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Illustrationdecouverture:MélanieDelon/photo©Shutterstock
L’éditionoriginaledecelivreaétépubliéepourlapremièrefoisen2013,enanglais,
parHarperCollinsChildren’sBooks,NewYork,sousletitreThroughtheEverNight.
©VeronicaRossi,2013
Tousdroitsréservés
Traductionfrançaise©ÉditionsNathan(Paris,France),2013
Loin°49-956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse.
«Cetteœuvreestprotégéeparledroitd’auteuretstrictementréservéeàl’usageprivéduclient.Toutereproductionoudiffusionauprofitdetiers,àtitregratuitou
onéreux,detoutoupartiedecetteœuvre,eststrictementinterditeetconstitueunecontrefaçonprévueparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelaPropriété
Intellectuelle.L’éditeurseréserveledroitdepoursuivretouteatteinteàsesdroitsdepropriétéintellectuelledevantlesjuridictionscivilesoupénales.»
ISBN978-2-09-254945-2
Sommaire
Couverture
Copyright
Sommaire
Résumédutome1NEVERSKY
1-Peregrine
2-Aria
3-Peregrine
4-Aria
5-Peregrine
6-Aria
7-Peregrine
8-Aria
9-Peregrine
10-Aria
11-Peregrine
12-Aria
13-Peregrine
14-Aria
15-Peregrine
16-Aria
17-Peregrine
18-Aria
19-Peregrine
20-Aria
21-Peregrine
22-Aria
23-Peregrine
24-Aria
25-Peregrine
26-Aria
27-Peregrine
28-Aria
29-Peregrine
30-Aria
31-Peregrine
32-Aria
33-Peregrine
34-Aria
35-Peregrine
36-Aria
37-Peregrine
38-Aria
39-Peregrine
40-Aria
41-Peregrine
42-Aria
43-Peregrine
VeronicaRossi
RÉSUMÉDUTOME1
NEVERSKY
SurTerre,depuisqu’unegigantesqueéruptionsolaireaaltérélamagnétosphère, lestempêtes
d’Étherfontrage,détruisanttoutoupresquesurleurpassage.
Laplupartdeshommesviventdésormaisconfinésàl’intérieurd’immensesCapsules.Ilsportent
unSmartEye,unecoqueoculairequileurpermetdeseprojeterdansdesmondesvirtuelsrecréant
la réalité « enmieux ».C’est dans cesmondes, appelés «Domaines », qu’ils passent tout leur
temps. Aria, 17 ans, brune à la peau laiteuse et aux yeux bleus, fait partie de ces reclus, les
Sédentaires.EllevitdanslaCapsuleRêverie.
Perry, 18 ans, jeune chasseur aux cheveux hirsutes, criblé de fines cicatrices, fait partie des
Sauvages,leshommesquisurviventdansleMondeExtérieur.Certains,sousl’influencedel’Éther,
ontunouplusieursdeleurscinqsensultradéveloppés.Ilssontalorsdits«Marqués»etportentun
tatouageautourdubras,indiquantleurdon.PerryestdoublementMarqué:ilestOlfile(ilsent
lesémotionsdesgensquil’entourent)etVigile(ilvoittrèsloin).
Un jour, Aria et quelques amis s’aventurent dans une partie désaffectée de Rêverie. Mais
l’escapadetourneaudrameetAria,injustementaccuséeàlaplaceduchefdelabande,Soren,est
bannie de laCapsule. Elle se retrouve sous les tempêtes d’Éther, avec un corps et des réflexes
inadaptés à l’existence enmilieu hostile…QuandPerry croise son chemin,Aria est à l’agonie.
Malgréleprofonddégoûtqu’elleluiinspire,il luisauvelavieetluiproposeunmarché:sielle
l’aideàretrouversonneveu,Talon,enlevépardesSédentaires, il luioffrirasaprotection.Aria,
fautedemieux,accepte.Lavoilàlancéedansuneépuisantemarcheauxcôtésd’ungarçonqu’elle
trouverépugnant.Lebutdupériple:rejoindrelademeuredeMarron,seulepersonneduMonde
ExtérieurcapablederéparersonSmartEye.Ariaespèreeneffetpouvoirs’enservirpourcontacter
Lumina, samère, qui vit dans laCapsuleEuphorie. En tant qu’éminente scientifique,Lumina
pourrapeut-êtreluipermettrederéintégreruneCapsuleetréussiràglanerdesinformationssur
Talon.
AriaetPerrymarchentpendantdesjours,affrontanttempêtesetattaquesdecannibales.Malgré
leursdifférences,ilsesententdeplusenplusproches,aupointd’éprouverunepuissanteattirance
l’unpourl’autre.D’abordsurprisetgênés,ilsfinissentpars’avouerleuramour…Parallèlement,
Ariadécouvrequ’elleestAudile(sonouïeestextrêmementfine).
UnefoisàDelphi,chezMarron,AriaparvientàreconnectersonSmartEye.Ellevisionnealors
unevidéoqueluiaenvoyéesamère.Euphorieaétésérieusementendommagéeparunetempête
d’Éther.Lasituationestcritique,c’estpourquoiLuminaadécidédefairedesrévélationsàsafille.
Elle luiexpliqued’abordquecertainsSédentaires,à forced’évoluerdans lesDomainesoùilest
impossible de se faire mal, d’avoir peur, ont développé un trouble du comportement – le
SyndromedeDégénérescenceLimbique–etnesontpluscapablesdesefieràleurinstinct.C’est
surcesyndromequeLuminafaitdesrecherches.ElleaainsiétéamenéeàcôtoyerdesSauvages,en
particulier…lepèred’Aria,avantdeneplustravaillerqu’avecdesenfants.
Grâce à ces informations et au SmartEye, Aria et Perry réussissent à prendre contact avec
Talon.Ilestenvieetenbonnesanté.Maisilleurapprenduneinquiétantenouvelle:ilavuson
père,lefrèredePerry,chezlesSédentaires…A-t-ilétéenlevéluiaussi?
Aria,bouleverséepartoutescesdécouvertes,prendlapérilleuserouted’Euphorie.Elleparvient
às’introduiredanslaCapsuledévastéeettrouvesamèresansvie,avantdesefairearrêterparles
autoritésenlapersonneduConsulHess.
Nelavoyantpasrevenir,Perry,foudechagrin,regagnesatribu.Unefoislà-bas,ilcomprend
que son frère, Vale, n’a pas été enlevé. Bien au contraire, il s’est rendu en cachette chez les
Sédentairesafind’organiserl’échangedeTaloncontredelanourriture.Furieux,Perryledéfieet,
vainqueurducombat,devientchefdelatribuàsaplace.
De son côté,Aria se voit proposer un nouveaumarché : si elle accepte de retourner dans le
Monde Extérieur pour trouver des informations sur le Calme Bleu, le seul endroit sur Terre
épargné–selonlesrumeurs–parlestempêtesd’Éther,leConsulHessluiredonnerasalibertéet
surtout,laisseralaviesauveàTalon…
1
PEREGRINE
Ariaétaitlà.
Perry suivait sonodeurdans la nuit. Il courait d’unpas régulier en scrutant les bois,malgré
l’obscuritéetsoncœurquitambourinaitdanssapoitrine.Roarluiavaitannoncéqu’elleétaitde
retourdans leMondeExtérieur ; il avaitmêmeglisséuneviolettedansunmessageenguisede
preuve,maisPerryrefusaitd’ycroiretantqu’ilnel’auraitpasvue.
Arrivéaupiedd’unebutterocheuse,ilsedébarrassadesonarc,desoncarquoisetdesasacoche
avantdes’élanceràl’assautdutertre.Ilbonditdepierreenpierrejusqu’ausommet.Au-dessusde
lui,lecielencombrédenuageslaissaitfiltrerlalueurbleutéedel’Éther.Alorsqu’ilcontemplait
les collines alentour,Perry fixa son regard sur une bande de terre aride, noircie.Une cicatrice
laisséeparlestempêteshivernales.Àdeuxjoursdemarcheendirectiondel’ouest,leterritoiredes
Littorans,satribu,avaitàpeuprèslemêmeaspect.
Perryseraidit.Ilvenaitderepérer,auloin,lepanached’unfeudecamp.Ilprituneprofonde
inspiration ethuma la fumée, transportéeparune rafaled’air frais.C’était forcément elle.Aria
n’étaitplustrèsloin.
–Tusensquelquechose?
Reef,soncompagnon,étaitpostésixmètresplusbasenviron.Lasueurluisaitsursapeaubrune
etcoulaitsurlabalafrequidivisaitsajoue,depuissonoreillejusqu’àlabasedesonnez.Ilhaletait.
Quelquesmois plus tôt, Perry et lui étaient encore des étrangers l’un pour l’autre.Désormais,
ReefdirigeaitlagarderapprochéeduchefquePerryétaitdevenuetlequittaitrarement.
Perry le rejoignit en quelques bonds et atterrit sur une plaque de neige, qui craqua sous ses
pieds.
–Elleestàl’est.Àunkilomètreetdemid’ici.Peut-êtremoins.
Reef s’essuya le visage du revers de lamanche, écartant ses nattes au passage.D’ordinaire, il
suivaitl’alluredePerrysanseffort,maisaprèsdeuxjoursdemarcheintensive,sonâgeserappelait
àlui.Ilétaittoutdemêmededixanssonaîné…
–Tudisqu’ellepourranousaideràtrouverleCalmeBleu?
–Oui.Elleenaautantbesoinquenous.
Reefs’approchadePerryetplissalesyeux.Puisilpenchalatêteethumal’air,d’unmouvement
énergique et animal. Contrairement à Perry, il exhibait volontiers son Sens olfactif
ultradéveloppé.
–Maiscen’estpaspourcetteraisonqu’onlasuitàlatrace,devina-t-il.
Perrynepouvaitflairersespropreshumeurs,maisiln’avaitaucunmalàimaginerlesodeursque
Reefavaitperçues.Sonimpatience,verte,viveettranchante.Sondésir,denseetmusqué.Reefétait
un Olfile, il savait exactement ce que son compagnon éprouvait en ce moment même, à la
perspectivederevoirbientôtAria.Leshumeursnementaientjamais.
–C’estunedesraisons,répliquasèchementPerry.
Ilramassasesaffairesetleschargeasursonépauled’ungestebrusque.
–Tuvasbivouaquericiaveclesautres.Jereviendraiauleverdusoleil,annonça-t-il,avantde
tournerlestalons.
– Au lever du soleil ? répéta Reef. Tu crois que les Littorans sont prêts à perdre un autre
Seigneurdesang?
Perrysefigeaetfitvolte-face.
–J’aimarchéseuldescentainesdefoisparici,rappela-t-il.
Reefhochalatête.
–Biensûr.Maistun’étaisqu’unsimplechasseur.
Ilsortitunegourdedesasacochedecuiravecunelenteurcalculée,malgrésonessoufflement
persistant.
–Tuesplusquecela,désormais.
Perryregardaendirectiondesbois.TwigetGrenétaientlà,quelquepart,l’œiletl’oreilleaux
aguets,à l’affûtdumoindremouvementsuspect. Ils leprotégeaientdepuisqu’ilavaitquittéson
territoire.Reefavaitraison.Sasurviedevaitêtrelapremièredesespréoccupations.Cescontrées
frontalièresétaientdeslieuxdangereux;enseprivantdesagarde,ilmettaitsavieenpéril.Illaissa
échapperunlongsoupir,abandonnantl’espoirdepasserlanuitavecAria.
Reefrebouchasagourded’ungestedécidé.
–Alors,quelssontlesordres,Seigneur?
Perrysecoualatête,agacéparlaformuledepolitesse.Reefnemanquaitjamaisuneoccasionde
luirappelersesresponsabilités.Commes’ilpouvaitlesoublier…
–Tonseigneurvas’accorderuneheuredesolitude,répondit-il.
Surcesmots,ils’éloignaàpetitesfoulées.
–Peregrine,attends!Tudois…
–Uneheure!lançaPerrypar-dessussonépaule.
Reefn’auraitqu’àattendresonretourpourfinirsaphrase.
Lorsqu’ilfutcertainquepersonnenelesuivait,Perryempoignasonarcetsemitàcourir.Alors
qu’ilsefaufilaitentrelesarbres,milleetuneffluvesl’assaillirent.L’odeurforteetengageantedela
terrehumide.Lafuméedufeudecampd’Aria.Etsonparfumàelle.Sonparfumdouxetrarede
violette.
Perryaimaitsentirlesmusclesdesesjambeslebrûler,l’airvifpénétrerdanssespoumons.En
hiver,lesfréquentestempêtesd’Étherincitaientàsecalfeutrer.Etcelafaisaittroplongtempsqu’il
ne s’était pas retrouvé comme ça, en pleine nature. La dernière fois, c’était quand il avait
accompagnéAriajusqu’àlaCapsuledesSédentaires,oùelleespéraitretrouversamère.Ils’étaitdit
alorsqu’elleavait rejoint les siensetque lui-mêmedevaitdésormaisveiller sur sapropre tribu.
Maisquelquesjoursplustôt,RoaravaitdébarquéauvillageavecCinderpourluiannoncerqu’Aria
étaitdansleMondeExtérieur.Depuiscetinstant,Perrynesongeaitplusqu’àlaretrouver.
Ildévalaleflancd’unecolline,oùl’herbetendreformaituntapismoelleux,etscrutalesbois.La
lumière de l’Éther filtrait difficilement au travers de la voûte feuillue, mais grâce à sa vision
nocturne,Perryvoyaitchaquebranche,chaquefeuillesedécouperdans lapénombre.Àmesure
qu’ilavançait,l’odeurdufeudecampsefaisaitplusprésente.Unsourireauxlèvres,ilseremémora
le petit jeu d’Aria, qui consistait à s’approcher de lui par surprise, silencieuse comme l’ombre,
pourluiplanterunbaisersurlajoue.
Unpeuplus loin, ildistinguaunmouvementfurtifentre lesarbres.Presqueaussitôt,Aria lui
apparut. Elle courait.Gracieuse. Attentive. Sans un bruit. Lorsqu’elle le vit, elle écarquilla les
yeuxdesurprise,maisneralentitpas l’allure.Luinonplus.Aucontraire, il sedébarrassadeses
affaires,lesjetantn’importeoù,etaccéléraencore.L’instantd’après,Ariasejetaitdanssesbras.
Perrylaserrafortcontrelui.
–Tum’asmanqué,luisouffla-t-ilàl’oreille,réprimantsonenviedel’étreindreencoreplusfort.
Jen’auraisjamaisdûtelaisserpartir.Tum’astellementmanqué.
Les mots se bousculaient, s’échappaient de ses lèvres en un flot désordonné. Elle s’écarta
légèrementetluisourit.Alors,ilsetut,commefrappédemutisme,etpromenasonregardsurla
courbedesesfinssourcils,aussinoirsquesescheveux.Ilsondasesyeuxgris,pleinsdegravité.Avec
sapeauclaireetsestraitsdélicats,elleétaitsublime.Plusbelleencorequedanssonsouvenir.
–Tueslà,dit-elle.Jen’étaispassûrequetuviendrais.
–Jemesuismisenroutedèsque…
Ariane lui laissa pas le tempsd’achever saphrase.Elle sependit à son cou et l’embrassa. Ils
échangèrent un baisermaladroit, précipité. Ils étaient trop essoufflés. Ils souriaient trop. Perry
auraitvoulumodérersafougue,savourerl’instantprésent,maisilétaittropimpatient.Lequeldes
deuxéclataderirelepremier?Iln’auraitsuledire.
–Jepeuxfairebeaucoupmieux,affirma-t-il.
–Tuasgrandi,observa-t-elleaumêmemoment.J’ail’impressionquetuasgrandi.
–Grandi?J’espèrequenon.
–Si,insistaAria.
Elle scruta son visage, comme si elle voulait le percer à jour. Elle en savait pourtant déjà
beaucoupsurlui.Pendantlapériodequ’ilsavaientpasséeensemble,illuiavaitrévélédeschoses
qu’iln’avaitjamaisconfiéesàpersonne.
Lesourired’Arias’estompaquandelleaperçutlachaîneautourducoudePerry.
– J’ai appris lanouvelle,murmura-t-elleen soulevant laparure.TuesunSeigneurde sangà
présent.C’est…fabuleux.
Perrybaissalesyeuxetregardalesdoigtsd’Ariaquis’attardaientsurlesanneauxd’argent.
–Elleestlourdeàporter,avoua-t-il.
Iln’avaitpasvécudemomentaussiagréabledepuisqu’ilavaitacceptélachaîne,desmoisplus
tôt.
L’expressiond’Arias’assombritdavantage.
–JesuisdésoléepourVale,dit-elle.
Perry sentit sa gorge se serrer et fixa les arbresplongésdans la pénombre.Le souvenirde la
mortdesonfrèreletenaitencoreéveillélanuit.Parfois,quandilétaitseul,ill’empêchaitmême
derespirer.Ilretiradoucementlamaind’Ariadelachaîneetentrelaçasesdoigtsaveclessiens.
–Plustard…,dit-il.
Ilsavaienttantdechosesàsedire.Desmoisentiersàrattraper.Perrysouhaitaitaussiaborder
avecArialesujetdesamère.DepuisqueRoarluiavaitapprislanouvelle, ilespéraitpouvoirla
réconforter.Maisilsvenaientàpeinedeseretrouver;cesdiscussionspouvaientattendre.
–Plustard…tuveuxbien?répéta-t-il.
Elleacquiesça,leregardpleind’unetendrecompréhension.
–D’accord.
ElleretournalamaindePerryetcontemplalescicatricesqu’ilavaithéritéesdeCinder.Pâleset
épaissescommedescouléesdecire,elles formaientunréseaude lignesqui s’entrecroisaientdes
phalangesjusqu’aupoignet.
–Çatefaittoujoursmal?s’enquit-elleeneffleurantlesmarquesduboutdesdoigts.
–Non.Ellesmefontpenseràtoi.Ellesmerappellentlejouroùtum’asbandélamain.
Perry baissa la tête, rapprochant sa joue de celle d’Aria. Son odeur envahit ses narines et
s’insinuaenlui,intenseetveloutée.
–C’étaitlapremièrefoisquetumetouchaissanscrainte.
–Roart’aditoùj’allais?luidemanda-t-elle.
–Oui.
Perry se redressa et contempla le ciel. Ilnediscernaitpas les courantsd’Éther,mais il savait
qu’ilsétaientlà,au-dessusdesnuages.Chaquehiver,lestempêtesétaientplusviolentes,répandant
lefeuet ladésolationdans leursillage.Perrypressentaitqueceseraitdepireenpire,aufildes
jours.Pourassurerlasurviedesatribu,illuifaudraitdécouvrirunecontréesansÉther…celle-là
mêmequ’Ariarecherchait.
–Ilm’aditquetuétaisenquêteduCalmeBleu,ajouta-t-il.
–TuasvudansquelétatsetrouvaitEuphorie…
Perryhochalatête.EnarrivantensembleàlaCapsule,oùilsespéraienttrouverlamèred’Aria,
ilsavaientdécouvertuncomplexeravagéparl’Éther.Desdômeshautscommedescollinesétaient
effondrés.Desmursdetroismètresd’épaisseur,pulvériséscommedescoquillesd’œuf.
–LamêmechoseseproduiraàRêverie.Cen’estqu’unequestiondetemps,poursuivit-elle.Le
CalmeBleuestnotreseulechance.Toutcequ’onm’araconténousconduitauxCornans.ÀSable.
Perrysentitsonpoulss’accélérer.Auprintempsdernier,sasœurLivauraitdûépouserSable,le
SeigneurdesangdesCornans,maiselleavaitprispeurets’étaitenfuie.Livn’avaitpasréapparu
depuis.PerrydevraitaffronterSabletôtoutard.
–LacitédesCornansesttoujoursprisonnièredesglaces,rappela-t-il.Rimneserapasaccessible
avantledégelduPassageduNord.D’iciquelquessemaines,sansdoute.
–Jesais.Jepensaisquelecolseraitdégagé.Dèsqu’illesera,jepartiraiverslenord.
Arias’éloignasoudaindeluietbalayalesboisduregard.Perryétaitauprèsd’ellelejouroùelle
avait découvert qu’elle était uneAudile. Lemoindre son était alors devenu un émerveillement
pourelle.Aujourd’hui,elleguettaitnaturellementlesbruitsdelanuit.
–Quelqu’unapproche,dit-elle.
–C’estReef.Undemeshommes.
Uneheures’était-elledéjàécoulée?Non,impossible.
–D’autressontpostésdanslesparages,ajouta-t-il.
Il sentit l’humeur d’Aria opérer un déclin vertigineux, produisant un courant d’air vif et
piquant. L’instant d’après, son propre pouls ralentissait. Il ne s’était pas senti aussi lié aux
émotionsd’uneautrepersonnedepuisdesmois.En fait, iln’avait rienéprouvéde teldepuis la
dernièrefoisqu’ill’avaitvue.
–Tureparsbientôt,alors?demanda-t-elle.
–Oui.Demainmatin.
–Biensûr.
Elleposadenouveaulesyeuxsursachaîneetparlad’unevoixdistante.
–LesLittoransontbesoindetoi.
Perrysecoualatête.Ellen’avaitpascompris.
–Jen’aipasfaittoutcecheminpourtevoiruneseulenuit,Aria.Jeveuxquetum’accompagnes
chezlesLittorans.C’estdangereux,ici…
–Jen’aipasbesoind’aide.
–Cen’estpascequejevoulaisdire.
Perryétaittroptendupouravoirlesidéesclaires.Avantqu’ilaitpus’expliquer,Ariareculad’un
paseteffleura lescouteauxpassésdanssaceinture.Quelquessecondesplus tard,Reefsurgitdes
bois,lesépaulesvoûtées.Perryétouffaunjuron.IlsouhaitaitpasserdavantagedetempsavecAria.
Seul.
Reef s’immobilisa en voyant la fille armée, sur la défensive. Il ne s’attendait pas à une telle
attitudedelapartd’uneSédentaire.Perryaussiavaitremarquél’airméfiantd’Aria.C’estvraique
Reefn’inspiraitguèreconfiance,avecsabalafreetsonairmauvais.
Perrys’éclaircitlavoix.
–Aria,jeteprésenteReef,lechefdemagarde.
Fairecesprésentationsluiparutétrange,commes’ilavaitdumalàconcevoirquecesdeuxêtres,
siimportantspourlui,soientencoredesinconnusl’unpourl’autre.
Reefesquissaunvaguesignedetête,puisdécochaunregardfurieuxàsoncompagnon.
–J’aideuxmotsàtedire,luilança-t-ilsèchement,avantdes’éloigner.
Perry sentit la colère s’emparer de lui. Il détestait qu’on lui parle sur ce ton,mais il faisait
confianceàReef.IlsetournaversAria.
–Jen’enaipaspourlongtemps.
Iln’avaitpasparcourudixmètresquedéjà,Reeffaisaitvolte-face.
–Dois-jetepréciserl’humeurquetudégagesencemoment?C’estl’odeurdelastupidité!Je
n’en reviens pas que tu nous aies fait venir jusqu’ici pour retrouver une fille.Une fille qui t’a
tellement…
–C’estuneAudile,l’interrompitPerry.Ellepeutt’entendre.
Reefignoralamiseengarde.
– Écoute-moi bien, Peregrine ! Tu dois penser à ta tribu avant tout. Tu ne peux pas te
permettredeperdrelatêteàcaused’unefille…surtoutuneSédentaire.As-tuoubliécequis’est
passé?Parcequelatribu,elle,n’arienoublié!
–Arian’étaitpourriendanslesenlèvements.D’ailleurs,ellen’estqu’àmoitiéSédentaire.
–C’estuneTaupe,Perry!Elleestdesleurs.Lesnôtresnes’ytromperontpas.
–Ilsferontcequejeleurdirai.
–Saufs’ilsseliguentcontretoi.Àtonavis,commentréagiront-ilsquandilsteverrontavecelle
?Valeapeut-êtrenégociéaveclesSédentaires,maisiln’enajamaismisaucunedanssonlit!
Perrysejetasursoncompagnonetl’attrapaparlecol.Lesdeuxadversairessefigèrent,agrippés
l’unàl’autre.L’humeurdeReefs’infiltradanslagorgedePerry,luicausantunebrûlureglaciale.
–Tum’asdonnétonpointdevueetjel’aientendu,dit-ilenlelâchant.
Ilreculaettentadeseressaisir,tandisqueplanaitunsilencepesant.
Perrysavaitàquelproblèmeils’exposaits’ilramenaitAriaaveclui.LesLittoranslatiendraient
pourresponsabledeladisparitiondesenfants,uniquementparcequ’elleétaituneSédentaire.Le
faitqu’ellesoitinnocenten’ychangeraitrien.Ceneseraitpasfacile–surtoutaudébut–,maisil
trouveraitunmoyendecalmerlesesprits.Quellesquesoientlesépreuvesqu’ildevraitaffronter,
PerrysouhaitaitavoirAriaàsescôtés.C’étaitsadécisiondeSeigneurdesangetils’ytiendrait.
Iltournalatêteverslajeunefille,quil’attendaittoujours,puisrevintàReef.
–Tusaiscequejepense?
–Quoi?rétorquaReef.
–Quetuasunecurieusenotiondutemps.
Reefeutunsourireencoin.Ilsepassaunemainsurlanuqueetsoupira.
–Situledis…
Lorsqu’ilrepritlaparoleuninstantplustard,savoixavaitperdudesonamertume.
–Perry,jen’aipasenviedetevoircommettrecetteerreur.
D’unhochementdetête,ildésignalachaînequesonamiportaitautourducou.
–Jesaiscequ’ellet’acoûté.Jeneveuxpasquetulaperdes.
–Jesaiscequejefais,répliquaPerryenagrippantlemétal.C’estmoiquilaporte,désormais.
2
ARIA
Aria, le regard fixé sur les arbres, écoutait lespasdePerry se rapprocher.Elle vitd’abord la
chaînebrillerautourdesoncou,puissesyeuxétincelerdanslenoir.Ilss’étaientembrassésavec
tantdefougue,toutàl’heure,qu’elleprenaitseulementletempsdel’admirer.
Ilétaitencoreplusimpressionnantquedanssonsouvenir.Commeellel’avaitdéjàremarqué,il
avaitgrandietsesépaules,plusmusclées,accentuaientl’aspectlongilignedesasilhouette.Dansla
pénombre, ellediscerna ses vêtements : unmanteau sombre etunpantalon à la coupe sobre et
ajustéeavaientremplacélesguenillesduchasseurqu’elleavaitrencontréàl’automne.Sescheveux
blonds,coupéscourt,n’avaientplusgrand-choseàvoiraveclatignasseébourifféequ’elleluiavait
connue.
Iln’avaitquedix-neufans,maisparaissaitplusvieuxquesesamisdeRêverie.Combienavaient
traverséautantd’épreuves?Combienavaient,commelui,lachargedecentainesdegens?Aucun.
Ils venaient de mondes totalement différents. « L’Éther », songea-t-elle. C’était le seul point
communentrelesSédentairesetlesÉtrangers.Ilconstituaitunemenacepourlesunscommepour
lesautres.
Perrys’arrêtaàquelquespasd’Aria.Unepâle lumièresouligna lemodelédesonvisageet les
cernes sous ses yeux. Il passa une main sur le léger duvet de son menton, produisant un
bruissementsifamilierqu’Ariacrutpresquesentirlespoilsdoréssoussesdoigts.
–Désolépourl’attitudedeReef.
–Cen’estrien,mentit-elle.
Les paroles de l’homme résonnaient encore dans sa tête. Il l’avait appelée « Sédentaire » et
même«Taupe».Desinsultesviolentes.Desmotsqu’ellen’avaitpasentendusdepuisdesmois.
ChezMarron,elleétaitconsidéréecommel’unedesleurs.
ElleévalualenombredepasquilaséparaitdePerry.Troispourelle.Deuxpourlui.Quelques
instants plus tôt, ils s’étreignaient, et voilà qu’ils se tenaient à distance comme deux inconnus.
Commesitoutavaitchangé,subitement.
«Uneerreur.»TelétaitlemotqueReefavaitemployé.Avait-ilraison?
–Jedevraispeut-êtrem’enaller.
–Non…reste.
Perrys’avançaetluipritlamain.
–Oubliecequ’iladit.Ilaunsalecaractère.Encorepirequelemien.
Arialevalesyeuxverslui.
–Pire?
Ilesquissacepetitsourireencoinquiluiavaittantmanqué.
–Presque,rectifia-t-il,soudainplussérieux.Jenesuispasvenupourtevoiruneseulenuit,ni
pourteproposermonaide.Jesuisiciparcequej’aienvied’êtreavectoi.Ils’écoulerapeut-êtredes
semainesavantledégelduPassageduNord.Nousattendrons,puisnouschercheronsensemblele
CalmeBleu.
Ils’interrompitetlafixaavecintensité.
–Reviensavecmoi,Aria.Resteavecmoi.
Ariasentitunefleuréclatantes’épanouirenelleaumomentoùilprononçacesmots.Elle les
mémorisacommelesparolesd’unechanson, interprétéed’unevoixautimbregrave,chaleureux.
Quoiqu’ilarrive,elleleschériraitcommeuntrésor.Ellebrûlaitd’accepterl’offredePerry,mais
l’angoisseluinouaitl’estomac.
–J’enaienvie,dit-elle,maisnousnesommesplusseuls,désormais.
Perrynepouvaitnégliger sa responsabilitéenvers lesLittorans.QuantàAria, ellen’étaitpas
entièrementlibredesesactes.LeConsulHess,lechefdelasécuritédeRêverie,l’avaitmenacéede
s’en prendre à Talon – le neveu de Perry – si elle ne revenait pas bientôt lui indiquer
l’emplacementduCalmeBleu.C’étaitlaraison–l’unedesraisons–desonretourdansleMonde
Extérieur.
ElleplongeasonregarddansceluidePerry,sansserésoudreàluiparlerduchantagedeHess.Il
nepourraitrienyfaire,etlemettreaucourantneserviraitqu’àl’inquiéterdavantage.
–Reefaditquelatribuseretourneraitcontretoi,préféra-t-ellerappeler.
–Reefsetrompe,répliquaPerryenscrutantlesboisavecagacement.Illeurfaudrapeut-êtreun
peudetempspours’adapter,maisilsferontcequejeleurdirai.
Illuipressalamainetunsourireilluminasonvisage.
–Disoui!Jesaisquetuledésiresautantquemoi.Roarserafurieuxsijerevienssanstoi.Etce
n’estpastout.J’ail’argumentquidevraitt’aideràtedécider…
Perryfitglissersamainlelongdubrasd’Aria.Aucontactdesesdoigtscalleuxd’archer,àlafois
douxetrêches,elleéprouvaundélicieuxfrisson.Personneneluiavaitjamaisfaitunteleffet.Elle
écoutalebruissementdesarbres,puissentitlafraîcheurdelabrisesursesjoues.Elleeutdumalà
seconcentrersurcequePerryluiditensuite,tantelles’enivraitduplaisirdelesentirsiproche.
–IltefautdesMarques,luidisait-il.DissimulerunSensestmalhonnête,Aria.Ilestarrivéque
desgenssefassenttuerparcequ’ilsavaientcachéleleur.
–Roarm’enaparlé,admit-elle.
Depuisqu’elleavaitquitté la résidencedeMarron,Aria secachaitdans lesbois.Commeelle
n’avaitrencontrépersonne,sonabsencedeMarquesn’avaitpasposédeproblème.Maislorsqu’elle
cheminerait vers le nord, elle croiserait forcément des gens. Des tatouages d’Audile la
protégeraient,c’étaitindéniable.
–SeulunSeigneurdesangpeutgarantirl’authenticitédesMarques.Ilsetrouvequej’enconnais
un…,ironisaPerry.
–Tuaccepteraisdem’aideràmefairetatouer?Mêmesijen’appartiensqu’àmoitiéauMonde
Extérieur?
Ilpenchalatêtedecôté.
–Oui.Avecplaisir.
–Et,Perry…Ausujetde…
Ariahésita.Ellen’étaitpas sûredevouloir formuleràvoixhaute laquestionqui la taraudait
depuis des mois. Pourtant, elle devait en avoir le cœur net. Même si la réponse risquait de
l’anéantir.
–Tum’asditquetunepouvaisformeruncouplequ’avecuneautreOlfile,etjenesuispas…
Ellesemorditlalèvreetachevasaphraseenpensée:«Jenesuispascommetoi.Jenesuispas
cellequetuvoulais.»
LeregarddePerrylaréconforta.Ilavaitsondélaprofondeurdesonmalaise.Ils’approchaet
suivitdudoigtl’ovaledesonvisage.
–Grâceàtoi,j’aichangémafaçondevoiruncertainnombredechoses,dontcelle-ci.
Aria songea soudain qu’il lui était inconcevable de le quitter. Elle allait devoir trouver un
moyendesefaireaccepterparlessiens.Latribuluiseraithostile,c’étaitcertain,carelleétaitune
Sédentaire.SiPerryetellearrivaientauvillagemaindanslamain, lesLittoranssemettraientà
douter de leur nouveau chef. À moins qu’ils ne parviennent à les distraire, en attirant leur
attentionsurunautresujet.Surunechosedontilsavaienttousbesoin.
Uneidéegermadanssonesprit.
–TuasdéjàparlédemoiauxLittorans?s’enquit-elle.
Perryfronçalessourcils,commesilaquestionleprenaitaudépourvu.
–J’aiditàplusieurspersonnesquetuallaism’aideràtrouverleCalmeBleu.
–C’esttout?
–Jen’aipasparlédenousdeux,sic’esttaquestion.
Ilhaussalesépaules.
–C’estpersonnel…çaneregardequenous.
–Ondevraits’enteniràça.Jevaist’accompagnerentantquesimplealliée,etnousdeux,comme
tudis,çaresteranotresecret.
Perryéclatad’unriresansjoie.
–Tuessérieuse?Tuenvisagesdementir?
–Ceneserapasunmensonge.Simplement,cequiconcernenotrerelationresteraentrenous.
Ainsi, la tribu aura le temps de se préparer tranquillement à l’idée…Roar tiendra sa langue si
nécessaire.MaisReef?
Perryacquiesça,lamâchoirecrispée.
–Ilm’ajuréfidélité.Ilferacequejeluidemande.
Uncraquementdanslesous-boisattiral’attentiond’Aria.Troisindividusapprochaient.Trois
démarches différentes, dont une plus pesante. Les hommes qui composaient la garde de Perry
arrivaientendiscutantpaisiblement.Pourdesoreillesd’Audilecommecellesd’Aria,chaquevoix
étaitunique,aussisingulièrequelestraitsd’unvisage.
–Lesautresnousrejoignent,annonça-t-elle,tendue.
–Cesontmeshommes,larassuraPerry.Jen’airienàleurcacher.
Arianedemandaitqu’àlecroire;cependant,elleavaitconscienced’allerau-devantd’unetâche
délicate,quiexigeraitbeaucoupd’habileté.Ensaqualitédenouveauchef,Perryavaitbesoindela
confiancedesatribu.Desoncôté,elleétaitforcéed’admettrequedesMarquesaugmenteraient
ses chances de trouver le Calme Bleu. Sans parler de la présence de Perry auprès d’elle pour
cheminerjusqu’àRim.C’étaitunchasseur,unguerrier,unsurvivant.Elleneconnaissaitpersonne
qui soit aussi à l’aise que lui dans les contrées frontalières. Autant de bonnes raisons de passer
quelques semaines chez les Littorans avant de se lancer dans sa quête. S’ils se montraient
suffisammentprudents,Perryetelleobtiendraienttoutcequ’ilsvoulaient.
Lebruitdepass’amplifiait.LesgardesdePerryétaienttoutproches,désormais.Ariasedressa
surlapointedespiedsetposalesmainssurlapoitrinedePerry.
–C’estlemeilleurmoyenderéussir…leplussûr,murmura-t-elle.Fais-moiconfiance.
Elleluidéposaunbaiserfugacesurleslèvres,maissentitqu’ilnes’encontenteraitpas.Elleprit
alorssonvisageentresesmainsetl’embrassaavecpassion,avantdereculer.
Lorsque Reef et deux autres hommes apparurent, plusieurs pas la séparaient de Perry. Une
distancenormaleentredeuxinconnus.
3
PEREGRINE
Deux jours plus tard, au sortir d’un boqueteau de chênes, le village des Littorans apparut,
perché au sommet d’une butte. De chaque côté du chemin de terre, des champs s’étiraient
jusqu’aux collines qui bordaient la vallée. Le ciel était encombré d’épais nuages gris. La pluie
menaçait depuis le matin et une légère bruine commençait à tomber. Perry aurait aimé voir
apparaîtreunelumièrequelconque:unrayondesoleil,ouunéclatd’Éther.Hélas,letempsétait
couvertdepuisdesjours.
Enfant, ilavaitsouvent imaginéqu’ildeviendraitunjourSeigneurdesang.Mais lesentiment
qu’il éprouvait alorsn’avait rien à voir avec l’émotionqui l’étreignait encemoment.C’était la
premièrefoisqu’ilrevenaitsursonterritoire.Leciel,laterre,lesarbres,lespierresdecetterégion
etmêmelesêtreshumainsquilapeuplaientluiappartenaientdésormais.
–C’estlevillage?demandaAriaensurgissantàsescôtés.
Perry fit mine d’inspecter son arc et son carquois pour masquer sa surprise. Depuis qu’ils
avaient pris le chemin du retour, Aria ne lui avait pas prêté plus d’attention qu’àReef, qu’elle
laissaitindifférent,ouàGrenetàTwig,quiladévoraientduregard.Lanuit,Perryetelleavaient
dormichacund’uncôtédufeudecamp;danslajournée,ilss’étaientpeuparlé.Etmêmealors,
leurséchangesétaientrestésbrefsetfroids.Perrydétestaitfeindrel’indifférence,maissicelaaidait
Ariaàsesentiràl’aise,ilétaitprêtàjouerlejeu.Dumoinspourl’instant…
–Oui.C’estbienlui,acquiesça-t-il.Monpèrel’afaitconstruireencercle,pourqu’ilsoitplus
facile àdéfendre.Encasd’attaque,onplacede solides cloisonsdebois entre lesmaisons,pour
formerunrempartcontinu.
Ilpointal’index.
–Tuvoislagrandebâtisse,là-bas?Letoitleplushaut?Ilabriteleréfectoireetlescuisines.Le
cœurdelatribu.
Perry s’interrompit lorsqueTwig etGren les dépassèrent.Lematin, il avait envoyéReef en
éclaireurauvillage,afindeprévenirlesLittoransqu’ilarriveraitbientôtencompagnied’Aria,et
qu’elle serait sous sa protection, en qualité d’alliée. Il souhaitait que les siens lui réservent le
meilleur accueil. Comme ses hommes les distançaient, il s’autorisa à se rapprocher d’Aria et
désignadumentonunebandedeterrecalcinée,ausud.
–Unetempêted’Étheradévastélesbois,cethiver.Ellenousaaussiprivésd’unepartiedenos
meilleuresterrescultivées.
UnlégerfrissontraversalesépaulesdePerrylorsqu’ilflairal’humeurd’Aria.Unenuancevert
intense,unefragrancedementhe.Elleétaitsurlequi-vive,unpeuagitée.Quantàlui,ils’enivrait
d’êtredenouveauensymbioseavecuneautrepersonne,de flairerseshumeursmaisausside les
éprouver aumêmemoment.Aria ignorait l’existencede ce lienentreeux. Ilne lui enavaitpas
parlé à l’automne, songeant qu’il ne la reverrait plus, et décida de le faire dès qu’ils se
retrouveraiententêteàtête.
– Les dégâts auraient pu être bien pires, poursuivit Perry. Nous avons réussi à éteindre les
incendiesetlevillageaétéépargné.
Ilscrutal’horizon.LaValléedesLittoransn’étaitpasunvasteterritoire,maiselleétaitfertileet
son emplacement la rendait facile à défendre. Aria en avait-elle conscience ? Lorsque l’Éther
laissaitcettecontréeenpaix,c’étaitl’endroitidéalpourlesculturesetl’élevage.Maiscombiende
temps cela pourrait-il encore durer ?Une année ?Deux, aumieux, avant que la terre ne soit
complètementbrûlée.
–C’estbeaucoupplusjoliquejenel’imaginais,ditAria.
–Vraiment?fit-il,soulagé.
Elleledévisagea;sesyeuxsouriaient.
–Vraiment.
AriasedétournasoudainetPerrysedemandas’ilss’étaienttropapprochésl’undel’autre.Des
alliésavaient toutdemême ledroitdediscuteroud’échangerunsourire,non? Ilcomprit son
attitudequandildécouvritcequ’elleavaitentendu.
Willowvenait verseuxencourant sur le cheminde terre.Fleagalopait à ses côtés.Lechien
déboulalepremier,lesoreillesrabattues,etlescrocsdécouverts.
–Toutvabien,larassuraPerry.Ilestgentil.
Ariarestasurladéfensive.
–Iln’enapasl’air,observa-t-elle.
RoaravaitconfiéàPerryqu’elleétaitdevenueuneguerrièrechevronnée.Cedernierenavaitla
confirmation.Ariasemblaitplusforte,plusrapide.Plusapteàmaîtrisersapeur.
Ils’agenouilla.
–Toutdoux,Flea.Laisse-latranquille,voyons.
Lechienreniflalesbottesd’Ariaetagitalaqueueavantdes’approcherjoyeusementdePerry,
quicaressasonpoilrêche,tachetédenoiretdemarron.
–C’estlechiendeWillow,dit-il.Ilssontinséparables.
–J’imaginequec’estelle,alors,murmuraAria.
Perry se releva aumomentoùWillowcroisaitGren etTwig, les saluant à lahâte.L’instant
d’après, elle lui sautaitdans lesbras, commeelle le faisaitdepuisqu’elleétait toutepetite.Elle
avaittreizeansàprésentetdevenaitunpeutroplourdepourcegenred’effusion.Maiscommecela
faisaitrirePerry,ellecontinuait.
–Tum’avaisditque tupartais seulementquelques jours ! lança-t-elle, sitôtqu’il la reposaà
terre.
Elle arborait sa tenue habituelle : un pantalon poussiéreux, des bottes poussiéreuses, une
chemisepoussiéreuseet,tresséesdanssescheveuxbruns,desbandesdetissurougedécoupéesdans
lajupequesamèreluiavaitconfectionnéepourl’hiver.
Perrysourit.
–Etc’étaitlavérité,souligna-t-il.Jenesuisrestéabsentquequelquesjours.
–Çam’aparudessiècles !répliquaWillow,avantdeposersurAriadesyeuxbrunspleinsde
méfiance.
Lorsqu’on l’avaitchasséedeRêverie,Ariaavait toutes lescaractéristiquesde laSédentaire.Sa
diction était saccadée, sa peau blanche comme le lait, son odeur rance, comme altérée. Ces
différencess’étaientestompéesaufildutemps.Désormais,ellesedistinguaitpourunetoutautre
raison,quiavaitincitéTwigetGrenàl’observeràsoninsucesdeuxderniersjours.
–Roarm’aannoncélavenued’uneSédentaire,repritfinalementWillow.Ilparaîtqu’onvabien
s’entendre.
–Jel’espère,réponditAriaencaressantlatêtedeFlea.
Lechiens’étaitassiscontresajambeethaletait,toutguilleret.
–Fleat’aimebien,constataWillow.C’estbonsigne.
EllefronçapourtantlessourcilsetsetournaversPerry,quiflairasonhumeur.D’ordinaire,elle
exhalaitunevivesenteurd’agrume,maisencemoment,unenuanceplussombreenbrouillaitles
contours.Ilcompritquequelquechosenetournaitpasrond.
–Ques’est-ilpassé,Will?l’interrogea-t-il.
Ellehaussalesépaules.
–Toutcequejesais,c’estqueBearetWylant’attendent,etqu’ilsn’ontpasl’aircontents.Tues
prévenu…
Surcesmots,elledécampa,Fleasursestalons.
Perrymontaverslevillageensedemandantcequ’ilallaitytrouver.Bear,uncolosseaucœur
d’or et aux mains perpétuellement souillées de terre, ne jurait que par l’agriculture.Mince et
revêche, Wylan était le chef des pêcheurs Littorans. Ces deux-là se chamaillaient souvent,
s’obstinantàopposerlaterreetlamer,chacunvantantlesméritesd’uneressourceplutôtquede
l’autre,commesilesdeuxn’étaientpasessentiellesàlasurviedeleurcommunauté.Perryespérait
qu’ilsnesouhaitaientrienluiexposerdeplusgravequeleursempiternellequerelle.
Ariamarchaitàsescôtésd’unpasconfiant.Cependant,lorsqu’ilsfranchirentl’entréeprincipale
ets’avancèrentsurlaplacecentrale,ilperçutlatonalitéfroidedesacrainte.Ilvitalorssonvillage
àtraverslesyeuxd’Aria:desmasuresdeboisetdepierre,disposéesencercleetpatinéesparles
embruns.Unefoisencore, ilsedemandacequ’ellepensait.Ici, leshabitationsétaientbeaucoup
moins confortables que la demeure deMarron, et sans comparaison avec les logements qu’elle
avaitconnusdanslesCapsules.
Ils arrivaient juste avant le dîner, un moment assez mal choisi. Des dizaines de personnes
s’étaientmasséessurlaplace,attendantl’appeldurepas.D’autress’installèrentàleurfenêtreou
devant leurportepour les regarderpasser.L’undes filsdeGraymontradudoigt lesnouveaux
venus, tandis que son frère riait sottement. Brooke se leva du banc devant chez elle et regarda
PerryetAriaàtourderôle.Ilculpabilisaenrepensantàlaconversationqu’ilavaiteueavecelle
durantl’hiver.Ilavaitmisfinàleurliaisonauprétextequ’ilétaittroppréoccupé,qu’ilavaittrop
de choses en tête pour s’investir dans une relation de couple. En réalité, il était habité par le
souvenird’Aria…qu’ilpensaitalorsnejamaisrevoir.
Non loind’eux,BearetWylandiscutaientavecReef. Ils lancèrentunregardàPerry,puis se
turent.Unesorted’instinctlepoussaàgagnersamaisonsansattendre.Ils’occuperaitd’euxbien
asseztôt.Surtoutqu’ilnevoyaitpasRoar,laseulepersonnedontilauraitsouhaitélacompagnie
pourl’instant.
Perrys’arrêtadevantsaporteetécartadupiedunehottedepetitbois.Ilsetournaalorsvers
Aria, songeantqu’ildevraitpeut-être luidirequelquechoseenguisedebienvenue.Maisquoi?
Toutluisemblaittellementconvenu.
–Cen’estpastrèsgrand,lâcha-t-ilenfin.
Ilentradanslabâtisse,grimaçaàlavuedescouvertureséparpilléessurlesol,destassessalessur
latable.Desvêtementss’amoncelaientdansuncoinetunepiledelivress’étaitécrouléelelongdu
mur.Bienquelamerfûtàunebonnedemi-heuredemarche,unepelliculedesablerecouvraitle
plancher.
Enfin, pour une maison que se partageaient une demi-douzaine d’hommes, ç’aurait pu être
pire…
–LesSixdormentici,expliqua-t-il.Jelesairencontrésaprèston…
Ils’interrompit.Ilsesentaitincapabledeprononcerlemotdépart.
–Ilsformentmagarde,àprésent.ToussontMarqués.TuasdéjàrencontréReef,TwigetGren.
Lesautres sontdes frères :Hyde,HaydenetStraggler
1
.TroisVigiles.Strag s’appelleen réalité
Haven,maissonsurnomluivacommeungant.
Ilsefrottalementonetsetut.
–Tuauraisunebougie,ouunelampequelconque?luidemandaAria.
Alors, seulement, il remarqua la pénombre ambiante. Pour lui, les reliefs de la pièce se
découpaient nettement. Pour Aria, en revanche, tout se confondait. Perry avait toujours
conscience d’être unOlfile,mais il oubliait généralement son acuité visuelle hyperdéveloppée,
jusqu’à ce qu’une occasion comme celle-ci se présente. Il était unVigile, certes,mais la chose
étonnanteétaitquesesyeuxluipermettaientaussidevoirdanslenoir.Unjour,Ariaavaitsuggéré
que ce don résultait d’une mutation : un effet de l’Éther qui avait amplifié ce Sens chez lui.
Personnellement,ilconsidéraitplutôtcelacommeunemalédiction:uneréminiscencedesamère
Vigile,morteenluidonnantlavie.
Perryouvritlesvoletsetlalumièretroubledefind’après-midientradanslapièce.Dehors,sur
la place centrale, les bavardages allaient bon train. La nouvelle de l’arrivée d’Aria se répandait
commeunetraînéedepoudreetiln’ypouvaitrien.Lesbrascroisés,l’estomacnoué,illaregarda
promenersonregarddanslamaison.Iln’enrevenaittoujourspasdelavoirlà,chezlui.
EllelerejoignitàlafenêtreetexaminalacollectiondefauconssculptésdeTalon,poséssurle
rebord.Perrysavaitqu’ilauraitdûallervoirBearetWylan;pourtant,ilrestaitfigé.
Ilmontralesoiseauxdudoigtets’éclaircitlavoix.
–C’estTalonetmoiquilesavonsfabriqués.Lessienssontlesplusbeaux.Lemien,c’estcelui
quiressembleàunetortue.
Ariapritlastatuetteetlaretournadanssamain.PuiselleposasurPerrydesyeuxgrispleinsde
tendresse.
–C’estmonpréféré,dit-elle.
Le regard de Perry s’attarda sur ses lèvres. Ils étaient seuls et, depuis leur dernière étreinte,
c’étaitlapremièrefoisqu’ilssetenaientaussiprèsl’undel’autre.
Ellereposalasculptureetrecula.
–Tuessûrquejepeuxrester?
–Oui.Tupeuxoccuperlachambredubas.
De l’endroitoù il se trouvait,Perryapercevait leborddu litdeson frère, soussacouverture
rougefanée.Ilauraitpréféréqu’Ariadormeailleurs,maisilnevoyaitpasdemeilleuresolution.
–Moi,jeserailà-haut,précisa-t-ilendésignantlegrenierd’unhochementdetête.
Ariaposasasacochecontrelemuretjetauncoupd’œilàlaported’entrée.Unsonlafitsourire.
Unesecondeplustard,unéclairnoirjaillitdanslamaison.Roar.
–Enfin!hurla-t-ilensoulevantAriadanssesbras.Pourquoias-tumisautantdetemps?
Ilfitunclind’œilàPerry.
–Bon…inutilederépondre.J’aimapetiteidée.
IlreposaAria,puisserravigoureusementlamaindesonami.
–Çafaitdubiendeterevoir,Per!
–Qu’est-cequej’aimanqué?s’enquitcelui-ci,ensouriantdetoutessesdents.
AvantqueRoaraitpurépondre,Wylan,BearetReefentrèrentàleurtour.Unsilencepesant
s’installa.LesnouveauxvenusfixèrentunlongmomentlaseuleÉtrangèredugroupe.Leshumeurs
de la pièce s’échauffèrent, teintant de rouge sang le champ visuel de Perry. Ces hommes ne
voulaientpasd’elleici.Ilavaitbeaus’attendreàleurréaction,ilserramalgrétoutlespoings.
–JevousprésenteAria,dit-ilenrésistantàl’enviedes’approcherd’elle.CommeReefvousl’a
dit,elleestàmoitiéSédentaire.EllevanousaideràtrouverleCalmeBleu,enéchangedugîteet
ducouvert.Pendantsonséjour,elleseraMarquéeenqualitéd’Audile.
Perry ne put s’empêcher de culpabiliser en prononçant cette demi-vérité, qui s’apparentait
davantageàunmensonge.IllutlasurprisedanslesyeuxdeRoar.
Bears’avançaentordantsesgrossesmains.
–Excuse-moidetedemanderça,Perry,maiscommentuneTaupepourrait-ellenousaider?
Wylanmarmonnaquelquechosedanssabarbe.AriasetournabrusquementversluietRoarse
crispa.Audilestouslesdeux,ilsl’avaiententendudistinctement.
Perrysentituneboufféedechaleurl’envahiretseretintdegiflerWylan.Ilcompritalorsquele
malaisequ’iléprouvaitn’étaitautrequel’humeurd’Aria.Ils’efforçadereprendrelecontrôlede
sesémotions.
–Tuasquelquechoseàdire,Wylan?
–Non,réponditl’autre.Rien.
Puis,avecunsourireencoin:
–Jevérifiaissimplementsisesoreillesfonctionnaient.Ondiraitquec’estlecas.
Reefluiposaunemainsurl’épauleavecunetellevigueurqueWylan,plusmenu,fitlagrimace.
–BearetWylanmeracontaientjustementcequis’étaitpasséennotreabsence.
Perrysepréparaàentendrelerécitdeleurdernièrechamaillerie.
–Jevousécoute,dit-il.
Bearcroisalesbrassursonlargepoitrailetfronçasesépaissourcils.
–Onaeuunincendiedans laréserve,hiersoir.Onpensequec’estCinder, legarçonquiest
venuavecRoar,quil’acausé.
Inquiet,PerryregardaRoaretAria.Ilsétaientlesseulsàconnaîtrelafacultéexceptionnellede
Cinder.Lesseulsàsavoirquelejeunegarçonpouvaitcanaliserl’Éther.Sanss’êtreconcertés,ils
protégeaientsonsecret.
–Personnenel’avufaire,repritRoar,quilisaitdanslespenséesdePerry.Ilafiléavantqu’on
puissel’attraper.
–Iladisparu?questionnaPerry.
Roarlevalesyeuxauciel.
–Tusaiscommeilest.Ilreviendra.Ilrevienttoujours.
Perrypliaetdéplialesdoigtsdesamaincouvertedecicatrices.S’iln’avaitpasvudesespropres
yeuxCinderanéantirunebandedeFreux,iln’yauraitjamaiscru.
–Lesdégâtssontimportants?
Beardésignalaported’unhochementdetête.
–Ilfaudraitquetuviennesvoir.
Perryluiemboîtalepas.Ils’arrêtasurleseuiletsetournaversAria,quihaussalesépaules.Ils
n’étaientpaslàdepuisdixminutesqu’ildevaitdéjàlaquitter.Celaluicoûtait,maisiln’avaitpasle
choix.
Laréserve,aufondduréfectoire,étaitunelonguesalleoùs’alignaientdesétagèresdebois,sur
lesquelles on entreposait céréales, épices, aromates et autres paniers remplis de légumes frais.
D’ordinaire,l’airambiantétaitchargédefragrancesalimentaires,maiscettefois,enentrant,Perry
futsaisiàlagorgeparuneodeurdeboiscalciné.Ilperçutunrelentdelabrûlureprovoquéepar
l’Éther…unesenteurquiluirappelaitaussicelledeCinder.
Lesdégâtsétaient limitésàuncoinde lapièce,oùuneétagèreétaitpartiellementréduiteen
cendres.
–Iladûfairetomberunelampe,oujenesaisquoi,suggéraBearengrattantsonépaissebarbe
noire.Onestarrivéstrèsvite,maisonaquandmêmedûjeterdeuxcasiersdecéréales.
Perry hocha la tête. Ils ne pouvaient pas se permettre de perdre autant de nourriture. Les
Littoransétaientdéjàrationnés.
–Cegossetevoleetnousvole,ditWylan.Laprochainefoisquejelevois,jelechassedenotre
territoire.
–Non,répliquaPerry.Tumel’envoies.
1-Traînardenanglais.(N.d.T.)
4
ARIA
–Çava?s’enquitRoar,alorsquelamaisonsevidait.
Aria acquiesça avec un soupir qui trahissait ce qu’elle ressentait réellement. À l’exception de
PerryetdeRoar,tousleshommesquivenaientdequittercettepièceladétestaientàcausedeses
origines.Àcausedecequ’ellereprésentait.
ElleétaituneSédentaire.L’undecesêtresquivivaientgénéralementdansdescitéssouscloche.
Une«Taupevagabonde»,commeWylanl’avaitmarmonnédanssabarbe.Elles’étaitpréparéeà
cesréactions,surtoutaprèsavoirsubilesregardsfroidsdeReefplusieursjoursd’affilée,maiselle
n’enétaitpasmoinsbouleversée.Ellesongeasoudainquelessiensréagiraientdelamêmefaçon,
voirepire,siPerryentraitàRêverie.LesGardiensabattraientcetÉtrangeràvue,sanssommation.
Ellesedétournadelaporteetpromenasonregardautourd’elle.Lademeureétaitencombrée
maisaccueillante.Unetableentouréedechaisespeintestrônaitaucentre.Dessaladiersetdespots
multicoloresoccupaientlesétagères.Deuxfauteuilsencuir,usésmaisd’aspectconfortable,étaient
disposésdevant la cheminée.Sur lemurdu fond, elle aperçutdespanierspleinsde livres etde
jouetsenbois.L’atmosphèredelapièceétaitpaisible;ilyflottaitunelégèreodeurdefuméeetde
boisancien.
–C’estchezlui?demanda-t-elleàRoar.
–Affirmatif.
–J’aiencoredumalàréaliserquejesuislà.C’estpluschaleureuxquejenel’auraisimaginé.
–Çal’étaitencoreplusavant.
Unanplustôt,Perryoccupaitcettemaisonavecsafamille.Àprésent,iln’yavaitplusquelui.
Ariasedemandasic’étaitpourcelaque lesSixydormaient. Ilyavait sansdouted’autres lieux
vacantsdanslevillage.Lacompagniedeceshommesempêchaitpeut-êtrePerryd’éprouvertrop
cruellementlemanquedessiens…Non,probablementpas.Personnenepeutvousconsolerdela
perted’êtreschers.Ariaétaitbienplacéepourlesavoir,ellequinepourraitjamaiscomblerlevide
laisséparsamère.
EllerevitenpenséesachambreàRêverie :unpetitespacesimpleetpropretauxmursgriset
équipé d’une commode. C’était chez elle, autrefois. Mais cet endroit ne lui manquait pas ;
aujourd’hui,illuiparaissaitaussiaccueillantqu’unegrosseboîtemétallique.Cequ’elleregrettait,
enrevanche,c’étaitcequ’elleéprouvaitlà-bas:lesentimentd’êtreensécurité,aimée,etentourée
degensqui l’appréciaient.Des individusquinechuchotaientpas«Taupevagabonde»sur son
passage.
Aria réalisa soudain qu’elle n’avait plus d’endroit à elle. Elle n’avait pas même un bibelot
semblableaux figurinesde faucon, sur lerebordde fenêtre.Aucunobjetattestantsonexistence.
Toutcequiluiappartenaitétaitvirtueletn’existaitquedanslesDomaines.Ellenepossédaitrien
deréel.Ellen’avaitmêmeplusdemère.
Une curieuse sensation d’apesanteur l’envahit.Tel un ballon de baudruche dont la ficelle se
seraitdétachée,elleflottait,légèrecommeunsouffled’air.
–Tuasfaim?s’enquitRoardanssondos,desonhabitueltonenjoué.D’habitudeonmangeau
réfectoire,maissitupréfères,jepeuxnousrapporterquelquechoseici.
Ariaseretourna.Roarsetenaitdebout, lesbrascroisés,unecuisseappuyéecontre latable.Il
étaitentièrementvêtudenoir,commeelle.
–C’estmoinsconfortablequechezMarron,n’est-cepas?observa-t-ilavecunsourire.
Aria et Roar y avaient passé ensemble les derniersmois. Il soignait une blessure à sa jambe,
tandisqu’ellepansaitlessiennes…beaucoupplusprofondes.Tousdeuxavaientfiniparserétablir.
LesouriredeRoars’épanouit.
–Ah!Jesaispourquoitufaiscettetête-là.Jet’aimanqué.
Elleroulalesyeux.
–Çafaitàpeinetroissemainesqu’ons’estquittés!
–Uneéternité!Alors,cerepas?
Aria jeta un coup d’œil vers la porte. Si elle voulait être acceptée par les Littorans, elle ne
pouvaitpassecacher.Elledevaitlesaffronter.
–Jetesuis,dit-elleenhochantlatête.
–Ellealapeaulissecommeuneanguille.
Comme les précédentes, cette remarque désobligeante n’échappa pas aux oreilles d’Aria. La
tribuavaitproférédescommentairesmalveillantssursoncompteavantmêmequ’ellesesoitassise
à une table, en compagnie de Roar. Elle prit la lourde cuillère et remua son bol de ragoût,
s’efforçantd’oublierlarumeurhostileautourd’elle.
Leréfectoireétaitinstallédansunebâtissedepierregrossièrementtailléedontlestyletenaità
la fois de la sallemédiévale et du pavillon de chasse.Deux énormes cheminées rugissaient aux
extrémités de la salle. Plusieurs rangées de tables étaient posées sur des tréteaux et ornées de
bougies.Des enfants se couraient après et leurs voix aiguës semêlaient aux gargouillis de l’eau
bouillante, au crépitement des feux, aux cliquetis des cuillères, aux lapements, éructations,
aboiements,éclatsderireetdiscussions,pour formerunvacarmeassourdissant,encoreamplifié
par la réverbération sur les murs.Malgré le brouhaha ambiant, Aria distinguait nettement les
chuchotementscruelsdesesdétracteurs.
Deuxjeunesfemmesconversaientàlatablevoisine.Ariareconnutlajolieblondeauxyeuxbleu
vifqui l’avaitregardéeentrerdans lamaisondePerryd’unair farouche.CedevaitêtreBrooke,
dont la sœur cadette,Clara, se trouvait aussi àRêverie.Vale l’avait vendue, commeTalon, en
échangedevictuaillespourlesLittorans.
–JecroyaisquelesSédentairesmouraientquandilsrespiraientl’airdudehors,ditBrooke.
–C’estlavérité,confirmal’autrefille.Maisilparaîtqu’ellen’estqu’àmoitiéTaupe.
–Quelqu’unseseraitaccoupléavecuneSédentaire?
Ariasecramponnaàsacuillère.Enutilisantcemothorrible,cesfillesinsultaientsamère,qui
étaitmorte,etsonpère,dontl’identitérestaitunmystèrepourelle.ElleréalisaquelesLittorans
lestraiteraientaveclemêmemépris,Perryetelle,s’ilsconnaissaientlavéritésurleurrelation.Ils
parleraientdeleur«accouplement».
–Perryditqu’ellevaêtreMarquée.
–UneTaupeavecunSenshyperdéveloppé, j’aidumal à le croire, répliquaBrooke.Elle est
quoi,aujuste?
–C’estuneAudile,jecrois.
–Çaveutdirequ’ellenousentend!
Deséclatsderirefusèrent.
Ariaserralesdents.Roar,assispaisiblementàsescôtés,sepenchaverselle.
– Écoute attentivement ce que je vais te dire, lui chuchota-t-il à l’oreille. C’est une chose
essentielleàsavoirsitudoisséjournerparminous.
Ariafixasonbolderagoût.Soncœurtambourinaitdanssapoitrine.
–Netouchesurtoutpasauhaddock.Ellesl’ontfaitcuiresilongtempsqu’ilestimmangeable.
Unehorreur!
Elleluidonnauncoupdecoudedanslescôtes.
–Roar!
–Jeneplaisantepas.Ilestdurcommedelasemelle.
Roarhélaunhomme,àl’éclatantebarbeblanche,assisenfacedelui:
–Pasvrai,VieuxWill?
Bienqu’Ariaaitvécuàl’Extérieurpendantplusieursmois,elles’émerveillaitencoredesrides,
des cicatrices et autres marques de vieillissement. Autrefois, elle les trouvait dégoûtantes.
Aujourd’hui, le visage buriné de l’homme la faisait presque sourire. À l’Extérieur, les corps
témoignaientdesexpériencesdesgens,enaffichaientlesouvenir.
Willow, l’adolescente qu’Aria avait rencontrée unpeuplus tôt, s’assit à côté du vieuxbarbu.
AriasentitalorsunpoidssursabotteetdécouvritFleacouchéàsespieds.
–Grand-père,Roart’aposéunequestion,signalaWillow.
LevieilhommeorientauneoreilleendirectiondeRoar.
–Tudisais,monjoli?
– JeconseillaisàAria, iciprésente,d’éviterdemanger lehaddock ! répondit l’intéresséd’une
voixtonitruante.
LeVieuxWillconsidéraAriaavecunegrimacededégoût.Elles’empourpra.Entendrelesgens
lacritiquertoutbasétaitdéjàassezdésagréable,maisc’étaitencorepiredesevoirmépriseraussi
ouvertement.
–J’aisoixante-dixans,lâcha-t-ilenfin.Soixante-dixans,etjemeportecommeuncharme.
–LeVieuxWilln’estpasunAudile,murmuraRoar.
–J’avaiscompris,merci.J’airêvéouilvientdet’appeler«monjoli»?
Roaracquiesça,labouchepleine.
–Çasecomprend,non?
Ariacontemplalestraitsréguliersdesoninterlocuteur.
–En effet, concéda-t-elle,même si lemot « joli » n’était pas lemieux choisi pour qualifier
Roar,avecsonairténébreux.
–J’aiapprisquetuallaisêtreMarquée,reprit-il.Veux-tuquejesoistongarantofficiel?
–JepensaisquePerry…Peregrines’enchargerait.
–PerryauthentifieralesMarquesetprésideralacérémonie.Cela,seulunSeigneurdesangpeut
lefaire.Maiscen’estpastout…
Lafemmecorpulenteassisedel’autrecôtédeRoarsepenchaenavant.
– Quelqu’un qui possède le même Sens que toi doit attester solennellement ton
hypersensorialité,dit-elle.SituesuneAudile,seulunautreAudilepeutlegarantir.
Ariasourit,notantquelafemmeavaitmisl’accentsurlemotsi.
–JesuisuneAudile.Donc,cen’estpasunproblème.
Lafemmel’examinadesesyeuxcouleurmieletsaphysionomies’adoucit,commesiellevenait
deprendreunedécisionensafaveur.Elleseprésenta:
–Jem’appelleMolly.
–Mollyestnotreguérisseuseetl’épousedeBear,précisaRoar.Elleestencoreplusféroceque
soncolossedemari.Pasvrai,Molly?
Puis,s’adressantdenouveauàAria:
–Alors,qu’est-cequetuendis?C’estàmoiquerevientlerôledegarant,non?Jesuislemieux
placé.Jet’aitoutappris.
Ariasecoualatêteetréprimaunsourire.Roarétaiteffectivementlechoixidéal:illuiavaitbel
etbienappristoutcequ’ellesavaitsurlessons…etsurlemaniementdescouteaux.
–Tout,sauflamodestie,répliqua-t-elle.
Ilhaussalesépaules.
–Àquiçapeutservir,franchement?
–Jenesaispas…Peut-êtreàtoi,monjoli.
–Certainementpas.
Sur ces mots, il se remit à manger. Aria s’efforça de l’imiter. Le ragoût était un savoureux
mélanged’orgeetdepoissonàchairblanche,maiselleneputenavalerquequelquesbouchées.La
tribucontinuaitdemédiresursoncompteetellesesentaitépiée.
ElleposasacuillèreetcaressalatêtedeFlea,souslatable.Lechienbattitdespaupièresetse
rapprocha d’elle. Il avait un air intelligent, qu’elle n’avait jamais observé chez les chiens des
Domaines.Ariaignoraitquelesanimauxpouvaientavoirunepersonnalitéaussimarquée.Encore
une des nombreuses différences entre son ancienne vie et la nouvelle. Elle se demanda si les
Littorans,commeFlea,finiraientparl’accepter.
Lesbavardagesseturentsoudain.ArialevalatêteetvitPerryfranchirlaporteduréfectoireen
compagnie de trois jeunes hommes grands et blonds.Deux d’entre eux, probablementHyde et
Hayden,avaientlamêmecarrurequelui.Letroisième,pluspetitd’unetête,devaitêtreStraggler.
IlsavaienttousdesalluresdeVigiles:l’arcenbandoulièredansledos,ilssetenaientbiendroitset
balayaientlasalleduregard.
Perrylarepéraaussitôtethochabrièvementlatête–unsignedereconnaissanceprudententre
alliés,quicausaàAriaunlégersentimentdefrustration.Ils’installaaveclesfrèresàunetableprès
de la porte et disparut dans une mer de visages. Un instant plus tard, les remarques cruelles
affluèrentdenouveauauxoreillesd’Aria.
–Ellen’apasl’airréelle.Jepariequ’ellenesaignemêmepasquandonluientaillelapeau.
–Ilsuffitd’essayer.Justeunepetitecoupure,pourvérifier.
Ariaremontaàlasourcedelavoix,etlesyeuxbleusdeBrookelatranspercèrent.Elleposaune
mainsurlepoignetdeRoar,heureusedepouvoirutiliserl’uniquedondesonami.Ilétaitcapable
d’entendresespenséesenlatouchant.Cettefacultén’avaitpasvraimentdéroutéArialorsqu’elle
l’avaitdécouverte.LeSmartEyequ’elleavaitportétoutesaviefonctionnaitunpeude lamême
manière:ilpermettaitdecapterunensembledepenséesgrâceàunsimplecontactphysique.
C’estlapetiteamiedePerry,non?demanda-t-elleàRoar.
Ils’immobilisa,sacuillèreensuspensdevantsabouche.
–Non…Jediraisplutôtquec’esttoi,sapetiteamie.
Elleestméchante.J’auraispresqueenviedeluifairedumal.
Roarsouritdetoutessesdents.
–J’aimeraisbienvoirça.
Desoncôté,Brookereprenait:
–Regarde-la,quifaitducharmeàRoar.Jesaisquetum’entends,laTaupe.Tuperdstontemps
aveclui.SoncœurestàLiv.
AriaretiraaussitôtsamaindupoignetdeRoar.Ilsoupira,posasacuillèreetrepoussasonbol.
–Viens,sortonsd’ici.J’aiquelquechoseàtemontrer.
Elleselevaetlesuivitens’appliquantàfixersondos.EnpassantdevantPerry,elleralentitet
coulaunregarddanssadirection.IlécoutaitReef,assisenfacedelui.Entredeuxbattementsde
cils,sesyeuxcroisèrentceuxd’Aria.
Elle regrettaitdenepouvoir luidire combien il luimanquait, combienelle aurait aiméêtre
assiseàsatable.Puisellesongeaqu’ilavaitdûcomprendrelemessageensentantsonhumeur.
Roar l’entraîna sur un sentier qui serpentait dans les dunes. La lumière de l’Éther filtrait à
travers lesnuages,nimbantd’une lueurbleutée le cheminet leshautesherbes.Ungrondement
sourd se mêlait au sifflement du vent, couvrant le bruit de leurs pas. Ce bruit pénétrant
s’accentuaitàmesurequ’ilsavançaient.
Aria s’arrêtanet lorsqu’ilsparvinrentausommetde ladernièredune.L’océans’étiraitdevant
elle,àpertedevue.Ellepercevaitlefracasd’unmilliondevagues,toutesdistinctes,féroces,mais
formantunensembleserein.Ellen’avaitjamaisrienconnud’aussigrandiose.Elleavaitpourtant
vul’océandenombreusesfoisdanslesDomaines,maisrienn’auraitpulaprépareràlaréalité.
–Silabeautéavaitunson,ceseraitcelui-là.
–Jesavaisqueçateréconforterait,ditRoar,dont lesourireétincelaitdans lapénombre.Les
Audiles prétendent que la mer détient tous les bruits qu’on puisse jamais entendre. Il suffit
d’écouter.
–Jel’ignorais.
Aria ferma les yeux. Elle se laissa transporter par la musique de l’océan et tendit l’oreille,
espérantdistinguer lavoixdesamère.SelonLumina, toutproblèmepouvait serésoudrepar la
patienceet la logique.MaisArian’entenditaucunevoix,mêmesielleavait laconvictionquesa
mèreétaitlà.ElleravalasonchagrinetobservaRoaràladérobée.
–Tuvois:tunem’avaispastoutappris.
–C’estvrai,admit-il.J’avaistroppeurdet’ennuyer.
Ilss’approchèrentdel’eau.Roars’assitsurlaplageetbasculaenarrière,appuyésurlescoudes.
–Alors,àquoiçarime,votrepetitjeu?
Arias’installaàsescôtés.
–C’estplusprudentainsi,répondit-elleenenfonçantlesdoigtsdanslesable.
La couche supérieure conservait encore la chaleur de la journée,mais celle du dessous était
fraîcheethumide.AriaversaunepluiedegrainssurlegenoudeRoar.
–Tuasvuàquelpointilsmedétestent.Imaginecequeceseraits’ilssavaientquenoussommes
ensemble,Perryetmoi.
Ellesecoualatêteetajouta:
–Jenesaispas…
–Tunesaispasquoi?
Roar, un sourire aux lèvres, semblait prêt à la taquiner. Aria éprouvait un sentiment de
réconfort familier, une sensation de déjà-vu, alors qu’ils n’étaient jamais venus ici ensemble.
Pendantl’hiver,ilsavaientsisouventdiscutédePerryetdeLivqu’unecomplicitéévidentes’était
installéeentreeux.
AriaversaunenouvellepoignéedesablesurlegenoudeRoar.Elleécoutalesondélicatdela
pluiedegrainssemêleraugrondementduressac.
–C’estmoiqui ai eu cette idée, reprit-elle.C’étaitpournous éviterdes ennuis,mais…c’est
étrangedefairesemblantd’êtrequelqu’und’autre.J’ail’impressionqu’ilyaunmurdeverreentre
Perryetmoi.Commesijenepouvaispasletoucher,nimêmetendrelamainverslui.Jedéteste
cettesensation.
Roarremualegenouetlepetittasdesables’effondra.
–Savoixt’évoquetoujourslefeuetlafumée?demanda-t-il.
