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Josiane Boulad-Ayoub
L’ABBÉ GRÉGOIRE
APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
L’abbé GrégoireMédaillon en bronze de David d’Angers, Paris, Musée Carnavalet
Le pasteur Oberlin, qui a rencontré Grégoire alors âgé de trente-cinq ans, pendant un voyage en Suisse, fait de lui ce portrait, à laLavater :« Voici donc ce que je crois entrevoir dans votre silhouette : le front,le nez : très heureux, très productifs, ingénieux ; le front : haut etrenversé avec le petit enfoncement : un jugement mâle, beaucoupd’esprit, point ou guère d’entêtement, prêt à écouter son adversaire ;idées claires et désir d’en avoir de tout. Le nez : witzig... spirituel,mais bien impérieux. L’acquisition de la profonde et cordialehumilité évangélique vous fera un peu de peine ; elle sera en vousvertu acquise etc. ; le tout : un homme peu tranquille qui, par sonactivité et capacité, peut faire beaucoup de bien à la société » (R.Peter, « Le pasteur Oberlin et l’abbé Grégoire » dans Bull. Soc. Hist.du Protestantisme français, CXXVI, 1980, 297-325).
L’ABBÉ GRÉGOIRE
APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
© Josiane Boulad-Ayoub
Josiane Boulad-Ayoub
L’ABBÉ GRÉGOIREAPOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
À ma fille, Christine
PREMIÈRE PARTIE
L’AMI DE L’HUMANITÉ
Grégoire vu par Raffet
Gravure d’Hopwood (Paris, Musée Carnavalet)
Si l’on persécutait une secte quelconque, à l’instant,
et par principe de conscience, je reprendrais la plume
pour plaider ses droits ; il m’est doux de pouvoir
invoquer ma conduite passée pour garantir cette
assertion. (Grégoire)
INTRODUCTION
Grégoire s’était fait deux divinités : le Christ et la démocratie, qui,
dans son esprit, se confondaient en une seule, puisqu’elles étaient
censées incarner, à ses yeux, l’une et l’autre le même idéal
d’égalité et de fraternité. (Michelet, Histoire de la Révolution)
Il est difficile de ne pas être soi-même à son tour apologète de l’abbé Grégoire, dès qu’on commence à
le rencontrer. C’est que cette figure admirable sous tant d’aspects joue un peu comme la conscience
morale et politique de la Révolution. On n’a qu’à brandir son inlassable défense des droits des minorités
ou encore à faire état de son action au sein du Comité d’Instruction publique, quelques-uns parmi ses
nombreux combats, pour faire reculer les détracteurs des révolutionnaires, ou plus précisément des
prétendues — parfois réelles — exactions de ces derniers.
Et pourtant l’abbé Grégoire n’est pas le miroir inversé de Robespierre. Les deux hommes ont beau
avoir été des adversaires, après avoir été néanmoins ensemble aux Jacobins, on pourrait presque dire, du
point de vue de Sirius, que le prêtre laïc et le prêtre assermenté sont inséparables. Leurs positions sont
proches sur plusieurs plans : la souveraineté du peuple, la mission universelle de la République, l’amour
du bien public, la moralité comme essence du patriotisme, l’établissement des institutions culturelles
révolutionnaires, et, au premier chef, l’instruction publique, comme instruments de gouvernement ; surtout
l’idée que pour tous deux, idée rendue effective par chacun à sa manière, bien sûr, la politique devient
pour la première fois indissociable de la morale, et va le rester pendant tout le XIXe siècle, sans compter
ses insidieuses résurgences actuellement. C’est aussi ce que nous devons aux amis de Grégoire, les
Idéologues, héritiers en cela non pas tellement des Lumières que de l’esprit de la Révolution et facteurs
pratiques de son évolution.
Je voudrais dans ce petit livre suivre un fil argumentatif peut-être insolite mais que je crois assez
heuristique pour relire à nouveaux frais l’immense travail de cet homme, prêtre, patriote, député, sénateur,
et en dégager les enjeux politiques et polémiques. En même temps chrétien sincère et républicain
convaincu, Michelet, le premier, l’a bien souligné, on ne s’est toutefois pas encore demandé, du point de
vue de l’analyse idéologique et philosophique des représentations, du moins à ma connaissance1, pourquoi
l’abbé Grégoire n’a jamais vécu ni pensé ce mixte comme incompatible, bien au contraire.
1 Les travaux remarquables de Bernard Plongeron et de Rita Hermont-Belot, ainsi que de Dale Van Kley dans le monde anglo-
saxon, examinent les relations plus larges entre politique et religion à l’époque des prêtres patriotes et chez Grégoire lui-même
ainsi que les influences du jansénisme sur le projet de la « chrétienté républicaine ». Régis Bertrand, dans le tout récent collectif
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
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Il me semble que la problématique sur laquelle je me concentre, tout en s’inscrivant nécessairement en
raison de la personnalité elle-même de Grégoire, sous cet horizon plus large de l’histoire religieuse
proprement dite, emprunte un tour particulier : relier les attaques de certains apologètes pré-
révolutionnaires contre le philosophisme et le tolérantisme aux thèses et aux stratégies rhétoriques de
l’évêque-député qui défend la tolérance universelle en même temps que la liberté des cultes. Grégoire, je
crois, rencontre dans la Révolution le signe providentiel l’autorisant à identifier, dans le même combat,
l’organisation d’une église nationale « régénérée » faisant retour à la tradition égalitaire de l’église
primitive, sans despotisme hiérarchique, au républicanisme comme théorie générale de la liberté politique
et de la souveraineté du peuple. Il se situe ainsi dans la lignée de Montesquieu, de Rousseau, et sans doute
de Mably, pour les classiques ; des Idéologues, aussi, du cercle d’Auteuil dont il appréciait la tolérance,
mais, dépassant l’eurocentrisme de ses contemporains, si on me passe l’expression anachronique, il
applique leurs thèses, à l’échelle planétaire, à tous les citoyens, sans distinction de races, de religions ou de
couleurs.
Je suggère, pour ma part, qu’il a agi comme le dernier des apologètes chrétiens, ces adversaires pré-
révolutionnaires de la « nouvelle philosophie » dont le combat d’arrière-garde aboutira, lui, à l’impasse,
dès l’édit de tolérance de Louis XVI en 17872. Comme, à la fois, il s’est fait le maître d’œuvre intrépide
des grandes réalisations révolutionnaires d’avant-garde dont la fortune pour la plupart sera si féconde.
Grégoire se met à l’œuvre avec une rhétorique, une stratégie et des arguments se moulant dans les
formes du discours social des apologètes chrétiens des Lumières, qui cherchaient à maintenir l’antique
alliance du trône et de l’autel. Se fondant sur la conviction de la quasi-identité entre l’esprit évangélique,
la raison éclairée et la centralisation politique3, il transpose, en Révolution, une symbolique théologique
sous la direction de Martine Lapied et Christine Peyrard, La Révolution française au carrefour des recherches (Publications de
l’Université de Provence, 2003), faisant le point sur les orientations actuelles de la recherche en histoire de la Révolution, ne
manque pas de souligner, dans son chapitre, « De l’histoire de l’Église à l’histoire religieuse de la Révolution », l’originalité aussi
bien que le caractère dynamique des études des auteurs que je viens de mentionner, études relatives aux aspects religieux de la
Révolution. 2 Louis XVI confère par un édit en 1787 l’état civil aux protestants qui en étaient privés. L’édit de tolérance établit ainsi un état
civil pour les non catholiques en même temps qu’il proscrit « toutes les voies de violence qui sont aussi contraires aux principes
de la raison et de l’humanité qu’au véritable esprit du Christianisme ». En revanche l’édit maintient intégralement toute la
législation d’obligation : « la religion catholique que nous avons le bonheur de professer jouira seule dans notre royaume des
droits et des honneurs du culte public ». Il faudra attendre la Déclaration des Droits et les discours de Rabaut Saint-Étienne à
l’Assemblée Nationale en 1789 pour que les protestants jouissent enfin de leurs pleins droits et que triomphe cette idée de
tolérance universelle qu’avaient défendue les Philosophes tout au long du siècle. 3 « Qui n’aime pas la République est un mauvais citoyen, et, par conséquent, un mauvais chrétien », tel est le raisonnement en
faveur, au début de la Révolution, parmi les prêtres patriotes, Lamourette et Fauchet, en particulier, qui préconisent l’obéissance
au maître séculier, lieutenant du maître spirituel.
INTRODUCTION
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bien particulière, celle que les Lumières ont commencé à infléchir vers la scientificité philosophique et la
politisation.
Les ecclésiastiques d’Ancien Régime mènent un combat qui, du point de vue idéologique, est axé sur
l’imposition de la tolérance dans un sens conforme à la doctrine et aux pratiques de la religion catholique
et dont les finalités politiques se mesurent au bénéfice qu’ils escomptent : la restauration de l’unité du
royaume de France, la fille aînée de l’Église, et du pouvoir absolu du monarque très-chrétien. À travers le
recueil théologique d’une pentecôte des nations, des langues, des religions, par l’effusion d’un esprit de
liberté et d’amour, l’abbé Grégoire tend à la sauvegarde de la chrétienté républicaine, mieux à sa création,
par le langage et les propositions d’une politique de la tolérance. C’est ainsi, par exemple, qu’il pense les
moments disruptifs qu’inaugure le temps révolutionnaire en termes de régénération, concept issu de la
thématique chrétienne et qu’il incline vers une acception politique. L’unité du peuple chrétien revivifié par
le retour aux maximes évangéliques primitives se fond dans l’instauration d’un seul corps républicain
pendant que les nouveaux citoyens communient dans la pratique des principes démocratiques, expression
de principes qui leur sont antérieurs, transcendants et naturels.
Faisant circuler parmi les premiers4 le mot-clé de régénération, cette idée-force de la Révolution, il
cherche en « philosophe chrétien », du nom audacieux pour l’époque du cercle académique qu’il fonde en
même temps que le journal les Annales de la religion se réclamant de la philosophie de Mably, à réaliser
concrètement, institutionnellement, cet idéal de fraternité. Cet esprit de solidarité, principe d’union et
d’oubli, comme il dira plus tard, avec une magnifique grandeur d’âme, quand l’Église concordataire aura
pris le dessus, est seul capable d’harmoniser les liens entre vérités politiques et vérités religieuses, entre
sensibilités et pratiques diverses. Un idéal qui se matérialiserait par la société républicaine chrétienne dont
il poursuit l’installation jusqu’à sa relève par la « sainte alliance » des intellectuels de tous les pays, libres
parce que vertueux. Telle est la thèse centrale que nous entendons développer dans les pages qui suivent.
Un bref portrait historique de l’abbé Grégoire occupe le premier chapitre. Il servira à situer sa
personnalité complexe comme le contexte révolutionnaire dans lequel il évolue. Dans le deuxième
chapitre, nous nous attachons à établir la problématique selon laquelle se développent les arguments de
l’apologétique chrétienne de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, centrés surtout sur la défense du droit
d’intolérance et de la vérité de la Révélation, rempart du trône et fondement du pouvoir de l’Église. Nous
faisons ensuite l’analyse, dans les troisième et quatrième chapitres, des textes de l’abbé Grégoire relatifs à
ses principaux combats, sous l’horizon de la tolérance et de la liberté, pour que se réalise la « famille
universelle » : l’émancipation des juifs, l’abolition de l’esclavage et la mise au jour de la Littérature des
4 Mirabeau, notamment, réemploie la notion de régénération et la tire plus explicitement vers sa signification profane : « tout
projet de régénération doit avoir pour objet de ramener la chose publique à ses principes fondamentaux ».
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
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nègres, la dénonciation de l’Inquisition, la revendication de la liberté des cultes et la tolérance, les
innovations institutionnelles dont les plus importantes, le Conservatoire des arts et métiers, le Bureau des
longitudes et l’Institut national, seront parachevées par le Directoire et ses amis Idéologues, enfin
l’opposition au despotisme de Napoléon et la critique de la Constitution de 1814, au nom des valeurs
pérennes de la démocratie.
Afin qu’il puisse juger sur pièces, nous avons cru bon d’offrir au lecteur, en seconde partie, un recueil
des principaux textes de Grégoire sur lesquels nous appuyons les analyses menées aux chapitres trois et
quatre de cette étude. Ces textes, au nombre de sept, sont regroupés, en fin de volume, sous le titre
général, Former le faisceau de la République . Chacun d’entre eux est situé brièvement dans son contexte
historique. Nous suivons le texte de l’édition originale mais tout en modernisant l’orthographe et la
facture. Il s’agit :
• de la Motion en faveur des Juifs, présentée à l’Assemblée Constituante en 1789 ;
• du Mémoire en faveur des gens de couleur ou sang-mêlé de Saint-Domingue et des autres îles
françaises, présenté à l’Assemblée Constituante en 1789 ;
• du Discours sur la liberté des cultes, imprimé par Maradan quelques jours après sa lecture par
Grégoire devant la Convention le 1er nivôse an III (21 décembre 1794) ;
• de la Lettre du citoyen Grégoire, évêque de Blois, à Don Ramon-Joseph de Arce, archevêque de
Burgos, grand inquisiteur d’Espagne. Paris, Impr. Chrétienne, s.d. Cette lettre, demandant la
suppression de l’Inquisition, fut publiée, dans les Annales de la Religion, le 22 février 1798 ;
• du Rapport fait par le citoyen Grégoire, au nom d’une commission spéciale sur le Conservatoire des
arts et métiers, devant le Conseil des Cinq-Cents, à la séance du 17 floréal an 6 (6 mai 1798) ;
• de la critique par Grégoire (Paris, 17 avril 1814) De la Constitution française de l’an 1814, Paris, Le
Normant, 1814 ;
• du Projet de déchéance de Napoléon (1814), document que nous reproduisons d’après la version
donnée par Hyppolite Carnot, exécuteur testamentaire de Grégoire, dans sa Notice historique sur
Grégoire précédant son édition des Mémoires de Grégoire (Paris, A. Dupont, 1837, 2 vol.).
Nous entendons, à la lumière de notre thèse centrale, dégager les lignes directrices de l’argumentation
de Grégoire et en montrer l’unité. Nous nous attachons à en déterminer les points nodaux d’adaptation-
réappropriation-recréation, autrement dit, à suivre le jeu de la mimésis symbolique et politique dans un
discours pénétré de part en part de l’urgence à réaliser l’unité salvatrice du peuple français, voire de la
« grande famille ». Sous-tendu par une conception toute particulière du bien commun et des valeurs
républicaines, Grégoire, apologète de la République, réussit à faire tenir ensemble les deux bouts de la
chaîne.
INTRODUCTION
15
Ce sera, cependant, grâce à une condition primordiale pour cet homme qui se révèle, en définitive,
davantage pragmatiste que théoricien politique ou théologien : la prédominance du critère moral dans
lequel viennent se fondre, à la fois, les préceptes de la doctrine religieuse, le principe de l’utilité publique,
c’est-à-dire nationale, et les maximes gouvernant la vie républicaine. La morale religieuse lui permet de
discriminer, sur le plan métaphysique, le bon citoyen du mauvais qui fait seulement valoir les droits
démocratiques en se passant des devoirs, tandis que, sur le plan politique, le respect des valeurs
républicaines permet de distinguer le meilleur des gouvernements tout en le mettant à l’abri du mal de la
tyrannie. De même, sur le plan esthétique, Grégoire, qu’on traiterait aujourd’hui de béotien, fait passer
devant la beauté ou la valeur artistique de telle ou telle œuvre, l’utilité fonctionnelle plus grande de la
charrue, par exemple, pour le bien-être de l’humanité. Il rejoint étrangement par ce parti-pris moral Kant
qui lui aussi mettra de l’avant dans la Paix perpétuelle, le rôle salvateur du politicien moral, mais
également la préoccupation éthique de nos théoriciens d’aujourd’hui de la vie bonne.
Nous verrons, en conclusion, si l’actualité de son action, y compris le projet final d’une « sainte
alliance » entre savants, gens de lettres et artistes de tous les pays « pour accélérer les progrès des bonnes
mœurs et des lumières », avec l’accent mis résolument sur la vertu plutôt que sur les connaissances, ne
tient précisément pas au fait que Grégoire dessine en filigrane le chemin possible pour triompher des
démons particularistes, ou encore identitaires, hantant aujourd’hui notre monde en voie de globalisation.
S’il reste vrai, comme Marcel Gauchet l’écrit dans La religion dans la démocratie (Gallimard, 1998), que
la nouvelle figure du citoyen, du moins dans nos démocraties occidentales, ne se « conçoit plus », au terme
du parcours de la laïcité, « commandé par l’au-delà », il n’en demeure pas moins que la morale religieuse,
comme le laisse entendre le doux discours de Grégoire, ce nouveau Saint François d’Assise qui faisait
front en son temps aux rugissements de la langue de bois révolutionnaire, sert de balise, voyante ou
souterraine, mais toujours puissante, de repère commun de sens à l’homme d’aujourd’hui, même et surtout
quand il se veut autonome.
C’est Robespierre qui convoquait la Providence en champion de la République, et qui présentait la
jeune République et sa Constitution comme la nouvelle arche d’alliance. C’est de même Grégoire qui,
avec moins de religiosité et de grandiloquence mais avec plus de profondeur, plus de sincérité et plus de
pragmatisme, identifiait patriotisme et christianisme, autels républicains et autels gallicans, confondant en
une seule symbolique universelle la double Révolution, celle déjà advenue et celle à venir qui la
complèterait.
Sa voix, plus puissante que celle des prêtres d’Ancien Régime, plus durable par les institutions
culturelles et politiques qu’il a contribué à mettre en branle, aura réussi à défendre victorieusement les
valeurs républicaines, intellectuelles et citoyennes, liberté, égalité et fraternité, dans lesquelles l’abbé
Grégoire voyait l’aboutissement des valeurs évangéliques et chrétiennes.
L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT
CHAPITRE I
Je suis comme le granit. On peut me briser mais on ne me plie pas.
(Lettre de Grégoire au Duc de Richelieu, 1820)
Faire le portrait même bref de la plus belle figure de la Révolution, c’est faire en même temps l’histoire
de celle-ci. L’abbé Grégoire est de tous les grands débats ; patriote lucide et courageux, prêtre
indomptable en matière de doctrine et de foi, homme d’une générosité exemplaire, ce « héros de
l’humanité », comme l’ont appelé ses contemporains, est en prise avec tous les problèmes de son temps.
Ferraillant activement contre toutes les sortes de fanatisme, de superstition, d’ignorance, de despotisme,
d’esprit partisan ou de « barbarisme », il consacre sa vie, comme tous en témoignent, simples particuliers
ou savants historiens, à forger l’alliance des consciences religieuses et de l’idéal révolutionnaire, c’est-à-
dire à mener à bien son grand projet d’une nouvelle société chrétienne vivant fraternellement « d’un culte
raisonnable », à l’enseigne de la liberté et de l’égalité.
Les grandes étapes de sa vie sont ponctuées d’actions ou d’écrits qui portent ce double sceau le
caractérisant : homme d’Église sans concessions sur la foi en même temps que révolutionnaire irréductible
même sous la Terreur. Michelet nous a peint de sa plume frémissante le spectacle de cet homme « resté
seul pendant toute la Terreur, seul sur son banc, personne n’osant s’asseoir près de sa robe violette, [qui] a
laissé la mémoire du plus ferme caractère qui peut-être ait jamais paru ».
Double sceau qui peut paraître contradictoire aujourd’hui mais qu’il vit uniment sous l’idéal
transcendant de la justice sociale et de la concorde universelle, ces sens forts de la vraie tolérance,
intégrant l’apport politique des Lumières et de la Révolution à une anthropologie chrétienne tout orientée
par l’idée de l’unité de l’espèce humaine.
Le testament que Grégoire laisse à sa mort, le 28 mai 1831, et dans lequel il organise six prix à
décerner par concours ont des sujets révélateurs des combats qu’il a livrés ; ils figurent, déjà à cette
époque, comme porteurs de modernité. Grégoire précise en effet que les thèmes qu’il énumère devraient
mener à une réflexion sur le despotisme, l’esclavage, les libertés, l’égalité.
Nous allons organiser son portrait comme autant de vignettes tout en exploitant, à notre tour, ces motifs
à travers lesquels s’entrecroisent et se répondent les uns aux autres les épisodes contrastés de sa vie et de
UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE
17
son œuvre. L’ordre chronologique sera ainsi relativement sacrifié à l’ordre diachronique5, au profit de la
mise en place d’une Galerie des Tableaux de la vie de Grégoire, à l’instar des célèbres Tableaux
historiques de la Révolution française6.
5 Nous prenons pour guide des événements historiques la Chronologie de la vie de Grégoire établie par Albert Soboul, dans le
premier tome des Œuvres de l’Abbé Grégoire, Paris, KTO Press – EDHIS, 1977 ainsi que la réédition des Mémoires de Grégoire,
Paris, Éditions de Santé, 1989. De même, nous mettons à profit aussi bien notre réédition (avec M. Grenon) nouvelle des Procès-
verbaux des comités révolutionnaires de l’Instruction publique suivant le Corpus J. Guillaume (Paris, L’Harmattan, 1997, 19
volumes) que notre propre travail d’édition critique du journal des Idéologues, La Décade philosophique qui fut publiée de 1793 à
1807 (Rennes, Presses de l’Université de Rennes, 2003, 9 tomes) ; ce journal parmi le plus influent à l’époque et dont les
rédacteurs étaient des amis de Grégoire fait abondamment état de ses activités, en particulier celles relatives à la défense des juifs
et des gens de couleur ou encore à la dénonciation de l’Inquisition. 6 Cette entreprise monumentale de gravures historiques savantes accompagnées de textes fut lancée en juillet 1791 et s’étala sur
près de vingt-cinq années. Les cinq éditions qui se succédèrent, entre 1791 et 1817, furent diffusées dans toute l’Europe offrant
aux contemporains une image précise et vivante de la Révolution. Au total l’ouvrage complet en trois volumes compte cent
quarante-quatre Tableaux gravés avec leurs discours explicatifs et soixante-six portraits. Les textes de la première édition sont de
Chamfort et Ginguené.
L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT
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PREMIER TABLEAU
CONTRE NOUS DE LA TYRANNIE
Le serment du jeu de paume.
Grégoire au premier plan réunit Dom Gersant et Rabaut Saint-Étienne.
Grégoire commence très tôt et ira très loin dans sa lutte contre le despotisme, que ce soit celui de
l’Église et de sa haute hiérarchie ou celui de la monarchie. Ses actions principales, à cet égard, sont
dirigées, d’une part, contre les structures de l’Église traditionnelle, dépendante du pouvoir du pape, qu’il
entreprend de remplacer par d’autres, les rapprochant plus étroitement de la République en même temps
que de la « pureté primitive » du christianisme ; d’autre part, contre le pouvoir du prince auquel il entend
substituer celui du peuple, de ses représentants et de la loi.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
20
Ses initiatives le désigneront à la vindicte des catholiques ultramontains, des monarchistes, l’accusation
à tort de régicide7 le poursuivra longtemps, puis à celle des bonapartistes8 puisque Grégoire s’opposa
constamment à l’autoritarisme de l’empereur, rédigeant un projet de déchéance dans lequel il juge avec
des mots terribles la course napoléonienne qui « a démoli graduellement tout l’édifice social ». Cohérent,
il refuse de porter aussi bien le titre de comte que la légion d’honneur, distinctions que Napoléon lui avait
conférées.
Ordonné prêtre en 1775, curé d’Embermesnil, en 1782, où l’un de ses premiers actes, révélateur de son
zèle à dissiper l’ignorance, source de tous les maux, est d’installer une bibliothèque publique, Grégoire,
qui s’est fait connaître par sa publication d’un Essai sur la régénération physique et morale des Juifs
(1788)9, couronné par l’Académie de Metz et traduit aussitôt à Londres, est élu, en 1789, député aux États
Généraux. Parvenu à Versailles, il rencontre le juriste Lanjuinais qui deviendra un ami fidèle. Les futurs
révolutionnaires s’engagent mutuellement à combattre le despotisme. L’abbé Grégoire entre
simultanément dès lors sur la scène philosophique et sur la scène politique.
Son activité politique dès le mois décisif de juin 1789 montre qu’il a choisi son camp, celui de la
démocratie10 ; il ne s’en écartera pas. Dans sa Nouvelle lettre d’un curé à ses confrères, du 10 juin, il
préconise la réunion du clergé avec le Tiers-État, et le 14, prêchant d’exemple, il entraîne cinq autres
ecclésiastiques à se joindre au Tiers. Le 17, le Tiers se constituera en Assemblée Nationale.
Grégoire est présent au serment du jeu de paume, comme nous le rappelle la célèbre esquisse de David.
Grégoire, au centre, symbole vivant de la nouvelle unité, fait se donner la main à Rabaut Saint-Étienne,
7 Grégoire s’est défendu toute sa vie de cette accusation, qui fait du reste bon marché de son christianisme républicain : s’il
reconnaît à la Convention le droit de juger Louis XVI, en revanche sa religion lui interdit de faire couler le sang, comme il
l’affirme à plusieurs reprises. De même il sera scandalisé par les duels de Barnave et Cazalès, considérant de plus que ces gens
déshonorent le corps des représentants. Il écrira un bref opuscule Réflexions générales sur le duel, bien accueilli aux Jacobins, où
il mêle les arguments ressortissant à la fois à ses convictions révolutionnaires et chrétiennes : le duel est un retour aux pratiques de
l’aristocratie oisive, il y a effusion inutile de sang, il s’agit d’une contravention aux principes religieux. 8 Grégoire confie dans une lettre du 22 mars 1817 à son ami Münter, professeur de théologie à Copenhague qui avait alors soutenu
Grégoire dans son combat contre l’Inquisition espagnole, combien ses ennemis s’étaient multipliés au cours des années écoulées :
« [...] la fureur secondée par la puissance et la force déployait contre moi tout ce que peuvent suggérer la haine et la perversité.
Les incrédules m’ont persécuté, parce que je suis attaché à la religion ; les fanatiques, parce que je ne suis pas religieux à leur
manière ; les partisans du despotisme, parce que mon attachement à la liberté est aussi imperturbable que mon attachement au
christianisme ; les partisans de l’esclavage africain parce que j’ai combattu sans relâche en faveur des opprimés, etc. etc. ». 9 La « question juive » pour Grégoire est déjà liée dans son esprit au problème de la tolérance comme en témoigne son prêche sur
ce thème lors de l’ouverture d’une synagogue, en 1785, à Lunéville.
L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT
21
défenseur des droits des protestants, et au chartreux Dom Gersant11. Autre rencontre avec les journées
légendaires de la Révolution, Grégoire sera président de l’Assemblée du 12 au 15 juillet12, séance qu’il
dirige sans interruption, pendant que les Parisiens prennent la Bastille.
Pendant la nuit fantasmatique du 4 août et de l’abolition des privilèges, Grégoire se signale en
demandant l’abrogation par l’Assemblée Constituante des Annates13, « monument de simonie »,
sectionnant par le fait même le lien de l’Église de France avec le suzerain papal. C’est dans le même sens,
gallican dira-t-on, qu’il prend très tôt une part importante à la Constitution civile du clergé, votée le 12
juillet 1790, par laquelle c’est désormais l’Assemblée qui élit évêques et curés. Il sera le premier, le 24
décembre de la même année, à prêter le serment exigé par la loi, impliquant la reconnaissance de la
constitution civile du clergé. Grégoire accompagne sa décision, qu’il dit avoir été longtemps réfléchie, par
une brochure soutenant la légitimité du serment civique. Irréductible, il refusera jusqu’à son lit de mort de
renoncer à son serment constitutionnel pendant que, pour cette raison même, l’archevêque de Paris lui
déniera l’administration des derniers sacrements.
Des innovations nombreuses voient le jour par ses interventions. Elles préfigurent la glorification du
travail rédempteur et du citoyen utile, au début du XIXe siècle, et le situent sur la même ligne théorique
des Idéologues sur le plan de la philosophie économique. C’est d’abord, en août 1789, la proposition de
doter les curés en « fonds territoriques » pour les obliger ainsi à cultiver au lieu d’être pensionnés ; et, en
1790, celle de créer une caisse de 1 200 000 F destinée à subventionner les travaux d’assèchement et
d’amendement des terres. Toutes ces interventions s’inscrivent dans sa vision d’une France travailleuse et
prospère par l’ensemble des paysans et de son agriculture, jusqu’alors négligée. Elles sont à rapprocher du
projet d’établissement de maisons d’économie rurale départementales, entreprise que Grégoire poursuivra
tout au long de sa carrière.
Il faut verser au compte de son esprit d’égalité l’opposition de Grégoire au cens électoral, qui, à ses
yeux, n’est pas autre chose que le retour à l’ancienne distinction d’ordres. Il montre à l’Assemblée que
cette disposition, si elle est prise, concentrera la représentation « entre quelques citoyens riches et grands
10 Les historiens rapportent que pendant ses études chez les jésuites de Nancy, il s’imprègne des idées démocratiques en lisant
l’ouvrage de Boucher, De justa Henricii abdicatio et celui de Languet, Vindiciœ contra tyrannos. 11 En fait Dom Gersant était absent à ce moment-là. Le choix de David est plus sensible à la vérité symbolique qu’événementielle. 12 Fauchet, dans son Discours sur la liberté française, du 5 août 1789, dira : « en prenant la Bastille nous avons donc suivi les
vrais principes du christianisme ». 13 On désignait ainsi la redevance que payaient au Saint-Siège, à l’occasion de leur nomination, ceux qui étaient pourvus d’un
bénéfice. La valeur de cette redevance devait représenter le revenu d’une année de bénéfice, d’où son nom. Malgré les attaques
dont elles furent l’objet à travers les siècles, les annates ne furent abolies définitivement que grâce au décret du 4 août et à celui du
2-4 novembre votés par l’Assemblée Constituante.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
22
propriétaires », faisant revenir, côté jardin, l’aristocratie que l’on avait chassée, côté cour. Dans le même
souci de considération pour les petits et les défavorisés, il provoque en 1790 l’abolition du droit d’aînesse,
précédée, un peu plus tôt, de sa proposition de suppression de la gabelle.
Mais dans un mouvement complémentaire qui s’efforce de tirer la Révolution vers une sorte de
christianisation, et comme pour lui donner des gages chrétiens, Grégoire demande que la Déclaration des
droits soit mise sous « le nom de Dieu » et qu’elle soit accompagnée d’une déclaration de devoirs « qui
leur sont corrélatifs ». Il faudra attendre la 3e Déclaration, celle du Directoire pour voir son vœu accompli.
Sans négliger l’effet que devait produire le spectacle de l’évêque de Blois, haranguant les troupes, à
cheval, dans sa robe violette, lorsqu’il est dépêché en mission, Grégoire délibérément montre par des
gestes concrets, l’alliance de l’Église en sa personne et de la République. Ainsi il bénit les oriflammes de
la milice nationale, ce qui du reste suscite une polémique à l’Assemblée, ouverte par un citoyen de Paris.
Ou encore il fait célébrer une messe solennelle, le 3 mars 1792, dans son diocèse à la mémoire du maire
d’Étampes, Simonneau, assassiné en défendant la loi mais également, dans un esprit de concorde
nationale, ce sera le tour des victimes des journées révolutionnaires d’avoir une messe, le 10 août de la
même année.
Le plus frappant peut-être demeure l’apologie qu’il fait de sa religion à la tribune de la Convention
avec une fermeté sans égale sous les huées et les rugissements des députés quand sous l’impulsion de
Gobel, archevêque de Paris, plusieurs ecclésiastiques abjurent et renoncent à leur sacerdoce. Et allant
encore plus loin dans la défense de la liberté religieuse qu’exciper de son exemple individuel, il réclame et
obtient, après de longs débats, la proclamation en 1795 de la liberté des cultes. Dans un esprit
œcuménique étonnamment précurseur, il publie, en 1799, un projet de réunion de l’Église russe et latine,
puis, élargissant ce projet, il rédige un mémoire, en 1814, Sur les moyens de parvenir à la réunion des
églises grecques et latines. En même temps, il adresse au tsar et à Louis XVIII, mais sans recevoir de
réponse, un projet de fusion des Églises chrétiennes.
Grégoire dès les premières séances de l’Assemblée intervient dans les discussions sur l’abolition de la
royauté ; son apostrophe est célèbre : « l’histoire des rois est le martyrologe des nations ». Il s’élève contre
le veto royal, puis, lors de la fuite de Varennes, s’adressant à la foule rassemblée aux Tuileries, il déclare :
« qu’importe la fuite d’un parjure dont on peut très bien se passer ». Élu à la Convention, ce sera sur sa
rédaction que la royauté sera abolie.
Grégoire est enthousiaste, il écrit dans ses Mémoires que « pendant plusieurs jours l’excès de joie
m’ôta l’appétit et le sommeil ». Mais derechef il n’a pas été régicide14, et même, à l’ouverture du procès de
14 À la demande de Grégoire, dont l’aversion pour la peine de mort qu’il considérait « un reste de barbarie destiné à disparaître des
codes européens » s’était déjà exprimée avec force devant la Convention au cours de la discussion sur la mise en jugement de
L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT
23
Louis XVI, il prononce un discours où il demande l’abolition de la peine de mort. « Vous le condamnerez
alors à l’existence, afin que l’horreur de ses forfaits l’assiège sans cesse, et le poursuive dans le silence de
la solitude... Mais le repentir est-il fait pour les rois ? »15.
Grégoire s’oppose à toutes les formes d’autoritarisme. Si en 1792, il quitte le club des Jacobins car il
refuse de se faire dicter ses positions16, ne craignant pas l’ire de Robespierre, il fera de même avec
Napoléon en lui manifestant fermement sa désapprobation du Concordat et en lui reprochant le sacrifice
de l’Église assermentée. Il souligne son opposition en faisant conclure le concile national qu’il a convoqué
par une messe funèbre à l’Église de Saint-Sulpice, entièrement tendue de noir. Le 24 novembre 1795, il
saisit l’occasion de rappeler aux consuls qu’ils tirent leur pouvoir du peuple car il est chargé à titre de
président du corps législatif de s’adresser à eux. Il déclare : « Les dépositaires de l’autorité n’existent que
par le peuple et pour le peuple ».
Fâché contre le despotisme de Napoléon, Grégoire partira en 1806 en Allemagne pour un voyage
savant, et systématiquement, par la suite, vote seul au Sénat contre toutes les mesures destinées à faire
retour à l’Ancien Régime ; elles bafouent, à ses yeux la République et la religion. Ainsi il s’oppose au
rétablissement des titres héraldiques et de la noblesse héréditaire, décrété par Napoléon, il fustige son
divorce et ira jusqu’à jeter au feu, indigné, l’invitation au mariage de Napoléon et de l’archiduchesse
d’Autriche, Marie-Louise. Grégoire publie, en 1814, une Critique de la Constitution qui déchaîne contre
lui une campagne de pamphlets.
Et de façon symétrique au refus du nouveau clergé, après le Concordat qui met l’Église sous la
dépendance de l’Empereur, de reconnaître son titre d’évêque de Blois auquel il tenait tant, comme en
témoignent ses lettres où il signe « ancien évêque de Blois » ; de façon symétrique, également, à son
exclusion de l’Institut dont il avait été un des fondateurs, par Napoléon, en 1816, la seconde Restauration
lui interdit d’occuper son siège de député de l’Isère alors qu’il avait été régulièrement élu en 1819. On lui
supprime même sa pension, la seule ressource pécuniaire qui lui restait.
Louis XVI, les mots « peine de mort » furent supprimés de la lettre adressée à la Convention par les députés dont faisaient partie
Grégoire au Mont-Blanc. 15 On se souviendra que Thomas Paine, de même, souhaitait que l’on exilât Louis XVI et sa famille aux États-Unis, pour qu’ils
apprennent les valeurs démocratiques au contact des mœurs simples et honnêtes des Américains. Ainsi ils pourraient plus
aisément se repentir et changer leurs sentiments. 16 Grégoire s’écriera en quittant la salle qu’il n’a pas l’habitude de fréquenter des réunions « où il faudrait afficher à la porte
l’opinion qu’on est obligé d’avoir ».
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
24
Grégoire, bien qu’il ait réussi à faire voter lois et décrets sur les causes importantes qu’il défendait de
toute sa ferme éloquence, bien qu’il ait toujours su conserver en face de l’adversité et de la calomnie une
sereine espérance17, est mort en juste cependant défait18.
Exclu de tous ses lieux d’activité, il assiste, impuissant, à l’abolition de la République, au
rétablissement de l’esclavage, à la signature du Concordat, à la ruine de son rêve de démocratie
chrétienne, à la confiscation par Napoléon de presque tous les fruits de la Révolution et de l’action
institutionnelle de ses amis Idéologues19. Heureusement la postérité a su venger la mémoire du « plus
honnête homme de France », comme l’appelle Stendhal pour qui Henri Grégoire représentait le modèle le
plus achevé du révolutionnaire, de l’intellectuel et du chrétien.
Michelet écrivait, terminant son vibrant portrait, et pensant mélancoliquement, sans doute, à ses
propres combats :
Un de ces curés intrépides qui avaient décidé la réunion du clergé, l’illustre Grégoire, longtemps après,
lorsque l’Empire avait si cruellement effacé la Révolution, sa mère, allait souvent près de Versailles voir les
ruines de Port-Royal ; un jour (en revenant sans doute), il entra dans le Jeu de Paume. L’un ruiné, l’autre
abandonné... Des larmes coulèrent des yeux de cet homme si ferme qui n’avait molli jamais... Deux religions
à pleurer, c’était trop pour un cœur d’homme !
Ces constatations pessimistes ne doivent pas occulter le fait qu’aujourd’hui, nous puisons à pleines
mains à la source féconde de son discours de tolérance et de justice, et, que, comme lui, nous espérons y
trouver le ressort anticipateur le plus puissant pour dénouer les enjeux politiques, éthiques et culturels si
compliqués de notre devenir.
17 Pour Grégoire, la Révolution s’inscrivait dans le plan divin, et Dieu, disait-il, se souvenant de Bossuet, l’une de ses références
privilégiées, agit toujours, soit par splendeur des temps, soit par noirceur. 18 Grégoire écrit dans l’Introduction à ses Mémoires : « ...le bonheur a fui de moi depuis mon entrée dans les affaires publiques.
D’après la part que j’ai prise à la révolution politique, aux réformes dans le régime ecclésiastique, à l’amélioration du sort des
juifs, des nègres et des mulâtres, à la conservation des monuments des arts, à la fondation des établissements scientifiques ;
d’après les attaques que j’ai livrées aux prétentions ultramontaines, à la tyrannie, à l’Inquisition dont l’existence outrage la
religion ; il serait surprenant que je n’eusse pas payé un fort contingent à la calomnie, que toujours moi et n’appartenant à aucun
parti, je n’eusse pas été en proie à la rage des partis ». 19 On sait que l’Idéologue Daunou portera l’un des cordons du poêle.
