
Tzuechien THO et Guiseppe BIANCO, Badiou and the Philosophers. Interrogating 1960’s
French Philosophy, Londres/New York, Bloomsbury, 2013.
Soraya TLATLI, Le psychiatre et ses poètes, Paris, Tchou, 2000.
Samo TOMŠIČ, « Towards a New Trascendental Aesthetics » in Samo TOMŠIČ et Michael
FRIEDMAN (eds.), Psychoanalysis : Topological Perspectives. New Conceptions of Geometry
and Space in Freud and Lacan, Berlin, Transcript, 2016, p. 95-125.
Carlos PARRA et Eva TABAKIAN, Lacan y Heidegger. Una conversación fundamental.
Dimensión trágica de la ética, Buenos Aires, Paradiso, 2005.
Carlos PARRA et Eva TABAKIAN, Lacan y Heidegger. Una conversación fundamental. Del
retorno a Freud, Buenos Aires, Paradiso, 1998.
Jean-Michel RABATÉ, Jacques Lacan Psychoanalysis and the Subject of Literature, Londres,
Palgrave, 2001.
François ROUSTANG, Lacan, de l’équivoque à l’impasse, Minuit, 1986.
Charles SHEPERDSON, Lacan and The Limits of Language, New York, Fordham University
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
494
Press, 2008.
Eugenio TRÍAS, La razón fronteriza, Madrid, Destino, 1999.
Sherry TURKLE, Psychoanalytical Politics. Freud’s French Revolution, New York, 1978.
Kamini VELLODI, « Diagrammatic Thought : Two Forms of Constructivism in C. S. Pierce
and Gilles Deleuze » in revue Parrhesia, no. 19, 2014, p. 79-95.
Ludwig WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, Paris, 2001.
Jean-Michel VAPPEREAU, Nœud. La théorie du nœud esquissée par J. Lacan, Paris, Topologie
en extension, 1997.
Jean-Michel VAPPEREAU, Étoffe. Les surfaces topologiques intrinsèques, Paris, Topologie en
extension, 1988.
Jean-Michel VAPPEREAU, Essaim. Le groupe fondamental du nœud, Paris, Topologie en
extension, 1985.
Jean-Michel VAPPEREAU, « Sa claque » in revue Essaim, no. 21, 2008.
Markos ZAFIROPOULOS, Les mythologiques de Lacan. La prison de verre du fantasme: Œdipe
roi, Le diable amoureux, Hamlet, Toulouse, Érès, 2017.
Markos ZAFIROPOULOS, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud 1951-1957, Paris, PUF,
2003.
Fernando ZALAMEA, « Pierce’s Logic of Continuity : Existential Graphs and Non-Cantorian
Continuum » in journal The Review of Modern Logic, No. 9, Novembre 2003, p. 115-162.
Slavoj ŽIŽEK, Less than Nothing : Hegel and the Shadow of Dialectical Materialism,
Londres/New York, Verso, 2012.
Slavoj ŽIZEK (Ed.) Tout ce que vous avez voulu savoir sur Lacan sans jamais oser le
demander à Hitchcock, Paris, Capricci, 2010.
Slavoj ŽIŽEK, Organs without Bodies, 2003.
Slavoj ŽIŽEK, The Fragile Absolut, Londres, Verso, 2000.
Slavoj ŽIŽEK, The Indivisible remainder, New York, Verso, 1996.
Slavoj ŽIŽEK, « The Militay-Poetic Complex » in London Review of Books,
https://www.lrb.co.uk/v30/n16/slavoj-zizek/the-military-poetic-complex
Alenka ZUPANČIČ, « L’endroit idéal pour mourir : le théâtre dans les films de Hitchcock »,
in Slavoj ŽIŽEK, For they know not what the do, Londres, Verso, 2014.
Alenka ZUPANČIČ, The Odd One In: On Comedy, Cambridge, MIT Press, 2008.
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
495
Anonyme, « Le nœud borroméen généralisé » in
http://gaogoa.free.fr/HTML/Noeudrondlogie/Topologie/Noeuds/Borromeen/Bog.htm
consulté le 20 août 2017
« Journées de l’École freudienne de Paris : ‘Les mathèmes de la psychanalyse’ » in Lettres
de l’École, 1977, n° 21, p. 506-509.
Information de Bernard Mérigot, ancienne secrétaire du Département de Psychanalyse
du Centre Expérimentale de Vincennes, http://www.savigny-
avenir.fr/2014/08/08/lenseignement-de-la-psychanalyse-a-luniversite-un-apport-
inedit-de-serge-leclaire-1924-1994-la-reunion-critique-du-departement-de-
psychanalyse-du-cuevuniversite-d
International Social Science Council Repport (1953-1959), Paris, UNESCO, 1959.