Arialevalesyeuxauciel.
–Jenesaispaspourquoijet’aiditça.
Roarinclinalatêtedecôté,àlamanièredePerry,posaunemainsursoncœur,puisimitaàla
perfectionlavoixgraveettraînantedesonami:
–Aria,tuasleparfumd’unefleurépanouie.Approche-toidemoi,madoucerose.
Arialuiassénaunpetitcoupdansl’épaule.Iléclataderire.
–C’estlaviolette,idiot!EttuvasmelepayerquandjerencontreraiLiv!
Le sourire de Roar s’évanouit. Il passa une main dans sa chevelure sombre, se redressa et
contemplalesvaguesquisebrisaientsurlagrève.
QuandlasœurdePerryavaitdisparuauprintempsprécédent,elleavaitbrisélecœurdeRoar.
–Tun’astoujourspasdenouvelles?luidemandaAriad’unevoixcalme.
Ilsecoualatête.
–Aucune.
Elles’époussetalesmains.
–Tuenaurasbientôt.Ellevaréapparaître.
Ariaregrettaitd’avoirfaitallusionàLiv.Ici,Roardevaitsouffrirpluscruellementencoredeson
absencepuisquec’étaitl’endroitoùilsavaientgrandiensemble.
Ellescrutal’océan.Auloin,lesnuagessemblaientpalpiter,traversésparintermittencepardes
éclairs aveuglants. Les vortex d’Éther se déchaînaient. Aria préférait ne pas imaginer comment
c’était, là-bas. Un jour, Perry lui avait expliqué que les tempêtes d’Éther étaient encore plus
redoutables enmer. Elle se demanda où les pêcheurs Littorans puisaient le courage nécessaire
pourembarquerchaquejour.
–Tusais,lemurdeverrequivoussépareestassezfacileàbriser,Aria,repritRoarenl’observant
d’unairsongeur.
–Oui,biensûr.
Elles’envoulutsoudain.Dequoiseplaignait-elle?Sonsortétaitbeaucoupplusenviableque
celuideRoar.Aumoins,Perryetellesetrouvaientaumêmeendroit.
– Tu m’as convaincue, dit-elle. Je vais briser ce mur de verre, Roar. Dès que l’occasion se
présentera.
–Trèsbien.Fracasse-le!
–Promis!Maistudevrasenfaireautant,quandonretrouveraLiv.
Elleattendaituneréponseaffirmative,maisRoarchangeadesujet.
–Hesssait-ilquetuesvenueici?
–Non,réponditAria.
EllesortitleSmartEyed’unepetitepoche,dansladoubluredesabesace.
–Maisjedoislecontacter.
Elleauraitdûlefairelaveille,commeprévu,maisellen’avaitpastrouvédemomentpropice
pendantlevoyage.
–Jem’enoccupemaintenant.
Aprèslesbâtissesduvillageblanchiesparlesoleil,battuesparlevent,lacoqueoculairelisseet
souple, transparente comme une goutte d’eau, lui donna l’impression de provenir d’un autre
monde. Et ce n’était pas faux. Le SmartEye venait effectivement d’un autre monde : le sien.
CommelesautresSédentaires,elleavaitportécetappareiltoutesaviesansypenser.Aveccette
coque,ilssedéplaçaientdanslesDomaines.Depuispeu,Arias’étaitmiseàlaredouteràcausedu
ConsulHess.
Elle posa le SmartEye sur sonœil gauche.Telle une ventouse, la coque exerça une pression
ferme et familière sur son orbite. Puis le plastique biotechnologique du centre se ramollit et
devintliquide.Ariabattitplusieursfoisdespaupières,adaptantsavisionàl’interfacetranslucide.
Deslettresrougesapparurentdevantl’océan,tandisquel’œilseconnectait.
BIENVENUEDANSLESDOMAINES!MIEUXQUELARÉALITÉ!
Elless’estompèrent,remplacéesparlemotAUTHENTIFICATION.
Ariatournalatêteetvitleslettressedéplacer,accompagnantsonmouvement.
ACCÈS AUTORISÉ s’afficha dans son champ de vision, tandis que le picotement familier
envahissaitsoncrâneetsacolonnevertébrale.Uneseuleicônegénérique,intituléeHESS, flottait
sur l’écranvirtuelnoir.Lorsqu’AriapossédaitsonpropreSmartEye, les icônesdesesDomaines
préférésoccupaient l’écran, ainsiquedesbandesd’infodéroulantesetdesmessagesde ses amis.
MaisHessavaitprogramméceSmartEye,desortequ’ellenepouvaitjoindrequelui.
–Tuyes?demandaRoar.
Ariaacquiesça.Ils’allongea,latêteposéesurunbras.
–Réveille-moiquandtuserasderetour.
Roarpensaitquesonamieresteraittranquillementassisesurlaplage.S’ilavaiteuunSmartEye,
ilauraitdistingué,luiaussi,lafenêtrevirtuelleouvertesurlesDomaines.
–Jesuistoujourslà,tusais,protesta-t-elle.
Roarfermalesyeux.
–Non.Plusvraiment.
Ariasélectionnal’icôneenpensée,afindesignalersaprésenceàHess.Uninstantplustard,elle
se dédoublait. Sa conscience se scindait en deux. Cette opération, bien qu’indolore, l’ébranlait
toujoursunpeu…comme si elle s’éveillait soudaindansun lieu inconnu.En l’espaced’unclin
d’œil,elleseretrouvaitsimultanémentdansdeuxendroits:surlaplageavecRoar,etdansl’espace
virtueloùHessl’avaitentraînée.ElleseconcentrasurceDomaineets’immobilisa,éblouieparla
clarté ambiante. Puis elle regarda autour d’elle et ses yeux s’habituèrent progressivement à cet
universteintéderose.
Elleétaitentouréedecerisiers.Leurs lourdesbranchesployaientsous les fleurset le solétait
couvert d’une sorte de neige poudrée. Un léger bruissement fut suivi d’une pluie de pétales,
emportésparunsouffledevent.
Ariacontemplacespectaclebouchebée,jusqu’àcequ’elleremarquelasymétriedesbranches,
l’espacementparfaitentrelesarbres.Ellesongeaalorsqu’ellen’avaitpasentendulesondespétales
touchantlesol,nilesbranchescraquer.Quantàcettebrise,elleémettaitunsonmonocorde,trop
agressifpourêtre réel.«Mieuxque la réalité»,affirmait le slogandesDomaines.Ariaenétait
elle-même convaincue, autrefois. Pendant des années, faute de connaître autre chose, elle avait
surfédansdesespacesvirtuelscommecelui-ci,ensécuritédansl’enceintedeRêverie,saCapsule.
C’étaitavantdesavoirquerienn’étaitmieuxquelaréalité.
«Etrienn’estpire»,pensa-t-elle,seremémorantsubitementPaisley.Sameilleureamien’avait
vuque les aspectshorriblesdumonde réel.Le feu.Ladouleur.Laviolence.Ariane s’étaitpas
encorerésolueàaccepter l’idéedesamort.Presquetous lessouvenirsqu’ellegardaitdePaisley
impliquaientsonfrèreaîné.Touslestroisavaientétéinséparables.
Comment Caleb vivait-il à Rêverie, désormais ? Surfait-il toujours dans les Domaines
artistiques?Avait-ilréussiàtournerlapage?Ariasentitunebouleluiserrerlagorge.Sonamilui
manquait.Lesautres,RuneetPixieaussi…Elleregrettaitlalégèretédesavied’alors.Lesconcerts
sous-marinsetlessoiréesdansleciel.EtcesDomainesvirtuels,auxthèmesplusridiculeslesuns
quelesautres:Dino-Safariaulaser,Surfezdanslesnuages,Sortezavecundieugrec.Sonexistence
avaittellementchangédepuis.Aujourd’hui,quandelledormait,ellegardaitsescouteauxàportée
demain.
Arialevalatêteetlesouffleluimanqua.Àtraverslesbranchagesrosés,elleaperçutuncielbleu
azur,sanslamoindretraced’Éther,sansl’ombred’unnuage.Lecieltelqu’ilexistaittroissiècles
plustôt,avantl’Unification.Avantqu’unegigantesqueéruptionsolairen’altèrelamagnétosphère,
ouvrant la porte aux tempêtes cosmiques et à une atmosphère dont les effets dévastateurs
dépassaientl’entendement.Etàl’Éther.
C’était ce ciel-là qu’Aria imaginait au-dessus duCalme Bleu…Une voûte bleu vif, paisible,
dégagée.
Elledécouvrit alors leConsulHess, assis àune vingtainedepas, àunepetite table.Celle-ci,
couverted’unplateaudemarbreetaccompagnéededeuxchaisesenmétal,ressemblaitàcellesqui
meublaientlesterrassesdesbistrots,enEurope.QuelquesoitleDomaineoùHesschoisissaitde
s’afficher,cedétailnechangeaitjamais.
Ariacontemplasespropresvêtements.Àlaplacedesespantalon,chemiseetbottesnoirs,elle
portaitunkimonocoupédansunépaisbrocartcrème,auxmotifsfleurisrougesetroses.Ilétait
sublime,maisbeaucouptropmoulant.
–Est-cevraimentnécessaire?demanda-t-elle,commetoujours.
Sansunmot,Hess la regardas’avancervers lui. Ilavait levisageburiné, les traits sévères.Ses
yeuxtrèsécartésetseslèvresfinesluidonnaientl’apparenced’unlézard.
–CekimonoconvientàceDomaine,dit-ilenladétaillantdelatêteauxpieds.Etjetrouveta
tenued’Étrangèreparfaitementrépugnante.
Aria s’assit en facede lui et se tortilla sur sa chaise,mal à l’aise.C’est àpeine si ellepouvait
croiserlesjambesdanscettetenue.Etd’oùvenaitcettesensationpoisseuse,sursabouche?Elle
passaundoigtsurseslèvresetl’examina.Ilétaitrougeécarlate.Durougeàlèvres!Onauraittout
vu!
–VosvêtementsàvousneconviennentpasàceDomaine,riposta-t-elle.
Hess arborait la tenuegrisehabituelledesSédentaires, semblable à cellequ’Aria avait portée
toutesavieàRêverie.ÀlaseuledifférencequeleshabitsdeHesss’ornaientdebandesbleuessurle
coletlesmanches,lesignedistinctifdesConsuls.
–D’ailleurs,cettetableetcecafénonplus,ajouta-t-elle.
Hess ignora la remarque et versa l’infusion dans deux tasses de porcelaine fine, posées sur le
plateauparsemédepétalesderoses.Ariaperçutlesonduliquidequicoulait,clairetdistinct,mais
bizarrementsansrelief.Lerichearômelafitsaliver.Rienn’avaitchangédepuisplusieursmois:le
Domainede fantaisie, la tableet leschaises, lecafénoir, très fort…Saufque lesmainsdeHess
tremblaient.
Ilbutunegorgée.Enreposantsatasse,ilheurtalasoucoupepuislevalesyeuxverselle.
–Jesuisdéçu,Aria.Tuesenretard.Jepensaisavoirinsistésurl’urgencedetamission.Jesuis
tentédeterappeleràquoitut’exposesencasd’échec…
–Jelesaisparfaitement,répliqua-t-elled’untonsec.
«Talon.Rêverie.Tout.»
–Çane t’apas empêchéede faireundétour.Tues allée voir l’oncledupetit, n’est-cepas ?
Peregrine?
Hess la localisaitgrâceauSmartEye.Mêmesicelane la surprenaitpas,Aria sentit sonpouls
s’affoler.Ellenevoulaitpasqu’ilapprennequoiquesoitsurPerry.
–JenepeuxpasencoreallerdansleNord,Hess.LecolquimèneauterritoiredesCornansest
fermé.
LeConsulsepenchaenavant.
–Jepourraist’yfaireconduiredèsdemain,àbordd’unAéroflotteur.
–Ilsnousdétestent,rappela-t-elle.Ilsn’ontpasoubliél’Unification.Jenepeuxpasdébarquer
chezeuxentantqueSédentaire.
Hessagitalamaind’unairdésinvolte.
–CesontdesSauvages,rétorqua-t-il.Jemefichedecequ’ilspensent.
Ariasentitsarespirations’accélérer.Danslaréalité,Roarseredressa,l’observaattentivementet
perçut sa tension.Des Sauvages. Elle-même les jugeait ainsi, avant. Aujourd’hui, la présence de
Roaràsescôtéslaréconfortait,lacalmait.
–Vousdevezmelaisseragiràmamanière,insista-t-elle.
–Jen’appréciepastafaçond’agir.Tumelivrestonrapportenretard,tuperdstontempsavec
unÉtranger…J’exigequetumefournissesdesinformations,Aria.Trouve-moidescoordonnées,
unedirection,unecarte,n’importequoi.
Aria nota les mouvements rapides de ses petits yeux et la rougeur qui envahissait son cou
pendantqu’il s’exprimait.Lorsde leursprécédentesrencontres, l’hiverprécédent, ilne luiavait
pasparuaussinerveuxniaussiagressif.Quelquechoseletracassait.
–JeveuxvoirTalon,dit-elle.
–Quandtum’aurasprocurécedontj’aibesoin.
–Non.Jedoislevoir…
Tout s’immobilisa soudain. Les cerisiers en fleur se figèrent, comme en suspens dans
l’atmosphèrevirtuelle.Lebruitduvents’évanouitetunsilencedemorts’abattitsurleDomaine.
L’instantd’après, lespétalesdécollèrentdusol,puisretombèrentetvirevoltèrentnormalement,
tandisquelessonsenvironnantsréapparaissaient.
Ariavitlastupéfactions’affichersurlevisagedeHess.
–C’étaitquoi,ça?demanda-t-elle.Qu’est-cequivientdesepasser?
– Retrouvons-nous dans trois jours, répliqua-t-il sèchement. D’ici là, tâche de prendre le
cheminduNord.Etnesoispasenretardaurendez-vous.
Aprèsquoi,sonimagesefractionnaetdisparut.
–Hess!hurla-t-elle.
–Aria,qu’est-cequit’arrive?
C’étaitlavoixdeRoar.Ellereportasonattentionsurlui.Ilplissaitlefront,inquiet.
–Çava,jevaisbien,lerassura-t-elle,s’empressantdesedéconnecterenpensée,afindepouvoir
retirerleSmartEye.
Elleserrarageusementlacoquedanssamain.Lacolèreluibrouillaitlavue.
Roars’approchaencore.
–Ques’est-ilpassé?s’enquit-il.
Aria secoua la tête.Ellene le savaitpasvraiment.Uneanomalie s’étaitproduite.Ellen’avait
encorejamaisvuunDomainesefigerainsi.Hessavait-ilprogrammécebugpourl’effrayer?Non.
Il avaitparu tendu, lui aussi.Quedissimulait-ildonc?Pourquoi était-il aussipresséde la voir
rejoindreleterritoiredesCornans?
–Aria,insistaRoar.Parle-moi.
–Hesssaitoùjesuis.Etilveutquejepartesur-le-champverslenord,dit-elle.
Ellechoisissaitsesmots,évitantsoigneusementdefaireallusionàTalon.
–Ilsemoquequelecolsoitfermé.
–Cetypeestuneordure,commentaRoar.
Ilregardaladuneetajouta:
–Maisj’aiunebonnenouvellepourtoi:voilàtonoccasiondebriserlaglace.
5
PEREGRINE
PerrytraversalaplagepourrejoindreAria.Ladistancequilesséparaitluisemblaitinfinie.Au
mieux,ilsnedisposeraientquedequelquesminutesensembleetilétaitpluspresséquejamaisde
laretrouver.
IlcroisaRoarenchemin.
–Tutendsl’oreille,d’accord?luilança-t-il.
–Biensûr!réponditsonami,quiluidonnaunebourradesurl’épauleavantdes’éloigner.
AriaselevaaumomentoùPerryparvenaitàsahauteur.Ellerejetasescheveuxbrunspar-dessus
sonépauleetregardaauloin.
–Tuessûrqu’onnecraintrien?
–Pourl’instant,oui,dit-il.Roarestauxaguets,etReefestpostéunpeuplushautsurlechemin.
Çaluiavaitsembléunpeumaladroitdedemanderauxhommesdesatribudemonterlagarde,
maisilmouraitd’envied’êtreseulavecAria.
–TuasretrouvéCinder?demanda-t-elle.
Ilsecoualatête.
–Pasencore.Maisj’yarriverai.
Ilallaittendrelamainversellequandilflairasonhumeur.Quelquechoselarendaitnerveuse,
etilavaitsapetiteidéesurlaquestion.
–Twig–quiestAudile–m’aracontécequis’étaitpasséauréfectoire.Cequelesgensdisaient.
–Cen’estrien,Perry.Justedescommérages.
–Laisse-leurunesemaine.Çavas’arranger.
Ellesedétournasansrépondre.
Perry se passa la main sur la mâchoire, se demandant pourquoi ils gardaient encore leurs
distances,alorsqu’ilsétaientseuls.
–Aria,quesepasse-t-il?
Ellecroisalesbrasetsonhumeurserefroiditencore,jusqu’àdevenirglaciale.Perryluttapour
éviterd’ensupporteràsontourlefardeau,parsymbiose.
– Hess sait que je suis ici, déclara-t-elle enfin. Il m’oblige à partir. Je dois m’en aller dans
quelquesjours.
Perryserappelaitcenom.HessétaitleSédentairequiavaitchasséAriadelaCapsule.
–IlestencoretroptôtpourserisquerdansleNord.
–Ils’enmoque.
Lapeurd’Arias’emparasoudaindePerry.
–Ilt’amenacée?luidemanda-t-il,affolé.
Ellesecoualatêteetilcompritaussitôt.
–IldétientTalon.Ilsesertdelui,c’estça?
Elleacquiesça.
–Désolée.Pourunefois,j’aimeraisvraimentpouvoirtementir.Jenevoulaispast’accableravec
ça.
Perryserrasifortlespoingsqu’ileneutlesphalangesendolories.C’étaitValequiavaitorganisé
le kidnapping de son fils, mais Perry se sentait toujours responsable. Et ce sentiment ne
l’abandonneraitpas, tantqueTalonne seraitpasde retourparmieux, sainet sauf. Il laissa son
regardseperdresurlagrève.
– C’est ici qu’il a été enlevé. À cet endroit précis. J’étais, là-bas. J’ai vu les Sédentaires lui
flanquerdescoupsdepieddansleventre,puisletraîneràborddel’Aéroflotteur,là-haut,surcette
dune.Jen’airienpufaire…
Aria s’approcha et lui prit lesmains. Elle avait les doigts doux et glacés,mais elle le serrait
fermement.
–Hessneluiferapasdemal,dit-elle.Ilveutqu’ontrouveleCalmeBleupourlui.Ilnouslivrera
Talonenéchange.
Perryn’enrevenaitpasdedevoiracheterainsi la libertédesonneveu.Puis ilréalisaquecela
n’étaitguèredifférentdecequ’ildevraitfairepourramenerLivauvillage.ValeavaittroquéLivet
Taloncontredelanourriture.
Enrésumé,toutincitaitPerryàserendreenterritoireCornan.Ildevaitabsolumenttrouverle
CalmeBleu,nonseulementpoursatribu,maisaussipoursauverTalon.Enoutre,illuifaudrait
réglersadetteenversSable,puisqueLivs’étaitenfuie.Quisait:peut-êtrequ’entre-temps,sasœur
finiraitparrevenirauvillage.
– Je n’avais pas prévu de partir si tôt, dit-il, mais je vais t’accompagner. On s’en ira dans
quelquesjours.J’espèrequelecolseradégagéd’icilà.
–Etdanslecascontraire?
Ilhaussalesépaules.
–Alors,onlutteracontrelaglace.Çanousprendrasansdoutedeuxfoisplusdetemps,maison
yarrivera.Jenousconduirailà-bas.
CesparolesfirentsourireAria.Ilignoraitpourquoi,maisc’étaitsansimportance,dumoment
qu’ellesemblaitheureuse.
–Entendu,dit-elle.
AriapassasesbrasautourdelanuquedePerryetposalatêtecontresapoitrine.Ilécarta les
cheveuxdesonépauleets’imprégnadetoutesonhumeur.Àmesurequ’illarespirait,laragequ’il
éprouvaitàl’encontredeHesss’évanouissait,laissantplaceaudésir.
Dupouce, il traça une ligne le longdudos d’Aria. Son corps n’était que grâce et puissance,
désormais.Ellesereculalégèrementetcroisasonregard.
–C’estça…
Ilauraitvoululuidirequec’étaitainsiqu’ilsauraientdûseretrouverquelquesjoursplustôt,
danslesbois.Quesonsouvenirl’avaithantétoutl’hiver…qu’elleluiavaitcruellementmanqué.
Maisilétaittroubléparl’émanationdesessentimentsàelle,parleregardqu’elleposaitsurlui.
–Oui,dit-elle.C’estça…
Perrysepenchaetl’embrassasurleslèvres.Elleselovatoutcontreluiavecunsoupird’extase
qui réchauffa la jouedePerry.Pour lui, plus rienn’existait désormaisque labouched’Aria, sa
peau, la sensation de son corps épousant le sien. Ils n’avaient que peu de temps et les autres
n’étaientpasloin.Ilavaitdumalàcontenirtouteslespenséesquil’assaillaient.Ariareprésentait
toutpourlui,etilenvoulaitdavantageencore.
Le sifflementdeRoar les rappela à l’ordre.Perry se figea, ses lèvres effleurant encore le cou
d’Aria.
–Dis-moiquetun’asrienentendu.
–Si,hélas.
PerryperçutdenouveaulesignaldeRoar,plusfort,insistant.Ilgrimaça,seredressaetpritles
mains d’Aria dans les siennes. Son humeur l’enveloppait pleinement. Pour rien au monde, il
n’auraitvoululaquitter.
–OnteMarqueraavantdepartir.Etpourcequiestdecachernotrerelation…laissonstomber.
Çamerendmaladedenepaspouvoirtetoucherenpublic.
Arialuisouritànouveau.
–Ondoitpartirbientôt.Nepeut-onpastenirjusque-là?
–Tuaimesmevoirsouffrir?
Elleétouffaunpetitrire.
–Tuneregretteraspasd’avoirattendu,jetelepromets.Maintenant,éloigne-toi!
Perry l’embrassaunedernière fois,puis s’arrachaà sonétreinte etpartit en courantd’unpas
légersurlesable.
Roarl’observaduhautdeladune,souriantdetoutessesdents.
–C’étaitmagnifique,Per!Moiaussi,çamerendaitmalade.
Perryéclataderireetluiassénaunetapesurlatêteaupassage.
–Tun’étaispasobligédetoutécouter!
Sur le sentier, il retrouva Reef, qui faisait patienter Bear et Wylan. Les deux hommes
cherchaient leur chef. Alors qu’ils regagnaient le village ensemble, Bear parla à Perry de son
problèmeavecGrayetRowan,deuxautresagriculteurs.Wylans’immisçadanslaconversationen
seplaignanttouslesdixpas,desavoixperçanteethargneuse.QuoiquedisePerry,quoiqu’ilfasse,
celanetrouvaitjamaisgrâceàsesyeux.IlfautdirequeWylanavaitcomptéparmilesfidèlesde
Vale.
Perryl’écoutaitd’uneoreilledistraite,seretenantdesourire.
Uneheureplustard,ils’assitsurletoitdesamaison.Ilseretrouvaitseulpourlapremièrefois
depuisdesjours.Ilentourasesgenouxdesesbras,fermalespaupièresetsedélectaducontactdela
bruine fraîche sur sa peau. Quand la brise fléchit, il respira profondément et huma quelques
fragrancesd’Aria.Elleétaitàl’intérieur,danslachambredeVale.Deséclatsderires’insinuaient
par la brèche dans le toit, non loin de lui. Les Six jouaient aux dés. Il entendit les blagues
habituellesdeTwigetGren.Audilestouslesdeux,ils jacassaientsanscesseetentretenaientune
éternellerivalité.C’étaittoujoursàceluiquicloueraitlebecàl’autre.
Des lanternesclignotaientdans levillage ; la fuméequis’échappaitdescheminéessemêlaità
l’airsalé.Àcetteheuretardive,seulsquelqueshabitantsétaientencoredebout.Perrys’allongeasur
ledos.Ilregardalalumièredel’Éthertraverserlesnuageslesplusfins,toutenécoutantlesvoix
quirésonnaientsurlaplace.
–Lebébéatoujoursdelafièvre?demandaMollyàquelqu’un.
–Grâceauciel,satempératureabaissé,luirépondit-on.Ildort.
–C’estbien.Qu’ilserepose.Demainmatin,jel’amèneraiauborddelamer.Çaluidégagerales
bronches.
Perryinhala l’airde l’océan,quiemplitsesproprespoumons.Commel’enfantdontparlaient
ces femmes, ilavaitgrandientourédessoinsetde l’affectiondenombreusespersonnes.Petit, il
grimpait sur les genoux du premier venu pour s’y endormir. Lorsqu’il avait de la fièvre ou se
blessait,Mollylesoignaitjusqu’àsaguérison.LesLittoransformaientpeut-êtreunepetitetribu,
maisilsétaientsurtoutunegrandefamille.
Perry songeaàCinder. Il était convaincuque l’adolescent reviendraitde lui-même, ainsique
Roar l’avait prédit.Quand il le verrait, il commencerait par lui reprocher de s’être enfui, puis
tenteraitdedécouvrircequis’étaitpassédanslaréserve.
–Perry!
Ilseredressapourattraperauvollacouverturequ’onluilançaitd’enbas.
–Merci,Molly!
– Jemedemandeceque tu fabriques là-haut, alorsqu’ils sont tousauchauddans tamaison,
observa-t-elle,avantdes’enallerd’unpasvif.
En réalité, Molly le savait parfaitement. Les secrets s’éventaient vite, dans une aussi petite
communauté.ToutlemondeétaitaucourantdescauchemarsdePerry.Surletoit,aumoins,il
pouvaitoccupersesinsomniesàdécrypterleshumeursportéesparlabrise,toutenobservantles
jeux de lumière dans les nuages. C’était un printemps bien étrange, avec ce ciel couvert en
permanenced’uneépaissecouchenuageuse.Perryavaitbeauredouterl’Éther,ilauraitétérassuré
delevoirdistinctement.
Unarcetuncarquoissurl’épaule,BrookeemboîtalepasdePerrylorsqu’ilquittalevillage,à
l’aurore.
–Oùvas-tu?luidemanda-t-elle.
–Aumêmeendroitquetoi.
Vigilecommelui,Brookeétaitaussil’unedesmeilleuresarchèresdelatribu,desortequePerry
luiavaitconfiélatâched’enseignerletiràl’arcauxLittorans.Elledonnaitsescoursauxabordsdu
champoùildevaitretrouverBear.
PerryetBrookemarchaienttranquillementcôteàcôte,maisnonsansunecertainegêne.Elle
portaitautourducou,suspendueàunelanièredecuir,unepointedeflèchequePerryluiavait
offerte.Il s’interditderepenseràcequecegestesignifiaità l’époque,pourtous lesdeux.Perry
étaitattachéàelle,et il le serait toujours.Mais leurrelationamoureuseétait terminée. Il le lui
avaitdit cethiver, leplusdélicatementpossible, et il espéraitqueBrooke se rendraitbientôt à
l’évidence.
Alorsqu’ilsparvenaientauchamporiental,Perryconstataqu’unedisputeavaitéclaté.Rowanet
Gray réclamaient davantage d’aide dans les champs que Perry ne pouvait leur en offrir. Bear
s’interposaitentrelesbelligérants,imposant,maisdouxcommeunagneau.
Rowan,lejeunefermierdontl’enfantavaitdelafièvrelaveilleausoir,soulevasabottetrempée
deboue.
–Regardeça!J’aibesoind’unmurdesoutènement.Quelquechosepourarrêterlessaletésqui
dévalentdelacolline.Etcesystèmededrainageestmalconçu.
Perryportasonregardàflancdecoteau,quinzecentsmètresplusloin.Lestempêtesd’Éther
avaientréduitencendreslapartieinférieuredelabutte.Aveclespluiesdeprintemps,destorrents
de boue et de déchets s’étaient mis à dévaler le versant. Sans la présence des arbres, qui
empêchaientlesglissementsdeterrain,laphysionomiedelacollineavaittotalementchangé.
–Etça,encore,cen’estrien,intervintGray,quifaisaitunebonnetêtedemoinsquePerryet
Bear.Lamoitiédemesterressontinondées.J’aibesoind’hommes,etd’unbœufpourlabourer.Et
j’enaiplusbesoinquelui.
Grayavaitunvisagedouxetdesmanièresaffables,maisPerryflairaitsouventdelacolèreenlui.
GraynepossédaitaucunSenshyperdéveloppé–ilétaitnon-Marqué,commelaplupartdesgens–,
etilenconcevaitunecertainerancœur.Jeunehomme,ilauraitvouludevenirsentinelleougarde,
mais ces postes étaient réservés aux Audiles et aux Vigiles, clairement avantagés par leur
suprasensorialité.Voyantseschoixlimités,Grays’étaittournéversl’agriculture.
Perry connaissait déjà les problèmes deGray et deRowan,mais il avait décidé d’affecter les
ressources qu’ils réclamaient – la main-d’œuvre, les chevaux, les bœufs – à des tâches plus
importantes. Il faisaitcreuserune tranchéedéfensiveautourduvillage,ainsiqu’unsecondpuits
près des cuisines. Il voulait aussi fortifier les remparts et leur cache d’armes.En outre, il avait
ordonnéquechaqueLittoran–desixàsoixanteans–apprennelesrudimentsdutiràl’arcetdela
défenseaucouteau.
Àdix-neufans,PerryétaitunSeigneurdesangbienjeune.Ilseraitforcémentconsidérécomme
inexpérimenté.Onverraitenluiuneciblefacile,etilétaitfortpossiblequelesLittoranssoient
attaqués au printemps par des bandes de vagabonds et des tribus ayant perdu leur territoire,
dévastéparl’Éther.
Pendant que Gray et Rowan continuaient à plaider leur cause, Perry étira son dos, rendu
douloureuxparsanuitd’insomnie.Nonloindelà,Brookedonnaitleurleçondetiràl’arcauxfils
deGray,âgésde septetneufans.L’observerétaitplusagréablequed’assisterauxquerellesdes
paysans.
Perry songea qu’il n’était pas devenu Seigneur de sang pour arpenter des champs boueux et
écouterleschamailleriesdesunsetdesautres.Iln’avaitjamaisaspiréàjouercerôle.Pasplusqu’il
n’avaitréfléchiàlameilleuremanièredenourrirprèsdequatrecentspersonnes,quandlesréserves
d’hiver seraient épuisées, et avant que n’arrive la récolte de printemps. Il n’avait pas non plus
imaginéqu’ildevraitunjourauthentifierlemariaged’uncoupleplusâgéquelui.Ousentirsurlui
lesyeuxd’unemèreenquêtederéponse,alorsquesonenfantétaitfiévreux.Quandlesremèdesde
Mollyétaientsanseffet,lesvillageoissetournaientverslui.Àvraidire,ilenétaitainsichaquefois
quelasituationdevenaitcritique.
LavoixdeBearl’arrachaàsespensées:
–Qu’endis-tu,Perry?
–Vousaveztouslesdeuxbesoind’aide,jelesais.Maisvousallezdevoirattendre.
–Jesuisunagriculteur,objectaRowan.Àquoibonmanierunarcetdesflèches?
–Apprendsquandmêmeàt’enservir,répliquaPerry.Celatepermettrapeut-êtredesauverta
vie,etd’autres.
–Valenenousyajamaiscontraintsetonnes’enportaitpasplusmal.
Perrysecoualatête.Iln’encroyaitpassesoreilles.
–Leschosesontchangé,Rowan.
Grays’avançaverslui.
–Siontardeencoreàensemencernoschamps,onmourradefaiml’hiverprochain.
Letondesavoix–assuréetautoritaire–stupéfiaPerry.
–Nousneseronspeut-êtrepluslà,l’hiverprochain.
Rowanfronçalessourcils,bouchebée.
–Etonseraoù?rétorqua-t-il,d’unevoixquimontaitdanslesaigus.
Grayetluiéchangèrentunregardméfiant.
–Tun’envisages quandmêmepas de nous faire déménager dans ce soi-disantCalmeBleu ?
s’enquitGray.
–Ilsepeutqu’onn’aitpaslechoix,réponditPerry.
Ilrevoyaitsonfrèrecommandercesmêmeshommes,sanssouleverlamoindreobjection.Sans
avoiràlesconvaincre.QuandValeparlait,ilsobéissaient.
–IltefaudradessemainespourrejoindreleterritoiredesCornans,observaBear.Tucomptes
abandonnerlesLittoransaussilongtemps?
Brookes’approcha,essuyantsonfronttrempédesueurd’unreversdemanche.
–Quelquechosenevapas,Perry?demanda-t-elle.
Il s’aperçutqu’ilpinçaitmachinalement l’arêtede sonnez.Une sensationcuisante irritait ses
sinus.Illevalatêteetlâchaunjuron.
Lesnuages s’étaientenfindispersés,dévoilant l’Éther.Celui-cine formaitpasdenonchalants
courants lumineux, comme d’ordinaire à cette époque de l’année. Des flux épais, à l’éclat
aveuglant, circulaient dans le ciel. Par endroits, l’Éther s’enroulait en volutes, et des vortex
tourbillonnaientdéjà,prêtsàfrapperlaterredansunedébauchedeflammes.
–C’estuncield’hiver,remarquaRowand’unevoixconfuse.
–Qu’est-cequisepasse,papa?s’inquiétal’undesfilsdeGray.
Perrynelesavaitquetropbien.Ilnepouvaitniercequ’ilvoyait…pasplusquelabrûlureau
fonddesesnarines.
–Rentrezchezvous!leurlança-t-il,avantdepartirencourantverslevillage.
Àquelendroitl’oragefrapperait-il?Àl’ouest,au-dessusdelamer,oupilesureux?Ilentendit
lesouffled’unecorned’alerte,puisd’autresplusloin,commeenécho,enjoignantlescultivateursà
semettreàl’abri.Ildevaitprévenirlespêcheurs.
Perryentraentrombedanslevillageetsedirigeaverslaplacecentrale.Lesgensseruaientvers
leursmaisons,s’interpellantavecpanique.Ilscrutaleursvisages.
–Tuasbesoind’uncoupdemain?luilançaRoar,quiaccouraitàsarencontre.
–Aide-moiàtrouverAria.
6
ARIA
Lapluiesemitàtombersubitement,accompagnéeparunerafalequifitàArial’effetd’unegifle
glacée.Ellerebroussacheminàlahâtesurlesentierqu’ellearpentaitdepuislematin,ensongeant
aux Domaines virtuels qui buggaient et se figeaient. Le vent cinglait l’air autour d’elle, alors
qu’elle courait vers le village à travers les bois. Le cliquetis de ses couteaux sur ses cuisses la
rassurait.
Lorsqu’elleentenditlesondelacorne,Arias’arrêtanetetlevalatête.Danslesbrèchesentreles
nuages, elle distingua d’épais courants d’Éther. Quelques secondes plus tard, elle perçut le
sifflement caractéristiqued’unvortex : une sortede cri stridentqui lui glaça le sang.Unorage
allait-ilvraimentéclatermaintenant?Normalement,iln’yavaitplusdetempêtesàcettepériode
del’année.
Elleseremitàcouriretaccéléral’allure.Desmoisplustôt,elles’étaitretrouvéesousunorage
d’Éther,encompagniedePerry.Ellen’oublierait jamais lasensationdebrûluresursapeau, les
spasmesquiavaientsaisisoncorpslorsquelesvortexavaientfrappélesol,toutprèsd’eux.
–River!criaitunevoixauloin.Oùes-tu?
Aria s’immobilisa de nouveau et tendit l’oreille. D’autres voix lui parvinrent à travers le
sifflementde lapluie.Touteshurlaient lemêmenom.Toutesexprimaient lemêmeaffolement.
Elleserralespoings,repliantsesdoigtsengourdis.Pourquoileuraurait-elleportésecours?Les
Littorans la détestaient. Mais soudain, une autre voix s’éleva, plus proche, et si désespérée, si
effrayée qu’Aria se précipita dans sa direction sans réfléchir. Elle savait quelle angoisse on
éprouvait quand on recherchait une personne disparue.LesLittorans n’accepteraient peut-être
passonaide,maiselledevaitlaleuroffrir.Ellen’avaitpaslechoix.
Aria courait sur le sentier boueux, guidée par les voix d’une dizaine de personnes qui
sillonnaientlaforêt.Elles’arrêtaenreconnaissantBrooke,campéeaumilieuduchemin.
–Qu’est-cequetufaislà,laTaupe?l’apostrophalajeunefemme.
Trempée jusqu’aux os, Brooke avait une physionomie plus cruelle que jamais. Ses cheveux
blondsluicollaientauvisage,sesyeuxétaientfroidscommedesbillesdemarbre.
–Tul’asenlevé,pasvrai?Espècedevoleused’enfant!
Ariasecouavigoureusementlatête.
–Non!Pourquoiferais-jeunechosepareille?
Elleavisaitl’armesurl’épauledeBrooke,quandMollylesrejoignitencourant.
–Tuperdsdutemps,Brooke.Continuedechercher!
MollyattenditqueBrookes’éloignepourprendreAriaparlebras.
–Onnel’apasvuvenir,luiconfia-t-elle,sesjouespoteléesdégoulinantesdepluie.Personnene
s’attendaitàcequ’unorageéclate.
–Quiadisparu?s’enquitAria.
–Monpetit-fils.Iladeuxansàpeine.Ils’appelleRiver.
Ariahochalatête.
–Jevaisleretrouver.
Lesautress’étaientenfoncésdans lesbois,cherchant l’enfant loinduchemin.Ariaécoutason
intuition,quil’incitaitàexplorerplutôtlesenvirons.Elleavançalentement,veillantànepastrop
s’écarterdusentier.Ellenecriapaslenomdel’enfant;ellepréféraittendrel’oreille,àl’affûtdu
moindrepetitbruitdansleventetlapluie.Ellepataugeaunlongmomentdanslaterreboueuse,
sousdestrombesd’eau.Lessifflementsstridentsdel’Éthers’amplifièrentetsestempessemirentà
palpiter.Levacarmedelatempêteréduisaitànéantsonacuitéauditive.Pourtant,uneespècede
bourdonnementlafitstoppernet.
Ariaglissalelongdelapenteets’accroupitdevantunbuissontouffu.Elleécartasoigneusement
lesbranches,maisnevitquedufeuillage.C’estalorsqu’ellesentitunpicotementsursanuque.
Elle fitbrusquementvolte-faceetsortit sescouteaux.Rien.Elleétait seuleparmi lesarbresqui
oscillaientsouslabourrasque.
–Détends-toi,murmura-t-elleenrangeantleslamesdansleurfourreau.
Elleperçutdenouveau lebourdonnement, faible,maiscontinu.Ellecontourna lebuissonet
écartad’autresbranches.
Àmoinsd’unpasdedistance,unepaired’yeuxlafixait:ungarçonnet,assissursestalons,avait
lesmainsplaquéessurlesoreillesetfredonnaitunemélodie,perdudanssonpropreunivers.Aria
notaqu’ilavaitlesjouesrondesetlesyeuxcouleurmieldesagrand-mère.Elles’agenouillaàson
tour,nonsansavoirlancéuncoupd’œilpar-dessussonépaule.Del’endroitoùellesetenait,elle
distinguaitlecheminmenantauvillage,àunevingtainedepas.L’enfantn’étaitpasperdu.Ilétait
terrifié.
–Bonjour,River,dit-elleensouriant.Jem’appelleAria.JepariequetuesunAudile,comme
moi.Chantert’aideàoublierlesifflementdel’Éther,pasvrai?
Lepetitladévisageasanscesserdefredonner.
–C’est joli,cettemélodie.C’est leChantduChasseur,non?demanda-t-elle,bienqu’elleait
reconnusur-le-champl’airpréférédePerry.
Elleavaitréussiàleconvaincredeleluichanterunefois,pendantl’automne.Ils’étaitexécuté,
rouged’embarras.
Riversetut.Salèvreinférieurefrémit,commes’ilallaitfondreenlarmes.
–Mesoreillesmefontmal,àmoiaussi,quandc’esttropfort,repritAria.
Ellesesouvintdesacasquetted’Audile,qu’ellesortitdesonsac.
–Tiens,tuveuxenfilerça?
Riverserrasespetitspoingspotelés.Illeséloignalentementdesesoreillesethochalatête.Aria
lecoiffadelacasquette,rabattitlescache-oreilleetnoualeliensoussonmenton.Lecouvre-chef
étaitbientropgrandpourlui,maisilétoufferaitpartiellementlevacarmedelatempête.
–Ilfautrentreràlamaison,maintenant.D’accord?Jevaistereconduirecheztoi.
Arialuitenditlamain.Illapritetluisautadanslesbras,puisseblottitcontresapoitrine.Aria
serrafortcepetitcorpstremblantets’empressaderegagnerlesentier,enquêtedeMollyetdes
autres.Ilsfondirentsurelleenmasse,trempés,enragés.BrookeluiarrachaRiver.
–Neletouchepas!cracha-t-elle.
Le froid envahit aussitôt la poitrine d’Aria, soudain déséquilibrée par le retrait du poids de
l’enfant.BrookeôtalacasquettedeRiveretlajetadanslaboue.
–Net’approchepasdelui!vociféra-t-elle.Net’aviseplusjamaisdeletoucher!
–Jevoulaissimplementleramener!protestaAria.
MaisBrookefilaitdéjàverslevillageavecRiver,quis’étaitmisàhurler.Lesautreslasuivirent,
aprèsavoirlancédesregardsaccusateursàAria,commesiRivers’étaitperduàcaused’elle.
–Commentl’as-tudéniché,Sédentaire?luidemandaunhommerâblé,auregardsoupçonneux.
Deuxgarçons se tenaientdans lesparages.La tête rentréedans les épaules, ils claquaientdes
dents.
–C’est une Audile,Gray, déclaraMolly en surgissant aux côtés d’Aria. Allez, ne traîne pas.
Rentreviteavectesgarçons.
L’hommejetaunderniercoupd’œilàAria,puiscourutsemettreàl’abriavecsesfils.
RestéeseuleavecMolly,Ariaramassasacasquetted’Audileetl’essuyapourenôterlaboue.
–Brookefaitpartiedevotrefamille?s’informa-t-elle.
Mollyesquissaunpetitsourireetsecoualatête.
–Non.
Ariarangeasacasquettedanssabesace.
–Tantmieux.
Tandisqu’ellessehâtaientderentrerauvillage,ArianotaqueMollyboitillait.
–Mesarticulations,expliquacelle-ci.
Ellehaussalavoixpourcouvrirlessifflementsdesvortexd’Éther,deplusenplusaigus,avant
d’ajouter:
–Ellesmefontdavantagesouffrirpartempsfroidetpluvieux.
–Prenezmonbras,luiproposaAria.
Ainsisoulagée,Mollyputpresserlepas.Quelquesminutess’écoulèrentavantqu’ellereprennela
parole:
–Merci…d’avoirretrouvéRiver.
–Jevousenprie.
Transie jusqu’à lamoelle et les oreilles bourdonnantes,Aria se sentait pourtant étrangement
heureusedechemineràcôtédesapremièreamie–aprèsFlea–danslatribudesLittorans.
7
PEREGRINE
AprèsavoirquittéRoar,Perrycourutàtoutesjambesversleport.IlytrouvaWylanetGren
quiamarraientunbateaudepêcheenparlant fort, leursvêtementsclaquantauvent.Malmenée
par les eaux tumultueuses, l’embarcation fit une embardée, heurta le dock et Perry sentit les
planches s’ébranler sous ses pieds. Son cœur se serra quand il constata que seuls deux bateaux
étaientrentrés.Laplupartdespêcheursétaientencoreenmer.
–Àquelledistancesontlesautres?hurla-t-il.
Wylanluidécochaunregardnoir.
–C’esttoileVigile,non?
Perrylongealerivageencourantjusqu’àlajetéerocheusequis’étendait,telunbrasimmense,
pour protéger le port. Il sauta d’un bloc de granit à l’autre, jusqu’à son extrémité.Des geysers
d’eaudemer jaillissaientdans les intersticesetéclaboussaientses jambes.Parvenuauboutde la
jetée, il scruta le large. D’énormes vagues ourlées d’écumemontaient et descendaient au loin.
C’étaitunspectacleeffroyable!MaisPerryvitégalementcequ’ilespérait:cinqbateauxdepêche
quivoguaientversleport,ballottéscommedesbouchonsdeliègesurleseauxdéchaînées.
–Perry,reviens!criaReef,quisefrayaituncheminentrelesrochers.
GrenetWylanluiemboîtaientlepas,descordagesautourdesépaules.
–Ilsarrivent!hurlaPerry.
Qui étaient ces pêcheurs retenus en mer ? Les embruns brouillaient sa vision. Il ne put
distinguernettementlapremièreembarcationqu’aumomentoùellepassadevantlajetée.Ilvitles
regards terrifiés des hommesqu’il avait juré deprotéger. Ils n’étaient pas encore tirés d’affaire,
mais la mer était plus calme à l’intérieur du port. Lorsque les deuxième et troisième bateaux
parvinrentdans larade, ilcommençaàmieuxrespirer.Àespérerqu’ilsnedéploreraientaucune
perte.
Puis le quatrième arriva. Il n’en restait plus qu’un seul enmer. Perry attendit, et étouffa un
juronquandilvitl’embarcation.Willowetsongrand-pèreétaientàbord,agrippésaumât.Flea
étaitassisentreeux,lesoreillesrabattues.
Perry bondit au bas de la jetée, côté océan, et s’approcha des vaguesmenaçantes. Aumême
moment, des éclairs zébrèrent l’horizon, figeant son mouvement dans un éclat de lumière
aveuglante.L’oragesedéchaînait.Desvortexfrappaientl’océanetstriaientdebleulecielnuageux.
Par réflexe, etmême si legrosde la tempête avait lieu au large,Perry se tendit etglissa sur la
roche,s’éraflantletibia.
–Perry,reviens!brailladenouveauReef.
Lesvaguesfouettaientlesrochersautourdesdeuxhommes,lesassaillantdetouscôtés.
– Pas tout de suite ! répondit Perry, qui entendit à peine le son de sa voix dans le tumulte
ambiant.
L’esquifdeWillowchangeabrusquementdecapetfiladroitverslajetée.Lajeunefillehurlait
quelquechose,lesmainsenporte-voix.
GrensurgitauprèsdePerryetsetintenéquilibresurunrocher.
–Ilsontperdulegouvernail.Ilssontàlamercidesvagues,dit-il.
Perrycompritcequiallaitsepasser,etsescompagnonsaussi.
–Abandonnezlebateau!criaWylan,nonloindelà.Sautez!
Le VieuxWill aidaWillow à se redresser. Il prit son visage entre ses mains et, l’air affolé,
prononçadesmotsquePerryneputentendre.Aprèsquoi,illaserratrèsfortdanssesbras,avant
del’aideràsauterdanslesvagues,par-dessuslaproue.Fleasejetaàl’eauaprèselle,puisleVieux
Willlesimita,levisageétrangementcalme.
De longues secondes s’écoulèrent. La houle entraîna le bateau dans un courant. L’esquif
zigzagua,puisviradebordauderniermoment,pourvenirfracassersapoupecontrelesrochers,à
unedizaine de pas dePerry.Lebateau se retrouva quasi plié endeux, avant d’éclater enmille
morceaux.Perrylevalesbraspourseprotégerdesdébrisquidéferlaientsurlui.
IlbattitdespaupièresetrepéraenfinWillow,entraînéeversl’endroitoùlebateaus’étaitbrisé.
Ellerisquaitàsontourdesefairemettreenpièces.
–Lacorde!Maintenant!ordonnaReef.
Wylanlançauncordageavecsadextéritédepêcheur-né.
–Willow,attrape!criaPerry.
Il la regarda gesticuler, fébrile, à la recherche de son grand-père. Puis il vit l’épouvante
déformersestraitslorsqu’elleaperçutleVieuxWill,unpeuplusloin.Lorsqu’unevagueengloutit
lajeunefille,lecœurdePerrycessadebattre.MaisWillowrefitsurface,suffoquantetcrachantde
l’eau.Ellesemitànageravecfrénésieverslacorde,qu’elleattrapaenfin.
Perrydescenditauplusprèsdesvagues,vérifialasoliditédesesappuisetsepréparaàrécupérer
l’adolescente.
Lorsquelavaguesurgit,WylanetGrentirèrentsurlacorde.Willowglissacommeuneflèche
versPerry,quitendaitlesbras.EllelefitbasculerenarrièreetPerryatterritbrutalementcontre
un rocher.Malgré ladouleur, il gardaWillowcontre lui jusqu’à cequeReef la lui arrachedes
bras.
–Nerestepaslà,Peregrine!hurla-t-ilenhissantlajeunefillesurlajetée.
Perryfit lasourdeoreille.Ilétaithorsdequestionqu’ilremonteavantd’avoirsauvéleVieux
Will.
Wylan lança unenouvelle corde.Elle tombanon loin du pêcheur,mais celui-ci se débattait
dansl’eau,satêtedépassantàpeinedelasurface.
–Avance,Will!Nageversmoi!luicriaPerry.
Lesvortexserapprochaient.Lesrouleaux,qui jusqu’àprésentavoisinaient lesdeuxmètresde
haut,setransformèrentenmonstrueusesdéferlantesquisebrisaientsurlajetée.
–Grand-père!s’écriasoudainWillow.
Commesiellesavait.Commesielledevinaitcequiallaitsepasser.
Àcetinstant,leVieuxWilldisparutsousl’eau.
Enquatreenjambées,PerrycouvritladistancequileséparaitdeWylan,puisattrapalecordage.
Derrière lui, Gren et Reef lâchèrent un « Noooon ! » à l’unisson en le voyant plonger et
disparaîtredanslesflots.
Lapaix qui régnait sous l’eau le stupéfia. Sans lâcher la corde,Perry s’éloignade la jetée en
battantdesjambes.Quandilremontaàlasurface,ilsecognalepiedcontrequelquechosededur
–uneplanche?unrocher?Lesvaguesquidéferlaientautourde luiétaienthautescommedes
murailles,sibienqu’ilnevitquedel’eau,jusqu’àcequ’unelamedefondlesoulève.Ilsentitalors
sonestomacfairelaculbuteet,hissésurlacrête,aperçutlesrochersoùilsetenaituninstantplus
tôt. La mer l’avait entraîné beaucoup plus loin qu’il ne l’aurait cru, en quelques secondes
seulement.
Perrynageaversl’endroitoùilavaitaperçuleVieuxWill.Uncourantviolentleramenaitvers
lajetée.Ilrepéradesmouvementsdansl’eau.Fleaétaitàunevingtainedemètresdelà,nonloin
duVieuxWillquigesticulaitsurplace,sescheveuxargentésseconfondantavecl’écume.
QuandPerryparvintàsahauteur,lapeaudupêcheurétaitd’unepâleurcadavérique.
–Tiensbon,Will!luicria-t-ilenattachantlacordeautourdesataille.
Puis,àl’intentiondeseshommes,restéssurlerivage,ilhurla:
–Allez-y!Tirez!
Plusieurs secondes s’écoulèrent encore, avant que le cordage ne se tende entre ses mains. Il
sentaitàpeinelatraction.Wylantiraitdetoutessesforces,maisPerrycompritqueWillet lui
étaienttroplourds.Iljetauncoupd’œilàlajetéeetvitlesblocsdegranitseparerd’uneblancheur
aveuglante,l’espaced’uncourtinstant.L’oraged’Éthernetarderaitpasàlesfrapper.
PerrylâchalacordeetleVieuxWills’éloignaaussitôtdelui.Ilnageadanssonsillage,cequi
demanda un effort colossal à ses muscles fatigués. Chaque mouvement de bras lui donnait
l’impressiondesouleversonproprepoids.IlentenditlescrisdeReefetdeGren,deplusenplus
distinctsàmesurequ’ils’approchaitdelajetée.Iltentadesehisserhorsdel’eau,scrutalacôteà
traverslesembrunsetl’écumequiluifouettaientlevisage.Encorequelquesmètres.
Un courant soudain s’empara de lui, l’entraînant vers le large et les remous.Puis, tout aussi
subitement,lahoules’inversaetPerrysesentitprécipitéverslajetée.Ilseprotégealatêteettendit
les jambes.Sespiedspercutèrentviolemment legranit,puis il futprojeté sur le côtéet s’écrasa
contrelesrochers.
Unedouleurfulguranteenvahitsoncorps.Sesvertèbrescraquèrent.Sonépauledroitel’élançait
atrocement.Iltenditunbras.Saformeluiparutinhabituelle.Sonépaulesaillaitbizarrement.Elle
s’étaitdéboîtée.
Non,cen’étaitpaspossible!Perryessayadebrasserl’eauavecsonbrasvalideetexigeadeses
jambes un surcroît d’effort.Chacun de sesmouvements accentuait la douleur dans son épaule.
Entredeuxvagues,ilaperçutdenouveaulajetée.Unemainaprèsl’autre,BearetWylantiraient
surlacorde,ramenantleVieuxWillverseux.WillowetFleasetenaientàleurscôtés,trempés,
grelottants.Juchéssurlesrochers,ReefetGrenappelaientPerry,prêtsàlehisserhorsdel’eau.Il
voulutaccélérerencoresesbattementsdepieds,maissesjambesrefusèrentdeluiobéir.Ilbutla
tasseetsemitsuffoquer.
Uneseulesolutions’offraitàlui.Ilcessadenageretselaissacouler.Ilsaisitalorssonpoignet,
prituninstantpourrassemblersoncourage,puistirad’uncoupsecsursonbras.Destachesrouges
apparurentdevantsesyeux.Illuisemblaqu’ilavaitdéchirésesmuscles,etsonépauleluicausait
unedouleurabominable,maisellen’avaitpasreprissaplace.Illâchasonbras,renonçantàfaire
unenouvelletentativedecraintedes’évanouir.
Lespoumonsenfeu,Perrybattitdespiedspourremonteràlasurface.
Remonteràlasurface…
Àlasurface…
Soudain,ilétaitincapablededires’ilmontaitous’ils’enfonçaitdavantagedansl’eau.Malgrésa
peur, il s’efforça de continuer à nager calmement, convaincu que s’il perdait son sang-froid, il
signeraitsonarrêtdemort.D’interminablessecondess’écoulèrent…Ilétaitauborddel’asphyxie
etlapaniquelesaisitmalgrétout.Ilsemitàgesticulerdefaçonincontrôlable.Ladouleurdansses
poumonsetdanssatêtedépassaitlesélancementsdanssonépaule.Elledominaittout.
Ilouvritlaboucheetinspira.Untorrentd’eauglacéeenvahitsagorge.Ill’expulsaavecl’énergie
du désespoir. Les taches rouges resurgirent derrière ses paupières et sa poitrine fut prise de
convulsions.
Perrysombradansdesprofondeursplusfroides,oùlamerétaitencoreplusnoire,pluspaisible,
livrée aux ténèbres. Il sentit ses membres se détendre, cependant qu’un immense chagrin
l’envahissait,prenantlepassurladouleurphysique.
Aria.Ilvenaitàpeinedelaretrouver.Ilnevoulaitpaslaquitter.Ilnevoulaitpaslablesser.Ilne
voulaitpas…
Quelquechoseheurtasagorge.SachaînedeSeigneurdesang…Ellel’étranglait.Ill’empoigna,
puis se rendit compte que quelqu’un, au-dessus de lui, le hissait vers la surface. La chaîne se
détendit.Ilsentitunbrasautourdesapoitrine.Ilsedéplaçait.Onletirait.
Perry troua la surfaceet semit aussitôt à vomirde l’eau, le corps secouéde spasmes.On lui
nouaunecordeautourdu torse,puisGrenetWylan lehissèrent sur les rochers, tandisqu’une
troisièmepersonne–probablementReef–lepoussaitdansledos.
Envoulantluisaisirlebras,Bearfaillitglisserdansl’eauetpoussaunjuron.
–Monépaule!gémitPerryentresesdents.
Bearcompritetluipassaunbrasautourdelataillepourl’éloignerdesvaguesquisebrisaient
surlegranit.Perrycontinuaàmarcheraprèsqu’ill’eutlâché.Àboutdeforces,ilremontalajetée
tantbienquemal, jusqu’à laplage.Là, il s’écroulasur lesableetserecroquevilla,commepour
contenirladouleurquidéchiraitsesentrailles,sonépauleetsagorge.Ilavaitl’impressionqu’on
l’avaitrouédecoups.
Uncercleseformaautourdelui,leregardanttousser,lutterpourrecouvrersonsouffle.Perry
sefrottalesyeuxpourlesdébarrasserd’unrested’eaudemeretselaissasubmergerparunterrible
sentimentdehonte.Ilgisaitlà,àterre,brisé,devantlessiens…
Grensecoualatête,commes’iln’enrevenaitpasdecequivenaitdesepasser.LeVieuxWill
tenaitWillowblottietoutcontrelui.Reefrespiraitfort;labalafresursajoueétaitécarlate.Dans
leciel,l’Éthertournoyaitenvolutesagressives.
–Sonépauleestdéboîtée,ditBear.
– Redresse son bras, puis tire-le en travers de sa poitrine, ordonna Reef. Lentement et
fermement. Surtout, ne t’arrête pas, quoi qu’il arrive. Et dépêche-toi. Il faut qu’on semette à
l’abri.
Perryfermalespaupières.Degrossesmainssaisirentsonpoignet;puisilentenditlavoixgrave
deBearau-dessusdelui:
–Turisquesdenepasapprécier,Perry.
Effectivement,iln’appréciapas.
Tremblant de froid et de nervosité, Perry se hissa dans son grenier en se tenant le bras.
Maladroitement,réprimantuncridedouleur, ilôtasachemisedégoulinanteet la lançadans la
pièceau-dessous.Elleatterritavecungrand«floc»surlemanteaudelacheminée,oùelleresta
accrochée.Perrys’allongea.Ilrespiraitavecdifficulté,sespoumonsétaientdouloureux.Ilobserva
l’Étherparlabrèchedansletoit.Lapluies’yinfiltraitetruisselaitsursapoitrine,avantdecouler
surlematelas.Ilavaitbesoind’unpeudetemps–quelquesminutesseulement–avantd’affronter
latribu.
IlfermalesyeuxetuneimagedeVales’imposaàlui.Sonfrèrefaisaitundiscours,assisàlatable
principaleduréfectoire, surveillantcalmement sonmonde.Valen’avait jamais,ne serait-ceque
trébuchésouslesyeuxdesLittorans.Perrys’interrogeasursonproprecomportement,tentadese
convaincrequ’ilavaiteuraisond’agirainsi:«J’aifaitcequ’ilfallait.JesuisallésecourirleVieux
Will.»
Pourquoi,alors,neparvenait-ilpasàralentirlerythmedesarespiration?Pourquoiéprouvait-
ilunetelleenviedefrapperdansquelquechose?
Laportes’ouvritàlavoléeetclaquacontrelemurdepierre.Unsouffled’airfroidpénétradans
lapièce.
–Perry?appelaquelqu’un,au-dessous.
Il fit une grimace de déception.Ce n’était pas la voix qu’il espérait entendre. La seule qu’il
auraitétédisposéàécouter.IlsedemandasoudainsiRoarl’avaitretrouvée.
–C’estpaslemoment,Cinder,grommela-t-il.
Perrytenditl’oreille,espérantentendrelaporteserefermer.Lessecondess’écoulèrentsansque
rienneseproduise.Ilinsista,d’unevoixplusautoritaire:
–Cinder,va-t’en!
–Jesuisvenut’expliquercequis’estpassé…
Perryseredressaenpositionassise.Cindersetenaitau-dessousdelui,trempé,sonbonnetnoir
danslesmains.Ilparaissaitcalmeetdéterminé.
–Tuveuxenparlermaintenant,c’estça?repritPerry,reconnaissantl’intonationirritéedeson
pèredanssaproprevoix.
Ilsavaitqu’ilavaittortderéagirainsi,maisc’étaitplusfortquelui.
–Tuvasettuviensàtaguise,enchaîna-t-il,surletondureproche.J’aimeraisbiensavoirceque
tuasdécidé.Etsiturestes,j’apprécieraisquetunemettespaslefeuànosvivres.
–J’essayaisdevousaider…
–Tuveuxnousaider?
Perry sauta du grenier et étouffa un juronquand la douleur se rappela à lui. Il s’avança vers
Cinder, qui le fixait de ses yeux perçants, écarquillés, et lui montra le ciel par la porte restée
ouverte.
–Danscecas,faisquelquechosecontreça!
Cinderregardadehors,puisdenouveauPerry.
–C’estpourçaquetuveuxquejeresteavecvous?Tucroisquejepeuxarrêterl’Éther?
Perryseressaisitbrusquement.Iln’avaitpaslesidéesclaires.Ilnesavaitpluscequ’ildisait.Il
secoualatête.
–Non.Cen’estpaspourça.
–Laissetomber!
Cinderbattitenretraiteverslaporte.Lesveinesdesoncouseteintaientd’unelueurbleutée,
semblableàcellede l’Éther.Elle serépandit soussapeau,envahit samâchoire, ses joueset son
front.
Perryl’avaitdéjàvudeuxfoisdanscetétat–lejouroùCinderluiavaitbrûlélamain,etquand
ilavaitdéciméunetribudeFreux.Iln’endemeuraitpasmoinsstupéfait.
–Jen’auraisjamaisdûtefaireconfiance!hurlaCinder.
–Attends,s’écriaPerry,cen’estpascequejevoulaisdire!
Maisc’étaittroptard:Cinderavaitdéjàfaitvolte-faceetseprécipitaitdehors.
8
ARIA
Non loin de là,Roar courait à la rencontre d’Aria, qui regagnait le village en compagnie de
Molly.Illaserrabrièvementcontrelui.
–Jet’aicherchéepartout.Jem’inquiétais.
–Désolée,monjoli.
–Oui,tupeuxêtredésolée!J’aihorreurdemefairedusouci.
Ilprit lebras libredeMollyet,ensemble,Ariaet luiaidèrent lavieille femmeà rejoindre le
réfectoireleplusvitepossible.
Latribuétaitrassembléeàl’intérieurdubâtiment,masséeautourdestablesetlelongdesmurs.
MollyallaprendredesnouvellesdeRiver,tandisqueRoars’approchaitdeBear.AriarepéraTwig,
l’AudiledégingandérencontréaumomentdesretrouvaillesavecPerry.Elles’installasurlebancà
côté de lui et promena son regard dans la salle.Affolés par la tempête, les gens affichaient des
visagestendus;leursvoixfébrilessemêlaient.
Arianes’étonnapasdevoirBrookeassiseavecWylan,lepêcheurauxyeuxnoirsetfuyantsqui
l’avait insultéeàmi-voixchezPerry.ElleaperçutWillow,blottieentresesparents,nonloinde
FleaetduvieuxWill.LesSix,quipourtantnes’éloignaientjamaistropdePerry,étaientlàaussi.
Àmesure que son regard passait d’un visage à l’autre, un sentiment de terreur l’envahissait, si
violentqu’elleenéprouvaitdespicotementsauboutdesdoigts.Perryn’étaitpaslà!
Roarvintluiposerunecouverturesurlesépaules.IldemandaàTwigdesepousseretpritplace
àcôtéd’elle.
–Où est-il ? lui demanda-t-elle sans préambule, trop inquiète pour prendre les précautions
habituelles.
–Chezlui.Bearm’aditqu’ils’étaitdémisl’épaule.Maisçavamieux.
Leregardsombre,Roarajouta:
–Ill’aéchappébelle.
Ariasentitsonestomacsenouer.SesoreillescaptèrentlenomdePerryquiflottaitdetableen
table, porté par une vague demurmures. Elle s’efforça d’ignorer le brouhaha ambiant pour se
concentrer sur le ton malveillant de Wylan, qu’elle observait avec attention. Un groupe de
Littoranss’étaitrassembléautourdelui.
–…cetimbécileasautéàl’eau.Reefadûlerepêcher.Unpeuplus,etilarrivaittroptard.
–Ilparaîtqu’ilasauvéleVieuxWill,soulignaunautre.
– Will ne se serait pas noyé ! répliqua Wylan. Il connaît la mer comme personne. J’allais
l’attraperenrelançantlacorde.Honnêtement,jeseraisplusrassurésic’étaitFleaquiportaitcette
satanéechaînedeSeigneurdesangautourducou!
AriaeffleuralebrasdeRoar.
TuentendscequeditWylan?Cetypeesthorrible.
Roarhochalatête.
–Ilfauttoujoursqu’ilfanfaronne.Maistudoisêtrelaseuleàl’écouter,encemoment.
Aria n’en était pas certaine. Elle se tordit lesmains ; sous la table, sa jambe était agitée de
soubresauts.Lefeuqui flambaitdans lesdeuxcheminéesréchauffait lasalle.Uneodeurdebois
humide et de boue flottait dans l’air,mêlée à celle de la sueur desLittorans. Les gens avaient
apportéleursbienslesplusprécieux.Ariaaperçutunepoupée.Uncouvre-lit.Despaniersremplis
d’objets.Ellevitalorsenpenséelesfauconssculptés,danslamaisondePerry,etserappelaqu’il
étaitseulchezlui.Elleauraitdûêtreàsescôtés.
Desvortexd’Étherfrappèrentàl’extérieur,accompagnésdesifflementsstridents.Ariasentitle
solvibreràtraverslasemelledesesbottes.EllesedemandasiCindererraitsousl’orage,luiqui
n’avaitrienàcraindredel’Éther.
–Onvaresterassislà,sansrienfaire?demanda-t-elleàRoar.
Ilpassaunemaindanssescheveuxmouillés,lesébouriffantsanslevouloir.
–Cettesalleestl’endroitleplussûr,aveclatempêtequiapproche,affirma-t-il.
ChezMarron,lesoragesétaientmoinseffrayants.Tousleshabitantsdudomaineseréfugiaient
sousterre,danslesanciennesminesdeDelphi,oùMarronavaitentassédesprovisionsetprévude
lamusiqueetdesjeuxenguisededistraction.
Unnouveaugrondementfitvibrerleplancher.Ariaregardalapoussièretomberdessoliveset
saupoudrersatable.Danslescuisines, lescasseroless’entrechoquèrent.WillowétreignitFleaen
plissantlesyeux.Pluspersonneneparlait.
AriaeffleuralamaindeRoar.
Faisquelquechose.Ilssontpétrifiés.
Ilarquaunsourcil.
–Moi?
Oui, toi. Perry n’est pas là, etmoi, je ne peux pas. Je suis uneTaupe, rappelle-toi. Pire : uneTaupe
vagabonde.
Roarladévisagea,puissedécida:
–Entendu.Àchargederevanche!
Iltraversalasallepourrejoindreunjeunehommequiportaituncobratatouéautourducou,
puisindiquad’unhochementdetêtelaguitareposéecontrelemur.
–Jepeuxtel’emprunter?
Surpris,lejeunehommehésitauninstant,puisluitenditl’instrument.Roarrevintauprèsd’Aria
ets’assitsurlatable,lespiedsposéssurlebanc.Ilaccordal’instrumentenplissantlesyeux,aussi
méticuleuxqu’Aria l’aurait étéenpareilleoccasion.Tousdeuxpossédaient l’oreille absolue.La
plusinfimediscordanceauraitmisleursnerfsàrudeépreuve.
–Bien!lâcha-t-ilenfin,satisfait.Qu’est-cequ’onchante?
–Commentçaon?protesta-t-elle.
–Onformeunduo,voyons!répliqua-t-ilensouriant.
Ilégrenalespremièresnotesd’unechansondugroupepréféréd’Aria,lesTiltedGreenBottles,
qu’ilsn’avaientcesséd’interpréteraucoursdel’hiver.Laballade,intitulée«Lechatonpolaire»,
sechantaitdefaçonexagérémentmaniérée,cequiaccentuaitencoreleridiculedesesparoles.
Roaradoraitenrajouter.IlplaqualespremiersaccordsetfixasurAriasesyeuxbrunsténébreux,
unsouriredeséducteurauxlèvres.Illataquinait,maiscelasuffitàlafairerougir.Touslesregards
étaientbraquéssureux.
Roarsemitàchanterd’unevoixdouceetpleined’humour:
–Viensréchauffermoncœurtransi,montoutpetitchatonpolaire.
Incapablederésister,Ariaattaqualecoupletsuivant:
–Jamaisdelavie,mongrosyéti.Plutôtm’arracherunemolaire!
–Jeseraistonbonhommedeneige,tuvivraisdansmonigloo.
–Pasquestiondetomberdanstonpiège.Plutôtm’enfermerchezlesfous!
Aria n’en revenait pas d’interpréter une chanson aussi niaise devant ces gens dégoulinants de
pluie,paralyséspar lapeur…enpleinetempêted’Éther.Roardonnaunrythmeentraînantà la
mélodie.Sonenthousiasmeétaitcommunicatif.
À toutmoment,Aria s’attendait à recevoir des tasses ou des chaussures que lesLittorans lui
lanceraient à la figure.Mais rien de tel ne se produisit.Elle entendit un ricanement étouffé et
entrevitbientôtquelquessourires.LorsqueRoaretellereprirentenchœurlerefrain–ponctuéde
ronronnementsmélodieux–deuxoutroispersonneséclatèrentfranchementderire.Ellefinitpar
sedétendreetsedélectaduplaisirdechanter.Elleétaitdouée,trèsdouéemême,pourcela.Elle
chantaitdepuistoujoursetrienneluisemblaitplusnaturel.
Après que Roar eut joué les dernières notes, le silence envahit brièvement la salle, presque
aussitôttroubléparlevacarmedelatempête.Lesbavardagesreprirentalorsprogressivement.Aria
scrutalesvisagesalentouretcaptadesbribesdeconversation:
–C’estlachansonlaplusidiotequej’aiejamaisentendue.
–Drôle,malgrétout.
–C’estquoi,unyéti?
–Aucuneidée,maislaTaupechantecommeunange.
–Ilparaîtquec’estellequiaretrouvéRiver…
–Tucroisqu’ellevachanterautrechose?
Roardonnaunpetitcoupd’épauleàAriaetarquaunsourcil.
–Alors?ladéfia-t-il.Ellevachanterautrechose?
Ariaseredressaetprituneprofondeinspiration.S’ilstrouvaientque«Lechatonpolaire»était
unnuméroexceptionnel,ilsn’avaientencorerienentendu!
–Oui,répondit-elleensouriant.Ellevachanterautrechose.
9
PEREGRINE
Pourlapremièrefoisdepuisdesmois,personneneprêtaattentionàPerrylorsqu’ilentradans
lasalleàmanger : tous lesregardsétaientbraquéssurAriaetRoar.Ilsefaufiladansl’ombreet
s’adossaaumur,lesdentsserrées.Sonbrasdouloureuxneluilaissaitaucunrépit.
Assissurunetableaucentreduréfectoire,Roarjouaitdelaguitare.Àsescôtés,Ariachantait,
un sourire aux lèvres, la tête inclinée.Ses cheveuxnoirs s’étalaient sur sonépaule, telsde longs
filamentsluisants.
Perryneconnaissaitpaslachanson,maisildevinaqueRoaretArianel’interprétaientpaspour
lapremièrefois.Iln’yavaitqu’àvoircommeilslachantaient,tantôtenchœur,tantôtséparément,
aussivolubilesquedesoiseaux.Ilnes’étonnaitpasdelesvoirchanterensemble.Plusjeune,Roar
avaittoujourscomposédeschansonsàpartirdetoutetderien,pourfairerireLiv.Lesbruits,les
sons, la musique reliaient Roar et Aria, tout comme les odeurs, les parfums, les arômes
rapprochaient lesOlfiles.Toutefois,unepartiede lui-mêmesouffraitde lesvoir s’amuserainsi,
alorsqu’ilavaitfaillisenoyeruneheureplustôt.
Du fond de la salle, Reef etGren l’aperçurent et vinrent à sa rencontre, attirant l’attention
d’Aria.SavoixsebrisaaussitôtetelleadressaàPerryunsourirehésitant.LesmainsdeRoar se
figèrentsurlaguitare; l’angoisseselisaitsursonvisage.ToutlemondeavaitremarquéPerryà
présentetunerumeuragitéecouraitdetableentable.
Perrysentitsonpoulss’accéléreretsesjouess’empourprer.Lesgenssavaientcequis’étaitpassé
à la jetée, forcément.Tout lemonde était au courant.Perry vit la déception et l’inquiétude se
mêlerdansleursexpressions.Ilflairaleshumeursacerbesquiemplissaientlasalle.LesLittorans
l’avaient toujours jugé téméraire. Son plongeon,même s’il avait pour but de secourir leVieux
Will,neferaitqueconforterleuropinion.
Ilcroisalesbrasetladouleurtraversasonépaulecommeunelamedecouteau.
–Inutiledevousinterrompre,dit-il.
Perrydétestaitsavoix,enrouéeàforcedetousseretderégurgiterdel’eausalée.
–Allez-vouschanteruneautrechanson?demanda-t-il.
–Oui,réponditAria,sanslequitterdesyeux.
Elle entonna alors un air qu’il connaissait : celui qu’elle avait chanté quand ils séjournaient
ensemble chez Marron. C’était un message qu’elle lui adressait. Ici, entourée de centaines
d’inconnus, elle voulait lui rappeler le souvenird’un instantprivilégié,qu’ils avaient été seuls à
partager.
Perryappuya latêtecontre lemur, fermalespaupièreset l’écouta,réprimantsonenviedese
précipiterverselle.Delaprendredanssesbras.Ill’imaginalovéecontrelui,justesoussonépaule.