L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT
25
DEUXIÈME TABLEAU
LA DÉFENSE DES DROITS DES MINORITÉS
Grégoire est habituellement connu — et de nos jours, critiqué un peu trop vite — pour sa défense des
droits des juifs. Il est critiqué parce qu’on a cru voir dans ses actions une tentative insidieuse de
conversion, ou encore parce que les lieux communs que rassemble la première partie de son Mémoire,
dérangent. Mais le fait est que les contemporains juifs n’ont cessé de le remercier20. Ainsi après qu’il eut
dénoncé, en août 1789, les cruautés exercées contre les Juifs d’Alsace en demandant une intervention
rapide, et à la suite de la publication de sa Motion en faveur des Juifs, des prières d’action de grâce furent
dites pour lui dans les synagogues. Un peu plus tard, ce sera une délégation de juifs portugais de Bordeaux
qui apporte une lettre de reconnaissance à l’Abbé Grégoire. Et, le 10 octobre 1789, quand une délégation
de juifs demande le droit de citoyenneté, Grégoire sera le premier député à intervenir pour que le
problème soit traité au cours de la session.
Un an plus tard quand Grégoire est satisfait de voir que les juifs de Bordeaux et d’Avignon ont obtenu
la citoyenneté française, il demande immédiatement l’extension de cette mesure à tout le pays. Le 27
septembre 1791, il obtient, avec d’autres députés gagnés à la cause, le décret sur la citoyenneté des juifs.
Un hommage émouvant au rayonnement de la tolérance telle que l’entend Grégoire est la destruction
par l’armée française d’Italie des portes du ghetto à Vérone, en 1797, et ses chaînes jetées dans l’Adige.
C’est à bon droit que Grégoire est alors accueilli en triomphateur par les communautés juives, lors de son
20 Et de nos jours c’est avec le concours, entre autres, de la communauté juive que Grégoire a pénétré au Panthéon au moment du
Bicentenaire de la Révolution.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
26
voyage en Belgique et en Hollande. À Amsterdam, on chantera même un cantique hébraïque où son nom,
événement inouï, est cité à la synagogue Felix Libertate qui le reçoit21.
Ce combat victorieux pour étendre la citoyenneté aux juifs se complète d’un autre pour l’abolition de
l’Inquisition, plaie du christianisme. La parution en 1798 dans le journal fondé par Grégoire, Les Annales
de la religion, de sa célèbre Lettre à Don Ramon-Joseph de Arce, Archevêque de Burgos et Grand
Inquisiteur d’Espagne en marque le coup d’envoi. Cette lettre, traduite en espagnol et distribuée dans
toutes les colonies françaises et espagnoles, provoque les sermons furieux des principaux inquisiteurs
d’Espagne pendant qu’à Paris, le Père Gonzales prêche en grande pompe contre cet écrit.
Grégoire revient, en 1807, sur la condition des Juifs en Allemagne et aux Pays-Bas, pour en apprécier
l’évolution ; une sorte de mise à jour à laquelle fait amplement écho La Décade philosophique et son ami
Ginguené qui avait pour Grégoire beaucoup d’admiration. Ses diverses brochures (Observations nouvelles
faites sur les juifs et spécialement sur ceux d’Allemagne ; Sur les juifs, et spécialement sur ceux
d’Amsterdam et de Francfort) sont traduites en hollandais, allemand, italien. Elles visent à faire connaître
le plus largement possible la situation intellectuelle des juifs, et surtout ceux d’Allemagne. Grégoire tente
également lors de son voyage en Allemagne à rallier à la cause abolitionniste le grand Goethe qui a été
fort impressionné par lui.
Si quelques historiens critiquent aujourd’hui Grégoire au sujet de son action en faveur des juifs qu’ils
jugent ambiguë, les noirs, eux, sont encore reconnaissants inconditionnellement à Grégoire. Dès 1819, une
souscription sera ouverte en Haïti pour doter une salle du palais national du portrait de l’Abbé Grégoire, le
président d’Haïti en ayant offert un autre au Corps législatif.
Quelques jours après les réclamations des juifs auxquelles il a fait droit, c’est au tour des noirs, en
effet, d’envoyer une délégation qu’accueille Grégoire en octobre 1789. Il publie, à cette occasion, le
premier de la longue série d’études qui ponctuent sa lutte pour ces opprimés : le Mémoire en faveur des
gens de couleur ou sang-mêlés... . Comme membre actif de la Société des Amis des Noirs, Grégoire
propose en décembre 1789 que les gens de couleur soient admis à la députation. Mais c’est en 1790 que
s’ouvre, à proprement dit, le débat sur l’éligibilité des gens de couleur. Grégoire déclare ne renoncer à la
parole, nous apprend ses Mémoires, qu’à « condition que les députés des colonies renoncent à
l’aristocratie de la couleur ». Ses interventions sont appuyées, en 1790, d’une Lettre aux philanthropes sur
les malheurs, les droits et les réclamations des gens de couleur, elle-même suivie d’une retentissante
Lettre aux citoyens de couleur et nègres libres de Saint-Domingue, le 8 juin 1791. En 1793, il obtiendra,
même, à titre de membre de la commission coloniale, la suppression de la prime annuelle de 2 500 000 F
21 Grégoire en tire la leçon dans ses Mémoires : « Au commencement du dix-neuvième siècle, cette effusion de bienveillance des
trois synagogues envers un évêque catholique, est un trait auquel applaudiront également la religion et la philosophie ».
L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT
27
allouée à la traite des noirs. Enfin le 4 février 1794 le décret proclamant l’abolition de l’esclavage est
promulgué22. Grégoire célèbre l’émancipation des gens de couleur :
Amis, vous étiez hommes, vous êtes citoyens et réintégrés dans la plénitude de vos droits, vous participerez
désormais à la souveraineté du peuple. Le décret que l’Assemblée nationale vient de prendre à votre égard sur
cet objet n’est point une grâce, car une grâce est un privilège, un privilège est une injustice, et ces mots ne
doivent plus souiller le code des Français.
Cela ne va sans susciter de graves résistances de la part des colons. Grégoire démissionne du Comité
colonial pour protester contre tous ceux qui n’ont cesse de détourner la loi. Les colons ont, non seulement,
fait publier contre l’abbé Grégoire un déluge de pamphlets (près de 600), ils le font brûler en effigie mais
surtout, ce qui est encore plus grave, ils ont ouvert à Nantes une souscription secrète pour le faire
assassiner. Grégoire réussit, cependant, à libérer un certain Nadan, condamné pour avoir diffusé les écrits
de Grégoire à la Martinique. En 1795, Grégoire remonte sur la ligne de front et dénonce le sort de la
Sierra-Leone dans sa brochure qui est aussitôt répercutée dans la presse, et en particulier par La Décade :
Notice sur la Sierra Leone et sur une calomnie répandue à son sujet contre le gouvernement français. En
1800, pendant qu’il est encore membre de l’Institut, Grégoire donne lecture à une séance de la classe des
sciences morales et politiques de L’Apologie de Barthélemi de Las Casas. Cet écrit retentissant, qui
s’élève contre les calomnies faites contre ce grand humaniste, sera traduit et publié à Londres, trois ans
après.
Plus tard, quand il se retire à Auteuil, exclu de la vie politique, et que l’esclavage, au dégoût de
Grégoire, a été rétabli en 1801 par Napoléon, il continue sa lutte par d’autres moyens. Il expédie des livres
aux colonies, il dénonce toutes les formes d’esclavage ou de servitude par des ouvrages, comme De la
domesticité chez les peuples anciens et modernes (1814), suivi en 1815 par De la traite et de l’esclavage
des noirs et des blancs, dans lequel Grégoire fait également mention de la triste condition des catholiques
irlandais. Il faut noter que tous ces livres dépassent vite le cercle francophone car ils sont aussitôt traduits
en anglais et publiés à Londres. Dans De la littérature de nègres, publié en 1807, année qui marque pour
l’Angleterre et les États-Unis l’abolition de l’esclavage et de la traite, il défend l’idée que ce sont les
circonstances, l’esclavage et les mauvais traitements, qui ont empêché les noirs de devenir des hommes de
lettres et des savants ; et d’énumérer les grands auteurs noirs qui ont émergé, malgré toutes les vicissitudes
endurées. C’est dans cet ouvrage que Grégoire soutient aussi de façon provocatrice que les pharaons
égyptiens, pères de la civilisation, étaient sans doute noirs, semant les germes de l’action nationaliste des
noirs africains.
22 Grégoire ne mâche pas ses mots contre les partisans de la traite des nègres : « Parce qu’il vous faut du sucre, du café, du taffia,
indignes mortels, mangez plutôt de l’herbe et soyez justes ».
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
28
La fin de sa vie le verra tout aussi prompt à prendre parti pour les opprimés contre les puissants. Ainsi,
en 1820, il déclare son soutien aux Grecs en révolte contre les Turcs, tentant même d’intéresser les
Haïtiens à aider l’insurrection grecque23 ; l’année suivante, il écrit De l’influence du christianisme sur la
condition des femmes, ouvrage « traduit dans toutes les langues y compris le russe ». En 1822, il traduit
l’ouvrage de Clarkson, abolitionniste anglo-saxon, Histoire du commerce homicide appelé traite des noirs.
Lui-même écrit, adressée aux Haïtiens, une Considération sur le mariage et le divorce ainsi qu’un
opuscule Des peines infamantes à infliger aux négriers.
Le gouvernement ne relâche pas son hostilité envers Grégoire, même s’il est écarté de toute vie
politique. Les Haïtiens qui étaient venus à Paris négocier leur indépendance avec Charles X, en 1825, se
voient ainsi interdire tout contact avec Grégoire. Ils feront fi de cette défense et lui rendent une visite
secrète de nuit. Grégoire, bien que sa santé s’altère, ne désarme guère. En 1826, il publie De la noblesse
de la peau ou des préjugés des blancs, traduit en anglais la même année. L’année suivante, il soutient
David dans son projet d’érection d’une statue de Las Casas à Panama et, s’intéressant aux castes
indiennes, il publie, infatigable, une notice sur la vie et les écrits du Brahmane Rammohun Roy,
philosophe indou, monothéiste et adversaire de la ségrégation des intouchables. Enfin, sentant sa mort
prochaine, il adresse ses adieux dans une épître aux Haïtiens.
À sa mort, en pleine campagne de presse orchestrée contre lui, qui coïncide avec la parution de la 2e
édition de sa courageuse Histoire des sectes religieuses, la foule, 20.000 étudiants et ouvriers, dit-on,
saisie d’un bel élan républicain, dételle les chevaux de son corbillard et le conduit à bras d’homme. Saint-
Domingue prend le deuil public ; à Haïti, chaque quart d’heure le canon tonne à la mémoire de Grégoire
pendant que tout le clergé noir célèbre un office solennel. Grégoire léguait ses ouvrages sur l’esclavage à
la Bibliothèque de l’Arsenal et 200 volumes de sa bibliothèque à Port-au-Prince.
Thibaudeau, un des plus illustres survivants de la Convention, s’avança, rapporte le premier biographe
de Grégoire, Carnot, « au bord de la tombe entrouverte » pour saluer une dernière fois Grégoire, son
« collègue », son « ami », son « honorable complice ». Dans un silence solennel, il termina son discours
par cette fière apostrophe, reliant le combat pour la liberté de ces indomptables républicains qu’ils étaient
à celui des jeunes révolutionnaires de Juillet :
Grégoire, nous, vieux conventionnels, qui, ses interprètes, venons te rendre ce dernier hommage, nous te
suivrons bientôt dans la tombe ; bientôt aussi il ne restera plus de nos personnes qu’un peu de cendre ; mais,
tant qu’un souffle de vie nous animera, à ton exemple nous le consacrerons au culte de la liberté et de la
patrie. Nous nous présenterons, la tête haute, à la France et au monde. Nous mettons notre gloire et nos
espérances dans cette foule de citoyens rassemblés autour de ton cercueil, dans cette génération nouvelle qui a
23 « Il eût été beau, pensait-il, d’après ce que rapporte son biographe Carnot, de voir les derniers nés de la civilisation prêter leur
appui à ses plus anciens enfants pour la réinstaller parmi eux ».
L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT
29
accepté notre héritage, et dans la révolution de Juillet. Elle a associé la Convention nationale au trône, et nous
a ouvert enfin, pour notre défense, cette tribune de la mort.
TROISIÈME TABLEAU LE COMITÉ D’INSTRUCTION PUBLIQUE
Ses actions courageuses sur la scène directement politique, sa défense passionnée des juifs, des
esclaves noirs, des gens de couleur, opprimés emblématiques, ne doivent pas faire oublier que Grégoire
joint à son amour de la tolérance et de la justice, le goût du savoir et la réflexion du savant. Mais ce n’est
guère un homme de cabinet, même s’il est membre actif de multiples sociétés savantes, françaises,
européennes et américaines reflétant ses intérêts scientifiques et politiques. Il fait surtout penser à ce que
souligne Dumarsais, dans l’Encyclopédie, du « philosophe » des Lumières qui, loin de se conduire comme
un loup réfugié au fond des forêts, s’engage dans la société pour travailler à son mieux-être et au progrès
de l’humanité. Grégoire sera ainsi à l’origine, de concert avec ses amis Idéologues24, des principales
institutions culturelles qu’a léguées la République à la France moderne. La conquête de la liberté
politique, juge-t-il en héritier des Lumières, se situe sur la même ligne que le développement de la raison,
des connaissances et de l’esprit public.
C’est en 1793 que Grégoire, déçu par ses interventions inutiles, au nom de la concorde nationale, en
faveur des Girondins, et aussi par le tour violent que prend la République, se consacre principalement au
comité d’Instruction publique où il retrouve Sieyès, Marie-Joseph Chénier, Lakanal, Boissy d’Anglas et
David. Il est important de souligner que le Comité d’Instruction publique, de la Législative au Directoire,
24 Grégoire est un assidu du salon de Madame Helvétius à Auteuil où il rencontre le premier cercle des Idéologues, et aussi
Bonaparte, qui deviendra leur ennemi commun.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
30
a joué, un rôle idéologique primordial dans l’affermissement et la matérialisation des valeurs
révolutionnaires, républicaines et démocratiques, en réussissant à réunir les représentations et la politique
aux (bonnes) mœurs et aux comportements. Autrement dit à articuler dynamiquement l’un à l’autre, les
trois registres, le politique, le symbolique et la culture, qu’aura simultanément et délibérément rejoint son
champ d’action : i) sur le registre politique : la constitution de l’identité nationale et celle du citoyen ; ii)
sur le registre symbolique : l’édification d’une nation vécue comme patrie et d’une patrie comprise comme
nation ; iii) sur le registre culturel : la mise en place de structures pratiques d’homogénéisation des
références culturelles.
C’est au cours de la même année qu’il reçoit et soutient une délégation « d’américains libres », mais,
plus significatif encore de son côté cosmopolitique, comme dirait Kant, Grégoire soumet, à l’occasion de
la discussion, en 1793, du chapitre sur les rapports de la République française avec les nations étrangères
de la Constitution de l’An I, une déclaration du droit des gens. Bien sûr, Grégoire a recours à des principes
de moralité (dans la tradition des jusnaturalistes) en ce qui concerne les questions de ce que nous appelons
aujourd’hui le droit international public mais il les arrache à la théologie car l’Europe est
confessionnalement divisée. Ces questions exigent à ses yeux des réponses juridiques.
La motion est repoussée mais le projet tient au cœur de Grégoire, si bien que, deux ans plus tard, en
1795, exploitant la présence du baron Staël-Holstein, nouvel ambassadeur de Suède, il tente une nouvelle
fois de faire accepter par l’Assemblée une déclaration du droit des gens. Il soutient, de manière tout à fait
actuelle, que dans l’ordre du monde, la puissance législative appartient à l’ensemble des nations. Il
reprochera, du reste, à la Convention, en l’An III, d’avoir privilégié le canon au détriment de la raison
dans ses rapports avec l’Europe.
En tant que membre du Comité d’instruction publique25, il participe aux plans qu’élabore le Comité
pour mettre sur pied un système national d’éducation, mais c’est au titre de membre de la Convention
25 Un simple inventaire des objets de juridiction du Comité révèle une masse imposante de documents, de projets, de
réglementations et de créations auxquels Grégoire a apporté un concours dévoué. On se contentera ici d’une rapide énumération
pour en avoir une idée : la réforme du calendrier préparé par Romme — à laquelle s’opposera Grégoire en raison de la
suppression de la nomenclature traditionnelle catholique et du remplacement du dimanche par le décadi — ; les règlements des
fêtes nationales et pour tout ce qui touche à la symbolique de l’État (par exemple, la mise au concours des représentations du
sceau de la République — c’est Grégoire qui fera adopter le décret spécifique le 5 février 1796 —, les costumes des législateurs et
autres fonctionnaires publics auxquels Grégoire consacrera un rapport en 1795) ; la création d’un système métrique et de poids et
mesures unifiés et celle des grandes Écoles révolutionnaires pour les temps de paix et pour les temps de guerre (Écoles centrales,
normales, Polytechnique, les écoles de santé et d’agriculture, les écoles de Mars et les conservatoires des Arts et métiers, toutes
institutions où s’est impliqué particulièrement Grégoire) ; l’organisation de la production des livres élémentaires — Grégoire est
chargé, en 1794, du rapport ouvert par la Convention pour la composition des livres dans les écoles élémentaires et où l’on
cherchait à faire appel aux meilleurs savants du moment —, de recueils des actions héroïques des citoyens — Grégoire en prépare
L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT
31
qu’il va aider à s’opposer au projet Lepelletier, présenté par Robespierre ; projet qui préconisait, entre
autres, la séparation des enfants et des familles sur le modèle spartiate. Ce sera ensuite sur son intervention
directe que les anciennes Académies seront abolies et remplacées par l’Institut national, cette féconde
institution qui reprend une idée de Condorcet, et qui devait comme le rappelle le discours de Daunou, l’un
des co-fondateurs, lors de la première séance de l’Institut, le 4 avril 1796 :
1/ perfectionner les sciences et les arts par des recherches non interrompues, par la publication des
découvertes, par la correspondance avec les sociétés étrangères ;
2/ suivre, conformément aux lois et arrêtés du Directoire exécutif, les travaux scientifiques et littéraires qui
auront pour objet l’utilité générale et la gloire de la République.
Grégoire s’attelle à la tâche de « former un nouveau peuple », pour reprendre les termes de ce projet
Lepelletier qu’il a critiqué, et combat sur les fronts interdépendants de la langue, de l’éducation, de la
religion et des arts, la tyrannie de l’ignorance et de l’obscurantisme partisan.
Une étape importante de son offensive continue est franchie avec les trois importants Rapports sur le
vandalisme de 1794 qui entraîneront le décret du 17 septembre. Grégoire dénonce les méfaits de ceux qui
freinent l’essor de tous les arts, ces « enfants de la Liberté ». Le vandalisme, du terme qu’il crée pour
stigmatiser le fanatisme de ceux qui s’attaquent en « barbares » à tous les signes et vestiges de la royauté,
dessert la Révolution de la même manière, juge Grégoire, que tous les excès de la Terreur. Grégoire désire
protéger le patrimoine national à toute force. Toute œuvre pour lui est utile à la patrie même si elle est
marquée de l’empreinte de la tyrannie. L’image du tyran lorsqu’elle est conservée, argumente Grégoire,
l’expose à un « pilori perpétuel ». Aussi faut-il préserver les œuvres du passé dans un double but : d’une
part, pour les utiliser à des fins révolutionnaires et patriotiques, et, d’autre part, pour satisfaire à une
pédagogie égalitaire d’ensemble et « provigner les connaissances » à tous indistinctement.
La lutte contre les destructions opérées par le vandalisme qui font de Grégoire, pour la postérité
reconnaissante, « l’inventeur du patrimoine », s’accompagne, dès cette époque, de mesures positives,
le premier modèle, en entreprenant en septembre 1793, la rédaction des Annales du civisme, collection de belles actions inspirées
par la République —, de conférences publiques dans les villes et villages ; la formation dans chaque district des bibliothèques (y
compris les règlements de prêt : il sera interdit par exemple de prêter aux jeunes gens des ouvrages licencieux) et de cabinets
d’histoire naturelle sur l’exemple nouveau de la Bibliothèque Nationale et du Muséum ; la lutte contre le vandalisme — le
néologisme est créé par Grégoire qui veut « tuer la chose en commençant par le nom » — et la préservation comme
l’accroissement du patrimoine national par toutes sortes de mesures ; un nouveau système « de dénominations topographiques
pour les places, rues... de toutes les communes de France », selon les termes du rapport de Grégoire sur le sujet en février 1794 ;
l’établissement des listes des pensionnaires de l’État et de secours aux personnes sans ressources ainsi que du traitement des
instituteurs et des récompenses pour les gens de lettres et les artistes. À ce chapitre, Grégoire obtient une subvention, en juillet
1794, de 100 000 écus puis de 800 000 F pour les gens de lettres et savants. Il fait désigner Marie-Joseph Chénier pour la
répartition des fonds.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
32
proactives, dirions-nous aujourd’hui, pour mettre en place des conditions institutionnelles de propagation
et d’accroissement des savoirs. C’est seulement ainsi, pense-t-il avec les Idéologues, que le projet qui est
cher à sa fierté nationale de savant et de révolutionnaire se réalisera, celui de voir la France devenir « la
métropole du monde savant » et « la République consolidée ». Participent de ces finalités, le rapport sur
les maisons d’économie rurales départementales de 179326, le rapport de 1794 sur l’organisation des
bibliothèques (qui sera traduit en anglais à Philadelphie), le rapport, également de la même année, sur la
conservation des jardins botaniques et du Muséum, la fondation du Conservatoire des arts et métiers27, fin
1794, du Bureau des Longitudes en 1795 — Grégoire s’intéresse depuis longtemps à l’astronomie et
ressent le retard de la France en ce domaine par rapport à l’Angleterre —, le projet immense d’une
Bibliographie générale des bibliothèques de toute la France, et, enfin, en 1816, reprenant à sa manière les
projets de Condorcet en même temps que fidèle à toute la tendance du siècle à former une sorte
d’internationale des Lumières, il fait imprimer, à Bruxelles, un Plan d’association générale entre les
savants, gens de lettres et artistes, publication à laquelle il ajoutera, selon les mêmes lignes de force, en
1824, un Essai sur la solidarité littéraire entre les savants de tous les pays.
Plan et essai jouent non seulement comme la dernière cartouche que tire Grégoire en misant sur le
dynamisme éclairé du pouvoir intellectuel débordant la seule république des lettres pour précipiter l’unité
et la concorde universelle, mais également, et rétrospectivement, comme les fondements éthico-politiques
de l’Institut national28. Grégoire détermine avec enthousiasme ce « temple national », en consonance avec
26 Grégoire écrira, en 1804, une introduction très précise et très documentée au Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres alors
qu’il milite pour son entrée au Panthéon : Essai historique sur l’état de l’agriculture en Europe. 27 Le rapport à la Convention du 12 vendémiaire an II (3 octobre 1794) « sur l’établissement du Conservatoire des Arts et
Métiers » que prononce Grégoire au nom des comités d’agriculture, des arts et d’instruction publique, montre bien, comme l’aura
compris Jean-Baptiste Say qui reprend dans La Décade philosophique presque in extenso les arguments de Grégoire, au moment
de la définitive mise en place, l’esprit d’innovation et le souci d’utilité publique du pragmatique abbé. C’est d’abord, premier
argument, la conception d’une collection publique, rendue accessible à tous, ayant qualité de référence et stimulatrice en même
temps du progrès ; c’est ensuite, deuxième argument, la « combinaison » entre les techniques jusqu’ici juxtaposées, devra se
révéler heuristique et provoquer de nouvelles inventions ; c’est enfin, troisième argument, l’exhibition des objets techniques
s’accompagnera inséparablement d’une « démonstration » de leur fonctionnement et de leur utilité ; autrement dit, à l’instar du
Muséum, une dimension enseignante est assignée au Conservatoire, vocation qui est encore la sienne aujourd’hui. Dans ses
Mémoires, Grégoire justifie avec fougue (et selon la doctrine de l’Idéologie) le principe de l’unité des arts, des sciences et des
techniques pour le plus grand bonheur de la nation ; il plaide la nécessité d’encourager spécialement les découvertes qui
« s’appliquent d’une manière immédiate aux besoins de la société ». Alors, écrit-il, « la charrue, la scie, la voile et la pique
formeront un faisceau surmonté du bonnet de la liberté ; et la France montera au rang qu’elle doit occuper sur la scène du globe ». 28 Grégoire partage les mêmes vues que ses collègues Idéologues de l’Institut quant à l’importance de créer une « science
sociale » par laquelle les valeurs intellectuelles et civiques ainsi que la morale républicaine (le christianisme la couronnant selon
lui) ayant sous-tendues les institutions nouvelles culturelles et sociales, seraient approfondies et développées.
L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT
33
le langage de Daunou, comme « l’abrégé du monde savant, le corps représentatif de la république des
lettres, l’honorable but de toutes les ambitions de la science et du talent, la plus magnifique récompense
des grands efforts et des grands succès... Là se verront, s’animeront et se comprendront les uns et les
autres les hommes les plus dignes d’être ensemble ».
Une autre action qui lui vaut aujourd’hui les critiques particularistes et régionalistes est le célèbre
rapport de 1794 Sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue
française. Il faut surtout comprendre à cet égard que Grégoire visait principalement trois choses.
Premièrement, faire œuvre révolutionnaire : substituer aux patois sur tout le territoire national, la langue
de la raison et de la liberté, « la langue dans laquelle est écrite la Déclaration des Droits », la langue
républicaine par excellence qui accélérera les « progrès de l’esprit public », comme dit son ami Barère.
Deuxièmement, faire œuvre d’unification et d’égalité républicaine : tous les Français, sans distinction de
région et sans distinction de classe, parleront et communiqueront dans la même langue. Enfin,
troisièmement, faire, dans le cadre du nouveau système d’instruction publique, œuvre politique et
pédagogique : chacun désormais, pourra entendre la langue civilisatrice dans laquelle sont rendus les lois
et tous les actes de gouvernement, la langue des auteurs et des savants qui ont fait et font la gloire de la
France.
Ce rapport fut précédé d’une enquête minutieuse dans tous les départements pour obtenir des
renseignements sur l’usage de la langue française, sur le nombre des idiomes utilisés à part « l’idiome
national », sur le degré de maîtrise de la langue parlée, sur l’influence du patois parlé sur les mœurs, pour
savoir factuellement si les gens de la campagne lisent, s’ils ont des préjugés, du patriotisme, etc. On voit
ce que cherchait à savoir Grégoire à travers les quarante-trois questions de sa circulaire. Le rapport
entraîna un décret ordonnant aussi, on l’oublie souvent, la rédaction d’une grammaire et d’un dictionnaire
qui inclurait les nouveautés linguistiques introduites par la Révolution, par exemple la signification
nouvelle de la tolérance, conçue activement désormais comme un droit.
Grégoire ne s’en prend pas seulement aux patois, mais aussi au latin, et dans le même dessein : les
Français doivent comprendre ce qui se dit et ce qu’ils lisent pour bien se pénétrer de l’esprit public. Le
Rapport sur l’universalisation de la langue française est précédé au début de l’année 1794 d’un autre Sur
les inscriptions des monuments publics dans lequel Grégoire préconise l’usage du français et l’abandon du
latin. De même, étendant son action à la langue de la liturgie, il désire que la messe et la célébration de
tous les sacrements soient faites en français, pour que, dit-il, les gens sachent de quoi il s’agit et à quoi ils
s’engagent lorsqu’ils se marient, par exemple. Officialisant cette politique, il préconise lors de l’ouverture
du premier concile national, en 1796, la prédominance de la langue vernaculaire dans la liturgie ; et
joignant ce combat à celui de la défense des droits des noirs, il demande la création de nouveaux sièges
épiscopaux aux colonies, destinés au clergé de couleur.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
34
Enfin une dernière ligne de front sur laquelle se déploie l’inlassable militantisme de Grégoire est
l’écriture scientifique et « engagée » : en plus d’une importante correspondance qu’il entretient en sept
langues avec les savants du monde entier, et les rapports qu’il adresse aux nombreuses sociétés dont il est
membre, il se fait historien et journaliste. Ainsi, dès le 1er mai 1795, il fonde une revue hebdomadaire, les
Annales de la religion, levier puissant, préconise-t-il explicitement, pour mobiliser l’opinion publique29.
Cette revue devra se faire le foyer de rayonnement des activités de la Société de Philosophie Chrétienne30,
créée, au même moment par Grégoire en compagnie des autres adhérents à l’École de Port-Royal. Elle
rassemble des savants et des théologiens s’occupant de l’histoire et de la science des religions. Cette
Société, cette « confédération », comme l’appelle Grégoire, aux intentions expressément apologétiques,
s’articule sur un programme interdisciplinaire ayant pour tronc l’anthropologie religieuse et pour
branches, la théologie, la philosophie, l’ethnologie, le droit des institutions et des gens, la morale. Elle a
29 On mettra en parallèle l’initiative de Grégoire, en 1793, de rédiger les Annales du civisme, collection des belles actions inspirées
par la République, nous l’avons dit. 30 Ce rapprochement entre philosophie et christianisme, inusité pour l’époque, constitue à lui seul tout un programme d’action
offensive. On se rappellera, en effet, que tant les religieux que les philosophes étaient taxés par leurs adversaires respectifs
d’intolérants et de fauteurs originaires des excès de la Révolution. Voir à cet égard la brochure de Jacques Creuzé-Latouche,
collègue de Grégoire à l’Institut : De l’Intolérance philosophique et de l’Intolérance religieuse, discours lu à la classe des
Sciences morales et Politiques de l’Institut national, par J.-A. Creuzé-Latouche, membre de l’Institut. Brochure in-8º de 60 pages.
À Paris, chez Lemaire, imprimeur, rue d’Enfer, nº 141. Le texte fut analysé dans le 14e volume de La Décade philosophique, an V
(juin-août 1797), 4e trimestre, section Philosophie, p. 461-467. En voici des citations révélatrices : « La Philosophie a été, dit-il,
un des premiers objets des fureurs du Gouvernement révolutionnaire. On se rappelle les persécutions et les anathèmes attachés, à
cette époque, aux seuls titres de savant, d’homme de lettres, d’auteur. On n’a pas dû oublier non plus l’étrange spectacle que
donnèrent les électeurs de Paris, en 1792, lorsque le célèbre Priestley et Marat s’étant trouvés en concurrence, non seulement ce
dernier fut préféré, mais encore cet événement, d’un présage assez positif, fut spécialement marqué par un discours formel de
Robespierre, contre les Sciences et contre ceux qui les cultivent comme si l’on eût craint qu’un hasard aveugle pût disputer à la
barbarie quelque part dans cette préférence ». Et Say, auteur du commentaire dans La Décade a soin de rappeler en ouverture de
son compte-rendu à quels mensonges ont été conduits les religieux accusés d’intolérance : « Depuis une quarantaine d’années, et
grâces aux progrès de la Philosophie, l’Intolérance a été accompagnée d’une telle défaveur que les dévots et les prêtres à qui elle
était souvent et à bon droit reprochée, ont imaginé, pour se laver de cette accusation, de la rejeter sur leurs adversaires, et de
représenter des hommes sensés, des écrivains de génie, qui n’avaient d’autorité que celle de la raison, d’appui que dans leur talent
et dont les seules armes étaient des vers et de la prose, d’être plus intolérants qu’eux-mêmes. Ils ne pouvaient rien dire de plus
fort. Mais par qui ont-ils été crus ? Par les personnes intéressées, et aussi par quelques autres pour qui une assertion est une
preuve, et qui même ont d’autant plus de penchant à l’admettre qu’elle est plus extraordinaire. Cette accusation cent fois
reproduite, depuis Nonotte jusqu’à Laharpe, avait acquis de la vraisemblance aux yeux de ceux qui dans ces derniers temps ont
cru, ou feint de croire, que les excès révolutionnaires, les noyades, les mitraillades, les brisements de scellés avaient été commis
par des Philosophes. Cette sottise inventée par la mauvaise foi, propagée par l’esprit de parti, et accueillie par la stupidité, est
combattue par le C. Creuzé-Latouche dans l’écrit qu’il vient de publier ».
L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT
35
pour finalité de défendre sous toutes ses formes la liberté de pensée tout en appliquant la méthodologie
scientifique de l’Institut. La Société de Philosophie Chrétienne jouait somme toute, pour lui, comme le
substitut de la section des sciences religieuses qu’il estimait manquer à la classe des sciences morales et
politiques de l’Institut national.
La publication s’accompagne de l’institution de la « Librairie chrétienne » destinée à l’impression et à
la diffusion des Annales mais aussi, projette Grégoire, d’ouvrages à réimprimer, à traduire et à
commenter31, d’ouvrages à continuer, ouvrages ou mouvements à réfuter comme la Théophilanthropie32,
ouvrages enfin à composer sur l’histoire religieuse, comme ce qui sera son grand ouvrage, Histoire des
sectes religieuses, mêlant polémique33 et histoire, ou encore sur les relations du gouvernement civil et de la
religion. La même année, Grégoire, dans le cadre de la discussion de la nouvelle constitution, réclame
avec cohérence la liberté absolue de la presse. Au cœur de toutes ces initiatives, la pensée indéfectible de
Grégoire : le christianisme républicain, source de lumière, de vérité et de paix, forme la seule base
possible du pacte social, et « sans lequel nous resterions, écrit-il, par rapport à la plus noble partie de notre
être, dans un état de barbarie et de guerre, de tous contre tous, analogue à l’état d’insécurité qui précède la
formation de la société civile ».
Ce sera dans les Annales de la religion que paraîtra le 22 février 1798 la Lettre à Don Ramon-Joseph
de Arce, archevêque de Burgos et Grand Inquisiteur d’Espagne, un long texte de vingt-quatre pages que
nous avons déjà mentionné. Pour Grégoire, combattre l’Inquisition qui représente à ses yeux le symbole
même des forces réactionnaires et de l’absolutisme catholique est combattre le spectre hideux du
christianisme rétrograde. Sa mission, comme il le souligne dans la Lettre, est, au nom du « clergé
français » qui vient de se réunir « en concile national », de « solennellement renouvel[er] ses protestations
contre tout acte de violence exercé sous prétexte de la religion ». C’est surtout extirper « la calomnie
habituelle contre l’Église catholique » que nourrit l’existence même de l’Inquisition. Et Grégoire de
dénoncer, au nom de la liberté des personnes et des idées, au nom de la tolérance, au nom du nœud social
irremplaçable que représente le christianisme, le scandale de la persistance en ce XVIIIe siècle finissant
qui a vu la Révolution et les Droits de l’homme, de l’Inquisition : « elle tend à présenter comme fautrice
31 Par exemple, le traité de Grotius, De la vérité de la religion. 32 Cette bête noire de Grégoire a été surtout vivace sous le Directoire. Il s’agissait d’une doctrine philosophique fondée sur la
croyance en Dieu sans culte. 33 Grégoire ne se retient pas d’y critiquer Napoléon à travers sa critique transparente du despotisme de Louis XIV, comme aussi
de fustiger ses admirateurs dans un chapitre sur la « Basiléolâtrie », ou encore de réfuter indirectement le retentissant livre de
Dupuis, son collègue à l’Institut, De l’origine de tous les cultes ou la religion universelle (1795), qualifié par Grégoire de
« bréviaire de l’athéisme ».
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
36
de la persécution, du despotisme et de l’ignorance, une religion essentiellement douce, tolérante,
également amie des sciences et de la liberté ».
En 1797, Grégoire entreprend la publication d’un nouveau périodique Correspondance sur les affaires
du temps qui sera suivi après la signature du Concordat, en 1801, et la démission subséquente de Grégoire
de sa charge d’évêque, de la première édition de ses Ruines de Port-Royal des Champs. Grégoire
accumule les actes d’opposition à l’empereur tout en achevant son œuvre scientifique maîtresse L’Histoire
des sectes religieuses dont la première édition, parue en janvier 1810, est aussitôt mise sous séquestre par
Fouché. Les séquestres seront levés avec la proclamation de la déchéance de Napoléon à laquelle Grégoire
a travaillé avec l’opposition, en 1814.
Grégoire se retire à Auteuil mais ne ralentit aucunement ses publications qu’il répand comme autant de
brûlots contre les ennemis des noirs, les esclavagistes de toutes sortes dont les pratiques sont contraires à
l’esprit du christianisme aussi bien que contre les adversaires de ses positions religieuses. En 1818, son
Essai historique sur les libertés de l’église gallicane et des autres églises de la catholicité pendant les
derniers siècles est traduit en espagnol mais se voit mettre à l’Index. L’année suivante, Grégoire
entreprend l’édition de la Chronique religieuse. Il a la satisfaction, peu avant sa mort, de voir paraître, en
1828, une seconde édition de son Histoire des sectes religieuses en 6 volumes. Ce sera son exécuteur
testamentaire qui éditera, après sa mort, un septième volume. Le 1er octobre 1830 paraît l’ultime
publication de Grégoire, Considération sur la liste civile qu’il fera vendre, indomptable républicain, au
profit des blessés de la Révolution de juillet.
Il meurt en 1831. Ses funérailles seront le théâtre symbolique de ses combats, de ses victoires comme
de ses échecs : la rencontre significative d’une manifestation républicaine de la part de la foule qui
l’accompagne au cimetière et d’une cérémonie funèbre célébrée par un prêtre étranger à la paroisse dans
une église vidée de tout ornement par son curé. L’abbé Grégoire, à l’infinie charité chrétienne, exemple
achevé de cette tolérance et de cette concorde universelle qu’il avait défendues jusqu’à son dernier souffle,
laissait une somme de 4000 F destinée à la tenue d’une messe annuelle pour ses détracteurs morts ou
vivants
UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE
DES APOLOGÈTES CATHOLIQUES À L’ABBÉ GRÉGOIRE
CHAPITRE II
Tâchons du moins de nous rapprocher et de nous unir par les
principes universels de la tolérance et de l’humanité, puisque nos
sentiments nous partagent et que nous ne pouvons être unanimes.
(Romilli, L’Encyclopédie, art. intolérance)
Prenez garde, Monsieur, que ce n’est pas ici une simple
supposition que je fais, mais une histoire que je raconte. (Abbé
Pey, La Tolérance chrétienne opposée au tolérantisme
philosophique, p. 253)
Vous flétrissez l’indulgence, la tolérance du nom de tolérantisme.
(Voltaire).
Vraie tolérance ou tolérance universelle ? La lutte entre le parti des philosophes et les apologètes
catholiques de la deuxième moitié du XVIIIe siècle pour imposer, comme seule légitime, leur conception
mutuellement exclusive de la tolérance, recouvre des enjeux d’ordre politique et idéologique à la fois.
