View
214
Download
2
Category
Preview:
DESCRIPTION
reportage sur la culture kurde à diyarbakir
Citation preview
Les Kurdes de Turquie multiplient les initiatives pour faire renaître une culture longtemps interdite, en particulier dans
leur «capitale», Diyarbakir. Découverte d’une riche scène artistique à la veille des élections législatives du 12 juin.
Texte: Clément Girardot. Photos: Nicolas Brodard
urelle des Kurdes
22
Al’approche du 12 juin, la ques-
tion kurde est au cœur des dé-
bats en Turquie. Le climat est tendu.
Alors que la guérilla du PKK (Parti
des travailleurs du Kurdistan) a dé-
claré un cessez-le-feu unilatéral jus-
qu’en juin, le BDP espère dépasser 10%
des votes. Les Kurdes, eux, revendi-
quent plus de libertés culturelles. Ils
multiplient les initiatives pour faire
renaître une culture longtemps inter-
dite, principalement à Diyarbakir.
FÊTE CULTURELLE ET POLITIQUEEn bordure de la ville, une foule im-
mense, familiale, arbore les couleurs
kurdes: jaune, rouge, vert. Entourée
de terrains vagues et de chantiers im-
mobiliers, l’immense scène du New-
roz, le nouvel an kurde, célébré le
jour du printemps. Les plus grands
chanteurs kurdes viennent de se pro-
duire sur une scène digne du Pa-
léo Festival. En contrebas, des jeunes
continuent main dans la main à faire
la fête au son des tambours qui ryth-
ment des rondes endiablées. Près du
grand feu rituel, la fumée s’échap-
pe des grills familiaux. Seul le bour-
donnement de l’hélicoptère militaire
vient rappeler que, malgré les appa-
rences, la principale fête culturelle
kurde est sous haute surveillance en
Turquie.
«D’après les médias, un million de
personnes sont venues aux fêtes du
Newroz, déclare le dramaturge Meh-
met Emin Yakçinkaya. Mais autant
de personnes ne se rassemblent pas
seulement pour les artistes, elles veu-
lent s’exprimer; c’est comme une ma-
nifestation géante. Jusqu’à il y a dix
ans, le Newroz était un bain de sang.»
Depuis la création de la République
turque en 1923, l’Etat a régulièrement
joué du bâton pour contenir les aspi-
rations culturelles kurdes, accusées
de remettre en cause l’unité de la na-
tion turque. Jusqu’en 1991, il était in-
terdit aux Kurdes de parler leur lan-
gue maternelle. Ce n’est que depuis
une décennie et l’arrivée au pouvoir
de l’AKP (Parti de la justice et du dé-
veloppement, conservateur) en 2002
qu’il a été possible de développer
progressivement des activités artisti-
ques en langue kurde et de faire revi-
vre un patrimoine immatériel en voie
de disparition. Ces progrès sont liés
aux réformes entreprises par la Tur-
quie pour devenir candidate à l’entrée
dans l’Union européenne.
UNE MÉTROPOLE DYNAMIQUEDiyarbakir, principale ville kurde de
Turquie, est située sur les bords du
Tigre, au nord de la fertile Mésopo-
tamie. C’est une cité millénaire et mul-
ticulturelle. Elle comptait autrefois de
Page précédenteQuartiers populaires,
les gecekondu, vus dumur d’enceinte de la
citadelle historique deDiyarbakir. Certains
ont été détruits envue de mettre en va-
leur le patrimoine.
Ci-dessousÖvgü Gökçe, coordi-natrice du Centre ar-
tistique de Diyarbakir.
Devant le feu du Newroz avec un dra-peau à l’effigie d’Ab-
dullah Öcalan. Leleader historique du
PKK purge une peinede prison à perpétuité
sur l’île d’Imrali.
La foule ayant assistéau Newroz, le nouvelan kurde, se disperse
dans la périphérie po-pulaire de Diyarbakir.
Erkan Özgendonne un cours de technologiedans une écolepublique de Diyar-bakir. A l’arrière-plan, portrait de Mustafa Kemal Atatürk.
nombreux chrétiens arméniens ou
assyriens, mais les deux communau-
tés ont été décimées par les massacres
perpétrés par les autorités ottomanes
durant la Première Guerre mondiale.
Diyarbakir est aujourd’hui une mé-
tropole dynamique de près d’un mil-
lion d’habitants.
Le travail du photographe Hüsamet-
tin Bahçe se situe à la confluence
de ce riche héritage et des probléma-
tiques contemporaines des régions
kurdes. Il expose actuellement dans
la galerie de la mairie de Diyarbakir
des photos dépeignant le quotidien
des habitants des quartiers pauvres de
la ville. Il a choisi de vivre à Diyarba-
kir et de s’intéresser à la diversité des
populations du Kurdistan dont les
Assyriens ou la communauté mécon-
nue des Yézidis. Pour lui, Diyarbakir
est redevenue «un centre pour les
Kurdes du monde entier».
La ville dirigée par Osman Baydemir,
un des leaders du Parti de la paix et
de la démocratie (pro-kurde), essaie
de faire rayonner la culture kurde
aux niveaux local, régional et inter-
national. «Le travail effectué depuis
dix ans est destiné à tous les Kurdes,
affirme Muharrem Cebe, responsa-
ble de la culture et du tourisme de
Diyarbakir. Nous invitons à notre fes-
tival annuel des artistes et des écri-
vains kurdes d’Iran, d’Irak ou de Sy-
rie, mais aussi de la diaspora euro-
péenne.»