Il imaginaque sadouleurdisparaissait, ainsi que sahonted’avoir été secouru enmer, de s’être
montrédiminuédevantsatribu.Pourfinir,ilseprojeta,seulavecelle,surletoitdesamaison…
Desheuresplustard,Perryseréveilladansuncoinduréfectoire.Ilseredressa,étirasondoset
remuasonépaulepourlatester.Ilgrimaça.Toutsoncorpslefaisaitencoresouffrir.
Lalumièrematinalefiltraitparlesportesetlesfenêtresouvertes,projetantdesfaisceauxdorés
danslasalle.Lesgensétaientallongésicietlà:contrelesmurs,souslestables,danslesallées.Ils
étaientsinombreuxquelesilencesemblaitimpossible.PerrycontemplaAriaquidormaitprèsde
Willow.Fleaétaitpelotonnéentreelles.
Roar s’éveilla à son tour et se frotta les paupières ; peu après, Reef se leva non loin de lui,
balançant ses tresses dans son dos. Le reste des Six commençait à reprendre vie, comme s’ils
sentaientquePerryavaitbesoind’eux.TwigdonnauncoupdecoudeàGren,qui le lui rendit
dansundemi-sommeil.HydeetHaydensemirentdebout,glissantleurarcdansleurdoscomme
unseulhomme,puisabandonnèrentStraggler,encoreoccupéàenfilersesbottes.Tranquillement,
ilspassèrentdevantlatribuassoupieetsuivirentPerryàl’extérieur.
Hormis les flaques d’eau, les branches arrachées et les tuiles brisées qui jonchaient la place
centrale,levillagen’avaitpaschangé.Perryscrutalescollines.Ilnevitaucunincendie,maisune
odeurâcredefuméeflottaitdansl’airhumide.Denouvellesterresavaientbrûlé,c’étaitcertain.Il
espérait justequecene seraientpasdes champscultivésnidespâturages, etque lapluie aurait
limitélesdégâts.
Stragglerscrutaleciel,lenezplissé.
–J’airêvé,cettenuit,ouquoi?
Là-haut,l’Étherondoyaitpaisiblement;desrubansbleusentrelaçaientquelquesnuagesépars.
Un ciel printanier normal. La couverture nuageuse luminescente et les tourbillons d’Éther
n’étaientplusqu’unsouvenir.
–SituétaisavecBrooke,laréponseestoui,letaquinaGren.J’aifaitlemêmerêve.
Stragglerluidonnauncoupd’épaule.
–Arrête,imbécile.C’estlapetiteamiedePerry.
Grensecoualatête.
–Désolé,Per.Jel’ignorais.
Perrys’éclaircitlavoix.
–Pasdeproblème.Nousnesommesplusensemble.
ReeffusillaStragetGrenduregard.
–Çasuffit,touslesdeux!Paroùtuveuxcommencer,Perry?
D’autres villageois sortirentde la salle àmanger :GrayetWylan,Rowan,MollyetBear. Ils
contemplèrent le village,puis le ciel, etPerry lutde l’inquiétude sur leurs traits.Étaient-ils en
sécurité à présent, ou subiraient-ils bientôt une nouvelle tempête ? L’Éther frapperait-il toute
l’année,désormais?Perrysavaitquecesquestionsoccupaienttouslesesprits.
Ildemandaà seshommesde faire le tourduvillage,afind’estimer lesdégâtsdes toitures,de
rendrevisiteaubétaildans lesétablesetdevérifier l’étatdescultures.Puis ilenvoyaWillowet
Flea à la recherchedeCinder. Il regrettait son attitudede la veille. Il n’avait pas toute sa tête,
alors.Ilvoulaitretrouverlejeunegarçonpourluiprésentersesexcuses.Quantàlui,ilpartitvers
le nord-ouest en compagnie deRoar.Une heure plus tard, ils s’arrêtaient à l’orée d’un champ
calciné.
–Çanevapasnoussimplifierlavie.
–C’estjusteunterraindechasse.Paslemeilleur,enplus.
–Tuasraisondevoirleboncôtédeschoses,Per.
Perryhochalatête.
–Merci.Jefaiscequejepeux.
LeregarddeRoarfutsoudainattiréàlalisièreduchamp.
–Regarde!s’exclama-t-il.Voilàl’optimismeenpersonne!
PerryaperçutReefetsourit.SeulRoarétaitcapabledeledériderdansunmomentpareil.
Reefleurfitsonrapportsurlerestedesdégâts.Ausud,ilsavaientperduuneforêtprochedes
terresincendiéesparl’Étherpendantl’hiver.
–Cen’estplusqu’unevasteétenduedecendres,indiqua-t-il.
LesruchesdesLittoransavaienttoutesétédétruitesetl’eaudesdeuxpuitsduvillage,souillée,
avaitungoûtdecendres.
LorsqueReefeutterminésonrapport,Perrysentitqu’ilétaittempsd’évoquerl’épisodedela
veille,àlajetée.Roarfaisaittournoyersoncouteaudanssamain:ungestemachinalchaquefois
qu’il s’ennuyait.Perrysavaitqu’ilpouvaitparlerdevant lui,mais ildut se faireviolencemalgré
tout:
–Tum’assauvélavie,Reef.Jetesuisredevable…
–Tunemedois rien, l’interrompitReef.Un serment estun serment. Il serait tempsque tu
l’apprennes.
Roarglissasoncouteaudansl’étuisuspenduàsaceinture.
–Qu’est-cequetuentendsparlà?s’informa-t-il.
Reeffitminedenepasl’entendre.
–TuasjurédeprotégerlesLittorans,reprit-il,àl’intentiondesonchef.
Perrysecoualatête.
–C’estcequej’aifait.LeVieuxWillappartenaitàlatribu.
–Tuasfaillimourir.
–Selontoi,j’auraisdûlelaissersenoyer?
–Oui,rétorquaReef.Oumelaisserlesecourir.
–Maistun’yespasallé.
–Parcequec’étaitsuicidaire!Essaiedecomprendre,Peregrine.Tavievautdavantagequecelle
d’unvieillard.Plusquelamienneaussi.Tuaseutortdetejeteràl’eau.
Roaréclataderire.
–Ondiraitquetuneleconnaispas…
Reeffitvolte-faceetpointaundoigtaccusateursurlui.
–Tudevraisplutôtessayerdeleraisonner.
–J’attendsquetutetaises,répliquaRoar.
Perry discerna des reflets rouges dans son champ de vision, signes de la fureur de Reef et
s’interposa.
–Vafaireuntour,luiordonna-t-il.Essaiedetecalmer.
Illeregardas’éloigneràgrandesenjambées.Àsescôtés,Roarjuraàmi-voix.
Perry était inquiet. Si les deux personnes qui lui étaient les plus loyales réagissaient ainsi,
commentsecomporteraitlerestedesLittorans?
Surlecheminduretour,PerryrepéraCinderàl’oréedubois.Ilattendaitauborddusentieren
tripotantsonbonnet.
Roarlevalesyeuxaucielquandill’aperçut.
–Jevouslaisse,Per.J’enaiassezvupouraujourd’hui.
Surcesmots,ils’éloigna.
QuandPerryarrivaàlahauteurdeCinder,legarçondonnaitdespetitscoupsdepiednerveux
dansl’herbe.
–Jesuiscontentquetusoisrevenu,luidit-il.
–Vraiment?rétorquaCinderd’untonamer,sansleverlatête.
Perryneprit pas lapeinede répondre. Il croisa lesbras et constataque son épaule le faisait
moinssouffrirqu’auréveil.
–Jen’auraispasdûmefâchercontretoi.Çanesereproduiraplus.
Cinderhaussalesépaules.Auboutdequelquesinstants,ilfinitparleverlenez.
–Tuasmal?
–Çava,réponditPerry.
Cinderhochalatête.
–Jenesavaispascequis’étaitpasséquand jesuisvenutevoir.Lafille…Willow…m’atout
racontécematin.Elleaeuvraimentpeur.Poursongrand-pèreetpourelle.Etpourtoi,aussi.
Perryacquiesça.
–Moiaussi,j’aieupeur.
Çaluiparaissaitpresqueincroyable,àprésent.Laveille,ilavaitfaillisenoyer.Ilavaitéchappé
depeuàlamort.
–C’étaitunesalejournée.Maisç’auraitpuêtrepire.Jesuistoujourslà,c’estcequicompte.
Cindersouritdetoutessesdents.
–C’estsûr!
Sentantquel’humeurdel’adolescents’apaisait,Perrydécidadeprofiterdel’occasion.
–Ques’est-ilpassé,aujuste,danslaréserve?
–J’avaisfaim.
–Enpleinenuit?
–Jen’aimepasmangeràl’heuredesrepas.Jeneconnaispersonne.
–Tuaspassél’hiveravecRoar,luirappelaPerry.
Cinderserenfrogna.
–Roarnes’intéressequ’àtoietàAria.
« Et à Liv », songea Perry. Certes, Roar était fidèle à peu de gens, mais sa loyauté était
indéfectible.
–Alors,tut’esfaufilédanslaréserve.
Cinderacquiesça.
–Il faisaitnoiretc’était tranquille.Puis, toutàcoup, j’aivuuneespècedemonstreauxyeux
jaunes.J’aieutellementpeurquej’ailâchémalampe.Jen’aipaseuletempsdedire«ouf»,quele
plancherprenaitfeu.J’aiessayédel’éteindre,maisc’étaitdepireenpire,alorsjemesuissauvé.
Undétaildel’histoireavaitfrappéPerry.
–Tuasvuunmonstre?
–C’estceque j’aicru.Maisen fait,c’était justecet imbéciledechien,Flea.Dans lenoir,on
auraitditundémon.
Perryréprimaunsourire.
–TuasvuFlea.
–C’estpasdrôle,sedéfenditCinder,quipeinaitluiaussiàgardersonsérieux.
–Alorscommeça,Flealechiendémoniaquet’aeffrayé,etc’estlalampequiamislefeu?Rien
àvoiravec…cequetufaisavecl’Éther?
Cindersecoualatête.
–Non.
Perryattenditquel’adolescentluiendisedavantage.Ilseposaitdescentainesdequestionssur
sesfacultés.Sursesorigines,aussi.MaisilsavaitqueCinderneparleraitquelorsqu’ilseraitprêt.
–Tuvasmechasser?
Perrysecoualatête.
–Non, je veuxque tu restes ici.Mais si tu appartiens à la communauté, tudois ymériter ta
place,commelesautres.Tunepeuxpas filerdèsquequelquechosetournemal,ouvolerde la
nourritureaumilieudelanuit.
–Jenesaispascommentfaire.
–Commentfairequoi?
–Méritermaplace.Jenesaispascommentfairen’importequoi.
Perry ledévisagea.Cindernesavaitpas«commentfairen’importequoi»?Cen’étaitpas la
premièrefoisqu’ill’entendaitprononcerunephraseaussibizarre.
–Danscecas,onadupainsurlaplanche.JevaisdemanderàBrookedeteprocurerunarcetde
t’apprendreàtirer.Etdemain,jeparleraiàBear.Ilabesoind’aide.Unedernièrechose,Cinder:
quandtutesentirasprêt,jeveuxquetumedisestoutcequejesuiscensésavoir.
Cinderfronçalessourcils.
–Toutcequetuescensésavoirsurquoi?
–Surtoi,réponditPerry.
10
ARIA
–Tusaist’yprendrepourcalmerladouleur,ditMolly.
Aria,unbandageàlamain,levalesyeuxdesontravail.
–Merci.Butterestunepatientecourageuse.
Enentendantsonnom,lajumentbattitparesseusementdespaupières.Pendantlatempêtedela
nuit précédente, saisie de panique, elle avait rué dans son box et s’était entaillé le membre
antérieur.PouraiderMolly,quesesmainsfaisaientsouffrir,Ariaavaitdéjànettoyélablessureet
appliquédessusunonguentantiseptiqueparfuméàlamenthe.
ElleenroulalepansementautourdelajambedeButter.
–Mamèreétaitmédecin,dit-elle.Chercheuse,en fait.Ellene travaillaitpassouventavec les
gens.Etjamaisavecleschevaux.
Desesdoigtsnoueuxcommedesracines,Mollygrattaaffectueusement l’étoileblanchesur le
chanfreinde la jument.Malgré elle,Aria songea àRêverie, où la génétique avait permisdepuis
longtempsdesoignerdesmaladiescommel’arthrite.ElleauraitaimépouvoiraiderMolly.
–Était?répétaMollyenobservantattentivementAria.
–Oui…elleestmorteilyacinqmois.
Mollyhochalatêted’unairpensifetlacouvadesesyeuxchaleureux,trèsexpressifs,delamême
teintequelacrinièrenoisettedeButter.
–Ettevoilàici,àprésent,loindecheztoi.
Ariaregardaautourd’elle.Elleétaitcernéeparlaboueetlapaille.Uneodeurdecrottinflottait
dansl’air.Sesmainsétaientglacéesetsentaientà lafois lechevalet lamenthe.Pourladixième
fois,Butterfrottasonmuseaudanssescheveux.Rienn’auraitpuêtreplusdifférentdecequ’elle
avaitconnuàRêverie.
–Jesuisici,eneffet.Maisjenesaisplusvraimentoùestmaplace.
–Ettonpère,qu’est-ildevenu?
Ariahaussalesépaules.
–C’étaitunAudile.C’esttoutcequejesais.
Elle attenditqueMolly lui fasseune révélation spectaculaire,dugenre :« Je saisqui est ton
père,etfigure-toiqu’ilestcachélà,derrièrecebox.»Puisellesecoualatête,agacéeparsapropre
bêtise.Celal’aurait-ilseulementaidée?Retrouversonpèreaurait-ilsuffiàdissipercesentiment
ténuetfragilequil’habitait?
–C’estdommagequ’aucunmembredetafamillen’assisteàtaCérémoniedeMarquage,cesoir,
déploraMolly.
Arialevabrusquementlatête.
–Cesoir?
Elles’étonnaquePerryaitprévudel’organiseraussitôt,dèslelendemaindelatempête.
ButterémitunhennissementagacéenvoyantWylanentrerdansl’étable.
–Regardez-moiça,MollyetlaTaupe,dit-ilens’adossantaubox.Tunousasrégalés,hiersoir,
laSédentaire.
–Qu’est-cequejepeuxfairepourtoi,Wylan?demandaMolly.
Ill’ignoraetcontinuaàs’adresseràAria:
–TuperdstontempsenallantdansleNord,laSédentaire.CettehistoiredeCalmeBleun’est
qu’unerumeurcolportéepardesgensdésespérés.Enfin,faisquandmêmeattentionàtoi.Sableest
mauvais, une vraie teigne. Et rusé comme un renard, avec ça. Il ne risque pas de donner de
renseignements sur le Calme Bleu à qui que ce soit, et encoremoins à uneTaupe. Il hait les
Taupes.
Ariaseleva.
–Commentlesais-tu?Encoredesrumeurscolportéespardesgensdésespérés?
Wylans’avançaverselle.
–Àvraidire,oui.Onracontequeçaremonteàl’époquedel’Unification.LesancêtresdeSable
étaientdesÉlus.Ilsavaientétéchoisispourintégrerl’unedesCapsules,maisquelqu’unlesatrahis
etonlesaabandonnésdansleMondeExtérieur.
Enclasse,Ariaavaitétudiél’histoiredel’Unification.Cettepériodeavaitsuivil’éruptionsolaire
massivequiavaitcorrompulamagnétosphèreprotégeantlaTerre,etrépandul’Éthersurtoutela
planète. Les premières années, les dégâts avaient été considérables. La polarité de la Terre ne
cessaitdes’inverser.Lemondeétaitenproieàdegigantesquesincendies,àdesinondations,des
émeutesetdesmaladies.Constatantquedeviolentes tempêtesd’Éther frappaient sansrépit, les
gouvernementss’étaientdépêchésdeconstruirelesCapsules.
Lorsqu’elleétaitapparue,lessavantsavaientbaptiséAltercetteatmosphèreétrangère,quidéfiait
touteexplicationscientifique.Unchampmagnétiquedotéd’unecompositionchimiqueinconnue
qui ressemblait à de l’eau et se comportait comme telle,mais frappait avec une puissance sans
précédent.Aufildutemps, le termeavaitévoluépourdevenir l’Éther :unmotempruntéàdes
philosophesdestempsanciensquiavaientdécritunélémentsimilaire.
Aria avait visionné des vidéos de familles souriantes visitant desCapsules dumême type que
Rêverie,admirant leurnouveau logement.Elleavaitvu l’expressionraviedesgensquiportaient
pourlapremièrefoisunSmartEyeetdécouvraientlesDomaines.Toutefois,onneluiavaitjamais
montrélemoindrefilmsurcequis’étaitpasséàl’Extérieur.Quelquesmoisplustôt,l’Éther,ainsi
que le monde qui existait au-delà des murs sécurisants de Rêverie, lui étaient parfaitement
étrangers.
–TuesentraindemedirequeSabledétestelesSédentairesàcaused’unévénementsurvenuily
atroissiècles?reprit-elle.Iln’yavaitpasassezdeplacepourtoutlemondedanslesCapsules.La
Loterieétaitleseulmoyenéquitablededonnerunechanceàchacun.
Wylangrommela.
–C’étaitinjuste.Onalaissélesgensmourir, laTaupe.Tucroisvraimentqu’ilpeutencorey
avoirunejustice,quandc’estlafindumonde?
Ariahésita.Cesdernierstemps,elleavaitassezsouventvul’instinctdesurvieàl’œuvre,etelle-
mêmeenavait fait l’expérience.Cetteforcel’avaitpousséeàtuer :unactedontelleneseserait
jamaiscruecapable.EllesesouvintdeHess,quil’avaitchasséedelaCapsuleenespérantqu’elle
allaitmourir,afindeprotégersonfils,Soren.Ellen’avaitaucunmalàimaginerqu’àl’époquede
l’Unification,l’équitén’avaitguèred’importance.Cequis’étaitpasséétaiteffectivementrévoltant,
admit-elle,maisellecroyaitencoreenlajustice.C’était,àsesyeux,unevaleurquiméritaitd’être
défendue.
–Disdonc,Wylan,tuesvenuicipournousembêter?demandaMolly.
L’intéressésepassalalanguesurleslèvres,l’airnarquois.
–J’essayaisjustedeprévenirlaTaupede…
Arialuicoupalaparole:
–Merci ! Je tâcheraidenepas interrogerSable sur ses arrière-arrière-arrière-arrière-grands-
parents.
Wylan pivota et s’éloigna, un sourire mielleux aux lèvres. Molly se remit à gratter l’étoile
blanchedelajument.
–Jel’aimebien,cettepetite.Ettoi,Butter?
Enfind’après-midi,AriaretournachezPerry;elleaspiraitàquelquesminutesdesolitudeavant
laCérémonie duMarquage.La chambre deVale – où elle avait passé sa première nuit – était
mieuxrangéequelerestedelamasure.Elleétaitmeublée,entoutetpourtout,d’uncoffre,d’une
commodeetdulit,surlequelétaitposéeunecouverturerouge.Bienqu’ellen’aitjamaisrencontré
le frèredePerry,Aria sentait saprésencedans lapièce.L’énergiequiavaitdûémanerde lui la
troublait.
Elleallachercherlatortue-faucondePerrysurl’appuidefenêtre,danslapiècevoisine,etrevint
la poser sur la commode. Cette solution toute simple qu’elle avait trouvée pour conjurer son
malaiselafitsourire.Ellesedéshabilla,enfilauncaracoblancàfinesbretelles,s’assitauborddu
lit et contempla ses bras. D’une certaine manière, obtenir des Marques lui permettrait de
s’accepter–officiellement–commeuneÉtrangère.UneAudile.Lafilledesonpère.Cethomme
avait-ilbrisélecœurdesamère,oubiens’étaient-ilsséparéspouruneautreraison?Connaîtrait-
elleunjourlavérité?
Dehors, les gens se rassemblaient sur la place centrale. Leurs voix animées entraient par la
fenêtre.Untamboursemitàbattreunrythmecaverneux,évoquantlespulsationsd’uncœur.Aria
allaitpassersatroisièmesoiréedanslacommunautédesLittorans.Lapremière,elleavaitfournià
latribumatièreàcancaner.Laveille,elleavaitdivertilesvillageoisterrorisés.Queluiapporterait
celle-ci?
AriatrouvasonSmartEyedanssasacocheetlepritdanslapaume.Elleauraittantaimépouvoir
l’utiliserpourentrerencontactavecsesamis…QuepenseraitCalebendécouvrantsesMarques?
Laportedelamaisons’ouvrit,puisserefermadansunclaquementsourd.Ariasehâtaderanger
sonSmartEyedanssabesaceetselevadulit.Despasfaisaientgrincerleparquet.Peuaprès,Perry
apparut sur le seuil de la chambre et fixa sur elle ses yeux verts, graves et résolus. Ils se
dévisagèrent.L’expressiondePerrys’adoucitpeuàpeu,tandisquelepoulsd’Ariaaccélérait.
Ilaperçutlafigurinesurlacommode.
–Jevaisleremettreàsaplace,suggéra-t-elle.
Ilinterceptasongeste.
–Non.Garde-le.Ilestàtoi.
–Merci.
Arialançaunregarddansl’autrepièce,parlaporteouverte.Ellesentitànouveaucettedistance
étrange et dérangeante, ce mur de verre qu’ils avaient érigé entre eux, au cas où quelqu’un
entreraitdanslamaison.
Perrydésignasasacoched’unhochementdetête.
–J’aiprévudepartirdemain,auleverdujour.
–Tuessûrquetufaisbiendet’enaller?Jeveuxdire,aprèscequis’estpassé…
–Certain,répondit-ilsèchement.
Ilgrimaça,puispoussaunlongsoupiretsepassalamainsurlevisage.
–Désolé.Reefaété…Peuimporte.Excuse-moi.
Les cernes sous ses yeux s’étaient encore assombris et ses larges épaules s’affaissaient sous la
fatigue.
–Tuasmaldormi?s’enquit-elle.
–Pasdutout.
–Tun’aspasdormidutout,c’estça?
–Jen’arriveplusàfermerl’œil,avoua-t-ilavecunsouriretriste.
–Depuisquand?
–Depuisquandjen’aipasfaitunenuitcomplète?DepuisVale…
Arian’enrevenaitpas.Valeétaitmortdesmoisplustôt.
–Aria,cettechambre…
Perrys’interrompitbrusquement.Ilfitvolte-faceetfermalaporte.Puisils’yadossa,glissales
poucesdanssonceinturonetladévisagea,commes’ils’attendaitàlavoirprotester.
Aria aurait dû le faire. Elle avait surpris des bribes de commérages toute la journée. Les
LittoransétaientdéstabilisésparlatempêteetparcequiavaitfailliarriveràPerry.Ellenevoulait
pasmettred’huilesurlefeu.ElleentendaitdéjàWylan–ouBrooke–seplaindrequelaTaupe
vagabondeavaitséduitleurSeigneurdesang.Maispourl’instant,ellesemoquaitdetoutcela.Elle
voulaitjusteêtreaveclui.
–Cettechambre…?répéta-t-elle.
Perrysedétendait,maissesyeuxbrillaientaveclamêmeintensitéquelachaîneautourdeson
cou. Dehors, la nuit commençait à tomber ; une lumière bleue trouble filtrait par le volet
entrouvert.
–Cettechambreétaitcelledemonpère,acheva-t-il.Maisiln’yrestaitjamaisbienlongtemps.Il
partaitavantl’aubeetpassaitlajournéedansleschamps,ouauport.Parfois,quandillepouvait,il
allaitàlachasse.Ilaimaits’occuper.J’imagineque,parcertainscôtés,jeluiressemble.Audîner,il
parlait avec la tribu. Il prenait toujours soin d’accorder le même temps de parole à chacun.
J’aimais le voir agir comme ça… C’est une chose que Vale n’a jamais faite. Ensuite, il nous
rejoignaitàlamaison,etiln’étaitplusJodan,leSeigneurdesang.Ilétaitjustenotrepère.Ilnous
écoutait,nouslisaitdeshistoires,etons’amusait.Onfaisaitsemblantdesebattre.
Perryesquissaunsourireencoin.
–Ilétaitimmense.Aussigrandquemoi,maisfortcommeunbœuf.Mêmeens’ymettanttous
lestrois,onn’arrivaitpasàlefairetomber.
Sonsourires’évanouit.
–Puisleschosesontchangé…ilrentraitdeplusenplussouventavecunebouteille.
Ilpenchalatête.
–Maisjet’enaidéjàparlé.
Ariaacquiesça.Elleavaitdumalàrespirer.LepèredePerryavaitreprochéàsonfilsd’avoir
causélamortdesamèreenlemettantaumonde.Perryavaitévoquécesujetuneseulefois, les
larmesauxyeux.Etencemoment,Aria se tenaitdans lamaisonoùJodan l’avaitbattupour le
punird’unefautequ’iln’avaitpascommise.
–Ces soirs-là, il commençaitparhurler,puis ildevenait violent.Vale filait se cacherdans le
grenier.Livrampaitsouslatable.Etmoi,j’encaissaislescoups.Çasepassaittoujoursdelamême
manière.Toutlemondelesavait,maispersonnen’intervenait.Lesgensmevoyaientcontusionné,
couvertdebleus,maisilsnedisaientrien.Etmoi,j’acceptaismonsortsansbroncher.Jemedisais
qu’iln’yavaitpasd’autresolution.Onavaittousbesoindelui.C’étaitnotreSeigneurdesang,et
notreuniqueparent.Sanslui,onn’auraitrieneu.
Ariasavaittropbiencequ’onpouvaitressentirenpareilcas.Chaquejour,depuislamortdesa
mère,elletentaitd’accepterl’idéequ’ellen’avaitplusrien,pluspersonneaumonde.
Perrysecoualatête.
–C’estpeut-êtreuneidéeabsurde,maisj’ail’impressionqueçafonctionnedelamêmemanière
avecl’Éther.Onpenseavoirbesoindecette…cetteterre.Decettemaison.Decettepièce…Mais
cen’estpas labonne façondevoir leschoses,ni labonne façondevivre.Hier soir,onaperdu
plusieursarpentsàcausedesincendies,etunhommequejeconnaisdepuistoujoursafaillimourir.
Toutcommemoi.
Ariafranchitenunclind’œill’espacequilesséparaitetluipritlesmains,qu’elleserraleplus
fortpossible.Aussi fortquesielle s’était trouvéesur la jetée, laveille. Ilexhalaun longsoupir,
plantasonregarddanslesienetluiagrippalesmainsaveclamêmeforce.
–Onperd.Onnecessedeperdre,maisonesttoujourslà.Ontremble,onapeurd’agir.Jene
veuxplusme contenter de cette vie parce que j’ignore s’il existe quelque chose demieux.Cela
existeforcément.Çan’auraitpasdesens,autrement.Aujourd’hui,jepeuxagir.Etjevaislefaire.
Perrybattitdespaupières.L’intensitédesonregards’estompaitàmesurequ’ilrevenaitdansla
réalité.Ilritdelui-même.
–J’airarementautantparlé!Enfin,passons…,dit-ilenhaussantunsourcil.Tuesdrôlement
silencieuse.
Ellemitlesbrasautourdesatailleetl’étreignit.
–Jen’aipasdemotspourdirecombienc’étaitparfait.
Perrylaserraplusfort,sesépaulesépousantlaformedesoncorps.Ilsrestèrentainsienlacés:la
poitrine de Perry, robuste et brûlante, contre celle d’Aria. Au bout de quelques instants, il se
penchapourluiglisseràl’oreille:
–C’étaitclasse?
Arias’amusad’entendrecemotempruntéàsonuniversetsentitqu’ilsouriaitaussi.
–Très.C’étaitmêmehyperclasse.
Elle recula légèrement et le regarda dans les yeux. Malgré son caractère réservé, Perry se
souciaitprofondémentdusortd’autrui.Enplusd’êtreuneforcedelanature,ilétaitfoncièrement
bon.
–Tum’épates.
– Je me demande bien pourquoi. Tu fais en sorte que Talon nous revienne, tu aides ton
peuple…Cen’estpastrèsdifférentdecequejefais.
–Ohsi,c’estdifférent.Hessest…
Perrysecoualatête.
– Je suis sûr que tu agirais de lamêmemanière siHess ne te faisait pas de chantage.Tu en
doutespeut-être,maispasmoi.
Ileffleuralajoued’Ariaetglissaunemaindanssescheveux.
–Noussommespareils,Aria.
–C’estleplusgrandcomplimentqu’onm’aitjamaisfait.
Perrysouritencoreetsepenchapour l’embrasseravectendresse.Ariasavaitqu’elleauraitdû
reculer,qu’elleprenaitunrisque.Mais soudain,plus rienne lui importait, sinond’être là, tout
contrelui.Ellepassalesbrasautourdesoncouetplaquaseslèvressurlessiennesavecpassion.La
tendresseattendrait.
Perrycommençaparselaisserfaire.Puisill’attiraàluiet,dansl’élan,seretrouvaplaquécontre
laporte.Illaissaglissersondoslelongdupanneaupoursemettreàsahauteuretl’embrassaavec
fougue.Soudain,sonappétitserévélaitaussivoracequeceluid’Aria.Seslèvresdescendirentdans
soncou,puisremontèrentverssonoreille,etlemondeentierbascula.Elleétouffauncrietplanta
lesdoigtsdanssondos,commepourl’attirerplusprèsencore…
Sonépaule…
Àcettepensée,Ariarelâchalégèrementsonétreinte.
–C’estquelleépaule,Perry?
Ilsouritjusqu’auxoreilles.
–Aucuneidée.
Sonregarddébordaitdedésir,maiselleydécelaautrechose.Unelueurquil’alerta.
–Quoi?demanda-t-elle.
LesmainsdePerrydescendirentversseshanches.
–Tuesincroyable,dit-il.
–Çan’estpascequetupensaisàl’instant.
–Si.Jelepensetoujours.
Ilsepencha,enroulaunemèchedecheveuxd’Ariaautourdesondoigtetdéposaunbaisersur
seslèvres.
–MaisjemedemandaisaussicequetuavaisfabriquéavecButter,aujourd’hui.
Ariaéclataderire.Ellesentaitlecheval!
–Riennet’échappe,hein?
Perrysouritencore.
–Si.Toi,toutletemps.
11
PEREGRINE
Perrys’entaillaunepaumedelapointedesoncouteau.Puis,serrantlepoingau-dessusd’une
coupelledecuivreposéesurlatable,ilylaissatomberquelquesgouttesdesang.
– Sur mon sang, en ma qualité de Seigneur des Littorans, je confirme que tu es Audile, et
j’attestequetudoisêtreMarquée.
Il avaitdumalà reconnaître le sonde savoix–assurée, solennelle–,etmême lesmotsqu’il
prononçaitluiparaissaientétrangers.C’étaientlesmotsdeVale,etceuxdesonpèreavantlui.Il
levalatêteetpromenasonregardsurlasallebondée.Contrel’avisdeReef,ilavaitdemandéqu’on
ydispose lesaccessoireshabituels,que l’onretrouvaitdans toutes lesCérémoniesdeMarquage.
Surchaquetable,del’encensdiffusaituneodorantefuméedecèdrepourreprésenterlesOlfiles.
Des torches et des bougies baignaient le réfectoire de lumière en l’honneur desVigiles. Enfin,
pourrendrehommageauxAudiles,destamboursbattaientunrythmerégulier,àl’autreboutdela
salle. Perry se félicitait d’organiser cette cérémonie dans le respect de la tradition. Elle
réconforterait l’assistance et aiderait les Littorans à chasser le souvenir de la nuit précédente,
froide,humideeteffrayante.Lesvillageoisenavaientbesoin,autantqu’Ariaetlui.
Aria, qui se tenait à quelques pas dePerry, avait relevé ses cheveuxbruns, dévoilant son cou
gracileetdélicat.Sesjouesrosissaientsousl’effetdelanervosité,oupeut-êtreàcausedelachaleur
ambiante…Perryn’auraitsuledire.
Peut-être jugeait-elle ce rituel barbare, qui sait ? Souhaitait-elle vraiment êtreMarquée, ou
avait-elletoutsimplementbesoindecestatouagespourrejoindre leCalmeBleu?Perryn’avait
paseul’occasiondeluiposerlaquestionetàprésent,c’étaittroptard.Ilétaitincapablededeviner
cequ’elleressentait:entrelafuméedel’encens,celledescheminéesetleseffluvesdescentainesde
personnesprésentes,ilnepouvaitflairerl’humeurd’Aria.
IltenditlecouteauàRoar,quilefittournoyerdemanièreaussibrèvequespectaculaire,avant
deprêtersermentàsontour.IlreconnaissaitAriacommeAudile.Commel’unedessiens.
–Puissent lessonset lesbruits teguidervers tamaison,conclut-ilenfaisantcoulerquelques
gouttesdesonsangdanslacoupelle.
Àcesang,onmélangeraitbientôtl’encreàtatouer.Ainsi,enrecevantlesMarques,Ariarecevrait
égalementunepartdePerryetdeRoar.Leursangscelleraitleurpromessecommunedeluioffrir
asileetprotection,sielleétaitunjourdanslebesoin.LorsquePerryetRoarauraientprononcéce
serment devant elle, la cérémonie s’achèverait. Perry était impatient. Il éprouvait le besoin de
protégerAriaetétaitheureuxdeleluidire.
–BearvamaintenantprocéderauMarquage,annonça-t-il.
Pendantdesannées,c’étaitMilaquiavaitremplicerôle.Labelle-sœurdePerryluiavaittatoué
unfaucondansledos,ainsiquesesdeuxMarquesd’OlfileetdeVigile.Ilavaitpenséconfiercette
tâcheàMolly,maissesmainsdéforméesparl’arthritelafaisaienttropsouffrir.Bearétaitlaseule
personnerestanteàavoirdéjàeffectuédestatouages.
Perrys’attardaunpeuprèsd’Aria,résistantàl’enviedel’embrassersurlajoue.Mêmes’ilavait
hâted’afficherleurrelationaugrandjour,lemomentétaitmalchoisi.Ilsecontentadoncdejeter
underniercoupd’œilàlapeauimmaculéedesesbras,avantd’allerrejoindrelatabled’honneur
aufonddelasalle.LeMarquageprendraitdesheuresetilnevoulaitpasrestertropprèsd’Aria.
Bienqueleprocédénefûtpastrèsdouloureux,ilsavaitqu’ilsouffriraitavecellesielleéprouvaitle
moindreinconfort.
Perryprit place sur l’ancien siègedeVale.AvecRoar etCinder à ses côtés et les Six autour
d’eux, il se sentait un peu trop semblable au Seigneur de sang que son frère avait incarné : un
maître de cérémonie et d’apparences. Mais de toute façon, cette soirée était précisément une
cérémonie.
Àl’autreboutdelatable,unhommeauxcheveuxfilassesourit,révélantdesgencivesédentées.
–Disdonc,Peregrine…Quelleallure!
Lemarchand,arrivéplustôtdansl’après-midi,leurrendaitvisitechaqueprintempspourleur
vendredesbabioles.Piècesdemonnaie,cuillères,anneauxetautresbraceletsétaientsuspendusà
sescolliersetà sonmanteaucommeautantd’alguesentrelacées.Sonaccoutrementdevaitpeser
autant que lui. Mais ces colifichets n’étaient qu’une couverture dissimulant son vrai métier :
colporteurderagots.Perrylesaluad’unsignedetête.
–BonsoirShade.
Il avaitdu temps à tuer en attendant la finduMarquageet c’était l’occasiond’apprendre les
dernièresnouvellesavantsondépartavecAria,lelendemainmatin.
–TevoilàdevenuunjeuneSeigneurpleindepanache,observal’homme.
Ils’attardasurlemot,commes’ilsuçaitunosàmoelle.Ducoindel’œil,Perryvitungrand
sourireétirerleslèvresdeRoar.Ilavaithâted’assisteràl’imitationquesonmeilleuramiferaitde
Shade.
–C’estfoucommeturessemblesàtonfrèreetàtonpère!poursuivitlemarchand.Jodanétait
ungrandhomme.
Perrysecoualatête.Sonpère,ungrandhomme?Pourcertains,peut-être.Parcertainscôtés,
sansdoute.
Il se tournavers lacheminée.Bearétaitassisàune tableavecAria.À l’aided’unmorceaude
fusaindesaule,iltraçaitleslignescourbesdel’Audilesursonbras,avantdelestatoueràl’encre
danssapeau.Ariafixaitl’âtre,maissonregardsemblaitperdudanslelointain.Perryétouffaun
soupir,sanstropsavoircequil’inquiétait.IlavaitpourtantassistéàdesdizainesdeMarquages…
–Jet’écoute,Shade,dit-il.Quellessontlesnouvelles?
– On dirait que la patience manque à la liste impressionnante de tes qualités, ironisa le
marchand.
–C’estvrai,admitPerry.J’aiaussidumalàmemaîtriser.
Unsourireéclairalevisageducolporteurderagots.L’unedesesraresdentsdedevantétaitde
travers,évoquantuneporteentrebâillée.
–Jecomprends.Tusais,jet’admireénormément,etjenesuispasleseul.Lanouvelledudéfi
quetuaslancéàVales’estrépandueunpeupartout.Çaadûêtredifficiledeverserlesangdeton
propre frère.Peud’hommesont lecouragedecommettreunacteaussi impitoyable–pardon :
altruiste.Ettoutcelaàcausedetonneveu,m’a-t-ondit.Unenfantadorable,cepetitTalon.On
raconteaussiquetuasvaincuunebandedeFreux.Pourun jeuneseigneur, tu imprimesdéjàta
marque…etpasdesmoindres,PeregrinedesLittorans.
Perryl’auraitvolontiersgiflé,maisReefluiépargnacettepeine.Ilposalourdementlepiedsur
lebanc,justeàcôtédeShade,etsepenchaversl’hommedépenaillé,l’airmenaçant.
–Allez,accouche!
Shadetressaillit.SonregardseposasurlabalafredeReef.
–Oui,oui !Pardonne-moi,Perry. Jenevoulaispas teblesser.Tontempsdoitêtreprécieux,
surtoutaprèslatempêted’hiersoir.Tun’espasleseulàvoirl’Éthersemanifesteraussitarddans
l’année. Les territoires du Sud en souffrent aussi.Des incendies éclatent un peu partout et les
contréesfrontalièresgrouillentd’exclus.LestribusdesRosansetdesNocturnansontdûquitter
leurs territoires respectifs.On prétend qu’après s’être rassemblés, ils sont partis à la recherche
d’uneforteresse.
Perry lançaunregardàReef,quihocha latête, luisignifiantqu’ilpartageaitsescraintes.Les
Rosans et les Nocturnans étaient deux des tribus les plus importantes en nombre, regroupant
chacune des milliers d’individus. Les Littorans étaient à peine quatre cents, en comptant les
enfants, lesnouveau-néset lespersonnesâgées.Perry lesavaitpréparésàrésisteràd’éventuelles
attaques,maisconfrontésàdetelleshordes,ilsn’auraientaucunechancedel’emporter.
Dépité,ilinspiraunegrandeboufféed’airtiède,chargédemultiplesodeurs.Ici,aufonddela
salle,l’atmosphèreétaitfétide.
–Tusaisquelledirectionilsontprise?
–Non,réponditShadeensouriant.Aucuneidée.
Perrylaissasonregardflottersurlamerdevisagesetretrouvaceluid’Aria.Bearvenaitdesortir
une finepointe en cuivredu coffret enbois contenant lenécessairedeMarquage. Il la tint au-
dessus d’une bougie pour en chauffer l’extrémité.Dans quelques instants, il s’en servirait pour
piquerlapeaud’Aria.Malutilisé,l’instrumentpouvaitêtremortel.Perrysecoualatête,comme
pourchassercettepensée.
–Quoid’autre?demanda-t-ilàShade,sentantunenauséeluiserrerlagorgeetunfiletdesueur
coulerlelongdesondos.Quesais-tuduCalmeBleu?
–Aaaahh,leBleu…Toutlemonden’aquecemotàlabouche,Peregrine.Touteslestribusse
lancentàsarecherche.Certainespartentverslesud,au-delàdelaShieldValley.D’autress’envont
vers l’est, derrière leMontArrow.LesQuinçans ontmis le cap au nord, vers le territoire des
Cornans.Ilssonttousrevenusbredouillesetcomplètementaffamés.Tuvois, ilyabeaucoupde
bavardages,maisriendeconcret.
–OnracontequeSableconnaîtsonemplacement…
Shadeeutunmouvementdereculqui fitcliqueter lesmilleetunebabiolesaccrochéesà son
manteau.
–C’est cequ’il affirme, en effet.Mais jene suispasOlfile comme toi,Peregrine. Jenepeux
savoirs’ilditlavérité.S’ilconnaîtvraimentcetendroit,iln’enparleàpersonne.Enfin,larumeur
raconteaussiqu’unjeunegarçonseraitcapabledecontrôlerl’Éther…Ungaminpareil,ceserait
précieuxparlestempsquicourent.Jemesuisditqueçapourraitt’intéresser…
Perrysentitsoncœurbondir,maisn’enlaissarienparaître.IlsedemandacequeShadesavait,
précisément.Ducoindel’œil,ilvitCindertirersonbonnetsursonfront.
–Cen’estpaspossible.
–Oui,effectivement…c’estdifficileàcroire.
Déçuden’avoirsuscitéaucunintérêt,Shadelivrasanstarderl’informationsuivante:
–Cetteannée,ledégelacommencétôt,auNord.LecolpourserendreàRimestdégagé.Tu
vaspouvoirallervoirOlivia.
Liv.Perryfutprisaudépourvulorsqu’ilentenditleprénomdesasœur.
–Ellen’estpaschezlesCornans,objecta-t-il.Ellen’estjamaisarrivéelà-bas.
Shadehaussalessourcils.
–Vraiment?
Perrysecrispa.
–Quesais-tusurLiv?
Shadegrimaçaunsourire.
–Ondiraitquejesuismieuxinforméquetoi.
Il semblait soudain ravi d’avoir des informations àmarchander.Mais c’était sans compter la
présencedeRoar.
Perrysetournajusteàtempspourvoirsonamibondircommeunfauvepar-dessuslatable.Il
s’ensuivit un tintamarre de cuillères, anneaux et autres bracelets. Reef et Gren sortirent leur
couteau,puisletempssemblasefiger.PerrygrimpasurlatableetvitRoarclouerShadeausol.
–Oùest-elle?soufflalejeuneAudileenpressantsalamecontrelagorgedumarchand.
–ElleestalléechezlesCornans.C’esttoutcequejesais!protestaShade.
IllançaunregardterrifiéàPerry.
–Dis-le-lui,l’Olfile!C’estlavérité.Jenetementiraispas,àtoi.
Le silence avait envahi la salle et tous les yeux étaient fixés sur les hommes à terre. Perry
descenditde la table, les jambes tremblantes. Il relevaRoaret sentit l’humeurdesonami :une
fulguranceécarlate.
–Avance!dit-ilenlepoussantverslaporte.
Del’air.Ilsavaienttousdeuxbesoinderespirerunboncoupavantdes’occuperdeShade.Le
sangnecouleraitpas,cesoir.
–Sablel’aretrouvée,grondaRoar.
Iljetaitdescoupsd’œilfurtifsdetouscôtés,cependantquePerryl’entraînaitverslasortie.
–Ill’aforcémentretrouvée.Cesalopardl’apistéeetl’acapturée,puisill’aramenéechezlui.Je
doisabsolumentallerlà-bas.J’aibesoinde…
–Avance,Roar!
Ils traversèrent la salle, suivis par une multitude de regards curieux. Perry fixait la porte,
imaginantdéjàlesoulagementqu’iléprouveraitensentantl’airfraissursapeau.
Maissoudain,Roars’arrêtanetetpivotasibrusquementquePerryfaillitlepercuter.
–Perry!Regarde…
IlsetournaversAria.Bearluipiquaitlebrasàpetitscoupssecs,laMarquantavecl’encre.Aria
transpirait et ses cheveux lui collaient au cou. Elle croisa le regard de Perry. Quelque chose
clochait.
Enunéclair,illarejoignit.Bearsursautaetretiralapointe.Unfiletdesangcoulasurlebras
d’Aria.Tropdesang.Beaucouptrop.UnepartieduMarquageétaitterminée:leslignessinueuses
dutatouaged’Audilerecouvraientlamoitiédubiceps.Autourdelapartietatouée,lapeauétait
rougeetboursouflée.
–Cen’estpasnormal.Quesepasse-t-il?demandaPerry.
–Ellealapeaufine,sedéfenditBear.Jefaiscommed’habitude.
Levisaged’Ariaétaitd’unepâleurspectrale;ellefaiblissaitàvued’œil.
–Çava,c’estsupportable,souffla-t-elled’unevoixéteinte.
Elledétournaleregardetfixalefeu.Perryposaalorslesyeuxsurl’encrier.Ilvenaitdeflairer
une senteur bizarre. Il attrapa la petite fiole de cuivre et la porta à ses narines.Outre celle de
l’encre,ilperçutuneodeurdemoisi.
Unbrefinstant,sonespritserefusaàcomprendre,maisilserenditviteàl’évidence.Delaciguë.
Dupoison.
L’encreétaitempoisonnée.
L’encrierencuivresefracassadansl’âtreavantmêmequePerryneréalisequ’ill’yavaitlancé.
L’encreéclaboussalemanteaudelacheminée,lemuretlesol.
–Qu’est-cequetuasfait?hurla-t-il.
Lestambourscessèrentdejouer.Toutlemondesetut.
Bearregardaittouràtourlapointeetlebrasd’Aria.
–Quoi?Qu’est-cequetuveuxdire?
Ariabasculaenavant.Perrysejetaàgenouxetlarattrapaavantqu’ellenetombedubanc.Sa
peauétaitenfeuetellepesaitsurluidetoutsonpoids,inerte.Perrysedemandas’iln’étaitpasen
traindevivreuncauchemar.Ilnesavaitpasquoifaire,étaitincapabledeprendreunedécision.La
nauséeetlapeurenvahirentsoncorps,leparalysantsurplace.
Finalement,Perrylapritdanssesbrasetsereleva.Dansunétatsecond,ill’emportachezluiet
la déposa sur le lit, dans la chambre de Vale. Puis il ôta son ceinturon, indifférent au fracas
métallique de son couteau tombant par terre. Il noua la ceinture au-dessus du biceps d’Aria et
serrafort.Ildevaitabsolumentempêcherlepoisondeserépandredanssoncœur.
Enfin,ilpritsonvisageentresesmains.
–Aria?
Elleavaitlespupillestellementdilatéesqu’ondiscernaitàpeinelegrisdesesiris.
–Jenetevoispas,Perry,murmura-t-elle.
–Jesuislà.Justeàcôtédetoi.
Ils’agenouillaauborddulitetluiserralamain.S’illatenaitassezfort,ellevivrait.Illefallait.
–Toutvabiensepasser.
Roarsurgitetposaunelampesurlacommode.
–Mollyestenchemin.Elleestentrainderassemblertoutlenécessaire.
Perrycontemplalebrasd’Aria.AutourduMarquage,lesveinessaillaientcommedesnervureset
prenaientune teinte violacée.Son visage était deplus enpluspâle. Il lui caressa le frontd’une
maintremblanteetsongeaàl’équipementmédicalchezMarron.Ici,iln’yavaitrien.Ilnes’était
jamaissentiaussiprimitifdetoutesonexistence.
–Perry…,fitAriadansunsouffle.
Illuiserralamain.
–Jesuislà,Aria.Jenebougepas.Jesuisjuste…
Elle referma les paupières et il eut l’impression de se retrouver sous l’eau, dans des ténèbres
froides,incapablederemonteràlasurface.Sansunsouffled’airdanslespoumons.
–Ellerespireencore,ditRoarderrièrelui.Jel’entends.Elleestseulementinconsciente.
Mollyarrivaavecunbocalremplid’unepâteblanche,qu’onutilisaitpourapaiserleséruptions
cutanées.
–Ça ne servira à rien, déclara Perry d’un ton cassant. Le poison s’est déjà répandu dans les
veines.
–Jesais,ditMollyaveccalme.Jen’avaispasvulaplaie.
–Qu’est-cequ’onfait?Est-cequejedoisentaillersapeau?
Lesmotsn’avaientpassitôtquittésabouchequePerrysentitsonestomacserévulser.
Roarportalamainàsoncouteau.
–Jepeuxlefaire,situveux.
Perryregardasonami,quibattaitnerveusementdespaupières,leteintgrisâtre.Iln’enrevenait
pasqu’ilsaientpuenvisagerunetellepossibilité.
–C’estinutile,intervintMolly.Nousdevonsagirsurl’ensembleducorps.
Elleposaunsecondbocalenverresurlacommode.Àl’intérieur,dessangsuess’agitaientdans
unfondd’eau.
–Ellesserontbénéfiques,siellesaspirentlesangcontaminé.
Perryrefoulaunenouvellenausée.Uneceinturepourcomprimerlebrasd’Aria,etmaintenant
dessangsues…Nepouvait-ilrienfairedepluspourlasauver?
–Vas-y.Onpeuttoujoursessayer,soupira-t-il.
Mollysortitunesangsuedubocal,lalaissauninstantsetortillerdanssamain,puislaposasurla
Marqued’Aria.Lorsquelapetitecréatureattaqualapeau,Roarlaissaéchapperunbruyantsoupir.
Perry retenait encore son souffle. Molly préleva une autre sangsue dans le bocal et réitéra
l’opération.Etainsidesuite,jusqu’àcequesixsangsuess’accrochentaubrasd’Aria,surcettepeau
délicateetimmaculéequePerrycaressaitencore,quelquesheuresplustôt.
Chaquesecondesemblaituneéternité.Perryentrelaçasesdoigtsavecceuxd’Aria.Samainse
crispaavantdesedétendreànouveau.Oùqu’ellesetrouve,danslesméandresdesoninconscient,
elleluidisaitqu’elleallaitsebattre.
Il vit les sangsues prendre une teinte violet foncé àmesure qu’elles se gorgeaient de sang. Il
fallait absolumentque le remède fonctionne.Qu’elles aspirent lepoison.Soudain, incapable de
regardercespectacleunesecondedeplus,ilposalefrontsurlelit.Ilavaitlesgenouxendolorisà
forced’êtreaccroupi.Danslapiècevoisine,ilentenditvibrerlavoixgravedeBear,quiclamaitson
innocence,puiscelledeCinder,quisuppliaitReefdelelaisserentrer.Puislesilence…Mollyse
leva, tira la couverture sur Aria et lui posa un bref instant la main sur le front. Et le silence
retomba.
Perryredressalatête.Bienqu’Arian’aitpasencoreremué,illasentaitreveniràelle.Ilseleva,
tanguaunpeusurplace,lesjambesengourdies.Lesoulagementl’envahit,troublantsavue,mais
futdecourtedurée.
Roars’approchadelui,tenantsoncouteauparlalame.
–Vas-y,luidit-il.Jeresteavecelle.
Perrys’emparaducouteau,sortitdelamaisonetgagnaleréfectoireàgrandspas.
12
ARIA
Ariasedédoublasousunvastedôme.Ellesesentaitfaible,enproieauvertige.Devantelle,sur
descentainesdemètres,s’étiraientdelonguesbandesd’unmatériaublanc,stérile,d’oùjaillissaient
desgerbesmulticoloresdefruitsetdelégumes.
Soncœursemitàbattrelachamade.ElleétaitdansAG6,l’undesdômesagricolesdeRêverie.
Elle était déjà venue ici, autrefois, alors qu’elle cherchait des informations au sujet de samère.
D’ailleurs,Sorenl’avaitagresséenonloindel’endroitoùellesetrouvait.
Paisleyyétaitmorte.
Aria leva les yeux. Au-dessus d’elle, une fumée noire s’échappait en sifflant des conduits
d’irrigation.Sonfluxchangeasoudaindedirectionetlafuméesedéversasurelle,l’enveloppant.
Ellevoulutfuirverslesasdedécompression,maissesjambesrefusaientdeluiobéir.
Unevoixrompitlesilence.
–Tunepeuxpast’échapper,rappelle-toi.
Soren.Arianelevoyaitpas,maiselleauraitreconnusavoixentremille.
–Oùes-tu?luidemanda-t-elle.
La fumée lui piquait les yeux et la faisait tousser. Elle était si dense, à présent, qu’elle
l’empêchaitdedistinguerquoiquecesoitautourd’elle.
–Ettoi,Aria,oùes-tu?
–Tunepeuxpasmefairedemalici,Soren.
–DansunDomaine, tuveuxdire?C’est làque tucrois te trouver?Tute trompes. Jepeux
parfaitementtefairesouffrir.
Prisedenausée,Aria trébucha.Sesgenoux flanchèrent et elle s’affala, la tête entre lesmains.
Pourquoisestempespalpitaient-ellesainsi?Qu’est-cequiclochait?
Ellesentitunedouleurcuisante,deplusenplusviolentedanssonbras.Elleleregarda.Dela
fumées’échappaitdesapeau,semêlaitàl’airambiant.Elleseconsumaitdel’intérieur!Sonsang
prenaitfeu.Elleauraitvoulus’arracherlapeau,maisdesmainsinvisibleslaserraientcommeun
étau.
–Çasuffit,Molly!Retire-les-lui!
C’étaitlavoixdeRoar,maisoùétait-il?
LasilhouettemuscléedeSorensedécoupaau-dessusd’elle.
–Tunet’enfuiraspas,cettefois.
Arialuttapourlibérersesbras.Elledevaitabsolumentlecombattre,maiselleétaitprisonnière.
–Tunemefaispaspeur!
–Tuenessûre?
Surcesmots,Sorensejetasurelleetlasaisitparlataille.
–C’estmoi,Aria!Toutvabien.C’estmoi.
LavoixdeRoar.LevisagedeSoren.LesmainsdeSorenautourd’elle…
Ariasedébattitdeplusbellepourluiéchapper.Ellenesavaitplusquielledevaitcraindre.Elle
ignoraitcequiétaitencoreréel,etpourquoisonsangsemblaitbouillonnerdanssesveines.Elle
tombaàlarenverseentrelesrangéesdeculturesetlançadescoupsdepiedauhasard,tandisqu’un
voilegris,puisnoir,occultaitpeuàpeusavision.
13
PEREGRINE
Perry entra dans le réfectoire et trouva Wylan debout sur une table, face à un petit
attroupement.Ilétaittard.Laplupartdesgensavaientregagnéleurmaisonpourlanuit.Seules
quelqueslampesétaientencorealluméesdanslagrandesalle.
– Une tête brûlée. Voilà ce qu’il est. Ce qu’il a toujours été ! disait Wylan. Il est avec la
Sédentaireet ilnous l’acaché.Maintenant, ilannoncequ’ilpartvers lenord,à larecherchedu
CalmeBleu,maisjen’ycroispasnonplus.Çanem’étonneraitpasqu’onnelerevoiejamais!
–Jesuislà!répliquaPerry.
Ilsesentaitfroidcommelemarbre.Totalementconcentré.Aussiaffûtéquelecouteaudanssa
main.
Wylanfitvolte-faceetfaillitdégringolerdesonperchoir.AutourdePerry,lesgensfixaientla
lame,bouchebée.
Bearlevalesmainsenl’air.
–Jel’ignorais!Cen’estpasmoi.Jen’auraisjamaisfait…
–Jelesais,ditPerry.
L’humeurqu’ilflairaitchezBearprouvaitsoninnocence.Toutàl’heure,letatoueuravaitété
aussistupéfaitquelui.
Perryinspiraprofondément.Desentaillesbleutéesourlaientsonchampdevision.
–Quiafaitça?reprit-il,enscrutantlesvisagesautourdelui.
Personnenerépondit.
–Vouspensezquelesilencevavousprotéger?
IlpassadevantRowanetleVieuxWill,puistraversalegroupeenhumantl’atmosphère.
Endissociantlesodeurs.
Àl’affût.
–Avez-vousoubliéquejepeuxflairerlaculpabilité?
Illacaptaenfin:lapestilencedelapeur.Ilseconcentrasurl’odeuretremontajusqu’àsasource
d’unpasmesuré.Leshommesreculaient,terrifiés,trébuchantsurlesbancsetlestables.Tous,à
l’exception de Gray, qui resta planté au milieu du passage. La vision de Perry se focalisa sur
l’agriculteurquisecouaitlatête,lestraitsdéformésparl’épouvante.
–C’estuneTaupe!Ellen’estpasdesnôtres!Ellen’aaucundroitd’êtreMarquée!
Perry bondit sur Gray et les deux hommes tombèrent à terre, bousculant ceux qui les
entouraient.LecouteaudePerry luiéchappadesdoigts.Desmains s’abattirent sur sesépaules,
maisellesnepurentleretenir.Ilétaitincontrôlable.Lapuissanceàl’étatbrut…Toutesacolère
selibéraàtraverssonpoing.
Un…
Deux…
Troiscoupss’abattirentavantqueReefetBearneparviennentàledétacherdeGray.Perryse
débattit, jura, lutta pour revenir à la charge. Il avait entendu des os craquer, mais cela ne lui
suffisaitpas.Grayétaittoujoursenvie.Ilbougeaitencore.
BearsaisitPerryetletirabrutalementenarrière.
–Çasuffit!
Perrypercutaunetable.Reefsurgitdevantluietluiemprisonnalecoudanssonavant-bras.
–Regarde-moi,Peregrine!
Àcontrecœur,PerryplantasesyeuxdansceuxdeReef.
–Laisse-le,ditReef.Laisse-lepartir,iladesenfants.
Le regarddePerry se posa alors sur les deux garçons, aumilieu du groupe.Hier encore, ils
riaientdansleschampsets’exerçaientautiràl’arcavecBrooke.Àprésent,ilsétaientenlarmes,
blottisl’uncontrel’autre.
ReefreculaetlâchaPerry.
Graygisaitàterresurleflanc,unpeuplusloin.Unfiletdesangs’écoulaitdesonnez,formant
unemaresurleplancher.
–Relevez-le!commandaPerry.
Hyde et Straggler l’aidèrent à se redresser et le maintinrent. Gray était incapable de tenir
debouttoutseul.
–Pourquoi?luidemandaPerry.Pourquoias-tufaitça?
–Elleneméritepasd’êtreMarquée!Ellen’estpasl’unedesnôtres.Moisi.
– Plusmaintenant, répliqua Perry. Tu as perdu ce droit. Tu as jusqu’à demainmatin pour
quittermesterres.
TandisqueGrays’éloignait,soutenuparHydeetStrag,Perrysepenchaetcrachalesangtiède
accumulédanssabouche.Luiaussiavaitreçuuncoupdepoing.Ducoindel’œil,ilentrevitShade
et son manteau de bric et de broc. Décidément, cette soirée aurait été fructueuse pour le
colporteurderagots.
–Tuesunmenteur,Peregrine!
Perryredressalatêteetremontajusqu’àlasourcedecettevoixacerbe,jusqu’àcequ’ilrepère
Wylan,aumilieudugroupe.
–Viensmeledireenface,Wylan!
–Sij’obéis,tuvasmefrapper,moiaussi?
Lepêcheursecoualatête.
–TuespirequeVale,ajouta-t-ilàmi-voixavantdes’enaller.
TwigpoussaWylanlorsqu’ilpassadevantlui.Cegestesournoisétaitsurprenantdelapartd’un
hommed’honneurcommeTwig.Perrypromenasonregarddanslasalle.Nonloindelui,Hayden
étaitsurlequi-viveetGrenavaitsortisoncouteau.Reefscrutaitl’attroupement,telunguerrier
jaugeantl’adversaire.
Cesgensn’étaientpassesennemis.Ilsétaientsonpeuple.Perryregardaautourdeluietflairala
pitié,lapeuretlacolère.
Finalement,Reefrepritlaparole:
–Rentreztouschezvous.C’estterminé.
MaisPerrysavaitqu’iln’enétaitrien.
14
ARIA
La douleur fulgurante dans son bras réveilla Aria. Elle battit des paupières dans le noir. Sa
langue collait à sonpalais et ses tempes palpitaient si fort qu’elle craignait de faire lemoindre
mouvement.Elleétaitallongéesurlelit,danslachambredeVale.Lalumièredel’Étherfiltrait
parunintersticeentrelesvolets,bleueetfroide,commelapleinelune.
Ellebaissalesyeuxetremualentementlatête.Unebandedetissuentouraitsonbras.Ellesavait
quelestachessombressurcelingeétaientdusang.Samainsemitàtremblercommeunefeuille
quandellelalevapoureffleurerlepansement.Elleéprouvaitunesensationdebrûlureatroce.Pas
seulementsurlapeau,maisauplusprofonddesesveines.
Elle se remémora la cérémonie. Bear lui piquant le bras à l’aide d’une pointe, et la douleur
fulgurantequ’elleavaitsentieserépandredanssonmuscle.Puislesbruits,lesvoix,lesbattements
detambourquis’estompaient,etlasallequitanguait,tanguait…
Onl’avaitempoisonnée.
Elle ferma lesyeuxetplissa lespaupières.Toutcela luiparaissait si incroyablementmédiéval
qu’elleenauraitéclatéderiresiellel’avaitpu.Maislarageetlafrayeursemêlaientenelle.Le
tremblementdesamainsecommuniquaàtoutsoncorps,alorsqu’elleprenaitconsciencedece
quis’étaitréellementpassé.Ellesedemandacommentellepouvaitgrelotterdefroid,aveccesang
qui bouillonnait dans ses veines. Elle roula sur le côté en frissonnant et se mit en boule,
contractanttoussesmuscles.
Quiétait lecoupable?Brooke?Wylan?Molly, laseulepersonneenquiellecommençaità
avoirconfiance?AriasesouvintdelasoiréeoùelleavaitchantéavecRoardanslasalleàmanger.
Touscesgensquiluiavaientsouri…Avaient-ilssouricesoiraussi,enlavoyantsuccomber?
Ellepassasalanguesurseslèvresdesséchéesetsentitungoûtamer.Était-celepoison?Ducoin
del’œil,elledistingualafigurinedefauconsurlatabledenuit.Sapetitesilhouettemaldégrossie
baignait dans la lueur bleutée de l’Éther. Elle la contempla, alors que le sommeil revenait la
cueillir.
Lorsqu’elle se réveilla, quelqu’un avait alluméunebougie à son chevet.Elle clignades yeux,
incommodée par l’éclat de la flamme.Perry parlait dans la pièce voisine, d’une voix rauque et
angoissée.Ariasentitaussitôtsonpoulss’accélérer.
– J’ai deviné que quelque chose clochait, disait-il. Je me sentais mal dans cette salle. Mais
j’ignoraisquec’étaitàcaused’elle.
–Tuesensymbioseavecelle,répliquaReef,quineparaissaitpaslemoinsdumondesurpris.
Ariaentenditleplanchergrincer,puisReefétoufferunjuron.
–Jem’endoutais,ajouta-t-il.J’aimêmeespéréquejemetrompais.
Ariafixalaporte,essayantdecomprendrelesparolesqu’ellevenaitd’entendre.Perryétaiten
symbioseavecelle?
–Situcroisquec’estladernièrefoisqueseshumeurst’affectent,tufaiserreur,repritReef.Tu
esensymbioseavecunefilledontlestiensneveulentpas.C’estlapiredessituations.Enplus,elle
troubletonjugement…
–Ellene…
–Maissi,Perry!Essaied’êtreréaliste.Ellenepeutpasrester.Aprèscequetuviensdefaire,les
Littoransnerisquentpasdel’accepter.Tul’aspréféréeàl’und’eux.
–C’estfaux!Jenepeuxpaslaisserquelqu’uncommettreunmeurtresousmonnez,quelque
soitlecoupable.
– Bien sûr que non, admit Reef. Mais les gens voient ce qu’ils ont envie de voir. Ils s’en
prendrontdenouveauàelle.Oupire:àtoi.Etnet’avisepasdemedirequetuparsverslenord.
C’esticiquelesLittoransontbesoindetoi.
AriaattenditquePerrylecontredise.Envain.
Quelquesinstantsplustard,laportes’ouvritetilentradanslapièceensefrottantlespaupières.
Ilsefigeauninstantendécouvrantqu’elleétaitréveillée,puisfermalaporteets’approchadulit.Il
luipritlamain,sesyeuxvertsbaignésdelarmes.
–Aria…jesuisdésolé,tellementdésolé.Lesmotsmemanquent…
Ellesecoualatêteetdutfaireunviolenteffortpourarticulerquelquesmots:
–Tun’yespourrien.Cen’estpastafaute.
Ellevitl’hématomesurlamâchoiredePerryetsalèvreinférieureboursouflée.
–Tuesblessé.
–Cen’estrien.Aucuneimportance.
Ilétaitblesséàcaused’elle.C’étaittrèsimportant,aucontraire.
–Quelleheureest-il?
Elle ignorait si une heure, un jour ou une semaine s’étaient écoulés. Chaque fois qu’elle
s’éveillait,ilfaisaitsombredanslapièceetnuitdehors.
–L’aubevabientôtselever,répondit-il.
–Tuasdormi?
Perryhaussaunsourcil.
–Dormi?Non…
Ilsecoualatête.
–Jen’aimêmepasessayé.
Ariaétaittropfatiguée.Tropfaiblepourluidirecequ’ellesouhaitait.Puiselleréalisaqu’illui
suffisaitdeprononcerunseulmot.
–Viens,dit-elleentapotantlelit.
Perrys’allongeaauprèsd’elle.Arias’abandonnaàsonétreinte,posantl’oreillesursapoitrine.
Elleécoutasoncœurbattre–unbruitrégulier,réconfortant–tandisquelachaleurdesoncorps
s’insinuait en elle. Un instant plus tôt, elle était dans une sorte de brouillard. Victime
d’hallucinations.Laréalitésemblaitluiéchapper.Ellelaretrouvaitenlui.Perryétaitbeletbien
réel.
–Onestréunisàprésent,murmura-t-ilcontresonfront.Leschosessontcommeellesdoivent
être.
Ariafermalespaupièresets’efforçadecalmersarespiration.Uneimmensequiétudel’envahit.
Perryétaitensymbioseavecelle.Peut-êtreenserait-ilapaisé,luiaussi.
–Dors,Perry…
–Jevaisdormir,acquiesça-t-il.Ici,toutcontretoi,jesuissûrd’yarriver.
15
PEREGRINE
–Perry,réveille-toi!
Perryouvritbrusquementlesyeux.IlétaitdanslachambredeVale,oùilvenaitdedormirpour
lapremièrefoisdesavie.Aria,pelotonnéecontrelui,étaitplongéedansunprofondsommeil.Illa
serra encore plus fort, et des effluves de sueur et de sang lui rappelèrent avec violence les
événementsdelanuitprécédente.
Roarsetenaitdansl’embrasuredelaporte.
–Jeteconseilledesortir.Toutdesuite!
PerryseglissahorsdulitenprenantsoindenepasréveillerAriaetsuivitRoaràl’extérieur.
Latribu–plusieurscentainesdepersonnes–étaitrassembléesurlaplaceprincipale.Lesgens
vociféraient,s’insultaientmutuellement.HydeetHaydenétaientperchéssurletoitduréfectoire,
uneflècheencochéedansleursarcsrespectifs,prêtsàtirer.Lecouteauàlamain,Reefsurgitaux
côtésdePerry.Twiglesrejoignitpresqueaussitôt.
–Quesepasse-t-il?s’enquitCinderenarrivantàsontour.
Perryl’ignorait.Illecompritseulementlorsqu’ilvitGrayémergerdelafoule.Sonvisageétait
situméfiéqu’ilenétaitpresquedéfiguré.Ilportaitunlourdbaluchonsurl’épaule.
–Tu as fait lemauvais choix, déclara-t-il simplement, avant de s’éloigner en direction de la
porteduvillage.
Sesdeuxgarçonslesuivirent,essuyantleurslarmesdureversdelamanche.
PuisWylans’avança.Luiaussiavaitunsacsurledos.
–TuastuéValeparcequ’ilavaitnégociéaveclesSédentaires,lâcha-t-il.Jemedemandeenquoi
c’étaitdifférentdecequetuasfait.
Perrysecoualatête.
–TalonetClaranesontplusparminousàcausedeVale.Ilatrahisatribu.Jeneferaijamais
unechosepareille.
–Ethiersoir?CesontbientespoingsquiontfrappéGray,non?Tuesfou,Peregrine.Maison
aétéencoreplusfousdecroirequetupourraisêtrenotrechef.
Surcesmots, ilcrachaendirectiondePerry,puiss’éloignaàgrandesenjambées.Lamèrede
Wylanlesuivitenclaudiquant,leregardfixédevantelle.Perryauraitvoulul’arrêter.Ilnedonnait
pascherdesasurviedanslescontréesfrontalières.
LecousindeWylanfenditalorslafoule.C’étaitunrobusteAudiledequatorzeans,quePerry
appréciait.L’undesonclesdeWylansuivit.Puislerestedelafamille.
Ilss’enallèrentainsi,l’unaprèsl’autre.Dix,vingt,etmêmedavantage.Ilsétaientsinombreux
quePerrycommençaà s’imaginer seul aumilieud’uneplacedéserte.L’idée, toutevertigineuse
qu’elle fût, le soulageait presque.Mais cette sensation futde courtedurée. Il devait rester là et
dirigerlesLittorans.
Lorsqueleflotdemigrantssetaritetquetumultes’atténuasurlaplace,Perryregardaautour
delui.Ilattenditunmomentpours’assurerqu’iln’avaitpasrêvé.Lafouleparaissaitmoinsdense,
commeunarbredontonauraittaillélefeuillage.
Unquartdesatribu,aumoins,étaitparti.
Ildévisageaceuxquiluirestaientfidèles.Parmieux,ilvitMolly,BearetBrooke.Rowanetle
VieuxWill.Ilcherchalesmotspourleurexprimersagratitudeetregrettadenepasavoirl’aisance
deValepourlesdiscours.
Même si leur loyauté le touchait, Perry était convaincu qu’il passerait pour un faible s’il les
remerciait.Ilnes’excuseraitpasnonpluspourcequ’ilavait fait.C’étaitsaterre.Sondevoirde
protégerquiconqueyvivait:Sédentaire,Étrangeroupersonneaustatutintermédiaire.
Lorsquelatribu,oucequ’ilenrestait,partitvaqueràsesoccupations,PerryretrouvaBearet
Reefdansleréfectoire.Assisàunetableprèsdelaporte,ilsdressèrentlalistedeceuxquis’étaient
exclusduvillage,puiscelledes tâchesqu’ilsaccomplissaientpour lacommunauté.Bearécrivait
lentementetsoncrayonressemblaitàunfétudepailledanssamainénorme.Chaquenominscrit
avaitungoûtdetrahison.
Perryessayaitdecomprendrequelleerreurilavaitcommise.Avait-ileutortdesejeteràl’eau
poursauverleVieuxWill?DesebattrecontreGray?Oubiendeprojeterdepartirverslenord
avecAria,enquêteduCalmeBleu?Touscesactesluiparaissaientjustifiés.Commentavait-ilpu
décevoirainsilessiens?
Quand la liste fut terminée, ils se regardèrent sans rien dire.Bear avait inscrit soixante-deux
noms,maislenombred’absentsn’étaitpaslepire.CommePerrylecraignait,ilyavaitbeaucoup
deMarquésparmiceuxquis’étaientexclus.Etlesnon-Marquésétaientdescombattantsaguerris,
enbonnesanté.Lesjeunes,lesvieuxetlesfaiblespartaientrarementdeleurpleingré.
Reefsoupiraetcroisalesbras.
–Onaéliminélesdissidents,dit-il.Jenesuispasfâchéd’êtredébarrassédecertains.Àlalongue,
çanousrendraplusforts.
Bearposalecrayonetsepassaunemainsurlevisage.
–Possible.Maisc’estlecourttermequim’inquiète.
Perryledévisagea.Quepouvait-ilobjecteràcela?Bearavaitraison.
– Quand la nouvelle de leur départ se sera répandue, nous serons doublement exposés aux
attaques,dit-il.Shadeestsansdoutedéjàentrainderacontercequis’estpasséàtouslesvoyageurs
qu’ilcroise.
–Ondevraitdoublerlesgardesdenuit,suggéraReef.
Perryapprouva.
–Oui,fais-le.
Il regarda la salle. En deux jours, les Littorans avaient connu une tempête d’Éther
particulièrementviolente,unetentatived’assassinatsurlapersonned’Ariaetunerébellion.Une
attaqueviendrait-ellenoircirletableau?Celaluiparaissaitinévitable.Qu’ilsdoublentounonles
gardesdenuit,ilsétaienttropvulnérables.Iln’auraitmêmepasétésurprisdevoirWylanrevenir
etprendrelevillaged’assaut.
Quand Perry rentra chez lui, la place centrale lui parut trop calme, trop déserte. Il était
impatientderetrouverAria.Était-ellesuffisammentrétabliepourprendrelaroutedunord?Les
parolesqueReefavaientprononcées laveillerésonnaientencoredanssatête.«C’est icique les
Littoransontbesoindetoi.»Commentpourrait-illesabandonnermaintenant?Maiscomment
pourrait-ilrester,alorsquelasolutionàleursproblèmessetrouvaitpeut-êtrequelquepart,loin
d’ici?
Enpénétrantdanssamaison,iltrouvaGrenetTwigenproieàuneviolentedisputedevantla
chambredeVale.Lesdeuxhommessefigèrentdèsqu’ilslevirent.
–Per…,commençaTwig,levisagetranspirantdeculpabilité,onacherchépartoutet…
Perrylesbousculaetseprécipitadanslachambre.Arian’yétaitpas.Ilvitlelit,lacouverture
rouléeaubout.Il jetauncoupd’œilsur la tabledenuit : le fauconsculptéet lasacoched’Aria
avaientdisparu.