Politique, parce que le discours de la tolérance renvoie, du côté des philosophes, au combat pour la
liberté de pensée, la liberté des cultes, les droits civiques des protestants et, de façon plus lointaine, à ceux
des juifs que seule la Révolution, sous l’impulsion de l’abbé Grégoire, précisément, décrétera, bref, à la
tolérance universelle telle que La Déclaration de 1789 la comprendra tandis que du côté des apologètes,
ou plus précisément d’une fraction du clergé catholique, la « vraie » tolérance exclut cette
indifférenciation entre les dogmes professés par les diverses religions. Comme l’expliquera, plus tard,
l’abbé Grégoire, transportant sans ambages, du côté de l’intolérance cette « vraie » tolérance, pour
l’opposer à la tolérance civile, « l’intolérance religieuse n’admet pour vraie que la religion qu’on professe,
et à ce titre le catholicisme se glorifiera toujours d’être intolérant, parce que la vérité est une »34. Grégoire
parle, ici, directement sur la scène politique en tant que député à l’Assemblée Constituante. Partie
prenante du nouveau pouvoir, il ne se préoccupe guère de flatter le roi, l’Église ou l’opinion publique. Le
discours vrai est lui aussi libéré par la Révolution et le nouveau régime politique instaurant la
représentation. Les religieux d’Ancien Régime revendiquent, pour leur part, le règne sans partage de la
34 Grégoire, Motion en faveur des Juifs (1789).
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
38
vérité révélée et du dogme catholique, règne qui aura pour effet, argumentent-ils, de ressouder l’alliance
traditionnelle du trône et de l’autel et de restaurer la paix, avec l’unité retrouvée, à l’échelle du royaume.
Idéologique, car c’est au sein du même concept de tolérance — concept englobant, s’il en est — que
les adversaires en présence découpent dans ce que celui-ci subsume, ce qui convient à leurs intérêts et ce
qui sert leurs stratégies, occultant de façon partisane les implications possiblement menaçantes pour leurs
positions. Aussi les religieux qualifient-ils, de façon péjorative, le discours de la « tolérance » de
tolérantisme ; et les philosophes taxent d’intolérance religieuse, la « vraie » tolérance telle que l’interprète
l’apologétique catholique dans une France qui reste encore « la fille aînée de l’Église ».
Les qualifications péjoratives de la tolérance par l’apologétique catholique sont balayées après la
Révolution. En témoigne l’autorité institutionnelle en matière de langue, le Dictionnaire de l’Académie35,
dans l’édition de 1798 entreprise par le Comité d’instruction publique. Celle-ci reprend presque
textuellement les termes des éditions antérieures. Mais elle ajoute trois nouvelles définitions qui ont le
mérite nouveau de distinguer soigneusement entre tolérance civile et religieuse. Qu’on en juge :
TOLÉRANCE, se dit en matière de Religion, pour dire la permission de professer une opinion, d’exercer un
culte. Tolérance ecclésiastique. Tolérance civile.
La Tolérance Ecclésiastique ou Religieuse consiste à ne point traiter d’erreur nuisible au salut certaines
opinions ou certains points de pratique [...].
La Tolérance civile est la permission que le Prince ou l’État donne de professer telle opinion, d’exercer tel
culte, de n’en professer aucun, sans aucune contrainte à cet égard.
Encore plus significative, peut-être, est la nouvelle définition qui apparaît du terme tolérantisme.
Vengeant les « philosophes », elle laisse présager l’avenir auquel était promise la valeur d’universalité
associée à la tolérance, devenu définitivement un droit et un principe :
TOLÉRANTISME, substant. masc. se dit en Théologie du système de ceux qui étendent trop loin la Tolérance
Religieuse. Cette Tolérance dégénère en Tolérantisme. Il s’est dit aussi, mais à tort, des partisans de la
Tolérance Civile. Celle-ci n’est point un système, c’est un principe et un droit.
L’événement historique et politique n’a pas fait que sceller la polémique tolérance-tolérantisme. La
définition du tolérantisme qu’enregistre le Dictionnaire de 1798, post-Révolution, permet d’éclairer dans
toute sa portée le nouveau statut socio-symbolique de la tolérance. Celle-ci s’appréhendera désormais sous
un double aspect. Sur le versant négatif, le Dictionnaire condamne à la fois les ennemis de toute religion
35 L’édition de 1762 est en tout point conforme aux deux précédentes. Deux nouveaux termes apparaissent, cependant, dont on
perçoit immédiatement l’importance.
« TOLÉRANT, ANTE. adj. Qui tolère. Il ne se dit guère qu’en matière de Religion. Un Prince tolérant.
TOLÉRANTISME, s.f. Caractère ou système de ceux qui croient qu’on doit tolérer dans un État toutes sortes de religions. Le
tolérantisme a lieu dans plusieurs États ».
UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE
39
ainsi que les catholiques intolérants. Sur le versant positif, la définition du tolérantisme distingue
définitivement la théologie du droit, l’Église de l’État, la cause de la tolérance religieuse de celle de la
tolérance civile et de la liberté des cultes. Dessinant l’horizon à venir du discours de la tolérance, la
définition du Dictionnaire réfracte, en même temps, l’évolution des mœurs, des sensibilités et des lois
déclenchée par la solennelle Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Il n’en reste pas moins que les luttes elles-mêmes autour de la tolérance, à partir de 1787, auront
comme toujours façonné les échanges discursifs par contamination, appropriation, réappropriation,
assimilations mutuelles ainsi que précipité l’issue politique. Aussi bien, elles auront contribué à infléchir
le sens de la « vraie tolérance » vers celui de la tolérance universelle des philosophes et, conjointement, à
opérer le déplacement des revendications sur le plan juridico-légal : on peut passer ainsi, après la
Déclaration, du combat autour de la tolérance religieuse à l’achèvement effectif de la tolérance civile.
C’est de ce legs composite et tourmenté que participe l’abbé Grégoire, prêtre mais en même temps
patriote révolutionnaire et homme des Lumières. Un fil rouge court à travers les nombreuses causes pour
lesquelles milite Grégoire et contribue à les rendre interdépendantes. Il n’aura eu de cesse, en somme, de
mettre concrètement en place les conditions symboliques, politiques et culturelles pour que puisse
s’exercer pleinement une tolérance comprise comme « un principe et un droit », et plus encore, dirions-
nous, comme le plus sacré des devoirs ; cette dimension dont il réclamait précisément la présence au
moment des débats entourant la rédaction de la Déclaration.
À côté du Dictionnaire36 qui enregistre formellement les changements intervenus sur l’appréhension de
la notion de tolérance, faisons état d’un seconde pièce, datant de la même époque. Elle a le mérite de
peindre, au niveau des mœurs et des sensibilités, comment les contemporains ont « vécu » l’oppression
engendrée par l’intolérance. Il s’agit du discours de Creuzé-Latouche, le collègue de Grégoire à la classe
des sciences morales et politiques, qui est lu à l’Institut, en 1797 : De l’Intolérance philosophique et de
l’Intolérance religieuse. Voici un extrait37 où l’auteur résume la situation antérieure et peint les ravages
engendrés par l’intolérance religieuse :
Cependant les lois portées, notamment dans le dernier siècle, en faveur d’un culte exclusif, n’étaient pas
abrogées. Les supplices, l’opprobre et la mort étaient encore des peines légalement destinées à ceux qui
professaient des opinions différentes de celles qui étaient formellement commandées. Nous avons vécu nous-
mêmes sous ce régime, où l’intolérance religieuse avait reçu des lois le pouvoir d’arracher les enfants à la
tendresse de leurs parents, pour les faire élever loin d’eux, dans la haine de leurs dogmes ; et celui de réduire
36 Rappelons ici que c’est Grégoire qui est à l’origine du travail de mise au jour du Dictionnaire pour le conformer aux
changements historiques survenus. 37 Nous citons d’après l’analyse que fait Jean-Baptiste Say dans le 14e volume (An V) de La Décade philosophique (juin-août
1797, 4e trimestre, p. 461-467, section Philosophie).
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
40
des citoyens à se propager comme des animaux, par le refus infâme de reconnaître les plus saintes unions
formées dans un autre culte !
Je ne puis m’empêcher de m’arrêter un moment sur ces traits qui avaient eu l’approbation, et souvent même
les éloges de nos pères, et que sans doute nous considérerions encore d’un œil indifférent, si la philosophie ne
nous eût appris à en frémir. Ce n’était cependant pas une effervescence révolutionnaire qui avait enfanté de
pareilles idées. Le froid machiavélisme d’un Gouvernement dévot, les avait tranquillement adoptées : les
adroites insinuations des prêtres intéressés, les avaient constamment légitimées dans l’opinion générale d’un
peuple, auquel ils ne cessaient de vanter, au milieu de cet excès inconcevable de dépravation, son attachement
pour ses tyrans et son zèle pour sa religion ! Nous avons existé cent ans sans rougir, sans nous étonner même
de ces exécrables institutions. Les générations précédentes, en remontant de siècle en siècle, ne nous offrent
pas de moindres exemples de démence et de perversité. Mais nous avons vu, jusqu’aux derniers moments, nos
lois civiles favoriser la cruauté des pères, qui sous un voile religieux, sacrifiaient eux-mêmes leurs enfants au
démon de leur avarice et de leur orgueil ! Qui pourrait mieux que cet oubli général des premiers sentiments,
prouver jusqu’à quel point la superstition peut dénaturer les hommes.
L’abbé Grégoire aura à cœur de démontrer à travers la diversité de son action comment la tolérance
civile peut et doit s’accompagner, sans heurts, surtout sans solution de continuité, d’une liberté religieuse,
intellectuelle, morale et culturelle, sous l’égide institutionnelle d’une constitution révolutionnaire et
démocratique. Il s’acharnera, toute sa vie, à appliquer cette ligne de conduite, espérant parvenir ainsi à la
« régénération » progressive des rapports sociaux en même temps qu’à la transformation des relations
entre l’Église et l’État. N’enjoignait-il pas à ses diocésains, dans une circulaire qu’il leur adressait au
lendemain de la fuite du roi à Varennes, de demeurer patriotes, l’amour de la patrie comptant au nombre
des vertus chrétiennes, pour l’abbé Grégoire : « Aux bannières de la religion, associez les drapeaux de la
patrie ».
Il nous faut, cependant, au préalable, revenir sonder les réactions furieuses de cette fraction du clergé
catholique au moment où Louis XVI signe en 1787 l’Édit de tolérance afin de pouvoir mesurer par la
suite, avec plus de précision, l’envergure de cette entreprise dont l’unité profonde se construit à l’enseigne
de la tolérance civile et religieuse mettant en application à en croire l’abbé Grégoire, la « vraie » charité
chrétienne comme les bienfaits du règne nouveau de la loi.
Nous avons à ressaisir pour l’heure les éléments dynamiques, historiques et conceptuels, qui
composent l’arrière-fond tumultueux, travaillé par les tensions, les contradictions, les polémiques, sur
lequel s’enlève le tracé des mouvements du futur « apologète de la République », comme nous avons
choisi de le nommer. Avant d’analyser les arguments respectifs des adversaires en présence, nous allons
essayer de les comprendre, d’une part, à la lumière des rapports entre le trône et l’autel, tels qu’ils se sont
joués historiquement depuis le XVIe siècle, au moins, et, d’autre part, en dégageant les jalons conceptuels
rythmant le discours de la tolérance en France et en Europe. En contrepoint, nous relèverons dans la
UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE
41
démarche de Grégoire, en ombre portée, ce qui s’avérera le plus souvent antithétique, ou, au contraire,
consonant, mutatis mutandis, avec les positions respectives des apologètes catholiques et des
« philosophes ».
LE TRÔNE ET L’AUTEL
On sait depuis les travaux de Michel de Certeau qu’est doublement bouleversé durant les XVIIe et
XVIIIe siècles, l’ordre traditionnel qui divise depuis des siècles le monde en deux étages, le « spirituel » et
le « temporel », le premier portant le second, la Cité de Dieu portant la Cité des hommes. D’une part, le
spirituel s’efface devant le temporel ; ce passage détermine une redéfinition des étages : pour faire bref,
l’ordre religieux se disloque pour laisser place à un ordre politique. D’autre part, l’hérésie devient Église
(quoiqu’une autre Église), et l’Église de Rome doit se repenser comme orthodoxie.
Le premier de ces mouvements rend compte clairement du second. Le nouvel ordre politique s’exprime
dans un nouveau concept, celui de la Raison d’État qui s’accompagne d’une nouvelle pratique. Richelieu
et son Testament politique marquent bien l’ampleur du bouleversement : désormais, Dieu parle au Roi et
l’évêque n’est plus que le transmetteur des volontés divines et royales confondues. Désormais le système
religieux ne détermine plus l’appréhension de l’Univers, mais doit recevoir cette image de l’État.
Désormais, le clergé épaule le Roi dans la construction de la Nation. Mais en plus de recevoir les ordres
du Roi, les religieux sont à la remorque du discours « moderne » des Philosophes. L’ampleur du
bouleversement réduira la majorité des prêtres au silence — silence du mystique, silence du fonctionnaire
dévoué, pédagogue compétent, silence du missionnaire qui s’enfonce dans les déserts sauvages des
Nouveaux Mondes, portant le message d’une foy et d’un roy.
Cependant, la domination du discours philosophique, l’emprise évidente des Philosophes sur l’appareil
d’État, comme l’attestent de nombreux scandales dont le moindre n’est pas la nomination de l’un de leurs
sympathisants (Malesherbes) à l’office de « directeur de la Librairie », provoquent, à la fin du dix-
huitième siècle, une réaction parmi un groupe de prêtres. L’occasion prochaine est sans doute la trahison
que représente à leurs yeux l’édit de tolérance de 1787, dont le Roi lui-même a été complice. Ces prêtres,
tout en consentant sans doute au nouvel ordre politique et mental, tentent de libérer le clergé de l’emprise
philosophique ambiante. Ils entendent discréditer l’hérésie qui persiste, se multiplie, menace la place des
religieux aux côtés du Roi, pourtant déjà bien déchus.
Ce vaste mouvement de sécularisation, au nom de l’universalité et de l’idéal jusnaturaliste, commence
certes avant le siècle des Lumières et l’entreprise avec laquelle on l’identifie, l’Encyclopédie ; d’abord au
moment où naît l’État « centralisateur », dans les interstices des projets globalisants mais contradictoires
des saints empereurs et des papes. La faillite de la romania catholique, que la Réforme consacrera, et
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
42
malgré la Contre-Réforme, sécrètera lentement les ingrédients de la laïcisation et permettra la naissance du
discours sur la démocratisation de l’ordre juridique.
C’est bien pourtant la Révolution française qui en est devenue la figure emblématique. Passant du
discours à la pratique, du droit à la loi, la révolution des droits de l’homme est en même temps une
Révolution universelle des droits. Le 26 août 1789 la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen
établit, entre autres, le principe général de la liberté religieuse et abolit les dernières barrières empêchant
les réformés de participer pleinement à la vie publique de la nation. La Constitution de 1791 garantit les
droits des calvinistes et offre la citoyenneté française aux protestants réfugiés qui sont encore à l’étranger,
tout en préservant leur foi. Le décret, à l’instigation de Grégoire, qui établit la citoyenneté pour les Juifs ne
tardera pas, et sera suivi, toujours sous l’instigation de Grégoire et dans la même ambiance politique, de
l’émancipation des gens de couleur, émancipation plus dure à arracher car elle vient contrarier les intérêts
économiques des puissants coloniaux.
Ce n’est pas un hasard si les religieux militants choisissent comme champ de bataille la question de la
tolérance. À la notion de tolérance universelle prônée par la « secte philosophique » est opposée la vraie
tolérance religieuse pendant que la tolérance philosophique est ramenée à un simple tolérantisme. L’arme
des religieux contre les « conspirateurs » sera une relecture de l’Histoire. Mais l’Histoire allait se charger,
tout en leur donnant raison de dénoncer la menace mortelle (pour eux) de la philosophie moderne, de
démontrer l’inopportunité de leur combat en cette fin du XVIIIe siècle et à l’aube de la Révolution. Quant
à la tolérance universelle, à travers les jeux dialectiques de la mimésis symbolique et agonistique portés
par Grégoire, elle deviendra, assimilée, adaptée et intégrée à la vraie tolérance, elle-même renouvelée en
puisant, comme il aime à le faire, à la source vivante du christianisme primitif, la tolérance, tout court, une
tolérance à la fois civile et religieuse, le centre de gravité de son projet polémique et politique d’une
« chrétienté républicaine ».
LA TOLÉRANCE DANS LE DISCOURS SOCIAL
La notion de tolérance est encore à la fin du dix-huitième siècle une notion englobante, au sens où elle
couvre un territoire à la fois moral et politique et qu’elle emprunte sur le plan de ses fondements à des
arguments à la fois d’ordre pratique et d’ordre théorique, juridique, théologique, historique, cognitif,
scientifique. C’est aussi et surtout une notion aux limites très mouvantes.
Les frontières entre les différents domaines que recouvre le discours de la tolérance, se déplacent en
suivant les polémiques lesquelles, à leur tour, sont fonction des événements historiques. Les acteurs
sociaux excluent certains domaines, en combinent d’autres, tantôt privilégiant certains arguments, tantôt
réactivant ou encore détournant à leur cause, réemployant à leur profit certains autres. Il est d’ailleurs
UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE
43
remarquable que, sauf en de rares cas, du côté des Philosophes, la notion comme telle est rarement
invoquée explicitement pour elle-même, elle apparaît davantage comme un effet ou une conséquence des
autres idées-forces qui l’accompagnent. Les apologètes catholiques, pour leur part, défendent plus
volontiers la notion d’intolérance (le droit d’intolérance, plus exactement) que celle de tolérance.
C’est que la notion positive de tolérance est apparue dans la bouche des adversaires de l’intolérance, en
compagnie de l’application aux religions des méthodes historiques et des progrès de la science qui ont
précipité un esprit relativiste contraire au dogmatisme et hostile à l’intolérance identifiée à la superstition
et aux excès non rationnels du fanatisme. De là l’appellation de vraie tolérance dans l’apologétique qui
recoupe en fait l’intolérance dogmatique. La Déclaration des droits reflètera cette indistinction des
domaines en institutionnalisant dans le droit positif (la Constitution) la tolérance comme valeur morale et
comme fin politique. Il sera réservé au gouvernement, au nom désormais de la loi, émanation de la volonté
générale de contrôler en matière de culte public ce qui trouble l’ordre social ou contrevient au bien civil de
tous.
Les Philosophes fondent la tolérance universelle sur les droits inaliénables de la conscience, reprenant
ici l’argumentation de Locke et de Bayle38. On peut aisément le constater dans l’article tolérance dans
l’Encyclopédie comme dans l’article intolérance (de Diderot) qui paraît, au demeurant, avant celui de
tolérance. Jean-Edmée Romilli, le fils de l’horloger genevois Jean Romilli (lui-même collaborateur
comme beaucoup d’autres calvinistes à l’Encyclopédie, à l’instigation de Diderot), en rédigeant l’article
tolérance, prend garde de réclamer une « tolérance pratique, non point spéculative », renvoyant pour la
défense de cette dernière à Bayle. Enfin, le fait que la tolérance soit source de luttes, ne doit pas nous
étonner, outre mesure, car il est exceptionnel, à ce moment comme de nos jours, qu’un principe n’ait pas à
pâtir des luttes qui tendent à l’imposer, et celui de tolérance (comme du reste celui de liberté — pas de
liberté pour les ennemis de la liberté) n’échappe pas à la règle.
À travers le problème politique posé par la revendication philosophique sous Louis XVI de la tolérance
comprise comme le magistère civil de la liberté de croyance et de culte religieux, s’affirment des
arguments en faveur, plus largement, de la liberté d’opinion et d’expression, des idées de bienfaisance,
d’humanité, d’universalisme. Leur avenir moderne se forgera par la médiation de ce concept de tolérance,
précisément désigné par ses adversaires de tolérance universelle39, où se réunit tout le cortège des
significations pour lesquelles militent alors les philosophes. La tolérance en se développant comme vertu
morale des individus, ressortira, en effet, sur le registre des rapports entre citoyens, partie à l’idée
38 Comme on pourra le constater sur pièces, au chapitre suivant, Grégoire puisera dans leur argumentation — tout en le
reconnaissant bien volontiers — pour la réemployer au profit de sa définition de la tolérance religieuse.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
44
voltairienne de vérité, ou, si l’on veut, à l’idée de l’humanité en général et de son entière destination, et,
partie, à l’idée holbachienne de vérité pragmatique, comme vertu politique de l’État libéral40, sous-tendant,
sur le registre des rapports entre États et individus, l’idée de pluralisme politique et de respect des
différences culturelles, comme nous insisterions aujourd’hui.
Si ce sont Voltaire et les Encyclopédistes qui marquent au siècle des Lumières, de façon décisive, le
discours de la tolérance, sur le double plan de la théorie et de la pratique, le débat a été ouvert, au siècle
précédent, du point de vue philosophique, conjointement par Bayle et par Locke. Les arguments de ces
derniers, sans compter les analyses de Spinoza, le maître le plus « damnable »41, et, au début du dix-
huitième siècle, celles de Montesquieu sur les rapports entre lois et religion, sont repris par les
Philosophes qui se les approprient. Ceux-ci dans leur ensemble retiennent plus volontiers les postulats et
les conclusions de Bayle que ceux de Locke, jugeant les premiers à la fois plus universels et plus radicaux.
Ainsi Jaucourt, clairement identifié pour l’opinion avec le milieu huguenot qu’il soutient et qu’il défend,
est aussi le collaborateur le plus actif de Diderot dans l’Encyclopédie. Dans l’article Liberté de conscience,
par exemple, il reprend l’argument de Bayle sur les droits de la conscience erronée.
Outre la leçon critique de Bayle sur le témoignage historique que fait sienne l’Encyclopédie, le « parti
des philosophes » se réfère le plus volontiers aux thèses sur les droits inaliénables de la conscience, y
compris le droit de la « conscience erronée », la défense des athées ainsi que celles relatives à la primauté
de la morale, juge souverain des vérités de toute religion. De Locke, les Philosophes retiennent non pas
tant les restrictions ou les catégories de personnes qui en sont exclues42 mais, d’une part, sur le plan
épistémique, la manière dont celui-ci fonde dans L’Essai l’idée de la tolérance sur l’examen de la nature
de l’entendement ainsi que sa critique de la certitude de la connaissance, d’autre part, sur le plan politique,
39 Rappelons le sous-titre, ou de la tolérance universelle, que porte la seconde édition du Commentaire philosophique, l’ouvrage
fondamental de Bayle sur le problème de la tolérance. 40 D’Holbach, qui fréquente assidûment, vers la fin de sa vie, le salon de Madame Helvétius, à Auteuil, réunissant le premier
cercle des Idéologues mais aussi Grégoire, est une des références politiques majeures de ces derniers. Il écrit dans le Système
social, I, I, 11 : « La vérité en Physique est la connaissance des effets que les causes naturelles doivent produire sur nos sens. La
vérité en Morale est la connaissance des effets que les actions des hommes doivent produire sur les hommes. La vérité en
politique est la connaissance des effets que le Gouvernement produit sur la Société, c’est-à-dire la manière dont il influe sur la
félicité publique et particulière des citoyens ». 41 Le P. Baugrand, un de ces apologètes catholiques de la fin du siècle des Lumières dont nous nous apprêtons à analyser le
discours, honnit ces sectateurs d’une fausse tolérance. Le maître le plus damnable, en cette matière, écrit-il, est Spinoza, le
premier qui a entrepris de lui donner une forme dogmatique. 42 Surtout pas ce que dit Locke au sujet des athées qui détruisent toute base de la société ; ce seront plutôt les apologètes chrétiens,
et, plus tard, également Grégoire qui utiliseront ce type d’argument.
UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE
45
la distinction des fonctions de la tolérance en matière de religion de l’État et de l’Église, distinction qui se
fonde sur la liberté de jugement, propriété essentielle de l’homme.
Si aucun État n’a le droit d’imposer une foi religieuse, aucune église, non plus, ne devrait persécuter
les fidèles d’églises rivales. Ce n’est plus la latitude d’approuver ou non une religion qui est revendiquée
mais le droit civil de l’exercer et la coexistence légale de toutes les religions. C’est ce qui apparaît le
mieux pour la paix de l’État. L’abbé Yvon, collaborateur de l’Encyclopédie, et l’un des esprits les plus
libéraux parmi le clergé, affirme ainsi dans son article « athéisme » que la sanction religieuse de l’Être
suprême est plus efficace pour garder l’ordre civil que l’épée du roi. Tous ceux qui croient en cette idée,
ajoute-t-il, méritent la tolérance.
Au contraire, un père Baugrand, un abbé Pey, comme nous le verrons de manière plus détaillée dans un
instant43, renversant l’argument, plaideront pour l’uniformité, seule façon de prévenir les troubles. Les
Encyclopédistes, prévoyant l’argument, répètent à l’envi que le fanatisme est le seul agent des troubles. Ils
s’appuient ici sur Locke qui distingue les affaires de la cité et de la religion pour empêcher les fanatiques,
précisément, de s’appuyer sur le bras séculier et imposer leur croyance au détriment d’autres. Dans
l’article « fanatisme », un des plus provocateurs de l’Encyclopédie, son auteur, Deleyre, soutient que le
seul moyen d’extirper le fanatisme est de faire cesser toute persécution pour respecter la liberté de
conscience et faire régner une tolérance réciproque entre citoyens. C’est ce qui explique le glissement des
arguments au plan politique ; les Philosophes passent des arguments relatifs au droit de la conscience et à
la seule autorité de la conscience individuelle au droit de résistance contre le prince-tyran, au droit de
rébellion contre une loi injuste. L’article de Diderot dans l’Encyclopédie, « Droit naturel », auquel vont
s’en prendre violemment Trévoux et les Jésuites, en est un exemple éclatant.
De l’autre côté, c’est-à-dire du côté de l’apologétique catholique, se développe, sur les deux mêmes
lignes argumentatives (connaissance/vérité et morale-politique) que celles de leurs adversaires
Philosophes, l’idée d’une vraie tolérance religieuse. Au nom de la Raison et de la liberté, elle est opposée
à l’absurde tolérance universelle, absurde car participant aux mêmes erreurs que la nouvelle philosophie,
qu’elle soit déiste ou athée. Au fondement de ces erreurs, l’apologétique dénonce la négation, par les
philosophes, de l’existence d’une religion révélée, leur refus de reconnaître les vérités qu’elle professe et
43 L’ouvrage principal qui soutient notre analyse du discours des apologètes catholiques à la veille de la Révolution, paraît en
1789. Il s’agit Du tolérantisme et des peines auxquelles il peut donner lieu, suivant les lois de l’Église et de l’État. Bruxelles, et
Paris, Crapart, Gastellier, Visse, 1789. Par le Père Barthélemy Baugrand [d’après Barbier, Dictionnaire des ouvrages anonymes, t.
IV, Paris, Paul Daffis, 1879]. Nous ferons accessoirement état de La Tolérance chrétienne opposée au tolérantisme
philosophique, ou Lettres d’un patriote au soi-disant curé sur son dialogue au sujet des Protestants. Nouvelle édition, corrigée et
augmentée. À Fribourg, et se trouve à Malines, chez P. J. Hanicq. 1785. Par l’Abbé Pey [d’après Barbier, Dictionnaire des
ouvrages anonymes, t. IV, Paris, Paul Daffis, 1879] ; nous nous adressons en particulier aux Lettres V, VI et VII.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
46
leur volonté de substituer une religion naturelle à celle de leurs pères. On retrouvera, chez Grégoire, une
répugnance analogue dans son opposition à la Théophilanthropie qu’il jugeait suscitée par « la haine
contre le christianisme » et qu’il dénonce longuement dans son Histoire de l’Église.
Devant ces positions dont ils découvrent les graves conséquences épistémiques et surtout politiques
graves, les apologètes en appellent, appuyés sur les lois de l’Église et de l’État, à des peines diverses allant
jusqu’à l’expulsion des Philosophes, pour les châtier. Au contraire, la tolérance, comme la comprennent
les apologètes, est une activité militante et positive qui se doit de n’abandonner aucun principe de
conviction. C’est précisément en acceptant, telles qu’elles circulent dans le discours commun des
Lumières à la veille de la Révolution française, les significations que donnent les acteurs sociaux à la
Raison et à la vérité, une vérité laïcisée, scientifique, radicalement vidée de toute connotation à la
Révélation, à la science nouvelle fondée sur l’expérience, à l’action orientée par l’idée de liberté et
l’obéissance à la Loi44, et en s’y confrontant, que les apologètes catholiques réclament le droit à
l’intolérance de l’Église et de l’État.
C’est ce droit fondamental qu’ils brandissent, en s’appuyant sur des preuves historiques, contre la
tolérance universelle des Philosophes qui tend à s’identifier avec le régime de la liberté politique « dans
une société où il y a des lois », comme le dit Montesquieu, et dans laquelle selon sa formule concise, « Il
faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir »45. Liberté qui revient à une obéissance
librement consentie aux lois qui gouvernent la collectivité mais qui, dans le meilleur des cas, ne sont que
l’expression de la volonté générale. Les définitions subséquentes de la deuxième et troisième génération
des Lumières feront écho à cette définition d’une liberté dont les lois sont le ressort essentiel, comme on la
trouve, de façon exemplaire chez Rousseau : « [...] et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est
liberté », Du Contrat Social (1762), I, 8. La théorie de la loi qui s’en dégage constitue, au reste, un des
points importants de jonction et de rencontre avec la pensée révolutionnaire, notamment avec
l’argumentation militante de Grégoire qui s’y rapportera expressément.
La notion religieuse de tolérance apparaît alors comme le centre d’un combat à la fois théorique et
pratique. Les apologètes s’efforcent de circonscrire les bornes de l’universalité du concept de tolérance tel
44 Voir la formule de Montesquieu dans l’Esprit des Lois (1748), livre XI, « la liberté est ce que permettent les lois ». Et plus loin,
de même : « Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on
doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir », ce que reprennent tant l’Encyclopédie (art.
« liberté ») que la Déclaration des droits. De même aussi dans le Spicilège (publié de façon posthume en 1944) on trouve cette
Pensée (Pensée 1574) de Montesquieu : « La liberté consiste à être gouverné par des lois et à savoir que les lois ne seront pas
arbitraires ». 45 Montesquieu, E. L., XI, 4. Que ce pouvoir soit celui exercé par la nature, le déterminisme physique, le climat, le premier des
empires ou encore le pouvoir moral ou tout simplement le pouvoir politique du despote, le pouvoir d’un seul.
UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE
47
qu’il est défendu par les Philosophes. En même temps, ils dénoncent la propagation de cette nouvelle
tolérance réclamée dans un esprit de faction et d’insubordination qui met en danger notre constitution
monarchique. Ce combat prend appui, d’un côté, sur l’unicité de la vérité révélée, la vérité catholique
seule salvatrice. C’est pourquoi tolérer l’hérésie ou l’incroyance serait manquer au devoir et à la charité
chrétienne qui exige de redresser le bois courbe. Et, de l’autre, proclamant qu’il n’y a pas de distance
justifiable entre la connaissance et l’action, les apologètes revendiquent comme nécessaires à la cohésion
de l’État, à la sécurité des citoyens et à leur bonheur, l’unité de croyance, le recours à l’autorité du prince
et à ses lois, l’attention, enfin, et non pas l’indifférence, à la vérité et aux normes.
D’Alembert, dans l’article « tolérance » (Maximes diverses) a beau préciser : « Il faut bien distinguer
l’esprit de Tolérance, qui consiste à ne persécuter personne, avec l’esprit d’indifférence, qui regarde toutes
les religions comme égales », les apologètes persistent à le taxer de « tolérantisme ». Le tolérantisme, dans
la bouche des adversaires des Philosophes, flétrit donc la tolérance universelle ramenée ainsi à la critique
de la foi catholique et, par conséquent, à une lutte déguisée contre l’autorité régnante, à la fois spirituelle
et temporelle, en France.
Dans cette lutte épistémico-politique, si l’on peut dire, chacun des adversaires en présence tente
d’imposer à tous la signification véritable de cet « esprit de tolérance propre aux Lumières », selon les
termes de l’Édit de Louis XVI. Chacun, à son tour, ose la réduction conceptuelle de la notion de tolérance
contre le discours concurrent qualifié par la foule de ses antonymes tour à tour comme intolérance,
fanatisme, dogmatisme, et parmi les plus puissants d’entre eux, superstition, du côté des Philosophes, et,
du côté des apologètes, tolérantisme. L’appellation de tolérantisme est, parfois, repris comme un drapeau
par ceux-là mêmes qu’elle voudrait flétrir. Voltaire, par exemple, écrit : « Et dans l’Europe enfin
l’heureux tolérantisme // De tout esprit bien fait devient le catéchisme ». Le même phénomène s’est passé
avec l’appellation de « sans-culottes » dont les « vrais patriotes » se sont fait gloire alors que l’épithète se
voulait dévalorisante, au départ.
En même temps on peut mesurer ce que l’évolution historique de la notion de tolérance doit au cadre
moderne où se développe le débat : la notion de tolérance se voit pareillement fondée, par les deux camps
en présence, sur les droits de la conscience, la liberté du jugement, et sa légitimité politique définie par
une double référence à la loi et au droit naturel. Il y a cependant une différence importante dans la façon
d’appréhender la nature de la loi. Si la tolérance philosophique s’appuie sur la notion de loi-relation telle
que Montesquieu l’a élaboré, les apologètes se réclament des lois de l’Église et des lois de l’État conçues,
selon l’antique notion à prédominance morale et religieuse, comme des lois-commandements pour en
dériver le droit à l’intolérance, droit conforme, plaident-ils, à la constitution monarchique de la France
comme à la constitution hiérarchique de l’Église catholique.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
48
Dans ce sens, le discours de la tolérance apparaît bien au cœur de la prise de conscience par les groupes
rivaux qui s’affrontent autour des conséquences politiques de sa mise en application, comme le prétexte
d’une remise en cause généralisée affectant l’ensemble de leurs références culturelles et sociales. Ainsi
cette lutte pour la tolérance au siècle des Lumières pendant que le petit groupe de prêtres qui s’oppose aux
Philosophes cherche précisément dans l’histoire le signe qui annonce leur salut, cette lutte donc aura joué
comme l’indice mais aussi comme les prémices heureuses des profondes transformations idéologiques et
sociales qu’accélérera l’événement historique.
LE DROIT D’INTOLÉRANCE
La philosophie nouvelle apparaît pour ses adversaires comme cette doctrine révoltante46, ce système
absurde de la liberté humaine (P. Baugrand, Du tolérantisme... , Avant-Propos) qui, d’un côté, voudrait
substituer le sensualisme rationaliste au rationalisme spéculatif du siècle précédent, et qui, de l’autre,
prétend mettre en place une morale de la tolérance qui se passe de Dieu dans une société sans religion
organisée et seulement naturelle, à la limite civile. Le vrai, le juste et le bien n’étant plus alors fondés que
sur la nature, l’expérience et la nécessité des choses.
Ce sera précisément au nom de la raison, de l’expérience, ce sera au nom des droits fondamentaux que
les apologètes, retournant contre leurs adversaires philosophes leurs armes mêmes, critiqueront cette
explication « naturelle » du monde de l’homme et de la vérité qui menace de jeter à bas la « religion »
comme le « gouvernement ».
L’horizon ici est avant tout religieux47 et juridique davantage qu’ontologique ou anthropologique. C’est
pourquoi les attaques, en fait anonymes et qui se donnent comme émanant de simples laïcs, les attaques de
Baugrand et de Pey sont orientées par le double souci de rectifier le sens que les philosophes donnent à
l’histoire, et, en particulier, celle sociale et politique du protestantisme dans ses démêlés avec l’Église et
les rois de France de même qu’à la répression des hérésies et des schismes, notamment l’histoire de
l’Inquisition, d’une part. On notera déjà ici que la dénonciation retentissante, urbi et orbi, pourrait-on
presque dire, par Grégoire de l’Inquisition, loin d’être fortuite, vient à son heure dans sa lutte contre le
catholicisme d’ancien régime, et qu’elle constitue la clé de voûte de sa conception de la « vraie »
tolérance, chrétienne et républicaine. D’autre part, le projet de Baugrand comme de Pey est de s’opposer
46 P. Bergier, Réfutation du Système social (1773), p. 100. Et, à la veille de la Révolution, Bergier devait dénoncer encore avec le
réveil de « l’esprit philosophique », le rôle subversif de la philosophie matérialiste et athée en s’élevant à nouveau contre les
méfaits du Système de la Nature : « ce livre le plus terrible qui ait été fait depuis la création du monde ». 47 L’histoire du protestantisme et de sa répression sera ainsi entièrement réinterprétée par le père Baugrand et l’abbé Pey à travers
la polémique tolérance-tolérantisme.
UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE
49
aux conséquences politiques de cette naturalisation et de cette universalisation de la vérité entreprise par
les Philosophes. En même temps, ils font valoir, comme juste et légitime, le droit fondamental de
l’intolérance. Être indifférent en matière de religion et de vérité, pire, critiquer ou rejeter les leçons de
l’Église, c’est ne reconnaître ni Dieu ni maître.
Aussi la vraie tolérance, selon leur interprétation, demande-t-elle que l’on combatte activement, au
nom de la Raison révélée, le mouvement irréligieux qui déplace la vérité vers l’espace déterministe de la
science et de la nature. Comme aussi il faut réorienter les droits, les valeurs et les lois du côté des
dictamen de la conscience et des intérêts de l’humanité puisqu’ils sont confondus présentement avec une
sorte d’égalitarisme et d’émancipation cosmopolitiques, au détriment de l’autorité hiérarchique et de
l’obéissance traditionnelle dues à la souveraineté divine ou royale. De la même manière qu’il n’y a qu’un
seul Dieu et que ce Dieu suffit, de la même manière on affirmera qu’il n’y a qu’une seule vérité, un seul
monarque, une seule église, une seule façon de rendre allégeance, et que cela suffit.
Des Lumières qui éblouissent plutôt qu’elles n’éclairent
Dans l’Avant-propos de son ouvrage, le père Baugrand a soin d’établir le droit fondamental de
l’intolérance chrétienne (contre ce qui menace la vérité, univoque par définition) et séculière (contre ce
qui menace la sécurité et la cohésion sociales) avant d’en appeler au rempart des lois, tant de l’église que
de l’état [p. XVIII], pour s’opposer à ces erreurs et pour déterminer les justes peines qu’elles encourent.
Le fait de choisir le même rempart à sa lutte que ceux de ses adversaires, le bouclier des lois et des
droits, situe le père Baugrand (et l’abbé Pey, voir livre VII) sur le terrain (attendu) que détermine la
juridicisation progressive des rapports politiques à l’époque. Aussi, l’objectif majeur de l’apologète en
opposant discours à discours, histoire à histoire, raison à raison, droit à droit, et en tâchant d’en renverser
systématiquement toutes les significations selon l’optique du « parti de Dieu », est-il de gagner à sa cause
l’opinion des gens qui se flattent d’être éclairés, les « beaux esprits » qui se réclament d’être philosophes.
C’est pourquoi une stratégie indirecte est employée avant d’entrer dans le vif du débat. Baugrand frappera
de discrédit ce qui encadre le discours de la tolérance, le projet des Lumières et ses prétentions générales,
ensuite le système philosophique qui en constitue l’armature.