SORTIR DES STÉRÉOTYPESEn décembre 2009, la ville a accueilli
la première conférence internationale
de cinéma kurde. La municipalité
soutient les films et autres projets cul-
turels qui permettent de donner une
image moins stéréotypée de Diyarba-
kir et des Kurdes: «Quand l’Etat turc
ou ses institutions réalisent des vi-
déos, les Kurdes y ont un terrible ac-
cent, sont polygames, vivent dans un
système féodal et commettent des cri-
mes d’honneur», déclare Muharrem
26 M
AI 2
011
REP
OR
TAG
E
Cebe. Des préjugés négatifs que l’on
retrouve fréquemment parmi la po-
pulation turque du reste du pays.
Pour renforcer la compréhension
mutuelle, la société Anadolu Kültür
a créé en 2002 le Centre artistique
de Diyarbakir. «Il existe une forme
d’orientalisme interne à la Turquie,
analyse sa coordinatrice, Övgü Gök-
çe, notamment au sein du monde cul-
turel, où l’on pense que Diyarbakir est
un désert culturel».
FORTE PRÉSENCE MILITAIREL’autre image qui colle à la cité est
celle de la violence et du terrorisme.
Depuis trente ans, le conflit entre la
guérilla du PKK et l’armée turque
a entraîne une forte présence mili-
taire et policière dans la région. Sur
les routes, les barrages sont fréquents
et la défiance des forces de l’ordre
est grande. Des centaines d’enfants
et d’adolescents kurdes croupissent
dans les geôles de Turquie, accusés
d’avoir participé à des manifestations
de soutien au PKK.
Voilà le contexte dans lequel s’ins-
crit la vidéo Adult Games du plasti-
cien Erkan Özgen, réalisée en 2004.
A l’écran, des enfants cagoulés qui
font du toboggan et de la balançoire.
Cette œuvre tend un miroir ironique
à l’idéologie sécuritaire de l’Etat turc
qui transforme ces enfants en terro-
ristes.
Dans une autre vidéo, intitulée Breath
(Souffle, 2008), un jeune homme
masqué par un foulard marche à vive
allure pour sortir du centre-ville de
Diyarbakir. Les petites rues labyrin-
thiques du quartier historique sont
désertes. Le mystérieux personnage
passe à côté du célèbre minaret repo-
sant sur quatre colonnes érigé en
1500. Le patrimoine architectural de
Diyarbakir est très riche: à quelques
pas de là, une immense porte invite
le passant à pénétrer dans un ancien
caravansérail et à déguster le thé dans
la fraîcheur de la cour.
RENAISSANCE D’UNE LANGUELe sous-sol du bâtiment renferme un
véritable trésor littéraire: des milliers
de livres entreposés sous des voûtes
magnifiques. La librairie Enka regor-
ge d’une pléthore d’ouvrages en lan-
gue kurde de tous les genres. De plus
en plus de maisons d’édition voient le
jour à Diyarbakir. Un petit miracle:
«Comme les Kurdes n’ont pas pu re-
cevoir d’éducation dans leur langue,
L’ancien caravansérailde Diyarbakirabrite une libraire danslaquelle ontrouve une pléthore d’ouvrages en langue kurde.
Turquie
Ankara
Istanbul
Diyarbakir
SYRIEIRAK
IRA
N
ARMÉNIE
GÉORGIEMer Noire
Méditerranée
© Bernard Plader
notre génération a appris par elle-
même. Nous ne trouvions même pas
de manuels de grammaire kurde en
Turquie», rapporte l’écrivain Kâwa
Nemir, né en 1975, éditeur chez Lîs.
«Quand j’ai commencé à travailler
dans l’édition en kurde, dans les an-
nées 1990, il n’y avait aucun livre, tout
était interdit.» Créée en 2004, Lîs a
publié 140 titres en kurde; elle va sor-
tir 60 nouveaux romans cette année,
œuvres originales ou traductions.
De g. à d.Cours de baglamadans un conser-vatoire de la ville. Il est dispensé en kurde, une pre-mière en Turquie.
Répétition d’unepièce de théâtre en langue kurdedans la salle duthéâtre municipal.Les acteurs sont des professionnelsemployés par la municipalité.
Hüsamettin Bahçe.Ce photographeinstallé à Diyarbakirmène un travail sur le quotidien des populationspauvres de la ville.
Publier en kurde est déjà un acte mi-
litant. Mais, note Lal Lales, responsa-
ble des éditions Lîs: «Editer des livres
ne sauvera pas la langue kurde. Si
nos enfants n’ont pas le droit d’étudier
en kurde, ce sera bientôt une langue
morte et nous deviendrons comme
les moines du Moyen Âge qui étaient
les seuls à maîtriser le latin».
Si le kurde est toujours banni de l’en-
seignement public, il est aujourd’hui
possible de prendre des cours privés.
A Diyarbakir, deux conservatoires
viennent d’ouvrir leurs portes dans
des locaux flambant neufs. Financés
par la mairie, ils vont permettre aux
jeunes d’apprendre le théâtre, la mu-
sique, le cinéma ou la littérature en
langue kurde et de s’approprier leur
culture en toute liberté. �
Clément Girardot
Recommended