–Roarestpartiaussi,annonçaTwig.
Deboutdansl’embrasure,lesdeuxhommesguettaientlaréactiondePerry.
Cindersefaufilaentreeuxetsonbonnettombaparterre.
–Jelesaivuspartir.Ilsm’ontdemandédetedirequ’ilss’occuperaientdeLivetduCalmeBleu.
Perry s’efforçadedigérer lanouvelle. Il sentait son sangbouillonner et rugir jusquedans ses
oreilles.
Arial’avaitquitté.
Ilpourrait sansdoute les retrouver à la trace. Ilsn’avaientquequelquesheuresd’avance.S’il
courait,ilparviendraitàlesrattraper.Alors,pourquoirestait-ilainsi,commepétrifié?
Reefsefrayaunchemindanslapièce.Ilregardaautourdeluietlâchaunjuron.
–Jesuisdésolé,Perry.
Inattendus,mais sincères,cesmotsarrachèrentPerryà sa torpeur.Lechagrins’insinuapeuà
peuenluietsemblaprendrelepassursonabattement.Perryrepoussacesentiment.Illesrepoussa
tous, jusqu’à ce qu’ils soient bien enfouis en lui. Jusqu’à ce qu’un étrange engourdissement
l’envahisse.
Ils’approchaalorsdelaporte,ramassalebonnetdeCinderetleluitendit.
–Tul’aslaissétomber.
Puisilsortitsurlaplaceets’éloigna,sanssavoiroùilallait.
16
ARIA
–Tiens.Boisunpeud’eau.
Aria repoussa la gourdedepeau en secouant la tête.Elle s’appliqua à respirer lentement, les
lèvrespincées, jusqu’àceque l’enviedevomir s’atténue.Lepaysage tanguait commedesvagues
soussesyeux.Ellebattitdespaupièrespourtenterdedissipersonvertige.Elleignoraitcomment
c’étaitpossible,maisellesesentaitencoreplusmalquequelquesheuresplustôt.Sousl’effetdu
poisonquicirculaitencoredanssesveines,soncorpsserebellaitàchacundesespas.
–Çavabientôtallermieux,luiassuraRoar.Tonorganismevas’endébarrasser.
–Perrydoitmehaïr.
–Maisnon.
Ariaseredressa,lebraspressécontresonbuste.Ilsavaientatteintunsommetquisurplombaitla
ValléedesLittorans.Plusquetoutaumonde,elleauraitvouluapercevoirPerrycourirverselle.
Cematin,elleavaitétéréveilléepardescrissurlaplace.LesLittoranssedéchiraient.Desgens
s’enallaient,furieuxcontrePerry,etproféraientdesobscénitésàsonsujet.Ariaétaitsortiedela
chambredeVale,décidéeàfuirauplusvite,avantquePerryneperdetout.ElleavaitcroiséRoar,
quiavaitdéjàfaitsesbagages.LivétaitchezlesCornans.Ilavaitdécidédepartiraussi.Ilsn’eurent
aucunmalàs’éclipsersansqu’onlesremarque.Desdizainesdepersonnesquittaientlevillage.Ils
s’étaientcontentésdefilerdansladirectionopposée.
ElleauraitaimévoirPerryavantdepartir,maiselleleconnaissait:ilnel’auraitjamaislaissée
s’enaller sans lui.Cettedécision lui aurait coûté la confiancedesderniersLittorans.Cen’était
toutsimplementpasenvisageable.
–Ondevraitpartirtoutdesuite,avait-elleditàRoar.
S’ilsnereprenaientpas laroutedans l’instant,ellerisquaitdechangerd’avisetderebrousser
chemin.
Ariamarchacommehébétéetoutl’après-midi, les jambestremblantes, lebrasenfeusousson
bandage.«C’estmieuxcommeça,necessait-elledeserépéter.Perrycomprendra.»
À la nuit tombée, ils trouvèrent refuge sous un chêne.Une pluie régulière créait commeun
rideaudebruitpaisible.
Roarluiproposadelanourriture,maiselleétaitincapabled’avalerquoiquecesoit.Luiaussi,
d’ailleurs,ainsiqu’elleleremarqua.
Ils’approchad’elle.
–Montre-moiça…
Aria se mordit la lèvre lorsqu’il défit son pansement. La peau de son bras était rouge et
boursouflée,couvertedecroûtesdesangséchéetdetachesd’encre.
–Quim’aempoisonnée?demanda-t-elled’unevoixvibrantedecolère.
–UndénomméGray.C’estunnon-Marqué.Ilnousatoujoursenviés.
Ellesesouvenaitdelui.Grayétaitl’hommetrapuqu’elleavaitcroisédanslebois,sousl’orage
d’Éther,quandelleavaitretrouvéRiver.
–UneTaupesefaisaitMarqueretiln’apaspulesupporter,commenta-t-elle.C’étaitplusfort
quelui:ilfallaitqu’ilsabotelacérémonie.
Roarhochalatêteensemassantlanuque.
–Ouais.Çadoitêtreça,j’imagine.
Ariaeffleuralapeaudesonbras.
–Unedemi-Marquepourunedemi-Étrangère.C’estparfait…
Elleauraitaiméenrire,maissavoixsebrisa.Roarl’observauninstantensilence.
–Çavaguérir,Aria.Onpourraacheverletatouage.
Ellerabaissasamanche.
–Non…Jen’étaismêmepassûred’avoirenvied’êtreMarquée.
Arianesavaitpasoùétaitsaplace.Ici,dansleMondeExtérieur?OuàRêverie?Hessl’enavait
bannieàl’automnedernier,etàprésent,ilseservaitd’elle.Hier,lesLittoransavaientessayédela
tuer.Ellenes’intégraitnullepart.
Elleserapprochadufeu,s’allongeaetramenalacouverturesursesépaules.Toutelajournée,
elleavaitétéparcouruedefrissons.«Avecletemps,çairamieux»,sedit-elle.Soncorpsfinirait
derejeterlepoisonetsapeauguérirait.Désormais,elledevaitseconcentrersursonbut.Allervers
lenordettrouverleCalmeBleu.PourPerryetTalon.Etpourelle-même.
Toutépuiséequ’elleétait,ellenecessaitdepenseraucontactdePerry,lematinmême,sursa
peau:tièdeetapaisant.Dormait-ilsurletoit,cesoir?Pensait-ilàelle?Auboutd’uneheure,elle
serassit,renonçantàs’endormir.BienqueRoaraitlesyeuxclos,elledevinaqu’ilnedormaitpas
nonplus.Sonexpressionétaittropcrispée.
–Roar,qu’est-cequ’ilya?
Ilsetournaverselled’unairlas.
–Perryestcommeunfrèrepourmoi…alors,jesaiscequ’ilressentencemoment.
Aria comprit à quoi il faisait allusion et elle en eut le souffle coupé. En s’enfuyant sans
explication,elleavaitagiavecPerryexactementcommeLivs’étaitcomportéeavecRoar.
–Maisc’estdifférent,non?sedéfendit-elle.Perrysauraquejel’aiquittépourleprotéger…Tu
asvucombiendegensontabandonnélacommunautéàcausedemoi.Çaneseraitpasarrivésije
n’étaispasvenueauvillage.Jen’avaispaslechoix:jedevaism’enaller.
Roarhochalatête.
–Ilensouffriraquandmême.
Ariaportaunemainà sespaupièrespournepaspleurer.Roardisait vrai : la souffranceétait
toujourslaconclusion.
Elleretirasamainetreprit:
–J’aifaitcequ’ilfallaitfaire.
Elleauraitaimés’enconvaincre.
–Oui,admitRoar.Perrydoitresterlà-bas.Ilnepeutpaspartirmaintenant.Ilnepeutpasse
permettred’abandonnerlesLittorans.
Ilposalatêtesursonbrasrepliéensoupirant.
–D’ailleurs, tuesplusen sécurité ici, avecmoi. Jeneveuxplus jamais tevoir frôler lamort
d’aussiprès.
LapluieavaitcesséquandRoarréveillaAria,àl’aubed’unenouvellejournéedemarche.Après
la tempête, l’Éther leur avait laisséunpeude répit,maisAria voyaitdenouveaudes flux épais
s’agiterderrièrelemincevoiledenuagesgris.Lalumièrebleutéequifiltraitautraversdonnaitau
paysageunaspectsous-marin.
–Onval’avoiràl’œil,celui-là,affirmaRoar,quiobservaitluiaussil’Éther.
Ilstraversaientdevastesétenduesdésertiques.Siunenouvelletempêteéclatait,illeurfaudrait
trouverunabriauplusvite.
Hormis son bras endolori, Aria s’était rétablie. Bientôt, ils laisseraient le territoire de Perry
derrière eux et elle devrait se tenir en alerte, à l’affût du moindre danger. Chaque pas la
rapprochaitdelavilledeRim.Del’objetdesaquête.
Enfind’après-midi,elleregardalescollinesondoyantess’étirerversl’horizon,ausud.Durant
l’automne,elleavaitbivouaquédanslesparagesavecPerry.Elleserappelalescouverturesdelivres
qu’elleportaitalorsenguisedechaussures.Ellevenaitdeperdresameilleureamieet,mêmesielle
nelesavaitpasencoreàl’époque,elleavaitaussiperdusamère.
Ariasortitlafigurinedefaucondesasacoche.Ellel’avaitpriseenquittantlamaisondePerry;
elleavaitbesoind’unobjetpoursesouvenirdelui.
–J’étaislàquandilasculptéça,ditRoar.
Assiscontreunarbre,ilfixaitsurelledesyeuxinjectésdesang.
–C’estvrai?
Roaracquiesça.
– Talon et Liv aussi. On commençait une collection pour Talon. Chacun de nous devait
confectionnerunfaucondifférentpourlepetit.Livaréussiàs’entaillerledoigtenmoinsdecinq
minutes.
Perdudanssessouvenirs,ilesquissaunvaguesourire.
–Unevraiebruteaveclecouteau.Aucunefinesse.Elleetmoi,onaabandonnétrèsvite.Mais
Perrys’estappliquépourTalon.
Ariaeffleuradupoucelasurfacelissedelafigurine.Chacund’entreeux,àunmomentdonné,
avaittenucefauconposédanssapaume.Seraient-ilsunjourtousréunis?
Pendant l’heure suivante, Aria concentra son acuité auditive sur les bruits du bois, tout en
contemplant la figurine au creux de samain.Elle assurait le premier quart, pendant queRoar
sombraitdanslesommeil.Desloupsrôdaientdanslesparages,ainsiquedesbandesdevagabonds
etdecannibales.Ellecaptalessonsrépétitifsdansleventetlesdéplacementsdesanimaux,tendit
l’oreillejusqu’àcequ’ellesoitcertainequeRoaretellen’avaientrienàcraindre.Puisellerangeale
fauconsculptéetpritsonSmartEye.
Trois jours s’étaient écoulés depuis qu’elle avait pris contact avec Hess sur la plage. Elle
contemplauninstantRoar,endormi,puisappliqualacoqueoculairecontresonorbite.L’œilse
collaàsapeauetsonSmartScreenapparut.
Aria choisit l’icône représentant Hess et éprouva la sensation familière de tiraillement
lorsqu’ellesedédoubla,aumomentoùsonesprits’habituaitàêtreàlafoisdansleréeletdansle
virtuel.Elleseretrouvaassiseàlaterrassed’uncafé,aucœurd’unDomainevénitien.Nonloin,
des gondoles glissaient sur leGrandCanal ; des roses flottaient sur l’eau limpide, étincelante.
C’étaitunemagnifiquejournée,chaudeetensoleillée.Quelquepart,unquatuoràcordesjouaitun
airléger.
Hessapparutenfaced’elle,del’autrecôtédelapetitetable.Ilavaitchangédetenue,arborant
uncostumeivoireàfinesrayuresbleucieletunecravaterouge.Ils’étaitmêmeoffertunteinthâlé,
mais l’effet n’était guère concluant. Étrangement, le Consul paraissait plus âgé ainsi – ou plus
prochedesonâgevéritable,quidevaitdépasserlescentans.Sapeauétaitorangée.Rienàvoiravec
lebronzagenatureldePerry.
Hessfronçalessourcilsendécouvrantlesvêtementsd’Aria.Avantd’avoirpuprononcerunmot,
elle ressentit une sorte de décharge électrique, comme si tout son corps s’était brusquement
déréglé.Ellebaissalesyeuxetvitqu’unerobeensoiebleuroilamoulaittelleunesecondepeau.
–C’estmieux,observaHessensouriant.
Lecœurd’Ariasemitàpalpiterderage.Unserveurarrivaavecunplateau.Cebelhommeau
regardténébreuxauraitpuêtrelefrèredeRoar.Souriant,ildéposalescaféssurlatable.Unebrise
tiède semità souffler, transportantuneodeurd’eaude toiletteépicée.Elle souleva lescheveux
d’Ariaethérissaleduvetdesesbras.Toutcelasemblaitsinormal,agréableetinoffensif.Unan
plustôt,Paisleyluiauraitdonnéuncoupdepiedsouslatablepourluifaireremarquerlesourire
charmeurduserveur.Calebaurait levélenezdesoncarnetdecroquisetregardéautourdelui.
Soudain,Ariaenvoulutaumondeentierpourl’existencecompliquéequ’ellemenaitdésormais.
Hessbutunegorgéedesoncafé.
–Tuvasbien,Aria?
Savait-il qu’on l’avait empoisonnée ? Pouvait-il le voir à travers l’Œil ? Le deviner d’après
l’équilibrechimiquedesonorganisme?
–Super!répondit-elle.Etvous?
–Super!répliqua-t-ilsurlemêmetonironique.Tevoilàpartieàprésent.Tuvoyagesseule?
–Qu’est-cequeçapeutvousfaire?
Hessplantasonregarddanslesien.
–Nousavonsdétectéunoraged’Éthernonloindetoi.
Ariaeutunsourirenarquois.
–Jel’aidétectéaussi.
–J’imagine.
–Non, çam’étonnerait. J’ai besoin de savoir ce qui se passe à Rêverie,Hess. Vous avez été
frappésparlatempête?Ilyaeudesdégâts?
Illaregardaenbattantdespaupières.
–Tuesunefilleintelligente.Àtonavis,ques’est-ilpassé?
–Jen’aipasd’avis.J’aibesoindesavoir.D’avoirdespreuvesqueTalonvabien.Jeveuxvoirmes
amis,etsavoircequevousferezquandjevousrévélerail’emplacementduCalmeBleu.Est-ceque
vouscomptezydéplacertoutelaCapsule?Commentferez-vous?
Ariasepenchapar-dessuslatable.
–Moi,jesaiscequejevaisfaire,maisvous?Ettoutlereste?
Hesssemitàpianotersurleplateaudemarbre.
–Tuesdevenuetoutàfaitfascinante,Aria.LavieaveclesSauvagesteréussit.
Brusquement, leDomainefutplongédans lesilence.Ariasetournavers lecanal.Lagondole
quipassaits’étaitfigéesurl’eau,elle-mêmeimmobilecommeduverre.Au-dessusd’elle,unvolde
pigeonsrestaitsuspenduenl’air.Lesgenslançaientdesregardsinquietsdetouscôtés,lapanique
selisaitsur leursvisages…Puis leDomainerepritvie,àmesurequelessonset lesmouvements
revenaient.
–C’étaitquoiça?demanda-t-elle.Répondez-moi,oujenerestepasunesecondedeplus.
HessbutunenouvellegorgéedecaféetobservalacirculationsurleGrandCanal,commeside
rienn’était.Finalement,ildaignasetournerverselle.
–Tucroispouvoirtedédoublercommeça,sansmonautorisation?C’estmoiquidécideraide
lafindecetteentrevue.
Ariasoulevasatasseetlaluilançaàlafigure.LeliquidesombreéclaboussalevisagedeHesset
son costume.LeConsul, sidéré, eut unmouvementde recul,même s’il n’avait éprouvé aucune
douleur.DanslesDomaines,riennepouvaitvousfaireréellementsouffrir.Ilavaitéventuellement
puressentiruneboufféedechaleur.MaisArial’avaitsurpris,etàprésent,illuiaccordaittouteson
attention.
–Vousvouleztoujoursquejereste?luidemanda-t-elle.
Ildisparutavantmêmequ’elleaitachevésaphrase.Ariaseretrouvafaceàunechaisevide.Elle
avaitbeausavoirqueçaneserviraitàrien,elletentadesedéconnecterdel’Œil.Elleavaithâtede
reveniràlaréalité.
LesmotsCOMMANDENONAUTORISÉEs’affichèrentsursonSmartScreen.
«Quoi?Tuveuxmaphoto?»s’agaçaAria,voyantqueleserveurl’observaitparlavitrinedu
café,lesyeuxbrillantsdecuriosité.Ellesedétourna.Surlepontauxsculpturestarabiscotées,un
coupleenlacéadmiraitlesgondolesaufildel’eau.Ariatentad’imaginerqu’elleétaitàlaplacede
lafemmeappuyéecontreleparapetetquec’étaitPerryquiramenaitsescheveuxenarrièreenlui
chuchotant desmots doux à l’oreille. L’exercice était difficile : elle se rappelait trop combien
PerrydétestaitlesDomaines.
Un chronomètre apparut dans le coin supérieur de son SmartScreen, égrenant un compte à
reboursdetrenteminutes.Ariasepréparaaupire,convaincuequeHessmijotaitunsalecoup.
L’instant d’après, elle se dédoublait dans un autreDomaine et se retrouvait sur une jetée de
bois. L’océan clapotait paisiblement en dessous, des mouettes aux cris grossièrement imités
piaillaientenvol.Ungaminétaitassistoutauboutduponton.Faceàlamer,illuitournaitledos,
maisArian’eutaucunmalàdevinerdequiils’agissait.
Talon.
Lanauséelasaisit.Siellevoulaits’assurerqueleneveudePerryseportaitbien,ellen’étaitpas
certained’avoirenviedeleconnaître.Devouloirs’investirdavantage…Quepouvait-elleluidire?
Talonne laconnaissaitmêmepas.Elleregardasesvêtements.Aumoins,elleavaitretrouvéson
habituelletenuenoire.
Lecompteurn’indiquaitdéjàplusquevingt-huitminutes.Ariavenaitd’enpasserdeux,plantée
là,àtergiverser.Ellesecoualatêteets’approchadugarçon.
–Talon?
L’enfantse levad’unbond, lui fit faceetécarquilla lesyeuxdesurprise.Arianel’avait jamais
rencontré,maisellel’avaitdéjàvu.Quelquesmoisplustôt,quandPerryavaitretrouvésonneveu
danslesDomaines,Ariaavaitvisionnélascènesurunécranmural,chezMarron.C’étaitunenfant
d’une beauté saisissante, avec des cheveux bruns bouclés et des yeux verts empreints de gravité,
d’unenuanceplussombreetplusrichequeceuxdePerry.
–Quies-tu?luidemanda-t-il.
–Uneamiedetononcle.
Illuidécochaunregardméfiant.
–Commentçasefaitquejeneteconnaispas?
–Jel’airencontréaprèstonarrivéeàRêverie.Jem’appelleAria.J’étaisavecPerryquandilest
venutevoirdanslesDomaines,àl’automnedernier…Jel’aidaisdepuisl’Extérieur.
Taloncalasacanneàpêcheentreleslattesduponton.
–Alors,tuesuneSédentaire?
–Oui…etuneÉtrangèreaussi.Moitié-moitié.
–Ah…Etencemoment,tuesoù?DansleMondeExtérieur,ouàRêverie?
–Àl’Extérieur.Enréalité…jesuisassiseàcôtédeRoar.
LesyeuxdeTalonsemirentàbriller.
–Roarestavectoi?
–Ildort,maisquandilseréveillera,jeluipasserailebonjourdetapart.
Uneautrecanneàpêcheétaitposéesurleponton.Talonenutilisaitdeux.Aprèstout,c’étaitun
Littoran,réalisa-t-elle.Ildevaitpêcherdepuisqu’ilavaitvulejour,huitansplustôt.
–Jepeuxpêcheravectoi?
L’idéen’avaitpasl’airdel’enchanter,maisilserassitenhochantlatête.
–Biensûr.
Ariaprit la secondecanneet s’installaàcôtéde lui,mesurant l’ironiede la situation :elle se
retrouvait en traindepêcherdans lesDomaines, après avoirpasséplusieurs jours au seind’une
véritable communauté de pêcheurs… Elle examina la longue tige de bois en songeant qu’elle
ignoraitcommentlancerlaligne.Ellen’avaitpêchéqu’uneseulefois,dansunDomainevirtueldu
nomdePêchecosmique.Maisalors,lejeuconsistaitàharponnerdespoissonsquiflottaientdans
lecosmos.Rienàvoiraveccettetechniqueancestrale.
Talondutremarquersonhésitation,carilluipritlacannedesmains.
–Tiens,regarde.
Illançadoucementlaligne,afindeluimontrerlegeste,puislaluirendit.
–Merci,dit-elle.
Ilhaussalesépaulessanslaregarderetsemitàbalancerlesjambesau-dessusdel’eau.Àdroite,à
gauche,àdroite,àgauche…«Rester immobilemefatigue»,avaitconfiéun jourPerryàAria.
Apparemment,c’étaitdefamille.
–Chezmoi,onutilisedesfilets.
–Ahbon?
Ariacherchadésespérémentunequestionpourentretenirlaconversation.Lecompteuraffichait
vingt-troisminutes.
–Tupréfèreslapêcheoulachasse?
Illadévisageacommesielleétaitfolle.
–J’adorelesdeux.
–J’auraisdûm’endouter.Tuasl’airdouépourça.
Elleconstataitavecplaisirquel’enfantétaitplussolide,enmeilleuresantéqueladernièrefois
qu’ellel’avaitvu,àl’automne.
Talonsegrattalenez.
–J’arriveàenattraperdestas,maisonn’apasledroitdelesfairecuireici.J’aiessayéplusieurs
fois. J’ai ramassé du bois pour faire un feu,mais il n’a jamais pris. Il n’y a pas de feu dans les
Domaines.Enfinsi…maisjustepourfairesemblant.Tucomprends?
Ariahochalatêteensemordillantlalèvre.Elleétaitbienplacéepourlesavoir.
–IlfautallerdansleDomaineCuisinepourfairecuirelespoissons,enchaînaTalon.Maisc’est
nul, comme Domaine. Et puis, même si tu les manges, dès que tu quittes le Domaine, tu as
l’estomacvide.C’estmoinsamusantd’attraperdespoissonsquandçanesertàrien.
Ariasourit.QuandTalonparlait,ilcessaitdebalancerlesjambesetunplisecreusaitentreses
sourcils.
–Jesuissûrequ’ilyadesDomainesoùtupeuxparticiperàdesconcoursdepêche,suggéra-t-
elle.
–Pourquoifaire?
–Pour…Jenesaispas,moi…décrocherlapremièreplace.
–Sij’arrivelepremier,jepourraifairecuireetmangercequej’aiattrapé?
Ariaéclataderire.
–Probablementpas.
–Jecroisquejevaisquandmêmeessayer.
Ilsetournaversl’océanetbalançalesjambesunpetitmomentavantdereprendrelaparole:
–J’aienviederentrerchezmoi.J’aienviedevoirmononcle.
Ariasentitsagorgeseserrer.Talonn’avaitpasmentionnésonpère.Ellesedemandas’ilavait
devinécequis’étaitpasséentreValeetPerry,maissegardabiendeluiposerlaquestion.Elleprit
soudainconsciencequ’iln’avaitplusdeparents.Ilétaitorphelin,commeelle.
–TuesmalheureuxàRêverie?luidemanda-t-elle.
L’enfantsecoualatête.
–Non.J’aijusteenviederentrerchezmoi.Jevaismieux,maintenant.Lesdocteursd’icim’ont
guéri.
–Tantmieux.
ElleserappelaquePerryluiavaitparlédelamaladiedesonneveudansleMondeExtérieur.
–JevaistefairesortiretteramenerchezlesLittorans.Jetelepromets.
Ilsegrattalegenousansrépondre.
–Tuneviensjamaispêcheravecuncopain?
–Claravenaitavecmoi,avant.C’estlasœurdeBrooke.TuconnaisBrooke?
Ariaréprimauneenviederire.
–Oui,jelaconnais.PourquoiClaranet’accompagneplus?
–Elleenaeumarre.Elle trouvequec’est trop lentdansceDomaine.Pluspersonnen’aime
pêchercommeça.
–Moi,çameplaît.Onpourraitremettreçauneautrefois,situveux?
Talonluidécochaunregardobliqueetsourit.
–D’accord.
Pendant le temps qu’ils passèrent ensemble, Talon lui parla de tous les poissons qu’il avait
attrapés,enprécisantlesappâtsutilisés,l’heureetlesconditionsmétéo.
Quand sa voix se faisait plus douce, il penchait la tête de côté. Ses jambesne cessaient de se
balancerau-dessusdel’eau.Parmoments,lorsqu’ilsouriait,Ariadevaitsedétournerverslameret
reprendre son souffle, tellement il lui rappelait Perry. Elle le serra dans ses bras quand le
compteurs’arrêtaàzéro,etluipromitderevenirlevoirbientôt.
AriasedédoublaalorsdansunautreDomaine.Unespaceadministratif.Hessétaitassisfaceàun
bureaugrisaudesignépuré,devantuneparoivitrée.Del’autrecôté,ellediscernalePanoptique
deRêverie–lelieuoùelleavaitpassél’essentieldesavie–avecsesmultiplescoursivescirculaires,
surplusieursniveaux.Cespectacleluicoupalesouffle.Depuisqu’elleavaitétébannie,elles’était
retrouvée plusieurs fois dans les Domaines avec Hess, mais elle n’avait encore jamais revu la
Capsule,l’endroitphysiqueoùelleavaitvécu.
Hesspritlaparoleavantqu’elleaitpufaireunseulpas.
–C’étaitunevisiteagréable,n’est-cepas?Commetuaspuleconstater,Talonnesouffrepas.
Espéronsjustequeleschosescontinuerontainsi…
17
PEREGRINE
–Soumets-toi,Vale,ditPerryentenantlecouteaucontrelagorgedesonfrère.
Savoixluisemblaitdure,semblableàcelledesonpère,etsesmainstremblaienttellementqu’il
avaitdumalàtenirlalame.IlavaitclouéValeausolaubeaumilieud’unchampdésert.
–Mesoumettreàtoi?Tuplaisantes.Tun’asaucuneidéedecequetufais,Perry.Admets-le.
–Jelesaisparfaitement!
Valeéclataderire.
–Danscecas,pourquoit’ont-ilsabandonné?Etelle?Pourquoiest-ellepartie?
–Boucle-la!
PerryappuyaplusfortlalamesurlagorgedeVale,maiscelui-ciritdeplusbelle.
Soudain,Arialeremplaça.Sublime.SibellesurlelitdeVale.Elleritquandilposalecouteau
sur sa gorge. Perry était incapable de retirer la lame qui tremblait dans sa main, menaçant
d’entaillersapeaudélicate.Maiselles’enmoquait.Elleriait,etriaitencore.
Perrys’éveillaensursautdesoncauchemarets’assitdanssonlit,augrenier.Ilneputretenirun
juron.Ilhaletait;lasueurdégoulinaitdanssondos.
–Ducalme…Doucement…,ditReef,juchésurl’échelle,lefrontplisséd’inquiétude.
Lamaisonétaitplongéedanslapénombreetilyrégnaitunsilencedemort.Perryn’entendait
pasleshabituelsronflementsdesSix.Ilavaitréveillétoutlemonde.
–Çava?luidemandaReef.
Perry se détourna pour cacher son visage.Deux jours. Elle était partie depuis deux jours. Il
attrapasachemiseetl’enfila.
–Toutvabien,répondit-il.
Ensortant,ildécouvritBearquil’attendait.
–Onn’ajamaisétéaussipeunombreux,Perry,jelesais.Maismeshommesdoiventsereposer.
Onnepeutpasleurdemanderdetravaillerlajournéeentièredansleschamps,etd’assurerensuite
lesgardesdenuit.Certainsd’entrenousontbesoindesommeil.
Perry se crispa. Il ne dormait presque plus ces derniers temps et ce n’était un secret pour
personne.
–Onrisqued’êtreattaqués.Ilfautabsolumentquedesgensmontentlagarde.
– Et moi j’ai besoin d’eux pour nettoyer les fossés d’écoulement, Perry. Pour labourer et
ensemencer.Etjenepeuxrienfaired’hommesquironflentaulieudetravailler.
–Débrouille-toiaveccequetuas,Bear.Toutlemondes’enaccommode.
–C’estcequejevaisfaire,maisonnepourraaccomplirquelamoitiédutravail.
–Alorscontente-toidelamoitié!Jenesupprimeraipaslesgardesdenuit.
Bearsetut,commelaplupartdesgensprésentssurlaplace.Perryavaitdumalàcroirequ’ilsne
comprenaientpasseschoix.Prèsd’unquartdelatribuavaitquittélacommunauté.Biensûrqu’ils
nepouvaientpastoutfaire.Ilavaitespéréemmagasinerdesrationsalimentairespourlevoyagede
la tribu vers leCalmeBleu,mais avec les dégâts causés par la tempête d’Éther et le départ de
nombreux bras, il arrivait tout juste à les nourrir au jour le jour. Ils étaient exténués et sous-
alimentés,etilfallaittrouverd’urgenceunesolution.
Pendant la journée,Perryréfléchitauxchoixqui s’offraientà lui, toutennettoyant les fossés
d’écoulementetencontrôlantlessystèmesdedéfensedesLittorans.Reeftravaillaitàsescôtésetle
suivaitcommesonombre.QuandReefn’étaitpaslà,l’undesSixleremplaçait.Ilsnelelaissaient
jamaisseul.MêmeCindersemblaitdemècheaveclesautresetmarchaitsurlespasdePerry,sitôt
qu’ils’éloignaitpourglanerquelquesminutesdesolitude.
Perry ignorait cequ’ils attendaientde lui.Le choc initial était passé et il voyait àprésent la
situationaveclucidité.RoaretAriaétaientpartis;ilsrejoindraientlesCornanspourretrouverLiv
etserenseignersur leCalmeBleu.Bientôt, ilsseraientderetour,voilàtout.Dumoins,c’estce
qu’ilespérait.Ilnes’autorisaitpasàpenserau-delà.
Ledînerfutservitard,cesoir-là.TroiscuisiniersétaientpartisaveclegroupedeWylanetle
réfectoireparaissaitétrangementvideettranquille.Perryn’avaitaucungoûtpourlanourriture,
mais il se força à manger parce que la tribu l’observait. Il espérait ainsi lui communiquer un
messageimportant:ilyauraittoujoursunlendemain,mêmesilasituationavaitchangé.
Reefluiemboîtalepaslorsqu’ilquittalebâtimentpourrejoindrelepostedeguetoccidental.
Toutenmarchant,PerrysentitqueReefs’armaitdecouragepourluiparler.Ilserralespoingset
sepréparaàl’entendreluiconseillerdedormirdavantage,oud’êtrepluspatient…oulesdeux.
–Atroce,cesouper!lâchafinalementReef.
Perrypoussaunsoupir,libérantlatensionquicontractaitsesdoigts.
–Ç’auraitpuêtremeilleur,c’estvrai.
Reeflevalesyeuxversleciel.
–Tulesens?
Perryhocha la tête.Lespicotementsdans sesnarines leprévenaientqu’une autre tempête se
préparait.
–Lesoragessontdeplusenplusrapprochés.
L’Éthercirculaiten fluxépais, rageurs,etparait lanuitd’une lueurbleutée.Après ledernier
orage, le cieln’était restépaisiblequ’une journée.Désormais, le jouret lanuit se confondaient
presque.Lesnuagesetlebleudel’Éthermasquaientlalumièredujourpuiséclairaientlanuit.Les
deuxs’entremêlaientpourneformerqu’unjoursansfin.Unenuitinfinie.
PerryregardaReefetrepritlaparole.
–J’aibesoinquetufassesporterunmessage…
Reefhaussalessourcils.
–Àqui?
–ÀMarron.
Perry était réticent à l’idée de solliciter de nouveau l’aide de son ami. Il y avait eu recours
quelquesmoisplus tôt,déjà, encherchant refugechez lui avecRoaretAria.Mais lesLittorans
étaientdansunesituationvraimentcritique.Perryavaitbesoinderavitaillementetd’hommes.Il
s’étaitdoncrésignéàfaireappelauxservicesdeMarron,avantdevoirsatribumourirdefaim,ou
levillagedéciméparuneattaque.
Reefapprouvasadécision.
–C’estunebonneidée.J’enverraiGrendemainmatin,àlapremièreheure.
Malgrél’arrivéedePerryetReef,venuslesremplacer,TwigetGrenrestèrentaupostedeguet,
blottissurunecornicherocheuse.Touslesquatreobservaientunsilencepaisible,quandunefine
bruinesemitàtomber.
HydeetHaydenarrivèrentpeuaprès, traînantStragglerdans leur sillage. Ilsétaient libresce
soir-là et Perry avait vu Hyde bâiller une dizaine de fois pendant le dîner. Pourtant, ils
s’installèrent avec leurs camarades et regardèrent la bruine se changer en pluie. Personne ne
parlait,ninesedécidaitàpartir.
–Unenuittranquille,finitparremarquerTwig.Enfin…Nous,onesttranquilles.Paslapluie.
Savoixétaitrauque,érailléeaprèscelongsilence.
–Tuasavaléuncrapaud,Twig?semoquaHayden.
–Ilyenavaitpeut-êtredanslasoupedecesoir,ironisaGren.
–Lescrapaudsontmeilleurgoûtquecestripes,grommelaHyde.
Twigseraclalagorge.
–Voussavezquej’aifaillienavalerunvivant,unefois…
–Twig,t’asdéjàl’aird’uncrapaud.Iln’yaqu’àvoirtesyeux.
–Montre-nouscommetusautes,Twig!
–Boucle-laetlaisse-lecoassersonhistoire!
L’anecdoten’avaitriend’extraordinaire.Quandilétaitpetit,pourreleverundéfilancéparson
frère,Twig allait embrasserun crapaud,quand l’animal lui avait glissé entre lesdoigts et sauté
danslabouche.MaisTwigauraitmieuxfaitdesetaire.Àvingt-troisans, iln’avaittoujourspas
embrasséunefilleetsescompagnonslesavaient,commeilssavaientquasimenttoutlesunssurles
autres.L’histoireluiattirauntorrentdemoqueries.Ils’entenditdire,entreautres,qu’aprèscette
expérience, une fille risquait de le décevoir.Pour finir, ses camarades promirent de le soutenir
danssaquêteduprincecharmant.
Perry les écouta en souriant. Leurs plaisanteries lui remontaient le moral. Finalement, les
bavardagescessèrentpour faireplaceau silence,entrecoupédequelques ronflements. Il regarda
autour de lui. La pluie avait cessé. Quelques-uns dormaient déjà et les autres respiraient
paisiblement en contemplant la nuit. Personne ne parlait,mais Perry flairait distinctement les
humeurs.Ilcomprenaitpourquoiceshommesne l’avaientpasquittéd’une semelledepuisdeux
jourset se trouvaientencoreà sescôtésencemomentmême,alorsquecertainsn’yétaientpas
contraints.
Pour rien aumonde ils ne l’auraient abandonné.Et ils étaient prêts à le soutenir, quoi qu’il
arrive.
18
ARIA
–Onabienavancéaujourd’hui.Onavaitunbonrythme,sefélicitaAria.
Elletorditsescheveuxpourlesessoreretserapprochadufeu.Leprintempsarrivait,avecson
lotde journéespluvieuses.Voilà trois joursqu’ils avaientquitté lesLittoranset elle avait enfin
recouvrétoutessesforces.
–Tunetrouvespas?insista-t-elle.
Roarétaitallongé, la têtesursasacoche, les jambescroiséesauniveaudeschevilles.Sonpied
battaitunemesurequ’ellen’entendaitpas.
–Si,c’estvrai.
–Lefeuabienprisaussi.Onaeudelachancedetrouverduboissec.
Roarsetournaverselleenarquantunsourcil.Elleserenditcomptequ’elleleregardaitsansle
voir,commes’ilétaittransparent.
–Tusaiscequiestpirequ’uneAriamuette?UneAriapipelette.
Elleramassauntisondeboisetattisalefeu.
–J’essaiejustedeteménager.
Ilsavaientcheminéensilenceleplusclairdelajournée,bienqueRoaraittentéplusieursfois
d’entamerlaconversation.Ilvoulaitparlerdecequ’ilsferaient,unefoisarrivéschezlesCornans.
Commentglaneraient-ilsdesrenseignementsausujetduCalmeBleu?Commentnégocieraient-ils
leretourdeLiv?MaisArias’étaitrefuséeàtoutediscussion.Elleavaitbesoindeseconcentrersur
le trajet, redoublant d’endurance pour tromper son envie de rebrousser chemin. Et bavarder
risquaitdel’inciterà…bavarder.
Arias’inquiétaitpourTalon.Perry luimanquait.Maispour l’uncommepour l’autre,ellene
pouvaitrienfaire,hormisrejoindreauplusvite leterritoiredesCornans.Ellesesentaitunpeu
coupabledenepasavoirdesserré lesdentsdela journéeettentait–assezmaladroitement,c’est
vrai–deseracheter.
Roarplissalefront.
–Commentça,tumeménages?
–Oui.Encemoment,jem’angoissepourrien.Jesuisépuisée,maisjenetienspasenplace.Etje
medisqu’ondevraitcontinueràavancer.
–Onpeutmarcherpendantlanuit,suggéra-t-il.
–Non.Ondoitsereposer.Tuvois?Jeraconten’importequoi.
Roarl’observaunpetitmoment;puisilsedétourna,l’airsongeur,etfixalesbranchesdel’arbre
au-dessusdelui.
–Jet’aidéjàracontélapremièrefoisquePerryagoûtéauLuisant?
–Non.
L’hiverprécédent,Aria avait entendudes tasd’anecdotes surPerry,Roar etLiv,mais jamais
celle-ci.
–Onétaitsurlaplage,touslestrois.EttuconnaisleseffetsduLuisant…Bref,Perrys’estun
peuemballé.Iladécidédesemettretoutnuetd’allerpiquerunetête.C’étaitaubeaumilieudela
journée,jeprécise.
Ariasourit.
–Nemedispasqu’ilafaitça.
– Si. Pendant qu’il s’ébattait dans les vagues et hurlait comme un fou, Liv lui a piqué ses
vêtementsetadécidéquelemomentétaitbienchoisipourfairevenirtouteslesfillesdelatribu
surlaplage.
Ariaéclataderire.
–Roar,elleestpirequetoi!
–Meilleure,tuveuxdire.
–J’aipeurdevousvoirensemble,touslesdeux.CommentPerrya-t-ilréagi?
–Ilanagélelongdelacôteetonnel’apasrevuavantlelendemainmatin.
Roarsegrattalementonensouriant.
–Ilnousaexpliquéqu’ils’étaitfaufilédanslevillagependantlanuit,avecdesalguesautourde
lataille.
–Tuveuxdirequ’ilportait…unejuped’algues?s’écriaAria,hilare.J’auraisdonnén’importe
quoipourvoirça!
Roarhaussalesépaules.
–Moi,jesuiscontentdenepasl’avoirvu.
–J’enrevienspasquetunem’aiesjamaisracontécettehistoire.
–Jelagardaissouslecoude,pourlasortiraumomentpropice.
–Merci,Roar,dit-elleensouriant.
L’anecdotel’avaitdistraiteunbrefinstantdesesinquiétudes.Hélas,ellesnerevinrentquetrop
vite.
Aria retroussa doucement sa manche. Autour du Marquage, sa peau était encore rouge et
parseméedecroûtes,maiselleavaitdésenflé.Parendroits,onauraitditque l’encre formaitdes
tachessousl’épiderme.Décidément,cetatouageétaitunvéritablefiasco.
Elle posa une main sur l’avant-bras de Roar. Étonnamment, communiquer avec lui par
télépathieluisemblaitplussimple.Peut-êtrefallait-ilmoinsdecouragepours’abandonneràses
penséesquepourlesexprimeràvoixhaute.
Etsic’étaitunsigne?Peut-êtrequejenesuispascenséeappartenirauMondeExtérieur.
Roarlasurpritenentrelaçantsesdoigtsaveclessiens.
–Tuluiappartiensdéjà.Tut’intègrespartout.Seulement,tun’enaspasencoreconscience.
Ariacontemplaleursmains.C’étaitlapremièrefoisqueRoaravaitcegenredegesteavecelle.
–Çamefaitbizarred’avoirtamainsurmonbrastoutletemps,sejustifia-t-il,enréactionàses
pensées.
Oui,maisnosdoigtsentrelacés,c’estunpeuintime,non?Jeneveuxpasdirequ’onesttropproches,cen’est
pasça,mais…Tusais,Roar,c’estvraimentdur,parfois,des’habitueràcettetélépathie.
Illuidécochaunsourireradieux.
–Aria,çan’ariend’intime.Sij’étaisvraimentintimeavectoi,tulesaurais,crois-moi.
Ellelevalesyeuxauciel.
Laprochainefoisquetudiscegenredechoses,n’oubliepasdemelanceruneroserouge,avantdet’enaller
dansunbruissementdecape!
LeregarddeRoarseperditdanslevague,commes’ilimaginaitlascène.
–J’essaieraid’ypenser.
IlsseturentetAriaréalisacombiencelientélépathiqueétaitréconfortant.
–Voilà,c’estça,dit-il.
Sonsourireétaitencourageant.
Ladernièrefoisquej’aivumamère,c’étaitterrible,avoua-t-elleauboutdequelquesinstants.On
s’estdisputées.Jeluiaidituntasdechosesquejen’auraispasdûluidire,etmaintenant,jeleregrette.Jecrois
quejeleregretteraitoujours.JenevoulaispasrisquerdefairelamêmechoseavecPerry.J’aipenséquece
seraitplussimpledepartirsansunmot.
–Etmaintenant,tuleregrettes?
Ariahochalatête.
Quitterquelqu’unn’estjamaisfacile.
Roarladévisageaunlongmoment,l’ombred’unsouriredansleregard.
–Tunet’angoissespaspourrien,Aria.C’estcequetuesentraindevivre.C’estlaréalité.
Illuipressaaffectueusementlamain,puislalâcha.
–S’ilteplaît,nememénageplus.Jesuistonami.
LorsqueRoar s’endormit, Aria sortit le SmartEye de sa sacoche. Il était temps de retrouver
Hess. Depuis plusieurs jours, elle revoyait Talon, jambes ballantes, sur la jetée. Soudain, elle
repensa à lamenace queHess avait proférée à demi-mot, et son estomac se noua. Elle choisit
l’icôneduConsulsurleSmartScreen,puissedédoubla.Lorsqu’ellevitoùelleétaitprojetée,Aria
sentittouslesmusclesdesoncorpssecontracter.
L’OpéradeParis.
Plantéeaubeaumilieudelascène,elleobservaitdansunsilencehébétécelieu,aussimagnifique
quefamilier.Plusieursétagesdebalconsentouraientunocéandefauteuilsdeveloursrouge.Ses
yeuxs’arrêtèrentuninstantsurlafresquehauteencouleurquiornaitleplafondvoûté,éclairéepar
unimmenselustrescintillant.Ariavenaiticidepuisqu’elleétaittoutepetite.DansceDomaine,
plusqu’ailleurs,ellesesentaitchezelle.
Son regard chemina ensuite, par-delà la fosse d’orchestre, jusqu’à un fauteuil en particulier,
situéjusteenfaced’elle.
Ilétaitvide.
Aria ferma les yeux. C’était autrefois la place de Lumina. Elle imagina sa mère assise à cet
endroit,danssarobenoiretoutesimple,sescheveuxsombresrelevésenunchignonserré,undoux
sourireaux lèvres.Arian’avait jamaisconnud’expressionplusrassurante.Cesourire luidisait«
Toutvabiensepasser»et«Jecroisentoi».C’étaitcequ’elleéprouvaitàprésent.Uneformede
quiétude. De certitude. Tous ses problèmes finiraient par se résoudre. Elle s’accrocha à ce
sentimentquiluiréchauffaitlecœur.Puiselleouvritlentementlesyeuxetlesentiments’évanouit,
laissantdesinterrogationsbrûlantesaufonddesagorge.
«Commentas-tupum’abandonner,maman?Quiétaitmonpère?Quereprésentait-ilpour
toi?»
Arianerecevrait jamaisderéponsesàcesquestions.Ellesneferaientqueraviverunedouleur
ancienne,quilatourmenteraitplusoumoinsfort,selonlesjours…
Les feux de la rampe s’éteignirent, puis ce furent celles de la salle. Aria se retrouva soudain
plongée dans des ténèbres si profondes qu’elle fut prise de vertige.Elle tendit l’oreille, prête à
capterlemoindrebruit.
–Quesepasse-t-il,Hess?demanda-t-elle,agacée.Jenevoisplusrien.
Le faisceauaveuglantd’unprojecteurperça soudain l’obscurité.Ariamitunemainenvisière
devantlesyeux,pourlesprotégerletempsqu’ilss’adaptent.Ellediscernaitàpeinel’espacevideet
sombre de la fosse d’orchestre et les rangées de fauteuils au-delà. Là-haut, les mille et une
pampillesdugrandlustreencristalsemirentàscintiller.
–Unpeu théâtral pour vous,Hess, vousne trouvezpas ?Est-ceque vous avezprévudeme
chanterLeFantômedel’Opéra?
Suruneimpulsion,elleentamaC’esttoutcequ’ilmefaut.Elleavaitjusteenviedes’amuser,mais
les paroles de la chanson la transportèrentmalgré elle. Elle n’avait pas sitôt commencé que le
souvenirdePerrys’imposaàelle,l’incitantàpoursuivre.
L’acoustique de la salle amplifiait sa voix, soulignant samaîtrise et sa puissance.Aria songea
combiencelaluiavaitmanqué.Depuistoujours,cettescèneétaitbeaucouppluspourellequ’un
simple lieu où elle se produisait. Elle la considérait presque comme une créature vivante : des
épaulesquilasoutenaientetlahissaienttoujoursplushaut.
Lorsqu’elleeutterminédechanter,Ariadutmasquersonémotionparunsourire.
–Pasd’applaudissements?Décidément,vousêtesdifficileàcontenter.
LesilencedeHesss’éternisaitunpeutrop.Ariarepensaitàlapetitetableauplateaudemarbre,
auxsoucoupesetauxtassesàcafédélicates–absentesdudécorpourlapremièrefois–,quandune
voixpleined’arrogancedéchiralesilence.
–Çafaitplaisirdeterevoir,Aria.Depuisletemps…
Soren.
Droit devant elle, à quatre rangées de distance, Aria vit une silhouette se découper dans la
pénombre.Enéquilibresurlapointedespieds,ellecontrôlasarespiration,alorsquedesimages
horriblesdéfilaientsoussesyeux.Sorenquilapoursuivait,tandisquel’incendiefaisaitrageautour
d’eux.Sorenquil’écrasaitdetoutsonpoids…quitentaitdel’étrangleràmainsnues.
« Je suisdans lesDomaines», se rappela-t-elle.Mieuxque la réalité !Aucunedouleur.Aucun
danger.Sorennepouvaitpasluifairedemalici.
–Oùesttonpère?lequestionna-t-elle.
–Ilestoccupé.
–Alors,ilt’aenvoyéàsaplace?
–Non.
–Tuaspiratélesystèmepourt’introduireici.Tuesunhacker
1
,maintenant?
–Leshackers travaillentà lahache, répliqua-t-il,méprisant. Jemesuiscontentéde faireune
petiteincisionauscalpel.
Puis,contentdelui:
–Tamèreauraitappréciél’analogie,j’ensuissûr.C’esticiquetuavaisl’habitudedeveniravec
elle,n’est-cepas?Jemesuisditqueçateferaitplaisir.
Ariaserralesdents.Lavoixamuséedugarçonluiretournaitl’estomacetlamettaitenrage.
–Qu’est-cequetuveux,Soren?
–Untasdechoses.Maislàmaintenant,justetevoir.
Lavoir?Ariaendoutaitfort.Ilvoulaitplutôtsevenger.Ildevaitencoreluienvouloirpource
quis’étaitpassécefameuxsoir,dansAG6.Raisondepluspournepastraînerdanslesparages.
Elleessayadesedédoublerailleurs.
–Çanemarcherapas,laprévintSoren.
Aumêmemoment,unmessageapparaissaitsurl’écranpourluiannoncerl’échecdesatentative.
–Etvoilà!commenta-t-il,unelueurdetriomphedansleregard.
Puis,sautantducoqàl’âne:
–Aufait, j’aibeaucoupaimétachanson.Trèstouchante.Tuastoujoursété incroyable,Aria.
Franchement.Tu veuxbienm’en chanter une autre ?Enplus, j’adore cette histoire.Tu savais
qu’unDomainespécialÉpouvanteluiétaitconsacré?
–Pasquestiondechanterpourtoi,riposta-t-elle.Rallume!
Sorenl’ignora.
–Ilestdéfiguré,non?LeFantômede l’Opéra?Neporte-t-ilpasunmasquepourcachersa
laideur?
Ilexistaitunautremoyend’échapperauxDomaines.Ariaseconcentrasurlaréalitéetposales
doigts sur les bordsde sonSmartEye.Elle savait qu’elle aurait trèsmal si elle l’arrachait.Une
douleur fulgurantequi luibrûlerait le fondde l’œil,avantdeserépandre le longdesacolonne
vertébrale. Elle voulait sortir de là, mais elle ne pouvait se résoudre à retirer ainsi sa coque
oculaire.
LavoixdeSorenlaramenadansleDomaine:
–Soitditenpassant,cetterobebleuequetuportaisàVeniseétaithypersexy.Ettropclasse,le
coupducafé!Tuasfichuunetrouillebleueàmonpère.
–Tum’espionnais?s’étranglaAria.Tumedégoûtes.
Soreneutunpetitrirenarquois.
–Situsavais…
Convaincue qu’il s’amuserait avec elle aussi longtemps qu’elle le lui permettrait, Aria fit
quelquespasdecôté,afindesortirdufaisceauduprojecteur.
Lapénombrel’enveloppa,luiprocurantcettefoisunvifsoulagement.Àprésent,Sorenetelle
pourraientlutteràarmeségales.
–Qu’est-cequetufabriques?Oùtuvas?s’écriaSoren,enproieàunepaniquequilastimula.
–Resteoùtues.Jeterejoins.
Enréalité,Arian’avaitaucuneintentiondebouger:ellenevoyaitpasplusloinqueleboutde
sonnez.MaiscelaneferaitpasdemalàSorendel’imaginertoutprèsdelui,tapiedanslenoir.
–Quoi?Arrête!Resteoùtues!
Unboum-boum retentissant se répercutadans toute la salle, puis toutes les lumières jaillirent,
éclairantànouveaucelieusomptueux.
Sorenétaitplantédans l’allée centrale, immobile, ledos tourné. Il respirait avecpeine et ses
épaulesmassivesdéformaientsontee-shirtnoir.Ilavaittoujoursétécostaud.
–Soren?
Plusieurssecondess’écoulèrent.
–Pourquoitunemeregardespasenface?
Ilsecramponnaausiègeleplusproche,commepoursestabiliser.
– Je sais ce quemon père t’a dit.Ne fais pas semblant de ne pas être au courant, pourma
mâchoire.
AriaserappelaalorslesparolesdeHess.
–Oui,c’estvrai.Ilm’aditqu’elleavaitdûêtreremodelée.
– Remodelée, répéta Soren, sans se retourner. C’est une manière délicate de décrire les
réparationsqu’adûsubirmonvisage.J’avaiscinqfractures.Sansparlerdesbrûlures…
Aria l’observa, résistant à l’enviede le rejoindre.Finalement, tout enmaudissant sa curiosité,
elledescenditlesmarchesquimenaientauparterre.Soncœurcognaitdanssapoitrinelorsqu’elle
longea la fosse d’orchestre en direction de l’allée. Elle s’obligea à continuer jusqu’à ce qu’elle
arrivedevantlui.
Soren posa sur elle ses yeux bruns, étincelants de colère. Ses lèvres étaient crispées en une
grimacelugubre.Ilretenaitsonsouffle,toutcommeelle.
Iln’avaitguèrechangé:bronzé, lesépaulescarrées, lestraitsduvisageanguleux, justeunpeu
tropmarqués…Séduisant,danslegenrebrute.IltoisaitAriad’unaircondescendant.Elleneput
s’empêcher de le comparer àPerry, qui ne donnait jamais l’impression de regarder les gens de
haut,endépitdesastature.
Sorenn’avaitdoncpaschangé,àl’exceptiond’undétail:samâchoireétaitlégèrementdécaléeet
unecicatricemarquaitsapeauhâlée,ducoingauchedesabouchejusqu’aumaxillaire.
Il devait cette balafre àPerry.Ce fameux soir, dansAG6,Perry l’avait empêché d’étrangler
Aria. Elle serait morte s’il ne portait pas cette cicatrice.Mais elle savait que le jeune homme
n’avaitpastoutesatête,cejour-là.IlsouffraitduSDL,leSyndromedeDégénérescenceLimbique
: unemaladie du cerveau qui affaiblissait l’instinct de survie.Cettemêmemaladie que lamère
d’Ariaavaitétudiée.
–Cen’estpassiterrible,commenta-t-elle.
Ellesetut,stupéfaitedesparolesqu’ellevenaitdeprononcer.Essayait-ellevraimentdeconsoler
Soren?
Lapommed’Adamdugarçonremontabrusquementdanssagorge.
–Passiterrible?Tufaisdel’humour,maintenant?
Aria se rappela soudain qu’àRêverie, personne n’avait de cicatrice,même pas l’ombre d’une
éraflure.Celle-cin’enparaissaitsansdoutequeplusspectaculaire.
Elleignorasaquestion.
–Tusais,dansleMondeExtérieur,toutlemondeestplusoumoinsbalafré,reprit-elle.Situ
voyais ce gars,Reef. Il a une énorme cicatrice en travers de la joue.Ondirait une fermeture à
glissière.Alorsquelatienne…c’estàpeinesionlavoit.
Sorenplissalesyeux.
–Commentils’estfaitça?
–Reef?C’estunOlfile.CesontdesÉtrangersqui…enfin,peuimporte.Jenesaispas,enfait.
J’imaginequequelqu’unadûessayerdeluitrancherlenez.
Àlafindelaphrase,lavoixd’Ariamontadanslesaigus,commesielleposaitunequestion.Elle
essayaitdeparaîtredésinvolte,maisdansunlieuaussiélégant,laviolenceduMondeExtérieurlui
semblaitencoreplusflagrante.ElleexaminaattentivementlacicatricedeSoren.
–Tunepeuxpasdemanderà tonpèrede lamasquerquand tucirculesdans lesDomaines?
C’estjusteunequestiondeprogrammation,non?
– Je pourrais le faire moi-même. Je n’ai pas besoin de mon père ! rétorqua-t-il en hurlant
presque.
Ilhaussalesépaules,puisenchaîna:
–Çaserviraitàquoi?Jenepeuxpaslacacherdanslaréalité.Toutlemondel’avue.Lesgensne
vontpasl’oublierenallantdanslesDomaines.
Aria songea que Soren n’était finalement plus le même. Son arrogance, autrefois naturelle,
semblaitforcée.EllesesouvintqueBaneetEcho–sesmeilleursamis–étaientmortsdansAG6,
lemêmesoirquePaisley.
–Jen’ailedroitdeparleràpersonnedecequiestarrivécesoir-là,l’informa-t-il.Monpèredit
queçamenaceraitlasécuritédelaCapsule.
SorensecoualatêteetArialutlechagrinsursonvisage.
– Ilm’en veut pour ce qui s’est passé. Il ne comprend pas, dit-il en fixant samain, toujours
agrippéeaufauteuil.Alorsquetoi,oui.Tusaisquejenet’aipasagresséevolontairement…N’est-
cepas?
Ariacroisa lesbras.Elleauraitaimé lui reprochersoncomportement.Maisenconsultant les
dossiersderecherchedesamère,elleavaitapprisenquoiconsistaitlamaladiedeSoren.Àforce
devivreensécuritédanslaCapsuleetlesDomaines,certainespersonnesavaientperdulafaculté
defairefaceàladouleuretaustress.SiSorens’étaitcomportéainsidansAG6,c’étaitàcausedu
SDL.Pourautant,Arianepouvaitpaslelaissers’entireràsiboncompte.
–Jemetrompeoucesontdesexcusesdéguisées?
Lejeunehommeacquiesça.
–Peut-être,dit-ilenreniflant.Enfait,oui,c’étaientdesexcuses.
–Jelesaccepte.Maisnet’aviseplusjamaisdemetoucher.
Sorenbattitdespaupières,l’airsoulagé,etmêmevulnérable.
–Pasdeproblème.
Ilseredressaetsepassaunemainsurlefront.Unsourireencoinremplaçaladouceurqu’Aria
avaitbrièvemententrevue.
–Tusais, tout lemondenechopepas leSDL.Je faispartiedugroupedescinglés. J’aide la
chance,non?Enfin,jem’enfiche.Jevaisprendrelesmédocs.D’icideuxoutroissemaines,jeserai
prêt.
–Quelsmédocs?Etprêtàquoi?
– Ils travaillent surdes traitements expérimentaux,pournouséviterde redevenirdingues.Et
pournous immunisercontre lesmaladiesduMondeExtérieur.IlsdonnentçaauxGardiensqui
fontdesréparationsdehors,aucasoùleurtenuesedéchirerait.Dèsquej’auraitoutça,jesors.J’en
aimaclaquedelaCapsule.
Arialecontempla,bouchebée.
–Tusors?Soren,tun’asaucuneidéedesdangersquit’attendent.Crois-moi,çan’arienàvoir
avecunDomaineSafari.
–Rêverieestentraindesedésagréger,Aria!riposta-t-il.Tôtoutard,onseratousobligésde
quitterlaCapsule.
–Quoi?Qu’est-cequeturacontes?Quesepasse-t-ilàRêverie?
–Jeterépondraisitumeprometsdem’aiderdansleMondeExtérieur.
Ariasecoualatête.
–Certainementpas.
–JepourraistemontrerCalebetRune.EtmêmelegaminSauvagedonttudemandestoujours
desnouvelles.
Sorensecrispasoudain.
–Ilfautquejefile.Çavabientôtsebrouiller.
–Attends!Dis-moicequiclocheàRêverie.
Sorensouritjusqu’auxoreillesetlevalementon.
–Situveuxlesavoir,tun’asqu’àrevenir.
Surcesmots,ilsedédoubla.
Ariaclignadesyeux,contemplanttouràtourlelieuoùSorensetenaituninstantplustôt,puis
lethéâtrevide.UneicôneapparutsursonSmartScreen,justeàcôtédecelledeHess.
C’étaitlemasqueblafardduFantômedel’Opéra.
1-Tohacksignifieenanglais«pirater»,maisaussi«couper,abattreàcoupsdehache».
19
PEREGRINE
–Çafaitunesemaine,ditReef.Tuvasfinirpartedécideràenparler?
Perryposalescoudessurlatable.Lerestedelatribuavaitquittéleréfectoireàlafindudîner,
quelquesheuresplustôt,leslaissantentêteàtête.Onentendaitlescriquetsstridulerdanslanuit
etdesraisdelumièred’Étherpénétraientàl’obliquedanslasalleassombrie.
Perrypassaundoigtau-dessusdelabougiequitrônaitsurlatable,entreReefetlui,etsemità
joueravec la flamme.Lorsqu’ilétait troplent, il sebrûlait.L’astuceconsistaità traverser le feu
suffisammentvite.
–Non,répondit-il,leregardfixésurlachandelle.
Cesderniersjours,ilavaitnettoyéetévidédupoissonjusqu’àcequel’odeurdelamerimprègne
sesdoigts.Ilavaitmontélagardedenuitjusqu’àcequesesyeuxsetroublent.Ilavaitréparéune
clôture,uneéchelle,puisuntoit.IlnepouvaitdemanderauxLittoransdetravaillerjouretnuit,si
lui-mêmenemontraitpasl’exemple.
Reefcroisalesbras.
–LatribuseseraitretournéecontretoisituétaispartiavecAria.Etmêmesielleétaitrestée.
Elleafaitpreuved’intelligence.Çan’apasdûêtreunedécisionfacileàprendrepourelle.Mais
elleaagicommeillefallait.
Perrylevalatête.Reefleregardaitdanslesyeux.Lalueurdelachandellecreusaitlacicatrice
sursajoueetluidonnaitunaircruel.
–Àquoitujoues,Reef?
– J’essaye de t’enlever le poison. Tu l’as en toi, comme elle, cette nuit-là. Tu ne peux pas
continueràtrimballerça,Perry.
–Biensûrquesi!riposta-t-il.Jememoquedecequ’elleafait,pourquoielleaagicommeça,
oudesavoirsic’estbienoumal,tucomprends?
Reefacquiesça.
–Jecomprends.
–Iln’yarienàajouter.Àquoibonendiscuter?Çan’ychangerarien.
–Entendu,ditReef.
Perry se redressa. Il but une gorgée et fit la grimace. L’eau du puits n’avait pas retrouvé sa
puretédepuis la tempête ; elleavait toujoursungoûtdecendres.L’Éther s’infiltraitpartout. Il
détruisait leursalimentset calcinait leboisdechauffageavantmêmequ’ilsne ledéposentdans
l’âtre.Ils’insinuaitjusquedansleureau.
PerryavaitfaitsonpossibleenenvoyantunmessagerchezMarron.Iln’avaitaucunautremoyen
d’agir.Aucunmoyennonplusde faire sortirTalondeRêverie.En somme, il n’avait plusqu’à
rongersonfreinenattendantleretourd’AriaetdeRoar,ettenterdepréserversonpeupledela
famine.Cettesituationétaitparticulièrementdouloureuse.
Ilsemassalanuqueensoupirant.
–Tuveuxquejetedise?
Reefhochalatête.
–Jet’écoute…
–J’ail’impressiond’êtreunvieilhomme.Commetoi,quoi.
Reefsourit.
–Lavien’estpasdetoutrepos,hein,gamin?
–Ellepourraitêtreplusfacile.
Perryposalesyeuxsursonarc,appuyécontrelemur.Quandl’avait-ilutilisépourladernière
fois ? Son épaule était guérie et il avait du temps, en cemoment. Il pourrait recommencer à
traquerdugibierpournourrirlessiens,commeill’avaittoujoursfait.
–Ça te dirait d’aller chasser ? demanda-t-il dans un sursaut d’énergie, comme si rien ne lui
paraissaitplusréjouissant.
–Maintenant?s’étonnaReef.
Ilétaittard,prèsdeminuit.
–Jecroyaisquetuétaisfatigué.
–Jenelesuisplus.
PerryôtasachaînedeSeigneurdesanget lamitdanssasacoche.IlprévoyaitqueReefallait
s’opposeràsonprojet,objectantqu’ilsferaienttropdebruits’ilsdevaientpoursuivreuneproie,ou
quelanuitétaittropclairepourqu’ilspassentinaperçus.Ilavaitdéjàpréparésesréponses.Mais
soncompagnonseleva,ungrandsourireauxlèvres.
–D’accord,allonsàlachasse!
Ilsemplirentleurscarquoisetquittèrentlevillageàpetitesfoulées.Aprèsavoirvérifiéquetout
allait bien auprès de Hayden, Hyde et Twig, qui montaient la garde à l’est, ils quittèrent les
sentiersbattuspours’enfoncerdanslesboisépargnésparl’Éther.Alors,laissantunedistanced’une
centainedepasentreeux,ilsentreprirentdepisterlegibier.
Perrysentitsesmusclessedétendreàmesurequ’ils’éloignaitduvillage.Ilinspiraprofondément
etcaptal’odeurfortedel’Éther.Levantlesyeux,ilvitlesfluxlumineuxmenaçantsquiflottaient
dans le ciel depuis une semaine, plongeant les bois dans une lumière froide. La brise du large
soufflaitdanssadirection;c’étaitparfait:elleporteraitl’odeurdugibier,toutendissimulantla
sienne.
Perryavançadoucement, flairantet scrutant la forêt ; ilyavaitdes semainesqu’iln’avaitpas
débordéd’unetelleénergie.Lorsqueleventtomba,ilpritconsciencedelaquiétudedelanuitet
dubruitdesespas.Ilscrutaleciel,s’attendantàvoirunoragemenacer,maislesfluxn’avaientpas
changé.IlpartitàlarecherchedeReef.Lorsqu’illetrouva,soncompagnonsecoualatête.
–Jen’airien.Desécureuils.Unrenard,maisc’estunevieillepiste.Rienquivaille lapeine…
Perry,quesepasse-t-il?
–Jenesaispas…
Levents’étaitlevéànouveauetgémissaitdoucementdanslesfeuillages.Dansl’airfrais,Perry
flairadesodeurshumaines.Sonsangnefitqu’untouretunepeursourdes’emparadelui.
–Reef…
L’intéressélâchaunjuron.
–Jelessens,moiaussi.
Ilsregagnèrentlepostedeguetorientalaupasdecourse.Lesurplombrocheuxleurdonnerait
l’avantage.Twigaccourutàleurrencontre,affolé.
–J’allaisvenirvouschercher.Hydeestalléprévenirlevillage.
–Tulesentends?s’enquitPerry.
Twigacquiesça.
–Ilsontdeschevauxetarriventaugrandgalop.Mêmeletonnerrefaitmoinsdevacarme.
Perryrécupérasonarcsursonépaule.
–Onvasedéployericietlesralentir,annonça-t-il.
Uneapprocheaussirapide,enpleinenuit,étaitforcémentbelliqueuse.Ildevaitàtoutprixfaire
gagnerdutempsàlatribu.
–Vousdeux,voustirerezàboutportant,commanda-t-ilàHaydenetàReef.Jemechargedes
tirsàlonguedistance.
Il était le meilleur archer du groupe et le seul à pouvoir distinguer les assaillants dans la
pénombre.
Seshommessedispersèrententrelesarbresetlesrochers,lelongdupostedeguet.Perrysentait
soncœurcognerdanssapoitrine.Encontrebas,laprairielisseetcalmeévoquaitunlacauclairde
lune.
Était-ceWylan qui revenait avec des renforts pour tenter de prendre le pouvoir ?Ou bien
étaient-ce les tribus des Rosans et des Nocturnans, fortes de leurs milliers de membres, qui
s’apprêtaientàlesattaquer?Soudain,PerrysongeaàAria,étenduesurlelitdanslachambrede
Vale, puis à Talon, que les Sédentaires avaient enlevé à bord d’un Aéroflotteur. Il n’avait pu
protégerni l’unni l’autre.Mais cette fois, il faudrait qu’il l’emporte. Il nepouvait faillir à son
devoirenverslesLittorans.
Sespenséessedissipèrentquandlaterresemitàgrondersoussespieds.L’instinctreprenantses
droits,ilencochauneflècheetbandasonarc.Quelquessecondesplustard,lespremierscavaliers
surgirent d’entre les arbres. Perry visa l’homme au centre de la charge et relâcha la corde. La
flèche le frappaenpleinepoitrine. Iln’étaitpas sitôt tombédechevalquePerryencochaitune
nouvelleflèche.Ilvisaettira.Undeuxièmecavalierseretrouvaàterre.
Lorsquelescrisdesassaillantsbrisèrentlesilence,Perrysentitlachairdepoulecourirsurtout
soncorps.Ildistinguaitunetrentainedecavaliersencontrebasetentendaitàprésentlesflèches
sifflerautourdelui.Ilseconcentrasurl’hommeleplusprocheettira.Illesvisaainsi,l’unaprès
l’autre,jusqu’àcequ’ilaitvidésoncarquois,puisceluideReef.Uneseuleflèchemanquasacible
après avoir dévié sur la gauche, mais il se persuada que le responsable de cet échec était un
empennageendommagé.
PerrybaissasonarcetregardaHayden,quipointaituneflècheverslebasetscrutaitlechamp,à
l’affûtd’éventuelsassaillants. Ilsnevirentque leschevauxquipartaientaugalop,débarrassésde
leurscavaliers.
Hélas,cen’étaitpasfini.Quelquessecondesplustard,unflotdecombattantssurgitàpieddela
forêt.
–Retenez-leslepluslongtempspossible!ordonnaPerryàHaydenetàTwig.
IlfitsigneàReefdelesuivreets’élançaverslevillage.Celui-ciétaitdéjàeneffervescence:les
Littoransgrimpaientsurlestoitsetfixaientlescloisonsentrelesmaisons,édifiantleurrempartde
fortune.
Perryfit irruptionsur laplaceetrepéraBrooke,perchéesur le toitduréfectoire,unarcà la
main.
–Lesarchers!Àvospostes!hurla-t-elleàsonsignal.
Les villageois pompaient l’eau du puits, dont ils remplissaient des seaux, afin d’éteindre
d’éventuels incendies. Ils avaientmis les animaux en sécurité dans l’enceinte.Chacun s’affairait,
sachantquelletâcheluiincombait.
PerryrejoignitBrookesurletoitdelasalleàmanger.Danslapâlelueurdel’aube,ilvitlanuée
depillardsgrimpersurlacolline.Ilévalualeurnombreàdeuxcentsenviron,etestimaqu’ilsse
trouvaient à moins de huit cents mètres de là. Même si leur position offrait un avantage aux
Littorans,envoyant lahorded’assaillants se ruervers levillage,Perry sedemandacomment sa
tribupourraitlesrepousser.
Lespremièresflèchessemirentàpleuvoiretfendirentdestuiles,quiéclatèrenticietlàdansun
bruitsec.TwigapparutauxcôtésdePerry,munid’uncarquoispleinetd’unbouclier.Perrysaisit
sonarcbiendécidéàdéfendre son territoire. Il l’avaitdéjà faitdenombreuses fois,mais jamais
dans le rôle d’un chef. Cette prise de conscience lui causa un léger vertige. Il eut soudain
l’impressiondevivrelascèneauralenti;chacundesesgestesluiparaissaitparfait,efficace,assuré.
Des points lumineux se détachèrent sur le ciel de l’aube. Une flèche enflammée cingla l’air
devantPerryetallasefichersurunedescaissesentreposéesprèsdescuisines.Ilajustasontirpour
viserlesarchersquitentaientd’incendierlevillage.Sesflèches–demêmequecellesdeBrookeet
d’autresarchersdesatribu–fauchaientlafouledesassaillants.D’autreshommestombèrentdans
lespiègesprévusdepuislongtempsàceteffet:desimplestrousrecouvertsdefeuillage.Hélas,les
ennemiscontinuaientd’affluer, toujoursplusnombreux.Perry les regarda sedisperser enpetits
groupespourencerclerlevillage.
Deshommesgrimpaient sur les cloisonsdebois,qu’ils tentaientde fendreà coupsdehache.
Perry tira sa dernière flèche et transperça l’un d’eux.Trop tard ! Le bois avait volé en éclats.
Bientôt, plusieurs cloisons furent incendiées puis détruites. De la fumée s’échappait aussi des
établesetdescaissesrangéesprèsdescuisines.
Perrydescenditdutoitensortantsoncouteauetseruaendirectiondelamêlée.Sanscesserde
courir,ilplantasalamedanslesentraillesd’unagresseur.Desvoixfamilièreshurlaientautourde
lui, mais c’est à peine s’il les entendait. Il n’avait qu’une idée en tête : profiter d’un moment
d’hésitation,dumoindrefauxpasd’unassaillantpourluiôterlavie.
Parintermittence,ilapercevaitReefquisebattaitnonloindelui,dansunfloudetresses.Ilvit
aussiGrenetBear,ainsiqueRowan,quiavaitrefuséd’apprendreàmanierunearme;etMolly,
quiavaitconsacrésavieàguérirlesblessuresdesessemblables.
PerryavisasoudainCinder,coiffédesonéternelbonnetnoir.L’adolescenttraversait laplace,
quandunhommeauxcheveuxnattéscommeceuxdeReeflesaisitparl’épauleetlefittomberàla
renverse.Cinderserecroquevilla,vulnérable,luiquipourtantdisposaitdel’armelapluspuissante.
Personneicin’avaitdavantagedepouvoirquelui,maisilrestaitprostrélà,sansdéfense.
Willow surgit en trombe et poignarda l’agresseur de Cinder à la jambe. Puis elle prit
l’adolescentparlamainetl’entraînaencourantverslamaisonlaplusproche.
Unindividuaffubléd’unmasquehérissédeclousseprécipitasurPerryenbrandissantsahache.
Cederniern’avaitquesoncouteau.Quelquespasseulementlesséparaient,quanduneflèchevint
se loger dans le crâne du pillard, avec un bruit semblable au craquement des tuiles sous les
projectiles.L’hommetombaàlarenverseets’effondrasurlesol.PerrylevalatêteetvitHydesur
letoitensurplomb;lacordedesonarcvibraitencore.
Ilfitvolte-faceetserelançadanslabataille,jusqu’àcequequelqu’uns’écrie:«Repliez-vous!»
Surlaplace,d’autreshommesreprirentlemotd’ordre.Lafoules’amenuisapeuàpeu.
Abasourdi,Perryregardalesagresseursbattreenretraitedanslaprairiequ’ilsavaienttraverséeà
peineuneheureplus tôt.Certainsemportaientdessacsdeprovisions.Depuis les toits,Hydeet
Haydenajustèrentleursflèches,forçantlesfuyardsàlâcherleurbutinpourfileràtoutesjambes.