Derechef le passé sera réécrit. Pour le père Baugrand, son époque, ce « prétendu siècle de lumières »,
provoque une déchirure dans le tissu de l’Histoire. Jadis, nos pères avaient constamment la vérité sous les
yeux. Mais la philosophie moderne a porté le flambeau de sa critique sur les vérités antiques et sacrées du
christianisme. Pis encore, les philosophes ont fait alliance avec les ennemis mortels de l’orthodoxie : les
protestants. L’arrogance conjuguée de ces adversaires de la vérité bafoue dix-sept siècles d’histoire, dont
les quatorze derniers furent ceux de la domination universelle de l’Église de Rome et les douze derniers
ceux de sa domination dans le royaume de France. Durant ces dix-sept siècles, des prophéties se sont
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
50
accomplies ; deux cent soixante-huit papes, rappelle Baugrand, ont succédé à Saint Pierre, sans
interruption. Hors de l’Église, il n’y a qu’erreur : l’histoire nous rappelle que les Pères de l’Église n’ont
jamais cessé de proclamer cette vérité ; le dernier concile œcuménique a par ailleurs anathémisé les
protestants.
Le père Baugrand tout en reprenant les critères, les thèmes de bataille, jusqu’au vocabulaire des
Philosophes, s’efforce alors de montrer que les prétendues innovations initiées par les Lumières se
résument, en réalité, à des « futilités ». Ni importantes ni utiles (critères du moment qui seront encore ceux
de Grégoire), elles ne sont même pas originales : elles se trouvent en germe au siècle précédent, siècle où,
c’est sous-entendu, on ne discutait pas encore l’autorité de Louis XIV et sa politique anti-protestante et
anti-janséniste. Toutes ces atteintes graves sur le plan de l’ethos quotidien ont pour résultat, à le résumer
d’une phrase, écrit Baugrand, de nous rendre étrangers dans notre propre patrie (Avant-propos, p. iii-iv).
Au contraire, pour Grégoire, Louis XIV est la figure emblématique de l’intolérance et du despotisme.
Sous le couvert de critiquer les exactions du Roi-Soleil, Grégoire dans son ouvrage Les ruines de Port-
Royal-des-Champs, paru en 1801, en même temps que la signature du Concordat et peu après le
rétablissement de l’esclavage en France, vise de plus l’autoritarisme de Bonaparte. Retrouvant la tactique
de Baugrand, il ira plus tard jusqu’à traiter Bonaparte d’étranger, ses crimes l’ayant mis au ban de la
patrie tout en dépossédant les Français de la leur.
Une révolution extravagante, une révolution funeste
En dénonçant comme extravagants et incompréhensibles les systèmes philosophiques modernes
auxquelles se nourrissent les champions de la tolérance universelle, l’apologète dégage de leurs absurdités
les conséquences épistémiques et politiques de ce que les Philosophes font de la vérité, le but traditionnel
de la recherche philosophique, et de l’histoire qu’ils vident de toute action du Créateur.
En somme, les Philosophes sont coupables de faire de l’homme, cette créature pourtant, ce sujet de
Dieu et du Roi, son propre maître. À ce compte, la vérité ne sera qu’humaine, atteignable par le progrès du
savoir qu’on substitue au temps éternitaire de la foi, dénonce le Père Baugrand. Les Modernes s’en
prennent également à l’espace social et divin, avec l’ubiquité de Dieu et, à travers elle, à celle atopique du
souverain. Le regard du politique tel que le comprennent les Philosophes s’oppose en effet à ce qu’était
jusqu’ici, avec Bossuet (Discours sur l’histoire universelle, préface), un regard souverain qui embrasse,
uno intuitu, l’ensemble des temps et des lieux. Cette ubiquité du regard connote l’omnipotence divine et
un verbe qui occupe toutes les places (Saint Augustin, De Trinitate).
Quant à la morale philosophique, outre qu’il faille la considérer par rapport à la pureté de la morale
chrétienne, comme désordonnée, coupable d’orgueil car elle ramène ses maximes au bonheur de l’homme,
UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE
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elle doit être jugée lourdement déficiente sur le double plan de l’esprit et du cœur puisqu’elle entretient les
passions au lieu de les contenir.
Baugrand cherche à mettre en doute le bien-fondé comme la rectitude des indications que peut former
une conscience morale aussi corrompue. Ce sera, en effet, dans le cadre de ses attaques contre la morale
philosophique relâchée et la prétendue supériorité de l’appel fait par ses adversaires à la liberté de
conscience que se développera la discussion sur la tolérance universelle philosophique et la nécessaire
intolérance catholique. Ici, le père Baugrand s’occupe moins du terreau philosophique et technique des
idées nouvelles que de la nouvelle représentation de l’homme qui émerge. Il lui faut alors s’employer à la
ruiner en même temps que les pratiques d’une tolérance qui n’est qu’indifférence à la religion et au sacré,
pis une expulsion du champ supposément universel que les Modernes voudrait les voir couvrir.
En fait, la notion de tolérantisme telle que la développe le père Baugrand nous alerte, par-delà ses côtés
rétrogrades, sur l’incapacité finale des Lumières à intégrer complètement la dimension religieuse dans le
concept de tolérance tel que Grégoire l’hérite ; ce à quoi il s’efforcera précisément, anticipant les
tentatives aujourd’hui de nos sociétés pluralistes à penser le problème de la tolérance face au renouveau
religieux et au retour des fondamentalismes nationalistes ou spirituels qui refusent d’en discuter en termes
laïques, sinon démocratiques et internationalistes. En l’absence de référents, privés de leur vivacité
archaïque (archê au sens d’antérieur et aussi de fondamental), les « nouvelles » révolutions, les
« nouvelles » représentations de certains groupes, les « nouvelles » revendications nous apparaissent
simplement désuètes (an-historiques) si ce n’est absurdes, tout comme le disait le père Baugrand de la
révolution des Philosophes.
Reliant la revendication philosophique d’une tolérance universelle à la propagation de valeurs laïques,
la bienfaisance et l’humanité auxquelles il identifie la tolérance philosophique, voire la nouvelle
philosophie elle-même qu’il taxe d’avoir infecté tous les esprits d’irréligion48, Baugrand déplace la
discussion du concept sur un terrain à prédominance morale mais qui touche à des bornes à la fois
religieuses et politiques, comme tout à l’heure. Il affirme que, l’enjeu étant le bonheur des peuples, il faut
en appeler à la fermeté des gouvernements pour mettre fin, par l’équilibre entre punition des vices et
récompense des vertus, au danger social que représente la tolérance philosophique, source de désordre et
de dégénérescence. Ce sera pourtant le défi que relèvera l’abbé Grégoire, recueillant à la fois le legs des
Lumières philosophiques et des Lumières chrétiennes.
48 P. Baugrand : « ne voyons-nous pas en effet que depuis environ un demi-siècle, que la secte dont nous parlons a commencé de
lever le masque parmi nous, elle a trouvé le secret, à la faveur de cette Tolérance universelle qu’elle professe sous les noms
spécieux de bienfaisance et d’humanité, de pénétrer dans presque tous les états et dans presque toutes les conditions ; jusqu’au
point de faire ériger en maximes qu’on ne peut plus être réputé bel esprit sans être philosophe, et qu’on ne peut être réputé
philosophe sans avoir fait preuve d’irréligion », op. cit., p. x-xi.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
52
Ce thème de l’immoralité de la tolérance universelle car liée au relâchement des mœurs et des
consciences, est le doublet de la dénonciation de l’indifférence devant la vérité révélée et la religion à
pratiquer. Le père Baugrand orchestre sa dénonciation dans un cadre et un vocabulaire militaires. Citant
Saint Paul, « en pareille circonstance nous devenons tous soldats » [p. xiii — en fait Saint Paul dit in
causa communi], il s’agit de combattre les apôtres de la tolérance universelle comme des ennemis de la
religion et ensemble du gouvernement.
Le catholique doit appeler sur les nouveaux païens, sur les ennemis des lois de l’État dans lequel ils
vivent, le vrai feu des Lumières chrétiennes, non le feu qui persécute et qui détruit mais le feu dynamique
qui vivifie, c’est-à-dire qui guérit du relâchement et de l’indifférence, et qui éclaire, pour opérer dans
l’esprit et dans le cœur, la révolution véritable (p. xiii-xix), la révolution salutaire. C’est de la nature
(sainte et vraie) de la religion révélée d’être intolérante de même que c’est le juste devoir-droit politique
du prince d’être intolérant envers cette forme de sédition.
Tolérantisme, tolérance civile, tolérance ecclésiastique ou religieuse
Le débat sur la tolérance et la liberté de conscience qui la conforte ne peut avoir de légitimité qu’en
identifiant le rapport entre la religion et le gouvernement qui existe dans chaque État particulier. Il n’en a
aucune s’il prétend déborder les frontières du pays au nom de l’universalisme du genre humain. Seul le
critère de la religion est valide quand il s’agit de discuter de la tolérance, et seul alors le catholicisme est
universel, vrai et éternel. Grégoire part, au contraire, de prémisses tout à fait différentes. Il postule, du
point de vue anthropologique, l’unité de l’espèce humaine en même temps qu’il utilise les arguments
juridiques du droit des gens dans son combat pour le droit des minorités, l’émancipation des Juifs et la
libération des gens de couleur.
La première conséquence de l’argumentation de Baugrand se ramène à ce que la religion catholique
ayant le monopole de la vérité est la seule religion sainte et vraie. Les autres religions sont fausses et leurs
prophètes (par exemple Mahomet) ou leurs sectateurs des imposteurs et des hypocrites. Une sous-
conséquence en est que seule l’Église catholique a le pouvoir de déterminer ce qu’est la vraie tolérance et
de choisir l’aune (la religion catholique dont la vérité est infaillible) à laquelle on rapportera la tolérance
universelle que prônent les Philosophes pour réputer celle-ci incompatible avec les enseignements de la
vérité révélée. Aussi la tolérance universelle est-elle non seulement fausse mais impie et mauvaise.
La deuxième conséquence est que l’Église catholique puisqu’elle professe la seule religion vraie a le
devoir de défendre la vérité. Elle a le droit, attesté par l’histoire sacrée et profane, de pratiquer
l’intolérance envers ceux qui résistent, qui refusent ou qui sont indifférents à la religion catholique et aux
enseignements de la vérité révélée. Intolérance normative qui sera, à la fois défensive et pédagogique. De
plus, refusant la distinction entre tolérance civile et tolérance ecclésiastique « faite par certains auteurs »
UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE
53
(ce sont Locke et Bayle qui sont ici visés) comme non légitime dans « un état purement catholique comme
le nôtre », le père Baugrand attribue ce même droit d’intolérance aux rois de France : « Le roi, dit-il, ne
peut conséquemment tolérer que ce que l’Église tolère elle-même » (p. 2 et 3). Le roi doit donc condamner
les factieux et les rebelles en vertu de l’autorité qu’il tient de Dieu. Aussi les tolérantistes sont non
seulement dans l’erreur mais des criminels car ils résistent, refusent ou sont indifférents aux lois de
l’Église et de l’État. Mais quand Grégoire combat, sur la scène politique révolutionnaire, le pouvoir absolu
du roi, c’est qu’il le voit, avec tous les Philosophes, au mieux, comme simple « mandataire du
gouvernement », c’est-à-dire de la nation ; ce pouvoir appelé bientôt à être remplacé, sous la République,
par celui du peuple, seul détenteur de la souveraineté.
Nous voyons bien, encore une fois, comment le concept de tolérance philosophique s’est construit sur
le rejet, l’expulsion de toute détermination d’ordre religieux. Le concept de tolérantisme l’indique assez :
il est manipulé par les apologètes pour forcer la réintroduction dans le dispositif conceptuel de leurs
adversaires de l’élément religieux, et a fortiori de l’élément catholique. La liberté de conscience (peut-être
aussi le droit de non-persécution) réinjectée en compagnie de la liberté de pensée et d’expression dans les
revendications des Lumières, représente une faible trace de cette polémique ; celle précisément que l’abbé
Grégoire s’emploiera à relever et à fortifier, en empruntant également tout en les réorientant les lignes de
force argumentatives qui la traversent : la vérité, l’unité, la morale politique.
La vraie tolérance
À partir de là, le père Baugrand occupant résolument le terrain politique, abandonne, d’un côté, la
notion de tolérantisme et, de l’autre, porte l’attaque dans le camp de ses adversaires en retournant contre
eux les armes du nouvel arsenal conceptuel et juridique. À l’appui de sa nouvelle stratégie, Baugrand
invoque trois principes qui, à ses yeux, fondent en raison le droit d’intolérance, et sont étayés, à leur tour,
par les preuves historiques de ce droit. Le premier principe pose la religion et l’Église catholiques comme
seules véritables. Le deuxième principe découle du premier : comme telles, c’est-à-dire seules véritables,
elles excluent nécessairement tout ce qui contrevient à la vérité. Elles sont intolérantes par leur nature.
Enfin le troisième principe transforme l’intolérance en maxime de l’action. Il énonce que le précepte
d’intolérance est un précepte particulier de l’évangile du Christ, réaffirmé à sa suite par les apôtres, les
pères de l’Église et les conciles, comme dogme (p. 6).
Des preuves dont Baugrand étaye son argumentation, on retiendra, plus particulièrement, du côté du
contenu, comment, par exemple, c’est l’unité qui fonde la vérité de l’Église. C’est l’unité qui fondera,
pareillement, la force de la République, selon la doctrine jacobine. L’intolérance par nature de l’Église
romaine est à son tour justifiée par le fait que détenant la vérité, celle-ci ne peut compatir, c’est une
exigence de la raison, avec l’erreur et le mensonge (p. 11). Grégoire du reste ne discutera jamais ce point.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
54
Mais il montre contre les Pères Baugrand de l’époque que la vraie tolérance chrétienne s’applique à
distinguer les erreurs en elles-mêmes des personnes qui professent ces erreurs.
L’intolérance, nous dit encore Baugrand, n’est que purement défensive. Il emploie la métaphore de la
sage sollicitude d’une tendre mère qui protège ses enfants de l’erreur et de la contagion pour faire bien
comprendre la nécessité de l’intolérance, ainsi comprise (p. 12-13). Si elle n’agit pas ainsi, cette tendre
mère verra mille maux s’abattre sur ses enfants (sur le troupeau de l’église) du fait de tolérer cette
prétendue liberté de conscience qui laisse à chacun la bride sur le cou (p. 16).
Aussi Baugrand peut-il opposer à la charité chrétienne qui défend de juger personne, la bienfaisance
qui corrompt les cœurs par sa morale relâchée en confondant le vice et la vertu aussi bien que les esprits
en faisant prendre pour vérité ce qui n’est qu’erreur et mensonge (p. 27-34). Il défendra plus loin selon les
mêmes lignes l’Inquisition (p. 35-37). L’autorité religieuse, fera valoir, au contraire, Grégoire,
précisément contre l’Inquisition, doit se conformer à l’esprit de douceur des Évangiles. Quant au Prince ou
à l’État, il aura à respecter, à l’exemple de Jésus-Christ, la liberté des consciences.
Pour Baugrand, l’intolérance des souverains répondra à l’intolérance ecclésiastique, avec cette
distinction que le droit d’intolérance religieuse est de droit divin alors que celle du prince est de droit
positif. C’est pourquoi Baugrand se tournant du ciel sur la terre, si l’on peut dire, développe l’argument du
danger que représente pour l’unicité, la sûreté et la tranquillité de l’État et de la société, la collusion des
protestants et les philosophes (p. 89) qui en menace ses lois. Il s’adressera aussi pour justifier le droit
d’intolérance du monarque, à l’histoire ancienne (p. 41-42) et à l’histoire des rois de France (p. 66) de
même qu’aux théoriciens du droit public, par exemple Domat (p. 43). Ainsi les rois, dans leur qualité de
premiers enfants de l’église catholique (p. 43) sont tenus de réprimer par des peines temporelles ceux qui
viennent troubler leurs sujets dans l’exercice de leur culte.
La conclusion sera sans équivoque. S’appuyant sur les lois et le droit d’intolérance, le père Baugrand
condamne la fausse et dangereuse tolérance universelle, bonne seulement à ceux qui, la liant à la
revendication de la liberté de conscience, entendent se soustraire aux lois et pratiquer une morale relâchée.
L’intolérance est récupérée comme un devoir spirituel, moral et politique tout à la fois. Les protestants et
les philosophes sont punissables par ces mêmes lois et ne peuvent être tolérés plus longtemps dans un
royaume catholique (p. 95).
LA RÉVOLUTION DE LA TOLÉRANCE
Le passé, ici comme toujours, est prétexte dans cette affaire, à une entreprise de changement : œuvrer à
la transformation des représentations individuelles et collectives ainsi que des comportements, des mœurs
et des sensibilités qui les accompagnent. Le discours de la tolérance à la veille de la Révolution dans la
société française du XVIIIe siècle, celui que réouvrira Grégoire, post-Révolution, ne peut se construire
UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE
55
qu’à travers les polémiques discursives orientées par leurs finalités politiques respectives, des polémiques
qui opposent tolérance à tolérance mais dont les enjeux débordent le cadre simplement logique de la
définition conceptuelle.
Contre la tolérance philosophique — elle comptera bientôt comme un partisan de plus l’abbé Grégoire
qui, néanmoins, en rapatriera dans son camp certains de ses arguments par sa distinction habile entre les
juridictions respectives du civil et du religieux — qui admet au nom de la nature, de la raison et de la
liberté humaines, le lien socio-symbolique universel que représente, entre autres, la religion, ses préceptes
ou ses lois, a été opposée une tolérance limitée par les bornes du dogme catholique, revendiquée avec
force comme une juste intolérance. C’est sous sa bannière que les apologètes se posant comme les seuls
héritiers légitimes de la tradition à la fois religieuse et séculaire française, réinterprètent la signification du
discours de la tolérance à l’occasion du tour qu’a pris alors leur lutte contre le protestantisme.
La remise en cause de cette prétention accompagne, à toutes fins pratiques, l’apologétique moderne de
l’abbé Grégoire qui s’emploie à représenter ses activités politiques, religieuses et scientifiques dans le
droit-fil de la vérité et de la morale chrétienne, dans le contexte de l’aggiornamento révolutionnaire et du
renouveau du gallicanisme janséniste. En demandant plus tard la liberté des cultes, qui consommera la
séparation de l’Église et de l’État, au nom de la liberté de penser comme fondement de la tolérance,
Grégoire ouvrira le chemin à la laïcité ; ce chemin aurait été libre depuis longtemps si ce n’avait été du
Concordat et de la ruine de l’Église constitutionnelle.
La première ligne d’attaque des apologètes pré-révolutionnaires est dirigée contre le refus des
Philosophes de reconnaître le sens de l’histoire dans une optique providentielle. Grégoire usera du même
argument mais pour voir dans la marche providentielle de l’Histoire, qu’il ne nie pas (Bossuet est son
auteur favori), la légitimation de la Révolution et du progrès de l’humanité, notamment politique. En y
voyant le processus accumulatif, techno-scientifique du progrès (des lumières de la raison) les
Philosophes ont beau jeu de refuser alors la légitimité des vérités, sacrées ou profanes, qui ont pourtant
reçu la sanction de l’histoire-Providence comme en attestent les miracles et, de même à s’opposer aux
commandements traduits en lois d’un Dieu créateur et tout puissant.
Le concept de tolérance, avec le réseau de ses concepts associés, agit ainsi, sur le plan discursif, pour
exprimer la conscience historique d’un groupe militant, acharné, en effet, selon les mots de Diderot à
l’entrée « Encyclopédie » de l’Encyclopédie « à changer les façons de penser » pour que change l’ordre
social ancien — et, à son tour, le nouvel ordre engendrera de nouvelles façons de penser.
La seconde ligne d’attaque se profile. Le groupe des apologètes, tout aussi militant, en défendant
l’ordre ancien veut rappeler au Prince son devoir traditionnel, la grandeur du lien entre le Trône et l’Autel,
bref retrouver avec l’amour des Lois l’amour du Roi. La mémoire de l’obéissance, comme du respect que
ses sujets lui doivent, protégera l’ordre social tout entier de la rébellion.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
56
Le concept de tolérance et les pratiques qui l’accompagnent, l’ont accompagné ou devraient
l’accompagner, selon chacun des groupes rivaux en présence, sont exploités, en fonction d’enjeux, ni
moraux, ni même épistémologiques, à cette étape historique de l’évolution du concept, mais qui sont, de
part et d’autre, délibérément politiques : maintenir ou, au contraire, ébranler, sinon renverser, l’alliance du
Trône et de l’Autel, ce pilier de l’ancien Régime.
Il est révélateur à cet égard que les Philosophes appellent leur parti, le parti de l’humanité tandis que
l’abbé Bergier, entre autres, nomme le sien, le parti de Dieu49. L’abbé Grégoire appellera la société qu’il
crée, de termes qui visent à une symbiose harmonieuse et pacifique, la Société de Philosophie Chrétienne,
pour œuvrer, à son tour, en compagnie de cette Sainte Alliance, au règne de la tolérance, seule porteuse de
la paix et du progrès de l’humanité. Si c’est un fait historique précis, l’Édit de tolérance de 1787, qui
réactive la crise socio-symbolique dans laquelle plongera la France des secondes Lumières, provoquant les
discours contrariés des Philosophes et des apologètes, c’est encore après un événement historique, la
Révolution Française, distinguant, en un instant, selon les mots frappants de Condorcet, entre l’homme
d’aujourd’hui et l’homme du passé, que se cristallisera, une nouvelle fois, autour de la tolérance,
« pratique et non pas spéculative », cette nouvelle forme de la querelle entre Anciens et Modernes — le
cas des Juifs, des gens de couleur, tous les chevaux de bataille qu’enfourchera Grégoire, le montreront.
Et, davantage, les tournures nouvelles imprimées, à travers tous ces lieux polémiques de médiation et
de passage, à notre propre discours contemporain, à la vocation résolument cosmopolitique, autour de la
démocratie, de la laïcité, du pluralisme ou du respect envers le « mélange » des cultures, apparaissent-elles
initiées par le discours de la tolérance, au tournant du XVIIIe siècle, puissamment animé par la volonté
dynamique d’éclairer l’humanité pour la faire progresser. Naguère comme aujourd’hui, il lui faudra, s’il
doit triompher, se réclamer de la raison militante tout autant que de ces valeurs pérennes, liberté, égalité,
fraternité.
49 Lorsque Robespierre qui, déiste à la façon de Rousseau, dénoncera les philosophes athées et leurs alliés de l’extérieur et de
l’intérieur, riches, matérialistes et corrompus, voudra instituer le culte de l’Être Suprême, il identifiera la cause de la Révolution à
celle de Dieu. C’est l’effet des mécanismes de l’activité archaïque dans les jeux de la mimésis politique.
LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS
CHAPITRE III
Quand on considère la prodigieuse activité de Grégoire à cette
époque, on croirait qu’il était arrivé aux États-Généraux porteur
de tous les plans de perfectionnement inventés dans l’univers
entier, et qu’il s’empressait de les mettre au jour, de peur qu’il s’en
égarât quelques-uns. Ses travaux [...] furent tellement multipliés,
que l’historien a peine à énumérer tout ce que produisit cet esprit
ardent et fécond, dans un si court espace de temps. (Rapporté par
H. Carnot dans sa Notice historique sur Grégoire)
L’idée d’unité, unité du genre humain, unité de la République, unité du peuple chrétien, unité des
savants, est peut-être l’idée la plus puissante qui traverse les luttes que mène l’Abbé Grégoire. C’est bien
elle qui les fédère sous sa bannière, quand on cherche à identifier, en aval, l’horizon de son action et les
finalités qui l’orientent. Mais à regarder vers l’amont, on aperçoit vite ce à quoi elle renvoie : à la
déclinaison active, en somme, du principe d’universalité que reçoit l’abbé à la fois des Lumières et de
l’Église catholique ; universalité qui, pour s’accorder avec ce qui pourrait sembler son contraire,
aujourd’hui, la mise en avant des particularismes, autrement dit, la sensibilité au statut des minorités et la
défense active de leurs droits, doit être comprise à la lumière du sens particulier que revêt chez l’abbé
Grégoire, la notion de tolérance.
La tolérance inépuisable qui le caractérise comme personne et que ses contemporains relèvent à l’envi50
ne renvoie pas chez lui, comme une lecture anachronique pourrait le laisser croire, à un pluralisme
politique passif ni à l’indifférence religieuse, comme l’apologétique chrétienne pré-révolutionnaire en
accusait ses adversaires « philosophes », ni à une sorte de calcul politique qui s’accommoderait des
différences en vue d’une paix civile. La tolérance « spéculative » de l’abbé Grégoire est une tolérance que
j’appellerai rationnelle, de même que prédomine à cette époque l’empirisme rationnel. Grégoire est aussi
un intellectuel, un des fondateurs avec son ami Daunou de l’Institut national, parfaitement au fait des idées
50 Voici par exemple ce qu’en dit Hyppolite Carnot dans sa Notice historique : « Rappelons-nous d’ailleurs que ce révolutionnaire,
aux opinions si chaleureuses et si absolues, fut le plus tolérant des hommes dans la pratique de la vie. Cette tolérance, il la portait
jusqu’à un degré inimaginable ; on eût dit qu’il y avait chez lui prédilection pour ses adversaires, tant il entourait de soins
paternels tous ceux qu’il croyait égarés : Israélites, protestants, anabaptistes, il semblait les aimer à cause de leurs erreurs, comme
le philanthrope aime de préférence ceux qu’il trouve les plus malheureux. Tous les parias de la société eurent en lui un constant
défenseur : au début de sa carrière, il s’efforça d’améliorer le sort des Juifs, des catholiques irlandais, des nègres, des
domestiques ; les mêmes pensées ont préoccupé ses derniers moments ».
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
58
et des débats de son temps, orchestrés par l’Encyclopédie avant la Révolution, par la Décade
philosophique, ensuite, qui se voulait l’Encyclopédie vivante.
Cette tolérance doit s’entendre aussi comme tolérance « pratique », à partir de cette préoccupation
morale qui envahit, à ce moment-là, l’horizon social et politique : il s’agit de régénérer l’homme entier,
régénérer les mœurs, les habitudes, le comportement du citoyen, d’un mot, d’agir sur l’esprit public. La
vertu est le maître mot. Et la tolérance rationnelle de l’abbé Grégoire ne peut se comprendre, ne peut se
communiquer, ne trouve à s’exercer dans sa pratique de prêtre et d’homme politique qu’à partir des vertus
dont il est pétri. Vertu du prêtre, vertu du républicain, vertu du savant qui recueillent l’héritage des
Lumières philosophiques et lui donnent le tour nouveau que lui imprime l’Idéologie. Vertus qui se
confondent en lui, dans le discours qui les exprime comme dans son application, sans solution de
continuité, mieux, qui se contaminent, se nourrissent et s’enrichissent réciproquement.
Grégoire le répète souvent, il adresse à l’esprit de ses interlocuteurs, le « langage de la raison », à leurs
cœurs, « celui de l’humanité ». Et de même qu’il voudrait « christianiser la Révolution », de même il tend
à révolutionner son christianisme, pour ainsi dire, en le mettant au diapason du nouvel ordre politique que
le député aux États-Généraux a contribué à mettre en place, comme aussi, réunissant le prêtre et l’homme
de réflexion, à repenser pour ses propres combats, les idées philosophiques qui ont inspiré le nouvel état
des choses.
Principe de charité, à la racine de cet amour universel pour ses frères humains vivifiant l’enseignement
du christianisme primitif que revendique l’abbé Grégoire dans son attaque contre l’Inquisition, vestige
repoussant du catholicisme traditionnel. Vertu chrétienne primordiale, la charité qui est amour s’allie sans
effort, sans hypocrisie, chez l’abbé Grégoire qui pardonnera toujours à ses ennemis et à ses
calomniateurs51, à sa passion pour l’égalité, vertu démocratique et jacobine, qui ne souffre pas l’injustice
sociale ou l’oubli des citoyens pauvres, des déshérités52.
Principe d’égalité civile qui le fait partir en guerre contre tout ce qui menace l’unité du corps social et
met en danger la souveraineté du peuple aussi bien que la formation de l’esprit public : l’ignorance, la non
maîtrise de la langue nationale, la mise à l’écart des droits — et des devoirs — républicains, l’esprit de
parti, la perte des libertés.
Principe scientifique qui mise sur les progrès de la raison éclairée pour vaincre les préjugés de race, de
couleur, de religion et faire triompher ultimement la paix universelle, l’œcuménisme, autre nom que l’on
peut donner à sa tolérance religieuse, et la véritable démocratie.
51 Sur la tombe de l’abbé Grégoire, au cimetière Montparnasse, il y a cette prière qui reflète sa pratique constante : « Mon Dieu,
faites-moi miséricorde et pardonnez à mes ennemis ». 52 On se rappellera, entre autres traits, l’opposition farouche de Grégoire à la distinction entre citoyen actif et citoyen passif qui
LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS
59
Ces trois principes trouvent leur fondement dans une philosophie de l’histoire universelle, participant
partie des vues jansénistes, partie de celles de Bossuet, philosophie en vertu de laquelle Grégoire place sa
confiance dans la Providence toute puissante qui agit pour le bien de l’humanité sans besoin de
contraindre les nations ou les consciences53. La « république des savants » à laquelle sa correspondance
internationale donne vie et sur laquelle il reporte, quand il quitte la scène directement politique, son
indéfectible espérance, forge une « nouvelle alliance », une « sainte alliance », au devenir ouvert, grâce à
laquelle adviendra la rencontre harmonieuse de la cité céleste et de la cité terrestre qu’il appelle de ses
vœux.
En fait Grégoire, tenace, même têtu, n’aura jamais abandonné la volonté de compléter la Déclaration
des Droits par celle des Devoirs mais c’est peut-être ainsi qu’il aura su réussir à travers ses combats qui
expriment, en somme, cette volonté, la synthèse, à première vue impossible, de l’universalisme et du
respect des minorités, exemple de « vraie » tolérance, à la fois chrétienne et républicaine, religieuse et
civile, et qui n’a pas encore trouvé aujourd’hui son heureuse recréation.
Les combats de l’évêque républicain ont été nombreux, multiformes et, chacun d’eux, à sa façon,
paradigmatiques de la légende de la Révolution mais aussi des facettes mélioristes des Lumières
philosophiques et chrétiennes. Tout en nous appuyant sur l’étude de textes que nous choisissons parmi
ceux qui nous apparaissent, dans l’imposante masse d’écrits de Grégoire, comme les plus significatifs de
ces combats menés au nom de sa conception de la tolérance, pour toutes les libertés, pour l’égalité, pour la
fraternité de tous les citoyens, nous voudrions, maintenant, montrer, dans les chapitres qui suivent, sous
quelles conditions se compose, aux yeux de Grégoire, l’unité du corps social, à quels moyens, à quels
arguments, à quelles stratégies il recourt pour la construire, la consolider et la défendre sous l’autorité du
peuple souverain. En se reportant aux trois principes que nous disions tout à l’heure orienter, tels qu’il se
les réapproprie, le discours de notre apologète de la République, nous allons regrouper nos analyses sous
trois ensembles aux frontières volontairement floues car ils interagissent dans la réalité constamment.
Du principe de charité, conçu à la lumière des enseignements du christianisme primitif, découle la série
des écrits à la fois érudits et polémiques pour la défense des opprimés et des minorités (sans oublier les
catholiques irlandais, les Indiens ou encore les parias), le plaidoyer en faveur d’une condition convenable
pour les domestiques, à laquelle on peut réunir la très ample Histoire des sectes religieuses, d’abord
écartait de la vie politique les citoyens honnêtes mais trop pauvres pour acquitter les marcs d’argent requis. 53 C’est ainsi qu’on peut laver Grégoire de tout soupçon d’avoir cherché à convertir les Juifs. Comme il l’écrit, par exemple, dans
son Histoire des sectes, répétant d’ailleurs de nombreux autres écrits où il affirme que les juifs se convertiront d’eux-mêmes :
« L’Église catholique conserve la douce espérance qu’ils (les juifs) entreront dans son sein et la consoleront de ses pertes...Les
mêmes oracles qui ont prédit cette dispersion annonceront qu’après avoir erré pendant des siècles sur le globe, sans chef de leur
nation, sans temple, sans autel, ils reconnaîtront celui que leurs ancêtres ont percé de plaies ».
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
60
confisqué par Fouché en 1810, puis publié un peu plus tard, ainsi que le mémoire lu à l’Institut pour
réhabiliter Las Casas.
Nous concentrons notre analyse sur trois textes exemplaires54 de sa lutte sous cette bannière pour
l’émancipation des Juifs, de la libération des noirs ainsi que de sa dénonciation de l’intolérance de l’Église
traditionnelle à travers la célèbre Lettre à Don Ramon-Joseph de Arce, archevêque de Burgos et Grand
Inquisiteur d’Espagne parue le 22 février 1798 dans les Annales de la religion.
C’est que nous voulons reprendre et apprécier l’évolution, en réfléchissant sur ces exemples qui lui
impriment un nouveau tour, le débat sur la tolérance dans l’état où il a été laissé à l’aube de la Révolution,
comme nous l’avons vu au chapitre précédent. De plus, la fracture politique a conféré au débat spéculatif
une urgence pratique. Et dans ces trois cas que nous relevons, des Juifs, des gens de couleur, de la
dénonciation de l’Inquisition, c’est Grégoire qui monte le premier au créneau, et qui permet, à la gloire
impérissable de la Révolution, de rendre véritablement universelle la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen inaugurant le règne de la loi et de la liberté.
À son tour, sourd du principe d’égalité qui anime son désir de régénérer, au même titre que les juifs, les
noirs ou les chrétiens, le citoyen et le modèle nouveau de république55, le combat politique de Grégoire
contre tous les vestiges de l’ancien régime. La pureté démocratique exige l’instauration de la langue
nationale dans tous les coins du territoire, y compris la langue de l’Église, assortie des moyens
d’instruction nécessaires pour s’émanciper de l’obscurantisme. De même, s’agit-il de lutter contre la
barbarie qui menace de rabaisser la dignité du citoyen se livrant à des déprédations vandalisantes : « J’ai
créé le mot pour tuer la chose », rappelle fièrement Grégoire dans ses Mémoires » ; comme aussi de
proclamer la liberté des cultes, et de veiller toujours à dénoncer l’hydre toujours renaissante du
despotisme.
Nous exploiterons ce champ d’action de Grégoire en axant notre lecture, au chapitre suivant, sur trois
textes parmi ses plus virulents mais aussi parmi les plus lucides et les plus courageux contre tous les types
de tyrannie : le discours sur la liberté des cultes, le projet de déchéance de l’empereur que nous
accompagnons de sa critique de la Constitution de 181456.
Enfin c’est toute la politique culturelle de Grégoire et toute la modernité du savant qui se monnayent à
travers son activité institutionnelle au sein du comité d’instruction publique et de journaliste chrétien de
54 On trouvera le texte intégral de ces trois textes dans notre chapitre 5 formant recueil. Nous utilisons, pour tous les textes de
Grégoire auxquels nous nous référons en cours d’analyse, l’édition anastatique des œuvres de l’abbé Grégoire, répartis en 14
volumes, Œuvres de l’Abbé Grégoire, Paris, KTO Press – EDHIS, 1977. 55 « Cette république qui n’a pas encore d’exemple », comme s’écrie Robespierre. 56 La reproduction intégrale de ces trois textes est donnée au chapitre 5.
LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS
61
combat, notamment par le projet de l’institution du Conservatoire des arts et métiers57 que nous
analyserons plus particulièrement dans ce même chapitre IV.
Nous réservons pour notre conclusion d’ensemble la synthèse dynamique que représente pour nous la
mise sur pied d’une internationale des savants, le dernier combat de la « raison pratique » de Grégoire
pour l’avancement des mœurs et des lumières. Il va de pair avec le rayonnement ultime de sa tolérance
rationnelle.
ACCORDER À TOUS LES JUIFS L’ÉGALITÉ DES DROITS
Cinquante mille Français se sont levés esclaves, il dépend de vous
qu’ils se couchent libres. (Motion en faveur des Juifs)
Les Juifs sont membres de cette famille universelle qui doit établir
la fraternité entre les peuples ; et sur eux comme sur vous la
révélation étend son voile majestueux. (Motion en faveur des Juifs)
La première pièce que nous voulons verser au dossier de la tolérance rationnelle, en guise d’illustration
du principe de charité et de ses effets politiques et religieux, est le texte prononcé en 1789 par Grégoire
devant la Constituante et qui ouvre le débat sur les droits civiques des cinquante mille Juifs qui vivent au
Nord et dans le Midi de la France. On sait que la discussion dura tout de même deux ans au bout desquels
le décret sera voté qui accordera la citoyenneté française aux Juifs ayant prêté le serment civique. La
France, grâce à Grégoire, devenait le premier pays qui s’occupait de réhabiliter les Juifs.
La Motion en faveur des Juifs, plus précisément des Juifs d’Alsace dont les doléances avaient été
remises à Grégoire par Cerf-Berr, est un texte nerveux qui résume les idées que Grégoire avait
développées dans son célèbre essai de 1788, couronné par l’académie de Metz. Il parle d’abord là en
politique : l’enjeu direct est la citoyenneté qui doit être accordée aux « cinquante mille Juifs épars dans le
Royaume », car sans elle la Révolution ne serait pas complète et le nouveau corps social disjoint. « Les
Juifs étant hommes réclament les droits des citoyens », la liberté et l’égalité devant les lois. Mais Grégoire
parle aussi comme prêtre catholique au nom de la justice, de la tolérance et de l’humanité. La Révolution
lui apparaît encore comme la nouvelle figure de l’Église : elle doit accueillir dans le même bercail le
troupeau tout entier de ses enfants et traiter les Juifs également en « fils de la patrie ». Élargissant
l’argument, à la fin de son discours, Grégoire fait voir que juifs et non juifs sont membres de « cette
famille universelle qui doit établir la fraternité entre les peuples », car tous, pareillement créatures, sont
« enfants du même père », participant de l’enseignement du même Livre et de la même « révélation ».
57 On trouvera également dans le chapitre V la reproduction intégrale du Rapport.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
62
Le plan est simple et emprunte à la méthode scientifique et aux thèses philosophiques en cours :
d’abord l’énoncé des faits entourant l’établissement actuel des Juifs en Alsace et en Lorraine, puis le
recours à l’expérience et à l’histoire, fournisseur de « preuves », pour dépeindre les conditions
d’oppression sous lesquelles les Juifs ont vécu. Le tableau que peint Grégoire n’est pas un artifice
rhétorique. Il le développe non point tellement pour exciter la pitié mais surtout pour illustrer une thèse,
reprise d’Helvétius58, et qui deviendra récurrente chez lui dans sa défense des noirs ou encore des
domestiques. Il s’agit de montrer que la cause de la dégradation actuelle de l’état des Juifs, de leurs mœurs
et de leurs pratiques n’est pas due à une nature immuable, intrinsèque des Juifs, ni à une sorte de
condamnation divine, mais bien l’effet des circonstances extérieures et des vicissitudes auxquelles ils ont
été soumis, depuis Vespasien qui les a chassés de leur sol jusqu’aux exactions récentes, un peu partout en
Europe. « Que gagne-t-on lorsqu’on avilit les hommes ? À coup sûr on les rend pires ».
La dernière partie développe alors a contrario ce qu’on gagne en établissant les conditions juridiques,
sociales et culturelles de la régénération des Juifs. S’il est vrai que ce sont des causes extérieures à la
nature des Juifs qui ont causé l’altération qu’on peut observer, des causes hostiles, on peut alors en
changeant l’environnement social et politique, en changer les effets, avec notamment le secours de
l’éducation qui « peut tout », comme l’optimisme d’Helvétius ou de d’Holbach, encore, le pensait59.