Dictionnaire de français Larousse, 2015.
http://www.sciacchitano.it
http://www.carlosbermejo.net
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
496
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
497
TABLE DE MATIERES
REMERCIEMENTS ................................................................................................................................................... 9 AGRADECIMIENTOS ............................................................................................................................................ 11 ACKNOWLEDGEMENTS ....................................................................................................................................... 13 DANKSAGUNGEN ................................................................................................................................................. 15 AGRAÏMENTS ....................................................................................................................................................... 17 INTRODUCTION ................................................................................................................................................... 21 PROBLEMATIQUE ET ENJEUX 22 L’ONTOLOGISATION DE L’ETRE 28 OUVRIR UN ESPACE POUR LA PSYCHANALYSE : L’ALTERNATIVE DE L’EPISTEMOLOGIE FRANÇAISE ET LE
RAPATRIEMENT DES POETES.............................................................................................................................. 32 L’épistémologie française est essentielle pour la voie mathématique ...................................... 33 La fonction poétique chez Jakobson et le rapatriement des poètes par Lacan ........................ 40 Synthèse ................................................................................................................................................ 45 ANTECEDENTS ET CONTEXTE 47 Notre recherche antérieure .............................................................................................................. 47 Doxa et littérature analytique ......................................................................................................... 50 CARACTERISTIQUES DE LA THESE 61 CHAPITRE I – LA SCIENCE ET LA PSYCHANALYSE .............................................................................................. 67 1.1. FREUD ET LA SCIENCE 68 1.1.1. Quatre thèses fondamentales sur la science chez Freud ................................................... 70 1.1.2. La pince scientifique freudienne : physique « métapsychologique » et chimie « syntactique » .................................................................................................................................... 82 1.1.3. Mathématisation et topologie chez Freud ........................................................................... 84 1.1.4. Conclusions freudiennes ......................................................................................................... 88 1.2. LA RELATION ENTRE SCIENCE ET PSYCHANALYSE CHEZ LACAN 90 1.2.1. Le champ scientifique est le sol natal de la psychanalyse : de l’empirisme freudien à la formalisation lacanienne (1953-1963) .......................................................................................... 93 1.2.2. L’exclusion interne de la psychanalyse dans la science (1964-1967) ........................... 111 1.2.3. La psychanalyse et la science comme pratiques discursives (1968-1974) .................. 135 1.2.4. La littéralisation de la science : nodologie et pratique du « bavardage » (1975-1981) ............................................................................................................................................................. 150 1.2.5. Conclusions lacaniennes ....................................................................................................... 164 2.3. SYNTHESE INTERMEDIAIRE 168 CHAPITRE II – LE MATHEME CHEZ LACAN ..................................................................................................... 173 2.1. LACAN ET LES MATHEMATIQUES 176 2.1.1. Méthodologie pour analyser le Mathème dans l’œuvre de Lacan .................................. 181 2.1.2. Lecture de l’analyse du Mathème ........................................................................................ 182 Avant l’enseignement de Lacan, 1945-1953 ...................................................................................... 183 L’inauguration de l’enseignement de Lacan : formalisation structuraliste, cosmologie koyréenne, Heidegger ............................................................................................................................................ 187 Diagrammes et appareillages d’écriture : du modèle à la topologie .............................................. 192 Nodologie : entre formalisation, diagramme et objet mathématique ........................................... 202 Déconstruction et formulation mathématique ................................................................................ 209 Formalisations mathématisantes ..................................................................................................... 214 Mathèmes et algèbre lacanienne ...................................................................................................... 224 2.1.3. Conclusions de l’analyse du Mathème ................................................................................ 250 Diagramme, appareillages d’écriture ................................................................................................ 252 Sujets et objets mathématiques, fragments mathématiques ............................................................ 255 Formalisations .................................................................................................................................... 257 Mathèmes, notations algébriques, graphismes, sténographies ........................................................ 258
Gómez Carlos – Thèse de doctorat - 2017
498
2.2. FREUD ET LES MATHEMATIQUES 261 2.3. SYNTHESE INTERMEDIAIRE 267 CHAPITRE III – LE POEME CHEZ LACAN .......................................................................................................... 277 3.1. LITTERATURE, ESTHETIQUE, ART ET CREATION 279 3.2. FREUD ET LA POESIE 287 Synthèse freudienne ......................................................................................................................... 299 3.3. LACAN ET LA POESIE 305 3.3.1. Lacan, le psychiatre et poète surréaliste ........................................................................... 309 3.3.2. L’espace entre Heidegger et la linguistique moderne...................................................... 316 3.3.3. Poésie, sublimation et création ex nihilo ........................................................................... 331 3.3.4. La littérature et l’art comme anticipation et appui épistémologique ........................... 335 3.3.5. La poésie écrite chinoise : du vide médian au nœud borroméen (entre le dit et l’écrit) ............................................................................................................................................................. 337 La jouissance ...................................................................................................................................... 343 Lalangue, la fonction sens déterminative du son et l’interprétation poétique ............................. 345 Le pas de l’écriture poétique chinoise au nœud borroméen .......................................................... 350 3.3.6. Synthèse lacanienne .............................................................................................................. 354 3.4. SYNTHESE INTERMEDIAIRE 358 CHAPITRE IV – POEME ET MATHEME CHEZ LACAN : UNE ETUDE DE TROIS CAS .......................................... 371 4.1. TROIS CAS D’ARTICULATION ENTRE POEME ET MATHEME .................................................................... 376 4.1.1. LE MYTHE INDIVIDUEL DU NEVROTIQUE : LE MYTHE COMME FORMALISATION DU PARADOXE 377 4.1.2. LE REGARD ET LA VISION : DU MIROIR A LA FENETRE OU LA TOPOLOGISATION DE LA GEOMETRIE 388 4.1.3. LA POESIE COMME INTERPRETATION : TOPOLOGIE, RESON, LALANGUE ET L’UNE-BEVUE 406 4.2. CONCLUSIONS ............................................................................................................................................ 419 CONCLUSION ...................................................................................................................................................... 425 ANNEXE I : TABLEAUX DE REFERENCES MATHEMATIQUES DANS L’ENSEMBLE DES SEMINAIRES DE LACAN
439 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES 475 TABLE DE MATIERES 497
Recommended