Lorsque le dernier pillard eut disparu, Perry se livra à un rapide état des lieux. Il y avait
quelquesfoyersàéteindre.IlconfiacettetâcheàReef,luirecommandantdecommencerparles
caissesquibrûlaientprèsdescuisines.PuisilenvoyaTwigpisterleursagresseursets’assurerqu’ils
nerevenaientpas.Enfin,ilscrutalaplacejonchéedecadavres.
PerryfitletourdesblessésetappelaMollyafinqu’elles’occupedesplusatteints.Ildénombra
trente-neufmorts.Tousdespillards.Aucunmembredesatribun’avaitsuccombé.Enrevanche,
parmilesseizeblessés,dixétaientdesLittorans.Bearavaituneestafiladeaubras,maisilsurvivrait.
Rowansouffraitd’uneplaieà la têtequ’il faudrait suturer.Lesautresavaientunbrascassé,des
doigtsécrasés,desmarquesdecoupsoudesbrûlures…rienquinefutmortel.
Soulagé,Perryfranchitlacloisonbriséedel’entréeprincipaleets’éloignaduvillage.Aubout
d’unecentainedemètres, il tombaàgenoux,plantalesmainsdanslesoletsentit lepoulsdela
terrelepénétrer,commepourlestabiliser.
Lorsqu’il se releva, un éclat de lumière attira son regard à l’est, puis un autre, au nord.Des
vortexd’Étherzébraientleciel.Unbrefinstant,Perryobservalestempêtesquifaisaientrageau
loin,prenantlentementconsciencequesesterresallaientbrûler.Ilavaitprotégélevillagecontre
uneattaquehumaine,maisl’Étherétaitunennemiinvincible.Qu’importe:ilnelaisseraitpasce
sentimentl’anéantirmaintenant.Aujourd’hui,ilavaitremportéunevictoire.Riennipersonnene
pourraitlaluidérober.
Il retourna sur la place du village pour organiser l’évacuation des victimes. Les Littorans
commencèrent par dépouiller les morts de leurs objets de valeur. La tribu pourrait
avantageusement réutiliser armes, ceintures et bottes. Puis ils chargèrent les corps sur des
charrettes tirées par des chevaux, qui effectuèrent plusieurs voyages sur le sentier sablonneux
menant à la plage. Sur la grève, les Littorans rassemblèrent du bois pour préparer un bûcher
funéraire.Lorsquecelui-cifutprêt,Perryylançaunetorchequiembrasalebois,puisprononça
les paroles destinées à libérer vers l’Éther les âmes des défunts. Il s’étonna lui-même de son
comportement.Àl’issuedelabataille,commeaucœurmêmedecelle-ci,nisavoixnisesgestes
n’avaienttrahilamoindrehésitation.
L’après-midi était déjà bien entamé quand les Littorans escaladèrent la succession de dunes
menantauvillage.Les jambesbriséesdefatigue,Perrymarchait lentement.Reefcalquasonpas
surlesienetlesdeuxhommeslaissèrentlesvillageoislesdistancer.
LachemisedePerryétaitmaculéedesang,sesphalangesl’élançaientetilétaitsûrdes’êtreà
nouveau brisé le nez, alors que Reef avait traversé l’épreuve sans une égratignure. Perry se
demandacommentc’étaitpossible.Ilavaitvusoncompagnonsebattreaussiférocementquelui,si
cen’étaitplus.
–Qu’est-cequetuasfait,cematin?letaquina-t-il.
Reefeutunsourireencoin.
–J’aitraînéaulit.Ettoi?
–J’ailu.
Reefsecoualatête.
–Jenetecroispas.Tuasmoinsbonneminequandtuessaiesdelire.
Ilsetutetsonvisageredevintsérieux.
–N’empêche,onaeudelachance.Laplupartdecesgensnesavaientpassebattre.
Reef disait vrai. Les pillards étaient pitoyables et désorganisés. La chance risquait de ne pas
sourireauxLittoransunesecondefois.
–Tuasuneidéedel’endroitd’oùilsvenaient?s’enquitPerry.
–Dusud. Ilsontperdu leur territoire ilyaquelques semaines.Strag l’aapprisde labouche
d’undesblessés,qu’ilareconduitàl’extérieurduvillage.Ilscherchaientunrefuge.J’imaginequ’ils
onteuventdenosfaibleseffectifsetdécidédetenterleurchance.
Reefdésignasonamidumentonetajouta:
– Tu ne serais sûrement plus là si tu avais porté ta chaîne. Ils t’auraient pris pour cible en
premier.Onabatd’abordlechef,pourdémoralisersestroupes.
Interdit,Perryportaunemainàsapoitrine,toutenréalisantl’absencedepoidsautourdeson
cou.PuisilremarquaqueReefluitendaitsabesace.
–Elleestlà-dedans.Tusaiscequim’épatecheztoi,Peregrine?Parfois,ondiraitquetuasdes
prémonitions.
–Non,sedéfenditPerryenprenantlasacoche.Sijepouvaisprédirel’avenir,j’auraisévitédes
tasdechoses.
Ilsortitlachaînedusacetlatintuninstantdanssamain,soupesantlelienquil’unissaitàVale
etàsonpère.
–Ilsteconsidèrentcommeunhéros,repritReef.Jel’aientenduplusieursfois.
Perrypassalachaîneautourdesoncou.
–Vraiment?Ilfautundébutàtout,j’imagine.
Ilplaisantait,maiscettegloire touteneuven’avaitguèredesensà sesyeux.Pour lui, cequ’il
venaitd’accomplirn’étaitpasdifférentdusauvetageduVieuxWill.
Lorsqu’ilarrivaauvillage,latribul’attendait.LesLittoranssedéployèrentencercleautourde
lui.Laplaceavaitétélavéeàgrandeeau,maislaboueportaitencoredestracesdecendresetde
sang.Àsescôtés,Reefétouffaungrognement,réagissantàl’odeurquiflottaitdansl’air.Lapeurà
l’étatbrutluipicotaitlenez.
Perrysavaitquesonpeupleavaitbesoind’êtrerassuré.Lesvillageoisvoulaiententendrequ’ils
n’avaientplusrienàcraindre,quelepireétaitpassé.Maisilsesentaitincapabledetenirdetels
propos.Tôtoutard,uneautretribuviendraitlesattaquer.Unautreoraged’Étheréclaterait.Ilne
voulaitpas leurmentir.Enoutre, lesdiscoursn’étaientpassonfort.S’ilavaitquelquechosede
sincèreetd’importantàdire,illuifallaitfixerunepersonnedanslesyeuxavantdes’exprimer.
Ils’éclaircitlavoix.
–Nousavonsencoredupainsurlaplancheetlajournéen’estpasfinie.
LesLittoranséchangèrentdesregardsperplexes,maissedispersèrentpeuaprèspourréparerles
rempartsenbois,lestuilesettoutcequidevaitl’être.
–Bravo,lefélicitaReefàmi-voix.
Perryhochalatête.IlétaitconvaincuquecestâchescalmeraientlesLittoransplusefficacement
quen’importequeldiscours.
Puis il se chargea du travail qui lui incombait personnellement. Il partit de la bordure
occidentaledesonterritoireetsedirigeaversl’est.Cheminfaisant,ilcroisadesLittoransdansles
étables,leschamps,auport,etlesregardatousdanslesyeux,enleurdisantqu’ilétaitfierdece
qu’ilsavaientaccomplicejour-là.
Plustard,pendantlanuit,alorsquelesilencerégnaitsurlevillage,Perrygrimpasursontoit.Il
agrippaleslourdsmaillonsquiceignaientsoncoujusqu’àcequelemétalfroidseréchauffeentre
sesdoigts.Pourlapremièrefois,ilsesentaitdigned’êtreleSeigneurdesangdesLittorans.
20
ARIA
–Tuesprêt?demanda-t-elle.
Aria etRoar avaient bivouaqué au bord de la SnakeRiver, qu’ils devraient désormais longer
jusqu’auterritoiredesCornans.Desbranchesarrachéesjonchaientlesbergesrocailleusesduvaste
coursd’eauquicoulaitlentement,telunmiroirreflétantlecielparcourudetourbillonsd’Éther.
Ilsavaientbienmarchépendantl’après-midi,conservantleuravancesurunetempêted’Éther.Les
sifflementsstridentsdesvortex,bienquelointains,parvenaientauxoreillesd’Ariaetluipicotaient
lanuque.
Roars’allongea,latêteposéesursabesace,etcroisalesbras.
–Jesuisprêtdepuislematinoùj’aidécouvertenmeréveillantqueLivavaitdisparu.Ettoi?
IlsavaientpassélasemaineprécédenteàescaladerleRanger’sEdge,uncolmontagneuxglacial,
bordédesommetsélevés,déchiquetéscommed’immensesmorceauxdeferraille.Grâceàleurouïe
hyperdéveloppée,ilsavaientévitélesautresvoyageursetlesmeutesdeloups.Maisilsn’avaientpu
échapperauventquisoufflaitenpermanencedanslecol,l’enfermantdansunhiverperpétuel.Aria
avaitleslèvresgercées,desampoulesauxpiedsetlesdoigtsengourdis,maiscepéripletouchaitàsa
fin.Lelendemain,deuxsemainesaprèsavoirquittélesLittorans,ilsparviendraientenfinàRim.
–Oui, je suis prête, répondit-elle en essayant d’avoir l’air plus confiante qu’elle ne l’était en
réalité.
L’ampleurdesatâchelasubmergeait.Commentallait-ellesoutireràSabledesrenseignements
qu’il gardait jalousement pour lui ? Comment négocierait-elle avec unOlfile qui détestait les
Sédentaires?AvecunSeigneurdesangquin’avaitconfianceenpersonne?
Aria revit en penséeTalon, assis sur la jetée, les jambes ballantes. Si elle échouait, comment
parviendrait-elleà le fairesortirde laCapsule?Serait-ce la findeRêverie?Ellesecoualatête
pourchassersesinquiétudes.Ellenepouvaitpassepermettredeselaissergagnerparl’angoisse.
–TucroisqueSableaccepteradenégocier?demanda-t-elleàRoar.
IlsavaientprévudeseprésentercommedesémissairesdePerry.Cedernier,nouveauSeigneur
desangdesLittorans,souhaitaitannuler lesfiançaillesarrangéesparValeunanplustôt.Par la
même occasion, ils tenteraient de lui acheter des informations concernant la situation
géographiqueduCalmeBleu.
–LesLittoransontdéjàacceptélapremièremoitiédeladot.Perrypeutluiproposerdesterres
enguisededédommagement,maisaveclesoragesdeplusenplusfréquents,Sablerisquedenepas
s’encontenter.Quivoudraitacquérirunnouveauterritoirequirisquedebrûler?
Ilhaussalesépaulesetpoursuivit:
–C’estpeuprobable,maisçapourraitmarcher.Pourcequej’ensais,Sableestassezcupide.On
commenceraparcettestratégie.
Lasecondetactiqueconsistaitàfouinericiet làpourtenterdeglanerdesinformationssurle
CalmeBleu,avantderécupérerLivetdes’enfuir.
Alorsqu’unsilences’installaitentreeux,Ariasortitdesasacochelepetit fauconsculpté.Elle
effleuraleboissombredelafigurineetseremémoralesparolesdePerry.«Lemien,c’estcelui
quiressembleàunetortue»,luiavait-ilditensouriant.
–S’illuifaitdumal,ous’illaforceàfairequoiquecesoit…
Ariaredressalatête.Roarregardaitlefeudecamp.Leursyeuxsecroisèrentuncourtinstant,
puis il se remit à fixer les flammes, qui projetaient des lueurs dansantes sur son beau visage. Il
resserrasonmanteaucontreluietgrommela:
–Oubliecequejeviensdedire…
–Roar… tout va bien se passer, déclara-t-elle, tout en sachant que cela ne suffirait pas à le
réconforter.
LejeuneAudilesouffraitd’êtresansnouvellesdeLiv.Ellesesouvintd’avoiréprouvélemême
sentiment quand elle cherchait samère. L’espoir cédait le pas devant la crainte d’espérer, puis
devant la crainte tout court.Le seulmoyend’échapperà cecercle infernal étaitd’apprendre la
vérité.Demain,Roarsauraitaumoinsàquois’entenir.
Ilsrestèrentànouveauunmomentsilencieux,puisRoarrepritlaparole:
– Aria, je t’en prie, sois prudente avec Sable. S’il flaire ta nervosité, il va te bombarder de
questions,jusqu’àcequ’ilendécouvrelacause.
–Jepeuxlacamouflerensurface,maispasm’endébarrassercomplètement,protesta-t-elle.Ce
n’estpasquelquechosequ’onpeutallumeretéteindreàvolonté.
–C’estpourquoijeteconseilled’éviterSableaumaximum.Noustrouveronsd’autresmoyens,
plusdiscrets,demenernotreenquêteausujetduCalmeBleu.
Ariarapprochasespiedsdufeuetsentitlachaleurdégourdirsesorteils.
–Si j’aibiencompris,tuveuxquejemetienneàl’écartdelaseulepersonnedontjevoudrais
m’approcher?
–LesOlfiles…,murmuraRoarcommesicelaexpliquaittout.
D’unecertainemanière,c’étaitlecas.
Ariaseréveillaà l’aubeaprèsquelquesheuresdesommeilagité,et sortit sonSmartEyedesa
sacoche.ElleavaitvuHessàdeuxreprisesdanslasemaine,maischaquefois,ilavaitabrégéleurs
entrevues. Ilvoulaitdesnouvelles.Or,à l’évidence,apprendrequ’Ariamarchait jouretnuit, les
mainsetlespiedsgelés,nelesatisfaisaitpas.IlavaitrefusédelalaisserrevoirTalonetneluiavait
fourni aucune information sur l’état de Rêverie. Chaque fois qu’elle abordait le sujet, il se
dédoublait et la quittait brusquement.MaisAria venait de décider qu’elle en avait assez d’être
maintenuedansl’ignorance.
AprèsavoirvérifiéqueRoardormaitencore,elleposalacoquesursonœiletchoisitl’icônedu
Fantômedel’Opéra.
Quelquessecondesplustard,Ariasedédoubla.Ellereçutuncoupaucœurenreconnaissantle
Domaine. C’était l’un de ses préférés, qui s’inspirait d’un tableau ancien représentant des
personnagessurlesbergesdelaSeine.Icietlà,desgensvêtuscommeauXIX
e
siècleflânaientou
prenaient le soleil, tandis que des bateaux glissaient sur les eaux calmes du fleuve. Les oiseaux
gazouillaientgaiementetlesarbresbruissaientdanslabriselégère.
–Jesavaisquetunepourraispastepasserdemoi.
Ariascrutalesvisagesmasculinsalentour.
–Soren?
Coiffés d’un haut-de-forme, les hommes portaient la queue-de-pie, tandis que les femmes
arboraientdesjupesàtournureetdesombrellesmulticolores.Ariacherchaitunjeunegarscostaud
aumentonagressif.
– Je suis là, répondit-il.Tunepeuxpasmevoir.Onest tous lesdeux invisibles.Lesgens te
croientmorte. Si quelqu’un t’aperçoit, je ne pourrai pas cacher à mon père qu’on s’est revus.
Mêmemoi,jenepeuxpasfairen’importequoi.
Ariabaissa lesyeux.Ellenedistinguaitpassesmains…pasplusquelerestedesoncorps.La
paniquelasaisit.Elleavaitl’impressiond’êtreunesimplepaired’yeuxflottantdansl’atmosphère.
Elleagitalesdoigtsdanslaréalitépourtenterdedissipercettesensation.
Puiselleentenditunevoixfamilière:
–Pixie,tumefaisdel’ombre!
Lecœurbattant,ellecherchasonorigine.Àquelquespasdel’endroitoùellesetrouvait,Caleb,
assis sur un plaid rouge, dessinait dans un carnet de croquis. Sa langue dépassait au coin de sa
bouchetandisqu’ildéplaçaitsoncrayonsurlafeuille,signequ’ilétaitabsorbéparsescréations.
Ariareconnutsasilhouettedégingandéeetsescheveuxroux.IlressemblaittellementàPaisley…
Ellenes’enétaitjamaisrenducompteavantcejour.
–Ilpeutm’entendre?demanda-t-elled’unepetitevoixaiguë.
–Non,réponditSoren.Ilignorenotreprésence.Tum’avaisditquetuvoulaislevoir.
Le voir… Et tellement plus encore. Aria aurait voulu passer des heures, des journées en
compagniedeCaleb.Avoir enfin l’occasionde luidire combienelle étaitdésoléepourPaisley,
combiensacompagnieluimanquait.Calebavaitd’autresamis,désormais.Pixie,assiseàsescôtés,
le regardait dessiner en silence. Ses cheveux noir de jais étaient coupés plus court que dans le
souvenird’Aria.Ellesedemandacequ’éprouvaitSorenàlavuedePixie.Unanplustôt,àpeine,
ils sortaient ensemble.Rune était là aussi, avec Jupiter, le batteurdesTiltedGreenBottles. Ils
échangeaientunbaiserpassionné,indifférentsaumondequilesentourait.
Onsentaitchezeux,commechezlesautres,uneformededétachementetdedésespoir.
–Félicitations!repritSoren.Tun’esofficiellementplusrien.
Ellescrutal’espacevideàsescôtés.C’étaitétrangedel’entendreparlersanslevoir.
–Soren,c’esttropbizarre.
–Essaiependantcinqmois,ettumedirascequeturessens.
–Est-ceque…c’estvraimentcommeçaquetuoccupestontemps?
–Tucroisqueçameplaîtderôdercommeunvoleur?Monpèrem’abanni,Aria.Tucroisque
tueslaseuleàavoirétéliquidée,aprèscefameuxsoir?
Sorenémitungrognement,commes’ilregrettaitsesdernièresparoles.
–Enfin…peu importe, soupira-t-il.Regarde : Jupiter etRune sont très amoureux. Je l’ai vu
venir,remarque.Jupestunchictype.Bonpilote,enplus.Ons’éclataitàfairelacourseàborddes
Dragonwingsavantque…enfin,tusais.Avant.EtPixie…Elleetmoi,onétait…Bah,jenesaispas
tropcequ’onétaitl’unpourl’autre.MaisCaleb,Aria.Dis-moicequ’ilt’inspire.
Ariahésita.Calebluiinspiraitmilleetuneréflexions.Savuefaisaitnaîtreenelleunemultitude
desouvenirs.Calebemployaitdesmotscomme«téméraire»et«léthargique»pourdécrireles
couleurs.Iladoraitlessushisparcequ’illestrouvaitesthétiques.Lorsqu’ilriait,ilportaitunemain
à sa bouche, alors qu’il bâillait sans vergogne à s’en décrocher lamâchoire. C’était le premier
garçonqu’elleavaitembrassé,etças’étaitsoldéparundésastre…Rienàvoiraveclefrissonqu’elle
éprouvaitdanslesbrasdePerry.AvecCaleb,ças’étaitpassédanslacabined’unegranderoue,au
cœurd’unDomaineFête foraine. Ilavaitgardé lesyeuxouverts,cequ’ellen’avaitpasapprécié.
Elleluiavaitembrassélalèvreinférieure,cequ’ilavaittrouvébizarre.Maisleproblèmemajeur,
avaient-ilsconclu,c’étaitqueleurbaisern’avaitaucunsens.Ouaucunegravité,selonl’expression
deCaleb.
Àprésentqu’ellel’observait,ellepercevaittoutlesensdecepremierbaiser.Etellen’éprouvait
quedesregrets.Pourlui.Pourcequ’ilsavaientvécu.Carplusrienneseraitjamaispareil.
Curieuse de voir ce qui l’absorbait, Aria reporta son attention sur le dessin de Caleb. Il
représentaitunesilhouettesquelettiquedeprofil,complètementrecroquevilléesurelle-même:les
genoux et les bras pliés, la têtebaissée.Ledessin atteignait le bordde la feuille, si bienque la
silhouettesemblaitenferméedansuneboîte.C’étaituneimagesombre,menaçante,trèsdifférente
deshabituelscroquisàmainlevéedeCaleb.
Unsilencesoudainenvahitleslieux.Arialevalatête.Lesarbresétaientimmobiles.Aucunson
ne s’élevait du fleuve. Le Domaine était aussi figé que le tableau dont il s’inspirait. Seuls les
personnagesremuaient,affichantdesairsangoissés.Caleblevalenezdesonbloc.Pixiescrutale
ciel,puislecoursd’eau,commesiellen’encroyaitpassesyeux.RuneetJupitersedétachèrentl’un
del’autreetsedévisagèrent,l’airconfus.
–Soren…,commençaAria.
–Engénéral,çarevientvite.
Ildisaitvrai.Unesecondeplustard,lechantdesoiseauxreprenait,tandisquelabriseagitaitde
nouveaudoucementlesfeuillages.Lesbateauxs’étaientremisàvoguersurlaSeine.
LeDomaine s’était déverrouillé, mais il n’était pas revenu à la normale pour autant. Caleb
refermasoncarnetdecroquis,puisglissasoncrayonsursonoreille.Nonloindelà,unhomme
s’éclaircit la voix et rajusta sa cravate, puis recommença à arpenter la berge. Lentement, les
conversationsreprirenticietlà,maisellesparaissaientforcées,unpeutropenjouées.
Arian’avaitjamaisrêvéavantd’êtrechasséedeRêverie.Aujourd’hui,ellemesuraitàquelpoint
lesDomainesressemblaientauxsonges.Lorsqu’onfaitunrêveagréable,ons’yaccrochejusqu’au
derniermoment,avantdeseréveiller.Or,encemoment,ilétaitclairqueCalebsecramponnait.
Lesautresaussi,d’ailleurs.Toutdanscetendroitétaitagréableetpersonnenesouhaitaitquecela
disparaisse.
–Soren,onpeutsortirdelà?demanda-t-elle.Jen’aiplusenviederegarderce…
Ellen’eutpasletempsd’acheversaphrasequ’ilssedédoublaientdansl’Opéra.Ariabaissales
yeuxetfutsoulagéedevoirsoncorps.
Sorenétaitdeboutaumilieudelascène.Ilcroisalesbrasethaussaunsourcil.
–Alors,qu’est-cequetupensesdetonanciennevie?Différente,hein?
–C’estlemoinsqu’onpuissedire.Lebugquivientdeseproduire…çaarrivesouvent?
–Plusieursfoisparjour.Jemesuisrenseignépoursavoirdequoiçavenait.C’estunproblème
desurtension.L’undesdômesquiabriteungénérateuraétéendommagécethiver.Depuis,ilya
des…problèmestechniques.
Ariaenrestabouchebée.Lamêmechose s’étaitproduiteàEuphorie, laCapsuleoù samère
étaitmorte.
–Ilsnepeuventpasleréparer?
– Ils essayent. C’est ce qu’ils ont toujours fait.Mais avec les orages d’Éther de plus en plus
fréquents,ilsn’arriventpasàcolmaterassezvitelesdégâts.
–C’estpourçaquetonpèreinsistesurcettehistoiredeCalmeBleu,conclut-elle.
–Ilestauxabois,confirmaSoren.Etçasecomprend…Onvadevoirpartird’ici.Cen’estplus
qu’unequestiondetemps.
Avecunsourirelugubre,ilajouta:
– Et c’est là que tu interviens. Tu voulais voir ces gens et je t’ai expliqué ce qui se passe à
Rêverie.Àtoideremplirtapartducontrat:tuvasdevoirm’aiderquandjesortiraidansleMonde
Extérieur.
Elleledévisagea.
–Tuesvraimentprêtàtoutquitter?
–Toutquoi,Aria?répliqua-t-ilenlançantunregardnoirsurlesrangéesdefauteuils.Tuveux
savoircequejevaisabandonner?Unpèrequim’ignore,quinemefaitmêmepasconfiance.Des
amisquejenepeuxpasvoir,etuneCapsulequirisquedes’effondrersouslaprochainetempête
d’Éther.Tucroisquetoutçavamemanquer?Jesuisdéjààl’Extérieur.
Sorenprituneprofondeinspirationetfermalesyeux,puissoupiralentement,enessayantdese
calmer.
–Alors,jepeuxcomptersurtoioupas?
Ariasongeaquecegarçonimplorantn’avaitplusgrand-choseàvoiravecleSorensûrdeluiet
manipulateurqu’elleavaitconnu.LedramesurvenudansAG6lesavaittransforméstouslesdeux.
–Lavieestloind’êtrefacileàl’Extérieur,tusais.
–Çaveutdireoui?
Ellehochalatête.
–Maisseulementsitumeprometsdeveillersurquelqu’unavanttondépart.
Sorensefigea.
–Caleb?Pasdesouci.Mêmesicemecestnulet…
–Jeneparlaispasdelui.
Sorenlaregardaenbattantdespaupières.
–TufaisallusionauneveuduSauvage?L’Étrangerquim’afracassélamâchoire?
–Ill’afaitparcequetum’agressais,riposta-t-elle.N’oubliepascedétail.Etréfléchisàdeuxfois
situenvisagesderejoindreleMondeExtérieurpourtevenger.Perryneferaitqu’unebouchéede
toi.
Sorenlevalesmainsensignedereddition.
–Ducalme,tigresse.Jeposaisjusteunequestion.Alors,qu’est-cequetuattendsdemoi?Queje
jouelesbaby-sittersaveccegosse?
Ellesecoualatête.
–Assure-toiqueTalonestensécurité…quoiqu’ilarrive.Etjeveuxlevoir.
–Quand?
–Maintenant.
Sorenfitjouersamâchoire,letempsd’unebrèvehésitation.
–OK,lâcha-t-ilenfin.Jesuiscurieux.AllonsvoirlepetitSauvage.
Dix minutes plus tard, Aria était assise sur la jetée et regardait Talon expliquer à Soren
commentlancersaligne.Enbonsportif,toujoursprêtàreleverundéfi,cederniernedemandait
pasmieuxqued’apprendreetTalonétaitvisiblementravid’enseigneràunélèveattentif.Enles
observant discuter des différents types d’appâts, elle se sentit étonnamment optimiste. Contre
touteattente,lesdeuxproscritsavaienttrouvéunterraind’entente.
Lorsqu’ellelesquittaetsedéconnectaduSmartEye,Sorenavaitdéjàattrapéunpoisson.Aria
rangealacoqueoculairedanssabesaceetréveillaRoar.
Ilétaittempsd’allertrouverSable.
21
PEREGRINE
Unesemaineaprès l’attaquedespillards,Perry s’éveilladans lapénombre.Le silence régnait
danslamaisonoùseshommesdormaientencore,allongésicietlàsurleplancher,tandisquela
toutepremièrelueurdujourfiltraitparlesfissuresdesvolets.
Ilavaitrêvéd’Aria.Dujouroù,desmoisplustôt,ellel’avaitconvaincudechanterpourelle.De
savoixrauque,ilavaitinterprétéleChantduChasseur,qu’elleavaitécouté,pelotonnéeentreses
bras.
Perrysefrottalespaupièresjusqu’àcequ’ilvoiedesétoilesàlaplaceduvisaged’Aria.Ils’était
vraimentcouvertderidicule,cejour-là.
IlselevaetsefrayauncheminentrelesSixpourgagnerlamansarde.Grenn’étaittoujourspas
rentréde sonpériple chezMarronet, commePerry le craignait, lesLittorans commençaient à
souffrirdelafaim.IlenvoyaitlesmanifestationssurlevisageanguleuxdeWillow;lesentendait
danslesintonationssèchesdesvoixdesSix.Unedouleurconstantenouaitsesentrailleset,laveille,
ilavaitdûperceruntrousupplémentairedanssonceinturonafindeleresserrer.Iln’enéprouvait
encoreaucunefaiblesse,maissavaitquecen’étaitqu’unequestiondetemps.
LesLittoransnepouvaients’échinerdavantagedansdeschampsquirisquaientdefinircalcinés.
Entrelachasseintensiveetlestempêtesd’Éther,ilétaitdevenuquasimentimpossibledetrouver
dugibier.Lesvillageoiscomptaientdoncplusquejamaissurlameretsedébrouillaientlaplupart
dutempspourrapporterdequoiremplirlesmarmites.Pluspersonneneseplaignaitdelasaveur
desrepas.Lafaimprenaitlepassurlereste.
Leur situation sur la côte constituait un avantage que d’autres tribus leur enviaient.Chaque
jour,lespatrouillesrapportaientàPerryquedesbandesdevagabondsrôdaientauxfrontièresdu
territoire.Ilnepouvaitplusattendrel’aidedeMarron.Pasplusqueleprochainoraged’Éther,ni
laprochaineattaque.Illuifallaitagirdèsmaintenant.
Il gravit quelques barreaux de l’échelle et jeta un coup d’œil dans le grenier. Allongé sur le
matelas, Cinder ronflait légèrement. La nuit de l’attaque, il s’était réfugié là-haut, terrifié, en
pleurs,etilyavaitfaitsonniddepuis.Sespaupièrestressautaientparintermittence,tandisqu’un
filetdebavecoulaitàlacommissuredeseslèvres.Iltenaitsonbonnetdelainenoirenbouledans
samain.
L’adolescentluirappelaitTalon,mêmes’ilignoraitpourquoi.Cinderdevaitavoircinqansde
plusquesonneveuetn’avaitpaslemêmecaractère.Perryavaitpasséchaquejourdesonexistence
avec l’enfant jusqu’à ce que les Sédentaires le kidnappent. Il l’avait tenu dans ses bras, l’avait
regardés’endormiretvugrandirpourdevenirlepetitgarçondouxetsagequ’ilconnaissait.
Enrevanche,ilnesavaitpresqueriendeCinder;cederniern’avaitjamaisévoquésonpassé,et
encoremoinssonpouvoir.Lorsqu’ils’exprimait,c’étaitsouventpouraboyer,avantdemordre.Il
était sur ses gardes, prompt à réagir. Perry sentait qu’un lien les unissait. Il ne connaissait pas
Cinder,maisillecomprenait.
Illesecouadoucement.
–Réveille-toi.J’aibesoinquetuviennesavecmoi.
Cindersursauta,sefrottalesyeuxetdescenditl’échellecommeunsomnambule.
Reef et Twig s’éveillèrent à leur tour, suivis de Hyde et Hayden, et même de Strag. Ils
échangèrentdesregards interrogateursenvoyantPerryetCindersortirde lamaison,puisReef
déclara:
–J’yvais.
IlselevaetemboîtalepasàPerry.Cedernierneprotestapas.Ilavaitprévudelesolliciter,de
toutemanière.
Depuisl’attaquedel’autrenuit,lesSixveillaientsurleurchefcommesurlaprunelledeleurs
yeuxetPerry les laissait faire. Il attrapa sonarcposéprèsde laported’entrée, contemplantau
passagelescicatricesqueCinderavaitlaisséessursapeau.Commetoutlemonde,Perryétaitfait
de chair et de sang. Il se brûlait et saignait. Il avait survécu à l’assaut des pillards et à l’orage
d’Éther,maiscombiendefoistromperait-illamort?Ilyavaituntempspourlaprisederisqueset
un autre pour la prudence. Perry était toujours tiraillé entre les deux, mais il savait que ces
hésitationsfaisaientpartiedesonapprentissage.
L’Éther déferlait dans le ciel en vagues bleues et lumineuses. Jamais il n’en avait vu d’aussi
épaisses,mêmeaucœurdeshiverslesplusrigoureux.Lesoleilallaitseleveretlejours’éclaircir
légèrement, mais ils chemineraient probablement toujours dans cette lumière marmoréenne
bleutée.
Perry,quimarchaitentreCinderetReef,s’engageasurlesentierdunord.Lecheminlongeait
une forêt incendiéedont les relentsde cendres lui picotèrent lenez et firent éternuerReef.Ni
Cinderniluin’interrogèrentPerrypoursavoiroùillesemmenaitetilleurenfutreconnaissant.À
chaquepas,sonpoulss’accélérait.
Ducoindel’œil,ilobservaitCinder.L’adolescentétaitnerveux.Ilémanaitdeluiunehumeur
frénétique, teintée de vert. Ils n’avaient pas discuté de ce qui s’était passé durant l’attaque des
pillards.Perryluiconsacraitquelquesminuteschaquejourpourluienseignerletiràl’arc.Cinder,
agité et impatient, s’y prenait mal, mais essayait de s’appliquer. Il s’était aussi rapproché de
Willow,quiluiavaitsauvélavie.Ilsprenaientleursrepasensembleet,deuxoutroisjoursplustôt,
enlescroisantsurlecheminduport,PerryavaitconstatéqueWillowportaitlebonnetdeCinder.
Le chemin de terre était de plus en plus étroit à mesure qu’ils s’éloignaient du village.
Accidentées et caillouteuses, les terres alentourne convenaientpas aux cultures,mais c’était un
excellentendroitpourchasser…Dumoins,àl’époqueoùPerryoccupaitencoreainsisesjournées.
Ilsmarchaientdepuisuneheurequandlapisteobliquavers l’ouestet lesentraîna jusqu’àune
falaise surplombant lamer.Enbas, la paroi rocheuse délimitait unepetite crique.Des rochers
noirsjaillissaientsurlagrèveetémergeaientdel’eau.
PerrysetournaversReefetCinder.
–Ilyaunegrotte,là-dessous.J’aimeraisvouslamontrer.
Reef ramena ses tresses en arrière et le dévisagea. Son expression était indéchiffrable. Perry
auraitputenterdeflairersonhumeur,maisilpréféras’endispenser.Ils’engageasurlesentierqui
courait à flanc de falaise, foulant les pierres et le sable parsemé de touffes d’herbe. Il avait
empruntécechemindescentainesde foisavecRoar,LivetBrooke.Poureux,cetendroitétait
synonymedeliberté.Illeuravaitpermisd’échapperauxsempiternellescorvéesduvillageetàla
pesanteurde lavie tribale.Mais aujourd’hui, loinde se réjouir à l’idéede retrouver sacachette
d’antan,Perryavaitl’impressiondesejeterdansunpiège.
Lesnerfsàfleurdepeau,ils’aperçutqu’ilavançaittropvite.Ils’obligeaàralentirpourattendre
CinderetReef,quidéclenchaientdepetitesavalanchesdesablesurleurpassage.
Lorsqu’ilsatteignirentlaplage,Perrypantelait,maisladescenteabrupten’yétaitpourrien.Les
paroisescarpéesdelafalaiselecernaient,telunimmenseferàcheval,etilluisemblaitdéjàsentir
toutlepoidsdelarochepesersurluicommeunfardeau.Lebruitdesvaguessebrisantsurlagrève
résonnaitdanssapoitrine.Perrys’étonnaitlui-mêmedecequ’ilfaisait.Decequ’ilallaitdireàses
compagnons…etleurmontrer.
–Parici…
Illesentraînaversl’étroitebrèchedanslafaçaderocheusequiconstituaitl’entréedelagrotteet
s’yengagea,decraintedechangerd’avis.Ildutsebaisseretsetournerdeprofilpourfranchirla
crevasse. Lorsqu’il déboucha dans la vaste cavité, il se redressa et s’efforça de respirer
régulièrement,toutenserépétantquelesparoisn’allaientpasserefermersurlui,pourl’écraser
sousdestonnesderoche.
Ilfaisaitfroid,humideetsombredanslacaverne;pourtant,lasueurdégoulinaitdanssondoset
sur son torse. Des relents saumâtres assaillirent ses narines, tandis qu’un silence assourdissant
envahissaitsesoreilles.Perryavaitl’impressionquesapoitrineétaitprisedansunétau,exactement
comme le jour de la tempête d’Éther, quand il se débattait dans les remous. Même s’il était
souventvenuici,iléprouvaittoujourscettesensationd’oppressionenentrant.
Lorsqu’ilréussitàs’apaiseretrecouvrersonsouffle,ilregardaautourdelui.
Lalumièredujourquifiltraitdanslagrottepermettaitdesefaireuneidéedel’immensitédu
lieu…Auloin,unestalagtiteévoquaitparsaformeuneméduseauxtentaculesdégoulinants.De
l’endroitoùilsetenait,cetteconcrétioncalcaireparaissaitpetiteetsituéeàunecinquantainede
mètres.Enréalité,ellesedressaitbeaucoupplushautetsetrouvaitàplusdecentmètresde là.
Perrylesavait,carBrookeetluiavaientsouventtirédesflèchesdanssadirection.Unanplustôt,
ils étaient là, ensemble. Roar hurlait à tue-tête, en riant de son propre écho, tandis que Liv
exploraitlesmoindresrecoinsdelacaverne.
Aujourd’hui,ReefetCindersetenaientensilenceàsescôtésetscrutaientleslieuxavecdesyeux
écarquillés,quiscintillaientdanslapénombre.Perrysedemandacequ’ilsdistinguaient.
Ilseraclalagorge.Ilétaittempsdeleurfairepartdesonprojet.Dejustifierunchoixquilui
faisaithorreur.
–Sionperd levillage,onaurabesoind’unendroitoùseréfugier,commença-t-il. Jen’aipas
l’intentiond’écumerlescontréesfrontalièresaveclatribu,pourchercherdequoinousnourriret
nousabriterdel’Éther.C’estassezgrandicipourqu’onpuissetousyentrer…Ilyadestunnels
quimènentàd’autresgrottes,etc’estunepositionfacileàdéfendre.Larochenepeutpasprendre
feu.Onpeutallerpêcherdanslacriqueetilyaunesourced’eaudouceàl’intérieur.
Chaquemotqu’ilprononçaitluicoûtait.Iln’avaitpasenviedeproposercelaàsonpeuple,de
l’entraîner sous terre, dans cet endroit ténébreux. De faire vivre les siens comme les créatures
spectralesdesgrandsfonds.
Reefledévisageaunlongmoment.
–Tucroisqu’onvaenarriverlà?
Perryhochalatête.
–Tuconnaislescontréesfrontalièresmieuxquemoi.Tucroisquej’aienvied’yconduireRiver
etWillow?
Il voyait déjà la scène. Trois cents personnes errant sous le ciel tourmenté, cernées par des
incendiesetdesbandesd’exclus.IlimaginaitlesFreux–cescannibalesvêtusdecapesnoires,avec
leurmasquedecorbeausurlevisage–lesencerclercommeuntroupeau,avantdelesdévorerunà
un.Non,ilvoulaitàtoutprixévitercegenred’abominations.
Cinderbougeaitàpeine;illesobservaitensilence.
–Ondoitseprépareraupire,continuaPerry.
L’écho de sa voix se répercuta dans la grotte et il se demanda quel effet produiraient des
centainesdevoixdanscelieuconfiné.
Reefsecoualatête.
–Jenevoispascommenttuvast’yprendre.C’est…unegrotte.
–Jetrouveraiunmoyen.
–Cen’estpasunesolution,Perry.
–Jelesais.
Il s’agissait d’un ultime recours. S’installer ici équivalait à se tenir à la proue d’un navire en
perdition.Cen’étaitpas l’idéal.LavéritablesolutionviendraitavecleretourdeRoaretd’Aria.
MaiscelapermettraitauxLittoransdegagnerdutemps,avantquelasituationn’empire.
– Moi aussi, j’ai porté une chaîne par le passé, déclara Reef après un long silence. Elle
ressemblaitàlatienne…
Perryn’encroyaitpassesoreilles.ReefavaitétéSeigneurdesang?Soncompagnonneluien
avaitjamaisparlé,maisilauraitdûs’endouter:Reefsemblaitdéterminéàluiapprendrelavieà
luiéviterdeséchecs.
–C’étaitilyadesannées.Jeconnaislesproblèmesquetudoisaffronteretjeveuxquetusaches
quejesuisderrièretoi,Peregrine.Jeleserais,mêmesijenet’avaispasjuréfidélité.Maislatribuva
résister.
Perrys’endoutait.C’étaitlaraisonpourlaquelleilavaitfaitvenirCinder.
–Laisse-nousquelquesminutes,demanda-t-ilàReef.
Cederniers’éloigna:
–Jevousattendsdehors.
–J’aifaitunebêtise?s’enquitl’adolescentaprèssondépart.
–Non.Pasdutout.
LevisagerenfrognédeCindersedétendit.
–Ah…
–Jesaisquetun’aimespasparlerdetoi,repritPerry.Jecomprends.Jecomprendsmêmetrès
bien.Etjeneteposeraispaslaquestion,sijen’yétaispasobligé.
Ilchangeadeposition,gêné.
–Cinder,j’aibesoindesavoircequetupeuxfaireavecl’Éther.Peux-tumedireàquoijedois
m’attendre ? Peux-tu le tenir à distance ? Il faut que je sache s’il existe une autre solution…
n’importelaquelle,pouréviterça.
Cinderneréponditpas toutdesuite. Il retirasonbonnetet leglissadanssaceinture.Puis il
s’avançadanslagrotteetsetournaversPerry.Lesveinesdesoncouprirentlalueurdel’Éther,
qui sepropagea sur tout son visage, tellede l’eau coulantdans le lit d’une rivière asséchée.Ses
mainss’animèrent.Sesyeuxsemuèrentendeuxpointsbleusluminescents.
Perry sentit alors l’odeur de l’Éther lui brûler l’intérieur du nez, tandis que son pouls
s’accélérait.PuislalueurdanslesveinesdeCinders’évanouitpeuàpeu.Lesviolentspicotements
s’estompèrentdanslesnarinesdePerry,quiseretrouvadevantunadolescentpresqueordinaire.
Cinder écarta les fines mèches blond paille qui lui tombaient devant les yeux et remit son
bonnet.Puisilrestauninstantimmobile,leregardplantédansceluidePerry,avantdesedécider
àprendrelaparole.
–C’estplusdurdel’atteindreici,dit-il.Jenepeuxpaslecapteraussibienqu’àl’Extérieur.
Perrys’approchadelui,presséd’éluciderlemystèrequil’intriguaitdepuisdesmois.
–Etqueressens-tuaujuste?
–La plupart du temps, comme en cemoment, jeme sens vidé, épuisé.Mais quand j’appelle
l’Éther,jemesensàlafoistrèsfortettoutléger.Jesuiscommelefeu.J’ail’impressiondefaire
partiedetoutcequim’entoure.
Ilsegrattalementonetenchaîna:
–J’arrivejusteàleretenirunpeuavantdedevoirm’endébarrasser.C’esttout.Jesuispastrès
doué.Làd’oùjeviens…àRapsodie…destasdejeunesétaientbienmeilleursquemoi.
Perrycrutquesoncœurallaitcesserdebattre.RapsodieétaituneCapsulesituéeàdescentaines
dekilomètresdelà.
–TuesunSédentaire?
Cindersecoualatête.
–Jen’ensaisrien.Jenemerappelleplusgrand-chosedemavie,avantquejem’évadedelà-bas.
Maisoui…j’imaginequej’ensuisun.Quandjet’airencontrédanslesbois,tuétaisavecAriaetje
n’aipaseu l’impressionque tu ladétestais.C’estpourçaque je t’ai suivi. Jemesuisditque tu
seraispeut-êtrerégloavecmoiaussi.
–Tunet’espastrompé,observaPerry.
–Ouais!approuvaCinderavecunsourireaussiradieuxquefugace.
PerryseposaitdesdizainesdequestionssurlamanièredontCinders’étaitéchappédeRapsodie
etsurlesautresgaminsqui,commelui,maîtrisaientl’Éther.Maisils’armadepatienceetlaissa
l’adolescentveniràlui.
–Sijepouvaist’aideravecl’Éther,jeleferais,repritCinderavecbrusquerie.Maisjepeuxpas…
voilàtout.
– Parce que ça t’affaiblit ensuite ? demanda Perry, se souvenant de l’état dans lequel s’était
retrouvéCinderaprèsleurconfrontationaveclesFreux.
Ce jour-là, en ayant recours à la puissance de l’Éther, Cinder avait détruit la bande de
cannibales. Il avait sauvé lesviesdePerry,d’AriaetdeRoar,maiscetteviolenteépreuve l’avait
laisséfroidcommelaglaceetsiépuiséqu’ilenavaitperduconnaissance.
CinderregardaderrièrePerry,commes’ilcraignaitdevoirsurgirReef.
–Net’inquiètepas,ditPerry.
Ilsavaitqu’ilpouvaitfaireconfianceàReefpourgarderunsecret.L’odeurquedégageaitCinder
avait probablement déjà éveillé les soupçons de son ami, sans qu’il en dise rien. Mais il était
égalementconscientqueCinderneseraitàl’aisequ’aveclui.
–Reefestdehors,ajouta-t-il.Etilvayrester.Pourl’instant,cetteconversationestjusteentre
toietmoi.
Rassuré,Cinderhochalatêteetseremitàparler:
–Chaquefoisquej’appellel’Éther,jemesenstrèsmalaprès.Commesil’Étherm’arrachaitune
partiedemoienseretirant.Jepeuxàpeinerespireretj’aihorriblementmal.
L’adolescentessuyaunelarmesursajoued’ungesterageur.
–Unjour,ilvatoutmeprendre,j’ensuissûr!ajouta-t-il.C’esttoutcequej’ai.C’estleseultruc
quejepeuxfaire,etçamefaitpeur.
Perrysoupira.ChaquefoisqueCinderutilisaitsonpouvoir,c’étaitaupérildesavie.S’ilarrivait
àPerrydemettresaproprevieendanger,ilnepourraitjamaisendemanderautantàungarçon
innocent.
–Etquandtunel’utilisespas,tutesensbien?s’enquit-il.
Cinderacquiesça,lesyeuxbaissés.
–Danscecas,nel’utilisepas.N’appellepasl’Éther.Quellequesoitlaraison.
Cinderredressalatête.
–Tunem’enveuxpas?
–ParcequetunepeuxpassauverlesLittorans?
Perrysecoualatête.
–Pasdutout,Cinder.Maistutetrompessurunpoint.Tupossèdesbiend’autreschosesque
l’Éther.Tufaisdésormaispartiedecettetribu,aumêmetitrequechacundesesmembres.Ettu
m’asmoi.D’accord?
–D’accord,ditCinderenréprimantunsourire.Merci.
Perryluitapotal’épaule.
– Peut-être qu’un jour, tu me laisseras emprunter ton bonnet… si Willow n’y voit pas
d’inconvénient.
Cinderrouladesyeux.
–Mais…euh…Enfin,cen’étaitpasceque…
Perryéclataderire.Cindersavaittrèsbiendequoiilparlait.
Twigaccourutàleurrencontresurlechemin,tandisqu’ilsregagnaientlevillage.
–Grenestderetour!lâcha-t-ild’unevoixhaletante.IlaramenéMarronaveclui.
Marron était là ?C’était incompréhensible.Perry avait envoyéGren chercherdesprovisions
chezsonami.Ilnes’attendaitpasàcequecedernierlesluiapporteenpersonne.
Enarrivantsurlaplacecentrale,ildécouvritunetrentainedepersonnesauxvisagesburinéset
auxvêtementscrasseux.MollyetWillowleurdonnaientàboire.Grensetenaitparmieux, l’air
tenduetsoucieux.
Perryluiserravigoureusementlamain.
–Jesuisheureuxquetusoisrevenu!
–Jelesaicroisésenchemin,ditGren,jelesairamenésavecmoi.Jemesuisdisquec’estceque
tuauraisvoulu.
Perryscrutal’attroupementetfaillitnepasreconnaîtreMarron.Iln’étaitpluslemêmehomme.
Lasaletémaculaitsavesteajustée;sachemisedesoieivoireétaitfroisséeettachéedesueur.Ses
cheveux blonds – d’ordinaire parfaitement coiffés – étaient sales et gras. Son visage tanné avait
perdutoutesarondeur.Ilsemblaitcommeflétri.
–Onaétésubmergésparleurnombre,ditMarron.Ilsétaientdesmilliers.
Ilrepritsonsouffle,réprimantsonémotion.
–Jen’aipaspulesrepousser,voilàtout.
Perryeutunpincementaucœur.
–LesFreux?
Marronsecoualatête.
–Non.LestribusdesRosansetdesNocturnans.IlsontprispossessiondeDelphi.
PerryobservalesgensquiaccompagnaientMarron.Lamoitiéd’entreeuxétaientdesenfants,
tellement épuisés qu’ils tenaient à peine debout. Les adultes, des hommes et des femmes, se
serraientlesunscontrelesautres.
–Etlesautres?s’informa-t-il,serappelantqueMarronavaiteudescentainesdepersonnessous
saresponsabilité.
–Certainsontétécontraintsderestersurplace.D’autresl’ontchoisi.Jeneleurenveuxpas.Je
suis parti avec deux fois plus de gens,mais beaucoupont rebroussé chemin.Onn’a pasmangé
depuis…
Les yeuxpleinsde larmes,Marron sortit unmouchoirde sapoche.Celui-ci était plié enun
carréparfait,maisl’étoffeétaitaussifroisséeetsouilléequelerestedesesvêtements.Ilfronçales
sourcilsenleregardant,commeétonnédelevoiraussicrasseux,puisleremitdanssapoche.
Songroupedisparateobservait lascèneensilence.Lesgensétaientdépourvusd’expressionet
leurshumeursparaissaientétouffées,éteintes.PerrysongeaquelesLittoranspourraientconnaître
lemêmedestins’ilsperdaientleurvillageetsemettaientàerrerdanslescontréesfrontalières.Ses
doutesconcernantlacavernecommencèrentàs’estomper.
–Onn’apasd’autreendroitoùaller,soupiraMarron.
–Vousn’avezpasbesoind’allerailleurs.Vouspouvezresterici.
–Ilsrestent?demandaTwig.Commentva-t-onlesnourrir?
–Onsedébrouillera,réponditPerry,mêmes’ilneconnaissaitpaslaréponse.
Il avait à peine de quoi nourrir les Littorans,mais que pouvait-il faire ? Il ne se voyait pas
chasserMarron.
–Aide-lesàs’installer,commanda-t-ilàReef.
Aprèsquoi,ilescortaMarronjusquechezlui.Àl’intérieurdelamaison,l’humeurdesonami
s’assombrit progressivement, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus contenir ses larmes. Perry, ébranlé,
s’assit auprès de lui. ÀDelphi,Marron disposait de litsmoelleux et desmeilleurs aliments, en
quantité abondante. Il avait fait bâtir un mur d’enceinte, gardé jour et nuit par des archers.
Désormais,iln’avaitplusrien.
Cesoir-là,audîner–unesoupedepoissonsallongéed’eau–,Perrypritplaceàlagrandetable
avecMarron et promena son regard dans le réfectoire. LesLittorans ne s’étaient pasmêlés au
groupedeMarron.Assisdans leurcoin,àdes tablesdistinctes, ils lançaientdesregardsmauvais
auxnouveauxvenus.Perry avaitdumal à reconnaître sa tribu.Desgensétaientpartis,d’autres
arrivaient…ToutcelaperturbaitlesLittorans.
–Merci,ditMarrond’unevoixpaisible.
IlsavaitquelfardeauilfaisaitpesersurlesépaulesdePerry.
–Nemeremerciepastropvite.Dèsdemain,j’aiprévudetemettreautravail.
MarronhochalatêteetsesyeuxbleuspétillèrentdelavivecuriositédontPerryavaitgardéle
souvenir.
–Biensûr.Demande-moicequetuveux.
22
ARIA
Tout en cheminant,Aria s’était faitune représentation imaginairedu territoiredesCornans.
Maiselleétait loinde s’attendreà cequ’elledécouvrit enarrivant sur les lieux.Chaquepas lui
procuraitunnouveaumotifd’émerveillement.ElleavaitplusoumoinsimaginéRimcommeun
villageentouréd’uneenceinte,assezsemblableàceluidesLittorans.Or,cequis’offraitàsavue
étaitautrementplusimpressionnant.
La route qu’elle empruntait avec Roar traversait une vallée bien plus vaste que celle des
Littorans.Desculturesàflancdecoteaucédaientlaplaceàdesmontagnesauxsommetsenneigés.
Icietlà,Ariareconnutlescicatricesargentées,vestigesdesdégâtscausésparl’Éther.Ainsi,Sable
devaitfairefaceauxmêmesdéfisquePerryavecl’agriculture.Cetteidéeluiprocuraunesortede
satisfactionperverse.
Auloin,elleaperçut lacité :unbouquetdetoursdehauteursdiverses,nichéesaupiedd’une
montagne.Unréseauhétéroclitedebalconsetdeponts reliait lesédificesentreeux,donnantà
Rim l’apparence tentaculaire et brouillonned’un récif corallien.Une seulebâtissedominait les
autresetétaitcoifféed’uneflèchequiressemblaitàune lance.LaSnakeRiverourlait lavilleet
formait des douves naturelles, sur les berges desquelles se dressaient des constructions plus
modestesetdesmaisons.
Pluséclatantsetrapidesquejamais,lesfluxd’Étherquicirculaientdansleciel,encettefinde
matinée,accentuaientl’aspectsévèredeRim.Latempêtequ’ilsfuyaientlesavaitsuivisjusque-là.
Ariaarquaunsourcil.
–RienàvoiraveclevillagedesLittorans,pasvrai?
Roarsecoualatête,sansquitterlacitédesyeux.
–Non,eneffet.
Alorsqu’ils arrivaient aux abordsde la ville, la route s’animapeu àpeu.Desgens allaient et
venaient,besacesenbandoulièreoupoussantdescharrettes.ArianotaquelesMarquésportaient
des vêtements spécifiques, découvrant leurs bras afin de révéler leur Sens. Des gilets pour les
hommes,descorsageséchancrésauxmanchespourlesfemmes.Ellepassaunemainsursachemise,
imaginantsontatouageratésousl’étoffe,etsentitl’adrénalinepulserdanssesveines.
Roarluiemboîtalepassurunlargepontpavéetseglissaderrièreelledansleflotdespassants.
Desbribesdeconversationsparvenaientauxoreillesd’Aria.
–…unorage,ilyaplusieursjours…
–…trouvertonfrèreetluidirederentrerimmédiatement…
–…saisonpirequel’andernierpourlescultures…
De l’autre côté du pont s’ouvraient d’étroites ruelles bordées par des maisons de plusieurs
étages.Arias’engageadanslaprincipale:uneespècedegoulotd’étranglement,aussisombrequ’un
tunnel. Les voix d’une foule de passants résonnaient sur les façades de pierre, les pavés, les
trottoirs.Lescaniveauxétaient jonchésdesaletésetexhalaientuneodeurfétidequiagressait les
narines.Rimavaitbeauêtreunegrandecité,Ariapouvaitd’oresetdéjàaffirmerqu’ellen’égalait
enrienlamodernitéduDelphideMarron.
La ruemontait en serpentant pour s’achever brusquement au pied de la grande tour.Là, de
lourdes portes en bois donnaient sur une salle en pierre, éclairée par la lumière vacillante de
torches.Desgardesenuniformenoirajusté,àlapoitrineornéedeboisdecerfrouges,surveillaient
lesgensquientraientdanslabâtisse.
LorsqueRoaretArias’avancèrent,uncolosseàl’épaissebarbesombreleurbarralepassage.
–L’objetdevotrevisite?lesquestionna-t-il.
–NousvenonsduterritoiredesLittoranspourvoirSable,réponditAria.
–Attendezici.
L’hommeleurtournaledosetdisparutdanslebâtiment.
Ils’écoulaunebonneheureavantqu’unautregardearriveetgratifieRoard’unbrefcoupd’œil.
–TuesMarqué?s’enquit-il.
Sescheveuxbrunsétaientcoupéscourt,presquerasés,etsonregardtrahissaitl’impatience.Les
boisdecerfbrodéssursapoitrines’entrelaçaientdefilsd’argent.
Roaracquiesça.
–JesuisAudile.
LegardesetournaversAriaetsonimpatiences’évanouitdanslaseconde.
–Ettoi?
–Non-Marquée,répondit-elle.
Cequiétaitenpartievrai.
Legardehaussalégèrementlessourcils,puissonregards’attardasurlecorpsd’Aria,avantdese
posersursaceinture.
–Unejoliepairedecouteaux,commenta-t-ilsuruntoncharmeur,unsoupçontaquin.
–Merci,répliquaAria.Jelesaffûterégulièrement.
Ileutunemoueamusée.
–Suivez-moi.
Alors qu’ils entraient dans la tour, Aria échangea un regard avec Roar. Plus question de
rebrousserchemin,àprésent.
Uneodeurdemoisietdevinéventéflottaitdanslegrandhall,àl’atmosphèrefroideethumide.
Endépitdesvoletsdeboisouvertsetdeslampesallumées,lecouloirdepierredemeuraitsombre
etlugubre.Ariaperçutdeséclatsdevoix,deplusenplusdistinctsàmesurequ’ilsavançaient.
À ses côtés,Roar était aux aguets ; il scrutait lemoindre visage, lemoindre recoin d’unœil
perçant.Arianepouvaitimaginercequ’iléprouvait.Aprèstantdemoispassésàlarechercher,il
allaitenfinrevoirLiv.
Ils franchirentun vaste seuil et pénétrèrentdansune salle aussi étendueque le réfectoiredes
Littorans,maispourvuedehautsplafondsvoûtés,quiévoquèrentàArialescathédralesgothiques.
Un repas s’y tenait : des dizaines de gardes s’entassaient autour des tables, formant une mer
d’uniformesnoirsetrouges.Apparemment,Sableaimaitavoirsessoldatsàportéedemain.
«Tantmieux»,songeaAria.EllecraignaitquelechefdesCornansneflairesonhumeur.Dans
unetellefoule,ilseraitincapabledediscernerlafrayeurquitournoyaitenelle.
À l’extrémité de la salle, elle distingua une estrade, où plusieurs hommes et femmes étaient
installés,surplombantlesautresconvives.AucundeshommesneportaitdechaînedeSeigneurde
sang.
– Jene levoispas,dit legarde.Maisvous l’apercevrezpeut-être. Il a lescheveuxcourts.Des
yeuxbleus.Ilfaitàpeuprèsmataille.Exactementmataille,enfait…
LetonamusédugardedonnalachairdepouleàAria.Ellesetournavers luietcompritque
c’étaitSablelui-même.
Ilétaitplusvieuxqu’ellenel’auraitcru.Âgéd’unetrentained’années,l’hommeétaitdecarrure
moyenneetsestraits,quoiquefinsetréguliers,luiparurentassezquelconques.Ellel’auraitmême
trouvébanal,sanssonregardbleuacier.Maissonairconfiant,rusé,faisaitdecetindividuapriori
insignifiantunhommeséduisant.
Sablesourit,manifestementravidupetittourqu’ilvenaitdeleurjouer.
–JesaisquevousvenezduterritoiredesLittorans,maisjen’aipasretenuvosnoms.
Arias’éclaircitlavoix.
–AriaetRoar.
–OùestLiv?demandabrusquementRoar.
Sableledévisageaetsemblalereconnaître.
–Oliviam’aparlédetoi.
Quelques secondes s’écoulèrent dans le vacarme ambiant. Le cœur palpitant, Aria voyait la
poitrinedeSablesegonfleretsecontracter.Ellecompritqu’ilflairaitlaragedeRoar.Sajalousie.
Lesvestigesd’uneannéed’inquiétudeausujetdeLiv.
– De belles retrouvailles en perspective…, reprit finalement leur hôte. Venez. Je vais vous
conduireàelle.
Ilsquittèrent la sallepour rejoindreundédalede couloirs sombres.Aria tentademémoriser
leurchemin,maislescorridorsserpentaientsanscesse,prolongéspardesvoléesdemarches,avant
d’obliquerànouveau.Ilyavaitdesportesetdeslanterneslelongdesmurs,maisaucunefenêtreet
pasde signedistinctifquipermettede se rappeler l’itinéraire.Elle se sentit vaguementpriseau
piège et se remémora unDomaine Labyrinthe qu’elle avait visité dans le passé. L’image d’un
donjon surgit sous ses yeux et un frisson lui parcourut la nuque. Où Sable gardait-il Liv
prisonnière?
–CommentsedébrouillelejeuneSeigneurdesangdesLittorans?s’enquitSablepar-dessusson
épaule.
Arianevoyaitpassonexpression,maisellesentitunepointed’ironiedanssaquestion.Ellele
soupçonnadesavoirquePerryavaitperduunepartiedesatribu.Saquestionrelevaitdavantagede
l’épreuvequedelacuriosité.
–Ilsedébrouille,réponditRoarsuruntonpincé.
Danslapénombre,Sableéclatad’unrirelégeretaffable.
–Uneréponseprudente,observa-t-il.
Peuaprès,ils’arrêtadevantuneporteenbois.
–Nousysommes.
Ilsentrèrentdansunevastecourdalléedepierreoccupéeparunefouleenpleineeffervescence.
Toutautour,lechâteau–Arianetrouvaitpasd’autretermepourdécrirelaforteressedeSable–
sedressaitsurplusieursdizainesdemètres,selonlemêmeagencementbiscornudepasserelleset
de balcons que celui de la ville. Par delà desmurs, le versant abrupt de lamontagne s’élevait
encoreplushautetsepartageaitlecielaveclesfluxenchevêtrésdel’Éther.
AriasuivitSablequisedirigeaitverslafoulerassembléeaucentredelaplace.Soncœurbattait
toujourslachamade,maislaprésencedeRoaràsescôtésl’apaisaitunpeu.Par-delàleséclatsde
voix,elleperçutletintementduferquel’oncroise.Lesspectateurss’écartèrentenvoyantSableet
laissèrent passer le trio. À quelques pas de là, Aria entrevit une chevelure blonde se déplacer
furtivement.
Puisellelavit.
Uneépéeàlamain,Livaffrontaitunsoldatdesataille,soitprèsd’unmètrequatre-vingts.Ses
cheveux,oùs’entremêlaientdesmèchesblondclairetblondfoncé,descendaient jusqu’aumilieu
desondos.Elleavaitlesyeuxécartés,unemâchoireprononcéeetdespommettessaillantes.Bottée
de cuir, elle portait un pantalon moulant et une chemise sans manches qui dévoilait sa fine
musculature.
Sonvisage,soncorps:toutchezellerespiraitlaforce.
Sonstyledecombatétaitunsavantmélangedepuissanceetd’assurance.Onauraitditqu’elle
plongeaitdanslameràchaquemouvement.«Ilsseressemblentbeaucoup»,luiavaitconfiéRoar
unjour,enparlantdePerryetdeLiv.Arialeconstataitaujourd’huiparelle-même.
Parfaitementàl’aise,Livsemblaitmaîtriserlasituation.Cetteimagecadraitdifficilementavec
celledelacaptivequeRoars’imaginaitdécouvrir.Arial’observaàladérobéeetlevitblêmir.Elle
nel’avaitjamaisvuaussidéstabilisé,sibienqu’elleéprouval’enviesoudainedeleprotéger.
Liv esquiva un coup de son adversaire, mais celui-ci l’accompagna d’une manchette qui lui
fouetta la joue. Liv inclina vivement la tête et, plutôt que de s’écarter comme n’importe qui
l’auraitfait,elles’élançasursonopposantetluienvoyauncoupdepoingdansleventre.Profitant
qu’ilsepliaitendeux,elleluiplantauncoudedanslanuqueet,impitoyable,leforçaàtomberà
genoux.L’hommetoussaitettitubaitsouslaforcedescoupsqu’ellevenaitdeluiasséner.
Livluitapotal’épauledelapointedesabotte,unsourireauxlèvres.
–Franchement,Loran,tumedéçois.Allez,debout!
–Impossible.Tum’asfêléunecôte,c’estsûr.
Lesoldatlevalatêteetregardasonchef.
–Dis-lui,Sable.Elleestsanspitié.Cen’estpasunemanièredes’entraîner.
Sableéclataderire…cemêmerirelégeretcharmeurqu’Ariaavaitentendudanslecorridor.
–Tutetrompes,Loran.C’estlaseulefaçondes’entraîner,aucontraire!
Liv se retourna et découvrit Sable. Son sourire s’épanouit l’espace d’un instant. Puis elle
reconnutRoar.Unepoignéedesecondess’écoulèrent,quilalaissèrentpétrifiée.Ellenedétourna
paslesyeuxpourautant.Puis,sansciller,elleremitsonépéedanssonfourreau.
TandisqueLivs’approchait,Arianeputs’empêcherdedévisagercettefilledontelleentendait
parlerdepuisdesmois.Unefillequiavaitravilecœurdesonmeilleurami,etquiavaitdansles
veineslemêmesangquePerry.
LivseplantadevantRoar.
–Qu’est-cequetufaislà?luidemanda-t-elle.
Lecoupqu’elleavaitprissurlajoueavaitlaisséunezébrurerouge,maislerestedesonvisage
étaitdevenuaussiblêmequeceluideRoar.
–Jepourraisteretournerlaquestion,rétorqua-t-il.
Sesparolesétaientglaciales,maisl’émotionavaitrendusavoixrauqueetlesveinesdesoncou
saillaient.Ilsecontenaitàgrand-peine.
Sablelesregardaàtourderôleensouriant.
–Tesamissontvenuspourlemariage,Liv.
Ariasentitsonsangsefiger.
Sableremarquasasurpriseethaussalessourcils.
–Tun’étaispasaucourant?J’aienvoyéquelqu’unprévenirlesLittorans.Vousarrivezjusteà
temps.Livetmoiseronsmariésdanstroisjours.
Mariés.Livallaitsemarier.Ariaignoraitpourquoielleaccusaitaussimallechoc.Aprèstout,tel
étaitl’accordpasséentreValeetSable–lamaindeLivenéchangedevictuailles.Pourtant,ellene
pouvaits’empêcherdejugercemarchésinistre.
PuisellevitcombienLivetSablesemblaientproches.Ilétaitclairqu’ilsformaientuncouple.
SablecaressadupoucelajoueendoloriedeLiv.Sesdoigtss’yattardèrent,puisglissèrentlelong
desoncoudansungestelentetsensuel.
–D’icitroisjours,cettemarqueauraprisunejolieteinteviolacée.
IlenlaçalatailledeLivetajouta:
–JeseraistentédepunirLoran,maistul’asfaitàmaplace.
Livn’avaitpasquittéRoardesyeux.
–Tun’étaispasobligédevenir,lâcha-t-elle.
Elle venait clairement de lui signifier que sa présence était indésirable. Liv désirait de tout
évidenceépouserSable.
Aria sentit la colère s’emparer d’elle. Elle semordit la lèvre et un goût de sang envahit son
palais.Àsescôtés,Roarsemblaitchangéenstatuedepierre.Elledevaitàtoutprixl’éloignerd’ici.
–Pouvons-nousnousreposerquelquepart?demanda-t-elle.Nousvenonsdeloin.
Livbattitdespaupières.Ellevenaittoutjustedelaremarquer.Sonregardpassad’AriaàRoar,
cependantqu’ellecontrôlaitsarespiration.
–Quies-tu?
–Pardonnezmesmauvaisesmanières,intervintSable.Jepensaisquevousvousconnaissiez.Liv,
jeteprésenteAria.
Ilfitsigneàl’undeseshommesdes’approcher.
–Montre-leurleschambresd’hôtesvoisinesdemesappartements,luicommanda-t-il,avantde
sourirede toutes sesdents. Je vaisordonnerqu’onprépareundînerpourquatre.Ce soir,nous
avonsdesretrouvaillesàfêter!
Lachambred’Aria,unepièce froideetexiguë,étaitmeubléed’unsimple litdecampetd’un
fauteuilpourvud’undossierenboisdecerf.Unefaiblelumièrefiltraitparuneminusculefenêtre
auverrebiseauté,nichéeaucreuxdumurdepierre.
Roars’étaitvuattribuerlachambrevoisine,maisilsuivitAriadanslasienne.Ellefermalaporte
et le prit affectueusement dans ses bras. Ses muscles étaient tendus et il tremblait de tous ses
membres.
–Jenecomprendspas.Livl’alaissélatoucher.
Ariatressaillitenpercevantladouleurquifiltraitdanssavoix.
–Jesais.Jesuisdésolée.
Elle n’avait rien de mieux à lui offrir. Elle se rappelait la conversation qu’ils avaient eue
quelques jours après avoir quitté les Littorans. Elle sentait encore l’effet du poison dans son
organisme et se reprochait d’avoir abandonné Perry. Roar lui avait parlé de « vérité ».
Aujourd’hui,ilavaitperduunecertitude,toutcommeellequelquesmoisplustôt,quandelleavait
apprisqu’elleétaitàmoitiéÉtrangère.Saviereposait jusqu’alorssurunebasesolide,quis’était
brusquement désagrégée, et elle n’avait toujours pas recouvré son équilibre depuis. Rien de ce
qu’ellediraitnepourraitaiderRoar,aussisecontenta-t-elledeleserrercontreellejusqu’àcequ’il
puisseànouveausetenirdeboutsansvaciller.
Lorsqu’il s’écarta, la colère qu’elle lut dans ses yeux sombres la fit frissonner. Elle lui saisit
fermementlamain.
Roar,net’enprendspasàSable.Iln’attendqueça.Neluitendspaslebâtonpourtefairebattre.
Sonamifutlongàréagir.Pourunefois,Ariaauraitaimépouvoirliredanssespensées.
Ilsecoualatête.
–Non.Impossible.
Ils’éloignaets’assitcontrelaporte.
Aria s’installa sur le lit et promena son regard sur la petite pièce. Elle ignorait quoi faire.
Pendant deux semaines, elle avaitmarché presque jour et nuit pour arriver ici au plus vite. À
présentqu’elleétaitparvenueàdestination,ellesesentaitpiégée.
Roarreplialesgenouxetsepritlatêtedanslesmains.Ilavaitfléchilesbrasetserraitsonvisage
entresesdoigts.D’iciquelquesheures,ilsallaientdînerencompagniedeLivetdeSable.Ariase
demandacequ’elleéprouveraitsielleseretrouvaitàlamêmetablequePerryetuneautrefille.Si
ellevoyaitPerryluieffleurerlajoue,commeSablel’avaitfaitavecLiv.Commentsonamiallait-il
lesupporter?Danstouslesplansqu’ilsavaientimaginés,ilsn’avaientjamaisenvisagédequitter
RimsansLiv.Pasuneseulefois,ilsn’avaientpenséqu’ellesouhaiteraitrester.
Ariaposasasacochesursesgenouxetsentitlapetitebossedansladoublure.Avantd’entreren
ville, elle avait emballé le SmartEye dans un linge avec une poignée d’aiguilles de pin afin de
masquer l’odeur synthétique que dégageait la coque oculaire, au cas où Sable fouillerait leurs
affaires.Elleentendait lepaslourddesgardesquisedéplaçaientdanslescouloirsetsaportene
possédaitpasdeserrure.Tantqu’elleseraitici,ellenepourraitcontacterniHess,niSoren.
Elleremualecontenudesonsacjusqu’àcequ’elledénichelepetitfauconsculpté.Elleeutun
douloureux pincement au cœur en le sortant. Elle songea à Perry, le soir de laCérémonie du
Marquage,appuyécontrelaportedelachambredeVale,lespoucesglissésdanssaceinture.Elle
revitenpenséeseshanchesétroites,seslargesépaulesetsatêtelégèrementinclinée.Sesyeuxfixés
surelle.Quandillaregardaitainsi,Arianepouvaitrienluicacher.
Elle conserva l’image dans son esprit et imagina qu’elle pouvait s’adresser à lui à travers la
figurine,delamêmemanièrequ’ellecommuniquaitavecRoarparlapensée.
On est arrivés,mais c’est la panique,Perry.Ta sœur… j’aurais vraiment voulu sympathiser avec elle,
maisc’estimpossible.Désolée,maisjenelepeuxpas.Peut-êtrequej’aieutortdem’enallersanstoi.Peut-être
quesituétaislà,tupourraisdissuaderLivd’épouserSableetnousaideràdécouvrirleCalmeBleu.Enfin,je
teprometsdetrouverunmoyend’yparvenir.
Tumemanques.
Tumemanques,tumemanques,tumemanques.
Tiens-toiprêt,parcequelorsquejeteretrouveraienfin,jenetelâcheraiplusd’unesemelle.
23
PEREGRINE
–Maparole,Peregrine!Quelendroitmagnifique!s’exclamaMarron,quiscrutait lacaverne
d’unairémerveillé.
Le lendemain de son arrivée, Perry l’y avait conduit à la première heure, lui expliquant en
chemin la situation des Littorans. À présent, il suivaitMarron dans la grotte en s’efforçant de
retrouverunsoufflerégulier.Illevadavantagelatorchequ’iltenaitàlamain.
–Cen’estpasl’idéal,protesta-t-il.
–L’idéalappartientàunmondequeseullesagepeutcomprendre,observaMarrond’unevoix
paisible.
–Alors,c’esttoilesage.
Marroncroisasonregardetlegratifiad’unsourirechaleureux.
–Ils’agitdeSocrate,enl’occurrence.Maistoiaussi,Perry,tuesunsage.Jen’avaisprévuaucun
plandesecoursencasdepertedeDelphi.Jeleregretteamèrement.
Unsilences’installaentreeux.PerrysavaitqueMarronsongeaitàsaforteresseetauxgensqu’il
avaitperdus.Quelquesmoisplustôt,PerryavaitregardéRoaretArias’entraîneraumaniement
ducouteausurlaterrassedeDelphi.C’étaitlàqu’ilavaitembrasséAriapourlapremièrefois.
Perrys’éclaircitlavoix.Sespenséesl’entraînaientsurunterrainqu’ilpréféraitéviter.
–Jevoudraisinstallerlatribuici,avantqu’onysoitcontraints.Jepréfèrequenousquittionsle
villagedenotrepleingré.
–Tuasraison,approuvaMarron.Nousallonsnousypréparerimmédiatement.Ilnousfautde
l’eau potable, de la lumière et un système de ventilation. Du feu et un lieu pour stocker la
nourriture. L’accès n’est pas facile,mais on peut l’améliorer. Je peux concevoir un système de
pouliespouracheminerlesmarchandiseslespluslourdes.
Il continua ainsi sa liste. Perry l’écoutait avec plaisir. Il retrouvait enfin l’homme qu’il
connaissait : agréable,méticuleux, ingénieux. Il se demandait commentMarron avait pu croire
qu’ilconstitueraitunfardeaupourlui.