Grégoire a soin de le relever pour contrer l’objection qui voudrait que « les Juifs sont incapables d’être
régénérés » de souligner : « rectifions leur éducation pour rectifier leurs cœurs ». Plus tard, quand
Grégoire luttera contre les patois, il accompagnera son rapport pour universaliser la langue nationale, la
« langue de la liberté », de la recommandation formelle de créer des centres d’enseignement de la langue
française, dans la même optique.
De même que la Révolution a changé la condition des malheureux et substitué les bienfaits des lois à
l’arbitraire tyrannique des nobles et des rois, de même, par le moyen de l’éducation, par la réintégration
des Juifs dans leurs droits civiques, par l’ouverture aux emplois qui leur étaient interdits, par le travail
rédempteur de la terre, les Juifs changeront graduellement leurs habitudes, leurs mœurs, leur
comportement, « la raison recouvrera ses droits, le caractère recevra une nouvelle empreinte, et les mœurs
une réforme salutaire ». L’État y gagnera des citoyens utiles qui, argument fort pour l’utilitarisme de
l’époque, ne formeront plus un « état dans un état » mais seront savants, artistes, industriels, miliciens,
fonctionnaires, paysans, bref enrichiront le pays de leur travail respectif pendant que chacun retrouvera
58 Grégoire a soin de préciser néanmoins, chaque fois qu’il se réfère aux thèses de Helvétius, qu’elles sont fausses dans leur
généralité mais vraies dans des cas précis et particuliers. En cela, il épouse la critique de Diderot, sensible comme lui à l’individu
et au caractère perfectible de l’homme. 59 Grégoire répétera cette thèse à plusieurs reprises dans sa défense des minorités opprimées : « L’homme est le produit des
circonstances et de son éducation », écrit-il dans son Apologie de Las Casas.
LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS
63
désormais dans le Juif, un homme libre comme lui, donc sous-entendu par Grégoire, « un compatriote, un
concitoyen, un ami ».
Une première ligne d’argumentation consiste à présenter les Juifs comme des victimes de la féodalité,
au même titre que les ci-devant sujets auxquels s’adresse Grégoire. Ce sont cependant des victimes mais à
un degré supérieur. Les victimes de la cupidité inique des rois et des nobles qui les soumettent à des
impôts exorbitants.
Une seconde ligne d’argumentation dégage les effets du changement historique survenu : le sujet est
devenu citoyen. Il jouit de droits solennellement proclamés et vit sous le règne de la loi exprimant la
volonté générale, non plus celle des puissants ou d’une fraction de la population. Or ce n’est pas encore le
cas des Juifs qui seuls semblent vivre encore sous l’ancien régime ; même l’édit de tolérance de 1787 a
excepté les Juifs, souligne Grégoire. Ce hiatus doit être comblé et l’Assemblée Nationale se prononcer sur
les doléances que les Juifs ont présentées.
La ligne de force centrale se déploie dans la seconde partie qui accumule les exemples historiques de la
dépossession et de la dénaturation des Juifs. Les Romains les ont privés de patrie, les croisés, ensuite, puis
les rois, les ont mis en servitude, dépouillés de leurs biens, poursuivis, tués, « et leur sang a rougi
l’univers ».
Grégoire s’attaque de front au fond du problème, relevant que toutes ces horreurs ont été commises au
nom de la religion. Ce n’est pas une Saint-Barthélemy que les Juifs ont subie mais plus de deux cents. Il
ose poser la question : « Quels étaient les meurtriers ? » ; « Qui a élevé entre les chrétiens et les Juifs un
mur de séparation ? ». Mais comme les pairs auxquels il s’adresse pourraient rejeter cette persécution
constante, ces crimes odieux sur le compte des ténèbres du Moyen Âge, Grégoire engage alors une
discussion capitale sur la tolérance dont la scène est le temps présent, c’est-à-dire le siècle philosophique,
le siècle de la tolérance « qui se qualifie par excellence le siècle des lumières », et qui devrait donc être
exempt de préjugés et d’ignorance. Ce siècle, qui plus est, a fait la Révolution des droits de l’homme : il
« se vante de rendre à l’homme ses droits et sa dignité première », mais pourtant en excepte encore les
Juifs.
Les distinctions précises que fait alors Grégoire entre tolérance et intolérance religieuses, tolérance
civile et culte public sont décisives pour la fortune de la notion de tolérance, à deux titres principaux : en
premier lieu, il imprime le tournant qui se révélera d’avenir pour les relations entre religion et état. Il
établit explicitement ce qui ressortit à la liberté individuelle en matière de religion : professer sans
entraves mais sans besoin d’approbation ou d’improbation « officielle » de sa vérité, le culte de son choix,
et ce qui ressortit au « tribunal du politique » : en matière de culte public il en va de la « tranquillité de
l’état » de juger s’il faut accorder la « publicité du culte » à une secte ou seulement la tolérer.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
64
Cette distinction n’est sans doute pas originale, car elle est reprise notamment de Locke, mais, au point
de vue de la polémique idéologique, elle est fort opportune. Elle rapatrie sous le chef de la tolérance civile,
ce que les philosophes, et notamment, nous l’avons vu, l’Encyclopédie sous la plume de l’abbé Yvon,
revendiquaient comme tolérance universelle, laissant le champ libre à Grégoire de réinterpréter la notion
de tolérance religieuse à partir d’une conception du catholicisme faisant fond sur l’amour et la douceur ;
un catholicisme qui préfère, comme il l’écrira contre l’Inquisition, substituer le « flambeau de la raison au
glaive de la terreur », tout à l’inverse des apologètes traditionnels.
La distinction est importante également au point de vue politique, en raison du théâtre où elle est faite :
l’Assemblée Nationale qui a le pouvoir de transformer en loi cette « faculté de droit naturel » de laisser
chacun « professer son culte », tout en se passant de trancher de la vérité ou de l’erreur d’un culte ou
d’une religion. En raison aussi de son avenir : l’argumentation est déjà construite pour revendiquer la
liberté des cultes et la séparation future entre Église et État que Grégoire réclamera quand viendra l’échec
de son projet d’une démocratie chrétienne. Et, enfin, en raison de son auteur : le représentant politique
inséparable ici comme toujours du prêtre catholique, réputé intransigeant sur le dogme autant que patriote.
L’abbé Grégoire fixe devant ses pairs, en toute responsabilité, le sens de la tolérance civile ordonnée au
culte que chacun est libre de professer pour la distinguer expressément de la tolérance religieuse ordonnée
à la liberté de conscience et à la morale. Il met en même temps hors champ l’intolérance religieuse qui
demeure axée sur la question de la vérité.
Et c’est le second titre d’intérêt. Défendant une position novatrice qui puise à la fois chez Bayle et dans
ce qu’il découpe de la tradition catholique60 pour définir le sens de la tolérance religieuse, priorisant
« l’acte de la volonté libre » des individus aux dépens de la contrainte et de la violence, fut-ce au nom de
la vérité, Grégoire, en déplaçant ainsi le terrain pour aller de l’autorité extérieure au tribunal intérieur de la
conscience morale des individus, en substituant à un catholicisme farouche et exclusif, un catholicisme
inclusif, respectueux de la personne humaine61, prend le contre-pied explicite des interprétations
60 Grégoire place à la fin de ces distinctions ce qu’il appelle une « observation » pour démontrer par un rappel historique, luttant avec les mêmes armes que les apologètes pré-révolutionnaires mais en les retournant pour faire servir son argumentation, que « personne ne fut plus modéré envers les Juifs que le clergé, car il ne faut pas juger de son esprit, avertit-il, par celui de l’Inquisition d’Espagne ». Il cite l’asile qu’a toujours représenté pour les Juifs, les États du pape, la tranquillité du ghetto de Rome, les écrits de Grégoire IX, d’Innocent IV, de Clément VI, d’Alexandre II, c’est-à-dire de tous les pontifes romains qui ont condamné les violences et les persécutions faites contre les Juifs. De même, s’adressant à une « objection religieuse » que quelques membres de l’Assemblée lui ont faite, à savoir la condamnation à l’errance éternelle des Juifs que recueillerait la religion, et partant, leur inaptitude « à devenir citoyens », Grégoire prend le temps bien que s’adressant, comme il le relève, à une « société politique », d’exposer sa philosophie de l’histoire et sa confiance en la divine Providence qui, agissant en tout, prépare, par l’entremise de l’Assemblée, « la révolution qui doit régénérer ce peuple ». 61 Ils sont hommes avant d’être juifs », est-il attentif à souligner.
LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS
65
dogmatiques de l’apologétique traditionnelle qui avaient cours encore pour un certain clergé nostalgique
de l’Ancien Régime.
Liant vérité et religion (révélée), erreur et péché, Grégoire retrouve d’abord l’argument des apologètes
chrétiens, pour expliquer en quoi consiste l’intolérance religieuse qui n’admet « pour vraie que la religion
qu’on professe » ; c’est parce que la vérité est une que le catholicisme, ajoute Grégoire, « se glorifiera
toujours d’être intolérant ». Reprenant le débat des années pré-révolutionnaires, il renvoie dos-à-dos les
philosophes pour lesquels la tolérance était prétexte à l’impiété et ne distinguait pas entre erreur et vérité
et les religieux au « zèle sanguinaire » qui persécutait les personnes. La tolérance religieuse, et il ne s’agit
plus ici de l’intolérance religieuse axée sur ce qui est vrai et ce qui est faux et que Grégoire laisse intacte,
s’inspire de la figure emblématique de l’agneau divin. Le catholicisme s’ouvre avec une infinie patience, à
ses frères errants sans s’ouvrir à l’erreur, dit Grégoire, en mettant l’accent sur les personnes. Aussi la
violence et la force sont-elles impuissantes, inutiles, devant la résolution de l’âme, et, quant à la vérité,
elle ne peut régner sur les cœurs et dans la conscience que par l’adhésion libre de la volonté. « Charité, dit
encore Grégoire pour résumer en conclusion son argument, est le cri de l’Évangile »62.
Grégoire fait alors pivoter la discussion autour de la prétendue intolérance religieuse des Juifs qui
entraînerait, sur le plan de leurs mœurs et de l’organisation de leur « régime », une double impossibilité :
l’intégration physique au lien social et politique, la régénération morale. Faisant appel au raisonnement, à
l’expérience, à l’histoire, la réfutation de Grégoire fait fond sur deux thèses dynamiques inspirées de sa
culture philosophique et qu’il oppose au statisme des objections. En premier lieu, la loi mosaïque, comme
toutes les lois, n’est pas immuable ; elle a changé au cours de l’histoire et s’est adaptée aux circonstances
extérieures. Qu’elle ait déjà changée signifie qu’elle peut encore changer, et les Juifs « s’incorporer à la
société générale ». Voilà, comme dit Grégoire, « une donnée, un point de départ » pour faire tomber les
objections. En second lieu, soutenir que les Juifs sont radicalement pervers, est adhérer de façon
rétrograde à un innéisme discrédité depuis longtemps. Ce sont derechef les injustices commises contre les
Juifs qui les ont « forcés », n’a pas peur de faire observer Grégoire, à commettre les « crimes » que l’on
leur reproche maintenant.
Grégoire s’engage alors, dans la troisième et dernière section de son discours, à présenter devant
l’Assemblée les réformes à entreprendre en matière d’éducation et de législation pour rectifier le sort des
Juifs et régénérer leurs mœurs. L’entreprise de régénération dont il détaille systématiquement les moyens
pourrait se généraliser, facilement, à tous ses concitoyens, et, le bout de son oreille jacobine se montre,
lorsque Grégoire fait remarquer, à la fin de son exposé qu’un « grand avantage, c’est de pouvoir appliquer
les mêmes principes de réforme à toute la nation, car son caractère est identique ».
62 Grégoire dira ailleurs : « Le Seigneur a toute l’éternité pour punir ».
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
66
Retenons de ces « principes de réforme », destinés, pour l’heure, à faire admettre « les Juifs aux
avantages de citoyen », parmi les plus anticipateurs des tendances qui se dessinent et dont Grégoire se fait
porteur : l’attachement à la patrie qui se forge au premier chef par le travail de la terre dont on est devenu
propriétaire ; l’ouverture de la religion chrétienne à l’autre si l’on veut préparer la « réforme du peuple
juif » ; la patience nécessaire à observer quand on entreprend un processus de changement : « on ne
change pas le caractère d’un peuple comme l’uniforme d’un corps militaire — Grégoire gardera la même
prudence quand il plaidera pour l’émancipation des noirs. L’éducation, les livres, l’accoutumance aux
idées nouvelles, un système de récompenses, le concours d’instructeurs qualifiés et proches de leurs
élèves, tout cela relève des mesures indispensables de préparation, et ce que dit Grégoire à propos des
Juifs, se transpose facilement, et s’est transposé, dans l’école de Daunou pour instituer le nouveau
citoyen :
Il faut, dit Grégoire, disposer les esprits, pour diriger les cœurs, répandre des livres et des idées préparatoires,
faire concourir les rabbins à cet ouvrage, électrifier le Juif par des grâces et des récompenses qui en feront
espérer et mériter d’autres, jusqu’à ce qu’on parvienne à les fondre dans la masse nationale, au point d’en
faire des citoyens dans toute l’étendue du terme.
Enfin une autre disposition, annonciatrice du combat linguistique de Grégoire, et d’autant plus actuelle
qu’elle est controversée en nos temps de particularismes, est développée à l’occasion de la discussion du
droit d’autonomie à laisser ou non aux Juifs, discussion qui vient clôturer le texte de la motion de
Grégoire. Le droit d’autonomie pour un peuple est de pouvoir continuer à user de ses propres lois et
usages même s’ils diffèrent du pays qui l’accueille ou qui l’a soumis. La difficulté quand il s’agit des
Juifs, fait justement remarquer Grégoire, est que « la religion englobe toutes les branches de la législation
jusqu’aux moindres détails de police ». Grégoire tranche avec bon sens, cohérence et sensibilité : les Juifs
seront régis par les lois nationales en tout ce qui est « objet de jurisprudence civile et criminelle » pendant
qu’ils auront entière liberté dans « tout ce qui tient essentiellement au culte ».
Grégoire voit dans cette disposition, une mesure qui viendra parfaire l’intégration des Juifs à la
citoyenneté en levant les barrières qui les distinguaient des autres Français et en les faisant participer aux
avantages des citoyens. Il pense aux droits d’héritage des femmes, à la date de majorité, à une égale
répartition des impôts et des charges publiques, autant d’exemples des réformes accomplies par la
jurisprudence nationale révolutionnaire et dont bénéficieront les Juifs comme citoyens.
Certes, tout cela est bien vrai et s’est réalisé graduellement en France, à commencer par les Juifs de
Bordeaux qui décidèrent pour s’adapter aux nouvelles conditions de ne plus agir comme une nation
séparée. D’un commun accord, ils votèrent de dissoudre leurs structures communautaires et de devenir de
simples citoyens. Mais la conséquence est inéluctable, et Grégoire, le premier, la tire, jubilant : « point de
communautés juives, ils seront membres des nôtres ».
LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS
67
Il pousse plus loin encore — n’oublions pas qu’il retranchait tout à l’heure des lois nationales, « ce qui
tient essentiellement au culte ». L’essentiellement est important car cela l’autorise, poussé par son projet
d’unité nationale, à demander pour les Juifs, ce qu’il demandera bientôt du reste avec cohérence au culte
chrétien et au pourcentage énorme de Français qui ne parlent encore que leur patois, d’être « astreints à
l’idiome national pour tous leurs actes [civils, bien entendu], et même pour l’exercice de leur culte, ou du
moins leurs livres liturgiques seront traduits ». Il faut souligner que le projet de décret que Grégoire
propose, à la fin de sa motion, ne retient pas cette dernière disposition mais demande d’accorder à tous les
Juifs l’égalité des droits, la faculté d’exercer tous les arts et métiers, d’acquérir des immeubles, de cultiver
les terres, la suppression de tous les édits, lettres patentes, arrêts et décrets qui leur étaient défavorables.
Défense enfin est faite d’insulter aux membres de la nation juive.
Grégoire est imprégné des idées du figurisme janséniste, cette doctrine qui tentait de retrouver dans
l’Ancien Testament la « préfiguration du Nouveau ». Il en découlait, entre autres, que la vraie Église ne
pouvait être le seul ouvrage de Catholiques mais devait inclure les Juifs et être organisée avec eux.
Grégoire avouait dans ses Mémoires son inclination philosophique de tout temps pour les Juifs, sa
« prédilection pour ce peuple, dépositaire des archives les plus antiques, des vérités les plus sublimes [...]
qui dans les temps déterminés par l’Éternel, doit consoler l’Église de l’apostasie de la gentilité ». Il se
tiendra toujours sur la brèche pour les défendre. Et quand le sort des Juifs apparaît menacé sous le règne
de Napoléon, Grégoire reprend, une nouvelle fois, dans ses « Observations nouvelles sur les Juifs et
spécialement sur ceux d’Allemagne », paru en 1806, la problématique des circonstances extérieures et de
l’éducation qui déterminent pour le mieux ou, au contraire, pour le pire, le sort des Juifs, « semblables en
cela aux Nègres, aux Parias, aux Cinganis, en un mot, à tous les hommes », écrit-il, mettant l’accent sur la
thèse anthropologique, à défaut pour lui d’intervenir directement par une action politique comme jadis :
« l’espèce humaine est une et homogène ».
C’est une thèse que nous le verrons défendre dans tous ses plaidoyers en faveur des opprimés en raison
de leur race, religion, couleur, condition sociale ou politique. Grégoire montre, justement, par l’exemple
des écoles juives qu’il avait visitées en Allemagne, comment l’esprit de réforme qui souffle dans ce pays
peut se concrétiser parmi elles sous l’impulsion de leurs dirigeants dès lors que les opprimés peuvent
s’épanouir. Il complète cet écrit, en rendant hommage à une longue liste de savants et d’hommes cultivés,
Juifs éclairés, qui œuvrent courageusement à « régénérer » l’éducation et les mœurs de leurs
coreligionnaires. Grégoire, impénitent homme des Lumières, ne manque pas l’occasion de s’élever contre
le « joug du rabbinisme qui est le fléau de la raison ». Plus loin, dans ces mêmes Observations, il revient
sur l’idée, chère au vieux jacobin républicain qu’il demeurera jusqu’à la fin, de préparer une fusion
politique qui verra la fin de toutes les communautés juives, en Allemagne, et advenir le règne de la
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
68
tolérance civile par le « moyen puissant » qui serait de faire fréquenter aux Juifs « les gymnases, les
universités des chrétiens ».
De nouveau, en 1808, paraît dans l’ancienne Décade philosophique devenue Revue philosophique, un
article intitulé « Observations nouvelles sur les Juifs et spécialement sur ceux d’Amsterdam et de
Francfort ». Grégoire répond aux calomniateurs de l’époque, empruntant les mêmes thèmes, usant des
mêmes procédés pour agir encore une fois sur « l’opinion, la première des puissances », et contribuer,
s’appuyant sur elle, à « déblay[er] graduellement les décombres féodaux » et à « achemine[r] l’Europe
vers un nouvel ordre des choses ». Rappelant, dans la même veine que « la fosse se creuse dans laquelle
s’ensevelira avec dom Ramon-Joseph de Arce, archevêque de Burgos, grand Inquisiteur, avec ses suppôts
qui ne sont guère que des instruments politiques, l’Inquisition dont l’existence calomnie la religion
catholique », le virulent dernier paragraphe de cet écrit sonne comme le vœu ultime du combattant
infatigable pour la liberté et la tolérance. Grégoire condamne à la réprobation éternelle de l’histoire,
l’enfer terrestre, tous ceux qui persécutent leurs semblables, que ce soit au nom de la religion, de la race
ou de la couleur de la peau :
« Persécuteurs de tout rang, de tous pays, tel est le sort qui vous attend ; et si les noms de quelques-uns
d’entre vous arrivent à la postérité, elle les jettera avec horreur dans les égouts de l’histoire ».
DE LA NOBLESSE DE LA PEAU...
Et les blancs, ayant la force, ont prononcé contre la justice, qu’une
peau rembrunie excluait des avantages de la société [...] Ils ont
voué à l’avilissement plusieurs milliers d’estimables individus,
comme si tous n’étaient pas enfants du père commun. (Motion en
faveur des gens de couleur)
Formant comme le pendant précurseur de ce terrible anathème, le cri indigné de Grégoire introduit
devant l’Assemblée, dès son Mémoire de 1789 en faveur des gens de couleur, le débat sur l’abolition de
l’esclavage ; abolition qui sera votée enfin, cinq années plus tard, grâce aux efforts de Grégoire et des
membres comme lui de la Société des Amis des Noirs, le 4 février 1794. L’abbé révolutionnaire est là tout
entier appelant de ses vœux à un mouvement de révolte générale, à sa tête, la liberté, guidée par une
religion éclairée et une morale raisonnée veillant à préserver le lien social du chaos ou de l’anarchie :
Puissé-je voir une insurrection générale dans l’univers, pour étouffer la tyrannie, ressusciter la liberté, et la
placer à côté de la religion et des mœurs qui en modéreront les élans, et l’empêcheront de dégénérer en
licence.
LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS
69
Les apologètes chrétiens pré-révolutionnaires ne combattaient que les protestants et les « philosophes »
en vue de maintenir intacte l’unité du royaume et l’hégémonie religieuse du catholicisme. Leur intolérance
civique ou religieuse ne se préoccupait guère des Juifs, encore moins des Noirs63. Ce groupe d’hommes,
oublié lui aussi par la Déclaration des droits de l’homme, va trouver son pugnace défenseur en l’abbé
Grégoire.
Ce combat mémorable, seconde pièce à verser au dossier que nous instruisons, il le livre
simultanément sur un triple front : émanciper les noirs et leur faire donner les droits de citoyen pour
étendre universellement ainsi les bienfaits de la loi et des principes révolutionnaires, liberté, égalité,
fraternité. Lutter derechef au nom de « la raison, de la justice contre l’intérêt », bien que les adversaires de
son philanthropisme humanitaire soient l’une, la « cupidité sourde », et l’autre, la « férocité sans
entrailles »64. Enfin gagner ses concitoyens à une tolérance qui, pour être véritablement « universelle »,
devra également respecter la différence de peau ou de couleur, ce que négligeaient les arguments tant de la
plupart des « philosophes » que des religieux traditionnels.
C’est ce que commande une tolérance politique et morale à la fois, car, comme le souligne l’abbé
Grégoire — après d’Holbach —, la politique n’est autre chose que la morale régénérée des nations :
« qu’importe, s’écrie-t-il dans sa Motion de 1789, que les membres du corps politique aient le tissu
réticulaire, blanc, noir ou basané, pourvu que la société prospère ? ». Il montre, au contraire, cent fois
plutôt qu’une, comme, par exemple, dans De la traite et de l’esclavage des nègres et des blancs, en
s’appuyant sur ses vingt années d’expérience et de luttes menées au nom de la justice et de l’humanité :
« L’esclavage dégrade à la fois les maîtres et les esclaves, il endurcit les cœurs, éteint la moralité et
prépare à tous des catastrophes ».
Si le combat pour l’intégration des Juifs aux droits de citoyen, s’est livré victorieusement dès les
premières années de la vie politique de Grégoire, les écrits postérieurs, peu nombreux, ne venant battre en
brèche que les nouveaux assauts de ses adversaires, sous Napoléon, en revanche, la cause des Noirs libres
et des mulâtres, puis la lutte contre la traite et l’esclavage occupe l’abbé Grégoire presque constamment,
et, on pourrait dire jusqu’à son lit de mort65.
63 Grégoire, dans De la traite et de l’esclavage des noirs et des blancs, mentionne toutefois que l’abbé Pey (le même que nous
avons croisé au chapitre précédent), dans « je ne sais plus lequel de ses ouvrages, s’avoue naïvement partisan de l’esclavage
d’après ce que lui a raconté un planteur ». 64 Grégoire, Notice sur la Sierra-Leone, La Décade philosophique, numéro 67, du 10 ventôse, an 4. 65 C’est en 1827 que paraît la dernière publication de Grégoire, une sorte de testament politique et moral adressée aux Haïtiens,
citoyens libres du nouvel État indépendant : Épître aux Haïtiens. L’ouvrage succédait à son célèbre De la noblesse de la peau ou
du préjugé des Blancs contre la couleur des Africains et celle de leurs descendants Noirs et Sang-Mêlés, paru l’année précédente.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
70
L’action de Grégoire vise, selon ses étapes successives, d’abord, en 1789, à faire voter l’assimilation
des Noirs libres et des gens de couleur aux Blancs et à obtenir ainsi des droits égaux sans distinction de
peau, réservant la question de l’émancipation pour plus tard. Il pensait, dans ce cas, comme dans le cas des
Juifs, qu’il était préférable « d’amener graduellement les Noirs aux avantages de l’état social », le fer de
lance de cette préparation devant être une éducation religieuse les aidant à se restaurer dans leur dignité
d’hommes puis à s’élever au rang de citoyens66.
Les arguments se répondent, cependant, d’une étape à l’autre, et se précisent mutuellement. Ils
renvoient pour une majorité d’entre eux à ceux qu’il a déjà brandis ou brandira contre les persécuteurs des
Juifs. Cette cohérence n’étonne guère, Grégoire appliquant dans ses plaidoyers sa méthode polémique
habituelle qui s’appuie sur la culture religieuse, philosophique et scientifique dont il est nourri. Il vise dans
ces textes une même finalité : une émancipation globale des chaînes anciennes67, premier élément, comme
il le répète, de la « civilisation », du progrès social, de la « régénération » civile et morale, à partir de
prémisses anthropologico-religieuses qui demeurent constantes : nous sommes « tous enfants d’un père
commun ».
Cette proposition est cent fois reprise chez lui, sous des variantes légèrement différentes. Ainsi
Grégoire dans son Apologie de Las Casas, crédite l’Espagnol d’une adhésion similaire à ce principe. Le
qualifiant de « religieux comme tous les bienfaiteurs de l’humanité », Las Casas, écrit-il, « voyait dans les
hommes de tous les pays les membres d’une famille unique, obligés de s’aimer, de s’entraider, et jouissant
des mêmes droits ». Dans De la littérature des Nègres, il montre la culpabilité des Européens qui
66 Grégoire soulignera dans sa Notice sur la Sierra-Leone les accomplissements exemplaires réalisés dans ce pays dès que furent
établies la liberté et l’égalité pour tous et où l’on donnait « l’attention la plus spéciale à l’éducation, à l’instruction religieuse et
morale, sans cependant gêner en aucune manière la liberté de conscience ». Il met en relief l’influence de la religion pour rendre
« les nègres de Sierra-Leone amis de l’ordre et de la paix : en épurant leurs mœurs, elle leur avait appris à chérir, à remplir leurs
devoirs, à soigner l’éducation de leurs familles ». La religion telle qu’il la comprend joue toujours chez Grégoire comme
l’adjuvant essentiel de la liberté, de la démocratie, et par là, de la civilisation. C’est l’alliance pérenne de l’autel et de l’État qui
réapparaît mais à la condition, faisant tout le changement, que la religion soit éclairée et le gouvernement pénétré des principes
démocratiques. 67 Grégoire allant avec audace jusqu’à prédire que sur toute la terre le soleil n’éclairera bientôt que des hommes libres. Dans De la
littérature des nègres, ouvrage de combat, au moment où il revient sur le contexte malveillant qui a sans cesse entouré des
réclamations faites pourtant « au nom de la religion et de l’humanité », sur les injures dont l’ont abreuvé colons et esclavagistes
qui le traitaient de vendu aux Noirs — il avait été déjà accusé d’avoir été vendu aux Juifs —, aux Anglais, de janséniste, de
jacobin, de philanthrope rêveur, de métaphysicien, d’Idéologue, persistant, il rappelle sa déclaration : « [...] lorsque dans un écrit
adressé aux Nègres et Mulâtres libres, et qui lui a valu tant d’injures, il annonçait (et il l’annonce encore) qu’un jour sur les
rivages des Antilles, le soleil n’éclairera plus que des hommes libres, et que les rayons de l’astre qui répand la lumière ne
tomberont plus sur des fers et des esclaves ».
LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS
71
contreviennent, en ne voulant pas admettre que l’espèce humaine est une, aux lumières, au christianisme, à
la justice :
mais si les recherches les plus approfondies sur l’organisation humaine prouvent que, malgré les différences
de couleur jaune, cuivrée, noire et blanche, elle est une ; si des vertus et des talents prouvent invinciblement
que les Nègres, susceptibles de toutes les combinaisons de l’intelligence et de la morale, constituent, sous une
peau différente, une espèce identique à la nôtre, combien paraîtront plus coupables ces Européens qui, foulant
aux pieds les lumières, les sentiments répandus par le christianisme, et à sa suite, par la civilisation,
s’acharnent sur les cadavres des malheureux Nègres dont ils sucent le sang pour en extraire de l’or !
La thèse de l’unité de la famille humaine sert l’indissociation chez lui des trois axes autour desquels se
développe son action en faveur des Noirs ou, au demeurant, en faveur des opprimés quels qu’ils soient :
l’engagement religieux qui soutient, à son tour, la lutte contre l’injustice et, enfin, le militantisme
républicain dont les fruits politiques concrets sont le résultat de la jonction qu’il opère explicitement entre
principes révolutionnaires et préceptes évangéliques. Cela lui permet, en la circonstance, d’exiger les
mêmes droits pour les Noirs et les Blancs, les mêmes devoirs aussi à remplir de part et d’autre, premiers
facteurs du changement visé, politique, culturel, moral.
Classons les arguments de l’abbé Grégoire, en suivant ces trois axes, pour en faire l’analyse et suivre à
l’œuvre, comme nous nous y sommes déjà employé, le jeu de la mimésis idéologique, c’est-à-dire
polémique et politique, à travers quelques exemples fournis par trois textes clés. Ceux-ci marquent le
développement de sa lutte en faveur des Noirs, de sa naissance à la radicalisation finale, au-delà de
l’abolition de l’esclavage en 1794 et de son rétablissement par Napoléon.
Il s’agit, principalement, du Mémoire en faveur des gens de couleur ou sang mêlés de Saint-Domingue
et des autres îles françaises de l’Amérique adressé à l’Assemblée Nationale (1789) qui traite du problème
de la différence raciale entraînant scandaleusement les différences de droits infligée aux noirs libres.
Grégoire ne traite pas encore directement de l’esclavage, évoqué à la toute fin du texte, mais annonce une
action ultérieure.
La dénonciation de la traite et de l’esclavage, à son tour, se développe dans multiples écrits. Grégoire
en synthétise les lignes de force dans son ouvrage, paru en 1815, qui saisit l’occasion de la réunion du
Congrès de Vienne, convoqué après l’exil de Napoléon à l’île d’Elbe, et dont les philanthropes anglais et
français attendaient avec Grégoire l’abolition totale de la traite et de l’esclavage. Cet ouvrage (comprenant
aussi la défense des sept millions de catholiques irlandais, minorité blanche opprimée par les protestants
anglais en Europe), s’intitule De la traite et de l’esclavage des Noirs et des Blancs par un ami des hommes
de toutes les couleurs. Nous nous adressons, simultanément, à l’opuscule retentissant que Grégoire fait
paraître au lendemain du rétablissement de l’esclavage en Martinique et Guadeloupe, et où se profile une
vision mondiale anticipatrice de l’évolution du problème noir : De la littérature des nègres ou Recherches
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
72
sur leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales et leur littérature ; suivies de Notices sur la vie et
les ouvrages des Nègres qui se sont distingués dans les sciences, les Lettres et les Arts (1808), ouvrage qui
alimente encore aujourd’hui les luttes nationalistes des militants noirs.
Les arguments, d’ordre directement politique, prédominent aussi longtemps que les interlocuteurs de
Grégoire sont des acteurs, comme lui, sur la scène politique. Le raisonnement se gonfle chez lui des
sentiments qu’il éprouve avec vivacité, comme lorsqu’il s’adressait pour soutenir sa Motion en faveur des
Juifs à l’esprit et au cœur des membres de l’Assemblée : Grégoire réussit à faire partager l’indignation
qu’il éprouve devant les iniquités de tout genre des colons envers les noirs. Ces véritables crimes
bafouent, en même temps que la loi, l’humanité et la justice avec lesquelles ils devraient traiter leurs
semblables. « Voyons si la sage humanité, si la saine politique ne repoussent pas de concert une
prévention qui ravit les avantages sociaux à des hommes libres », commence-t-il son Mémoire. Le
révolutionnaire s’attache à montrer, et à entraîner par là, stratégiquement, les parlementaires à soutenir sa
cause, que la féodalité, détruite en France, en 1789, se perpétue aux colonies du Nouveau-Monde sous une
autre forme, grâce à une nouvelle aristocratie, une nouvelle noblesse, non de sang mais de peau. C’est
l’argument-mère, si l’on peut dire, des arguments d’ordre politique, humanitaire ou religieux de tout le
Mémoire.
Cette survivance de l’ancien régime se traduit, dans le Mémoire de 1789, par exemple, dans une longue
liste que dresse Grégoire des « attentats » contre la liberté et l’égalité. Il détaille minutieusement devant
ses pairs la foule d’interdits faits aux Noirs, les châtiments disproportionnés qui les guettent lorsqu’ils
donnent prise au caprice et à l’arbitraire des Blancs, les tribunaux où les colons sont juges et partie.
Grégoire exige que l’on maintienne, universellement, sous toutes les latitudes — « la liberté des hommes
est un droit comme un besoin dans tous les climats »68 — qu’atteint le rayonnement de la France
révolutionnaire, « l’égalité, seule mesure des droits de l’homme ». Toutes les « distinctions avilissantes »
doivent s’effacer devant elle. La menace est bientôt brandie. Si les colons continuent leurs forfaits contre
« le droit de l’homme », contre la liberté, l’égalité, ces « droits imprescriptibles qu’ils tiennent du
Créateur », dit aussi De la Littérature, les noirs pourront très bien s’arroger un autre droit : la résistance à
l’oppression. Grégoire le rappelle : ce droit est le droit le plus suprême, sanctionné par les autorités divines
et civiles, il est « émané de Dieu et reconnu par l’Assemblée nationale ».
Consolidant cet argument qui se développe sur le plan civil par la transposition qu’il fait des critères
politiques au plan moral, Grégoire précise que ni la nature (le droit naturel, la physiologie), ni la religion
68 De la littérature affirmera, de façon similaire, qu’à entendre « les marchands de chair humaine », « il faut avoir vécu dans les
colonies pour avoir droit d’opiner sur la légitimité de l’esclavage, comme si les principes immuables de la liberté et de la morale
variaient suivant les degrés de latitude ».
LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS
73
n’admettent ces genres de distinctions, leur préférant, sur le plan individuel des mœurs, le critère de la
vertu. Il faut cependant faire remarquer que la nature renvoie surtout chez l’abbé Grégoire au Dieu
transcendant et créateur, exactement comme chez les apologètes pré-révolutionnaires, l’abbé Bergier69, par
exemple, qui critiquait chez le philosophe d’Holbach la matérialisation de la nature.
Pour continuer dans la veine de l’argument scientifique, la médecine, la physiologie, nous sommes au
dix-huitième siècle, le rappelle Grégoire, détruisent facilement les préjugés intéressés des colons qui
excusent leur conduite inhumaine en assertant de l’infériorité prétendue du Noir, l’usage des bourreaux
étant de calomnier leurs victimes : « en général, les gens de couleur sont d’une constitution robuste, parce
que le croisement des races améliore l’espèce », dit-il dans le Mémoire, renvoyant comme dans De la
littérature, « aux physiologistes le soin de développer les avantages du croisement des races, tant pour
l’énergie des facultés morales que pour la constitution physique ».
Dans De la traite, lors même que les faits prouvent que les Nègres sont des êtres raisonnables, au
même titre que les Blancs, en vertu de « l’identité et [de] l’unité de l’espèce humaine », Grégoire montre
comment les colons sont prompts à trouver une échappatoire, préférant maintenir l’inégalité et les
« distinctions avilissantes », et prétendent que les qualités intellectuelles des Noirs sont inférieures à celles
des Blancs. Même si cela était vrai, le critère de l’égalité est absolu en matière civile et juridique, et les
talents ne sont pas la mesure des droits, fait remarquer Grégoire. Il avance de façon frappante : « Aux
yeux de la loi, le domestique de Newton [le savant révéré à l’égal d’un dieu par le dix-huitième siècle tout
entier] était l’égal de son maître ».
Les colons calomnient les Noirs pour « avoir droit de les asservir, ensuite pour se justifier de les avoir
asservis », juge-t-il dans De la littérature. Il pousse la botte assez loin quand, également dans De la
littérature, il rejette, contre un philosophe aussi éminent que Hume, contre un libéral aussi révéré que
Jefferson, l’assertion de l’infériorité raciale des Noirs. Retournant contre Jefferson son propre argument, à
savoir que si les noirs « avaient existé aussi longtemps dans l’état de civilisation que les habitants des
États-Unis », ils seraient arrivés au même degré de développement, Grégoire souligne, d’une part, comme
il l’a fait à l’égard des Juifs, que le génie ne peut naître « au sein de l’opprobre et de la misère », d’autre
part, que les arts sont « fils de besoins factices » qu’ignore la sobriété des Noirs.
Même dans les textes du début où c’est le non-respect des Droits de l’homme qui lui fournit son
principal argument, l’abbé Grégoire ménage leur place aux considérations ou aux structures religieuses
qu’il accorde aux institutions révolutionnaires comme à son interprétation de la pureté du christianisme.
69 Le P. Bergier, maître de la théologie française des Lumières, s’était fait connaître en critiquant Rousseau. Il avait donné son
dernier ouvrage sur l’autorité à Grégoire, bien que les deux hommes ne partageassent pas les mêmes opinions religieuses et
politiques.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
74
Dans le projet de décret présenté à l’Assemblée, à la suite du Mémoire, les curés sont invités à concourir
avec l’autorité civile pour effacer les préjugés. Sur un plan plus polémique, il juge inadmissible le mépris
actuel qui existe dans les églises envers les noirs, la religion, bien avant la proclamation de la Déclaration,
voyant en tous les hommes des égaux et des frères, « n’admettant entre eux aucune différence », répètera
Grégoire dans De la littérature des nègres.