Enrentrantauvillage,Perryorganisauneréuniondansleréfectoirepourinformerlatribude
son projet d’installation dans la caverne. Comme prévu, la nouvelle déclencha une vague de
protestationchezlesvillageois.
–Àterme,jenevoispascommentonpourraitsurvivrelà-dedans,objectaBear.
Ilavaitlevisageécarlateetdesgouttesdesueurperlaientsursonfront.Perrynel’avaitjamaisvu
aussifurieux.
– On s’est accommodés de l’Éther pendant tous ces hivers, poursuivit-il. On dirait que tu
t’attendsaupire.Quetuasbaissélesbras…
–Jenem’attendspasaupire,répliquaPerry.Lepireestdéjàentraind’arriver.Situenveuxla
preuve,sorsetregarde leciel,oubien lesarpentsquiontbrûlécemois-ci.Etnousnesommes
mêmepasenhiver.Nousn’ysurvivronspas.Tôtoutard,nousdevronsaffronteruneautretribu,
ouuneautretempêtequinousdécimera.Réagissonsavantqueçaseproduise.Ilnousfautpartir
maintenant,pendantqu’ilestencorepossibledelefairedansdebonnesconditions.
–TuavaisditquetunousconduiraisauCalmeBleu,intervintRowan.
–Quandjesauraioùsesituecetendroit,jeleferai.
Rowansecoualatête,l’aircontrarié.
–Etsionnouschassedelacaverne?
–Alors,jetrouveraiuneautresolution.
Au bout d’une heure passée à entendre les mêmes doléances, Perry ajourna la réunion. Il
ordonnaàunepartiedeshommesdeBeard’aiderMarronàaménagerlacaverne.Puisilregarda
Bears’enaller,toujoursaussifurieux,etleresteduréfectoiresevider.Perrytraversalaplacedans
unétatsecondetregagnasamaison;ilavaitbesoindecalmepourréfléchiràsadécision.
Il s’approcha de la fenêtre où étaient disposées les sculptures de Talon et se cramponna au
rebord.Septfigurinesétaientalignéesdanslamêmedirection.Iltournacelleducentre,desorte
qu’elleregardaitdésormaisversl’extérieur.EnsaqualitédeSeigneurdesang,devait-ilseplieràla
volontédelamajorité,ouguidersonpeupleverscequ’ilpensait–cequ’ilcroyait–êtrelemieux
pourlui?Ilavaitoptépourlasecondesolutionetilespéraitqu’ilnes’étaitpastrompé.
Perrypassalerestedel’après-midiparmileshommeschargésdel’aménagementdelagrotte.
Marron était organisé, efficace et très à l’aise pour gérer un projet de cette envergure.Bear ne
montrapasleboutdesonnez,maislesgensquePerryavaitchoisisnetardèrentpasàapprécier
Marron.Surlecheminduretourauvillage,Perryeninformasonami.
–Ilssontvenusversmoiparcequetuasfaitlepremierpas,réponditMarron.C’esttoiquileur
ouvreslavoie.Tuasdestalentsinnésdechef,Peregrine.
Ils parlèrent ensuite des gens qui avaient serviMarron àDelphi. Slate etRose, entre autres,
avaientétéfaitsprisonniers.PerryetMarronsepromettaientderéfléchiràunmoyendeleurfaire
rejoindrelesLittorans,quandPerryvitReefarriverencourantsurlesentier.
–Quesepasse-t-il?luidemanda-t-il,lorsquecelui-cil’eutrejoint.
Reefsegrattalementon,réprimantunsourire.
–Attendsunpeudevoircequivientd’arriver,dit-ilsimplement.
Lestroishommesreprirentladirectionduvillage.
Perrytraversalaplacecentraleetvitqu’unefilleàlachevelurecuivrée,qu’ilneconnaissaitpas,
se tenait à l’entrée est.Dans les dernières lueurs du jour, il aperçut une caravane de plusieurs
chariotsdanslesillagedel’inconnue.Ilestimalegroupeàunequarantainedepersonnes,àcheval
ouàpied.Probablementunebandedeguerriers,robustesetbienarmés.
–C’estlasecondemoitiédupaiementdeSableenéchangedelamaindeLiv,expliquaReef,qui
marchaitàsescôtés.
Twigs’approchad’euxentrottinantetémitungloussementstrident.
–Perry,regardetoutescesvictuailles!
Perrycontinuad’avancerenfixantlacaravane.Éberlué,ildénombrahuitchariotstiréspardes
chevaux, et dix têtes de bétail. Il entendit bêler des chèvres, perçut dans la brise des effluves
d’aromates,depoulet etde céréales. Il semit à saliver.La faim,qu’il avait appris à combattre,
revenaitsoudainletenailleravecviolence.
– Jem’appelleKirra, dit la fille aux cheveux roux.Tu dois être content deme voir. J’ai un
messagepourtoi:Sableestravid’honorerl’accordqu’ilapasséavecVale,afind’épouserOlivia…
mêmesi,àmonavis,iln’yétaitpasobligé.
Perry l’écoutait à peine. Il avait dumal à réaliser que tout ce qu’il voyait était destiné aux
Littorans.
Marronapparutàsescôtés,lesjouesrougesd’enthousiasme.
–Quelbonheur,Peregrine!Toutçavabiennousaider!
Bear etMolly s’approchèrent avecWillow et leVieuxWill.D’autres villageois sortirent du
réfectoireetserassemblèrentautourdelacaravane.L’atmosphèresechargeaitdeleurshumeurs
joyeuses :mille et une couleurs vibrantes qui scintillaient dans le champ visuel dePerry.Leur
soulagementétaitsiflagrant–lesiencommeceluidesatribu–quel’émotionluiserralagorge.
La fille arqua un sourcil. Sesmèches rousses s’agitaient dans la brise, telles des flammes à la
lueurdusoleilcouchant.
–Siondéchargetoutmaintenant,onauraletempsdefestoyerensemble,dit-elle.
PerryposalesyeuxsurlaMarquequiornaitlebrasdelafilleetfutsurprisdedécouvrirqu’il
s’agissait d’uneOlfile. Comme lui. Il la dévisagea avec curiosité, car hormis sa sœur, il n’avait
jamaisconnude femmeOlfile.LeurSensétait lemoinsrépandu.C’était l’unedesraisonspour
lesquellesLivreprésentaitunbonparti.
–Commentt’appelles-tu?luidemanda-t-il.
–Kirra.Jetel’aidéjàdit.
–C’estvrai…Çam’aéchappé.
La jeune fille avait un visage rebondi qui lui donnait un air ingénu, mais les courbes de sa
silhouette chassaient cette première impression, demême que l’éclat espiègle de ses yeux. Elle
paraissaitplusâgéequePerrydequelquesannéesetl’humeurqu’elleexhalaitétaitveloutée,avec
unsoupçondefraîcheurévoquantlesfeuillesd’automne.
–TuasditquemasœuravaitépouséSable?reprit-il.
–J’ensuismêmecertaineàl’heurequ’ilest.
Perrysetournaversleschariots.D’unecertainemanière,ilavaittoujourseul’impressionque
Livlui«appartenait».LeurpèreavaitpréparéVale,l’aîné,àdevenirSeigneurdesang,maisPerry
et Liv avaient grandi livrés à eux-mêmes. Il n’en croyait pas ses oreilles. Elle appartenait à
quelqu’un d’autre, désormais. Liv, toujours prompte à rire aux éclats, à semettre en colère, à
pardonner.Liv,quinefaisaitrienàmoitiéettoutàfond,étaitmariée.
Mêmes’ilavaitfiniparseconvaincrequeLivdevraittôtoutardaccomplirsondevoirenversles
Littorans en épousant Sable, il n’aurait jamais cru qu’elle s’y résoudrait. Liv s’était toujours
montréeimprévisible,maisc’étaitlaplusgrandesurprisequ’elleluiavaitjamaisfaite.Elles’était
enfuie,avaitdisparu,puisfiniparaccomplircequ’onattendaitd’elledepuisledébut.
Perry sentit une boule au creux de son ventre lorsqu’il songea à Roar. Comment son ami
réagirait-ilenapprenantlanouvelle?
–Alors?ditKirra,l’arrachantàsespensées.Ilsefaittard.Ondécharge?
Perrysepassaunemainsurlementonethochalatête.
Livétaitmariée.Iln’ypouvaitplusrien,désormais.
24
ARIA
Le soir, on escorta Aria et Roar jusqu’à une vaste salle à manger éclairée aux bougies.
L’argenteriemiroitaitsurlalonguetable.Ensoncentre,unenchevêtrementderoncesdécoratives
jaillissantd’unénormevaseprojetaitdesombresarachnéennesauplafond.D’uncôtédelapièce,
des portes s’ouvraient sur un balcon. Des tentures couleur rouille ondoyaient dans la brise et
laissaiententrevoirdesfragmentsdecieloùbouillonnaitl’Éther.
Àpeineentrédanslapièce,Roarregardaautourdelui.
–OùestLiv?demanda-t-il.
Sableselevadetable.Cettefois,ilarboraitsachaînedeSeigneurdesang:unsuperbecollier
constellédesaphirsquiétincelaientsursachemisegrisanthracite.Lachaînelemétamorphosait,
rehaussantlebleudesesyeuxetsoulignantl’assurancedesonsourire.Ariasedemandacomment
elleavaitpuseméprendreàcepointen le jugeantbanal.Ilportaitcetattributdepouvoiravec
aisanceetnaturel,commes’ilincarnaitlepouvoirlui-même.Perryneluiavaitjamaisdonnécette
impression.
–Livseraenretard,réponditSable.Elleaimemefairepatienter.
–Peut-êtrequ’ellet’évite,ditRoarentresesdents.
Sableesquissaunlégersourire.
– Je suis contentque tu sois là.Liv seraheureusequ’unde ses amisd’enfance assiste ànotre
mariage.
–Ellet’aditqu’onétaitamis?répliquaRoard’unairnarquois.
Endépitdesmisesengarded’Aria,ilsemblaitdécidéàprovoquersonhôte.
Sableluiréponditavecdouceur,maisdanslefonddesesyeuxperçaitunéclairdecruauté.
–C’estcequ’ellem’adit,eneffet.Jen’inventerien.
Unepetitebrisesouffladans lapièce.Ellesoulevauncoinde lanappeetrenversaunverreà
piedenétain,quitombasurlesoldansunfracasmétallique.NiSableniRoarnebronchèrent.
Ariatentadefairediversionens’approchantdubalconàlahâte.
–J’ail’impressionquel’oragevabientôtéclater,observa-t-elle.
Sablelasuivit.Lestratagèmeavaitfonctionné.
Alorsqu’ellepassaitderrièrelestentures,leventagitasescheveux.Ellecroisalesbraspourse
protégerdufroidets’approchadumuretquibordaitlebalcon.Quelquesétagesplusbas,lafaçade
robuste de la forteresse plongeait dans la SnakeRiver.La surface du cours d’eau réverbérait la
lumièredel’Éther.
Sablevintseposterauxcôtésd’Ariaetcontemplaleciel.
–Deloin,c’estsuperbeàregarder,n’est-cepas?
Les flux bleutés s’enroulaient sur eux-mêmes, adoptant des formes fuselées qui tournoyaient
avecviolence.Bientôt,lesvortexfrapperaientlesol.
–Êtreendessous,c’estautrechose,enchaîna-t-il.
Puis,laregardantattentivement,ill’interrogea:
–Tut’esdéjàtrouvéesousunetempête?
–Oui.
–C’estbiencequejepensais.J’aiflairétapeur,maisjepeuxmetromper.Peut-êtrecrains-tu
autrechose.As-tupeurduvide,Aria?Lachuteseraitvertigineusedepuiscebalcon…
Unfrissonlaparcourut,maiselleluiréponditd’untonposé:
–Non,jen’aipaspeurduvide.
Sablesourit.
–Çanem’étonnepas.TuasditquetuvenaisduterritoiredesLittorans?
Illapressaitdequestions,flairaitseshumeursetcherchaitsesfaiblesses.
–Eneffet.
–MaistuneconnaissaispasLiv.
–Non.
Il ladévisagea ànouveau intensément.Aria avait l’impressiondevoir lespenséesde sonhôte
cheminerdanssatête ;sacuriosités’aiguisaitàmesurequ’il lasondait.Cettesensationdevenait
difficilementtolérable,quandlavoixdeLivtroublalesilence.Sabletressaillitlégèrementmaisne
réagitpasàl’appel.
–OùestSable?demandaLivàRoar.
Aria l’aperçut entredeux tentures.Elle lui parutdifférentede la fille qu’elle avait vue à leur
arrivée. Sa robe de déesse grecque brun orangé soulignait son teint hâlé. Elle avait noué une
cordelièreverteautourdesatailleetrelevésonépaissecrinièreblonde.
–Qu’est-cequit’estarrivé?l’interrogeaRoar.
–Jen’aitoujourspascompriscommentnouercetteceinture,répondit-elled’untondésinvolte.
–Jeneparlaispasdeça.
–Jesais.
–Alors,pourquoitu…
–Roar,arrête,lecoupa-t-ellesèchement.
Elleallas’asseoiràlatable.Roarlasuivitets’accroupitauprèsd’elle.
–Tuasdécidédem’ignorer,c’estça?Tuvastecomportercommes’iln’yavaitrienentrenous
?
Ilavaitbaissélavoix,maisArianeperdaitpasunemiettedecequ’ildisait.Lasalleenpierre,
telleunescènedethéâtre,amplifiaitlessonsetlesportaitversl’extérieur.EllesedemandasiSable
entendaitRoaraussidistinctementqu’elle.
–Olivia,qu’est-cequetufaisici?insistacedernier,d’unevoixpressante,passionnée.
–J’attendsqu’onnousserve,répondit-elle,leregardfixédevantelle.Etj’attendsqueSablenous
rejoigne.
Roar lâcha un juron et s’éloigna brusquement de Liv, comme si elle l’avait explicitement
repoussé.
Auxcôtésd’Aria,Sableritsouscape.
–Onrentre?luisuggéra-t-il.
Ilécartalatenture,sedirigeaversLivetl’embrassasurleslèvres.
–Tuesmagnifique,luimurmura-t-ilavantdeseredresser.
Lesjouesdelajeunefemmes’empourprèrent.
–Tumegênes.
–Pourquoi?dit-ilenprenantplaceàsescôtés.
IllorgnaRoard’unœilamusé.
–Jeseraisétonnéquequiconquedanscettesallemedésapprouve.
Aria avait l’estomacnoué.Roar semblait prêt à sauter à la gorgedeSablepour lemettre en
pièces.Lecœurbattantàtoutrompre,elleavisalessentinellespostéesdevantlaporte.Lesdeux
hommescroisèrentsonregard.Ilssurveillaienttout.
Lorsque Roar s’installa à côté d’elle, elle lui effleura le bras pour lui transmettre un bref
avertissement.Roar,resteavecmoi.Gardetoncalme…s’ilteplaît.
Àl’autreextrémitéde la table,SableetLivremarquèrentsongeste.Onnepouvaitconserver
aucun secret dans cette pièce. Tous les murmures s’entendaient. Le moindre changement
d’humeurseflairait.
Les yeux verts de Liv s’assombrirent. Était-ce de la jalousie ? Comment aurait-elle osé en
éprouver?ElleallaitépouserSable.Ellen’avaitaucundroitsurRoar.
Desserviteursapportèrentdesplateauxdejambonrôtiaccompagnédelégumes.Ariaavaitàla
foisfaimetenviedevomir.Elleseservitunmorceaudepain.
Ilscommencèrentàmangerdansunsilencegêné.Arianecessaitdelancerdescoupsd’œilfurtifs
surlamaindeRoar,crispéesursoncouteau.RoaretLivévitaientdeseregarder.Sableobservait
attentivementlascène.
–Perrya-t-ilappréciélesvictuaillesquenousluiavonsenvoyées?finitpardemanderLiv.
–L’autremoitiédelarançon?répliquaRoar,étonné.
–Celas’appelleunedot,corrigeaLivsèchement.
Puis,àl’intentiondeSable:
–Tul’asbienenvoyée?
–Commepromis,répondit-il.EtjesuissûrquelesLittoransl’ontreçue.Elleadûleurparvenir
après ledépartdetesamis.J’yaiaussienvoyéquarantedemesmeilleursguerriers.Ilsresteront
pouraidertonfrère,s’ilabesoind’eux.
Livledévisagea.
–Vraiment?
Sablesourit.
–Jesaisquetut’inquiètesàsonsujet.
Ariasentitsondernierespoirs’envoler.Lemarchéétaitconclu.LivappartenaitàSable.Ilne
manquait plus que la cérémonie dumariage pour sceller leur union.Une simple formalité, en
somme.
–Perryt’a-t-iltransmisunmessagepourmoi?s’enquitLiv.
Roarsecoualatête.
–Nousavonsdûpartirrapidement;iln’enapaseuletemps.Detoutemanière,jenesuispas
certainqu’ilauraiteuquelquechoseàdire.
–Pourquoi?Ilaperdusalangue?
–Ils’enveutpourcequiestarrivéàVale.
Elleserenfrogna.
– Je saiscequeValea fait. Jeconnaissaisparfaitementmon frère.Maisétais-ce sidifficilede
fairepasserunmessage?
–Jepourraisteretournerlaquestion.VoilàunanquePerryestsansnouvelledetoi.Peut-être
qu’ilavaitpeurdet’avoirperdue.Peut-êtrequ’ilpensaitquetul’avaisoublié.C’estlecas,Liv?
LivetRoarsedévisagèrent,imperturbables.Àl’évidence,iln’étaitplusquestiondePerry.Aria
eutl’impressionqu’ilsenavaientoubliéjusqu’àleurprésence,àSableetelle.
–Jetiensénormémentàlui,repritLiv.C’estmonfrère.Jeferaisn’importequoipourlui.
–Commec’esttouchant!ripostaRoarenselevantdetable.JesuissûrquePerryseraravide
l’entendre.
Ilquittalasallesansrienajouter.
RestéeseuleencompagniedeLivetSable,Ariasesentitsoudaindetrop.Leventavaitsoufflé
les chandelles de son côté de la table.Dans la semi-pénombre, la robe deLiv paraissait froide
commedel’argilerouge.Toutétaitgrisetglacé.
–Jevaisfairevenirtonfrère,ditSableenprenantlamaindeLiv.Onpeutrepousserlemariage
jusqu’àsonarrivée.Dis-moicequetusouhaites,etjeleferai.
Livesquissaunsourirehésitant.
–Jesuisdésolée…Jen’aipasfaim,dit-elleavantdequitterlapièceàsontour.
Arias’attendaitàcequeSable luiemboîte lepas,mais iln’enfitrien.Ilentamaunefigueen
regardantAria.
–JesaispourquoiRoarestici,dit-il.Maistoi,pourquoies-tuvenue?
Ils’exprimaitd’untondésinvolte,maissonregardétaitpénétrant.Ariaévalualadistancequila
séparaitdelaporte.Soninstinctluidictaitdepartirsur-le-champ.
Sable se pencha brusquement et lui saisit le poignet. De sa main libre, Aria s’empara d’un
couteausurlatable.Ellelaissalalamecontrelebois,setenantprêteàfrapperSableàlagorge.Il
faudraitquelecoupsoitmortel:contreunennemidesatrempe,ellen’avaitpasledroitàl’erreur.
Puisellesongeaquecegesteseraitstupide.ElleavaitbesoinqueSableresteenvie,etqu’ilparle.
Sable secoua la tête, un petit sourire aux lèvres. Ses yeux, transparents comme du verre au
centre,étaientcerclésdebleusombre.
–C’estinutile.Jeneteferaiaucunmal,saufsitum’yobliges.
Ilglissaunemainlelongdubrasd’Ariaetretroussalamanchedesachemise.Puisilfitcourir
unpoucesursapeau,lentement,maisfermement,toutenexaminantlademi-Marqueabîmée.Au
contactglacédesesdoigts,Ariasentitunfrissonluiparcourirledos.
Sableplantasonregarddanslesien.
–Tuesuneénigme,pasvrai?
Ariaavaitlagorgenouée.Lessonsalentoursefirentplusaigus:leclaquementdestenturesetle
courantde laSnakeRiver ; lespasquiapprochaientdans lecouloir…EllesedemandasiSable
pouvait se représenter exactement ses facultés auditives. S’il avait deviné les secrets de sa vie à
Rêverie et dans les Domaines, ainsi que de toutes les autres choses qu’elle aurait voulu lui
dissimuler.
Ungardeauxcheveuxblondfilasseentradanslasalle.
–Latempêteapproche,annonça-t-il.ElleaatteintRanger’sEdge.
Sableneluiprêtaaucuneattention.
–Qu’attends-tudemoi?reprit-il,d’unevoixgraveetmenaçante.
Arianepouvaitmentir.C’étaitimpossible.
–LeCalmeBleu.
Sable desserra son emprise. Il se renversa sur le dossier de son fauteuil en soupirant
profondément.
–Etmoiquipensaisquetuétaisunique,dit-ilsimplement.
Puisilselevaetquittalasalle.
Aria resta immobile de longues minutes, incapable de bouger. Depuis des mois, depuis son
bannissementdeRêverieenfait,ellen’avaitpaséprouvéunetellerépulsionàêtretouchée.Une
douleurtraversasonbras.Sablel’avaitserréeplusfortqu’ellenel’auraitcru.Ledoigtendolori,
elleserésignaàreposerlecouteauàcôtédel’assiettevide.
Etmaintenant,qu’allait-il sepasser ?Sable seméfieraitd’elle. Il la sonderait jusqu’à cequ’il
apprennetoutelavéritésursoncompte.Savieétaitendanger.Samissionétaitcompromise.Elle
soupiraetseleva,déterminéeàréussircoûtequecoûte.
Ariapassaentrelessentinellesquigardaientlaportepourregagnersachambre.Enchemin,elle
remarquad’autresgardespostésicietlà,etd’autresencore,quiarpentaientlescouloirs.Circuler
sanssefairevoirdanscetteforteresseseraitsansdoutedifficile,maispasimpossible.Ellesefigea
soudainenentendantlavoixdeSable.Illuisemblaittoutproche,maisellen’auraitpul’affirmer,
tantlessonsserépercutaientdefaçonétrangedanscedédaledecorridors.Elletenditl’oreilleet
l’écouta distribuer des ordres. Il faisait évacuer les faubourgs de Rim. Qui sait : peut-être la
tempêtel’inciterait-elleàévoquerleCalmeBleu,cesoir?
«Patience», songeaAria.Plus tard,ellesortiraitdiscrètementet tâcheraitdesurprendredes
bribesdeconversation.Enespérantquesaquêteseraitfructueuse…
Enouvrantlaportedesachambre,elledécouvritsanssurprisequequelqu’uns’ytrouvait.Mais
contretouteattente,ilnes’agissaitpasdeRoar.C’étaitLiv.
25
PEREGRINE
Ce soir-là, assis à la grande table,Perry s’émerveilla de voir défiler autant de victuailles.Du
jambonserviavecdesraisinssecs,doréscommeunleverdesoleil.Dupainauxnoixaccompagné
de chèvre chaud. Des carottes au beurre nappées de miel. Des fraises, des cerises. Un plateau
présentantsixsortesdefromages.DuvinouduLuisant,pourceuxquilesouhaitaient.Milleetun
arômesemplissaientlescuisinesetleréfectoire.Bientôt,latribuseraitdenouveaurationnée,mais
pourl’heure,onfestoyait.
Perry mangea jusqu’à ce que les cris de famine de son ventre ne soient plus qu’un lointain
souvenir,remplacésparlasensationréconfortanted’unestomacbienrempli.Chaquebouchéelui
rappelait le sacrifice queLiv avait accompli pour les Littorans. Lorsqu’il eut fini, il se leva et
contempla ceuxqui l’entouraient.Marronbeurrait une tanchedepain avec lemême soinqu’il
mettait dans tout ce qu’il entreprenait. Bear s’attaquait à la montagne d’aliments qui trônait
devantlui,tandisqueMollyfaisaitsauterRiversursesgenoux.HydeetGrenrivalisaientdebons
motspourattirerl’attentiondeBrooke,etTwigessayaitdésespérémentdemettresongraindesel
danslaconversation.
Quelquesheuresplustôt,Perry,installéàlamêmeplace,lesécoutaitsedéchaînercontrelui.
Willow,assiseàcôtédeCinder,luidonnauncoupdecoude.
–Regarde:iln’yapasunseulmorceaudepoisson.
–Tantmieux!Àforce,j’avaispeurqu’ilmepoussedesnageoires!
Willow éclata de rire et Perry l’imita en voyant Cinder rougir jusqu’aux oreilles sous son
bonnet.
À l’autreboutde la salle,Kirradînaitavecsongroupe :descompagnonsturbulentsauxrires
explosifs,quiparlaientenfaisantdegrandsgestes.LesyeuxdePerrynecessaientderevenirsurla
jeunefemme.Ilavaitprévudel’interroger,plustard,pourluidemanderdesnouvellesdesautres
territoires.Elle venait de celui desCornans ; peut-être aurait-elle aussi des informations sur le
CalmeBleu.
QuandKirraetsabandeeurentfinideserestaurer,ilspoussèrentleurstablescontrelesmurs
pourfaireplaceàceuxd’entreeuxquiétaientmusiciens.Guitaresettamboursentamèrentdesairs
entraînants.Labonnehumeurdugroupeétaitcommunicative.LesLittoranssejoignirentàeux
et,bientôt,lasalles’emplitdechantsetdedanses.
–Cindert’aparlédesonanniversaire?demandaWillowàPerry.
Cindersecoualatête,affolé.
–Willow,non…C’étaitjustepourrire.
– Eh bien, moi, je ne plaisantais pas, insista Willow. Cinder ne connaît pas la date de son
anniversaire,doncçapourraitêtren’importequeljour.Alors,pourquoipasaujourd’hui?Onest
déjàentraindefairelafête.
Perrycroisalesbras,seretenantderire.
–Aujourd’huimesemblelejouridéal.
–Peut-êtrequetupourraisdirequelquechose…Tusais,pourquecesoitofficiel?
–Biensûr,acceptaPerry.
IlregardaCinder.
–Quelâgeveux-tuavoir?
Cinderécarquillalesyeux.
–Jen’ensaisrien…
–Treizeans,çateva?
Cinderhaussalesépaulesetrougitdeplusbelle.L’émotionréchauffaitsonhumeur.
–D’accord,dit-il.
Cetévénementétaitbeaucoupplusimportantpourluiqu’ilnelelaissaitparaître,etc’étaitbien
normal.Ilméritaitd’avoirunâge.D’avoirunjouranniversaire,afindemarquerlesétapesdeson
existence.Perryregrettaitjustedenepasyavoirpenséplustôt.
– En ma qualité de Seigneur des Littorans, annonça-t-il solennellement, je déclare ce jour
commeétantceluidetonanniversaire.Félicitations!
UnsourireradieuxéclairalevisagedeCinder.
–Merci.
–Maintenant,tudoisdanser!décrétaWillow.
Sur ces mots, elle l’obligea à se lever, ignorant ses protestations plus ou moins sincères, et
l’entraînadanslafoule.
Lecœurléger,PerrysemitàcaresserFlea,toutenregardantlesgenss’amuser.Enplusdela
nourriture,Kirraavaitapportélesouvenirdejoursmeilleurs.Unetelleambianceauraitdûrégner
danslasallechaquejour.EtPerryauraitaimévoirplussouventlesLittoransaussijoyeux.
Il était tard quand la tribu se dispersa. Chacun regagna sa maison à contrecœur. Personne
n’avaitenviedevoirlasoirées’achever.Surlaplaceobscure,ReefpritPerryàpart.Autourd’eux,
leslanternesoscillaientdoucementdanslabriseocéane.
–Ilssontvingt-septhommesetonzefemmes,ditReef.IlyadixVigilesetcinqAudilesparmi
eux,ettusaisquelSenspossèdeKirra.Apparemment,ilssaventtousmanierunearme.
Perryavaitluiaussifaitceconstat.
–Çat’inquiète?
Reefsecoualatête.
–Non.Maisjevaismalgrétoutresterauxaguets,cesoir.
Perryhochalatête.IlfaisaitconfianceàReefpourgarderunœilsurlesnouveauxvenus.Ense
retournantpours’enaller,ilfaillitrenverserMolly.ElleluiannonçaqueMarronétaitsouffrant.
Unesimpleindigestion,sansdoute,maisildevraitprofiterdelanuitpoursereposer.Commeni
ReefniMarronn’étaientdisponibles,PerryrencontreraitKirraentêteàtête.Iltraversalaplace
pourrentrerchezlui.Sanss’expliquerpourquoi,ilsesentaitvaguementnerveux.
IlavaitàpeineregagnésamaisonqueKirravintfrapperàlaporte.Perryquittalefauteuiloùil
s’était installé, près de la cheminée, et l’invita à entrer. Kirra balaya la pièce du regard. Elle
semblaitsurprisedeletrouverseul.
–J’ailaisséquartierlibreàmongroupepourlanuit,dit-elle,enguised’entréeenmatière.
Perrys’approchadelatableetremplitdeuxgobeletsdeLuisant.Illuientenditun.
–Ilsprennentunreposbienmérité,j’ensuissûr.
Kirra prit la boisson, s’attabla en face de Perry et le regarda, un sourire dans les yeux. Elle
portaitunechemisemoulantedelacouleurdublé,dontlecolétaitunpeuplusdéboutonnéque
pendantlerepas.
–Onestarrivésaubonmoment,dit-elle.Tatribumouraitdefaim.
–C’estvrai,admitPerry.
Ilnepouvaitnierque lesLittoransétaientdansune situationdésespérée,mais iln’appréciait
guèrequ’uneétrangèreleluifasseremarquer.
–Quandcomptes-turetourneràRim?luidemanda-t-il.
Ilavaitdeviné,àsonaccentrocailleuxetàlabrusqueriedesespropos,queKirravenaitdusud.
Il n’avait pas besoin d’en savoir davantage sur elle. Il préférait obtenir des informations
susceptibles de lui être utiles. Il voulait également transmettre unmessage à sa sœur.Et savoir
commentelleseportait.
Kirraéclataderire.
–Tuasdéjàenviedemevoirpartir?Jesuisvexée,dit-elleavecunemoue.Sableveutqueje
reste.Nousresteronsaussilongtempsquevousaurezbesoindenous.
CetteaffirmationdésarçonnaPerry.Ilbutunegorgéeets’accordauninstantpourseressaisir,le
tempsqueleLuisantluiréchauffelagorge.Sableétaitréputépourêtreimpitoyableetlapériode
qu’ilstraversaientn’étaitpaspropiceàlagénérosité.Livavait-ellefaitpressionsurluipourqu’il
aidedavantagelesLittorans?Perrynedoutaitpasqu’elleenfûtcapable.Sasœuraussipouvaitse
montrerintraitable.
Ilreposasongobelet.
–Sableapeut-êtreenviequevousrestiez,maiscen’estpasluiquiprendlesdécisionsici.
–Biensûrquenon,admitKirra,mais jenevoispasenquoicelaposeproblème.Nousavons
apporténospropresprovisionset vous avezassezdeplacepournous loger.Sableest ton frère,
désormais.Considèrenotreaidecommeuncadeaudesapart.
Uncadeau?Del’aide?LamaindePerrysecrispasurlegobelet.
–Sablen’estpasmonfrère.
KirrabutunepetitegorgéedeLuisant.Sesyeuxpétillaientd’amusement.
– Je comprends que tu aies dumal à te faire à cette idée, puisque tu ne l’as jamais vu. En
revanche, les avantages de notre présence devraient te sauter aux yeux. J’ai avec moi les
combattantslesplusrobustesqu’onpuissetrouveretmeschevauxsontadmirablementdressés.Ils
ne craignent ni les orages, ni les attaques de pillards.Nous pourrions vous aider à protéger le
villageetvousn’auriezpasbesoindevousretrancherdansunecaverne.
Ainsi,Kirraavaiteuventdesesprojets.Mêmesic’étaitsonchoixetlameilleuresolutionqu’il
avait trouvée pourmettre les Littorans à l’abri, la honte embrasa le visage de Perry. Kirra se
penchaenavantetinspiraprofondément,sanslequitterduregard.Sesyeuxavaientlacouleurde
l’ambre…celle-làmêmequ’ilpercevaitdanssonhumeur.Ilsseflairaientmutuellement.
–J’aientenduparlerdetoi,déclara-t-elle.Onracontequetut’esintroduitdansuneCapsulede
SédentairesetquetuasvaincuunetribudeFreux.EtquetuesdoublementMarqué…Tuesaussi
unVigileettuvoisdanslenoir.
–Lesgensontlalanguebienpendue.Danstouscesbavardagesquetuasentendus,quelqu’una-
t-ilfaitallusionauCalmeBleu?MonfrèreSablet’a-t-ilditoùsesituaitcettecontrée?
–Lepaysdusoleilradieuxetdespapillons?répliqua-t-elle.Nemedispasquetulecherches
aussi.C’estunequêteinsensée.
–Tumetraitesdefou,Kirra?
Elle sourit.C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom. Il en prit conscience en
voyantsaréaction.
–Unfoupleind’espoir,précisa-t-elle.
Perryeutunpetitsourireencoin.
–Cesontlespires.
Puis,tentantdereprendrel’avantage:
–Tunecroispasàl’existenceduCalmeBleu?Tun’asdoncpasenviedevivre?
–Jevisencemomentmême.Cen’estpaslecielquimechassera.
Ilssedévisagèrentensilence.L’humeurdeKirraétaitfébrile.Ellesoutint leregarddePerry,
quisesentaitcommehappéparlesien.
–Tu es dans une situation précaire, reprit-elle enfin. Il n’y a rien demal à accepter un peu
d’aide.
Del’aide.Encorecemot.Perrysongeaqu’ilnesupporteraitpasdel’entendreunefoisdeplus.
–Jevaisréfléchiràtonoffre,dit-ilenselevant.Autrechose?
Kirralefixadanslesyeuxetbattitdescils.
–Désires-tuautrechose?murmura-t-elle.
L’allusionétaitonnepeutplusclaire.
Perrygagnalaporteetl’ouvrit,laissantpénétrerl’airdusoir.
–Bonnenuit,Kirra.
Elleselevaets’approcha.Puis,s’arrêtantàmoinsd’unpasdelui,ellelefixaets’imprégnade
sonhumeur.
Perry sentit une boule se former au creux de son ventre. Kirra avait affolé son pouls d’une
manièrequi lui était étrangèredepuisdes semaines.Elle s’en rendait compte, forcément : il ne
pouvaitrienfairepourlecacher.
–Dorsbien,PeregrinedesLittorans,lâcha-t-elle,avantdedisparaîtredanslanuit.
26
ARIA
–Qu’est-cequetufaislà,Liv?demandaAriaenentrantdanslapièce,incapablededissimuler
lacolèrequifiltraitdanssavoix.
Livselevadulit.
–JecherchaisRoar.Iln’étaitpasdanssachambre.
Elle avait détaché ses cheveux et sa robe, toute froissée, lui glissait sur l’épaule. Mais elle
paraissaitplusforteetsûred’ellequependantledîner.
Aria croisa les bras. La lumière vacillante de la lampe de chevet éclairait la pièce froide et
exiguë.
–Iln’estpaslànonplus,commetupeuxleconstater.
–Jevoudraisquetuluitransmettesunmessage…
–Pasquestion.Jeneluitransmettrairiendetapart.
Liveutunsourirenarquois.
–Quies-tu,aujuste?
–UneamiedeRoaretdePerry.
Aria semordit la lèvre, regrettant aussitôt d’avoir choisi cemot. «Amie» lui semblait bien
faiblepourdécrirelesliensquilesunissaient.Elleétaitbeaucoupplusquecela,pourtouslesdeux.
LevisagedeLivs’éclaira.
–Aah…tuesuneamiedePerry.J’auraisdûm’endouter.Tueseffectivementletypedefillequi
plaîtàmonfrère.
–Laisse-moi,maintenant.
Liveutunpetitrire,maisnebougeapas.
–Tuasl’airsurprise.Tunepensaisquandmêmepasêtrelapremièreàtomberamoureusede
lui.
Ariasentitlacolèreenflammersonvisage.
–Jesaisquejesuislaseuleàêtreensymbioseaveclui.
Livsefigea.Puiselles’approchadavantage,sesyeuxsondantAria.Lamarqueducoupqu’elle
avaitreçuàl’entraînementsefonditdanslarougeurdesesjoues.
–Situlefaissouffrir,jetetue,prévint-elled’unevoixclaire,dépourvued’émotion.
Cen’étaitpasunemenace,maisuneinformation.Unsimpleliendecauseàeffet.
–J’auraisvoulutedirelamêmechosetoutàl’heure.
– Tu ne sais rien, répliqua Liv. Dis à Roar qu’il doit s’en aller. Immédiatement. Avant le
mariage.Ilnepeutpasresterici.
–Commentpeux-tutecomporterainsi?ripostaAria,l’airfarouche.Ondiraitquesaprésence
t’incommode.
Son cœur saignaitquandelle se rappelait toutes les soiréesoùRoar lui avait parlédeLiv.À
l’écouter,elleétaitmerveilleuse.Maisenréalité,cettefilleétaithorrible.Égoïste.Grossière.
–Tut’esenfuie!Tul’asabandonné!Iltecherchedepuisunan.
–Tucroisquecelamefaitplaisird’êtreici?rétorquaLivendésignantlapièced’ungeste.Mon
frèreaîném’avendue!Ilm’aprivéedetoutcequejedésirais.
Elleeutunregardverslaporte,puiss’avançaencore.
–Tuveuxsavoircequej’ai faitpendantl’annéequivientdes’écouler?Jemesuisemployée,
jour après jour, àoublierRoar. J’ai tentéd’effacer le souvenirdumoindre sourire,dumoindre
baiser,de lamoindrebêtisequ’ilait jamaisditepourmefairerire. J’aienterré toutcela. Ilm’a
falluunanpourcesserdepenseràlui.Unanpourqu’ilnememanqueplus,etquejepuisseenfin
veniriciaffronterSable.
Livprituneinspirationavantdepoursuivre:
–Enrestantici,Roarvatoutgâcher.Jenesuispasassezforte.Commentveux-tuquejel’oublie,
s’ilestlà,devantmoi?Commentveux-tuquej’épouseSablesiRoaroccupetoutesmespensées?
Livavaitlesoufflecourtetleslarmesauxyeux.Ariasedéfenditdelaplaindre.Pasaprèstoutle
malqu’elleavaitfaitàRoar.
–Ilestvenuicipourteramener,Liv.Ilyaforcémentunmoyenpourquetupuissesretourner
chezlesLittorans.
–Retournerlà-bas?fitLivavecunpetitrireamer.Perrynepeutpasrembourserladot.Etje
nepeuxpas continuer à fuir. Je sais àquoi ressemble la vie là-bas. Je saisque lesLittoransont
besoind’aideetqueSablepeutlaleurfournir.Ilcontinueraàlesaidersionsemarie.Comment
pourrais-je échapper à mes responsabilités ? Comment pourrais-je m’enfuir, si cela signifie
condamneràlafaminemafamille,monpeuple,etprécipiterleurmort?
Arianesavaitquoi luirépondre.Ellepoussaunsoupiretse laissatombersur le lit,anéantie.
Derrièrelapetitefenêtre,leséclairsd’Étherzébraientleciel,baignantlapièced’unedoucelueur
bleutée.
La situation deLiv lui était désagréablement familière. Elle s’était tellement focalisée sur la
rechercheduCalmeBleu,afindefourniràHesslesinformationsqu’ilexigeaitenéchangedela
libérationdeTalon,qu’ellen’avaitpasprisletempsderéfléchiràcequ’elleferaitensuite.Yavait-
ilunepossibilitépourquePerryetelleviventensembleunjour?LesLittoransl’avaientrejetéeet
alleràRêverien’étaitpasenvisageable.Il luisemblaitquetout–et tout lemonde–s’acharnait
contreeux.
Ariachassacespenséeslugubres.S’inquiéterpourl’avenirneserviraitriendansl’immédiat.
–EtSable,danstoutça?demanda-t-elleenfrictionnantsonpoignetencoreendolori.
Livhaussalesépaules.
–Cen’estpasunmonstre…Jesais…c’estterribledepenserunechosepareilledel’hommeque
je vais épouser, mais ça se passemieux que prévu, avec lui. Je pensais le haïr, mais jeme suis
trompée.
Ellesemorditlalèvre,commesiellehésitaitàseconfierdavantage.Puisellerevints’asseoirsur
lelitàcôtéd’Aria.
–Quandjesuisarrivéeici,audébutduprintemps,ilétaitprêtàmelaisserrepartir.Ilm’adit
quejepouvaisalleroùjevoulais,maisque,puisquej’étaisenfinlà,nouspourrionsaussienprofiter
pour faireconnaissance.Quand ilm’a tenucespropos, j’ai cessédemesentirpriseaupiège. Je
n’avaisplusl’impressiond’êtreunobjetquipassaitdemainenmain.
Aria se demanda si Sable avait agi ainsi à dessein. Les Olfiles avaient la réputation d’être
manipulateurs.MaisLivs’enseraitprobablementrenducompte.
– Jene suispasdugenre à le flatter sans arrêt, continuaLiv, et je croisqu’il apprécie. Ilme
considèreunpeucommeundéfiàrelever.
Elletripotalacordelièrevertequiceinturaitsarobe.
–Etjel’attire.Iln’yaqu’àvoirl’humeurqu’ildégagequandj’entredansunepièce…Cen’est
paslegenredechosequ’onpeutsimuler.
Ariafixalaporte,alertéepardesbruitsdepasdanslecouloir.Elleattenditquelesilencesoit
retombépourreprendrelaparole.
–Ettoi,turessenslamêmechosepourlui?
–Non…cen’estpaspareil,réfléchitLiv,toutenformantunnœudcomplexeaveclesextrémités
desacordelière.Quandilm’embrasse,çamerendnerveuse,maisjecroisquec’estparcequec’est
unesensationnouvelle…Différente.
Ellecroisaleregardd’Aria.
–Jen’avaisjamaisembrassépersonne,àpartRoar,etc’est…
Ellefermalesyeuxetgrimaça.
–Voilàprécisémentlegenredechosesquejenepeuxpasmepermettre.Jenepeuxpasrester
assiselà,àmeremémorerletempspasséavecRoar,alorsquejedoisépouserunautrehommedans
quelquesjours.Ildoits’enaller.C’esttropdurpourmoi,etjenesupportepasdelevoirsouffrir,
ajouta-t-elleensecouantlatête.Jedétestemesentirfaibleàcausedelui.
Arias’adossaàlatêtedelitenferetsongeaàPerry.Elleserappelaladernièrenuitqu’ilsavaient
passée ensemble. Il était éreinté, couvert de bleus parce qu’il s’était battu à cause d’elle. Le
lendemain, ilavaitperduunepartiedesatribu.Arianes’étaitpassentiefaibleàcemoment-là.
Presquetroppuissante,aucontraire,commesichacundeseschoixrisquaitdelefairesouffrir.Or,
c’étaitladernièrechosequ’ellesouhaitait.
–Roarfinirapartournerlapage,repritLivd’unevoixcalme,teintéedetristesse.
Sesyeuxs’étaientadoucis.Ariadevinaqu’elleavaitflairésonhumeur.
–Ilm’oubliera…
–Tunepeuxpascroiresincèrementcequetudis.
Livsemordilladenouveaulalèvre.
–Non.Eneffet.
–Vas-tuluidirelavérité?Roarabesoindecomprendrecequetufais.Etdesavoirpourquoitu
lefais…
–Tupensesqueçapourraitl’aider?
–Non.Maistuluidoisuneexplication.
Livlafixaunlongmoment.
–D’accord.Jeluiparleraidemain.
Elles’installaplusconfortablementsurlelitettiralacouverturesursesjambes.Lerugissement
delatempêtes’insinuaitdanslapièceetuncourantd’airfroidpassaitsouslaporte.
–Maintenant,parlemoidemonfrère.
Uninstantplustôt,Livl’avaitmenacée.Àprésent,elleétaittoutprèsd’elle,détendue.Perdue
danssespensées.«Lefeuetlaglace»,songeaAria,ensedemandantsiLivétaitcapabled’adopter
uneattitudeplusneutre.
Aria tira surelle l’autrecôtéde lacouverture.Ladernière foisqu’elleavaitvuPerry, il était
meurtrietabandonnédepresquetous.Ycomprisd’elle-même.Penserqu’elleavaitcontribuéàsa
douleurluifaisaithorreur.
–Çan’apasétéfacilepourlui.
–Ilatantdechosesàfaire.Tellementderesponsabilités,ditLiv.Ildoitêtrefoudechagrinde
nepasavoirTalonauprèsdelui.
–C’estvrai.Maisnousallonsbientôtlerécupérer,réponditAria,avantdesemordrelalangue.
Livfronçalessourcilsetdardasesyeuxvertssurlevisaged’Aria.
–Tuviensd’où,aujuste?
Aria hésita. Elle pressentait que sa réponse façonnerait leur relation. Pouvait-elle prendre le
risquedediretoutelavéritéàLiv?Elleauraitaiméétablirunsentimentdeconfianceentreelles.
Là,aucœurdelanuit,danslaquiétudedesachambre,Ariadésiraitsimplementêtreelle-même.
Aussisejeta-t-elleàl’eau:
–JeviensdeRêverie.
Livbattitdespaupières.
–TuesuneSédentaire?
–Oui…Enfin,unedemi-Sédentaire.
Livsouritetémitunpetitgloussement.
–Commentunechosepareilleest-ellepossible?
Arias’allongeasurlecôtéetposalatêtesursonbras,imitantlaposturedeLiv.Elleluiexpliqua
alorscommentonl’avaitchasséedelaCapsuleàl’automne,etdansquellescirconstanceselleavait
rencontréPerry.ElleracontaégalementàLivl’accueilqu’onluiavaitréservéchezlesLittorans,
etluiexpliquapourquoielledevaittrouverleCalmeBleu,afindelibérerTalon.Quandelleeut
terminé,Livrestasilencieuse.Lessifflementsdesvortexd’Éthers’étaientdissipés.Rimavaitessuyé
leplusgrosdel’orage.
– J’aiparfoisentenduSable faireallusionauCalmeBleu, finitpardéclarerLiv, lespaupières
lourdesdesommeil.Ilsaitoùilsesitue.Nousallonstâcherdeledécouvrir,etrécupérerTalon.
«Nous. »Ce tout petitmot parut gigantesque à Aria. Elle en éprouva une sorte de frisson
apaisant,quil’ancrasolidementdanslaréalité.Livallaitl’aider.
Celle-cil’observaattentivement.
–Alors,tutemoquesdecequis’estpassédanslatribudesLittorans?D’avoirétéempoisonnée
?Tuvasrejoindremonfrère?
Ariahochalatête.
–Jenem’enmoquepas,maisjenepeuxpasenvisagerderesterloindelui.
Lesparolesd’unechansonmaintesfoisinterprétéeluirevinrentenmémoire.
–«L’amourestunoiseaurebellequenulnepeutapprivoiser…»,cita-t-elle.C’est tiréd’un
opéraappeléCarmen.
Livplissalesyeux.
–C’esttoil’oiseau,ouc’estmonfrère?
Ariasourit.
–Jecroisquel’oiseauestlelienquinousunit…Jeferaisn’importequoipourlui,ajouta-t-elle,
ensongeantquec’étaiteneffetaussisimplequeça.
LeregarddeLivseperditdanslevague.
–C’estunbondicton,admit-elleauboutd’unmoment.
Elleétouffaunbâillementetajouta:
–Jedormiraisbienici.Maisjeronfle…
–Reste.Ilyaassezdeplacepourdeuxdanscelit,sionnebougepastrop.
–Pasdeproblème.Detoutemanière,jen’aipasintérêtàbougersijeneveuxpasmeretrouver
étoufféeparcetterobe.
–Tuasmalnouélaceinture.J’aiportécegenredetenuedanslesDomaines.Jepeuxtemontrer
commentfaire,situveux.
–Inutile.Cetterobeestnulle.
Ariaéclataderire.
–N’importequoi.Elletevaàmerveille.OndiraitladéesseAthéna.
–Sansblague?fitLiv.
Elleseremitàbâilleretsespaupièressefermèrent.
–Jemesuisditqu’elleplairaitàRoar.Bon,c’estentendu.Demain,tumemontrerascomment
enfaireunerobedignedecenom…
Commeprévu,Livnetardapasàronfler.Maispastrèsfort.Unesortededouxronronnement
quifaisaitcontrepointausouffleduventetberçaAriajusqu’àcequ’elles’endormeàsontour.
27
PEREGRINE
–Qu’est-cequ’ellefabriquelà-haut?questionnaPerry.
Ils’arrêtasurlaplaceetcontemplaletoitdesamaison.LacheveluredeKirraavaitattiréson
regard comme un drapeau rouge claquant dans la brise.Un bruit demarteaux parvenait à ses
oreilles.
Il avait passé la matinée à la caverne avec Marron, afin d’examiner en détail le projet
d’aménagementdelapentemenantàlacrique.S’ilsparvenaientàélargirlesentierenzigzagqui
courait au flanc de la falaise, ils pourraient acheminer chariots et chevaux jusqu’en bas. Cette
solutionseraitbeaucouppratiquequ’unescalier,maisnécessitaitdavantagedemain-d’œuvre.
–Tun’espasaucourant?répliquaReefàsescôtés.
–Non.
Perrygravitl’échellejusqu’autoit.Kirra,campéeàunedizainedepasdelui,surveillaitdeuxde
seshommes,ForestetLark,quiarrachaientdes tuiles.Àmesurequ’il s’avançait,Perrysentit la
colère le gagner.Ce toit, plus encoreque le restede sademeure, était sondomaineprivé. Son
perchoir.
Kirrasetournaversluiensouriant.Elleposalesmainssurleshanchesetpenchalatêtedecôté.
–Bonjour,luilança-t-elle.J’aiaperçulabrècheauplafond,hiersoir.J’aidemandéàmesgarsde
s’enoccuper.
Elleavaitparléfort,soucieusequesavoixporteloin.SeshommesdétaillèrentPerrydelatête
auxpieds.Ilsavaientdéjàretiréplusieurstuiles,souslesquellesonapercevaitlesliteaux.Perryse
doutait qu’une dizaine d’Audiles présents sur la place avaient entendu la remarque deKirra. Il
savaitdéjàcequelatribupenserait.Toutlemondeconnaissaitl’existencedecettebrèche.
Il inspira profondément, s’efforçant de dominer sa colère. Kirra réparait quelque chose qui
n’avaitpasbesoindel’être.D’aussiloinqu’ils’ensouvienne,Perryavaittoujoursregardél’Éther
parcetteouverturedansletoit.Hélas,ilétaittroptardpourmettreuntermeauxtravaux.Sile
trou d’origine ne mesurait que quelques centimètres, celui-ci, large d’une bonne trentaine,
dévoilaitlespoutresdelasoupente.Perryapercevaitsescouverturesautravers.
–Bearm’aaussiparléd’autrespetitesréparationsdontonpourraitsecharger,pendantqu’ony
est,ajoutaKirra.
–Viensfaireuntouravecmoi,luisuggéraPerry.
–Avecgrandplaisir.
L’intonationdesavoix,sucréecommedunectar,luitapaitsurlesnerfs.
Alorsqu’ildescendaitl’échelle,puistraversaitlaplaceavecKirra,Perrysentaittouslesregards
braquéssureux.Ilchoisitd’emprunterlecheminduport,sachantqu’ilseraitdésert.Lespêcheurs
nerevenaientjamaisd’aussibonneheure.
–Jepensaisterendreservice,commençaKirralorsqu’ilss’arrêtèrentsurlajetée.
–Situveuxdutravail, tut’adressesàmoi,pasàBear,grommela-t-il,agacéqu’elleaitpris la
parolelapremière.
–J’aiessayé,maisimpossibledetetrouver.
Ellehaussaunsourciletajouta:
–Dois-jecomprendrequetuasenviequ’onreste?
PerryyavaitréfléchitoutelamatinéeenécoutantMarronluifairelalistedestravauxàréaliser
danslacaverne.Ilnevoyaitaucuneraisondechasserungroupedegensvalides.S’ilnesetrompait
pasausujetdel’Éther,ilsn’avaientguèredetempsdevanteux.
–Oui,répondit-il.Jeveuxquevousrestiez.
Kirra,surprise,écarquillalesyeux,maisseressaisitaussitôt.
–Jepensaisquetuseraisplusdifficileàconvaincre.Çanem’auraitpasdérangée,dureste.
Ellelecharmaitparsesparoles,maissonhumeurétaitdifficileàdéfinir:unsinguliermélange
dechaudetdefroid.D’amertumeetdedouceur.
Elleramenaunemèchederrièresonoreilleetsemitàrire.
–Tumerendsnerveuse,àmedévisageraveccesyeux-là.
–Cesontlesseulsquejepossède.
–Jenevoulaispasdirequ’ilsnemeplaisentpas.
–Jesaistrèsbiencequetuvoulaisdire.
Ellechangealégèrementdeposition;sonhumeurseréchauffait.
–Biensûr,dit-elle.
EllepromenasonregardsurlapoitrinedePerry,puissurlachaînequ’ilportaitautourducou.
Son attirance pour lui n’était pas feinte – inutile de se voiler la face –, mais il ne pouvait
s’empêcherdepenserqu’elletentaitdelepiéger.
–Alors?Oùveux-tuqu’ontravaille?demanda-t-elle.
–Finissezletoit.Demain,jevousmontrerailacaverne.
Surcesmots,ilpivotapours’enaller.
Kirraluieffleurasonbras,leclouantsurplace.Perrysentitl’adrénalineaffluerdanssesveines.
–Perry,ceseraitplussimplesionpouvaittrouverunmoyendes’entendre.
–C’estfait,dit-ilavantdes’éloigner.
Audîner,legroupedeKirrasemontraaussienjouéquelaveille.Lesdeuxhommesquiavaient
réparéletoitdePerry,LarketForest,venaientduSudprofond,commeKirra.Ilsamusaientla
galerie à grand renfort de blagues et d’anecdotes, en rivalisant d’humour.À la fin du repas, les
Littoransenredemandaient.
Kirras’intégraitàmerveilledans latribu.PerrylaregardaéclaterderireavecGrenetTwig,
puis plus tard avecBrooke.Elle passamêmequelque temps à discuter avec leVieuxWill, qui
rougissaitsoussabarbeblanche.
Perry ne s’étonnait pas que les Littorans l’aient aussi rapidement acceptée. Ils devaient être
soulagésdel’avoirparmieux,etlui-mêmeauraitsouhaitépartagerleursentiment.Hélas,toutce
qu’elle disait, tout ce qu’elle accomplissait lui semblait dirigé contre lui. Comme s’il s’était
soudaintransforméencible.
Bearfitsonapparitionalorsqueleréfectoires’étaitpresqueentièrementvidé.Ils’assitenface
dePerryetsemitàtordrenerveusementsesgrossesmains.
–Est-cequ’onpeutdiscuter,Perry?
Surprisparlagravitédesavoix,l’intéresséseredressa.
–Biensûr.Quesepasse-t-il?
Bearsoupiraetcroisalesdoigts.
–Onestquelques-unsà s’êtreconcertés, etonneveutpas s’installerdans la caverne.Onn’a
aucuneraisond’yallermaintenant.Onadelanourriture–assezpournousremettresurpied–et
legroupedeKirraestprêtànousaiderànousdéfendre.C’esttoutcequ’ilnousmanquait.
Perrysentitsonestomacsenouer.Bearavaitdéjàremisenquestionsesdécisionsparlepassé,
maiscettefois,c’étaitdifférent.Ilyavaitautrechosedeplusimportant.Ils’éclaircitlavoix.
– Je ne vais pas changermon plan. J’ai fait le serment d’agir pour le bien de la tribu.C’est
exactementceàquoijem’applique.
–Jecomprends,ditBear.Jeneveuxpasallercontretadécision.Aucundenousnelesouhaite.
Ilfronçasesépaissourcilsetseleva.
–Désolé,Perry.Jevoulaisjustequetulesaches.
Plustard,Perryétaitchezlui,assisàtableencompagniedeMarronetdeReef,pendantquele
restedesSixjouaientauxdés.Aprèsunenouvellesoiréedeconcertetdedistractions,tousétaient
d’excellentehumeur,etrassasiés.
Perrylesécoutaitdistraitement,tandisquelabouteilledeLuisantcirculaitentreeux.Sonbref
échangeavecBearl’avaitmismalàl’aise.SiledépartdeWylanl’avaitblessé,ilsouffriraitencore
davantagedevoirBearsedressercontrelui.Ill’appréciaitetlerespectait.C’étaitbienplusdurde
décevoirunami.
Perry tripota la chaîne autour de son cou. La loyauté lui paraissait soudain bien fragile. Il
n’auraitjamaiscruêtrecontraintdelareconquériraujourlejour.Sanspourautantpardonnerà
son frère,Perry commençait àmesurer la pression queVale avait subie, et qui l’avait poussé à
vendreTalonetClara.Ilavaitchoisidesacrifierdeuxpersonnespourlebiendelacommunauté.
Perrytentades’imaginerentraindecéderWillowauxSédentaires,enéchangedesolutionsàses
problèmes.Cetteseuleidéeluidonnaitlanausée.
–Bonsang,encorelesyeuxdeserpent!s’énervaStragglerenretournantlegobeletquirévéla
deux«1».
–Strag,jenepensaispasqu’onpouvaitêtreaussimalchanceuxquetoi,ricanaHyde.
–Ilasipeudechancequ’ilendeviendraitpresquechanceux,ajoutaGren.Commes’ilavaitune
chanceinversée.
–Sabeautéaussiestinversée,renchéritHyde.
–Continueetjevaistecolleruncoupinversé!lançaStragàsonfrère.
–C’esttonintelligencequis’inverse,mongars.Çaveutdirequetuvastefrappertoi-même.
AuprèsdePerry,MarronprenaitdesnotessurleregistredeVale,unsourirepaisibleauxlèvres.
Ils’efforçaitdeconcevoirunsystèmedefourneauxportatifsquileurprocureraientàlafoischaleur
etlumièredanslacaverne.Perrynecessaitdes’émerveillerdel’ingéniositédesonami.
Reefserenversasursonsiègeencroisantlesbras,lespaupièreslourdes.Ignorantlesjoueursde
dés,PerryluiconfiacequeBearluiavaitdit.Reefsegrattalefrontetbalançasesnattesenarrière.
–C’estàcausedeKirra,affirma-t-il.Elleafaitévoluerleschoses,auvillage.
Kirran’étaitpasl’uniqueresponsable,songeaPerry.C’étaitaussiàcausedeLiv.Enépousant
Sable,elleavaitoffertauxLittorans lapossibilitéde subsister. Il sedemandasielleavaitappris
dansquellesituationcritiqueilssetrouvaientetéprouvaunvifpincementaucœur.Sasœurlui
manquait.Illuiétaitreconnaissant,mêmes’ildéploraitlesacrificequ’elleavaitdûfaire.Livavait
une nouvelle vie, désormais. Un nouveau foyer. Quand la reverrait-il ? Dépité, il s’efforça de
chassercespenséesdesonesprit.
–Alorstuesd’accordavecBear?demanda-t-ilàReef.Tupensesqu’ondevraitresterici?
–Jel’approuve,oui,maisjetesuivrais.
Dumenton,Reefdésignaleurscompagnonsautourdelatable,avantd’ajouter:
–Ontesuivratous.
Perrycrutdéfaillir.Ilavaitleursoutien,certes,maissurleseulfondementdeleurfidélité.Sur
une promesse qu’ils lui avaient faite des mois plus tôt, un genou à terre. Ils le suivaient
aveuglément, même s’ils ne percevaient aucune sagesse dans son raisonnement. Cela ne lui
semblaitpasnormal.Ilauraitpréféréquelessienslesuiventparcequ’ilsavaientconfianceenlui.
–Moi,jesuisd’accordavectoi,intervintMarrondesavoixposée.Çavautcequeçavaut…
Perry le remercia d’un hochement de tête. En l’occurrence, l’approbation de Marron
représentaitbeaucouppourlui.
–Ettoi,Per?s’enquitStraggler.Tupensestoujoursqu’ondoitdéménager?
Perryposalesbrassurlatable.
– Oui. Kirra nous a apporté du ravitaillement et des combattants, mais elle n’a pas vaincu
l’Éther.Etnousdevonsnous tenir prêts.Pour autant que je sache, elle pourrait rassembler ses
affairesets’enallerdemainavecsongroupe.
Lapartiededéss’arrêtanet,tandisqu’unsilencegênés’installaitdanslapièce.Perryregretta
aussitôtsespropos.Àprésent,ildevaitpasserpourunêtreparanoïaque,quicraignaitdevoirtout
lemondes’enfuir.
IlfutsoulagéquandCinderbrisalesilenceencriantdepuislegrenier:
–Moinonplus,jen’aimepasKirra!
–Parcequ’ellearéparéletoit?
Cinderpassalatêteparlatrappe,entenantsonbonnetpouréviterqu’ilnetombe.
–Non.Jenel’aimepas,c’esttout.
Perrys’endoutait.L’adolescentsavaitquelesOlfilespouvaientflairerl’Étherenlui.Celadit,
avecl’odeurpiquantequiflottaitenpermanencedansl’airdepuisquelquetemps,Cindern’avait
rienàcraindredeKirra.
Twiglevalesyeuxaucieletagitalesdésdanslegobelet.
–Cegossen’aimepersonne.
Grenluidonnauncoupdecoude.
–Tutetrompes.IlaimebienWillow…Pasvrai,Cinder?Ettupeuxcauser,toi,l’embrasseur
decrapaud!
Alorsquelessixhommessechamaillaient,Marronrefermaleregistreetseleva.Avantdepartir,
ilsepenchaversPerryetluiglissa:
–Leschefsdoiventyvoirclairdanslesténèbres,Peregrine.Etc’estdéjàtoncas.
Uneheureplustard,Perrys’étiraetselevadetable.Lamaisonétaitpaisible,maisdehors,le
vents’étaitlevé.Ilperçutsonsifflementsourdetvitlesbraisesrougeoyerdansl’âtre,prêtesàse
ranimer.
Il leva les yeux vers la soupente et chercha en vain la brèche qui n’existait plus. Le pied de
Cinder dépassait de la trappe ; le garçon remuait dans son sommeil.Perry enjambaHayden et
Stragglerallongésparterre,etentradanslachambredeVale.
Lapièceétaitplusfraîcheetplussombre.C’étaitridiculedenepasl’occuper,alorsquel’autre
étaitbondée.Pourtant,ilnepouvaits’yrésoudre.Iln’avaitjamaissupportédesetrouverentreces
murs.Samère,puisMilaétaientmortesdanscettechambre.Àvraidire,elleneluiévoquaitqu’un
seulbonsouvenir.
Perrys’allongeasurlelit,soupiraetcontemplalessolivesduplafond.Ilavaitprisl’habituded’y
résister,maispourunefois,ilcédaàlafascinationdusouveniretseremémoraAriadanssesbras,
justeavantlaCérémonieduMarquage.Ilavaitdevinéqu’elleavaitsoignéButter, la jument,car
elle sentait le cheval. Elle avait éclaté de rire en lui rétorquant que décidément, rien ne lui
échappait.Etilavaitrépondu:«Si.Toi,toutletemps.»
Laréponsedemeuraitinchangée.Ilavaitbeaus’interdired’ypenser,Arialuiavaitéchappéune
foisdeplus.Etelleluimanquait.Toujours.
28
ARIA
Liv effleura la soie ivoire de sa robe demariée. Sesmèches blondes emmêlées tombaient en
cascadesursesépaulesetsesyeuxétaientbouffisdesommeil.
–Commenttulatrouves?demanda-t-elle.Ellemevabien?
Ariaétaitavecelledanssachambre:unevastepiècedotéed’unbalcon,commelasalleàmanger
delaveille,situéequelquesportesplusloin,danslemêmecouloir.Unfeucrépitaitdansunelarge
cheminéedepierre,etd’épaissespeauxdebêtesrecouvraientleplancher.
Assisesurlelitdouillet,lajeunefilleregardaitunematroneépinglerl’ourletdelarobedeLiv.
Fatiguée,ellesongeaqu’elleetLivauraientmieuxfaitdes’endormirici,plutôtquesursonlità
elle.Unefraîchebrisematinales’infiltraitdanslapièce,chargéed’uneodeurdefumée.Unvestige
delatempêtedelaveille.
–Mieuxquebien,répondit-elle.
LeslignesépuréesdelarobemettaientenvaleurlasilhouettesveltedeLivetaccentuaientsa
beauténaturelle.Elleétaitéblouissante.Ettendue.Depuisqu’elleavaitenfilélarobe,unedemi-
heureplustôt,lajeunefemmenecessaitdetapotersesjambesduboutdesdoigts.
–Tiens-toitranquilleoujevaistepiquer,s’agaçalacouturière.
Savoixs’échappaitassourdiedeseslèvrespincées,hérisséesd’épingles.
–Tuparlesd’unemenace,Rena.Tum’asdéjàpiquéeunedizainedefois,répliquaLiv.
–Parcequetugigotescommeuneanguille.Tiens-toitranquille,àlafin!
Livlevalesyeuxauciel.
–Jetebalanceàlarivièredèsquetuaurasterminé.
–D’icilà,jem’yseraisûrementjetéemoi-même,majolie!
Livplaisantait,maiselleblêmissaitàvued’œil.Ariacomprenaitsonmalaise.Dansdeuxjours,
elledevraitsemarier.S’unirdéfinitivementàquelqu’unqu’ellen’aimaitpas.ÀSable.
Ellejetauncoupd’œilverslaporte.L’angoisseluinouaitl’estomac.Roarn’avaitpasréapparu
depuisqu’ilavaitquittélatable,laveilleausoir.
Deséclatsdevoixrésonnèrentdanslecouloir.Ariacommençaitàserepérerdansledédaledes
corridors.LachambredeSableétaittouteproche.Depuisqu’illasavaitàlarechercheduCalme
Bleu, son hôte devait l’avoir à l’œil, aussi aurait-elle toutes les peines du monde à glaner des
informations.Qu’importe:elletenteraittoutdemêmesachanceplustard.
–Tuterappellescequetudisaishiersoir,àproposdecetoiseaurebelle?repritsoudainLiv.
Ehbien,jesuisd’accordavectoi.
Ariaseredressa.
–Vraiment?
Livhochalatête.
–Ilestindomptable…Tupensesquejem’yprendstroptard?
TroptardpourdireàRoarqu’ellel’aimait?Ariafaillitlâcherunéclatderiredepurbonheur.
–Non,iln’estjamaistroptard,àmonavis.
Pendant lesdixminutesquisuivirent,alorsque lacouturièreachevaitsontravail,Ariagigota
autantqueLiv, s’efforçantderéprimer le sourirequi s’obstinait sur ses lèvres.LorsqueRena se
retira,leslaissantenfinseules,Ariaselevad’unbondetrejoignitLiv.
–Tuessûredetoi?
–Oui.Roarreprésentelaseulechosedontj’aitoujoursétésûre.Aide-moiàretirercettefichue
robe.Ilfautquejeleretrouve.
Enquelquessecondes,elletroqualatoilettecontreunpantalonmarronusé,desbottesdecuir
etunechemiseblancheàmancheslongues.Elleentortillasescheveuxsursanuqueenunchignon
improviséetpassasursonépaulelefourreauquicontenaitsonépée.
La chambre de Roar était vide, de même que celle d’Aria. Discrètement, Liv interrogea
quelquesgardes,maisaucunn’avaitvuRoar.
–Oùest-il,àtonavis?s’enquitAria,tandisqueLivl’entraînaitdansledédaledescouloirs.
–J’aimapetiteidée,réponditlajeunefemmeensouriant.
Lesoreilles d’Aria semirent à bourdonnerquand elles sortirentpour s’engagerdans les rues
sombresdelacité.Elleespéraqu’ellepourraitcollecterdesrenseignementsenchemin.
Lesgensqu’ellescroisaientreconnaissaientLivetlasaluaient.C’étaitunfaitqu’avecsastature,
ellepassaitdifficilementinaperçue.Dansquelquesjours,elledeviendraitl’épousedeleurchef,une
femmepuissante,etc’étaitlaraisondeleuradmiration.Ariasedemandaitcequ’elleressentiraità
saplace.Elle-mêmeaspiraitàsetenirauxcôtésdePerry,fortedesonidentité,etacceptéetelle
qu’elleétait.
Tout lemondeparlaitde la tempêtede laveille.Leschamps situésau suddeRimbrûlaient
encore et les gens s’interrogeaient sur les mesures que Sable allait prendre. Aria se posait des
questions,elleaussi.Silesterresdesonhôtebrûlaient,s’ilsubissaitcommelesautreslesravagesde
l’Éther,pourquoin’était-ilpasencorepartipourleCalmeBleu?Qu’attendait-il?
– À combien de personnes s’élève la population des Cornans ? demanda-t-elle à Liv, alors
qu’ellessefrayaientunchemindanslesalléesd’unmarchégrouillantdemonde.
–Ilssontdesmilliersdanslacitéetdavantageencoreauxconfinsduterritoire.Sablegouverne
aussidescolonies.Ilveuttoujourspossédercequisefaitdemieux,etenabondance.
LivregardaAriaethaussalégèrementlesépaules,commepours’excuserd’avancedecequ’elle
allaitajouter:
–C’estpourquoi iln’aimepas lesSédentaires. Ilnepeutpasachetervosvillesetcela lerend
furieux.Ildétestetoutcequ’ilnepeutpasavoir.
Cette explication parut à Aria plus vraisemblable que la théorie de Wylan, évoquant une
querelleancestrale.Sonespritentraaussitôtenébullition.CommentSablecomptait-ildéplacer
lesmilliersdemembresdesatribuvers leCalmeBleu?Passeulementlesgens,d’ailleurs,mais
aussi lesprovisionsnécessaires. Ilsnedevraientpas trop se charger, afindegarder lepied léger
pour fuird’éventuelsoragesd’Éther.Cela luiparut soudainextrêmementcompliqué.Peut-être
était-cepourcelaqueSablen’avaitpasencoreréagi.
Livs’arrêtadevantuneportebranlante,àlapeinturerougeécaillée.Lebattantlaissaitfiltrerun
brouhahadeconversationsassourdies.
–SiRoarestquelquepart,c’estforcémentici,déclara-t-elle.
Ellepoussalaporteetentradansunesallemeubléedelonguestables,oùsemassaitunefoule
d’hommesetdefemmes.LeseffluvesmiellésduLuisantflottaientdansl’atmosphèreconfinée.
–Unetaverne.
Ariasecoualatête,maisfutbienforcéed’admettrequec’étaitunchoixjudicieux.Lapremière
foisqu’elleavaitvuRoar,ilavaitunebouteilledeLuisantàlamain.Etdepuiscejour,ellel’avait
vuboireàmaintesreprises.
Roarn’étaitpaslà.Ellesvisitèrentdeuxautrestavernesavantdeledénicher,attabléseuldansun
coinsombre.Iltressaillitetbaissalatêteenlesvoyant.
QuandArialerejoignit,ilétaittoujoursrecroquevillésurlui-même,lespoingssurlatable.Il
paraissaitbrisé.
Elles’assitenfacedeluietdéclarad’untonvolontairementnonchalant:
–Jemesuisfaitdusoucipourtoi.Jedétestemefairedusouci.
Roarlevasurelledesyeuxinjectésdesangetluiadressaunsourirefatigué.
–Désolé.
PuisildécochaunregardmeurtrieràLiv,quis’étaitassiseàcôtédelui.
–Tun’espascenséetemarier,toi?
LivréprimaunsourireetposaunemainsurcelledeRoar.Ilsursautaetvoulutlaretirer,mais
elle la serra fermement.Quelques secondes s’écoulèrent. Roar contempla lamain de Liv, puis
plantasonregarddanslesien.Sonexpressionpassadel’accablementàunejoieindicible.
Ariasedétourna,lagorgeserrée.Del’autrecôtéducomptoirchichementéclairé,unhommeau
teintcireuxcroisasonregardetlesoutintunpeutroplongtemps.Ilsétaientsurveillés.
–Liv…,fit-ellecalmement.
Liv retira samain,maisRoar ne broncha pas.Les veines de son cou saillaient et des larmes
brillaientdanssesyeux.Ilretenaitsonsouffle;s’efforçaitdegardersonsang-froid.
–Tuasfaillimetuer,murmura-t-ild’unevoixrauque.Jetedéteste,Liv.Jetedéteste.
SurlesterresdeSable,entourédeCornans,ilnepouvaitpasdireautrechose.
–Jesais,ditLiv.
Près du bar, une femme mûre à l’air revêche se mit à fixer Aria. Celle-ci eut soudain
l’impressionquetoutlemondelesépiait.
–Ilfautpartird’ici,chuchota-t-elle.
–Liv,tudoist’enaller,confirmaRoar.Toutdesuite.Tuasprisungrosrisqueenvenantici.
Sablevasavoircequetuéprouvesréellement.
Livsecoualatête.
–Ill’acomprisdèsl’instantoùtuesapparu.
Ariasepenchaverseux.
–Allons-y.
Unefractiondesecondeplustard,lesgardesdeSablefaisaientirruptiondanslasalle.
AriaetRoarfurentdépouillésdeleurscouteauxettraînésdeforceàtraverslesruesdelaville.
Voyantqu’onlestraitaitenprisonniers,Livsemitàhurleretfaillitdégainersonépée,maisles
gardesnecédèrentpas.Ilsnefaisaientqu’exécuterlesordresdeSable,répliquèrent-ils.
Aupieddelaforteresse,AriaéchangeaunregardinquietavecRoar.LivavaitaffirméqueSable
connaissait la nature de ses sentiments pour Roar et n’avait pas paru s’en inquiéter.Depuis le
début, leur union était arrangée ; ce n’était pas un mariage d’amour. Malgré tout, Aria ne
parvenaitpasàfairetairesonangoisse.
On leur fit traverser legrandhall– videet silencieuxàprésent–,puis ledédaledecouloirs,
jusqu’à la salle à manger aux tentures rouille. Assis à la table, Sable discutait avec un homme
qu’Aria avait déjà vu. Ce dernier arborait un manteau de guenilles où pendillaient cuillères,
anneauxetautresbabioles.Lesraresdentsqu’ilpossédaitencoreétaientdetravers.
L’individuluiétaitvaguementfamilier,commeunesilhouetteentrevuedansunrêve…ouun
cauchemar.Elleserappelasoudainqu’ellel’avaitaperçuaucoursdesaCérémoniedeMarquage.
C’étaitlecolporteurderagotsquisetrouvaitlàlesoiroùonl’avaitempoisonnéeetoùPerryavait
perduunepartiedesatribu.
Unepenséefulguranteluitraversal’esprit.
Cethommesavaitqu’elleétaituneSédentaire.
Lorsqu’ilvitAria,Sablereculasachaiseetseleva.Ildécochaunbrefregard,presqueindifférent,
àLivetRoar,avantdesefocalisersurelle.
–Navréd’avoirgâchétonplaisir,cetaprès-midi,Aria,dit-ilens’avançantverselle.Shade ici
présentvientàl’instantdemerapporterdesfaitsintéressantsteconcernant.Ilsembleraitquej’aie
finalementraison.Tuesvéritablementunique.
Lecœurd’Arias’affolaquandSables’arrêtadevantelle.Ellesesentitobligéedesoutenirson
regardbleuperçant.Lorsqu’ilrepritlaparole,sontonacerbeluidonnalachairdepoule.
–Es-tuvenuemesoutirerdesinformations,laSédentaire?
Arianevitqu’uneéchappatoire.Uneseulechances’offraitàelle.Elledevaitàtoutprixlasaisir.
–Non,rectifia-t-elle.Jesuisvenueteproposerunmarché.
29
PEREGRINE
–Jedétesteça,grommelaKirra.
Perrybutunegorgéed’eaudesagourdeenpeau,toutenlaregardants’épousseterlesmains.
–Tudétesteslesable?C’estlapremièrefoisquej’entendsquelqu’undireunechosepareille.
–Tutrouvesçaridicule?
Ilsecoualatête.
–Non.Plutôtinvraisemblable…commedétesterlesarbres.
Kirrasourit.
–Jen’airiencontrelesarbres.
Leurschevauxbroutaientlestouffesd’herbemarinequiparsemaientlesdunes.
IlsavaientpasséleplusclairdelajournéeavecMarron,quiavaitattribuédifférentestâchesaux
membres du groupe de Kirra. Perry avait ensuite montré à la jeune femme la frontière
septentrionaledesonterritoire, luisuggérantqu’ilpourraitaussifaireappelàseshommespour
monter la garde.À présent, ils faisaient une petite halte au bord de l’eau, avant de regagner le
village.
Perrysavaitqu’ilsnedevaientpass’attarder–unetempêtesepréparaitaunord–,maisilavait
enviedepasseruninstantencoredanslapeaud’unsimpleLittoran,oubliantmomentanémentses
responsabilitésdeSeigneurdesang.
Kirras’étaitmontréeplusfacileàvivredurantcettejournée.Etavectoutletravailqu’ilrestaità
accomplir, elle avait eu raisond’affirmerqu’ilsdevaient trouverunmoyende s’entendre.Perry
avaitdécidédeluilaissersachance.
Elleserenversaenarrière,appuyéesurlescoudes.
–L’endroitd’oùjeviensestpeuplédelacs.Ilssontplustranquilles,pluspropres.Etc’estplus
faciledeflairerlesodeurs,sanstoutceseldansl’air.
Perry songea qu’elle critiquait tout ce qu’il appréciait. Plus que tout, il aimait respirer les
odeursquiflottaientdansl’airhumidedel’océan.Maisenfin,c’étaitcequ’ilavaittoujoursconnu.
–Pourquoies-tupartie?
–Uneautretribunousachassésquandj’étaispetite.J’aigrandidanslescontréesfrontalières,
jusqu’àceque lesCornansnousaccueillent.Sableaétébonavecmoi. Ilmeconfie souventdes
missionscommecelle-ci.Celameplaît.Jepréfèrebouger,plutôtqued’êtrecoincéeàRim,dit-
elleensouriant.Maisassezparlédemoi…
Sonregards’attardasurlamaindePerry.
–D’oùviennentcescicatrices?
Perryfléchitlesdoigts.
–Jemesuisbrûlél’andernier.
–J’ail’impressionquec’étaitgrave.
–Eneffet.
Iln’avaitpasenvied’enparler.Cinderavaitembrasésamain.Arial’avaitpansée.Ilnesouhaitait
évoquernil’unnil’autredevantKirra.Lesilences’installaentreeux.Perrysetournaversl’océan
et contempla les éclairs d’Éther à l’horizon. Au large, les tempêtes sévissaient en permanence,
désormais.
–Quandjesuisarrivéeici,jen’avaisencorejamaisentenduparlerdecettefille–laSédentaire–,
repritKirra.
Perryrésistaàl’enviedechangerdesujet.
–Ilyavaitdoncaumoinsunechosequetuignoraissurmoncompte.
Elleinclinalatêtedecôté,commelui.
–J’ail’impressionquejel’aimanquéedepeu.Etsinousétionslamêmepersonne,elleetmoi?
Peut-êtrequejesuiscettefille,déguisée.
Perrynes’attendaitpasàça.Iléclataderire.
–Certainementpas.
–Ahbon?Pourtant,jepariequejeteconnaismieuxqu’elleneteconnaît.
–Çam’étonnerait,Kirra.
Ellehaussalessourcils.
–Vraiment?Voyonsvoir…Tut’inquiètespourtonpeuple,etc’estuneinquiétudeprofonde,
quidépasselasimpleresponsabilitéquiincombeauporteurdecettechaîne.Commesiveillersur
lesautresétaitfondamentalcheztoi.Sijedevaisémettreunehypothèse,jediraisquelaprotection
etlasécuritésontdeuxchosesquetun’asjamaisconnuestoi-même.
Perrys’obligeaàsoutenirsonregard.Ilnepouvaitluienvouloirdesavoircequ’ellesavait.Elle
étaitcommelui.C’était leurmanièreàeuxdecapter lesgens.Pénétreraucœurmêmedeleurs
émotions.Deleursvéritéslesplusprofondes.
–DeslienstrèsfortsterelientàMarronetàReef,poursuivit-elle,maisl’unedecesrelationsest
pluséprouvantequel’autre,pourtoi.
Kirradisaitvrai,une foisdeplus.Marronétaitunmentoretunégal.Alorsqueparfois,Reef
étaitdavantageunpère…UnrapportquePerryn’avaitjamaistrouvétrèssimple.
–Etpuis,ilyaCinder.Tun’espasensymbioseaveclui,maisilyaquelquechosedepuissant
entrevous.
Elles’interrompit,attendantuncommentairequinevintpas.Finalement,elleenchaîna:
–Cequiestvraimentintéressant,c’esttonhumeurenprésencedesfemmes.Manifestement,tu
es…
Perryétouffaunrire.
–Çasuffit,Kirra.J’enaiassezentendu.Situmeparlaisdetoi,maintenant?
–Queveux-tusavoirsurmoi?
Elle s’exprimait avec calme, mais son humeur s’était teintée d’un vert très vif, où miroitait
l’angoisse.
–Pendantdeuxjours,tuastentédem’attirerverstoi,maisaujourd’hui,cen’estpluslecas.
– Jechercherais toujoursà t’attirer si jepensaisavoirmeschances,avoua-t-elle toutnet, sans
s’excuser.Maissachequejesuisdésoléepourl’épreuvequetutraversesencemoment.
Ilavaitbeausavoirqu’elleleprovoquait,ilneputs’empêcherdesaisirlaballeaubond:
–L’épreuvequejetraverse?
–Lefaitd’avoirététrahipartonmeilleurami.
Perryladévisagea,interloqué.Ainsi,ellepensaitqu’AriaetRoarétaientuncoupleenfuite?Il
secoualatête.
–Tutetrompes,Kirra.Ilssontjusteamis.Ilsdevaienttouslesdeuxserendredanslenord.
–Ah…CommeilssontAudilestouslesdeuxetqu’ilssontpartissansteprévenir,j’aiimaginé
deschoses.Excuse-moi.Oubliecequej’aidit.
Elleportasonregardversleciel.
–C’estmenaçant…
Surcesmots,elleselevaets’époussetadenouveaulesmains.
–Viens.Onferaitmieuxderentrer.
Alors qu’ils chevauchaient vers le village, Perry s’efforça en vain de chasser les images
dérangeantesquinecessaientdesurgirdanssonesprit.
RoarsoulevantAriadanssesbras,cepremierjour,chezlui.
Roarenhautdeladune,semoquantdePerryquivenaitd’embrasserAria.«Moiaussi,çame
rendaitmalade.»
C’étaituneplaisanterie.Forcément.
AriaetRoar,entraindechanterdanslasalleàmanger,lesoirdel’oraged’Éther.Ilschantaient
àl’unisson,commeilsl’avaientfaitdesdizainesdefoisauparavant.
Perrysecoualatête.Ilsavaitcequ’Ariaéprouvaitpourlui,etcequ’elleéprouvaitpourRoar.
Lorsqu’ilsétaientensemble,ilpouvaitflairerladifférence.
Kirraavaitagiàdessein.Enluiinstillantcetteidée,elleespéraitletroubler,maisilétaitcertain
qu’Aria ne l’avait pas trahi. Elle n’aurait jamais fait une chose pareille, pas plus que Roar. Ils
n’étaientpaspartispourça.
Perrypréféraitnepass’interrogersurlavéritableraison.Ilavaittentéderepoussercettepensée
dansuncoindesatêtedepuisdessemaines,maiselles’obstinaitàrevenirlehanter.
Ariaétaitpartieparcequ’onl’avaitempoisonnée.Elleétaitpartieparcequeici–chezlui,juste
soussonnez–elleavaitfaillimourir.Elleétaitpartieparcequ’illuiavaitjurédelaprotégeret
n’avaitpastenusapromesse.
Ariaétaitpartieparcequ’ill’avaitdéçue.
30
ARIA
–Ças’appelleunSmartEye,ditAria,quitenaitlacoqueoculairedanssesmainstremblantes.
ElleétaitassiseàlatabledelasalleàmangeravecSable,tandisqu’unepluierégulièrecrépitait
sur le balcon de pierre. La nuit tombait et les eaux gonflées de la Snake River rugissaient en
contrebas.
–Onm’enadéjàparlé,répliquaSable.
Ariasesouvintduregardqu’ilavaiteuladernièrefoisqu’ilss’étaientretrouvésàcettetable.Il
luiavaitsaisilepoignet,sanshésiteràluifairemal.
Levisageimpassible,Livétaitassiseàcôtédelui.Adosséaumur,àl’autreboutdelasalle,Roar
paraissaitcalme.Sonregard,prudentetvif,passaitdeSableauxgardespostésàlaporte.
Ariarepritsonsouffle,lagorgeserrée.
–JevaiscontactertoutdesuiteleConsulHess.
Ellenes’étaitjamaissentieaussigênéeenapprochantlacoquetranslucidedesonvisage.Même
lesgardesnelaquittaientpasdesyeux.Aumoins,Sableavaitchassélecolporteurderagots.
En sedédoublant,Aria se retrouva chezHess. Il était debout face aumur vitré, derrière son
bureau.Commelafoisprécédente,elleaperçutlePanopeteutunpincementaucœurensongeant
àsonanciennevie.
–Oui?dit-ild’untonimpatient.
–JesuisavecSable.
–Jesaisparfaitementoùtues,rétorquaHess,plusirritéquejamais.
–Non,jeveuxdire:ilestlà,encemoment.Justeenfacedemoi.
Hesss’approcha,soudainplusattentif.Concentré.Ellepoursuivit:
–IlsaitoùsetrouveleCalmeBleu,maisilabesoindemoyensdetransport.Ilditqu’ilestprêt
ànégocier.
Arias’entendaitparler,maiscurieusement,lesondesavoixluisemblaittrèslointain.Dansla
réalité,ellesentaitàpeineledossierdesachaisecontresondos.Ellesetrouvaitàlafoisdansla
salleàmangerdeSableetdanslebureaudeHess,etlesdeuxendroitsluiparaissaientirréels.Elle
avaitdumalàcroirecequ’elleétaitentraindevivre.
–Sablet’aproposédenégocier?
Ariasecoualatête.
–Non.L’idéevientdemoi.J’aiimaginésesbesoins,etjesaisdequoinousdisposons…
Quelquesmoisplustôt,lejouroùonl’avaitchasséedeRêverie,elleavaitvulehangarrempli
d’Aéroflotteurs.
–J’aiécoutémonintuition,dit-elle.Jen’avaispasvraimentlechoix…etj’aieuraison.
Hessl’observaunlongmoment,lesyeuxplissés.
–Desmoyensdetransportpouralleroù,etpourcombiendepersonnes?
–Jenesaispas.Sablesouhaitevousenparlerdevivevoix.
–Quandcela?
–Maintenant.
Hesshochalatête.
–Passe-luil’Œil.Jemechargedureste.
Aria cessa de se dédoubler,mais ne retira pas immédiatement le SmartEye.Dans la réalité,
Sable continuait de la fixer. Tout en veillant à respirer calmement, elle sélectionna l’icône du
Fantômedel’Opéra.
Sorenluiparladèsqu’ellel’eutrejointdanslasalledeconcert.
–Jesuislà.
–Soren,tuvasenregistrerleurentrevue.Jeveuxsavoirtoutcequ’ilssedisent.Jeveuxpouvoirle
visionnermoi-même.
–Tesdésirssontdesordres,répondit-ilensouriantjusqu’auxoreilles.Tutedébrouillessuper
bien,Aria.Franchement.
Ariasedédoublaensedéconnectant,puisretiraleSmartEyeetlegardaaucreuxdesamain.Ses
doigtstremblaientdefaçonincontrôlable.
–C’estarrangé,annonça-t-elleàSable.Hesst’attend.
Sabletenditlamain,maisAriahésita.Elleéprouvaitsoudainunétrangesentimentdepropriété
vis-à-vis de l’appareil. À l’automne dernier, elle avait volontiers aidé Perry à surfer dans les
Domaines, mais c’était différent aujourd’hui. Elle avait l’impression d’inviter un étranger à
partageruneexpérienceintime.Hélas,ellen’avaitpaslechoix.SablecommuniqueraitàHessla
situationgéographiqueduCalmeBleuenéchangedemoyensdetransport.Ariaauraitremplisa
partducontrat.EllepourraitrécupérerTalon.
ElleremitleSmartEyeàSable.
–Place-lesurtonœilgauche,commejel’aifait.Ilvaadhérertrèsfortàtapeau.Restecalme,
respire lentement, et petit à petit, tu vas t’habituer. Dès que la connexion sera activée, Hess
t’entraîneradansunDomainevirtuel.
Lalueurdeschandellesfitmiroiterl’objet,tandisqueSablel’examinait.Satisfait,ill’appliqua
sur sonœil.Aria vit ses épaules se contracter lorsque labiotechnologie entra en action,puis se
détendreàmesurequ’ils’accoutumaitàlalégèrepression.Quelquesinstantsplustard,ilémitun
petit gémissement étouffé et elle comprit qu’il s’était dédoublé dans lesDomaines. Sable avait
rejointHess.Iln’yavaitplusrienàfaire,sinonattendre.
Ariasedétenditettentad’imaginerlesnégociationsquisedéroulaiententreSableetHess.Qui
auraitledessus?Ellel’apprendraitplustard,grâceàSoren.Ellen’auraitjamaiscrufaireunjour
deluiunallié.
Plusieursminutes s’écoulèrentensilenceavantqueSable se redresseensursautant. Il regarda
autourdelui,puisretiraleSmartEye.
–Incroyable,commenta-t-ilencontemplantl’appareildanssamain.
–Qu’aditHess?s’enquitAria.
Sablerepritlentementsarespiration.
–Jeluiaifaitpartdemesbesoins.Ils’enoccupe.
–Alorsonattend?Combiendetemps?
–Quelquesheures.
Aria faillit s’étrangler.C’était rapide.Ellen’en revenaitpasque sonplanait fonctionné.Elle
avaitlesentimentd’avoirfaitunpremierpasendirectiondesLittorans.DePerry.
Sableselevadetableetsedirigeaverslaporte
–Allons-y,Olivia.
Ariajaillitdesonsiège.
–Attends!dit-elle.LeSmartEye.Jetelerapporterailemomentvenu.
Sablesetournaverselle.
–Inutile.Jelegarde.
Livs’approchad’Aria.
–Sable…ilestàelle.
–Plusmaintenant.
Sables’adressaauxsentinellespostéesàlaporte.
–Gardez-lesicipourlanuit.Ilsepourraitquej’aieencorebesoindelaSédentaire.Demain,àla
premièreheure,vouslesescorterezjusqu’àlasortiedelaville.
SableposasesyeuxbleuaciersurLiv.
–Jesuissûrquetucomprendspourquoitesamisnepeuventrester.
LivlançaunregardàRoar,quisetenaitàquelquespas,pétrifié.
–Jecomprends,dit-elle.
Surcesmots,ellesuivitSabledanslecouloirets’éloignasansseretourner.
Quelquesheuresplustard,AriaetRoar,assisàlatable,regardaientlestenturess’agiterdansla
brise.Lasalleàmangerétaitplongéedanslapénombre;seulelalumièredudehorsfiltraitparles
portesouvertesdubalcon.De temps à autre,Ariapercevait les voix étoufféesdesgardespostés
danslecouloir.
Elle se frotta lesmainspour luttercontre leurengourdissement.Àcetteheure-ci,Sableavait
sans doute revu Hess. Elle secoua la tête, dépitée. Son hôte l’avait utilisée et à présent, il se
débarrassaitd’ellesansunremords.IlressemblaitdavantageàHessqu’ellenel’auraitcru.
À l’extérieur, la pluie avait cessé et les dalles luisantes du balcon reflétaient la lueur du ciel.
Depuis l’endroit où elle se tenait, Aria voyait les flux d’Éther scintiller dans le noir, telles des
rivières célestes. Une nouvelle tempête s’annonçait. Cela ne la surprenait plus, désormais. Les
orages finiraient par éclater chaque jour, comme à l’époque de l’Unification. Pendant des
décenniesentières,desvortexs’écraseraientenpermanenceauxquatrecoinsduglobe,semantla
destructiondansleursillage…maisunerégionseraitépargnée.
Dans sa tête, Aria se représenta une oasis. Un lieu idéal baigné de soleil. Elle imagina une
longue jetée et des mouettes tournoyant dans le ciel. Elle voyait Perry et Talon réunis, qui
pêchaientauboutduponton,ravisetdétendus.Cinderseraitlàaussi,etlesregarderaitentenant
sonbonnetpouréviterqu’ilnes’envole.Danslesparages,LivetRoarprépareraientuneblagueà
grand renfort demesses basses, et quelqu’un serait inévitablement poussé dans l’eau. Elle aussi
seraitlà,occupéeàchanterunedouceetjolieritournelle.Unechansonquicélébreraitlahouleet
lachaleurdusoleilsurlapeau.Unechansonquitraduiraittoutcequ’elleéprouvaitpourchacun
d’eux.
Voilàcequ’elledésirait.SonCalmeBleuàelle.Etchaquefoisqu’ellereprenaitsonsouffle,à
chaquesecondequis’écoulait,ellepouvaitchoisirdesebattrepourl’obteniroupas.
Ariaréalisaalorsqu’iln’yavaitpasdechoixàfaire.Ellesebattraittoujours.
Ellese levaet fit signeàRoarde lasuivresur lebalcon.Alorsqu’ellesortait, legémissement
spectralduventhérissa leduvetde sesbras.Encontrebas,elleaperçut laSnakeRiver,dont les
eaux noires ondoyaient sous la lueur de l’Éther. Une fumée s’échappait des cheminées des
demeuresbâtiessurlesberges,etAriadiscernaitlepontqu’elleavaitempruntélaveilleavecRoar.
Danslapénombre,ilformaitunarcconstellédetorchesembrasées.
Le jeune Audile se tenait auprès d’elle, lamâchoire crispée. La colère brûlait dans ses yeux
bruns.
Elleluipritlamain.
On va récupérer le SmartEye. Je peux nous conduire à la chambre de Sable. Il suffit de passer sur la
cornichequimèneaubalcond’àcôtéetdeseglisseràl’intérieur.J’aibesoinduCalmeBleupourTalon.Pour
Perry.Sisonemplacementestmentionnésurl’Œil,alors,onauraobtenucequ’onestvenuschercher.Ilne
nousresteraplusqu’anousenfuirenemmenantLiv.
C’était le plan de la dernière chance. Il était hasardeux et dangereux, mais leur marge de
manœuvres’amenuisaitdeminuteenminute.Dansquelquesheures, ilsseraientchassésdeRim.
S’ilsdevaientprendredesrisques,c’étaitmaintenant.
–Oui,murmuraRoard’unevoixpressante.Allons-y!
Ariajetauncoupd’œilpar-dessuslemuretquibordaitlebalcon.Unepetitecornichelereliait
effectivement au balcon voisin, situé environ sixmètres plus loin. C’était un simple rebord en
pierre, largededixcentimètresàpeine.Arian’avaitpas le vertige,mais sonventre se contracta
douloureusement, comme sous l’effet d’un coupde poing.LaSnakeRiver coulait vingtmètres
plusbas.Unechutedecettehauteurpourraits’avérerfatale.
Elleenjambalemuret,puisposalespiedssurlacorniche.Uncoupdeventsoulevasachemise.
Aria retint son souffle et arrondit son dos parcouru de frissons. Elle planta les doigts dans les
rainuresdelapierre,repritsarespirationets’éloignadoucementdubalcon.Unpremierpas.Puis
undeuxième…
Sans quitter ses pieds des yeux, elle se cramponna aux fissures et aux rebords.Elle perçut le
glissementétouffédespasdeRoardanssonsillage,puisunriredefemme,quelquepartàl’étage
au-dessus.
Elleregardalebalconvoisin.Elleétaitàmi-chemin.
Sabotteglissasoudainetsontibiaheurtalacorniche.Arias’accrochadésespérémentàlapierre,
aurisquedeseretournerlesongles.LesdoigtsdeRoaremprisonnèrentsonbrasetlastabilisèrent.
Ellecollalajouecontrelemur,tandisquechaquemuscledesoncorpssecontractait.Elleavait
beauseplaquercontrelaparoi,celanesuffisaitpasàlarassurer.Ellerespiralentementettentade
chasserdesonespritcetteimpressiondedégringolerdanslevide.
Roarplaçaunemainfermeettièdedanssondos.
–Jesuislà,murmura-t-il.Jenetelaisseraipastomber.
Ellenepouvaitqu’acquiescer.Ellenepouvaitquecontinuer.
Pasàpas,ellesedirigealentementvers l’autrebalcon.Deplusprès,ellevituneporteàdeux
battants,ouvertesurunepiècesombre.Ariapatienta,réprimantsonenviedequitterauplusvite
cettecornicheglissante,toutenlaissantsesoreillesl’informerdecequil’attendaitàl’intérieur.
Ellen’entendaitrien.Paslemoindreson.
Ariaenjambalemuretets’accroupit,unemainausol,commepours’assurerqu’iln’allaitpasse
dérobersouselle.Roaratterritsansunbruitàsescôtés.
Ensemble,ilstraversèrentlebalconàpasdeloup.Unbrefcoupd’œilparlaporteleurrévéla
unepiècevide,plongéedanslapénombre.Ilss’yglissèrentensilence,sansarme.
Seulelalumièredel’Étherquifiltraitparlesporteséclairaitlachambre,maisellesuffitàleur
confirmerl’absencequasitotaledemobilier,hormisquelqueschaisesauxdossiersenboisdecerf,
reléguées dans un coin. Roar s’en approcha subrepticement. Aria perçut deux craquements. Il
revintetluitenditquelquechose.Unecornebrisée.Arial’examinaàtâtons.L’objetétaitpresque
aussilongquesescouteaux.Moinstranchant,biensûr,maisellepourraittoutdemêmes’enservir
commed’unearme,sinécessaire.
Ilsprogressèrentvers laporte, à l’affûtdumoindre sonenprovenanceducouloir.Le silence
étaittotal.Ilssefaufilèrentàl’extérieuretprirentladirectiondelachambredeSable.Lalueur
des lampes vacillait sur leur passage, créant des flaquesmouvantes d’ombre et de lumière.Aria
serraitfermementlacornedanssamain.Elleavaitpassél’hiveràs’entraîneraucombatavecRoar.
Illuiavaitenseignélavitesse,laprised’élan,lesfeintes…Sonsangbouillonnaitdanssesveineset
ellesesentaitprête,enproieàunmélanged’impatienceetdepeur.
IlsapprochaientdelachambredeLiv;celledeSablen’étaitplustrèsloin.
Aria se figea en percevant un bruit de pas. Devant elle, Roar se contracta. Deux individus
marchaientàgrandesenjambées.Deshommesrobustes,dontlestalonsclaquaientsurlapierre.Le
sonluiparutd’abordprovenirdedevant,puisdederrièreeux.ElleregardaRoaretlutlamême
hésitationdanssesyeux.Paroùaller?Letempspressait.
Ilsfilèrentdroitdevant,leurspiedstouchantàpeinelesdallesducorridor.Soitilséviteraient
lesgardes,soitilslespercuteraientdepleinfouet.
RoaretAriaarrivèrentauboutducouloiraumomentoùdeuxsentinellessurgissaientàl’angle
dumur.Ilsréagirentcommes’ilsavaientrépétélascène.Roarsejetasurleplusgrandetleplus
prochedelui.Ariabonditsurlesecond.
Elleluiassénauncoupdecornedanslatempe,sifortquel’impactserépercutadanssonbras.
L’hommetitubaenarrière,étourdi.Ellearrachalecouteauquipendaitàsaceintureetlebrandit,
prête à frapper de nouveau et à lui entailler la chair. Mais ses yeux se révulsaient. Il perdait
connaissance. Elle l’assomma d’un coup demanche de couteau dans lamâchoire et le saisit in
extremisparlamanchedesonuniformepouratténuerlebruitdesachute.
Ellecontemplauninstant legarde–sonteintrougeaud,sabouchebéante–qu’ellevenaitde
terrasser.Elle enéprouvauneassurancequ’aucun tatouagenepourrait jamais luioffrir.Elle se
tourna et vitRoar se redresser au-dessusdu corpsde l’autregarde. Il glissaun couteaudans sa
ceinture, tandis que ses yeux sombres, froids et concentrés, croisaient ceux d’Aria. D’un
hochementdementon,illuiindiqualecouloir,puishissasursonépaulel’individuqu’ilvenaitde
tuer.
Arianepouvaitporter seule l’autre sentinelleet ilsn’avaientpas le tempsde tergiverser.Elle
fonçaverslachambredeLivetentradanslapiècesansfrapper.
Lalumièreducorridorsedéversadanslapièceobscure.Livétaitallongée,encoretouthabillée,
surlescouvertures.Lorsqu’ellevitAria,elleselevad’unbond.
LivregardaAriapuislaporte,avantdeseruerdanslecouloirsansdireunmot.Arialuiemboîta
le pas. Elles croisèrentRoar, qui transportait toujours le garde sur son épaule.En silence,Liv
soulevaparlesbrasl’hommequ’Ariaavaitassommé,tandisquecelle-cilesaisissaitparlespieds.
Ensemble, elles leportèrentdans la chambredeLiv et l’allongèrent contre lemur, là oùRoar
avaitdéposé l’autre sentinelle.Ariaalla refermerdoucement laporte restéeouverte,guettant le
déclicdupênequis’inséraitendouceurdanslechambranle.
31
PEREGRINE
Après le dîner, Perry demeura un moment assis dans le réfectoire, plongé dans une sorte
d’hébétude. Le souvenir d’Aria l’obsédait. Il était impossible qu’elle l’ait trahi.Qu’elle soit en
coupleavecRoar. Impossiblequ’il l’aitperdue.Cespenséessesuccédaientdanssa tête,dansun
cyclesansfin.
L’Éthermenaçaitdepuis lematinet tout lemondeattendaitavecangoisseque l’orageéclate.
AssisauprèsdePerry,ReefetMarronsetaisaient.Nonloind’eux,Kirradiscutaitàvoixbasseavec
seshommes,LarketForest.
SeuleWillow se comportait avecnaturel.Assise en facedePerry, ellebavardait avecCinder,
évoquantlejouroùelleavaitdécouvertFlea:
–C’étaitilyaquatreansetilétaitencoreplusébourifféqu’aujourd’hui.
–Çaparaîtdifficile,répliquaCinderenréprimantunsourire.
–C’estsûr.Perry,Talonetmoi,onrentraitduportquandTalonl’arepéré.Fleaétaitcouché
surleflanc,aubordduchemin.Pasvrai,Perry?
Cedernierrevintàlaréalitéenentendantsonprénom.
–Oui,c’estexact.
–Alors,ons’estapprochésetonavuqu’ilavaitunclouplantédanslapatte.Tusais,entreles
coussinets…
Willowécartasesdoigtsetdésignal’intersticeentredeuxd’entreeux.
–C’estlàqueleclous’étaitlogé.J’avaispeurqu’ilnememorde,maisPerrys’estapprochéen
disant:«Doucement,letoutou.Jevaisjustejeteruncoupd’œilàtapatte.»
Perry sourit en écoutantWillow l’imiter. Il ne trouvait pas sa voix aussi grave. Tandis que
Willowcontinuait, ilexaminasapropremainet fléchit lesdoigts. Il seremémora lecontactde
ceuxd’Aria,entrelacésauxsiens.
Ledétestait-elle?L’avait-elleoublié?
–Qu’est-cequit’arrive?luidemandadoucementReef.
Perrysecoualatête.
–Rien.
Reefl’observaunlongmoment.
–C’estça,fit-il,agacé.
Enselevantpourpartir,ilposalamainsurl’épauledePerryetlaserrad’ungestefugace,quise
voulaitréconfortant.
Perryluttacontrel’enviedel’envoyerpromener.Rienneclochait.Ilallaitbien.
Desoncôté,Marronfitsemblantden’avoirrienremarqué.Ilétaitpenchésurlevieuxregistre
de Vale, où il avait dessiné un plan de la caverne. Lorsqu’il tourna la page, Perry aperçut un
inventairedesréservesdenourriturequidataitd’unan,écritdelamaindesonfrère.Ilspensaient
déjàavoirsipeudevivres,àl’époque.Aujourd’hui,ilsenavaientencoremoins.Lesprovisionsque
Kirra avait apportées ne dureraient pas éternellement et Perry ignorait comment ils
parviendraientàréapprovisionnerlesstocks.
Marronsesentitobservéetrelevalatête,undouxsourireauxlèvres.
–LestempssontdurspourlesSeigneursdesang,pasvrai?
Perryavalasasalive,lagorgeserrée.Cen’étaitpasdelapitié.Pasdutout.Ilhochalatêteet
répondit:
–Ilsseraientencoreplusdurssanstaprésence.
LesouriredeMarronsefitpluschaleureux.
–Tuasrassembléunebonneéquipe,Perry.
Ilrevintauregistreettraçatroislignesqu’ilexamina,avantdesoupirer.
–Bon,jevaismereposer…
Ilrefermalelivre,leglissasoussonbrasets’enalla.
Sondépartincitalesautresàfairedemême.Unparun,lesderniersvillageoisquittèrentlasalle,
jusqu’àcequ’ilneresteplusqueReefetKirra,quis’enallèrentensemble.Perrylesregardapartir,
lecœur tambourinantdans sapoitrinepouruneraison incompréhensible.Quand il se retrouva
seul,ilrapprochalabougieetsemitàjoueraveclaflamme.Lavuebrouillée,iltestasarésistance
àladouleur,jusqu’àcequelachandellesoitentièrementconsuméeets’éteigne.
Lorsqu’ilsortitenfin,unrelentdecendresflottaitdansl’air,déjàchargédel’odeurpiquantede
l’Éther.L’atmosphèreempestaitladévastationàvenir.Lecielenébullitionhésitaitentreombre
etlumière.Veinédebleu,ilchangeaitconstamment.D’iciquelquesheures,latempêteéclaterait
etlatribuviendraitchercherrefugedansleréfectoire.
Fleatraversalaplacecentraleentrottinant,lesoreillesauvent.Perryallas’accroupirprèsdelui
etluigrattalecou.
–Alors,Flea…Tumonteslagardepourmoi?
Flea leregarda,haletant.Perry lerevitaussitôt,quelquessemainesplustôt,allongéauxpieds
d’Aria.Soudain,l’enviederecouvrersavigueuretsalibertés’emparadelui.Ildevaitabsolument
chasserAriadesespensées.
Il prit le chemin de la plage et accéléra l’allure lorsque Flea le devança, transformant la
promenadeenvéritable course.Emportépar l’élan,Perry franchitd’unbond ladernièredune,
uneseuleidéeentête:plongerdanslamer.
Ilatterritsurlesablefinets’immobilisa.
Fleacontinuadetrotterverslafillequisetenaitauborddel’eau,faceàlamer.Elleétaitplus
grandequeWillow,avaitlecorpsd’unefemmeetunechevelurequ’ondevinaitrousse,mêmedans
lanuitbleutée.
KirradécouvritFlea.PuisellesetournaetaperçutPerry.Elleluifitunpetitgestedelamain.
Ilhésita,sachantqu’ilétaitplussagedesecontenterdeluifaireunsigne,avantderegagnerle
village.Maisiln’eutpasletempsderéfléchirqu’ilsetrouvaitdéjàdevantelle;ilnesesouvenait
pasd’avoirtraversélagrève,nimêmed’avoirchoisiderester.
–J’espéraisquetuviendrais,dit-elleensouriant.
–Jecroyaisquetun’aimaispaslaplage,répliqua-t-ild’unevoixgraveetrauque.
–Unefoisqu’onyest,cen’estpassiterrible.Tun’arrivespasàdormir?
–Je…non…
Perrycroisalesbrasetserralespoings.
–J’allaisnager.
–Maismaintenanttun’yvasplus?
Ilsecoualatête.Desvaguesénormespilonnaientlesable.Ilauraitdûêtrelà-bas,dansl’eau.Ou
chezlui,danssonlit.Partout,saufici.
–Pourcequejet’aidittoutàl’heure…,reprit-elle.Jesuisdésolée.Jedevraism’occuperdemes
affaires.
–Aucuneimportance.
Kirraarquaunsourcil.
–Vraiment?
Perry avait enviede répondrepar l’affirmative. Il ne voulait paspasserpour lenaïf qui avait
donnésoncœuràunefille,justeavantqu’ellelequitte.Ilnevoulaitplussesentirfaible.
Ilneréponditpas,maisKirras’approchamalgrétout.Plusqu’ellenel’auraitdû.Siprèsqu’ilne
pouvaitplusignorerlescourbesdesoncorps,nilesouriresurseslèvres.
Il secrispaquandelle l’effleura,mêmes’il s’yattendait.Elleglissaunemainsur sonpoignet.
Tout en l’attirant doucement, elle lui décroisa les bras, avant de les enrouler autour d’elle,
comblantl’espacequilesséparait.
32
ARIA
–Olivia,àquoijoues-tuavecmoi?murmuraRoard’unevoixpressante,lesyeuxplantésdans
ceuxdeLiv.Commentas-tupuvenirici?
– Je suis désolée, Roar. Je pensais pouvoir aider les Littorans. Je croyais être capable d’aller
jusqu’aubout.Jecroyaispouvoirt’oublier.
Tandisqu’elleparlait,Roarluiembrassaitlesjoues,lementon,lefront.Ariaseprécipitaversle
balcon,effleurantaupassagelarobedemariéedeLiv,suspendueprèsdelaporteouverte.Lorque
sesjambesheurtèrentlemuretservantdebalustrade,elleempoignalapierrefroideetcontempla
leseauxsombresencontrebas.
Elle ne voulait pas les écouter ; elle ne voulait pas les entendre, mais ses oreilles étaient
hypersensibles…etplusencorelorsquel’adrénalineaffluaitenelle.
LavoixdeLiv:
–Jemesuistrompée.Jemesuistrompéesurtoutelaligne.
PuiscelledeRoar:
–C’estsansimportance,Livy.Jet’aime.Quoiqu’ilarrive,jet’aimeraitoujours.
LesilencerevintetArian’entenditplusqueleventgémissantsurlebalconetlesrespirationsde
LivetdeRoar,irrégulières,saccadées.Ellefermalesyeux,lecœurserré.Illuisemblaitpresque
sentirlesbrasdePerryautourd’elle.Oùétait-ilencemoment?Pensait-ilàelle,luiaussi?
Quelquessecondesplustard,RoaretLivsurgirentsurlebalcon,lesyeuxétincelants.L’épéede
Livdépassaitdeson fourreau,enbandoulièresurunedesesépaules ; sur l’autre,elleportait sa
besaceetcelled’Aria.
–J’allaisvenirtevoircesoir,dit-elleenluitendantlasacocheencuir.
ElleglissalamaindanssonpropresacetensortitleSmartEye.
– Sable l’avait caché dans sa chambre. Je m’y suis faufilée pendant qu’il dormait. J’avais
remarquéquecetobjetdégageaituneodeurdepin,sibienquejel’airetrouvéfacilement.
ElleledonnaàAria.
–Tiens.Tupeuxt’enservir,maisfaisvite.
Ariasecoualatête.
–Maintenant?Combiendetempsnousreste-t-ilavantquequelqu’unremarquel’absencede
cesdeuxgardes?Ilfautqu’onparted’ici.
–Tudoisl’utilisertoutdesuite,ditLiv.Sableselanceraànostroussessionl’emporte.
–Ilnouspourchasseradetoutemanière,Olivia,observaRoar.Ondoitfiler.
–Non,s’insurgeaLiv.Tudoisdécouvrirl’emplacementduCalmeBleu,Aria.Sansquoi,onne
récupérerapasTalon.
Ilsn’avaientpasletempsdetergiverser.AriaappliqualacoquesursonœiletsonSmartScreen
apparut.Ellechoisit l’icôneduFantômede l’Opéra.SiSableetHessavaientdiscutéduCalme
Bleu,Sorenlesaurait.Elleattenditenvaindesedédoublerdanslethéâtre.Aulieudecela,deux
nouvelles icônes apparurent : des icônes génériques avec unminuteur. Soren lui avait laissé les
enregistrements.
Ellechoisitceluiquiaffichaitladuréelapluscourte,sentantsanervosités’accroîtredeseconde
enseconde.RoarétaitretournédanslachambredeLivetécoutaitlesbruitsducouloir,postétout
prèsdelaporte.
Une image envahit le SmartScreen. Aria visionnait un Domaine neutre. Un espace vide et
sombre,éclairéparunsimpleprojecteurauplafond.Sablesetenaitd’uncôté,Hessdel’autre.Les
jeuxd’ombreetdelumièreaccentuaientlescontoursdeleurvisage.
HessarboraitsonuniformeofficieldeConsul:bleumarine,bordédebandesréfléchissantessur
lamancheetlecol,etsetenaitraidecommeunpiquet,lesmainslelongducorps.Sableportait
une chemise noire ajustée et un pantalon assorti ; sa chaîne de Seigneur de sang étincelait. Sa
postureétaitdétendueetilplissaitlesyeuxd’unairamusé.L’und’euxétaitvisiblementdangereux
;l’autreavaitdesairsdemeurtrier.
Sables’exprimalepremier:
–Charmant,votreunivers.C’esttoujoursaussiattrayant?
Hessgrimaçaunsourirenarquois.
–Jenevoulaispasvousaccabler,toutàl’heure.
Ariacompritqu’elleavaitchoisilavidéodeleursecondeentrevue,maisilétaittroptardpour
revenirenarrière.Ellecontinuaàvisionnerl’enregistrement.
–Préféreriez-vousceci?s’enquitHess.
Le Domaine subit une légère secousse et se transforma. Les deux hommes se trouvaient à
présentdansunesortedecabaneau toitdechaume,ouvertesur lescôtés,etcomme juchéesur
pilotis.Unesavanedorées’étiraitàl’horizon,ondulantsousunebrisetiède.
Pour Hess, plein de préjugés, le choix de ce décor était évidemment destiné à insulter son
interlocuteur.C’étaitunegrossièreallusionàl’hommeprimitifquesymbolisaitSableàsesyeux.
Pourtant,pendantunlongmoment,Ariacontemplaavecémerveillementlascènequis’offraitàsa
vue.Lesanimauxenliberté.Lecielpaisibleetsansnuages.Laterreàpeineroussie,épargnéepar
l’Éther.Sableparutpartagersonengouement:
–Jepréfèrecedécor,eneffet,dit-il.Vousavezdunouveau?
Hesssoupira.
–Mes techniciensm’assurent que les vaisseaux pourront survoler n’importe quel terrain. Ils
disposentdeboucliers,maisleurefficacitéestlimitée.Encasdeconcentrationintensed’Éther,ils
nepourrontpasrésister.
Sableacquiesça.
–J’aiuneautresolutionentête.Vousarrivezàcombienentout,Hess?
–Huitcentspersonnes.Enchargeantlesappareilsau-delàdeleurcapacité.
–Çanesuffirapas.
–Nousn’avionsjamaisenvisagédequitterRêverie,avouaHess,unenuancedecontrariétédans
lavoix.Nousn’étionspaspréparésàunexodedecetteampleur.L’êtes-vous?
Sablesourit.
–Sic’étaitlecas,nousn’aurionspascetteconversation.
Hesssoupiraànouveau.
–Nousopéronsunpartageéquitable,oul’accordestrompu.
–Entendu,s’impatientaSable.Marchéconclu.
Danslaréalité,RoarrevintsurlebalconettiraAriaparlebras.
–Ilfautpartir,murmura-t-il.
Ellesecoualatête.Elledevaitabsolumentvisionnercettevidéojusqu’aubout.
–Quandserez-vousprêt?demandaSableàHess.
– Il nous faut une semaine pour charger les vaisseaux et les alimenter en carburant, et pour
sélectionner…lessurvivants.LesÉlus.
Sablehochalatêteetcontemplalasavane,l’airpensif.
–Huitcentspersonnes…,dit-il,commepourlui-même.
PuisilsetournaversHess.
–Queferez-vousdurestedevoscitoyens?
LevisageduConsulsedécomposa.
–Quepuis-jefaired’eux?Onleurdirad’attendreledépartsuivant.
Sablegrimaçaunsourire.
–Voussavezquelesvaisseauxnereviendrontpas.Ils’agitd’unallersimple.
–Jelesaisparfaitement,répliquaHessd’untonpincé.Maiseuxl’ignoreront.
Aria sentit ses jambes se dérober et son épaule heurta celle de Liv. Hess et Sable allaient
sélectionnerceuxquipartiraient.Faire le trientreceuxquivivraientetceuxquimourraient.Le
souffleluimanquaetellefutprised’unesoudainenausée.L’indifférenceglacialeaveclaquelleces
deuxhommesdiscutaientdusortdeleurssemblablesl’écœurait.
Roarresserrasonemprisesursonbras.
–Aria,arrêteimmédiatement!
Desbruitsretentirentdanslecouloir.Crispée,Ariaenchaînarapidementlescommandespour
sedéconnecterduSmartEye.
–Parici!criaunevoix.
Roarsortitsoncouteau.Ariaperçutlebruitsourdd’uncoupd’épauledéfonçantlaporte,puis
lefracasduboiscontrelapierre.DanslapénombredelachambredeLiv,ellediscernaunevague
demouvementsconfusdéferlantsureux.
Ellerecula,cramponnéeàsabesace.Alorsqu’ellefourraitl’Œiltoutaufonddusac,sesjambes
heurtèrent lemuretdubalcon.Deséclatsd’acierétincelèrentdans lapénombre,puis lesgardes
surgirent,leurhurlantdeserendre.
LivsortitsonépéedesonfourreauetcontournaRoar.
–Liv!hurla-t-il.
Le chef des gardes l’arrêta dans son élan en brandissant une arbalète. Elle s’immobilisa à
quelquespasd’AriaetdeRoar,enpositiond’attaque.LesautresgardesdeSablepénétrèrentalors
danslachambre,formantunmurrougeetnoiràl’entrée.Aria,RoaretLivétaientprisaupiège
surlebalcon.
Lesilenceretombadanslapièce.Puisonentenditunbruitdepastranquilleetrégulierdansle
couloir. Les hommes de Sable s’écartèrent pour laisser passer leur chef. Aria ne décela aucune
tracedesurprisesursonvisage.
–Lafillealacoqueoculaire,déclaral’undesgardes.Jel’aivuelamettredanssonsac.
–C’estmoiquil’aiprise,annonçaLiv,toujoursenpositiondecombat.
–Jelesais,ditSable.
Ilfitunpasenavantethumal’atmosphère.
–J’aicomprisquetuavaischangéd’avis,Olivia.Maisj’espéraisquetun’iraispasjusquelà.
–Laisse-lespartir,reprit-elle.Laisse-lespartiretjeresterai.
AriasentitRoarsecontracteràsoncôté.
–Non,Liv!
Sablel’ignora.
–Qu’est-cequitefaitcroirequej’aienviequeturestes?Tum’asvolé.Ettuenaschoisiun
autre.
IlsetournaversRoar.
–Maisilyapeut-êtreunesolution…
Sableconfisqual’arbalètedel’hommequisetrouvaitàsescôtésetmitRoarenjoue.
–Tucroisqueçachangeraquelquechose?répliquaRoaravecdureté.Quoiquetufasses,elle
neserajamaisàtoi.
–Tulepensesvraiment?poursuivitSable,prêtàtirer.
–Non!hurlaAria.
Ellefitpassersasacochepar-dessuslemuretdubalcon.
–SituveuxrécupérerleSmartEye,tudoisjurerquetuneluiferaspasdemal.Jure-ledevanttes
hommes,oujelâchelesac.
–Situfaisça,laSédentaire,jevoustuetouslesdeux.
Livseprécipitasurlui,l’épéebrandie.Sabledévial’arbalèteettira.Livfutprojetéeenarrière.
Soncorpsheurtalespierrestelunsacdeblé,dansunhorriblebruitsourd.Ellerestaétendue,
inerte.
Laréalitévolaitenéclats.Ilyavaitunbug,commedanslesDomaines.Livnebougeaitplus.
Ellegisaitàterre,toutprèsd’Aria.DeRoar.Seslongscheveuxblondss’étalaientsursapoitrine.
Au traversdesmèchesdorées,Aria vit la flèchequi l’avait frappée.Autour, le sang formaitune
tacheécarlatesursachemiseivoire.
AriaentenditRoarexpirer.Uneseulefois.Commes’ilrendaitsonderniersouffle.
Elledevinacequiallaitsepasserensuite.
Roarallaitse jetersurSable,mêmesicelanepouvaitpas luirendreLiv.Mêmesiunedemi-
douzained’hommesarmésétaientprêtsàdéfendreleurSeigneurdesang.Sielleneréagissaitpas
sur-le-champ,RoartenteraitdetuerSable,maisc’estluiquimourrait.
Arial’entourabrusquementdesesbras,puisl’entraînaenarrièreetlefitbasculeravecellepar-
dessuslemuretdubalcon.L’instantd’après,ilsentamaientunechutevertigineusedanslevideet
lesténèbres.
33
PEREGRINE
–Oublie-la,murmuraKirra.Elleestpartie.
Perry restamuet, laissant la jeune femme le dévisager. Son humeur lui évoquait des feuilles
d’automne déchiquetées.Des feuillesmortes. Cette fragrance avait quelque chose d’inquiétant.
Pourtant,ildesserralespoingsmalgrélui.Sesdoigtss’écartèrentaucreuxdesreinsdeKirra.Sur
cettechairdontlecontactluidéplaisait.Sentait-ellesesdoigtstrembler?
Un appétit féroce l’habitait, cependant que le chagrin prenait son cœur d’assaut, telles des
vaguessebrisantsurlagrève.
–Perry…,chuchotaKirra.
Sonhumeurseréchauffait.Ellehumectaseslèvresetplantasonregarddanslesien.Elleavait
lesyeuxétincelants.
–Moinonplus,jenem’attendaispasàça…
–Biensûrquesi.
Ellesecoualatête.
–Cen’estpaslaraisondemavenueici.Maisonpourraitêtresibienensemble…
Ellepromenasesmainssurlui.Desmainsfroides,agiles,courantsursontorse.Effleurantson
ventre.Elles’approchaencore,pressantsoncorpscontrelesien,etsehissasurlapointedespieds
pourl’embrasser.
–Kirra…
–Tais-toi,Perry…
–Non.
Illuisaisitlespoignetsetlarepoussa.Elleretombasursestalons,levisagecontresapoitrine.Ils
restèrentuninstantainsi,faceàface,immobiles.Silencieux.L’humeurdeKirras’embrasa,prenant
une teinte écarlate et torride. Puis elle refroidit brusquement, jusqu’à se recouvrir de glace. Il
flairaalorssadétermination,samaîtrised’elle-même.
Desaboiementsretentirentsurlechemindelaplage.PerryavaitoubliéFlea.Ilavaitoubliéla
tempêtequicouvait au-dessusd’eux. Il avaitmêmeoublié, l’espaced’une seconde, ce sentiment
d’abandonquiletenaillait.
Étrangement, il se sentaitpluscalmeàprésent.Peu importaitqu’Aria soitàdescentainesde
kilomètresde lui,qu’elle l’aitblessé,quitté…Riendetoutcelanechangeraitcequ’iléprouvait
pour elle. Il pourrait toujours essayer de la chasser de ses pensées, ou être avecKirra, rien n’y
ferait.Àl’instantoùArialuiavaitprislamainsurlaterrassedeDelphi,chezMarron,elleavait
toutbouleversé.Quoiqu’ilarrive,elledemeureraitlaseuleetunique.
–Désolé,Kirra,dit-il.Jen’auraispasdûterejoindreici.
Ellehaussalesépaules.
–Jem’enremettrai…
Ellesetournapours’enaller,maisseravisasoudainetluidécochaunsourire.
–Sachequandmêmequejefinistoujoursparobtenircequejeveux.
34
ARIA
Ariaavaitdéjàvolé,danslesDomaines.Elleengardaitunsouvenirfabuleux:elles’étaitlaissé
porterpar l’air, légèrecommeuneplume, insouciante ;elle s’était identifiéeauvent,à labrise.
Maiscettefois,c’étaitdifférent.Ellevivaituneexpérienceatroce,terrifiante.EnvoyantlaSnake
River foncerverselleàunevitesseahurissante,elleneconvoquaqu’uneseulepensée,unsimple
réflexe:secramponneràRoar.
Lorsqu’elleentraencollisionaveclasurfacedufleuve,durecommedelapierre,illuisembla
quesoncorpssedisloquait.Quesesossebrisaient.Roars’arrachaàelleetl’obscuritél’engloutit,
absorbantsespensées.Elleignoraitsielleexistaitencore,siellevivaitencore…jusqu’àcequ’elle
voielalumièrevacillantedel’Étherl’appelerverslasurface.
Retrouvantmiraculeusement l’usagedesesmembres,ellesemitàbattredes jambes.Lefroid
transperçaitsesmusclesetsesyeux.Elleétaittroplourde,troplente.Sesvêtementsgorgésd’eau
l’attiraientverslefond,ainsiquesasacoche,dontlalanièreluiceignaitlataille.Ellel’empoignaet
semitànager;chaquemouvementluidemandaituneffortsurhumain,commesielleprogressait
dansunebouecompacte.Ellerefitenfinsurfaceetrespira.
–Roar!hurla-t-elled’unevoixstridente,toutenscrutantleseauxnoires.
Elle ne voyait pas à plus d’unmètre devant elle. La rivière, calme en apparence, abritait un
puissant courant. Aria remplit ses poumons, puis replongea, cherchant désespérément son ami.
Ellelerepérabientôt,quiflottaitnonloind’elle,dedos.
Ilnenageaitpas.
Arias’affola.Ellel’avaitprojetédanslevide.
Siellel’avaittué…
Ellelerejoignit,l’attrapasouslesbrasetl’entraînaavecelle.Pourleremonteràlasurface,elle
dutbattredesjambesencoreplusvigoureusement.Ilpesaitterriblementlourd:unvéritablepoids
mortquil’entraînaitverslefond.
–Roar!s’étrangla-t-elle,enluttantpourmaintenirlatêtedesonamihorsdel’eau.
Lefroidglacialtransperçaitsesmusclescommeunmillierd’aiguilles.
–Roar,aide-moi!
Elleavaladel’eauetsemitàtousser.Ilss’enfonçaient.Sombraientensemble.
Arianepouvaitplusparler.Elletenditlamainettâtonna,jusqu’àcequ’elletrouvelapeaunue
desoncou.Roar,jet’ensupplie.Jen’yarriveraipassanstoi!
Ilsursautacommes’ils’éveillaitd’uncauchemaretsedégageabrusquementdesonétreinte.
Ariarefitsurfaceetluttapourrecouvrersonsouffle.EllevitalorsRoars’éloignerd’elleàlanage
etcrutàunehallucination.Sonaminel’avaitjamaisabandonnée.Quellemouchelepiquait?Elle
vitalorsuneformesombreflotterverseux,charriéeparlecourant.L’espaced’uneseconde,elle
conçutl’idéeabsurde,insensée,queSables’étaitlancéàleurpoursuite.Puissesyeuxidentifièrent
unrondin.Roars’yaccrocha.
–Aria!
Iltenditunemainetlatiraverslui.
Aria s’agrippa à son tour au tronc ; les branches hérissées s’enfoncèrent dans ses paumes
engourdies.Soncorpstoutentierétaitagitédespasmesconvulsifs.Ilspassèrentsouslepont,puis
filèrentdevantlessilhouettessombresetpaisiblesdesmaisonsquisedressaientsurlaberge.
–Ilfaittropfroid,dit-elle.Ilfautsortirdel’eau.
Samâchoiretremblaitsifortqu’elleavaitdumalàarticuler.
Ilsbattirentdespiedspourserapprocherde larive,maisArian’aurait sudirecomment ilsy
parvinrent. Elle sentait à peine ses jambes. Lorsqu’ils rencontrèrent le lit caillouteux du cours
d’eausousleurspieds,ilslâchèrentleboisflotté.Roarluipassaunbrasautourdesépaulesetils
remontèrentenpataugeantverslaberge,cramponnésl’unàl’autre.Àmesurequ’ilsavançaient,la
réalitéserappelaitàAria,danstoutesonhorreur.
Liv.
Liv.
Liv.
Elle n’avait pas encore regardéRoar en face.Elle appréhendait trop ce qu’elle lirait sur son
visage.
Alorsqu’ilssortaientpéniblementdel’eau,elleeutsoudainl’impressionquelepoidsdumonde
pesait sur ses épaules. Tant bien que mal, ils claudiquèrent vers la rive en se soutenant
mutuellement.Ilsdépassèrentdeuxmaisonsettraversèrentunchamp,avantdes’enfoncerdansles
bois.
Aria ignorait dans quelle direction ils allaient. Elle titubait tellement qu’elle n’arrivait pas à
avancerenlignedroite.Ellen’avaitpaslaforcederéfléchir.
–Marcher…peux…plus…tropfroid…
Elle reconnaissait sa voix,mais ses paroles étaient incompréhensibles. Elle s’aperçut soudain
qu’elleétaitétenduesurleflanc,dansleshautesherbes.Elleneserappelaitpasàquelmomentelle
avait flanché.Elleserecroquevillaet tentadecontenir ladouleurqui lui tordait lesmuscles, le
cœur.
Roarsurgitunbrefinstantau-dessusd’elle,puisdisparut.Ellenevitplusquelesfluxbleutésde
l’Éther,quisillonnaientleciel.
AriaauraitvoulusuivreRoar,maisellen’enavaitpaslaforce.Ellenevoulaitpasresterseule…
Lasolitudelaterrifiait.Ellesongeaqu’elleavaitbesoind’unemaisonavecdessculpturesdefaucon
surlereborddelafenêtre.Besoind’apparteniràunlieu,des’ysentirchezelle…
Lorsqu’ellerouvritlespaupières,unenchevêtrementdebranchesoscillaitau-dessusd’elleetles
premièreslueursdel’aubeteintaientleciel.SatêtereposaitsurlapoitrinedeRoar.Uneépaisse
couverturelesenveloppait.Elleétaitchaudeetrêche,etsentaitlecheval.
Aria se redressa. Chaquemuscle de son corps était endolori, rompu de fatigue. Ses cheveux
étaient encoremouillés. Roar et elle étaient nichés au creux d’une petite ravine. Il avait dû la
déplacerpendantqu’elledormaitouqu’elleétaitinconsciente.Unfeuseconsumaitlentementà
proximité.Leursvestesetleursbottesséchaientparterre.
Roardormaitavecundouxsouriresurleslèvres,maissapeauétaitd’unenuanceinhabituelle,
troppâle.Elles’efforçademémorisersonexpression.Ellenelereverraitprobablementpassourire
desitôt.
Ilétaitbeau,etc’étaitinjuste.
Ellepritunerespirationtremblante.
–Roar…
Ilserelevasansdireunmot.Labrusqueriedesongestelastupéfia,aupointqu’ellesedemanda
s’ilavaitréellementdormi.
Illadévisageasanslavoir,commesielleétaittransparente.Ariaserappelaqu’elleavaitéprouvé
lemêmegenredesentimentquandsamèreétaitmorte.Uneformededétachement.L’impression
quetoutcequ’ellevoyaitavaitchangé.Enunseuljour,savieentièreavaitbasculé.Qu’ils’agisse
du monde qui l’entourait, ou de ce qu’elle ressentait au fond d’elle-même, tout était devenu
méconnaissable.
Elleseleva.EllevoulaitprendreRoardanssesbrasetpleureraveclui.Donne-la-moi,avait-elle
enviedeluihurler.Donne-moicettedouleur.Laisse-moim’enemparer.
Illuitournaledos,ramassasaveste,éteignitlefeuetsemitàmarcher.
Àmesurequ’ils s’éloignaientde laSnakeRiver,desnuagesenvahissaient leciel,projetantdes
tachesd’ombresurlesbois.Legenoudroitd’Arial’élançait–elleavaitdûlefoulerensautantdu
balcon–,mais ilsdevaientcontinueràavancer.Sableétaità leurstrousses.Il leurfallaitquitter
Rimauplusviteet seréfugieren lieusûr.C’était laseulepenséequ’elles’autorisaitàavoir.La
seulequ’ellepouvaitsupporter.
Ils longèrent la crête et s’arrêtèrent dans l’après-midi au cœur d’une épaisse pinède.Dans la
valléeencontrebas,leseauxdelaSnakeRiverondoyaientcommedesécaillesdereptile.Auloin,
unmurdefumées’élevaitdanslesairs.Encoredesterrescalcinéesparunetempête.L’Étherétait
deplusenpluspuissant.Pluspersonnenepouvaitendouterdésormais.
Roarlaissatombersasacocheets’assit.Iln’avaitpasprononcéunseulmotdelajournée.
–Jevaisfaireuntour,annonçaAria.Pastrèsloin.
Ellepartitexplorerleslieux.Ilsétaientprotégésd’uncôtéparunebuttedeschisteargileuxet,
de l’autre, par une falaise infranchissable. Si quiconque venait à les poursuivre, ils s’en
apercevraientrapidement.
Àsonretour,elletrouvaRoarrecroquevillésurlui-même,lesjambesrepliéesetlatêtedansles
mains.Leslarmescoulaientlelongdesesjouesetsursonmenton,maisilnebougeaitpas.Aria
n’avait jamais vu quiconque pleurer ainsi.Dans une telle quiétude.Comme s’il ne s’en rendait
mêmepascompte.
–Jesuislà,Roar,dit-elleens’asseyantàsescôtés.Jesuislà.
Ilfermalesyeuxsansrépondre.
Levoirainsilafaisaitsouffrir.Elleavaitenviedehurleràs’enbriserlavoix,maisellenepouvait
leforceràparler.Quandilseraitprêt,elleseraitlà.
Ariadénichaunechemisederechangedanssonsacetladéchiraenplusieursbandes,dontelle
entourasongenou.Aprèscela,ilneluirestaitplusgrand-choseàfaire,hormisregarderlecœurde
Roarsaignersoussesyeux.
UneimagedeLivluitraversal’esprit.Lajeunefemme,somnolente,luidemandaitensouriant:
«C’esttoil’oiseau,ouc’estmonfrère?»
Ariaplaquaunemaindevantsaboucheetpartitencourant.Ellesesentaitincapabledepleurer
ensilenceetnevoulaitpasaccablerdavantagesonamiavecsessanglots.
Liv aurait dû se marier le lendemain, ou s’enfuir avec Roar. Elle aurait dû voir Perry en
Seigneurdesangetdevenirl’amied’Aria.Tantdepossibilitéss’étaientévanouiesenuninstant.
AriaserevoyaitdanslasalleàmangeravecSable.Elleavaituncouteauàlamain.Elleauraitpu
lepoignarder.Pourquoinel’avait-ellepasfait?
Lesyeuxbouffis,lecœurbattant,ellerevintversRoarenboitillant.Ildormait,latêteposéesur
sasacoche.
EllesortitsonSmartEyeetrefoulaunnouvelaccèsdelarmes.SiLivn’avaitpasvolélacoque
oculaireàSable,serait-elleencoreenvie?Serait-elleenviesiAriaavaitrendul’ŒilàSable,surle
balcon?
Laseulepenséedurendez-vousentreHessetSableluidonnaitlanausée.L’accordqu’ilsavaient
passé pour gagner ensemble le Calme Bleu revenait à abandonner un nombre considérable
d’innocents.EllesongeaàTalon,àCalebetàsesautresamisdeRêverie.Feraient-ilspartisdes
Élus?EtquedeviendraientPerry,CinderetlerestedelatribudesLittorans?Ettouslesautres?
Lecauchemardel’Unificationrecommençaitet ilétaitencoreplushorriblequetoutcequ’elle
avaitimaginé.
L’idéedevoirHess lui retournait l’estomac,maisellen’avaitpas le choix.Elle l’avaitmisen
relation avec Sable. Elle avait rempli son rôle en l’aidant à trouver le Calme Bleu. À présent,
c’était à lui de tenir sa promesse… et s’il la décevait, elle contacterait Soren. Peu importait
commentcelasepasserait.ElledevaitrécupérerTalon.
Lecœurbattantà tout rompre,elleappliqua leSmartEyecontre sapeau.Lacoqueoculaire
adhéraaussitôtàl’orbite.
Ariaconstataquelesenregistrementsavaientdisparudel’écran.SeuleslesicônesdeHessetde
Sorens’affichaientencore.EllesélectionnacelledeHessetattendit.Envain.
ElletentaensuitesachanceavecSoren,quinesemontrapasdavantage.
35
PEREGRINE
Perry grimpa sur le toit de samaison et regarda l’Éther tourbillonner dans le ciel. Après le
départdeKirra,ilavaitplongédanslamer,afindesedébarrasserdesonodeurpénétrante.Ilavait
fendu lesvagues jusqu’àcequesesépaules lebrûlent,puis regagné levillage, lecorps fatiguéet
engourdi,maisl’espritclair.
Latêteposéesurlestuiles,ilavaitl’impressiondesentirencorelesmouvementsdel’océan.Il
fermalesyeuxetlaissasespenséesdériverversunsouvenirauxcontoursunpeuflous.
Unjour,quandilavaitonzeans,sonpèrel’avaitemmenéàlachasse.Talonétaitvenuaumonde
dansl’après-midi,etilsn’étaientquetouslesdeux.Ilfaisaitbon,labriseétaitdoucecommeune
respiration.Lespasdesonpèreétaientlourdsetconfiants,alorsqu’ilstraversaientlesbois.
Plusieursheuress’étaientécouléesavantquePerryneremarquequesonpèrenetraquaitaucun
animal, ne prêtait pas attention aux odeurs. Jodan s’était arrêté brusquement et était tombé à
genoux en regardant son fils dans les yeux, ce qu’il faisait rarement. Des taches de soleil
miroitaientsursonfront.Illuiavaitconfiéquel’amourressemblaitauxvaguesdelamer,tantôt
doucesetpaisibles, tantôt tumultueusesetviolentes.Maisquec’étaitunsentimentéternel,plus
puissantquelecieletlaterre,ettoutcequiexistaitentrelesdeux.
–Unjour,avait-ilajouté,j’espèrequetumecomprendras.Etquetumepardonneras.
Chaquefoisqu’ils’allongeaitpourdormir,Perryéprouvaitcettemêmesensationd’êtrehanté
paruneerreur.Iln’yavaitriendeplusdouloureuxquedeblesserquelqu’unqu’onaimait.Àcause
deVale,ilsongeaqu’ilcomprenaitàprésent.Quoiqu’ilfasse,ilyauraittoujoursdesmomentsoù
ilnepourrait empêcher le tumulte et la violencede s’abattre…Sur sa tribu.SurAria.Sur son
frère.
Tout en changeant de position, il décida que le jour auquel sonpère avait fait allusion était
enfinarrivé.C’étaitaujourd’hui.Encemomentmême.Etilluipardonna.
Latempêteéclataavantl’aurore,l’arrachantàunsommeilprofond,réparateur.Pluslumineux
que jamais, l’Éther décrivait des spirales dans le ciel. Perry se leva, la peau parcourue de
picotements,lenezirritéparuneodeurâcreetsuffocante.Àl’ouest,unvortextombaducielen
tournoyant.Unsifflementstridentluiperçalestympansquandcelui-citouchalesoletremonta
en vrille. Il en aperçut un autre au sud, puis un autre encore. Soudain, la nuit s’animait de
pulsationslumineuses.
–Perry,descendsdelà!hurlaGren,depuislaplacecentrale.
Lesgensfuyaientleursmaisons,terrifiés,etseruaientversleréfectoire.
Perryseprécipitaversl’échelle.Àmi-hauteur,toutdevintblafardalentouretl’airfrémit.Ses
musclessecontractèrent.Ilmanquaunbarreauetdégringolajusqu’ausol.
Unvortexd’ÉtherdéferlaentournoyantetfrappalamaisondeBear,del’autrecôtédelaplace.
Perrysentitlaterretremblersouslui.Incapabledebouger,ilregardalestuilesexploser.Levortex
remonta en tournoyant, tandis que le toit s’effondrait dans un grondement sinistre. Perry se
redressad’unbondets’élança,bousculantdesgenssursonpassage.
–Bear!hurla-t-il.Molly!
Il ne vit qu’un tas de pierres à la place de la porte d’entrée et de la fenêtre. De la fumée
s’échappaitdesdécombres.Unfeuseconsumaitquelquepart,àl’intérieur.
Twigsurgitàsescôtés.
–Ilssontdedans!J’aientenduBear!
Les villageois, rassemblés autour de la maison, regardaient avec stupeur les flammes qui
commençaientàjaillirdutoitéventré.PerrycroisaleregarddeReef.
–Emmènetoutlemondeàl’abri!
Haydenentrepritdepomperl’eaudupuits.LeshommesdeKirrasetenaientderrièreelle,leurs
vêtementsclaquantaurythmedebourrasqueschaudes.
–Queveux-tuqu’on fasse ?demanda-t-elle àPerry.Si ellen’avaitpasoublié l’épisodede la
plage,ellepréféraitvisiblementfairecommes’ilnes’étaitrienpassé.
–Ilnousfautdel’eau,etaidez-nousàdéblayerlesgravats!
–Sionytouche,lerestedutoittombera,observaGren.
–Onn’apaslechoix!braillaPerry.
À chaque seconde, l’incendie gagnait en vigueur. Il attrapa les pierres dumur effondré et les
retira une à une.La panique l’envahit lorsqu’il sentit que la chaleur du feu s’insinuait dans les
gravatsqu’ilmanipulait.IldevinaitlaprésencedeseshommesetdeceuxdeKirraàsescôtés.
Lessecondesluiparurentdurerdesheures.Illevasoudainlatêteetvitunvortexs’abattresurle
réfectoire.L’impactledéstabilisaetiltombaàgenoux.Lorsquelevortexs’enroulapourregagner
leciel,Perryrestaquelquesinstantsmuet,étourdi.Twigledévisagea,l’airhagard.Unfiletdesang
coulaitdesonoreille.
–Perry!Parici!criaStraggler,àunedizainedepas.
HydeetHaydentiraientMollyparunetrouéedanslesgravats.
Perrycourutverselle.Elleavaituneprofondeentailleaufront,maiselleétaitenvie.
–Bearesttoujoursdedans,souffla-t-elle.
–Jevaislesortirdelà,Molly.promit-il.
Lesfrèreslatransportèrentjusqu’auréfectoire–quiparchanceavaitrésistéàl’impactduvortex
–,oùellepourraitêtresoignée.PartoutoùPerryposaitlesyeux,l’Étherfrappaitlesol,lelacérant
deflammes.
Kirrarappelaseshommesetleurordonnaderejoindrelasalleàmanger.
–Onafaitnotrepossible,dit-elle.
Surcesmots,ellehaussalesépaulesets’éloigna.Perryconstataavecamertumequ’elletournait
ledossansunremordsàunepersonneendangerdemort.
Perryseretournaverslamaisonaumomentoùlerestedutoits’effondrait.Ileneutlesouffle
coupé.Des cris de terreur fusaient ici et là.Twig l’attrapa par le bras pour l’entraîner vers le
réfectoire.
–C’estfini,Perry.Ilfautsemettreàl’abri.
Perrysedégageaviolemment.
–JenepartiraipassansBear!
IlaperçutReefetHydedel’autrecôtédelaplace.Lesdeuxhommescouraientverslui.Ildevina
qu’euxaussiallaienttenterdeleconvaincredes’abriter.
PuisCinderapparutavecWillow,Fleaaboyantdansleursillage.Ladéterminationselisaitdans
lesyeuxdel’adolescent.
–Laisse-moivousaider.
–Non!
PasquestionderisqueraussilaviedeCinder.
–Vadansleréfectoire!
Ilsecoualatête.
–Jepeuxsûrementfairequelquechose!
–Cinder,non!Willow,éloigne-le!
Troptard.Cinderétaitdéjàailleurs.Leregardvide,indifférentàlacohueambiante,ilreculait
verslemilieudelaplace.Sesyeuxsemirentàbrilleretdesveinesd’Éthersedessinèrentsurson
visageetsursesmains.DesjuronsetdescrisdestupéfactionéclatèrentautourdePerry,alorsque
d’autresLittoransregardaient,médusés,Cinderetlecielsemétamorphoser.
Au-dessusd’eux,l’Éthersefonditenunseultourbillonmassif.Unvortexs’endétachaettoucha
terre,formantunmursolideetbrillantautourdeCinder,avantdel’engloutirtotalement.Perry
étaitsansvoix,incapabledefaireungeste.Ilignoraitcommentluivenirenaide.
Un jet de lumière l’aveugla, lui causant une douleur cuisante au fond de la rétine. Projeté à
terre,iltombasurlecôtéenseprotégeantlatête.Ilattenditquesapeaulebrûletandisqu’une
rafaled’airchaudpassait sur lui.Puis le silences’installa.Perryrouvrit lesyeuxetconstataque
l’Étheravaitdisparu.Lecielétaitbleuetcalmejusqu’àl’horizon.
Ilseretournaverslecentredelaplace.Unepetitesilhouetteétaitrecroquevilléeaucentred’un
cercledebraisesscintillantes.Perryseredressatantbienquemaletcourutverselle.Cindergisait
àterre,inerteetnu,commeuncadavre…Iln’avaitplusdebonnet,plusdecheveux,etnerespirait
plus.
36
ARIA
– Il faut qu’on trouve un autremoyen de rejoindre les Littorans, déclara Aria le lendemain
matin.Jemesuisfaitmalaugenouquandonesttombésàl’eau.
Elleappliqualesmainssursonestomac,quicriaitfamine.Lecolletqu’elleavaitposélaveille
ausoirétaitvide.
Roardétachadesflammessesyeuxsansvie.Iln’avaittoujourspasrecommencéàparler.Ariase
demandas’ilavaitvraimentcriésonnomquandilsétaientdans laSnakeRiver.Lefroidglacial
l’avaittellementperturbée,àcemoment-là,qu’ellel’avaitpeut-êtresimplementimaginé.
–OnpourraitfaireunepartiedutrajetenbateausurlaSnake,reprit-elle.Ceseraitrisqué,mais
pasplusqueparvoieterrestre.Etaumoins,onavanceraitplusvite.
Elleparlaitàvoixbassemaisavaitl’impressiondehurler.
–Roar…s’ilteplaît,disquelquechose.
Elles’approchadeluietluipritlamain.
Jesuislà,avectoi.JesuisinfinimentdésoléepourLiv.Jet’enprie,dis-moiaumoinsquetum’entends.
Illaregarda.Sesyeuxreprirentvieuncourtinstant,justeavantqu’ilnelesdétourne.