Faisant écho à l’argumentation sur la tolérance développée à propos de la persécution des Juifs et de
l’inutile impuissance de la contrainte ou de la violence pour forcer les cœurs à la conversion, l’abbé
Grégoire dénonce la conduite insensée de certains religieux à Port-au-Prince qui partent du principe, faux
et cruel à la fois, que ce « n’est qu’en brisant les ressorts de leur âme [aux noirs] qu’on pourra les conduire
au bien ». Dans l’Apologie de Las Casas, où il s’agit avec les Indiens des mêmes abus, écrit Grégoire, qui
sont infligés aux Noirs en Guadeloupe, « toutes les tyrannies étant semblables », il s’élève, également,
contre cette image persistante, entretenue par les apologètes traditionnels, d’une religion, violente,
intolérante. Il soutient que seule la religion, au contraire, « éleva la voix contre les oppresseurs », quand
commença la destruction des Indiens. Pour faire mouche, il emploie une comparaison dont les
« philosophes » de l’époque, même peu chrétiens, pouvaient reconnaître la vérité, la philosophie des
Lumières étant elle aussi attaquée à ce moment-là-là, comme en témoignent les comptes rendus
d’ouvrages que fait alors La Décade philosophique, sous la plume de Ginguené et de Rœderer. De même
qu’on ne saura reprocher à la philosophie les horreurs commises en son nom pendant la Terreur, de même
on ne reprochera pas à la religion d’avoir été utilisée par des « brigands », prétendant agir sous sa
direction, pour légitimer leurs crimes.
Pareillement dans De la Traite, tout en relevant derechef que seules les « conditions avilissantes » ont
abaissé les Noirs70, et que, partant, on ne comparera pas des blancs « qui se disent civilisés et chrétiens »
avec des esclaves qui « avaient été privés de l’éducation et des lumières de l’Évangile », Grégoire dégage,
indirectement, l’influence civilisatrice des enseignements de la religion. Plus directement, et toujours dans
De la Traite, usant du même procédé que dans sa Motion en faveur des Juifs, et opposant écrits
dogmatiques à écrits dogmatiques, témoignages à témoignages, papes à papes, il fait état de tous les
religieux ayant condamné ces « ministres des autels qui tant de fois ont préconisé les forfaits du
despotisme ».
De même, dans De la littérature, il relève combien de fois, les prétendus chrétiens « ont tenté de
dénaturer les livres saints, pour y trouver l’apologie de l’esclavage colonial ». Grégoire usant d’un de ses
procédés favoris, retourne à l’histoire, et aux vérités de fait qu’elle atteste, déclare-t-il, pour donner, d’un
70 Tel un leitmotiv, revient, à travers tous ses ouvrages défendant les droits des minorités, presque à l’identique, d’un écrit à
l’autre, l’affirmation que : « Avilir les hommes, c’est l’infaillible moyen de les rendre vils ».
LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS
75
côté, encore une fois, les exemples de la charité dont est empreinte la religion chrétienne, la seule à qui est
« due la gloire d’avoir mis le faible à l’abri du fort », et dont la parabole emblématique du bon Samaritain
« imprime, comme l’écrit l’abbé, aux persécuteurs le sceau de la réprobation ». On se souvient que dans la
Motion en faveur des Juifs, la discussion sur la tolérance religieuse prenait appui sur la figure de l’Agneau
divin. De l’autre côté, l’histoire nous rappelle les bulles des papes, les décisions des cardinaux qui ont
formellement condamné « l’esclavage des Nègres ». Grégoire va jusqu’à mentionner aussi l’insertion de
Saints noirs dans le calendrier de l’Église.
Ce qu’il y a de nouveau dans les écrits en faveur des Noirs, par rapport à ceux en faveur des Juifs, est
le fait que la tolérance civile et religieuse de Grégoire se heurte à un adversaire que peu d’auteurs ont
évoqué jusque-là : les esclavagistes, les colons qui traînent avec eux des préjugés dignes de l’ancien
régime et de l’Église traditionnelle, ont leurs cœurs remplis de haine, et recourent, le plus souvent
qu’autrement pour imposer leurs vues, à la force et à la violence. Grégoire résume dans De la Traite,
comment se traduisait la mauvaise foi des colons : « il fut de bon ton de répéter que les principes d’équité,
de liberté étaient des abstractions, de la métaphysique, voire de l’idéologie, car le despotisme a une
logique et un argot qui lui sont propres ».
L’enjeu majeur, ici, n’est pas tellement d’ordre juridique, comme avec les droits des Juifs, mais d’un
genre plus coriace, renvoyant, du côté des adversaires de Grégoire, voire de ses ennemis, à des intérêts
puissants, d’ordre économique et commercial : la crainte de la ruine, de la banqueroute si l’on abolit la
traite et, avec elle, le travail des esclaves qui ne coûte rien. À cela Grégoire oppose des arguments se
fondant sur la justice et l’humanité. Rappelant le célèbre, « c’est à ce prix que vous mangez du sucre »,
Grégoire s’écrie, en faisant balancer, d’un côté, la satisfaction de besoins superflus et, de l’autre côté, la
suppression pour un être humain de ce qui le définit comme tel, la liberté :
Vous insistez pour la conservation de la traite et de la servitude des nègres, parce que des superfluités
destinées à satisfaire vos besoins factices, sont le prix de leur liberté [...] Ils sont conduits chargés de fer dans
les champs de l’Amérique, pour y partager le sort des animaux domestiques, parce qu’il vous faut du sucre, du
café, du tafia. Indignes mortels, mangez plutôt de l’herbe, et soyez justes !
C’est en termes presque identiques qu’il répétera cet argument, dans De la traite, ajoutant à la perte de
liberté l’offense faite à la raison, à la charité et à la religion, et, derechef, à la justice et à l’humanité :
Quel moyen de raisonner avec des hommes qui, si l’on invoque la religion, la charité, répondent en parlant de
cacao, de balles de coton, de balance du commerce ; car, vous disent-ils, que deviendra le commerce si l’on
supprime la traite ? Trouvez-en un qui dise : en la continuant que deviendront la justice et l’humanité ?
Et dans De la littérature, ne mettant en avant que justice et raison, il écrit : « parle-t-on de justice ? Ils
répondent en parlant de sucre, d’indigo, de balance du commerce. Raisonne-t-on ? Ils disent qu’on
déclame ».
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
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Le procédé qu’il privilégie alors pour servir ce genre d’argumentation est ce que nous appellerons, une
inversion de rôles. Voulant toucher le cœur de ses adversaires, et que ceux-ci se mettant un instant à la
place de leurs esclaves, puissent comprendre, en s’identifiant à leur sort, les effets désastreux des
conditions où ils les tiennent, Grégoire monte des scènes imaginaires, le Blanc y tient le rôle du Noir,
espérant qu’à la fin de la scène, le Blanc se persuade de l’iniquité et de l’inhumanité de la condition des
Noirs. « Européens, prenez l’inverse de cette hypothèse, et voyez ce que vous êtes », enjoint typiquement
Grégoire au moment de repasser de l’autre côté du miroir et d’attaquer sa diatribe : « Depuis trois siècles,
les tigres et les panthères (autrement dit ce sont les Blancs qui sont des bêtes sauvages et non des êtres
humains) sont moins redoutables que vous pour l’Afrique ».
Ces mises en scène sont plus ou moins longues à mesure que l’on se rapproche de la fin de la vie de
Grégoire comme sa description détaillée dans De la Traite, de l’arrivée supposée de Haïtiens et de leurs
revendications au Congrès de Vienne. En voilà, toutefois, un bref exemple : « supposons que sur les bords
de la Gambie, votre peau blanche vous attire les insultes des noirs, avec quelle véhémence vous crierez à
l’injustice ! », écrit Grégoire dans le Mémoire.
Le rétablissement explicite du point de vue des noirs, toujours occulté dans les plaintes des
esclavagistes fournit un autre exemple des procédés qui, s’apparentant aux inversions imaginaires de
situations, servent à Grégoire à mettre en relief l’inégalité des conditions du Blanc et du Noir. Ainsi, il
cingle dans De la traite : « pour émouvoir la pitié, ils parlent de sueurs : ont-ils jamais articulé un mot, un
seul mot sur les sueurs de leurs esclaves ? ». Ou encore il fustige les journalistes qui sont de parti-pris, ou
qui, pis encore, refusent de croire, simplement parce que les exactions rapportées par Grégoire ou d’autres
voyageurs, la peinture d’abus révoltants de pouvoir, heurtent trop fortement leurs sensibilités : « ces
pamphlétaires parlent sans cesse des malheureux colons, et jamais des malheureux Noirs ». Grégoire,
indigné du manque de rigueur de certains journalistes qui trahissent leur « magistrature » auprès de
l’opinion publique, cite l’exemple d’un journaliste qui « rendant compte à sa manière de l’ouvrage sur la
Littérature des Nègres, avouait franchement qu’il n’avait pas lu cette apologie mais qu’il n’y croyait
pas », et il donne la référence : Journal de l’Empire, 20 octobre 1808.
Fort significative de ces types de procédés et des ressorts qui l’animent, est l’anecdote que rapporte
Grégoire, dans De la traite, de sa rencontre fortuite avec Napoléon quand celui-ci discutait avec un groupe
de sénateurs flagorneurs la question de l’esclavage. Grégoire raconte l’historiette et en tire ensuite la
leçon :
Il [Napoléon] aperçoit un homme très connu [il s’agit de Grégoire lui-même] pour être partisan des Noirs, et il
l’interpelle en ces termes : Qu’en pensez-vous ? Je pense, lui dit-il, que fût-on aveugle il suffirait d’entendre
de tels discours pour être sûr qu’ils sont tenus par des Blancs : s’ils étaient Noirs, la conversation aurait une
teinte différente. Cette réponse, qui provoqua le rire, contenait une grande vérité; car changeons les rôles, et
LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS
77
supposons que les partisans de la traite et de l’esclavage ont l’épiderme noir, tenez pour certain que tous
changeraient à l’instant d’opinion.
L’argument de justice71, l’argument d’humanité doivent aussi être pris en compte par une sage
politique, argue Grégoire, en misant sur les avantages et l’utilité de l’émancipation des Noirs pour un
État ; il tente de contrecarrer avec ce dernier genre d’arguments les objections d’ordre économique des
anti-abolitionnistes. La liberté est le premier pas vers le progrès des arts et, en même temps, des mœurs et
de la vertu tandis que l’expérience, tandis que l’histoire attestent que « l’esclavage étouffe le génie et la
vertu ». Pour appuyer ses dires sur des faits avérés, comme lorsque dans ses Observations sur les Juifs, il
citait les progrès faits en Allemagne et en Hollande, il donne dans De la Traite l’exemple probant du Nord
de l’île de Saint-Domingue. C’est la partie la plus importante de l’île dans laquelle les Noirs gouvernent,
de même que dans la Sierra-Leone, un État autonome et complètement organisé appuyé sur une législation
complète. Le travail y est « exercé par des mains libres », l’éducation, les arts, les journaux sont fort
avancés et l’œuvre des Noirs eux-mêmes, les mœurs sont épurées et la religion respectée. Grégoire peut
conclure : « certes, voilà une amélioration sensible, un progrès dans l’art social ».
C’est prouver aussi par les faits que le régime politique changeant, et la tyrannie « infernale » levée, les
anciens opprimés, les anciens persécutés peuvent développer la meilleure part d’eux-mêmes. Dans De la
littérature, Grégoire unissant peuples et religions dont il a pris la défense, martèle l’argument : « Ainsi,
Irlandais, Juifs et Nègres, vos vertus, vos talents vous appartiennent ; vos vices sont l’ouvrage de nations
qui se disent chrétiennes ; et plus on dit de mal de ceux-là, plus on inculpe celles-ci ».
Non seulement le bonheur, la stabilité d’un pays, d’un empire, mais également le patriotisme de ses
habitants « avivé » par le sentiment d’être propriétaire de la terre qu’ils cultivent, « résultent, fait valoir
l’abbé Grégoire dans le Mémoire, de l’heureux accord des principes politiques avec ceux de la justice ». Il
en résultera, soutient-il, un surcroît d’abondance dans l’agriculture, dans le commerce, dans l’industrie,
« les mœurs se purifieront », l’éducation sera vraiment régénérée, bref, « ensemble, l’État et l’humanité
fleuriront ». Mais bien mieux encore, il faudrait, le passionné défenseur des malheureux Noirs en conjure
ses concitoyens, faire prévaloir la justice sur les convenances politiques.
71 Grégoire invoquera le même argument dans De la Traite lorsqu’il critique la faiblesse du gouvernement qui a accepté de
prolonger la traite de 5 ans tout en convenant, souligne-t-il, impitoyable, que : « ça heurte la justice naturelle, ce qu’on peut
traduire en ces mots : nous savons que la traite est un crime mais trouvez bon que nous le commettions encore pendant cinq ans ».
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
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UNE RELIGION, ESSENTIELLEMENT DOUCE, TOLÉRANTE,
ÉGALEMENT AMIE DES SCIENCES ET DE LA LIBERTÉ
Ministres d’un Dieu de paix, rappelons sans cesse aux membres de
la famille humaine qu’ils sont tous frères. (Lettre à Don Ramon-
Joseph de Arce, grand Inquisiteur d’Espagne)
« Toutes les tyrannies ont des traits de ressemblance ». C’est la remarque de l’abbé Grégoire, dans De
la littérature des Nègres, comparant le sort du pauvre Noir de Virginie qui réclamait l’application du
premier des articles de la Déclaration des droits, et que les autorités civiles avaient condamné à être pendu
faute d’être capables de réfuter son argument, avec la conduite de l’Inquisition qui, aujourd’hui, incarcère
« les gens qu’autrefois elle eût fait brûler ».
Le défenseur des persécutés, des « Juifs, Nègres, Irlandais » auxquels il enjoint de relever « l’étendard
de la liberté », attendait le moment opportun, politique et religieux, pour se retourner vers l’image même
de la Persécution, l’Inquisition, et l’affronter, relevant à son tour le drapeau de la tolérance. C’est le 22
février 1798 que Grégoire écrit une lettre ouverte à Don Ramon-Joseph de Arce, grand Inquisiteur
d’Espagne ; c’est-à-dire, le contexte a de l’importance, quelques mois après le succès du concile national,
réuni à l’initiative de Grégoire, qui a confirmé les libertés de l’Église gallicane et l’importance de la
« régénération » du catholicisme européen. C’est aussi quelques jours après la proclamation de la
République Romaine et le départ forcé de Rome du pape Pie VI. C’est enfin, sur la scène intérieure, le
gouvernement du Directoire qui respecte pour l’heure les convictions religieuses pendant qu’une certaine
accalmie règne sur le théâtre militaire, le traité de Bâle de 1795 autorisant, comme le dit Grégoire, « une
heureuse alliance » entre la France et l’Espagne.
L’historien Bernard Plongeron dont on connaît les travaux pionniers sur la théologie politique du
XVIIIe siècle72, propose de faire reposer l’intérêt de la Lettre moins sur son analyse textuelle que sur « les
différentes stratégies qu’elle souligne ou qu’elle suggère, face à la conjoncture de 1798 »73. Il étudie
brillamment les registres sur lesquels celle-ci se déploient dans son ouvrage L’Arche de la Fraternité,
consacré à Grégoire. Tout en endossant entièrement ses analyses, nous voulons surtout être attentifs dans
l’exploitation, à notre tour, de cette Lettre, à deux innovations de Grégoire. En premier lieu, à l’évolution
dynamique qu’il fait derechef subir à la notion de tolérance religieuse de même qu’aux motifs de
condamnation de l’intolérance religieuse, par rapport à la problématique pré-révolutionnaire. En second
72 Bernard Plongeron, Théologie et politique au siècle des Lumières (1770-1820), Genève, Droz, 1973. 73 Bernard Plongeron, L’Abbé Grégoire (1750-1831) ou l’Arche de la fraternité, Paris, Letouzey et Ané, 1989, p. 82.
LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS
79
lieu, à l’argumentation particulière qu’il développe où s’entrelacent fils religieux et fils républicains pour
dénoncer l’Inquisition espagnole.
Toutes deux servent le même enjeu politico-théologique : la « chrétienté républicaine » dont rêve
l’abbé Grégoire et qu’il tente d’installer74, depuis les débuts de la Révolution, défendant contre ses
détracteurs le rôle éminent que joue « l’idée religieuse » pour forger le lien social75. Or ce projet ne se
réalisera qu’accompagné de la refonte à laquelle il ne cesse de travailler, et par cette Lettre, encore, de
l’alliance entre l’Église gallicane et l’État, le Créateur étant le lien unique, la puissance transcendante
constitutive des autorités terrestres, politiques et religieuses. C’est pourquoi Grégoire veut donner le
maximum de publicité à ce débat, et s’arrange pour l’étendre à l’échelle européenne.
Dès l’intitulé de la Lettre, Grégoire manifeste sa double allégeance : il s’adresse à son interlocuteur,
d’abord comme citoyen, ce qui renvoie à la liberté dont jouit désormais tout Français et qui s’oppose à la
fonction de Don-Joseph de Arce, Grand Inquisiteur d’Espagne, quasi-synonyme de Persécuteur en chef.
C’est en égal, ensuite, qu’il oppose la réprobation de l’Église gallicane à l’archevêque de Burgos. En tant
qu’évêque de Blois, il s’annonce « l’organe du clergé français »76 ; ce clergé, comme il a soin de le
spécifier dans le corps de la Lettre, « qui, dans un écrit revêtu de ses suffrages, a déclaré qu’il abhorrait
l’Inquisition », ce clergé qui, réuni, récemment encore, en concile, s’est prononcé solennellement « contre
tout acte de violence exercé sous prétexte de la religion ».
Ce sont les bienfaits du christianisme régénéré que l’abbé Grégoire entend communiquer ainsi aux
« chrétiens persécuteurs », en même temps que « les vérités fondamentales des droits des peuples », par-
delà la personne de l’archevêque d’Espagne. Autrement dit le pays qui est non seulement celui au sein
duquel l’Inquisition « a prolongé son existence » mais aussi le chef des territoires du Nouveau Monde et
des autres pays de langue espagnole où règne encore un catholicisme rétrograde du même genre.
C’est encore Plongeron qui fait remarquer la « mutation de la référence théologique » initiée par
l’Église gallicane de concert avec son désir de retourner aux sources du christianisme originaire.
74 L’évêque Grégoire, dans sa Lettre circulaire pour la convocation des élèves au séminaire de Blois, en juillet 1791, déclare que
les séminaristes sont appelés à « cimenter » l’union entre l’autel et le gouvernement en se présentant à leurs concitoyens,
l’Évangile d’une main, la Constitution de l’autre. 75 Grégoire, lucide comme toujours, mais courageux comme toujours, ne craint pas d’évoquer, vers la fin de la Lettre, les
adversaires de tous genres qu’il combat, de même que les persécutions dont lui et ses confrères religieux ou politiques ont été, ou
sont encore l’objet, pour être indéfectiblement attachés « à la religion et à la république ». 76 Grégoire se sent représenter dans cette affaire non seulement le clergé français, mais aussi la foule des « hommes éclairés »,
auquel il mêle sa voix, ajoutera-t-il dans le corps de la lettre lorsqu’il joindra aux droits des citoyens, les « droits de l’humanité »,
au nom desquels il plaide tout à la fois l’abolition de l’Inquisition.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
80
L’érudition de Grégoire puise, en effet, nous l’avons vu, dans les écrits des Pères et dans l’enseignement
du Nouveau Testament.
D’entrée de jeu, dans la Lettre, Grégoire met en question la légitimité même de l’Inquisition comme
« établissement religieux ». Et d’autoriser du coup la mise hors champ du terrible tribunal77 des institutions
religieuses, de l’Évangile et des pères de l’Église. Il s’adresse en particulier à Saint Cyprien (auteur,
précise en note Grégoire, d’un Traité de l’unité de l’Église) qui affirme le droit d’ingérence de n’importe
quel évêque d’un pays catholique à s’élever contre une « institution contraire à l’Évangile ».
Immédiatement après, pour parer à l’objection que l’Inquisition étant maintenant un instrument politique,
échappe à la critique d’un étranger, selon le principe « enregistré dans la constitution française » de
s’immiscer dans le « gouvernement des autres peuples », Grégoire se réclame alors du droit des gens qui
fait exception pour les crimes contre l’humanité, tels la traite et l’esclavage. Le contre-tribunal de la
Tolérance est monté : comme institution prétendument religieuse, l’Inquisition sera coupable de lèse-
Évangile, comme institution politique de « lèse-humanité ».
Pour étayer le premier chef d’accusation, l’argument maître de Grégoire est l’identification de la
tolérance religieuse à la figure du « divin fondateur du christianisme » et à ses exhortations « d’une tendre
charité », sans laquelle il ne peut exister de « vraie » tolérance, comme il le répète et le répétera ailleurs.
De même que dans sa défense contre la persécution des Juifs quand l’Agneau était présenté comme le seul
modèle à suivre pour les chrétiens, de même que dans sa défense de l’oppression des noirs quand la
parabole à imiter était celle du Bon Samaritain, ici pour la défense de la liberté de conscience constitutive
de la « vraie » tolérance, Grégoire invoque la parabole du Père de Famille qui enjoint à ses serviteurs de
laisser l’ivraie mêlée au froment jusqu’au temps de la moisson, et donc, explique Grégoire, de s’en
remettre à la justice éternelle, à Dieu et au Jugement dernier.
S’opposant explicitement, encore une fois, aux apologètes prérévolutionnaires, Grégoire offre ensuite
une autre interprétation, remontant aux sources, du fameux « Contrains-les d’entrer », sur lequel se fonde
l’intolérance religieuse pour justifier les persécutions. Se référant alors aux premiers évangélistes, aux
écrits des pères, à l’autorité de célèbres historiens de l’Église, Grégoire caractérise positivement la
tolérance religieuse. Les différents traits qui définissent son exercice lui servant comme autant
d’arguments : respect de la liberté de conscience (Athénagore), emploi de la raison et non de la force
(Saint Hilaire), interdiction de toute « rigueur » pour détruire l’erreur, remplacée par la douceur et la
persuasion (Saint Chrysostome), interdiction des mauvais traitements envers les errants (Saint Augustin),
77 Ce qui ne laisse pas de rappeler l’acharnement d’un père Bergier, par exemple, à taxer les philosophes athées de non-
philosophes.
LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS
81
inutilité des mauvais traitements contre la volonté (Lactance), esprit de mansuétude pour réunir les frères
séparés (Saint Grégoire le Grand).
Au contraire, l’intolérance religieuse ne suscite que des ennemis à la religion, fait remarquer Grégoire,
prenant à témoin, selon sa méthode habituelle, expériences historiques, « observations de fait » et citations
de philosophes politiques ou jurisconsultes, comme Filangieri dont il apprécie beaucoup les idées. Tout
cela, toute cette accumulation de références pour démontrer, d’un côté, la vérité du principe constitutif de
son interprétation, de l’autre, son ancienneté et son autorité qu’il oppose aux arguments de ceux qui,
depuis la révocation de l’Édit de Nantes, préfèrent le « glaive de la terreur au flambeau de la raison ». Il
place, comme il le fait toujours (par exemple, dans sa Motion en faveur des Juifs, ainsi que nous l’avons
déjà vu) sa définition de la tolérance religieuse inspirée de la pureté du Christianisme originaire au cœur
de son argumentation : « l’esprit de l’église fut toujours de fermer son sein à l’erreur, mais d’ouvrir ses
bras à des frères errants ».
Au passage, Grégoire profite de sa démonstration, à savoir que le véritable christianisme s’interdit de
violenter les consciences et que cela produit même des effets contraires, pour épingler la « persécution
exercée depuis cinq ans, au nom de la philosophie, contre les catholiques français »78. Il s’agit du coup
d’État de septembre 1797 auquel le Directoire avait réagi en persécutant, comme sous la Terreur, l’Église
néo-gallicane. Mais cette allusion à l’actualité politique lui permet de se tourner plus directement vers la
réalité de son siècle et des progrès qui l’ont marqué. Les arguments, visant les prétentions de l’Inquisition
à perdurer, sont dirigés alors de façon à montrer le parallélisme des préceptes de l’Évangile et du
Christianisme primitif avec les principes de la Révolution.
Nous ne sommes plus « dans la fange du Moyen Âge », ce qui pouvait encore faire comprendre la
naissance de l’Inquisition à ce moment, mais bien au dix-huitième siècle — Grégoire se retrouve ici,
comme dans ses autres plaidoyers, en prise directe avec les révolutions, scientifiques, philosophiques,
politiques, de son époque — qui entretient, dans le droit-fil du progrès culturel et social, de la
« civilisation », comme préfère dire Grégoire, des idées de tolérance, de liberté et d’égalité accordées aux
pratiques et aux institutions nouvelles.
La critique de Grégoire se fait alors propre à toucher cette puissance suprême, l’opinion publique. On
s’en aperçoit aussi par les nombreuses citations d’historiens sacrés, à l’intention des chrétiens, et, pour les
autres, de penseurs consacrés par tout le siècle, comme Montesquieu. La « puissance la plus formidable
qui soit sur la terre », comme il qualifiera plus loin la force de l’opinion, en faisant vibrer la corde
78 Grégoire revient, plus loin, dans son texte à cette persécution, pour rappeler, une fois de plus, conformément à sa philosophie de
l’histoire, que la Providence mène tout, ajoutant qu’au demeurant grâce à la persécution, le triage entre mauvais et bons et fidèles
chrétiens s’est opéré.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
82
politique, car c’est à travers elle que s’exprime la souveraineté du peuple. L’argumentation fait valoir tous
les caractères du tribunal de l’Inquisition par lesquels elle offense aux réformes du siècle : le secret dont
elle s’entoure, l’absence de publicité qui laisse soupçonner l’intégrité des juges, le travestissement d’une
religion tolérante en une puissance despotique, persécutrice, ignorante des « sciences et de la liberté ».
L’attaque se radicalise, réunissant les deux chefs principaux d’accusation. Grégoire rappelle, d’abord,
une « vérité de fait », comme il dit : les empereurs, les nobles, les riches79 symboliseront plus loin dans la
Lettre, « l’erreur, l’opulence et le vice ». Il dénonce, terrible, tous ces puissants, autrement dit, qui
craignent, depuis longtemps, le message de l’Évangile. Ce livre, proclame Grégoire, est « une véritable
déclaration des droits », rappelant aux hommes leur liberté native où ils n’avaient pas de maître, excepté
Jésus-Christ, et l’égalité primitive qui les rend tous frères. Contre l’alliance traditionnelle entre le trône et
l’autel sur laquelle s’appuyait les apologètes d’Ancien Régime dans leur définition de la tolérance,
Grégoire nomme l’ennemi qui se forma tout au long du règne des rois pendant l’ancien régime : « une
coalition criminelle entre les pontifes et les despotes pour river les fers des nations ». La célèbre
apposition du « règne des rois » et du « martyrologe des nations » apparaît bien à cette lumière non
seulement le fait du républicain convaincu mais aussi du religieux indigné de la corruption de l’Église à
laquelle les rois ont prêté main-forte pour faire prospérer leurs intérêts égoïstes.
Un second crime est ensuite dénoncé : l’ignorance entretenue sciemment par le despotisme associé à la
religion pour dérober aux hommes les principes des « droits des peuples » et pouvoir leur commander
« une soumission aveugle », véritable attentat à la raison et à la dignité de l’homme, C’est en même temps
contraire à l’enseignement de Saint Paul dans l’Épître aux Romains : « que votre soumission soit
raisonnable ».
Grégoire resserre le tir en se tournant, dans la dernière partie de sa Lettre, sur les effets contraires
qu’engendre l’existence même de l’Inquisition. À cet égard, Grégoire montre, d’une part, comment ce
tribunal sans laisser d’être un scandale pour les « vrais chrétiens » sert de prétexte aux ennemis de la
religion pour dénoncer toute religion et nuit à la réunion des frères chrétiens séparés. Il ne s’agit ici que
des protestants d’Allemagne. Vers la fin de son texte, cependant, Grégoire, espérant la suppression
prochaine de l’Inquisition espagnole, s’attaque à Genève, la cité modèle de Jean-Jacques, pour dénoncer
l’intolérance religieuse de la constitution qu’elle vient d’adopter.
D’autre part, et encore une fois, la force ne sert à rien en matière politique alors que les mesures douces
et surtout graduelles, la répression des abus, surtout la liberté du culte ou des consciences, la liberté de
79 Il a fallu une grande dégénération dans les idées pour arriver à celle que présentent ces mots prince-évêque », écrit Grégoire en
s’élevant, un peu plus loin, contre la doctrine du pouvoir temporel des papes et aussi contre le luxe dont s’entoure la « cour de
Rome » qui fait injure au vœu de pauvreté des prêtres.
LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS
83
presse ou des idées, arrivent à bout de tout. Il suffirait, résume Grégoire, que la religion soit « épurée de
tout ce qui n’est pas elle », ne gardant que ses dogmes véridiques et sa morale sublime, et que ses prêtres,
prêchant d’exemple, unissent vertus et talents, pour faire cheminer, selon le plan divin, avec à ses côtés, la
raison et la philosophie, le genre humain réconcilié.
L’argumentation prend enfin une dimension presque majoritairement politique, tout en étant sous-
tendue par la thèse favorite de Grégoire qui fait dépendre toute émancipation et toute « régénération » des
changements démocratiques et juridiques. Réunissant droits de l’humanité aux droits constitutionnels des
Français, et ceux-là aux valeurs d’émancipation dont est porteuse une religion qui a retrouvé sa pureté
primitive telle que l’enseigne une Église gallicane, alliée de la République, soucieuse de justice sociale,
l’abbé Grégoire, élève à la dignité d’un « dogme presque religieux et désormais impérissable », le dogme
politique de la souveraineté du peuple ensemble avec la définition de la loi comme expression de la
volonté générale.
Cette assimilation montre encore une fois comment Grégoire est profondément démocrate et
républicain ; de plus, c’est en toute connaissance de cause qu’il s’oppose ici à l’abbé Bergier. Il nous dit,
en effet, dans ses Mémoires, discutant de la prétention de Rousseau à juger le christianisme inconciliable
avec la liberté, soutenir, au contraire, pour sa part que le catholicisme est inconciliable avec le despotisme,
contre, en particulier, l’abbé Bergier qui mettait « presqu’au nombre des hérésies le dogme de la
souveraineté du peuple », dans sa brochure anonyme, Quelle est la source de toute autorité ?
Appelant de ses vœux la suppression du Saint-Office, il prédit que : « le cri de la liberté retentit dans
les deux mondes » et l’Espagne se mettra bientôt au diapason des pays touchés par la marche irrésistible
de la Révolution. En leur compagnie, le peuple espagnol retrouvera ainsi, de la même manière que la
nation française, « la charte de leurs droits ». Grégoire, en termes presque identiques à ceux avec lesquels
il évoque le sort heureux auquel sont appelés les Juifs ou les Noirs, annonce : « L’Èbre et le Tage verront
aussi leurs rives cultivées par des mains libres ». Et de montrer, comme dans les autres causes qu’il a
plaidées, la cause des droits civils des Juifs, la cause de l’émancipation des Noirs, les avantages que
procure à l’État et à ses citoyens une « sage tolérance » : la prospérité nationale, le progrès « des sciences,
de l’industrie, du commerce, de l’agriculture », le bonheur.
L’anathème final est lancé. Grégoire universalisant sa cause en même temps qu’il l’historicise, appelle
à ses côtés « la religion, l’Europe et la postérité » pour réclamer, au nom de la fraternité qui unit la
« famille humaine », au nom de la vérité et de la vertu, au nom de la justice et de la tolérance,
l’anéantissement définitif du tribunal de l’Inquisition :
Qu’il soit enfin arraché cet arbre, dont le tronc est à Madrid, qui étend ses rameaux à Lima, à Mexico, et dont
les surgeons implantés à Lisbonne, à Goa, y ont produit des fruits non moins amers. Que sur la table des abus
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
84
détruits, suspendue au frontispice du siècle nouveau qui va commencer, l’Inquisition soit inscrite au premier
rang.
Grégoire, aura la joie, sans doute semblable à l’exultation qui s’empara de lui quand fut proclamée la
République, de voir supprimer enfin en Espagne le redoutable tribunal de l’Inquisition, au tournant du
siècle nouveau80. Il ne restait plus à « la religion et [à] l’humanité », comme le déplorait l’abbé Grégoire à
la toute fin de son imprécation, que « de quoi s’affliger d’être condamnées à conserver de tels souvenirs ».
80 Ajoutons, pour plus de précision, que l’Inquisition d’Espagne, presque désarmée par les mesures prises par le ministre d’Aranda
à la fin du dix-huitième siècle, fut supprimée, d’abord temporairement, sous la domination française, de 1808 à 1814, puis
définitivement, par les Cortès, en 1820.
LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT
CHAPITRE IV
Pendant de longues années, je fus calomnié, pour avoir défendu les
mulâtres et les nègres, pour avoir réclamé la tolérance en faveur
des juifs, des protestants, des anabaptistes81. J’ai juré de
poursuivre tous les oppresseurs, tous les intolérants. (Discours sur
la liberté des cultes)
LA PLAIE LA PLUS PROFONDE
Au tournant des années 1794-1795, le projet de Grégoire d’une chrétienté républicaine qui devait faire
se répondre mutuellement, éclairées par le flambeau de la raison, les harmoniques du religieux et du
politique, apparaît au bord de l’effondrement. Poursuivi de pair avec un esprit de tolérance qui se
confondait dans sa dimension religieuse avec la charité chrétienne et avec la fraternité dans sa dimension
politique, cet idéal devait faire prospérer l’État et permettre à l’esprit public de progresser tout en
réunissant les citoyens, membres égaux et libres de la grande famille humaine, sous les « bannières de la
religion » associées au « drapeau de la République ». Comme Grégoire s’exclamait naguère encore lors du
Discours sur la Fédération du 14 juillet 1792 : « sous les auspices de la religion que la douce égalité
donne la main à la liberté ».
La fureur, cependant, de l’intolérance destructrice se déchaînait à la fois sur la droite et sur la gauche
de l’évêque de Blois alors même qu’il apparaissait comme le chef de l’Église constitutionnelle, travaillant
avec succès à sa reconstruction, au lendemain du concile national réuni à son initiative. Les citoyens-
évêques affermissaient la ligne de conduite de l’Église néo-gallicane tout en délimitant ses libertés par
rapport « à la cour de Rome ». Ils étaient pourtant pris entre les feux croisés des prêtres réfractaires (et
contre-révolutionnaires) comme des révolutionnaires anticléricaux qui renouvelaient la « persécution »
contre le catholicisme.
81 Grégoire dans ses Observations sur les calomniateurs et les persécuteurs écrit en 1796, une année après le Discours sur la
liberté des cultes, ajoute à cette liste déjà assez longue, « les sciences, la démocratie, la liberté de presse, celle du culte, etc. ». Il
dresse le bilan, en quelque sorte, de ses combats de l’année écoulée ! Il n’hésite pas à ajouter, un peu plus loin, montrant par le
rappel de son action passée, mais sans bravade, sa combativité inlassable pour la tolérance et le respect des droits de l’homme et
du citoyen : « si l’on persécutait une secte quelconque, à l’instant et par principe de conscience, je reprendrais la plume pour
plaider ses droits ; il m’est doux de pouvoir invoquer ma conduite passée pour garantir cette assertion ».
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
86
La destruction du culte, dénonce Grégoire dans ses Mémoires, est l’attentat le plus hideux de la Convention ;
c’est la plaie la plus profonde qui ait été faite à la France considérée sous le point de vue politique comme
sous l’aspect religieux. Ils connaissaient bien peu l’homme en général et la nation, ces députés qui croyaient
avoir rendu la nature veuve de son auteur et anéanti ce qu’ils appelaient la superstition.
De nouveaux coups venaient enfler le courant qui grondant, dans l’arrière-fond socio-politique, depuis
les attaques des « philosophes » contre le fanatisme et la superstition, avait grossi sous la Terreur, et
reprenait de plus belle avec une nouvelle violence sous le Directoire. Les répressions qui se succédaient
précipitaient le mouvement de sécularisation et finissaient par englober prêtres réfractaires et prêtres
« patriotes » sous la même qualification de traîtres à la République, les embrassant sans discrimination
dans leur vindicte, depuis la guerre politique et religieuse contre la Vendée. Grégoire fera valoir, au
contraire, qu’il a épargné à ses concitoyens par son action pastorale envers les curés, les encourageant à
demeurer fermement attachés à la patrie, par sa correspondance également, plusieurs « Vendées ».
Comment l’intrépide Grégoire allait-il tenter de renverser un état de choses aussi sombre pour l’église
dont il défendait les principes politiques et religieux, restaurer, malgré la tempête, la liberté, l’égalité et la
tolérance, maintenir enfin les droits du croyant ensemble avec ceux de l’homme et du citoyen dans la
République ? La situation ne laissait pas de rappeler la situation des apologètes chrétiens pré-
révolutionnaires luttant, contre le vent de l’Histoire, pour arrêter la fracture qui se creusait et allait
effectivement rompre les alliances traditionnelles ?
Grégoire, en homme des Lumières mais aussi en démocrate convaincu du « dogme », comme il le
nomme, de la souveraineté du peuple, pense tout de suite à gagner à sa cause l’opinion publique, non
seulement nationale, mais de façon caractéristique, européenne. Il y a un moment, il nous le confie dans
ses Mémoires, qu’il va aux séances de l’Assemblée tout en ayant « en poche [s]on discours sur la Liberté
des cultes », qu’[il] avai[t] communiqué à [s]es collègues dans l’épiscopat », attendant l’occasion
d’intervenir qui « permettrait, souligne-t-il, à la raison l’accès de la tribune ». La discussion du 1er nivôse
an III (21 décembre 1794) sur les « ridicules Fêtes décadaires », déclenchée par le discours de Marie-
Joseph Chénier, la lui fournit. Il la saisit mais c’est au milieu de véritables rugissements que le courageux
Grégoire lut son discours. Il fut forcé de s’interrompre. Ne désarmant pas, il le fit imprimer, y compris son
projet de décret, et traduire en plusieurs langues.
J’étais bien sûr, dit-il, dans ses Mémoires, de recueillir des outrages ; mais il fallait les braver. Parler à
l’assemblée, c’était parler à la France et à l’Europe. J’étais sûr d’imprimer à l’opinion publique, déjà ébranlée,
un mouvement que rien ne pourrait arrêter. L’événement vérifia complètement notre attente.
Grégoire continue un peu plus loin, tout d’abord en mentionnant la lettre pastorale sur le rétablissement
du culte qui a suivi immédiatement l’impression de son discours en tant que député, puis en se félicitant de
la stratégie victorieuse l’ayant poussé à s’adresser, comme dans ses autres causes, à l’opinion publique :
LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT
87
De tous les coins de la France s’élevèrent des cris de félicitations à celui qui le premier avait réclamé la liberté
des cultes ; la première de toutes les puissances, qui en dernier résultat détruit ou consolide toutes les autres,
l’opinion publique, commanda bientôt ce que j’avais demandé ; et trois semaines après m’avoir outragé, on
décréta la liberté des cultes, d’après un discours de Boissy-d’Anglas, qui insultait à tous les cultes », « et
conséquemment à la nation », conclut dans ses Mémoires l’irrépressible abbé.
L’Assemblée votera effectivement la liberté des cultes, quelques semaines après, le 21 février 1795 ;
elle vota également la séparation de l’Église et de l’État que réclamait, à toutes fins pratiques, le
stratégique Grégoire.
S’agit-il alors d’une victoire, comme il semble le penser, ou d’un compromis qui a toutes les allures
d’un repli, pis, d’une défaite qu’enregistre celui qui a juré de s’opposer à tous les oppresseurs, à tous les
intolérants, qui a rêvé d’allier, comme autrefois le trône soutenait l’autel et réciproquement, la religion
« régénérée » et la république démocratique ?