IlsregagnèrentlesrivesdelaSnakeenmettantlecapàl’ouest,afindes’éloignerlepluspossible
deRim.Dansl’après-midi,ilsatteignirentunevilledepêcheurs.Arianégocialeurtraverséeàbord
d’unevastebargequidescendaitlecoursd’eau.Lacaleétaitrempliedecaissesetdesacsentoile
dejute,pleinsàcraquerdemarchandises.Ellesetenaitsursesgardes,prêteàsebattreaucasoù
des hommes de Sable surgiraient. Mais le capitaine, un homme au visage tanné prénommé
Maverick,neleurposapasdequestions.Ellepayalatraverséeenluicédantundesescouteaux.
–Jolielame,chérie,commenta-t-il.
IlposalesyeuxsurRoar.
–Tumedonnesl’autrecouteauetjet’offrelacabine.
Ariaétaittendue.Elleavaitmalpartoutetaucunepatience.
–Tum’appellesencorechérieetjeteleplantedanslacarotide.
Mavericksourit,découvrantunerangéededentsenargent.
–Bienvenueàbord!
Avant le départ, Aria écouta les potins qui s’échangeaient sur le quai animé. Apparemment,
Sable avait rassemblé une véritable légion, qu’il se préparait à conduire vers le sud. Les gens
avançaient différentes raisons pour justifier cette décision. Il voudrait conquérir un nouveau
territoire.IlpartiraitenquêteduCalmeBleu.Ilchercheraitàsevengerd’unAudilequiauraittué
safiancée,quelquesjoursàpeineavantleurmariage.
AriadevinaqueSablelui-mêmeétaitàl’originedecettedernièrerumeur.Elleenconçutpour
luiunehaineencoreplusfarouche.
Àbord,Roaretelles’installèrentparmidesballotsdelaine,desrouleauxdecuiretdesproduits
derécupérationquidataientd’avant l’Unification,commedespneusetdestuyauxenplastique.
Arian’enrevenaitpasquelecommercepuissecontinuercommeavant,alorslemondecouraitde
nouveauàsaperte.Celaluiparaissaittellementfutile…
Ellesesentaitdépositaired’unterriblesecret.LafindeleurmondeétaitprocheetsiHesset
Sableparvenaientàleursfins,seuleshuitcentspersonnesysurvivraient.Unepartied’elle-même
avait envie de hurler la nouvelle à tue-tête.Mais en quoi cela aiderait-il les gens ? Comment
pouvait-elleagirsanssavoiroùsesituaitleCalmeBleu?L’autrepartierefusaitencored’accepter
l’idéequeHessetSableaientpuconcevoirunplanaussiodieux.
Quandilss’éloignèrentduport,ellefermalesyeuxetécoutalesvoixdel’équipagesemêlerau
grincementdelacoqueenbois.Chaquesonaccentuaitlatristessequ’elleéprouvaitpourRoar.
Lorsque le silence retomba,Ariamit sa veste sur sa tête pour s’isoler comme elle pouvait et
tenta de nouveau sa chance avec le SmartEye.Elle n’avait pas abandonné l’espoir de contacter
HessouSoren.Pasplusqu’ellenepouvaitserésoudreàabandonnerTalonàsonsort.
Ellerangeal’ŒildanssasacochesansqueHessniSorennesesoientmanifestés.Luiavaient-ils
tournéledos,ouunévénements’était-ilproduitàRêverie?Ariasongeaauxbugssurvenusdans
lesDomaines.Etsilesdégâtsavaientempiré?EtsilaCapsuletombaitenruine?Ellenepouvait
faire abstraction de cette éventualité. Elle avait vu ce qui était arrivé à Euphorie l’automne
précédent,quandelleavaitretrouvésamère.
Perturbée,elleposalatêtecontrel’épauledeRoaretregardal’Éthertournoyerdansleciel.Le
vent froid qui soufflait sur la Snake lui engourdissait les oreilles et le nez. Roar passa un bras
autourd’elle.Ellesepelotonnacontrelui,rassuréeparcegeste.Quelquepart,soussacarapacede
silenceetdechagrin,ildemeuraitprésent.Elletrouvasamainpourluiparlersansparoles,dans
l’espoirqu’ilpuisseaumoinsl’entendrepartélépathie.
Arialuijuraqu’elleferaitn’importequoipouratténuersadouleur,puiselleattenditqu’ilretire
samain.Aulieudecela,ilentrelaçasesdoigtsaveclessiens.Cegestefamilier,réconfortant,incita
Ariaàcontinuer.
Tandisqu’ilsvoguaientsurlaSnake,elleluifitpartdel’accordpasséentreHessetSable,etde
sescraintesconcernantl’étatdeRêverie.ElleluiparlaensuitedesDomaines–desespréférés,de
ceuxqu’elleaimait lemoins,etdeceuxqu’ilaimerait, selonelle.Puiselleévoqua lesdeuxplus
grandesfrayeursqu’elleavaitjamaiséprouvées:quandellepensaitquePerryavaitétécapturépar
lesFreux,l’automneprécédent,etlorsqu’ellenetrouvaitplusRoardanslaSnakeRiver.Ellelui
confiaégalementlachoselaplustristequiluisoitarrivée:découvrirsamère,morte,àEuphorie.
ElleluiparlaenfindePerry,desentimentsplusintimes.«Nememénageplus»,luiavaitditRoar
unjour.Elleleprenaitaumot.Mêmesielleavaitvouluéviterlesujet,elleenauraitétéincapable,
tantlesouvenirdePerryl’habitait.
EllecommuniquaitsibienavecRoarenpenséequeceladevintnaturel,aupointqu’ellecessade
réfléchiràcequ’ellepensait.Roarentendaittout.Illisaitenellecommedansunlivreouvert,dela
mêmefaçonquePerryflairaitseshumeurs.Touslesdeuxlaconnaissaientparfaitement.
Ariaavait longtempsespéré trouver le réconfortdansun lieuàelle.Entredesmurs.Sousun
toit. Sur un oreiller. Elle comprenait à présent que les gens qu’elle aimait façonnaient son
existence,luidonnaientunsensetluiprocuraientceréconfort.PerryetRoarétaientsafamille,
désormais.
Deuxjoursplustard,ilsparvinrentautermedeleurtraversée.Ilsavaientparcouruunedistance
appréciablesurlaSnakeRiveretcevoyagefluvialavaitpermisaugenoud’Ariadeguérir.Maisà
présent,lecoursd’eaubifurquaitversl’ouest.Ilsdevraientparcouriràpiedladernièreétape,pour
rejoindrelevillagedesLittorans.
–Unjouretdemidemarcheverslesud,estimaMaverick.Peut-êtredavantage,sicetrucvous
ralentit,ajouta-t-ilendésignantd’unhochementdetêtelagrossetempêted’Étherquicouvaitau
loin.
LecapitainelorgnaRoar,quipatientaitsurlequai.Ilnel’avaitpasentenduprononcerunseul
mot.Ill’avaitseulementvufixerl’eauouleciel,leregardperdudanslevague.
–Tusais,chérie,tupourraistrouvermieuxquelui.
Ariasecoualatête.
–Çam’étonnerait.
Ils cheminèrentd’unbonpas ce jour-là etne firenthaltequ’à lanuit tombée.Le lendemain
matin,Ariasongeaqu’aprèsunmoisd’absence,elleallaitenfinretrouverlesLittorans.Elleavait
dumalàlecroire.
Un sentiment d’échec la tenaillait. Elle n’avait pas découvert la situation géographique du
CalmeBleuetilsrevenaientsansLiv.Soncœursedéchiraitàl’idéededevoirbientôtapprendre
l’horriblenouvelleàPerry.
Elle fouilla sa sacocheenquêtede sonSmartEyeet l’appliquasur sonœil.L’appareilavaità
peine aspiré sa peau qu’elle se dédoublait déjà dans la salle d’opéra. Elle comprit aussitôt que
quelquechoseclochait.Lesrangéesdefauteuilsetlesbalconsondoyaient,commesiellelesvoyait
àtraversunmurd’eau.Sorensetenaitàquelquespas,levisageécarlate,paniqué.
– J’ai juste quelques secondes avant que mon père ne retrouve ma trace. C’est la fin, Aria.
Rideau.Onaessuyéunenouvelletempêteetperduunautregénérateur.Touslessystèmesdela
Capsuletombentenpannelesunsaprèslesautres.Pourlemoment,onessaiedelimiterlesdégâts.
CettenouvellefitàArial’effetd’uncoupdepoingdansleventre.
–OùestTalon?demanda-t-elle.
Danslaréalité,Roarsecrispaàsescôtés.
–Ilestavecmoi.MonpèreestentréencontactavecSable.
–Commenta-t-ilpu…
–EnlocalisanttonSmartEye,ilacomprisquetul’avaisrécupéré.Alors,aprèstondépart,ila
envoyédeshommes àRimavecun autreSmartEye.Hess etSable sontprêts àpartir ensemble
pourleCalmeBleu.Monpèreasélectionnélesgensqu’ilemmèneet lesa installésdansundes
dômes d’entretien. Aucune personne atteinte du SDL n’est autorisée à partir. Il nous a donc
enfermésdanslePanop.
AriatentadedigérerlesparolesdeSoren.
–Tonpèret’aabandonné?
Sorensecoualatête.
–Non.Ilvoulaitquejel’accompagne,maisjen’aipaspu.Jenepouvaispaslaissertouscesgens
mourirsurplace.Jepensaispouvoirdéverrouiller lePanopdel’intérieur,mais jen’yarrivepas.
Talonestlà.CalebetRuneaussi…toutlemonde.Tudoisabsolumentnousfairesortird’ici,Aria.
Onfonctionnesurungrouped’énergieauxiliaire.Çavadurerquelquesjours.Ensuite,onseraà
courtd’oxygène.
–Jevaisvenir,dit-elle.J’arrive.Enattendant,jecomptesurtoipourprotégerTalon.
–Pasdeproblème,maisdépêche-toi.Ah…aufait:jesaisoùilsvont.J’aivisionnélavidéoavec
Sableetmonpère…
Un éclair aveugla Aria, tandis qu’une douleur fulgurante explosait dans sonœil avant de se
répandrelelongdesacolonnevertébrale.Ellepoussaunhurlementettiracommeunefollesurle
SmartEye,jusqu’àcequ’elleparvienneenfinàl’arracher.
Roar s’agenouilla auprès d’elle et lui saisit les bras. Ses yeux étaient plus expressifs qu’ils ne
l’avaientétédepuisdes jours.Lecœurpalpitant, les larmesauxyeux,Ariaparvinttantbienque
malàseredresser.
–Ondoitrepartir,Roar!Talonestendanger.IlfautrejoindrePerryauplusvite!
37
PEREGRINE
Perryrécupéralesfigurinesdefauconsurlereborddefenêtreetlesglissadansunsacdetoile.Il
avaitdéjàapportésesaffairesàlacaverne;ilrassemblaitàprésentlesvêtements,lesjouetsetles
livresdeTalon.C’étaitpeut-êtreidiotdedéplacerlesaffairesdesonneveu,maisilnepouvaitse
résoudreàleslaisserderrièrelui.
Ilpritlepetitarcsurlatableetsourit.Quandlemauvaistempslesempêchaitdesortirchasser,
Talonetluiselivraientàdesbataillesdechaussettes.Iltestalacorde.L’arcconviendrait-ilencore
àl’enfant…oucelui-ciaurait-ildéjàtropgrandi?Celafaisaitsixmoisquesonneveuavaitdisparu
etilluimanquaitdeplusenplus.
Twigentradanslapièce.
–L’orageapproche,annonça-t-il.Tuesprêt?
Perryhochalatête.
–J’arrivetoutdesuite.
Quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis la dernière tempête, mais une nouvelle se
préparait déjà au sud : un tourbillon massif, qui promettait d’être encore plus violent que le
précédent. Il avait fallu que Bear et Molly échappent de peu à la mort pour convaincre les
Littoransdequitterlevillage.Cinderaussiavaitfailliylaisserlavie.Maisenfin,ilss’enallaient
tousàprésent.
Perry entra dans la chambre deVale et s’adossa au chambranle de la porte, les bras croisés.
Assise dans un fauteuil près du lit, Molly veillait sur Cinder. Son sacrifice avait permis aux
Littoransdegagnerdutemps,afinderejoindrelacaverneentoutesécurité.Grâceàlui,ilsavaient
pusauverBeardesdécombres.CinderfaisaitautantpartiedelafamilledeMollyquedecellede
Perry,désormais.
–Commentva-t-il?
Mollycroisasonregardetluisourit.
–Mieux.Ilestréveillé.
Perry s’approcha. Cinder battit des paupières. Il avait le teint terreux et le visage creusé, le
soufflecourtetrauque.Ilportaitsonbonnet,maisdessous,soncrâneétaitchauve.
–Jeparsdevant.Jevaism’assurerquetoutestprêtpourl’accueillir,ditMollyenselevant.
–Tutesensd’attaque?demandaPerryàCinder,aprèssondépart.J’aiencoreunvoyageàfaire
etjerevienstechercher.
Cindersepassalalanguesurleslèvres.
–Jen’aipasenvied’yaller.
Perrysegrattalementon.IlserappelalaseulephrasequeCinderavaitprononcéequandilavait
reprisconnaissance,aprèslatempête:«Nelaissepersonnemevoir.»
–Willowestlà-bas.Ellet’attend.
–Ellesaitquijesuismaintenant,ditCinder,lesyeuxbaignésdelarmes.
–Tucroisqu’elleattachedel’importanceaufaitquetusoisdifférent?Tuluiassauvélavie,
Cinder.TuassauvélesLittorans.Encemoment,jeseraisprêtàparierqu’ellet’aimeencoreplus
queFlea.
Cinderclignadesyeux.Leslarmesroulaientsursesjouesetmouillaientl’oreiller.
–Ellevamevoircommeça.
–Franchement,jecroisqu’ellesefichedetonapparence.Moi,entoutcas,jem’enfiche.Jene
vaispasteforcer,maisjepensequetudevraisvenir.Marronainstalléuncoinspécialpourtoiet
Willowabesoinderetrouversonami,ditPerryensouriant.Ellenetientplusenplace.Àforce,
ellevatousnousrendredingues.
Cindergrimaçaunsouriretimide.
–D’accord.Jevaisvenir.
–Bien.
PerryposalamainsurlebonnetdeCinder.
–Jesuisheureuxdeteconnaître.Onl’esttous.
GrenattendaitPerrydehors,avecuncheval.
–Jeveillesurlui,promit-il,avantdeluitendrelesrênes.
Le village était presque désert. Perry aperçut Forest et Lark, à l’autre bout de la place, qui
préparaientleurspropresmontures.Ilsluiadressèrentunsignedetête.
Depuislesoirdelatempête,Kirranel’avaitplusprovoqué,nitentédeleséduire.Ellenelui
témoignait plus qu’indifférence, ce qui lui convenait parfaitement. Il regrettait chaque seconde
passéeavecellesurlaplage.Chaquesecondepasséeensacompagnie.
Ilsehissaenselle.
–Jereviensdansuneheure,lança-t-ilàGren.
Marronavaitmétamorphosélacaverne.Desfeuxprojetaientunelumièredoréesursesparoiset
un parfum de sauge embaumait l’atmosphère, masquant l’odeur de sel et d’humidité. Il avait
agencélapartiedortoirendisposantdestentespourchaquefamille,reproduisantlaconfiguration
du village. Des lanternes en éclairaient quelques-unes de l’intérieur et prêtaient à la toile une
douce lueurblanche.À l’exceptiond’unepetite estrade enbois, la partie centrale était dégagée
pourservirdelieuderassemblement.Danslesgrottesadjacentes,dessecteursétaientréservésàla
cuisine,àlalessive,etmêmeaubétailetaustockagedesvictuailles.Lesgenssedéplaçaientd’un
endroità l’autreenécarquillant lesyeux,s’efforçantdeprendre leursrepèresdans leurnouveau
foyer.
LeslieuxétaientmillefoisplusaccueillantsquetoutcequePerryavaitpuimaginer.Pourun
peu,ilenauraitoubliéqu’ilsetenaitsousunemontagne.
ApercevantMarronprèsde lapetite scène, en compagniedeReef etdeBear, il les rejoignit.
Bears’appuyaitsurunecanneetavaitlesyeuxcernésdenoir.
–Alors,qu’est-cequetuenpenses?luidemandaMarron.
Perry se massa la nuque. Malgré tout le travail que son ami avait accompli, l’endroit n’en
demeuraitpasmoinsunabriqu’ilespéraitprovisoire.Unegrotte.
–Jepensequej’aidelachancedeteconnaître,répondit-ilenfin.
Marronsourit.
–Moiaussi.
BearsetournaversPerryetsedandinad’unpiedsurl’autre.
–J’aieutortdedouterdetoi,lâcha-t-il.
Perrysecoualatête.
–Non. Je ne connais personne qui ne doute pas. Et j’aime savoir ce que tu penses. Surtout
quandtupensesque jeme trompe.Mais j’aiaussibesoinde taconfiance. J’ai toujoursvouluce
qu’ilyavaitdemieuxpourMollyetpourtoi.PourtouslesLittorans.
Bearopina.
–Jelesais,Perry.Onlesaittous.
Surcesmots,iltenditunemainetemprisonnacelledePerrydanssapoignedefer.
Bear n’était pas le seul Littoran à avoir changé d’opinion sur Perry depuis la tempête. Les
hommesavaientcessédelecontredire.Lorsqu’ils’exprimait,àprésent,ilsentaitqu’onl’écoutait
avecattention.IlétaitdevenuSeigneurdesangaufildesjours,àtraverschacundesesactes, les
réussitescommeleséchecs…bienplusqu’ens’emparantdelachaînedeVale.
Perrypromenaunregardalentouret sentit ledoute s’insinueren lui. Il étaitdifficilede s’en
rendrecomptedanscenouveaulieu,maislatribuluiparaissaittroppeunombreuse.Ilmanquait
dumonde.
–OùestKirra?s’enquit-il.
Ilnelavoyaitpas.Nielleniseshommes,d’ailleurs.
– Elle ne t’a pas prévenu ? s’étonnaMarron. Elle est partie. Ellem’a dit qu’ils rejoignaient
Sable.
–Quand?Àquelmomentsont-ilspartis?
–Çafaitunpetitboutdetemps.Cematin,àlapremièreheure.
Quelque chose ne tournait pas rond.Perry venait de voirLark etForest. Pourquoi les deux
hommesseraient-ilsrestésàlatraîne?
Saisid’angoisse,ilfitvolte-faceetcourutverslechevalqu’ilavaitlaissédehors,souslagardede
Twig.Dixminutesplustard,ilarrivaitentrombedevantsamaison.Laporteétaitbéante,maisles
alentoursétaientdéserts.
Perryentrachez lui lecœurbattantet trouvaGrenàterre, lesmainset lespieds ligotés.Du
sangcoulaitdesonnez;ilavaitunœiltuméfiéetmi-clos.
–IlsontenlevéCinder,luiapprit-il.Jen’airienpufaire.
Une demi-heure plus tard, Perry se tenait sur la plage devant la caverne, en compagnie de
Marron et de Reef. Il ôta sa chaîne de Seigneur de sang et la serra dans son poing. Marron
écarquillasesyeuxbleus.
–Peregrine?
Nonloindelà,Reefcontemplaitlamer,lesbrascroisés,immobile.
–Jenepeuxpaslagarderavecmoi,sejustifiaPerry.
Iln’avaitpasbesoind’endireplus.Aveclestempêtesincessantesetlescontréesfrontalièresqui
grouillaientd’exclus,quitterleterritoireétaitplusdangereuxquejamais.
–LesLittoranstefontconfiance,enchaîna-t-il.Etpuis,tuapprécieslesbijouxplusquemoi.
–Jevaislagarder,ditMarron.Maisellet’appartient.Tulaporterasànouveau.
Perry tenta d’esquisser un sourire qui se mua en grimace. Plus que jamais, il avait envie
d’arborercettechaîne.Iln’étaitpasleSeigneurdesangqueValeousonpèreavaientété,maisil
méritaitencoredelaporter.IlétaitlechefquiconvenaitauxLittoransàprésent.Etilsavaitqu’il
pourraitassumercefardeau…àsamanière.
Il tendit la chaîne àMarron et remonta la grève aux côtés de Reef. Twig l’attendait sur le
cheminavecdeuxchevaux.LesdeuxseulsqueKirran’avaitpasemmenés.
–Resteici.Jepeuxm’enoccuper,ditReef.
Perrysecoualatête.
–C’estàmoid’yaller.Quandquelqu’unabesoindemoi,jeplonge.C’estmonrôle.
Auboutd’unmoment,Reefacquiesça.
–Jelesais,dit-il.J’aicompris,maintenant.
Ilsepassaunemainsurlevisageetajouta:
–Jetelaisseunesemaine.Après,jemelanceàtapoursuite.
Perry se souvintde lapremière foisoù il était allé rejoindreAria.Reef lui avait accordéune
heurequis’étaittrouvéeréduiteàdixminutes.
–Teconnaissant,tumerejoindrasdemain,dit-ilensouriantetenserrantlamaindesonami.
Ilmitsagibecièreenbandoulière,pritsonarcetsoncarquois,puisenfourchasamontureetse
mitenrouteavecTwig.
Perrysentitsagorgeseserreràmesurequ’ilss’éloignaientduvillage.Quelquessemainesplus
tôt,ilavaitvoulusatribuderrièrelui.Maisaujourd’hui,celaluiparaissaitbeaucouppluspénible
qu’ilnel’auraitcru.Bienplusdurqu’avant.
Alors que l’après-midi s’achevait, il songea àKirra.Depuis le début, elle prévoyait d’enlever
Cinder.Lesquestionsqu’elleluiavaitposéessurlesFreuxetsursamainbrûléeneleconcernaient
pasdirectement.Ellelesondaitpourrecueillirdesinformationsetattendaitlemomentpropice
pourkidnapperl’adolescent…leplushabilementpossible.ToutcommeVale,ellel’avaittrompé.
Sableétaitderrièretoutça.Perryn’osaitmêmepassongerausortqu’il réservaitàCinder.Il
auraitdûsefieràsoninstinctetrenvoyerKirradèslepremierjour.
LapistedeKirrapartaitverslenord,empruntantunitinérairetrèsfréquentéparlesmarchands.
Ilschevauchaientdepuisplusieursheures,quandPerrydistinguaunmouvementauloin.Unflot
d’adrénalinesediffusadanssesveines.Iléperonnasonchevalets’élançaaugalop,dansl’espoirde
rattraperLarketForest.
Il ralentit et sentit une boule se former au creux de son ventre quand il comprit qu’il ne
s’agissaitpasdeshommesdeKirra.
Twiglerejoignit.
–Qu’est-cequetuvois?
Perryétaitcommepétrifié.Iln’encroyaitpassesyeux.
–C’estRoar,dit-il.EtAria.
Twiglâchaunjuron.
–Sansrire?
Perry se retint de crier leurs noms. Ils étaient tous deux Audiles. S’il haussait la voix, ils
l’entendraient.C’estainsiqu’ilauraitagiautrefois.Roarétaitsonmeilleurami.EtAriaétait…
Qu’était-ellepourlui,aujuste?Qu’étaient-ilsencorel’unpourl’autre?
–Qu’est-cequ’onfait?demandaTwig.
PerryavaitenviedegaloperversAriaparcequ’elleétaitrevenue.Maisilvoulaitaussiluifaire
dumal,parcequ’elleétaitpartie.
–Perry?repritTwigenlesecouant.
Ilsrepartirentautrot,côteàcôte,etlemomentarrivaoùAriaentenditleschevaux.Elletourna
la têtedans leurdirection,maissonregardrestaitvague ;elleétait incapablederiendistinguer
dans l’obscurité. Perry vit ses lèvres former desmots qu’il ne pouvait percevoir, puis entendit
Twigrépondre:
–C’estmoi,Twig.
Ils’interrompitetlançaunregardinquietàsoncompagnon,avantd’ajouter.
–Perryestavecmoi.
Desmessages s’échangeaiententreAudiles.Desparolesque seules leursoreillesparvenaientà
capter.
PerryobservaAriaquiregardaitRoar,levisagetendu,pétrideregret.Non.C’étaitplusquedu
regret.C’étaitdel’appréhension.Aprèsunmoisdeséparation,elleappréhendaitdelerevoir.
Elle prit la main de Roar dans la sienne et Perry devina qu’ils échangeaient un message
télépathique.Ilspensaientsansdoutequ’ilnepouvaitpaslesvoir,maisc’étaitabsurde.Ilvoyait
tout.
Quand ils se rejoignirent enfin, Perry avait l’esprit embrumé. Il mit pied à terre et eut
l’impressiondeflotter.Commes’ilassistaitàlascènedeloin.
Il ne comprenait pas ce qui se passait. Pourquoi Aria ne se jetait-elle pas dans ses bras ?
PourquoiRoarnesouriait-ilpas?Pourquoinesemblait-ilpasseréjouirdeleursretrouvailles?
L’humeurd’Arialefrappaalorsdepleinfouet,sipesanteetsisombrequ’ilsesentitvaciller.
–Perry…
AriaregardaRoaretsesyeuxsetroublèrent.
–Qu’ya-t-il?demandaPerry,maisillesavaitdéjà.
Illesavait,maisilrefusaitencored’ycroire.Ainsi,cequeKirraavaitinsinué,lanaturedulien
entreRoaretAria,cecauchemarqu’ilavaitessayéd’occulter…C’étaitvrai.
IlsetournaversRoar.
–Commentas-tuosé?
Roargardaitlesyeuxbaissésetsonvisageétaitblême.
Larages’emparadePerry.Ils’élançaverssonamietlepoussaavecbrutalité,toutencrachant
untorrentd’injures.
Arias’interposa.
–Perry,arrête!
Roarn’avaitrienperdudesavivacité.IlesquivaunenouvelleattaquedePerryenlesaisissant
parlesbras.
–C’estLiv,dit-il.Perry…c’estLiv.
38
ARIA
RoarpritfinalementlaparoleetArial’écouta,lecœurbrisé.
–Jen’airienpufaire.Jen’aipaspuarrêterSable.Jesuisdésolé,Perry.Ças’estpassésivite.Elle
adisparu.Jel’aiperdue,Perry.Ellen’estpluslà.
–Mais…dequoituparles?répliquaPerryenrepoussantsonami.
IlregardaAria.Laconfusionfaisaitétincelersesyeuxverts.
–Aria,dequoiest-cequ’ilparle?
Arianevoulaitpasrépondre.Elleauraitvoululeprotégerdelaréalité,maisellenelepouvait
pas.
–C’estlavérité,dit-elle.Jesuisdésolée.
Perrybattitdespaupières.
–Tuveuxdireque…masœur…
Letondesavoixétaitvulnérable,fragile.
–Ques’est-ilpassé?
Leplusbrièvementpossible,Arialuiexpliqual’accordpasséentreHessetSablepourrejoindre
leCalmeBleu.ElleluiparlaaussideTalon.Elles’envoulaitd’aborderlesujetmaintenant,mais
Perrydevaitsavoirquelaviedesonneveuétaitendanger.Àmesurequ’elles’exprimait,Ariasentit
levertigelagagner.Lesouffle luimanquaitetelleéprouvaitunesortededétachement,comme
lorsqu’elleétaitinvisibledanslesDomaines.
Elleneparlapaslongtemps,maislorsqu’ellesetut,lesboisassombrissefondaientdanslanuit.
Perry regardaAria etRoar à tour de rôle, au bord des larmes.Elle le vit se battre contre lui-
même,lutterpourresterconcentré.Pournepasflancher.
–Sij’aibiencompris,TalonestprisaupiègeàRêverie?luidemanda-t-ilenfin.
–Talonetdesmilliersd’autrespersonnes,répondit-elle.Ilsvontmanquerd’oxygènesionneles
faitpassortir.Noussommesleurseulechance.
Ellen’avaitpasfinisaphrasequ’ils’approchaitdéjàdesoncheval.
–ParsàlarecherchedeCindersansmoi,lança-t-ilàTwig.
AriaavaitoubliélaprésencedujeuneAudile.
–Qu’est-ilarrivéàCinder?s’informa-t-elle.
–LesCornansl’ontenlevé.
Perrysautaenselleetluitenditlamain.
–Viens!
AriacoulaunregardversRoar.Ellen’étaitpasprêteàl’abandonner.
–JeparsavecTwig,luidit-il.
Latensionentrelesdeuxamisétaittoujourspalpable.
AriaétreignitbrièvementRoaravantdeprendrelamaindePerry,quil’aidaàmonterencroupe
derrièrelui.Lechevalsemitenrouteavantmêmequ’ellesoitcomplètementinstallée.
D’instinct,AriapassalesbrasautourdelatailledePerry,tandisquelechevalgalopaitàtravers
bois.ToutesleurspenséesconvergeaientmaintenantversTalon.
EllesentaitlescôtesdePerrysoussachemise.L’ondoiementdesesmuscles.Ilétaitbienréel,
toutcontreelle,ainsiqu’elleavaitsouhaitélesentirdepuisdessemaines…desmois.Pourtant,au
fond,rienn’avaitchangé.Elleavaittoujoursl’impressiond’êtreloindelui.
39
PEREGRINE
LechevaldePerrygalopaitversRêveriesousuncielnocturnetourmentéparl’Éther.Àtravers
lesarbres,ondistinguaitlespulsationslumineusesdesvortexàl’horizon.PerryetAriafilaientvers
lesud,verslecœurmêmedelatempête,maisilsn’avaientpaslechoix.Talonétaitprisaupiège.
Perryvoyaitdesimagesdesasœurdéfilerdanssatête.Lessouvenirsaffluaient.Livleplaquant
ausol, lorsqu’ilsétaientpetits,pour luipasserunebrossedans lescheveux.Livdans lesbrasde
Roar,àlaplage,riantauxéclats.LivsedisputantavecValeàproposdel’accordpasséavecSable…
Ilsenétaientpresquevenusauxmains.Perrynepouvaitaccepterl’idéequ’ilnelareverraitjamais.
Talonétait toutcequi lui restait àprésent.Sa seule famille. Il regarda lesbrasd’Aria, serrés
autourdesataille,etsongeaqu’ilsetrompaitpeut-être.
Àmesurequ’ilsserapprochaientdeRêverie,uneodeurdésagréableluiparvint,portéepardes
rafalesdevent tièdequiagitaient les feuillages.Legoûtchimiquequ’il sentait sur sa langue lui
rappelaitlesoiroùils’étaitintroduitpareffractiondanslaCapsule,l’automneprécédent.Même
s’ilnevoyaitpasencoreRêverie,PerrydevinaquelaCapsulebrûlait.
Peu après, le cheval s’immobilisa au sommet d’une colline ; il se cabra en poussant des
hennissementsdeterreur.Lavastevalléequis’étalaitdevanteuxoffraitunspectacledifférentde
toutcequePerryavaitvujusqu’alors.Ilsavaientchevauchépendantdesheuresetlanuitétaitbien
entamée,maisl’Étherilluminaitlaplaine.Descentainesdevortextombaientduciel,laissantdes
traînées rouge vif dans le désert. Perry resserra la bride du cheval, qui trépignait et remuait
frénétiquementlatête.Aucundressageaumonden’auraitpuluifaireoubliersoninstinct.
La terreur envahitPerry lorsqu’il aperçut, au loin, la silhouette arrondiede laCapsule.Elle
était au centre de la tempête et crachait des nuages de fumée noire comme du charbon. Une
grandepartiedemeuraitcachée,maisilavaitgardédesaprécédentevisitelesouvenirdesaforme:
undômecentral gigantesque semblable àune colline, autourduquel sedéployait en étoileune
sériededômespluspetits.Quelquepart,danscetteénormestructure,ilallaitdevoirretrouverson
neveu.
Samonturerefusaitdesecalmer.Perryseretourna.
–Onnevapaspouvoircontinueràcheval.
Ariabonditàterresanshésiter.
–Viens!
Perrysaisitsonarcetcourutderrièreelle.Aprèsavoirpasséplusieursheuresenselle,ilavaitles
jambes engourdies.Tout en traversant l’étendue déserte, il évita de s’interroger sur les chances
qu’ilsavaientd’enréchapper.Ilsallaientparcourirplusieurskilomètresaupasdecoursesousun
oraged’Éther,sanslemoindreendroitoùs’abriter.
Lesvortexfrappaientlesol,toujoursplusprès,plusstridents,projetantalentourdesvaguesde
chaleurcuisante.UnhurlementtransperçalestympansdePerryetunéclairl’aveugla.Quarante
pasplusloin,unvortexdescenditenvrilleetlacéralaterre.Ilsentitsesmusclessetétaniser,tandis
qu’uneondededouleurtraversaitsoncorpsdepartenpart.Incapabled’amortirsachute,iltomba
commeunemasse,lesoufflecoupé.
Àquelquespasdelui,Ariaseroulaenboule,lesmainsplaquéescontrelesoreilles.Ellehurlait.
Soncridedouleurtranscendaitlesifflementdel’Éther.Perryétaitaudésespoir.Ilnepouvaitrien
pourelle,ilétaitmêmeincapabledelarejoindre.Commentavait-ilpul’amenerici?
La clarté éblouissante s’estompa tout à coup, alors que le vortex remontait vers le ciel. Le
silenceretomba,sisoudainquelesoreillesdePerrysemirentàbourdonner.Ilserelevatantbien
quemalet fitquelquespas titubantsendirectiond’Aria,qui seruaitvers lui. Ils sepercutèrent
brutalement et s’agrippèrent l’un à l’autre pour retrouver leur équilibre. Perry vit sa propre
épouvanteserefléterdanssesyeux.
Uneheures’écoulaenunclind’œil.Perrynesentaitplussonpoids.Iln’entendaitpluslebruit
desacourse.Latempêterugissaitdeplusbelle.
Ils s’arrêtèrent à huit cents mètres environ de l’imposante Capsule. Des panaches de fumée
s’élevaientversleciel,toutautourd’eux.Perryavaitlesyeuxetlespoumonsenfeu.Ilneflairait
pluslamoindreodeur.Depuisl’endroitoùilsetenait,ilconstataqu’unegrandepartiedel’AG6,
le dômeoù il s’était introduit quelquesmois plus tôt, s’était effondrée et crachait des flammes
d’unetrentainedemètresdehaut.IlavaitespérépénétrerdansRêverieparcetaccès.Ilfaudrait
trouverautrechose.
–Perry,regarde!
La fumée qui se déplaçait au gré du vent recula soudain, tel un voile noir. Un autre dôme
apparut alors, miroitant d’une lumière bleutée, et muni d’une grande ouverture. Deux
Aéroflotteursensurgirent,quiparaissaientaussipetitsquedesmoineauxdevantledômegéant.Ils
filèrentcommedesflèchesdansledésertetleurslumièress’estompèrentbientôtdansl’obscurité
zébréed’éclairs.
–ÇadoitêtreHess,devinaAria.Ilquittelenavire.
–Onvaentrerparlà,décidaPerry.
Ils s’approchèrent de la porte et se plaquèrent ensemble contre la paroi, d’un côté de
l’ouverture.Celle-cifaisaitunebonnecentainedemètresdehaut.Àl’intérieur,Perrydécouvrit
plusieurs rangées de vaisseaux de Sédentaires. Il reconnut l’appareil plus petit avec lequel ils
avaient enlevéTalon. Les silhouettes incurvées des Aéroflotteurs évoquaient de grosses larmes,
lissesetiriséescommedescoquillesd’ormeau.Unpeuplusloinsedressaitunvaisseauplusgros
quelesautres.Sastructuresegmentéerappelaitcelled’unimmensemille-pattes.Dessoldatsarmés
s’activaientautour,dansundésordreplusoumoinsorganisé.Certainschargeaientdescaissesde
ravitaillement,d’autressurveillaientledécollagedesAéroflotteursquis’enallaientlesunsaprèsles
autres,pressésdequitterlaCapsule.
Un vaisseau tout proche s’alluma. Quatre ailes se déployèrent sous l’appareil, comme celles
d’une libellule géante, et se constellèrent de points lumineux. Puis l’engin décolla dans un
vrombissementassourdissant.Perrytressaillitquandilpassadevanteux.
Ariacroisasonregard.
–LesasquidonneaccèsàRêverieestàl’autrebout,luiexpliqua-t-elle.
Perry aperçut l’entrée enquestion, àplusieurs centainesdemètresd’où ils se trouvaient.Un
grouped’hommessetenaitàproximité.Tousportaientunpistoletàlaceinture.
–Ondevraitpouvoirtraverser,observaAria.Ilssontabsorbésparleurdépart,ilsnesesoucient
plusdedéfendrelaCapsule.
Perryhocha la tête.C’était la seulepossibilité, de toutemanière. Il indiqua àAriaun tasde
caisses de ravitaillement empilées près du mur, à partir du milieu du hangar. S’ils arrivaient
jusque-làsanssefairerepérer,ilspourraientsefaufilerderrièrepourrejoindrelesas.
–DèsqueleprochainAéroflotteursemetenroute,oncourt,proposa-t-il.
Arias’élançasitôtquel’appareildécolla.Perrycourutsursestalons.Ilsavaientpresqueatteint
leurbut,quanddessoldatslesaperçurent.Desballesfrappèrentlemurderrièreeuxdansunbruit
presqueinsignifiant,comparéauvrombissementdesAéroflotteurs.
Perrysefaufiladerrièrelescaissesetsaisitsonarc.
–Oncontinue!hurla-t-il.
Pasquestiondelaisserauxsoldatsletempsdes’organiser.Ariasortitsoncouteau,tandisqu’ils
s’engouffraientdansl’étroitpassage.
Parvenu à l’extrémité du couloir, Perry vit que trois militaires étaient postés entre eux et
l’entrée.Deuxdessoldatsavaientsortileurarme.Letroisièmelançaitdesregardsconfusautour
delui.PourrejoindreTalon,Perrydevaitàtoutprixlesneutraliser.
Tout en fonçant vers le sas, il visa le premier homme et tira. Atteint à la poitrine, celui-ci
s’effondra.LesGardiensripostèrent.DeséclairsrougesfrôlèrentPerry.Derrièrelui,lescaissesen
métal crépitèrent. Il décocha une flèche sur le deuxième homme, tandis qu’Aria bondissait, le
couteauà lamain,pour frapper le troisièmeà l’estomac.L’individuvacillaenarrièreet tiraun
coupdefeu.
–Aria!
Perry crut que son cœur allait s’arrêter quand il la vit s’écrouler. Il transperça d’une flèche
l’hommequivenaitdetirer,puisseprécipitaverselle,lasaisitparlatailleetl’aidaàserelever.
Ellecourutprèsdeluiensetenant lebras.Dusangdégoulinaitsursesdoigts.Perrysebaissait
pour récupérer l’arme d’un des soldats abattus quand, de l’autre côté du hangar, une alarme
retentit.
De nouveaux soldats ouvrirent le feu sur eux, mais Perry nota que la plupart d’entre eux
n’avaient pas interrompu leursmanœuvres d’évacuation, comme indifférents à leur présence. Il
posaledoigtsurladétenteettiraàplusieursreprises,s’émerveillantdelafacilitéd’utilisationde
cettearme.
Àmesurequ’ilsavançaient,Ariapesaitdavantagesurlui.Ilsempruntèrentuneramped’accèset
s’élancèrentdanslesas.Descrisfusaientderrièreeux,couvrantparintermittencelehurlementde
l’alarme.Perrydéfonçalepanneaudecontrôleetlaportes’ouvritencoulissant…surdessoldats
stupéfaits.
Perrylesbousculapourseprécipiterdansunlongcorridorsinueux,laissantlebruitdel’alarme
s’estomperdans son sillage. Il ignoraitoù il allait. Il savait seulementqu’ildevaitmettreAriaà
l’abri.EtretrouverTalon.
Arias’arrêtabrusquement.
–Là!
Ellepianota sur lepanneaude contrôled’uneporte, qui coulissa. Ils s’y engouffrèrent enun
éclair.
40
ARIA
Ariaselaissaglissercontrelemur,enproieàdesaccèsdevertige.Soncœurbattaittropvite.
Elledevaitabsolumentleralentiretretrouverunsoufflerégulier.
Postéprèsdelaporte,Perryécoutaitlesbruitsducouloir.Ariasongeasoudainqu’ilsemblait
parfaitementàl’aiseavecl’armeàfeu.Commes’ill’utilisaitdepuisdesannées.Ilsetenditlorsque
lescrisdesGardiensserapprochèrent.
–Laissetomber!Ilsontfilé!fitunevoix.
Peuaprès,lesbruitsdepass’estompèrent.PerrybaissasonarmeetregardaAriaenplissantle
front,l’airinquiet.
–Nebougepasdelà.
Elle ferma lesyeux.Sonbras la faisait souffrir,maiselleavait l’esprit clair, contrairementau
jour où on l’avait empoisonnée. Plus que la douleur, c’était l’idée de perdre son sang qui
l’inquiétait.Saignerabondammentl’affaibliraitetlaralentirait.
Lapièceétaituneréserveoùétait stockédumatérieldestinéauxévacuationsd’urgence.Aria
avaitdécouvertl’existencedecegenred’entrepôtslorsd’exercicesdesécuritédanslaCapsule.Des
vestiaires métalliques s’alignaient sur plusieurs rangées. Dans l’un d’eux, elle aperçut des
combinaisons de protection. Des masques à oxygène. Des extincteurs. Des kits de premiers
secours.Perrycourutverslepremierplacard,dontilrapportauneboîteenmétal.Ils’agenouilla
etl’ouvrit.
–Ildevraityavoiruntubebleupourstopperleshémorragies,dit-elle,pantelante.
Perryfouilladanslecoffret;iltrouvaletubeetunpansement.
–Regarde-moi,dit-ilenseredressant.Droitdanslesyeux.
Ilécartalamaind’Ariadesablessure.Elleavalapéniblementsasalive.Ladouleursediffusait
danstoutsonbras.Sonbicepsétait touché,maisétrangement,c’étaitauboutdesdoigtsqu’elle
avaitleplusmal.Lesmusclesdesesjambessemirentàtrembler.
–Toutdoux,repritPerry.Contente-toiderespirerlentement,tranquillement.
–Monbrasesttoujourslà?demanda-t-elle.
–Ilesttoujourslà.
Ilsouritbrièvement,maissonvisagetrahissaituneviveinquiétude.
–Unefoisguéri,ils’assortiraàmerveilleavecmamainestropiée.
D’ungeste fermeetefficace, ilappliqua lecoagulant,puispansa lablessureenserrant fort le
bandage.Arianelequittaitpasdesyeux.Sonregards’attardasurleduvetblonddesamâchoire,la
courbedesonnez.Elleauraitpulecontempleréternellementsansselasser.Passersavieentièreà
leregarderbattredespaupièresetrespirertoutprèsd’elle.
Sa vue se brouilla soudain et Aria n’aurait su dire si c’était à cause de la douleur ou du
soulagementd’êtreànouveauauprèsdePerry. Il luiapportaitunsentimentd’équilibre.Elle le
ressentait à chaque instant passé avec lui. Même dans les mauvais moments. Les moments
douloureux,commecelui-ci.
LesmainsdePerrysefigèrent.Illevalatêteetsonregardparlapourlui.Ilavaitsentilamême
chosequ’elle.
Une secousse agita les semelles de ses bottes, puis les vestiaires se mirent à cliqueter. Le
grondementsepropagea,s’amplifiantpeuàpeu.Leslumièress’éteignirent.Saisiedepanique,Aria
scrutadésespérémentl’obscurité.Uneveilleused’urgences’allumaau-dessusdelaporte,clignota
plusieursfoispuissestabilisa.Lentement,lebruitsedissipa.
–Lacapsuleestentraindes’écrouler,ditPerryennouantlebandage.
Elleacquiesça.
–Cecouloir fait le tourduPanop.En le longeant,on trouvera forcémentuneported’accès
quelquepart.
Elleserelevaets’éloignadumur.Lesaignementavaitralenti,maislatêteluitournaitencore
unpeu.
Perryentrouvrit laporte.Lecorridorétaitplongédans lenoir,maisdesveilleusesd’urgence
luisaienttouslesvingtpas,environ.
–Resteprèsdemoi.
Ils coururent ensemble dans la galerie incurvée ; le hurlement assourdissant des alarmes à
incendie se répercutait sur les murs de ciment. Une odeur de fumée flottait dans l’air et la
température avait considérablement grimpé. Les incendies se propagaient dans la Capsule.
CommeArialecraignait,lesforcesnetardèrentpasàluimaquer.Elleavaitl’impressiondecourir
sousl’eau.
–Ici!dit-elleens’arrêtantdevantuneporteàdeuxbattantsportantl’inscriptionPANOPTIQUE.
C’estlàqueHesslesaenfermés.
Ellepianotasurlepanneaudecontrôle.LemessageACCÈSINTERDITs’affichaàl’écran.Ellefit
unenouvelletentativeenenfonçant les touchesd’undoigtrageur.Cen’étaitpaspossible.Ilsne
pouvaientpaséchouersiprèsdubut!
Arian’entenditpaslessoldatsdeRêveriearriversureux.Lesalarmesavaientétouffélebruitde
leurcourse.Enrevanche,Perrylesvit.Armeaupoing,illeurtiradessus.Larafalelesfauchadans
lecouloir.Enquelquesfoulées,Perrycouvritladistancequileséparaitdesesvictimes.Ilsaisitpar
lecoll’undesGardiensàterre,touchéàlajambe,etletraînadevantlaporte.
–Ouvre!luicommanda-t-il,enlehissantàlahauteurdupanneaudecontrôle.
–Non!refusal’individuquisedébattait.
Enunéclair,Aria seremémora levisagedesamère.Sansvie,comme ladernière foisqu’elle
l’avaitvue.Pasquestiond’échouerencore.Talonétaitdel’autrecôtédecetteporte.Desmilliers
degensallaientmourirsiPerryetelleneparvenaientpasàlafranchir.
De son bras valide, elle sortit son couteau et entailla le visage du Gardien d’un geste vif,
dessinantunebalafresanguinolentesursonmenton.
–Fais-nousentrer!
L’hommehurlaettentadebondirenarrière,maisPerryletenaitd’unemainferme.Ilpianota
alorsdésespérémentsurlestouchesdupanneau,lessuppliantdelelâcher.
Lesportess’ouvrirentencoulissantsurunlongcouloir.
Arias’yélançaets’immobilisaenarrivantàl’autrebout,danslePanop.Àl’endroitoùellevivait
autrefois.
Elle embrassa d’un seul regard la scène qui s’offrait à elle, contempla la parfaite spirale des
quarante coursives ceinturant l’atrium central. Quarante niveaux où elle avait dormi, mangé,
étudié,ets’étaitdédoubléedanslesDomaines.Aujourd’hui,elleyrevenaitaveclesentimentd’être
uneétrangère.
Les lieux lui paraissaient plus vastes, plus lugubres que dans son souvenir. La couleur grise,
qu’ellevoyaitàpeinejadis,lafrappaitdésormaispassonaspectfroidetinerte.Commentavait-elle
puêtreheureuseici?
Ariafocalisaensuitesonattentionsurtoutcequisortaitdel’ordinaire.Lafuméequis’échappait
desétagessupérieurs.Desmorceauxdebétonquis’effritaientettombaienttoutprèsdel’endroit
oùPerry et elle se tenaient.Des gens qui couraient ou se pourchassaient ici et là.Des cris de
terreur à glacer le sang, qui perçaient de temps à autre à travers le hurlement des alarmes à
incendie.Aumilieudecechaos,elledécouvritavecsurprisedesgroupesdepersonnesassisesdans
lessalonsdel’atrium,quibavardaienttranquillementcommesiderienn’était.
AriarepéraPixieàsescheveuxbrunscoupéscourtetlarejoignitenquelquesfoulées,Perrysur
sestalons.Lajeunefillesursautaenlareconnaissantetbattitdespaupières,l’airconfus.
–Aria? lâcha-t-elleavecunsourire.Çafaitplaisirdeterevoir.Sorennousaditquetuétais
vivante,maisj’aicruqu’ildivaguait,unefoisdeplus.
–Rêverieestsurlepointdes’écrouler!Tudoisabsolumentpartird’ici,Pixie.Tudoist’enaller
!
–M’enalleroù?
–DansleMondeExtérieur!
Pixiesecoualatête.L’angoissedéformasonvisage.
–Ohnon…Pasquestiond’allerlà-bas.HessnousaditderesteretdeprofiterdesDomaines,
pendantqu’ils’occupedetoutréparer.
Ellesouritànouveau.
–Assieds-toi,Aria.TuasvuleDomaineAtlantide?Lesjardinsdevarechsontsublimesàcette
époquedel’année.
–Onperddutemps,Aria,intervintPerry.
Pixieparutseulements’apercevoirdesaprésence.
–Quiest-ce?
Arianepritpaslapeinedeluirépondre.
– Il faut absolument que je trouve Soren, poursuivit-elle d’une voix pressante. Tu peux lui
transmettreunmessagedemapart?
–Biensûr.Maisiln’estpasloin.Ilestdanslesalonsud.
AriafitsigneàPerrydelasuivre.
–Parici!
Alors qu’ils traversaient l’atrium, une explosion ébranla l’atmosphère et la fit trébucher.Des
morceaux de béton dégringolèrent, se désintégrant au contact du sol. Aria se couvrit la tête et
pressa l’allure, aiguillonnée par la peur. La seule solution – leur unique espoir de survie –
consistaitàsortirdelàauplusvite.
Unpeuplus loin,ellevitungroupecourirdanssadirection.Elleaperçutunvisage familier,
puisdeux,puis trois…etseretintdehurlerde joie.Calebétaitparmieux, lesyeuxécarquillés.
Rune et Jupiter couraient ensemble. Elle reconnut Soren au centre de la bande, puis le petit
garçonàsescôtés.
Perrysedétachad’elle.Enquelquesenjambées,ilrejoignitlegroupeetpritTalondanssesbras.
Par-dessusl’épauledePerry,elleentrevitlesourireradieuxdupetit,justeavantqu’ilenfouisseson
visagedanslecoudesononcle.
Aria avait attendu des mois pour assister à ces retrouvailles. Elle aurait voulu savourer ce
bonheur, ne serait-ce qu’un bref instant, mais Soren se précipita vers elle et la transperça du
regard.
–Tuenasmisdutemps!lâcha-t-il.J’airemplimapartducontrat.Àtoideremplirlatienne!
41
PEREGRINE
–Jevaisbien.Jet’assure,jevaisbien,ditTalon.
Perryleserraitaussifortqu’illepouvaitsansluifairemal.
–OnclePerry,ilfautqu’ons’enaille.
Perryleposaparterreetluipritlamain.Talonétaitenbonnesanté,etlà,aveclui!
LajeunesœurdeBrooke,Clara,seprécipitaversluiets’accrochaàsajambe.Elleavaitlevisage
toutrouge,ruisselantdelarmes.Perrys’accroupit.
–Çavaaller,Clara. Jevaisvousramenerà lamaison.Tenez-vousbienpar lamain.Nevous
lâchezpasetrestezprèsdemoi.Toutprèsdemoi.
Claraessuyasonvisaged’unreversdemancheethochalatête.Perryseredressa.Ariaétaitfaceà
Soren,leSédentaireavecquiils’étaitbattuquelquesmoisplustôt.Desdizainesdegensavaient
accouruaveclui.Ilssemblaientaffolés,terrifiés,contrairementauxpersonneshébétéesqu’ilavait
croiséesunpeuplustôt.
–TuesvenueavecleSauvage?ditSorenàAria.
Unegerbedeflammess’échappabrusquementd’unecoursive,del’autrecôtédel’atrium.Une
secondeplustard,Perrysentaitlavaguedechaleurl’envelopper.
–Ilfautpartir,Aria.Toutdesuite!
–Lehangardetransport,s’écria-t-elle.Parici!
Ilsregagnèrentaupasdecourselaported’accèsduPanop,suivisparSorenetsongroupe.Sur
son passage, Aria criait à qui voulait l’entendre qu’il fallait fuir Rêverie, mais le vacarme des
alarmesàincendieetlegrondementdubétonquis’écroulaitengloutissaientlesondesavoix.Les
gensassisengroupesaurez-de-chausséenebougeaientpas.Ilsavaientleregardvide,semblaient
indifférentsauchaosambiant.Arias’arrêtadevantPixieetlasaisitparlesépaules.
–Ilfautquetupartesimmédiatement!luihurla-t-elle.
Cettefois,lajeunefilleneluiréponditpas.Ellerestaitimmobile,lesyeuxdanslevague.Ariase
tournaversSoren.
–Qu’est-cequiclochechezeux?LeSDL?
–Ça,plustoutlereste,répondit-il,évasif.Laperspectivedequittercetendroit,desortirdansle
MondeExtérieur…
–TupeuxdéconnecterleurSmartEye?luidemanda-t-elle,désespérée.
–J’aiessayé!Ilsdoiventlefaireeux-mêmes.Onnepeutpasentrerencontactaveceux.Ilsont
peur.Ilsn’ontjamaisrienconnud’autre.J’aifaittoutmonpossible.
Unenouvelleexplosionretentit.
–Aria!insistaPerry.
Ellesecoualatête,lesyeuxnoyésdelarmes.
–Jenepeuxpasfaireça.Jenepeuxpasleslaisser.
Ils’avançaverselleetpritsonvisageentresesmains.
–Tudoisvenir.Jenepartiraipassanstoi.
Çaluicoûtaitdeprononcercesmotscarilsavaittoutcequeçareprésentait.Perryauraittout
donnépourqu’ilensoitautrement,maisquoiqu’ils fassent, ilsnepourraientpassauvertout le
monde.
–Viensavecmoi,dit-il.Jet’enprie,Aria.Ilesttempsdepartir.
Ellelevalatête,balayalentementduregardlaCapsulequisedésagrégeaitàvued’œil.
–Jesuisdésolée…Je…suisdésolée,balbutia-t-elle.
Comprenant son désarroi, il la prit par les épaules, la mort dans l’âme. Puis, ensemble, ils
filèrentverslasortie,abandonnantlePanopderrièreeux.
De retourdans le couloir circulaire,Perryprit la têtedugroupedeSédentaires.Une fumée
noire s’échappaitdes conduitsd’aérationet les veilleusesd’urgence clignotaientdeplus enplus
faiblement.PerrygardaitunœilsurTalonetClara,maisArial’inquiétaitdavantage.Ellesetenait
lebrasetpeinaitàlessuivre.
Ilsparvinrent à l’entréeduhangaret s’y engouffrèrent.Les lieux semblaient à l’abandon.On
avaitdumalàcroireque laplate-formede transportgrouillaitd’activitéquelques instantsplus
tôt.Plusaucunsoldatn’étaitenvue.Seuleunepoignéed’Aéroflotteursyétaientencorestationnés.
–Tusaispilotercesengins?demandaAriaàSoren,levisagelivide.
–DanslesDomaines,oui,répondit-il.Maisceux-làsontbienréels.
Lesgensserassemblèrentautourd’eux.Parlavasteouverture,aufondduhangar,onvoyaitle
désertétincelersouslatempêtequifaisaitrage.
–Essaie,dépêche-toi!luiordonnaPerry.
Ilnesevoyaitpasconduiredesdizainesdegensterrifiés–desSédentairesquin’avaientjamais
mislespiedsàl’Extérieur–danslatourmented’unetempêted’Éther.
Sorensetournabrusquementverslui.
–Jenereçoispasd’ordred’unSauvage.
–AlorsobéisàuneSédentaire!hurlaAria.Bouge-toi,Soren!Onn’aplusletemps!
–Çam’étonneraitqueçamarche,grommela legarçon,encourantvers l’Aéroflotteur leplus
proche.
De près, le vaisseau était immense ; sa carrosserie, lisse et bleu pâle, était irisée comme une
perle.PerrypritTalonetClaraparlamainetlesentraînasurlaramped’accès.
Àl’intérieur, lacabineressemblaitàunvastetubedépourvudehublots.Àuneextrémité,une
porte ouverte laissait entrevoir le cockpit. L’autre extrémité était encombrée de caisses
métalliques. « Un vaisseau de ravitaillement », réalisa-t-il, songeant que celui-ci n’était que
partiellementchargé.Lemilieudelasouteétaitvide,maisilnetardapasàseremplirdepassagers.
– Avancez vers le fond et asseyez-vous, leur ordonna Aria. Tâchez de vous cramponner à
quelquechose,sivouslepouvez.
PerrynotaquelesSédentairesarboraienttouslamêmetenuegrisequ’Ariaportaitlorsdeleur
premièrerencontre.Ilsavaientleteintclair,lesyeuxécarquillés,etbienqu’ilnepuisseflairerleur
humeuràtraverslafumée,illisaitsurleursvisagesahurislacraintequ’illeurinspirait.
Iljetauncoupd’œilsursatenue.Dusangetdelasuiemaculaientsesvêtementsdéchirés.En
outre,iltenaitunpistolet.Ildevaitleurparaîtreaussiduretférocequ’illestrouvaitcraintifset
inoffensifs.
Maissurtout,ilsesentaitparfaitementinutile,plantélà.
–Parici!lança-t-ilàTalonetClara,enlesentraînantdanslecockpit.
Il se cogna la tête en franchissant la porte et songea à Roar, qui n’aurait pasmanqué de se
moquerdelui.Roarquiauraitdûêtrelàaveceux.QuePerryavaittraitécommeunchien.Iln’en
revenaitpasd’avoirdoutéainsidelaloyautédesonami.Toutàcoup,l’imagedeLivluirevinten
mémoireetilsemitàsuffoquer.Ilyauraituntempspourlapleurer,maispasmaintenant.Ilne
pouvaitpasselepermettre.
Le cockpit, guère plus grand que la chambre deVale, baignait dans une lumière tamisée. À
traverslepare-brise,Perryaperçutlasortieduhangar,toutaubout.Dehors,flottaituneépaisse
fuméenoiretranspercéed’éclairsd’Éther.
Sorenoccupait l’undes siègesdepilotage. Il frappadupoing le tableaudebord tout lisseet
lâchaunjuron.
PuisildutsentirleregarddePerry,carilseretournaetposasurluidesyeuxpleinsdehaine.
–Jen’airienoublié,leSauvage.
PerrylorgnalacicatricesurlementondeSoren.
–Danscecas,tutesouviensdequiagagné…
–Tunemefaispaspeur.
ÀcôtédePerry,unepetitevoixs’éleva:
–Soren,c’estmononcle.
SorenregardaTalonetsonexpressions’adoucit.Puisilseconcentraànouveausurletableaude
bord.
Perryobservasonneveuàladérobée,surprisparl’influencequ’ilexerçaitsurSoren.Comment
cela avait-il pu se produire ? Il rangea le pistolet sur une étagère, parmi d’autres armes, et fit
asseoirTalon et Clara contre la cloison du fond. Puis il s’accroupit et scruta le visage de son
neveu.
–Tuvasbien?
Talonhochalatêteavecunsourirelas.PerryvituneréminiscencedeValedanssesyeuxvert
profondetremarquaquesesdentsdedevantavaientpoussé.Ilpritsoudainconsciencedetousles
moisqu’ilsavaientperdusetdelanouvelleresponsabilitéquiluiincombait.Talonétaitcomme
sonfils,désormais.
Il se redressa lorsque les moteurs se mirent à vrombir. Le tableau de bord devant Soren
s’alluma,tandisqueleresteducockpitseretrouvaitplongédanslenoir.
–Accrochez-vous!hurlaSoren.
Unventdepaniqueparcourut lespassagers installésdans lacabineprincipale.Ariaseglissaà
côtédePerry,mettantunpieddanslecockpitaumomentoùl’Aéroflotteurdécollaitdusol.Illa
saisitparlataillepourluiéviterdetomberàlarenverse.LevaisseaufilaenavantetAriaeutledos
plaquécontrelapoitrinedePerry.Ilrefermalesbrassurelleet laserrafort,tandisquel’engin
gagnait en vitesse. Lesmurs du hangar défilèrent un bref instant, puis l’appareil sortit dans le
MondeExtérieur,envahiparlafumée.Perrynevoyaitrienàtraverslehublot,maisilremarqua
queSorennaviguaitàl’aidedel’écranintégréàlaconsolequ’ilavaitsouslesyeux.
Enquelquessecondes,lavuesedégageaetPerryregarda,émerveillé,laterredéfilerau-dessous
d’eux.Ilavaitbeautenirsonprénomd’uneespècedefaucons,iln’avaitjamaispenséqu’ilvolerait
un jour.Quelques vortex se déchaînaient encore sur le désert,mais le gros de la tempête était
passé.Lapâlelueurdel’aubeenvahissaitleciel,atténuantl’éclatdel’Éther.PerrysentitAriase
détendrecontreluietposalementonsursatête.
TandisqueSorenajustaitlatrajectoiredel’Aéroflotteur,afindemettrelecapàl’ouest,Perry
repéra la flottedeHess.Elledessinaitune lointainetraînéede lumièreau-dessusde lavallée.Il
reconnut la forme de l’immense vaisseau qu’il avait vu plus tôt. Rêverie lui apparut ensuite,
dévoréeparlafumée.
Danssesbras,Ariacontemplaitledésastreensilence.LeregarddePerrys’arrêtasurl’arrondi
de son épaule, la courbe de sa joue. Ses cils sombres. Il sentit le chagrin inonder son cœur. Il
partageaitsapeineetcomprenaitcequ’elleéprouvait.Luiaussiavaitperdusonterritoire.
–Quandtuserasprête,Aria,peut-êtrequetupourrasmedireoùjesuiscenséaller.
Le ton sarcastique de Soren irrita Perry, qui serra les poings. Aria se tourna vers lui et
l’interrogeaduregard.Lesangavaittraversélepansementdesonbras.Elleauraitbesoindesoins
médicauxauplusvite.
–ChezlesLittorans,déclara-t-il,commesic’étaituneévidence.
L’espacenemanquaitpasdanslacaverneetaprèscequ’ilvenaitdevoir,ilétaitpersuadéqueles
Sédentairess’yacclimateraientplusrapidementquesatribu.
Lesyeuxgrisd’Ariaétincelèrentdanslapénombredelacabine.
–Lescaissesdanslasoutesontpleinesdemarchandises,dit-elle.Delanourriture.Desarmes.
Desmédicaments.
Perryhochalatête.C’étaitunedécisiontoutesimple,pleinedebonsens.Uneallianceévidente.
Ensemble,ilsseraientplusforts.«Etcettefois,songea-il,lesSédentairesserontlesbienvenus.»
IlobservaSorenducoindel’œiletajoutaenpensée:«Enfin,laplupart…»
AriasechargeadedonnerlesinstructionsàSoren:
–Prendsladirectiondunord-ouest.C’estlà-bas,derrièrecescollines.
AlorsqueSorenmettaitlecapsurlaValléedesLittorans.Perrybaissalesyeux.Ilavaithâtede
ramenerenfinTalonchezlui,danssatribu.Sonneveuavaitlespaupièreslourdes.Auprèsdelui,
Claradormaitdéjà.
AriapritPerryparlamainetl’entraînaverslefauteuildepilotevide.Ils’yinstallaetl’attirasur
sesgenoux.Ellese lovacontre lui,posant le frontsursa joue…Perrysongeaalorsqu’ilétait le
plusheureuxdeshommes.
42
ARIA
–Vousvoulezquejem’écraseauxcommandesdecetappareil,ouquoi?lançaSorenencoulant
unregardversAria.
L’éclairagedutableaudebordrendaitsonvisageplusanguleux.Pluscruel.Ainsi,ilressemblait
àsonpère.IlfixaPerryavantd’ajouter:
–Parcequec’estvraimentdégoûtant.
Ariaavaitdesélancementsdanslebras.Lafuméeetlafatigueluibrûlaientlesyeux.Elleavait
enviedelesfermer,deselaissersombrerdansl’inconscience,maisilsarriveraientbientôtchezles
Littorans.Elledevaitgarderlesidéesclaires.
Elleentendaitlesautresmurmurerdanslacabine,derrièreelle.Calebs’ytrouvait.Ellen’avait
pasencoreeul’occasiondeluiparler.RuneetJupiterétaientlàaussi,avecdesdizainesd’autres…
ettousavaientlapeurauventre.
Ilsavaientbesoind’elle.ArialesavaitfaitsortirdeRêverie.Ellesavaitcommentsurvivredansle
MondeExtérieur.Ilsattendaientqu’ellelesguide.Ilsétaientsoussaresponsabilité,désormais.
Perryramenasescheveuxpar-dessussonépauleetluiglissaàl’oreille.
–Repose-toi.Ignore-le.
Lesondesavoix,graveettranquille,diffusaunevaguedechaleurdanstoutsoncorps.Elleleva
la tête. Perry la contemplait, le visagemarqué par l’inquiétude.Elle promena les doigts sur le
duvetdesamâchoire,puislesenfouitdanssachevelure.Elleavaitenviedesefondreentièrement
enlui.
–Situn’aimespascequetuvois,Soren,tun’espasobligéderegarder,répliqua-t-elle.
Elle surprit le souriredePerry justeavantque leurs lèvresne se rencontrent.Leurbaiser fut
doux, lent et lourd de sens. Depuis qu’ils s’étaient retrouvés dans les bois, ils ne s’étaient pas
accordé le tempsde seposer, ensemble.Que ce soit chez lesLittorans, ouplus récemment, en
routepourRêverie.Ilspartageaientenfinunmomentd’intimitésansêtreforcésdesecacheroude
fuir.Ariaavaittantdechosesàluidire…
PerryposaunemainfermesursahancheetAriasentitleurbaisersetransformerenuneétreinte
plusprofonde.LeslèvresdePerrydévoraientlessiennes.Ariadutsefaireviolencepours’écarter
delui.
Perryprotestatoutbas.Ilavaitlesyeuxmi-clos,perdusdanslevague.
–Onreprendraçaquandonseraseuls,luisusurra-t-elleàl’oreille.
Iléclataderire.
–Bientôt,j’espère!
Il luiprit levisagedans lesmainset l’attiraà lui,desortequeleursfrontssetouchèrent.Les
cheveuxd’Aria tombèrentautourd’eux, formantunrideauqui les isolaitdu restedumonde.À
cettedistance,ellenevoyaitplusquesesyeux,étincelantscommedespiècesdemonnaiedansl’eau
claire.
–Tum’asbrisélecœurquandtuespartie,murmura-t-il.
Ellelesavait.Elles’endoutaitdéjàaumomentdesondépart.
–J’essayaisdeteprotéger.
–Jesais,soupira-t-il.Jesais…
Illuicaressalajoueduboutdesdoigts.
–J’aiquelquechoseàtedire,ajouta-t-il.
Ilsouritetposasurelleunregardpleindedouceur.
–Vraiment?
Ilhochalatête.
–Çafaitunpetitmomentquej’aienviedet’enparler.Maisjevaisdevoirattendreencoreun
peu.Quandonseraseuls.
Ariaéclataderire.
–Bientôt,j’espère!
Elle posa de nouveau la tête sur sa poitrine et songea qu’elle ne s’était jamais sentie plus en
sécuritéqu’encemoment.
Les collines disparaissaient au loin. Aria n’en revenait pas de la distance qu’ils avaient déjà
parcourue.IlsnetarderaientpasàrejoindrelesLittorans.
–Jevousjure,j’enaipresquelanausée,marmonnaSoren.
Ariaserappelasoudainleurdernièreconversationprécipitée,parlebiaisduSmartEye.
–Quoi?répliqualegarçonenserenfrognant.Pourquoitumeregardescommeça?
–Tum’asditquetusavaisoùsesituaitleCalmeBleu.
Ilsavaientétédéconnectésavantqu’ilnepuisseluirévélersonemplacement.
Sorensouritdetoutessesdents.
– Ouais. Je sais où c’est. J’ai tout vu quandmon père discutait avec Sable.Mais je n’ai pas
l’intentiondecracherlemorceaudevantleSauvage.
LesbrasdePerrysecrispèrentautourd’Aria.
–Appelle-moiencorecommeça,leSédentaire,etceseralesdernièresparolesdetonexistence.
Ilchangeadepositionetsedétendit.
–Detoutemanière,tun’aspasbesoindemedirequoiquecesoit.Jesaisoùçasetrouve.
Aria se tourna brusquement pour regarder Perry et grimaça. Elle avait bougé trop vite,
réveillantladouleurdanssonbras.Ellesemorditlalèvreenattendantqu’elles’atténue.
–TusaisoùsetrouveleCalmeBleu?
Ilhochalatête.
–LaflottedeHesssedirigeaitpleinouest.Iln’yaqu’unechoseparlà-bas.
Iln’avaitpasfinideparlerqu’Ariaavaitdéjàcompris.
–C’estenpleinemer,devina-t-elle.
Perryacquiesça.
–Jen’enaijamaisétéaussiprèsquequandjemetrouvaischezmoi.
Sorenparutdéçu.
–Ouais,enfin…tunesaispastout.
Ariasecoualatête,agacée.Ellen’étaitpasd’humeuràjouerauxdevinettes.
–Allez,Soren,dis-nouscequetusais.Qu’est-cequetuasdécouvert?
Sorenfitunemoue,commes’ils’apprêtaitàlâcherunerepartienarquoise,puissonexpression
sedétendit.Lorsqu’ilrépondit,savoixétaitposée,dénuéedesonhabitueltonacerbe.
–Sableaffirmequ’ilsvontdevoirtraverserunevéritablemurailled’Étheravantd’atteindreun
cieldégagé.
Ilétouffaungrognementdemépris.
– Il prétend qu’il en est capable,mais ilment. Aucun vaisseau ne peut accomplir une chose
pareille.
Aucun vaisseau, sansdoute, songeaAria,mais il existait un autremoyendedompter l’Éther.
Perryetelleprononcèrentsonprénomaumêmemoment.
–Cinder…
43
PEREGRINE
L’AéroflotteursurvolalevillagedesLittoransetcontinuaverslenord,endirectiondelacôte.
Soren devait les faire passer au-dessus de l’océan pour atteindre la crique, enclavée dans les
rochers.Perrynotaquelesurvoldel’eauétaitpluschaotique.
Tandisqu’Ariasomnolaitdanssesbras,ilcontemplal’horizonetéprouvaunsursautd’espoir.
Ilsn’avaientpasCinderaveceux,nilapuissancedeHessetdeSableréunis,maisleCalmeBleuse
situaitquelquepartaularge,etnulneconnaissaitmieuxlamerquelesLittorans.L’océanétait
leurterritoire.
TalonetClaras’éveillèrentlorsquel’Aéroflotteurseposasurlaplage.Perryavaitprévudeleur
expliquerpourquoilatribuavaitdûquitterlevillage,mais,envoyantleurssouriresépanouis,il
décidad’attendrequ’ilsl’interrogent.
–Jerêve!Nemeditespasquejeviensd’atterrirenfaced’unegrotte,ditSoren.
AriaremuaentrelesbrasdePerry.Elleétiralentementlesjambesetseleva.
–Onpeutsedébarrasserdeluin’importequand,tusais.
–Siseulementcen’étaitpasuneblague,soupiraPerry,quiregrettaitdéjàdenepluslasentir
toutcontrelui.
Sorenreculasonsiègeetseleva.
–C’estcommeçaquevousmeremerciezdevousavoirsauvélavie?Derien,toutleplaisirétait
pourmoi!
Ariasourit.ElletenditlamainpouraiderPerryàseredresser,veillantàgardersonbrasblessé
lelongdesoncorps.
–Quiaditquec’étaituneblague?
Perrylasuivitdanslacabineprincipale,indifférentauxmineseffaréesdesSédentairesblottisles
unscontrelesautresdanslepetitespace.Unemainposéesurl’épauledeTalon,ilpatientaàcôté
d’Ariaquipianotaitsurunpavénumériquecommandantl’ouverturedelaporte.Celle-cis’ouvrit
dansunsouffled’airquisemêlaaubruitdesvagues,ets’abaissasurlesable.
Dans la lumièredumatin,Perry vit lesLittorans sortir de la caverne et envahir la grève. Ils
restaientbouchebéefaceauvaisseau,hésitantentrel’incrédulitéetlapanique.
Derrièrelui,desdizainesdeSédentairescontemplaientleMondeExtérieur.Leurfrayeurétait
suffisammenttangiblepourqu’ilpuisselaflairer,endépitdesonolfactionémousséeparlafumée.
PerryaperçutMarronetReef.BearetMolly.Sonregardsedéplaçarapidementsurlesautres
visages…lesfrèresHyde,HaydenetStrag.WillowetBrooke.IlcherchaitRoaretTwigeteutun
pincement au cœur quand il comprit que ni l’un ni l’autre n’étaient revenus. Il devrait les
retrouversanstarder–ainsiqueCinder–,maisd’abord,illuifallaitinstallerlesSédentairesdans
leurhabitatprovisoire.Ilsallaientformerunenouvelletribu.
Fleatrottinajusqu’aupieddelaramped’accèsetgémitenremuantlaqueueàlavuedeTalon.
Toutsoncorpss’agitait.Talonlevalatêteet,lesyeuxbrillantsd’impatience,demandaàsononcle
:
–Jepeuxyaller?
–Biensûr,réponditPerry.
L’enfantdévalalapasserelleavecClara.
AriasouritàPerry.Illutdanssesyeuxl’expressiond’unsentimentinfini,indestructible.
–Ontentenotrechance,cettefois?
Perryluipritlamain.Lesdoigtsentrelacés,ilsdescendirentensemblesurlaplage.
VERONICAROSSI
Veronica Rossi est née à Rio de Janeiro, au Brésil. Enfant et adolescente, elle a vécu dans
différentspaysdumonde.Elles’estfinalementinstalléeenCalifornie,oùellevitaujourd’huiavec
sonmarietsesdeuxfils.Elleaétudiélesbeaux-artsàSanFrancisco,maisseconsacredésormais
entièrementàl’écriture.
CelivrenumériqueaétéconvertiinitialementauformatEPUBparIsakowww.isako.comàpartirdel'éditionpapierdumêmeouvrage.
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