Curieusement, c’est tout cela à la fois, comme nous nous apprêtons à le voir sur pièces. Le Discours
sur la liberté des cultes est une matrice à plusieurs entrées ; nous le complétons par un court texte de 1796
qui revient sur la bataille livrée devant l’Assemblée tout en insistant davantage sur les enjeux religieux,
Observations sur les calomniateurs et les persécuteurs en matière de religion. Leurs effets sur le plan du
problème de la tolérance, sont à la fois rétrogrades et anticipateurs, dépendamment des enjeux moraux,
religieux et politiques qu’il enveloppe et sur lesquels l’analyse choisit d’insister. L’abbé Grégoire a gagné,
c’est un fait, la liberté des consciences, ce qui, à ses yeux, est primordial ; comme il l’écrit : « un peuple
qui n’a pas la liberté des cultes sera bientôt sans liberté ». Ce qui semble indiscutable aussi c’est que le
maintien de l’Église constitutionnelle, au sein de laquelle seule le projet de chrétienté républicaine aurait
pu s’épanouir, tombe finalement, mais non à ce moment-là-là ; ce sera le coup politico-religieux du
Concordat, réalisé par Napoléon en 1801, qui consommera définitivement par la suite le divorce entre
l’Église gallicane — qui n’existera plus par définition — et l’État.
Mais la Liberté des cultes est aussi un repli stratégique, au mieux un compromis, si on regarde du côté
de l’un des fronts sur lequel combat Grégoire dans ce Discours : maintenir la présence de la religion, —
même séparée de l’État qui ne salariera plus les ministres du culte —plus précisément, des religions et de
la foi religieuse. Lien social parmi le plus puissant, comme Grégoire l’affirme souvent, la religion est aussi
une morale qui est garante du comportement civique désintéressé, de l’observation des devoirs et du
respect des lois. « Point d’État sans religion », c’est là, pour Grégoire, la composante indispensable du
politique. C’est au regard de cet objectif qu’il plaide pour le retour à la tolérance civile : peu importe à
l’État la dénomination du Dieu qu’on prie, si la foi du croyant ne nuit pas à l’ordre public, rappelle-t-il,
derechef.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
88
Exiger la tolérance civile tend à ménager en même temps une certaine victoire pour l’idéal chrétien-
républicain. L’abbé Grégoire exploite le principe de la tolérance civile en le rendant solidaire de l’idée de
tolérance religieuse telle que la défend son herméneutique. Une tolérance religieuse dissociée de toute
violence ou de toute contrainte, à l’image de la religion épurée, d’inspiration janséniste, que pratique
l’Église néo-gallicane, ennemie du despotisme et de la tyrannie, faisant du patriotisme une vertu
religieuse, et qui est tout à fait étrangère à l’idée de religion dominante. Grégoire, dans les Observations,
insiste davantage que dans La liberté des cultes, sur le fait qu’on ne doit pas craindre du catholicisme un
quelconque appétit de domination ; il argue qu’on ne fera pas équivaloir la religion qui a le plus grand
nombre d’adhérents avec une religion dominante, cette dernière qualité, strictement juridique à ses yeux,
ne pouvant lui être octroyée que par les lois de l’État.
Rien n’empêche alors le citoyen catholique, fait-il valoir, de révérer pareillement ses deux parents : le
Père commun à tous les hommes, le Créateur, et la Patrie, la mère commune de tous les citoyens — la
mère qui n’est pas l’Église comme les apologètes pré-révolutionnaires l’argumentaient pendant qu’ils
faisaient du Roi très-chrétien, le représentant de Dieu. Il n’est guère indifférent à ce moment que Grégoire,
à côté de ses activités de député et de pasteur, soit aussi le fondateur de la Société de Philosophie
chrétienne ainsi que des Annales de la religion, un journal de combat consacré à témoigner, en ces temps
d’apostasie généralisée, des réalignements structuraux de l’Église constitutionnelle post-thermidorienne en
même temps qu’à rapatrier dans son camp les arguments du républicanisme civique humaniste, « dans ce
siècle de tolérance et de philosophie » (Observations sur les calomniateurs et les persécuteurs).
Plus profondément, enfin, serait-il impertinent de suggérer que si Grégoire présente son Discours sur
la liberté des cultes comme une victoire, dans ses Mémoires, c’est qu’il en pressent le bénéfice futur pour
sa cause ? D’un côté, Grégoire qui a toujours pensé, avec toutes les Lumières, que l’homme est homme
parce qu’il est éducable et perfectible, et que tout processus de changement ne porte ses fruits que s’il est
graduel — on l’a vu dans ses écrits en faveur des Juifs comme en faveur des Noirs — conserve la
conviction indéfectible que viendront les temps où tous ses frères se rendront à la « vérité ». Ils seront
accueillis dans la maison du Père, qui a plusieurs demeures, on le sait. Sa tolérance se fortifie de cette
espérance.
De l’autre côté, le jansénisme figuratif qui inspire son action le conforte dans l’idée que les épreuves et
la persécution aident à fortifier la foi des bons chrétiens et, plus important encore, elles suscitent un
nouvel élan vers la régénération intérieure. Sur un plan plus politique, la séparation de l’Église et de l’État
rend à l’église constitutionnelle l’autonomie pour gouverner ses membres sans intervention de l’État. Elle
laisse les évêques constitutionnels, en quelque sorte, maîtres chez eux, libres de convoquer conciles et
synodes, sources les plus révérées, après l’Évangile et les écrits des Pères, du développement de la
LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT
89
doctrine, bases indispensables au rétablissement de la religion en France82. Dans les Observations,
Grégoire prend soin de montrer que les conciles nationaux de l’Église constitutionnelle s’occupent aussi
de renforcer les liens qui attachent les catholiques à la république. Il donne comme exemples les décisions
prises en concile national d’élaguer la religion des « abus que le despotisme et l’ignorance ont voulu enter
sur la religion », d’user de la langue nationale dans les offices au lieu du latin, de supprimer toute
référence à « l’asservissement à la royauté », dont se réclamait encore hier l’Église traditionnelle.
Que Grégoire mette en épigraphe à son Discours une citation appropriée du Traité de la tolérance, de
Voltaire que pourtant il n’aime guère, sur l’importance de ne pas chercher à gêner les cœurs si l’on veut
les rallier, nous révèle d’emblée, à part sa double habileté stratégique à se référer en ces circonstances au
Philosophe libre-penseur par excellence mais dont le Traité se réfère à son combat pour les Protestants
qui, eux, ne sont plus persécutés, nous révèle, donc, les deux adversaires idéologiques qu’il combat dans
son texte. L’intolérance qui engendre la violence et le fanatisme, impuissants en définitive à forcer les
consciences, la philosophie déiste, voire athée, qui voudrait anéantir la religion et matérialiser la nature,
sous le nom de superstition.
L’argumentation que développe Grégoire dans la Préface de son texte, et qu’il reprendra dans les
premiers paragraphes de ses Observations, est sous-tendue par le renversement d’attribution des
accusations de fanatisme intolérant et de superstition à l’égard de la religion. Il les déporte, à leur tour,
vers les adversaires politiques du rétablissement du culte qui croient légitimer leur « persécution » du
catholicisme par le recours à la philosophie83 et qui arguent de la prétendue incompatibilité du culte
catholique avec « l’état républicain ». Avec ironie, selon un procédé dont il est coutumier, Grégoire feint
d’avoir été tenté d’user à son tour avec la même légèreté que les contempteurs de la religion, des
accusations verbeuses dont ces derniers sont coutumiers, Supposant qu’il se soit réapproprié les attaques
de certains philosophes anticléricaux : « j’aurais répété avec emphase ces mots, « hochets du fanatisme »,
« tréteaux de la superstition », « mythologie chrétienne », « charlatanisme sacerdotal », etc., en y joignant
quelques objections cent fois détruites, quelques plaisanteries usées, des sarcasmes et des calomnies contre
l’auteur, la brochure était faite ». Tout cela donne le ton du Discours prononcé à la tribune de l’Assemblée
82 Voir pour plus de développements sur ce point de vue, l’analyse très fine de Dale Van Kley, « Grégoire’s Quest for a Catholic
Republic », dans The Abbé Grégoire and his World, J. D. Popkin et R. H. Popkin, eds., Dordrecht, Kluwer Academic Publishers,
2000, p. 71-107. 83 Il s’agit, bien entendu, pour Grégoire de la philosophie matérialiste et athée, non les grands auteurs qui ont cru à « l’évangile » ;
et de citer la longue liste dans les Observations, des géants anglais, français, allemands philosophes, tels Bacon, Leibniz, Newton
ou Descartes.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
90
pour réclamer la liberté des cultes, et faire décréter la séparation de l’Église et de l’État — le moyen le
plus pragmatique de la garantir, juge-t-il.
Le premier front sur lequel combat Grégoire qui parle comme « législateur » dans son Discours
présente deux versants complémentaires : écarter tout ce qui nuit à l’unité de la République, d’un côté,
maintenir intacts les principes de la Déclaration, de l’autre. Le premier versant commande alors l’énoncé
des moyens pour empêcher que se répandent « les germes de division », et au premier titre les troubles
religieux. Le second versant, à son tour, exige de laisser cours à la liberté de pensée et d’expression,
« faculté de droit naturel », dont découle l’observation de la liberté de culte et le respect des « opinions
religieuses ». De même il faut abolir toutes les distinctions, autre nom pour les inégalités de traitement,
comme, par exemple, le fait de tolérer l’athée ou le protestant mais d’attaquer le catholique84, procédés qui
contreviennent au « dogme de l’égalité politique ».
Les Observations soulignent, au contraire, que la morale évangélique qui partage avec la démocratie la
même source, c’est-à-dire la « nature » relève à l’instar de tous les apologètes des Lumières85, Grégoire,
prône l’égalité, à l’image de son « législateur », Jésus-Christ. Partant, pour les chrétiens patriotes, il
n’existe qu’une « caste sociale », celle du citoyen. C’est sur la relation entre le citoyen et l’État que prend
appui l’ouverture du second front, tout à fait central, sur lequel s’avance alors Grégoire : lutter contre la
persécution et contre ses effets de division.
Une seule caste sociale, donc, mais encore faut-il préciser ce qu’est un « bon citoyen », un « bon
catholique », diront de façon plus polémique les Observations, distinguant les prêtres patriotes, fidèles à la
République, des « brigands de Charette » contre-révolutionnaires et ennemis des curés constitutionnels.
Grégoire donne une définition succincte qui met l’accent sur les devoirs à remplir envers les membres du
corps social en suivant les principes de liberté et d’égalité. Un gouvernement qui, par l’action de ses lois,
en exigerait davantage serait tyrannique. Ainsi, pour ne pas porter atteinte aux principes républicains, le
gouvernement doit veiller à ne pas rompre la liberté et l’égalité politiques. Cela signifie, par conséquent,
montre Grégoire, à empêcher, d’un côté, que les citoyens soient troublés et, de l’autre, que les citoyens ne
troublent « l’harmonie » sociale. Le « foyer de division » est nommé : la persécution de la religion en
84 Dans les Observations, Grégoire insiste encore davantage sur le fait que la Convention avait été, pendant « dix-huit mois », sur
l’article de la religion scandaleusement en opposition avec la volonté du peuple, et que manipulée par « quelques brigands, elle
affectait de croire que la France entière avait abjuré son Dieu ». 85 Il faut faire attention à l’enjeu polémique que recouvre le terme de nature à l’époque. L’abbé Bergier, critiquant Le système de
la nature de d’Holbach, a soin de montrer qu’en homme des Lumières, il part comme d’Holbach de la nature, la différence de
taille, pour l’apologète chrétien, est que la nature renvoie à son Créateur, Dieu, tandis que celle-ci est vidée de toute référence à
Dieu chez d’Holbach ou chez Diderot.
LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT
91
même temps que son antidote désigné : la liberté des cultes. Grégoire développe alors en trois volets
interdépendants l’argumentation décisive de son Discours en faveur de la liberté des cultes.
Dans le premier volet, il entreprend de bien délimiter ce que suppose la tolérance civile par rapport
avec les principes politiques de la République. La religion, sous-entendu le catholicisme du clergé
constitutionnel, qui reconnaît « la souveraineté nationale, l’égalité, la liberté, la fraternité dans toute leur
étendue », ne peut être taxée de religion persécutrice. Les sectateurs, à condition d’adhérer à ces « dogmes
politiques » ont droit à la tolérance et à la liberté de professer leurs croyances : « Qu’un individu soit
baptisé ou circoncis, qu’il crie Allah ou Jéhovah, tout cela est hors du domaine de la politique ».
Dans le second volet, Grégoire montre, a contrario, après avoir rappelé quelques exemples historiques
de pays tels la Hollande, l’Helvétie ou l’Amérique qui ont atteint puissance et bonheur en adoptant les
« maximes de la tolérance », les effets qu’il juge « contre-révolutionnaires » de la persécution, la cause, en
premier lieu, du relâchement du lien social et, en deuxième lieu, de la rétrogression éventuelle vers
l’esclavage, en troisième lieu, du ralentissement des progrès de l’esprit humain.
Le troisième volet est consacré à montrer pourquoi la persécution, « soit qu’elle s’exerce au nom de la
religion ou au nom de la philosophie », est en fait le contraire de la tolérance religieuse et politique.
Autrement dit, inversant les coupables86, Grégoire accuse de « fanatisme » le politique incrédule qui
bafoue le « vœu national » et la liberté du citoyen, et, aussi bien, le philosophe, ou plus exactement le
sophiste, intolérant de toute religion, qui font obstacle au développement économique de la France et l’ont
fait régresser sous le joug du despotisme. On aboutit, dans l’état actuel des choses, à demander, suprême
contradiction, s’exclame Grégoire, « la tolérance aux fondateurs de la liberté française ».
Grégoire se tournant, dans la dernière partie de son Discours, vers les fondements politiques et
intellectuels de la liberté des cultes, et se réclamant, selon sa méthode habituelle pour étayer l’argu-
mentation, des faits, de son expérience personnelle et de l’histoire, discute les différentes objections qu’on
oppose au culte catholique, et, de là, à l’utilité de la religion par rapport au corps social.
Pour commencer, il dispose de la prétendue incompatibilité du catholicisme et de l’attachement aux
principes républicains et aux lois du pays ; ses arguments culminent par la mise en cause des agissements
despotiques et tyranniques des persécuteurs eux-mêmes, nouveaux Louis XIV, qui voudraient bannir les
catholiques d’une « patrie que nous chérissons ». On retrouve là l’accusation des apologètes chrétiens pré-
révolutionnaires contre les « philosophes » qui les « rendent étrangers dans leur propre pays ». Notons tout
86 Fidèle à sa méthode d’étayer l’argumentation par des définitions rigoureuses, contrairement à ses adversaires, font remarquer
les Observations, qui se gardent bien « de définir ces mots [de superstition, de fanatisme] et d’en faire une application
raisonnée », Grégoire s’en prend à tous les exemples de véritable superstition, fanatisme ou iniquité, qui ont été commises sous la
Terreur ou pendant la guerre de Vendée, et qu’on veut assimiler faussement, injustement à la conduite des prêtres patriotes ou
« aux hommes paisibles qui se seront réunis pour prier à leur manière ».
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
92
de même la différence entre un simple pays et une patrie ; Grégoire, du reste, a maintes fois fait la
remarque dans ses lettres diocésaines que les Chrétiens avaient désormais gagné davantage qu’un pays,
une patrie. Les prétendus démocrates, argue-t-il, sont en fait des contre-révolutionnaires puisqu’ils dénient
au peuple, en s’opposant à la liberté des cultes, sa liberté en même temps qu’un droit inviolable,
sanctionné par la nature et par la loi.
Grégoire se penche ensuite vers l’argument de Bayle qui veut « qu’un État puisse exister sans
religion ». Il lui oppose l’autorité des législateurs anciens et modernes ainsi que les leçons des historiens
avant de reprendre et de développer ses propres thèses sur la fonction civilisatrice et morale de la religion,
soutien des mœurs, et, par là, de l’efficacité des lois. Dans les Observations, Grégoire fera jouer
Montesquieu, à deux reprises, en précisant les références exactes, pour dégager les rapports étroits qui se
tissent entre devoirs bien compris et bien observés, la religion qui éclaire le citoyen sur ces devoirs,
l’amour à proportion pour la patrie. Retrouvant les accents de Rousseau, il montre les mécanismes
d’intériorisation par la conscience et le cœur des commandements de la loi à laquelle on obéit d’autant
plus volontiers.
Et c’est la conclusion logique : puisque l’on ne peut concevoir une société sans principes religieux,
assises des « bonnes mœurs qui sont les pierres angulaires de la liberté », ni réaliser non plus l’unanimité
des croyances, il faut, demande Grégoire, « rattacher tous les cultes à la République en garantissant
l’entière et indéfinie liberté de tous les cultes ». Reprenant stratégiquement de son côté le combat de la
philosophie qui dénonce universellement les persécuteurs tandis qu’elle loue les « défenseurs de la
liberté », Grégoire résume l’action dynamique de la religion, premier adjuvant des vertus républicaines,
civiques et individuelles. Celle-ci encourage la fraternité entre les citoyens, épure les mœurs, fortifie la
raison, ennoblit l’âme, facilite l’attachement du peuple pour ses lois, « énergise » l’amour de la
République comme la haine de la royauté.
Élargissant ainsi son idéal de chrétienté républicaine à « toutes les sociétés religieuses qui sont dans la
République », mais l’infléchissant du même coup, il peint les avantages découlant de la liberté des cultes,
la consolidation de la démocratie qui s’accompagnera de la paix, de la tolérance et de la vertu générales,
chez des citoyens unissant amour de la religion et amour de la patrie.
Le bénéfice le plus grand à escompter, si la conspiration « d’arracher au peuple sa religion » avorte,
comme il le souhaite, est de maintenir debout la République. Une République unifiée et en paix, vivifiée
par la fraternité et la charité chrétiennes de ses citoyens, c’est bien là le combat pour lequel le citoyen
Grégoire ne cesse de monter au créneau : « le faisceau républicain sera le lien indissoluble de tous les
Français » dit le Discours sur la liberté des cultes, et le final des Observations de reprendre en termes
presque identiques : « des sociétés qui, malgré la disparité de leurs opinions religieuses, ont un élan
LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT
93
commun vers la liberté, et qui se réuniront toujours pour former le faisceau républicain, pourvu qu’on les
laisse en paix servir Dieu à leur manière ».
UN MUSÉUM D’HISTOIRE ARTIFICIELLE87
Autrefois l’orgueil des rois élevait des palais, cimentés par les
larmes de ceux qu’ils nommaient leurs sujets ; mais un
gouvernement républicain s’occupe d’établissements propres à
faire éclore le bonheur jusques dans les chaumières. (Rapport fait
par le citoyen Grégoire, au nom d’une commission spéciale88, sur
le Conservatoire des arts et métiers)
L’action culturelle et institutionnelle de Grégoire est tout comme son action plus directement politique
orientée par des lignes de force similaires : travailler à asseoir sur des bases fermes la République, à garder
la pureté de ses idéaux démocratiques fondateurs à travers les tourmentes en même temps qu’à les
universaliser à toute la grande « famille humaine ». Fondateur, en compagnie de ses amis conventionnels
et Idéologues, de la plupart des grandes institutions révolutionnaires destinées à fortifier l’esprit public, à
régénérer les mœurs en même temps qu’à développer le progrès des sciences et les arts, Grégoire se
montre surtout attentif non seulement à concrétiser ainsi par des établissements spécialisés « l’esprit
républicain » et l’amour des lois mais aussi à former le citoyen qui intègre la vertu comme composante de
la liberté réciproque des citoyens, un citoyen utile à sa patrie par son travail, pacifique, prospère et
heureux en conséquence.
Davantage, semble-t-il, que ses contemporains, recueillant l’héritage à la fois des physiocrates et de
l’Encyclopédie dans sa dimension technique, en même temps que tirant la leçon de son expérience de
87 Le Conservatoire des arts et métiers est ainsi appelé avec bonheur, faisant le pendant de cette autre grande institution
révolutionnaire, le Muséum d’histoire naturelle, par « le C. Peuchet [qui] a publié dans la Clé du Cabinet, sur l’utilité d’un
Muséum d’histoire artificielle », comme le rapporte Jean-Baptiste Say dans « Du Conservatoire des Arts et Métiers », La Décade
philosophique, 19e Vol., (sept.-nov. 98), Section Arts Industriels, 1er trim., p. 198-212/La Décade philosophique comme système,
Tome III, op. cit., p. 566-573. Say relève cependant une « assertion erronée » de Peuchet prétendant, faussement, qu’on ne voit
pas dans le Conservatoire les produits des machines alors qu’au contraire les échantillons y sont en abondance et que la
connaissance des produits des machines est partie intégrante de l’enseignement du Conservatoire. Say prend la peine de rectifier
l’erreur de Peuchet. Comme Grégoire, il voit précisément dans ces prétendues lacunes, « richesses et moyens d’instruction », dans
les termes du rapport de Grégoire, et les meilleurs moyens pris par le gouvernement pour produire « à l’avenir les meilleurs effets
sur la prospérité de l’industrie française ». 88 Faisait partie de cette commission, aux côtés de Grégoire, fait à noter, le citoyen Bonaparte intéressé par la dimension pratique
du Conservatoire et les effets bénéfiques de son installation.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
94
curé, proche du petit peuple et des paysans, Grégoire s’est très tôt préoccupé des « arts mécaniques » plus
que d’art tout court. Il y a bien sûr ses célèbres rapports sur le vandalisme, mais où Grégoire semble plus
soucieux de préserver le patrimoine républicain et d’empêcher ses concitoyens de s’avilir en commettant
des déprédations que d’art pour l’art. Il y a aussi son grandiose projet de bibliographie générale, mais là
encore, sans nier, bien au contraire, les grands avantages d’une bibliographie générale pour la diffusion
des connaissances et le progrès des lumières, c’est l’aspect pédagogique, systématique et pragmatique qui
frappe davantage que l’originalité et la dimension futuriste du rapport. Plusieurs fois, Grégoire avoue tout
net avoir plus de reconnaissance pour les humbles anonymes qui ont amélioré, par leurs inventions
pratiques, la vie quotidienne des hommes que les œuvres glorieuses ne profitant qu’au plaisir d’une élite et
à la renommée de son seul auteur.
Si, d’un côté, il révèle par là, derechef, l’aspect janséniste, austère de sa personnalité, détaché des
frivolités, de tout ce qui est ornements et vanités au détriment de l’essentiel ; de l’autre côté, et tout en
continuant de mêler le fil évangélique qui célèbre le pauvre, l’humble de cœur, l’artisan dont Saint Joseph
est la figure tutélaire, au jacobinisme robespierriste identifiant l’homme du peuple au patriote et à
l’homme vertueux, Grégoire, de façon très anticipatrice, rejoint de plain-pied le modèle du citoyen
travailleur et utile qui commence à émerger. Ce citoyen est bien certes celui de la Constitution de l’an III
mais également le nouvel homo œconomicus que dessine la « nouvelle science », l’économie politique,
développée par tous ces lecteurs français d’Adam Smith, dont le plus éminent sera sans contredit Jean-
Baptiste Say. Le directeur de La Décade philosophique, le journal des Idéologues, fera lui-même un
article, quelque temps plus tard, après la mise en effet des dispositions prévues par le décret concernant le
Conservatoire des arts et métiers, en 1798, pour souligner son installation. Jean-Baptiste Say reprend
presque en entier l’argumentation de « l’estimable Grégoire » dans son rapport publié en l’an VI mais qui
date de l’an V.
C’est à un double titre, révélateur des tendances de l’époque, que Say, lecteur de Grégoire mais aussi
d’Adam Smith, montre l’intérêt de la mise en marche par le gouvernement du Conservatoire des Arts et
Métiers dans la conjoncture économique si difficile du moment. Ce sont sur les mêmes deux titres
qu’insiste Grégoire dans son rapport aux Cinq-Cents, les mêmes encore pour lesquels les Idéologues du
Directoire demeurent un chaînon indispensable dans le développement du libéralisme d’État, si particulier
à la France.
Il s’agit, premièrement, de la valeur, en passe de devenir la valeur maîtresse du siècle, qu’est le travail.
Le travail qui, pour Grégoire, est un devoir moral sur lequel se fonde la dignité de l’homme libre, fait se
correspondre, au niveau du citoyen, les bonnes mœurs, le libéralisme égalitaire, la politique ou les bonnes
lois. On n’oubliera pas la chaîne récursive par laquelle sont liées la morale et la politique que dégagent,
depuis Rousseau, aussi bien les Idéologues que Grégoire, le curé-député : « Si les mœurs sont les soutiens
LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT
95
des lois, des bonnes lois forment à la longue de bonnes mœurs »89 Le travail, « fils du Besoin, et père de la
Santé et du Contentement »90, ainsi que le qualifie la nouvelle mythologie, représente la clé de voûte dans
la construction de l’esprit public, mixte réussi des vertus civiques républicaines et de l’émulation nouvelle
engendrée par le développement de l’industrialisme, des techniques et de la concurrence commerciale.
Le Conservatoire des Arts et Métiers est, deuxième titre d’intérêt, une nouvelle institution
révolutionnaire conçue pour dépasser la vieille distinction entre arts libéraux et arts mécaniques, rappelant
l’élitisme de l’ancien régime. Comme tel, le Conservatoire est, d’une part, d’utilité publique, ce « grand
but auquel tout doit tendre », souligne le Prospectus de La Décade, rédigé par Say. Les institutions
révolutionnaires culturelles — ou politiques comme instruments de gouvernement — sont en effet
expressément créées pour répondre aux besoins de la République tout en s’acquittant au mieux de leur
mission particulière : totalisation, gestion et organisation du savoir par l’enseignement et la recherche ;
cette dernière elle-même marquée par le souci de développer des applications utiles au progrès et au bien-
être de la société.
« L’objet de cet établissement, a soin de rappeler Grégoire, en commençant son rapport, est de
recueillir les machines, outils, dessins, descriptions, procédés relatifs au perfectionnement de l’industrie, et
d’en répandre la connaissance dans toute l’étendue de la République ». La vocation du Conservatoire est
donc conforme à celle des autres institutions culturelles qui applique à un établissement voué aux métiers
et aux techniques les mêmes finalités qu’aux objets plus élevés dont s’occupe, par exemple, l’Institut
national. Grégoire qui en est l’un des fondateurs, montre, en son activité de savant, que pour le plus grand
bien de la République, il faut savoir unir les sciences, les arts et les métiers.
Grégoire a soin, dès le début du rapport, de rappeler aux Législateurs que le critère maître qui doit
« être partout la mesure de notre estime » est l’utilité pour l’humanité ou la société ; et c’est en vertu de
cet axiome républicain que Grégoire donne en exemple à la « reconnaissance nationale » l’inventeur ayant
mis au point le van, le levain ou le tonneau. Celui-là est plus méritant, dit-il, que « l’artiste qui, dans ces
derniers temps, peignit la bataille d’Arbelles ». C’est encore en vertu de ce même axiome qu’un peu plus
loin il énumère, rappelant « la loi de son institution », toutes les machines qui viennent aider avec
efficacité, l’homme à satisfaire ses besoins vitaux et à communiquer avec ses semblables, prévenant
l’objection d’une « accumulation de machines inutiles ».
Jean-Baptiste Say, faisant au début de son article, un bref historique de la création du Conservatoire,
nous permet de ressaisir le contexte idéologique, polémique et politique, où s’inscrit le second rapport de
89 Voir Décade, Du 20 Ventôse, 16e Vol., déc. 97–fév. 98, Section Variétés, 2e trim., p.495-496/tome V, p. 541, op. cit. 90 Voir Décade, « Le Travail, allégorie traduite de l’anglais ». The World. 5e Vol., mars-mai 95, Section Mélanges, 3e trim., p.
293-294/tome V, p. 239, op. cit.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
96
Grégoire aux Cinq-Cents, et dans lequel il s’agissait, pour Grégoire, de convaincre victorieusement,
comme il réussit à le faire91, les législateurs de la nécessité d’une telle institution. Say écrit, en effet, que :
Des contrariétés qui avaient principalement pour cause la difficulté des circonstances firent négliger cette
belle institution. On arracha même au Conseil des Cinq-Cents une résolution qui supprimait les conservateurs
des Arts et Métiers ; mais cette résolution provoqua au Conseil des Anciens un excellent rapport du C.
Alquier, à la suite duquel la résolution fut rejetée et le Conservatoire maintenu. Les Cinq-Cents prirent de
nouveau cet objet en considération, et l’estimable Grégoire fit à ce sujet un rapport qui contient tant de vues
utiles et de faits intéressants, que nous en citerons ici une grande partie92.
D’autre part, les institutions révolutionnaires ont à introduire le rationnel dans le réel. Ces institutions
doivent concourir, chacune à leur manière, le Conservatoire, pour sa part, en suscitant de nouvelles
inventions et en aidant l’industrie française à échapper de sa dépendance envers l’étranger, à la résolution
du problème qui se pose avec acuité à l’époque du Directoire : « finir » avec l’aide des sciences, des arts et
des lettres, la Révolution ; et, dans ce cadre, réussir à faire converger l’intérêt particulier et l’intérêt
général sans coercition, sans Terreur.
Le rapport de Grégoire sur les collections du Conservatoire qui témoignent du génie de Vaucanson,
d’Olivier de Serres, de Bernard Palissy, c’est-à-dire des « pères de l’agriculture, de l’industrie et de la
chimie », en France, et sur les effets escomptés du progrès des arts et métiers intéressant la vie quotidienne
et le bonheur de tous les citoyens, illustre puissamment la leçon politique durable des Idéologues du
Directoire. L’avenir comme le sens des innovations d’un gouvernement, que celles-ci soient scientifiques,
politiques ou culturelles, reposent inconditionnellement sur la force et le maintien des institutions qui les
portent et où elles s’actualisent.
Grégoire reprend, le 17 floréal an V, la plupart des arguments de son premier rapport du 8 vendémiaire
an III, Rapport sur l’établissement d’un Conservatoire des arts et métiers, et y ajoute la demande
pressante d’installation du Conservatoire dans l’ancienne abbaye de Saint-Martin-des-Champs, condition
indispensable de son activation. La citation du physiocrate économiste Melon sur lequel s’ouvrait le
premier rapport fournit le nerf de l’argumentation que développera, contre les objections
91 Say relève en effet que « les motifs allégués par le C. Grégoire, déterminèrent, au mois de Floréal dernier, les deux Conseils à
porter une loi qui consacre une portion du ci-devant prieuré de St-Martin, dans la rue du même nom, à recevoir le Conservatoire
des Arts et Métiers », dans Du Conservatoire des Arts et Métiers, La Décade philosophique, op. cit. 92 Ibidem.
LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT
97
possibles, Grégoire dans le premier volet, « économique », pour ainsi dire, de son rapport de l’an V :
« Faire avec un homme, par le secours des machines, ce qu’on ne ferait sans elles qu’avec deux ou trois
hommes, c’est doubler ou tripler le nombre des citoyens ». Il reprend la même ligne de pensée en
montrant que les avantages de l’emploi des machines est de centupler « les forces de l’homme » tout en
les économisant, ainsi que de « donner aux ouvrages plus de perfection sans supposer aux ouvriers plus
d’habileté » et, par là, de permettre l’accroissement de la production et des richesses du pays.
Il est remarquable de voir l’abbé Grégoire réfuter avec bon sens, tout en déployant la « raison future »,
l’objection qui, pour « puérile » qu’elle soit, reviendra, à plusieurs reprises, au cours du XIXe siècle, dans
les pays en voie d’industrialisation massive — pensons au mouvement luddiste — pour même
réapparaître en nos temps informatisés et de commerce électronique : « le perfectionnement de l’industrie
et la simplification de la main d’œuvre […] ôte les moyens d’existence à beaucoup d’ouvriers », oppose-t-
on couramment. Pour dissiper les craintes provoquées par l’introduction des machines, Grégoire aligne
son rapport sur les arguments clés du libéralisme naissant, sous l’horizon de la « nouvelle science »
économique.
Il fait valoir, en premier lieu, qu’il y a plus « d’ouvrage que de bras ». Le véritable danger ne réside pas
dans les machines qui seraient autant de bras supplémentaires concurrençant ceux des ouvriers mais dans
l’improductivité d’une République en pleine crise financière. Ses deux derniers arguments semblent
emprunter encore plus complètement aux nouvelles thèses économiques qui circulent : une main-d’œuvre
« simplifiée » par l’adjonction de machines permet de faire baisser les prix de revient tout en accroissant
la production et, par les mécanismes du marché, de faire gagner à tous davantage. De plus, en « écrasant
l’industrie étrangère », on évite les pertes entraînées par des importations coûteuses. Grégoire fait vibrer
ici la corde de la fierté nationale en même temps que celle de l’utilité publique au point de vue budgétaire
de l’emploi des machines.
On ne s’étonnera guère que Say reprenant, au bénéfice des lecteurs de La Décade le rapport de
Grégoire, met en relief de larges passages de la partie d’ordre économique du rapport. Celle-ci, concordant
avec sa propre réflexion, converge avec les conceptions en passe de devenir dominantes de l’économie
politique moderne, ce « phare de la science » d’alors qui touche aussi bien à l’intérêt public qu’aux
intérêts individuels, comme l’écrit le collègue de Grégoire à l’Institut, Le Breton, rédacteur lui aussi
comme Say à La Décade, et chargé de la rubrique « économie ».
Les objections qu’on élève contre le « perfectionnement de l’industrie et la simplification de la main
d’œuvre » sous prétexte qu’ils ôtent les moyens d’existence à beaucoup d’ouvriers sont à courte vue,
déclare Say, emboîtant le pas à Grégoire. Le futur auteur du Traité d’économie politique met aussi
l’accent sur la question des débouchés esquissée par Grégoire : c’est la production qui ouvre des
débouchés aux produits, plus on multiplie la production plus les débouchés deviennent faciles.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
98
Ajoutant aux exemples de Grégoire qui rappelle quelques-uns des « chefs-d’œuvre qu’enfanta
l’industrie pour le bonheur de la société », Say insiste, pour sa part, sur le cas de l’imprimerie dont le
développement a permis « au plus pauvre de posséder à présent au moins un almanach ». Montrant enfin
que le libéralisme économique a pour résultats avantageux de produire plus d’ouvrage et de rendre
accessibles au plus grand nombre les « commodités de la vie », il fait valoir, se réappropriant
l’argumentation de Grégoire d’assez près :
que nous avons plus d’ouvrage que de bras, qu’en simplifiant la main d’œuvre, on en diminue le prix, que si
les ouvriers sont obligés de donner les produits de l’art à meilleur marché, ils en fabriquent davantage et ne
payent pas si cher ceux dont ils ont besoin pour leur propre usage, enfin que c’est l’unique moyen d’établir un
commerce lucratif, et de soutenir la concurrence de l’industrie étrangère. Lorsqu’une machine qui abrège le
temps et la peine est inventée, il n’y a pas en définitive moins de bras employés, mais il y a plus d’ouvrages
produits ; les commodités de la vie se répandent et deviennent à la portée des fortunes les plus médiocres.
Parmi les raisons d’encourager le développement manufacturier ainsi que les moyens de l’améliorer en
suivant le critère de l’utilité, « premier fondement de la valeur d’une chose », se retrouve, au premier chef,
celle de changer les vieilles habitudes, les anciennes coutumes, pense Say, persuadé avec ses autres
collègues, de l’influence, presque du déterminisme, exercée par les mœurs sur la gestion et la production
des richesses. De là, l’énorme importance aux yeux de Say et de ses collègues théoriciens de « la science
de la richesse », d’une institution d’avant-garde comme le Conservatoire des arts et métiers93 permettant de
rattraper les retards de la France en ces domaines, « causés par l’imprévoyance de l’ancien
gouvernement » comme Grégoire l’en accuse. Surtout Say souligne le rôle pédagogique de la nouvelle
institution : elle dispensera une instruction spécialisée et donnera l’élan à une recherche à la hauteur de la
mécanisation de l’industrie nationale, contribuant ainsi à orienter la morale publique en fonction de la
production, de la distribution et de la consommation des richesses.
Grégoire, plus moralisant, trouve aussi dans le développement de l’industrie et du travail qu’il procure,
le remède puissant « pour tuer le libertinage et tous les vices, enfants de la paresse ». Mais, de plus,
encourager l’emploi des machines dans l’agriculture ou dans l’industrie aura pour résultat non seulement
de donner plus d’ouvrage et de produire mieux, mais aussi, se tournant cette fois du côté de Rousseau et
93 La Décade, excellent miroir de l’époque, insiste, au fil de ses livraisons, sur l’importance pour une société moderne, de s’occuper à propager, par le biais de ses institutions, les découvertes utiles. La revue rend compte régulièrement ainsi des séances du Lycée des Arts, fondé en 1792 pour faire connaître les inventions d’utilité publique. Elle s’occupe aussi d’annoncer les expositions industrielles qui débutent à Paris à partir de 1797 ainsi que les activités de la Société qui sera fondée en 1801 pour encourager l’industrie nationale et les innovations en cette matière. À l’avant-garde de la révolution industrielle qui se prépare, La Décade plaide pour abandonner la manufacture d’articles de luxe et pour se concentrer comme les Anglais sur la production d’articles courants. Ceux-ci font les exportations les plus fiables et les plus assurées. La revue, dans la mouvance de l’installation du Conservatoire des arts et métiers, s’exprime en faveur de la mécanisation qui assure, à la longue, du travail pour tout le monde ainsi que la baisse des prix par la concurrence et la fabrication en série.
LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT
99
appliquant sa définition de la liberté-autonomie94 des individus aux nations, Grégoire affirme que le
« perfectionnement des arts est un principe conservateur de la liberté ». Se débarrasser du « joug » de
l’industrie étrangère, c’est pour un pays consolider sa propre indépendance. Reliant les deux arguments, il
montre que la liberté se conquiert ensemble par les connaissances et la vertu, épargnant aux États la
double corrosion de « l’ignorance et de l’immoralité ».
Le deuxième volet du rapport de Grégoire s’ouvre sur cette transition moralo-politique pour
développer ensuite jusqu’à la fin du rapport des considérations plus purement pragmatiques sur les
fonctions novatrices assignées au Conservatoire des arts et métiers par le législateur. Grégoire étaye sa
réflexion d’arguments d’ordre épistémologique tout en ne négligeant pas, selon ses habitudes polémiques,
les occasions d’asséner des coups de patte à ses adversaires politiques ou encore à l’ancien gouvernement.
Il commence par situer dans l’édifice des institutions révolutionnaires culturelles, le type
d’enseignement qui se donnera au Conservatoire, voué aux sciences appliquées, « cette partie des sciences
[…] également neuve et utile », avance-t-il contre les traditionalistes attachés aux sciences pures, qui met
en œuvre « l’expérience seule […] parlant aux yeux », et qui « n’aura rien de systématique ». De là le rôle
central confié aux « démonstrateurs », nouvelle catégorie d’enseignants. Grégoire lui-même se fera
démonstrateur en l’an VIII, au Conservatoire, dont il enrichissait régulièrement les collections de ses
trouvailles durant ses voyages à l’étranger.
Le Conservatoire est ainsi partie intégrante du réseau des écoles spécialisées, nouvellement mises en
place, ainsi que des écoles centrales. Comme dans ces établissements, son programme est adapté aux
méthodes modernes en même temps qu’il répond aux besoins de la République. L’Institut national, au
sommet du nouveau système d’instruction publique, prenant la relève de l’ancienne Académie des
sciences, « achèvera la description des arts et métiers », dans leurs fondements théoriques.
Grégoire souligne comment la nouvelle institution, sert, par son organisation particulière, ses méthodes
d’enseignement, les expériences qu’elles suscitent, l’élan pour de nouvelles inventions ou pour le
perfectionnement d’anciennes, l’intérêt public. D’une part, grâce aux découvertes qu’elle permettra, la
République se passera bientôt d’importations étrangères, d’autre part, par son influence qui s’étendra à
tous les départements, elle prépare les citoyens à exercer un métier ou un art mécanique, contribuant ainsi
à satisfaire les « vues de la Constitution dont l’article 16 exige qu’à dater de l’an 13, personne ne puisse
être inscrit sur le registre civique s’il n’est en état d’exercer une profession mécanique »95.
94 Celui-là, disait Jean-Jacques, est vraiment libre, qui, pour subsister, n’est pas obligé de mettre les bras d’un autre au bout des
siens ». 95 Parallèlement, on sait aussi que pour accéder aux emplois publics, le futur fonctionnaire devait avoir suivi les cours des écoles
centrales.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
100
L’autarcie commerciale ou industrielle d’un pays ne suffit guère, fait valoir Grégoire, si le
gouvernement ne prend pas les moyens, comme il le fait avec l’institution du Conservatoire, de repenser
l’enseignement « technique », de manière dynamique, servant le progrès de la République. Développant,
ce qu’on pourrait appeler une « épistémologie en action » des arts mécaniques, Grégoire distingue entre ce
qui convient à la théorie et ce qui est ordonné à la pratique. L’organisation du Conservatoire des arts et
métiers en tant qu’institution de conservation et de « dépôt commun » de toutes les « inventions dans les
arts et métiers » mais aussi d’enseignement et de recherche, devra obéir à une double nécessité :
perfectionner les techniques et les métiers existants en suscitant de nouvelles inventions ou encore des
procédés nouveaux, d’une part, et, de l’autre, assurer leur propagation dans tous les départements.
C’est pourquoi, réfléchissant sur le processus d’invention, et s’appuyant sans doute ici sur la
philosophie de l’Idéologie rationnelle, Grégoire la définit comme étant « souvent la combinaison nouvelle
d’objets connus ». Du coup, il peut valider la fonction d’entreposage du Conservatoire : rassembler
machines, échantillons des produits manufacturés et dessins de chacune des machines, permet de mettre à
la disposition de chacun des « pièces de comparaison » ; or, selon la psychologie idéologiste, la mise en
rapport sert de tremplin à l’élan du talent et de la combinaison originale, idée ou invention. C’est l’étape
obligée avant d’en arriver à une nouvelle découverte. De plus, la mise en comparaison permet de ne pas
réitérer des « choses ou des vues déjà faites », ainsi que d’évaluer avec précision si ce qu’on propose
ajoute ou non au progrès des arts ou des métiers.
Une seconde fonction que Grégoire propose de faire jouer au Conservatoire est elle aussi inspirée de la
philosophie analytique du langage des Idéologues. De la même manière que Lavoisier, son malheureux
collègue au Comité d’instruction publique qui a établi une nouvelle nomenclature, fondatrice de la chimie
moderne, en appliquant au langage de la science les observations de Condillac96, de la même manière
Grégoire assigne au Conservatoire de fixer et de normaliser ce qu’il appelle la « technologie » des arts
mécaniques, autrement dit la langue des arts mécaniques dont « d’une manufacture à l’autre, les
dénominations varient ». Il observe : « La langue des arts est dans l’enfance, les uns manquent de mots
propres ; les autres abondent en synonymes ».
Grégoire, comme toujours préoccupé d’universalisation, insiste en conclusion sur un problème très
actuel encore aujourd’hui : la communication entre « foyers d’instruction » pour assurer leur rayonnement
à travers toute la France de même que la diffusion des travaux à l’échelle de la République. Usant d’une
métaphore frappante, illustrant la politique de décentralisation qu’il prône contre « l’avidité de certaines
gens pour entasser tous les produits de génie à Paris », il déclare que l’on disséminera partout les moyens
96 Dans son Introduction à son Traité de chimie, Lavoisier rend hommage à Condillac de sa nouvelle nomenclature dont il déclare
lui devoir les principes, tout en précisant que « la science est une langue bien faite ».
LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT
101
d’instruction « comme les réverbères sont répartis dans une cité ». Grégoire poursuit en montrant, a
contrario, les méfaits engendrés sous l’ancien régime par le défaut de communication, le manque
d’organisation et de classement : les inventions méconnues d’un coin à l’autre de la France, les procédés
utiles ignorés d’un département à l’autre, pis « l’atroce révolution de l’édit de Nantes » qui fit s’exporter,
entre autres conséquences néfastes, une foule d’inventions à l’étranger.
Concluant sur l’urgence de prendre les mesures nécessaires pour installer et de mettre en activité le
Conservatoire des arts et métiers, Grégoire dont ce rapport et le projet de résolution qui l’accompagne est
l’un de ses derniers actes politiques, trace un véritable auto-portrait de ses combats comme député de la
République pour la « cause du peuple ». C’est là un témoignage poignant, sincère, de l’homme
profondément juste et démocratique qu’était Grégoire mais peut-être bien aussi le testament stratégique du
politique moral au moment où il redevient simple citoyen, doublé d’une sorte d’appel à ses éventuels
successeurs à suivre son exemple, à se montrer toujours empressé devant ce qui intéresse « chaque
instant » la vie des citoyens :
Citoyens législateurs, en finissant ce rapport, si vous permettiez à un homme qui arrive au terme de sa carrière
politique de vous parler un instant de lui-même, à un homme qui a, sans relâche, combattu les oppresseurs et
défendu les opprimés, à un homme qui, invariable dans les principes et la conduite, n’éleva jamais la voix
qu’en faveur de la vertu, de la liberté, de la tolérance et des arts ; je vous dirais qu’après avoir, dans l’espace
de neuf ans, occupé huit ans le siège législatif, en le quittant je conserverai un tendre attachement pour des
collègues avec lesquels j’ai concouru à fonder la République. L’harmonie entre les deux Conseils et le
Directoire exécutif, l’union entre tous les citoyens, l’attachement à la constitution de l’an III, la soumission
aux lois, l’amour de la patrie, le désir de coopérer à son bonheur, tels sont les sentiments qui m’animeront
toujours.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
102
LES FUNÉRAILLES DE LA LIBERTÉ
Se relèvera-t-elle jamais de son ignominie, cette France si avilie et
si vile ? [...]
Souvent mes regards se sont portés vers les rivages américains :
quelquefois un rêve enchanteur, remplaçant la réalité par une
douce illusion, avec Churchill je m’écriais : Adieu l’Europe, adieu
éternel à tous les délires dont elle est le séjour : mais trop âgé et
trop peu fortuné pour chercher l’existence dans un nouveau monde,
affligé de n’être plus qu’habitant d’un pays et non citoyen d’une
patrie, je me console par l’espérance d’arriver bientôt à celle qui
finira ma captivité terrestre et qui développera la splendeur des
jours éternels. (Mémoires de l’abbé Grégoire, op. cit., p. 111-112)
Grégoire termine les Mémoires de sa vie politique et de sa vie ecclésiastique en avril 1808. Son souhait
à la toute fin de cet ouvrage résume assez l’engagement de toute une vie de tolérance et de charité
chrétienne et civique : « Que Dieu répande ses bénédictions sur moi, sur mes amis et sur mes ennemis
pour lesquels je donnerais mon sang et ma vie ! ». Ses idéaux républicains et chrétiens sont toujours aussi
vivaces même si la République a été mise à mort par Napoléon Bonaparte et que l’Église constitutionnelle
et gallicane a vécu. Quant au Testament moral par lequel il ambitionnait de compléter ses Mémoires
biographiques, il n’a jamais pu être rédigé. Mais ne peut-on trouver, en ombre portée, dans ce qui
constitue ses derniers actes politiques, les grandes lignes d’un Testament républicain ?
Un des derniers combats de celui qui se sentait si « affligé de n’être plus [...] citoyen d’une patrie » se
livre à travers sa célèbre critique De la Constitution française de l’an 1814. La Notice de Carnot précise
que cette « brochure pleine de nerf et de raison » produisit une telle sensation qu’elle fut réimprimée
quatre fois dans l’espace de quelques semaines. Ce texte percutant d’une « âme profondément contristée à
l’aspect de fourbes couverts d’or et couverts de crimes, qui, par leur fortune, leur audace et leurs places,
exercent sur la société un ascendant funeste », tente de sauvegarder, contre ces vils et « immoraux »
courtisans, les valeurs démocratiques sous le règne à venir d’un monarque constitutionnel.
C’est qu’il s’agit après la défaite de l’empereur de trouver les moyens de « ressusciter la liberté ! » Et
précisément, parce que Grégoire écrit sous l’urgence de la conjoncture ; parce qu’il lance comme ses
dernières cartouches à partir de la barricade symbolique où il se retrouve, seul républicain « d’esprit et de
cœur », debout, avec quelques rares amis des libertés nationales ; parce que la nation vit des moments
décisifs où le nouveau pouvoir monarchique risque d’être imposé sans discussion d’aucune sorte, sa
critique du projet constitutionnel du Sénat va à l’essentiel. Le militant qui ne désarme guère s’empresse, à
LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT
103
grands traits appuyés, de déterminer les limites de l’autorité royale encore à naître tout en établissant les
conditions, ne fussent-elles que minimales, du « bonheur du peuple ».
Tout juste un peu auparavant, aux premiers mois de 1814, quand le sort de la France était encore
hésitant, Carnot, dans sa Notice historique sur Grégoire, rapporte que Grégoire avait déjà en brouillon le
projet de déchéance de l’empereur Napoléon présenté à ce moment au Sénat. D’après les notes de
Grégoire lui-même, celui-ci y travaillait depuis deux ans avec la petite minorité qui s’opposait
courageusement au joug impérial. Carnot publie tout au long le document dans cette Notice. À l’analyse
de la critique constitutionnelle de Grégoire, nous ajoutons ce quasi-pamphlet, plein de verve,
minutieusement motivé, contre celui qui « a ruiné tout l’édifice social ». Une grande partie de ses
arguments sont d’ailleurs repris dans De la Constitution97. Le document, extraordinaire par la férocité
ironique du ton, fait ressortir encore plus puissamment comment une nation en arrive peu à peu à se
dégrader au fur et à mesure que les fruits de la Révolution lui sont ravis. Et ce rapt que Grégoire se doit de
dénoncer, ces « funérailles de la liberté », comme il voudrait en prévenir la répétition dans De la
Constitution, n’est nul autre que « l’ouvrage du chef de l’État et des nombreux agents du pouvoir qui lui
doivent leurs places ».
Le Projet de déchéance apparaît alors comme le diagnostic sans illusions de la lèpre qui a rongé
graduellement le corps social tout entier : « La nation française est arrivée au dernier terme de l’esclavage
et du malheur ». Les observations sur la future Constitution détaillent l’espoir du remède, la dernière
tentative de l’abbé Grégoire d’administrer le viatique pour « recomposer la patrie » : la souveraineté du
peuple. Tant le diagnostic que le remède espéré seront au bout du compte bafoués. La déchéance, il est
vrai, sera votée mais le projet du Sénat et la constitution libérale remplacés par la charte octroyée. Les
deux textes profilent néanmoins pour la postérité, sur le ton apocalyptique du prédicateur janséniste, les
garanties imprescriptibles de la liberté politique : celles-ci s’enlèvent en pointillé sous l’indignation lucide
de Grégoire.
Grégoire qui s’est toujours et partout honoré de son titre de citoyen n’aura décidément jamais quitté cet
horizon, ni cessé, non plus, en dépit de son pessimisme augustinien envers ses semblables, d’énergiser ses
compatriotes de son propre élan. Tout ce qu’il a dit et pratiqué justifie la maxime de d’Aguesseau dans son
Discours sur la grandeur d’âme qu’il aimait à citer : « L’univers n’est pas assez riche pour acheter le
suffrage d’un homme de bien, ni assez puissant pour le faire dévier de ses principes ».
97 On retrouve également les mêmes procédés argumentatifs, les mêmes allusions aux états républicains fédératifs de Hollande,
des États-Unis et de l’Helvétie, la même connexion entre religion-morale-politique de ses principaux discours « républicains-
chrétiens ».
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
104
Le projet de déchéance de Napoléon est traversé par l’opposition dynamique liberté (avant
Napoléon)/servitude (actuelle) que vient redoubler, sur le plan moral, celle de bonheur (du côté de la
liberté)/malheur (actuel) : la France, pays des Droits de l’homme et du citoyen, a été réduite en esclavage.
Douze années d’efforts pour assurer la liberté gagnée par la Révolution, résume Grégoire annonçant la
structure de son réquisitoire, ont été balayées sous le régime despotique de celui qui s’est emparé de la
nation française. Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment a-t-on pu se jouer de la « volonté
nationale » ?
Les étapes successives du processus de dégradation que peint Grégoire viennent jouer dans son
discours comme autant de chefs d’accusation ; aussi bien elles renvoient, comme il a soin de le mettre en
évidence, aux divers remparts de la liberté qui ont sauté les uns après les autres. Une structure
argumentaire, familière à Grégoire, lui sert à distinguer le mal politique du bien et à mettre en relief les
cibles de son attaque. À partir de cette mise en lumière de tout ce qui a été décomposé par l’empereur-
despote suivi de la clique vénale et vaniteuse à sa solde, la critique du projet de constitution préparé par le
Sénat indiquera positivement, à son tour, les principes et les institutions qu’il s’agit maintenant de
ressusciter si l’on veut recomposer la patrie, refaire l’unité, garantir la liberté de tous les individus, faire
respecter « les bonnes mœurs » et la religion, ramener enfin « la paix et une prospérité durables ».
Le premier argument est d’ordre moral et s’adresse au peuple qu’il fustige, tel un Moïse jacobin
redescendant de la Montagne où la loi (républicaine) fut décidée. Grégoire désigne en creux les
manquements à la vertu républicaine, la faute originelle qui lui a fait perdre ses libertés. Si le peuple, de
souverain qu’il fut, est maintenant réduit en servitude, c’est qu’il a confondu les « idées de gloire si
différentes de celles de bonheur ». La gloire, deuil éclatant du bonheur, disait cette autre ennemie de
Napoléon, Madame de Staël. Le peuple s’est montré assez lâche pour servir passivement l’ambition d’un
seul, assez inconstant pour idolâtrer un maître et se prosterner devant lui en dépit de sa « funeste
expérience » de la royauté.
Le deuxième argument s’adosse aux assises politiques du pays qui ont été renversées : la constitution
approuvée démocratiquement et dont le premier corps de l’État, le Sénat, « était chargé de l’honorable
mission d’en maintenir l’intégrité », de concert avec le Tribunat, les administrations, les tribunaux.
Napoléon en fit une « nullité ». C’est la nation en tant que telle qui s’effondre, prévient Grégoire, en
même temps que sont réduits à rien les corps constitués, seule ossature légale et légitime. Napoléon est
parvenu ainsi à « démolir graduellement tout l’édifice social ». Dénonçant les membres du Sénat,
corrompus par la lâcheté et la vénalité et transformés en courtisans devenus les oppresseurs d’une minorité
restée honorable, Grégoire montre, a contrario, les qualités politiques « si nécessaires aux hommes
revêtus d’éminentes dignités » ; ce sont « le courage civil et la probité politique ».
LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT
105
Le troisième argument se construit sous forme d’une généalogie des crimes commis par Napoléon
contre les libertés et « le bonheur d’un grand peuple ». Grégoire fait correspondre à chaque série
chronologique des forfaits qu’il passe en revue, le mal moral ou politique affectant Napoléon qui les a
causés : ambition effrénée, appétit du pouvoir, orgueil démesuré, esprit de conquête, irréligion, parjure à
son serment de chef de l’État. Il le taxe même en conclusion de démence, c’est-à-dire d’une
« dépravation » et d’une « profanation des dons de l’intelligence » telles qu’elles l’expulsent du coup hors
du champ de la raison et de l’humanité, et donc de toute absolution possible. Cette destruction organisée
des âmes et des corps, des idées, des valeurs, des garanties constitutionnelles était tendue vers un seul et
même but, démontre Grégoire : « museler, écraser la France et les deux mondes », en un mot : « victimer
le peuple », comme il dit.
Manque de scrupules qui ne font pas reculer, devant l’assassinat du duc d’Enghien ou devant
l’ostracisme frappant un compagnon d’armes, cet « étranger », dit Grégoire, en l’entendant plus dans un
sens symbolique que géographique. Napoléon s’est rendu étranger à sa patrie par ses exactions, il s’est
banni lui-même de la grande famille humaine. Ce sont là entre autres crimes les forfaitures qui marquent
les débuts de l’ascension de Napoléon au pouvoir suprême. Mais on peut questionner la légitimité même
de l’élévation de Napoléon au trône impérial, attaque Grégoire. Son crime à cet égard va à l’encontre à la
fois de la volonté générale et de la vérité : « trafic », dirions-nous aujourd’hui, des voix pour grossir la
« prétendue majorité des votes », signatures achetées, félicitations de commande, écrivains soudoyés,
emploi alterné de la flatterie et de la terreur, etc. C’est ensuite le « projet insensé d’une monarchie
universelle », tonne Grégoire, qui conduit Napoléon à compter pour rien la vie des hommes : « du fond
des tombeaux, douze millions d’hommes égorgés élèvent la voix contre lui ». Ils ont péri, accuse
Grégoire, en esclaves, rien que « pour river leurs fers », ceux de leurs concitoyens et « consommer la
désolation du pays qui leur donna le jour ».
À l’effusion du sang humain, le despote a ajouté les outrages à la religion, dénonce Grégoire, qui
n’oublie guère sur la liste des griefs ni le Concordat et la ruine de l’église constitutionnelle, ni l’usurpation
que représente un « catéchisme [rédigé] tout exprès en faveur d’un individu ». Il développera plus
longuement cette partie dans De la Constitution. Passant à l’état de l’organisation politique, Grégoire
fulmine contre la ruine des institutions révolutionnaires, dévoyées de leur mission : la prétendue
réorganisation du système d’instruction publique conduite « de manière à jeter toutes les têtes dans le
moule pétri par le despotisme pour étouffer toutes les idées libérales », l’asservissement du pouvoir
judiciaire aux caprices du nouveau maître, les commissions pour la liberté de la presse et la liberté
individuelle foulées au pied pendant que se succédaient les arrestations arbitraires dignes de l’Ancien
Régime.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
106
La description vengeresse de cette « anarchie organisée » culmine dans la dénonciation des violations
répétées de la constitution ; Grégoire les qualifie comme autant « d’attentats » contre le peuple : la
représentation nationale ignorée, les suppléments arbitraires d’impôts sans consultation. Ces exemples
d’une conduite incohérente et désordonnée, ignorante de ce qui constitue les droits respectifs des
gouvernants et des gouvernés, suffisent à déclarer rompu le pacte social, proclame Grégoire, et, par suite,
à juger hors la loi celui qui « s’est placé au-dessus des lois » et coupable de lèse-humanité celui qui a
« versé autant de fléaux sur l’espèce humaine ». La déchéance ainsi abondamment justifiée, Grégoire
présente, à la fin de son réquisitoire, au nom « de l’assemblée constitutionnelle du Sénat », la proposition
de déchéance et le plan provisoire de reconstruction de la nation.
De la Constitution française de l’an 1814 est rédigé quelques jours après que le Sénat, sans impression
ni distribution préalable, surtout sans présentation au peuple, malgré l’opposition de Grégoire, de Garat
l’Idéologue et de son vieil ami des États-généraux, l’avocat Lanjuinais, avait « bâclé » à toute vitesse un
acte constitutionnel qui allait devenir la charte « octroyée » par Louis XVIII. Grégoire, qui depuis la
publication de sa brochure rendant compte de ce qui s’était passé au Sénat n’y mettra plus les pieds,
s’indigne :
La France est sans doute le seul pays civilisé où, dans trois jours, on rédige, on discute, on adopte une charte
constitutionnelle. Je crains que cette précipitation ne rappelle ce que disait Gacon de ses vers : ils ne me
coûtent rien. [...] Quelques hommes bruyants avaient formé à Paris, une petite atmosphère d’opinion
prétendue publique ; ... à Paris, où l’on a l’habitude de voir la France entière concentrée dans la capitale, et de
regarder seulement comme accessoire l’opinion de cent départements.
L’écrit de Grégoire expose, « comme citoyen », ses idées sur ce qu’aurait du être une constitution
libérale préparée par un Sénat responsable et présentée au futur chef de la nation tout en soulignant les
vices du projet en passe d’être approuvé. Il prévoyait lui-même, sans se tromper, qu’encore une fois son
texte, qui « dénonçait le projet de réduire le souverain, c’est-à-dire la nation à capituler sur ses droits »,
allait susciter la haine de tous les contre-révolutionnaires, prompts à soutenir l’esclavage et l’intolérance,
« le moi », étant pour eux, remarque-t-il avec le dégoût qu’inspire leur égoïsme, « le thermomètre secret
de leurs actions ». Il les compare à Louis XIV dont il exècre le despotisme mais qui, au moins, avait le
courage d’affirmer tout haut son absolutisme : « Louis XIV disait tout haut : l’État, c’est moi ; eux disent
tout bas : la patrie c’est moi ».
La critique de Grégoire s’organise autour de la défense de la seule légitimité que le vieux « républicain
d’esprit et de cœur » reconnaisse : la souveraineté du peuple, la volonté nationale, contre tous ceux qui se
réjouissent du retour du maître légitime, « propos d’esclaves, ou d’hommes qui méritent de l’être ». Selon
sa méthode habituelle qui est de définir avec précision les termes ou les concepts en cause avant d’en
discuter, Grégoire réserve, suivant en cela Rousseau, l’appellation de « souverain » à la nation, « propriété
LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT
107
essentielle, inaliénable, et qui ne peut jamais devenir celle d’un individu [Napoléon est visé], ni d’une
famille » [la dynastie des Bourbons qui s’apprête à remonter sur le trône].
Ce principe, ce premier dogme républicain entraîne tous les autres, rappelle avec force Grégoire :
premièrement, que les gouvernants et les fonctionnaires, leur position si exaltée fusse-t-elle, sont des
« délégués du peuple » ; deuxièmement, qu’ils sont responsables devant lui ; troisièmement, qu’ils sont
destituables par le peuple s’ils ont failli à l’utilité commune. Grégoire fait valoir ensuite les dispositions
constitutionnelles qui sont pour lui autant de garanties de la liberté politique contre les « attentats du
despotisme » et les abus de pouvoir, quelle que soit la forme du gouvernement, monarchique ou
démocratique, mais qui, pour l’heure, n’apparaissent pas dans le projet de constitution. Ce sont notamment
le partage des pouvoirs ; des lois qui, sans être les meilleures dans l’idéal doivent se montrer, plus
pragmatiquement, les plus appropriées au caractère des citoyens, suivant l’exemple donné en cette matière
par Solon ; des limites qui précisent avec exactitude « ce que le roi peut et ce qu’il ne peut pas », le tout
ratifié par le Sénat et le corps législatif sans aucun article secret, ce caractère étant « contraire à la
constitution et aux droits du peuple ».
Une omission importante pour celui qui s’était élevé déjà contre la liste civile élevée accordée à Louis
XVI, la lacune dans le projet du Sénat à fixer le chiffre de la liste civile au commencement de chaque
règne, est l’occasion pour Grégoire de revenir, avec les arguments du projet de déchéance, sur cette
pratique de pallier les oublis par des « lois ou des sénatus-consultes organiques ». Ces décrets font bon
marché des droits fondamentaux de la nation et des individus, menaçant ainsi de se transformer en moyens
d’oppression.
La seconde partie s’occupe du corps législatif et de ses pouvoirs limités contrairement à ceux du
pouvoir exécutif. La critique de Grégoire s’attache à montrer les « outrages faites à la nation », autrement
dit au souverain, dans les articles proposés par le gouvernement provisoire. Le défenseur de l’égalité
s’élève tout d’abord contre les dispositions qui rétablissent une noblesse héréditaire et créent une pairie
héréditaire. Et Grégoire de réaffirmer le principe révolutionnaire du mérite personnel qui tient lieu de la
vraie noblesse sans distinction de naissance ou de couleur. En procureur de l’esprit public, Grégoire
invoque « le tribunal de la religion et de la philosophie » pour combattre la nomination de sénateurs qui
serait exclusivement du ressort royal et qui se passe des trois autorités formant pourtant le pouvoir
législatif. Le principe de représentation de la nation est ainsi escamoté, argue Grégoire, puisque l’élu n’est
que « l’homme du monarque », le peuple privé jusqu’au droit « de révoquer ses délégués », même s’ils ont
failli à défendre ses intérêts.
Dans la troisième partie, Grégoire, reprenant les enjeux de ses anciens combats de député, s’attaque
aux silences de la Constitution sur des problèmes d’importance : la question du veto royal, par exemple,
sera-t-il absolu ou suspensif ? Rien non plus sur ce qui établit le droit de cité et les qualités de citoyen,
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
108
remarque-t-il. Encore rien sur toutes les créations des Comités révolutionnaires d’instruction publique,
l’unité monétaire, les poids et mesures, les établissements scientifiques, l’agriculture, l’industrie, le
commerce, bref tout ce qui a contribué au progrès de la France et à son ancienne prospérité. Si la liberté de
presse est prévue, elle n’est néanmoins pas garantie comme elle le devrait, observe Grégoire. Enfin, pour
terminer ces remarques sur la Constitution, ses omissions, ses lacunes, ses silences, la passivité où elle
enferme le peuple, Grégoire relève que ce « squelette décharné » comme il la qualifie, qui fait fi à la fois
des « lumières du siècle » comme de « l’expérience acquise pendant vingt-cinq ans de révolution et de
calamités », ne mentionne aucune disposition de révision ou d’amélioration.
La dernière partie, faite d’observations morales et politiques relatives aux « circonstances actuelles »,
reprend dans les mêmes termes véhéments les griefs dressés par Grégoire dans son Projet de déchéance
contre la tyrannie napoléonienne et le « joug exécrable qui pesait sur l’humanité », avilissant les hommes
en même temps que les corps constitués, et comptant sur leur « besoin de ramper ». Grégoire souligne
alors la nécessité de former la morale d’un peuple et de ses gouvernants « par les mains de la religion »,
faisant une fois de plus de celle-ci le ressort le plus puissant pour un bon gouvernement.
Se prévalant de la rectitude de sa conduite de patriote, lui qui a voté, rappelle-t-il, contre tous les actes
anti-démocratiques de Napoléon, « contre la création d’une noblesse, contre l’impérialité, l’usurpation des
États romains, le divorce, les proscriptions sous le nom de conscriptions, etc. », Grégoire conclut ses
réflexions sur la constitution nouvelle, en adjurant le nouveau gouvernement de ne pas faire, à l’exemple
de Napoléon, rétrograder la France. Mais, au contraire, de se montrer à la hauteur des « progrès de l’art
social », de l’émancipation de l’esprit humain et des « notions immuables du droit des peuples ».
Les derniers vœux de son testament politique sont en cohérence avec les principes qui ont guidé toute
sa vie. Ils sonnent en même temps comme un avertissement prophétique à l’adresse de tout gouvernement.
Celui-ci pour éviter les révoltes engendrées par l’intolérance, l’égoïsme et le mépris des droits communs,
ne doit user que d’un seul moyen : faire régner la paix, l’unité et la vertu :
Puisse un gouvernement nouveau se pénétrer de l’idée qu’il importe à son existence de ne pas concentrer ses
affections dans un cercle tracé par l’esprit de parti qui n’est pas l’esprit public, mais d’identifier son intérêt
avec celui de la grande famille, d’abjurer franchement des prétentions qui, désavoués par les lumières du
siècle, loin d’affermir un trône, le laisseraient ou le feraient écrouler peut-être au milieu des déchirements.
LA SAINTE-ALLIANCE OU LE PRINCIPE DE SOLIDARITÉ
CONCLUSION
La lutte entre le despotisme et la liberté, est le même qu’entre les
ténèbres et la lumière. C’est le combat d’Arimane et d’Oromase ;
commencé avec le monde, il ne finira qu’avec lui. Voyez combien il
faut d’années, de siècles même, pour civiliser un peuple, et avec
quelle promptitude il rétrograde vers la barbarie (Plan
d’association générale).
Grégoire exclu de la vie politique, pire encore, renvoyé comme un domestique de l’Institut national
dont il avait été l’un des fondateurs, son projet de « république chrétienne » ayant fait long feu, faute de
république et faute d’église constitutionnelle, ne se décourage cependant pas. Sisyphe auto-désigné,
inlassable, faisant remonter, à travers tous les régimes qu’il a traversés, de la Terreur à la Restauration, la
pente des intolérances et des despotismes à la démocratie, à la liberté, à la « civilisation », il s’assigne,
pour ses dernières années, une mission à la mesure de son indéfectible espérance dans la force
bienveillante de la Providence. Le dernier projet dont « l’ami des gens de toutes les couleurs »,
transcendant États, nations et régimes, caresse la réalisation est un plan d’association internationale entre
savants, un plan dans la longue durée qui pourrait très bien s’intituler un « plan général de régénération »
de l’espèce humaine98. Ses multiples dimensions, morales, religieuses et politiques, en font, à la fois, une
récapitulation de ses combats passés dont il dégage une leçon de tolérance indéfectible pour l’avenir et
une anticipation enthousiaste d’une république cosmopolite idéale, qui « sans être anarchique », sera
« acéphale dans le sens étymologique de ce mot qui exclut la domination », précise Grégoire, et où les
élites intellectuelles de tous les pays du monde feront avancer de front la vertu et les lumières, pour le plus
grand bonheur du plus grand nombre de citoyens.
Ce projet qui vient succéder plus laïquement, à première vue, et peut-être de façon plus stratégique, à
son entreprise de chrétienté républicaine, est la dernière tentative de Grégoire de réunir par cette
« nouvelle alliance », élargie à l’univers, une confédération interdisciplinaire d’hommes (et de femmes,
comme il le dit explicitement), des « éleuthérophiles » des Deux-Mondes œuvrant confraternellement
98 Comme le fait remarquer très justement Bernard Plongeron dans sa substantielle introduction à son édition abondamment
annotée du Plan d’association générale entre les savants, gens de lettres et artistes, pour accélérer les progrès des bonnes mœurs
et des lumières (1817) et de l’Essai sur la solidarité littéraire entre les savants de tous pays (1824), dans son livre L’abbé
Grégoire et la République des savants, Paris, CTHS, 2001.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
110
selon l’idéal, ensemble moral et politique, chrétien et républicain à la régénération morale et scientifique
de l’humanité, ou comme il la voit, de « toutes les sections de la famille universelle », présente et à venir.
Nous venons de dire que c’est un projet, à dominante laïque, à première vue, car, à y regarder de plus
près, et à condition de brider notre impatience devant l’insistance de l’abbé Grégoire à revenir, bien de son
temps, sur la nécessité de la morale en politique, le « plan d’association » est en fait une reprise polémique
et politique de sa société de philosophie chrétienne. C’est encore, plus tenacement, la résurrection,
organisée dans tous les détails de son exécution, de la défunte classe de sciences morales et politiques
d’un Institut (inter) national chrétien dont les membres sont appelés à faire « par leurs discours, leurs
écrits, leurs exemples [...] une guerre simultanée et infatigable au vice et à l’ignorance, sources
empoisonnées des malheurs du monde ».
Tel est l’objectif explicite que lui assigne Grégoire. Il ne faut pas oublier non plus que le projet
s’inscrit dans le contexte de son Histoire générale des sectes religieuses, monument de sociologie
comparée des religions avant la lettre, certes, comme on l’a dit, mais aussi machine de guerre contre
l’athéisme des savants ou des écrivains, ses collègues, ce grand vecteur de corruption et d’immoralité. Ces
écrits se situent également, sous leur aspect plus purement théorique, dans la mouvance de l’Idéologie qui
tendait à terme à une Idéocratie intellectuelle et morale se préoccupant d’éduquer non seulement les
esprits mais les cœurs et les corps des citoyens99.
Grégoire, plus que jamais pendant ses dernières années, est persuadé que les enseignements de la
religion sont le garant primordial du fonctionnement démocratique : « Charité est le cri de l’Évangile »,
aura-t-il insisté un peu partout, et encore, dans le Plan : « l’Évangile sera à jamais un boulevard contre le
despotisme ». Il a également coutume de poser que les objets techniques, les objets servant au travail
quotidien, par exemple, « la charrue de Guillaume »100, sont plus utiles à l’humanité que n’importe quelle
œuvre artistique ou littéraire. Celles-ci servent seulement la gloire d’un individu ou flattant la vanité des
mécènes ne sont bonnes qu’au divertissement d’une élite. Il argue, de la même manière, que pour les
progrès de la civilisation, pour le bonheur collectif des civilisés101, la vertu est plus puissante que les
99 Grégoire partage le projet des Idéologues de mettre en place une morale républicaine, qu’il appelle comme eux « l’art de la
science sociale ». 100 Il s’agit d’une charrue en acier attribuée à Guillaume 1er , roi des Pays-Bas (1772-1843) dont le caractère prometteur était vanté
par les Sociétés d’Agriculture du moment, comme on peut le lire dans les nombreuses livraisons de La Décade qui en fait l’éloge.
Grégoire écrit dans ses Mémoires que « si la charrue Guillaume réalise les espérances qu’elle a fait concevoir, cet instrument est
plus précieux que tous les chefs-d’œuvre de la galerie du Louvre ». 101 Ce n’est pas que Grégoire méprise les sciences, les arts ou les lettres, seulement en « homme engagé », il est très loin de ce
qu’on appellera plus tard « l’art pour l’art » ou même d’une sensibilité esthétique. Par ailleurs, en son temps, l’artiste est encore
peu dégagé du mécénat de ses riches commanditaires. On ne saurait rapprocher son attitude de celle de Jean Bon Saint-André
LA SAINTE-ALLIANCE OU LE PRINCIPE DE SOLIDARITÉ
111
lumières, ergo plus utile, du point de vue moral et religieux. Nul n’entrera par conséquent dans
l’association des savants, des gens de lettres et des artistes, s’il n’est d’abord vertueux. Grégoire, jusqu’au
bout citoyen-prêtre engagé, conteste avec véhémence les thèses qui dissocient talent et bonnes mœurs, ne
pouvant admettre que le vice puisse produire quelque chose de bon, ni que la science ne soit pas au service
des besoins sociaux.
Grégoire oppose donc la Sainte alliance, « expresse ou tacite », des hommes libres parce que moraux,
ouverte sur l’avenir, à l’alliance despotique des rois qui perpétuent l’ignorance de leurs sujets et les font
retomber dans les ténèbres du Moyen Âge. La Sainte alliance, sainte parce qu’elle est du côté de la vérité
et de la liberté, nouvelle Encyclopédie vivante qui ajoute à l’Encyclopédie pré-révolutionnaire non
seulement la combinaison interdisciplinaire active des savoirs et des techniques, source première
d’innovation, mais aussi l’association dynamique des « cœurs » et des sentiments généreux, agira alors
pleinement comme ferment et soutien des progrès de l’humanité, préparant « aux nations une nouvelle
ère ».
Au clergé à qui était réservée la tâche, selon l’apologétique chrétienne à la veille de la Révolution de
combattre philosophes et hérétiques pour préserver, en les faisant exclure de la communauté chrétienne,
l’unité et la paix du royaume, Grégoire substitue le corps patriotique des nouveaux « philosophes »
chrétiens, structuré comme son « agence du clergé », soudé par une éthique commune, et œuvrant
transversalement à travers disciplines et continents, « sans distinction, précise bien Grégoire, d’origine, de
sexe, d’état, de couleur et de croyance », pour ouvrir, en avant-garde militante, la marche irrésistible des
bonnes mœurs et des lumières. Représentant le fer de lance de l’humanité, la République des Lettres
s’opposera de façon continue à « la conspiration permanente des féodaux de tous les pays contre la justice,
la raison et le droit des peuples ».
Deux textes viennent donc compléter le legs intellectuel de Grégoire. Notre conclusion s’adosse à leurs
développements combinés pour dégager le caractère heuristique, le caractère actuel, malgré tous ses partis
pris, du discours de Grégoire dans sa double dimension épistémologique et idéologique, c’est-à-dire
politico-morale.
C’est d’abord le Plan d’association générale entre les savants, gens de lettres et artistes, pour
accélérer les progrès des bonnes mœurs et des lumières (1817). Grégoire annonce dans l’avertissement
l’avoir rédigé à l’invitation de Sir John Sinclair, son ami, économiste et membre du Parlement
d’Angleterre, après en avoir lu une première version à l’Institut en 1796. Puis un peu plus tard, il publie,
en 1824, l’Essai sur la solidarité littéraire entre les savants de tous pays qui reprend les lignes de force du
s’exclamant que la République n’a pas besoin de savants. Ici c’est le patriotisme qui prime, là c’est tout ce qui n’est pas éternel
qui passe au second plan.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
112
projet d’association générale tout en développant plus largement les notions morales, la trame du lien
social.
Le Plan présente comme la Déclaration des droits et des devoirs corrélatifs des savants donnant le coup
d’envoi à la nouvelle république des lettres, espace institutionnel symbolique pour commencer, et qui
devrait libérer, à la longue, sur le modèle des grandes établissements de la Convention pour « les sciences,
les lettres et l’instruction publique, une sociabilité républicaine s’inspirant de celle que cultivait les « Amis
de la vérité ». C’est l’idée — préfigurant l’espace communicationnel d’Habermas — reprise des
Idéologues que la discussion de pensées, argumentées rationnellement et librement communiquées, est
capable de former l’opinion publique et, à la longue, lorsqu’elle est relayée par les institutions politiques
et culturelles d’agir sur le pouvoir, comme il en a déjà fait l’expérience dans sa vie politique. Il suffit,
s’écrie Grégoire, « d’avoir un peu d’avenir dans la tête pour sentir l’impossibilité de refouler les nations
Européennes dans les ornières de Moyen Âge ». L’Essai, pour sa part, insiste davantage sur les devoirs
mutuels des membres de cette république, sur la notion de responsabilité et de réciprocité, et surtout,
comme le titre l’indique, sur le principe de solidarité qui réunit pour Grégoire, dans ses consonances
humanistes et civiques universelles, la fraternité républicaine à la charité chrétienne pour cimenter les
sociétés humaines régénérées102.
Somme toute, le Plan est le contrat social de Grégoire qui se rapporte du reste à plusieurs reprises à
Rousseau103, un contrat social explicitement chrétien néanmoins assurant entre gouvernants et gouvernés
l’exercice de la morale évangélique en « harmonie parfaite » avec la liberté politique de tous les associés
garantie par le dogme du peuple souverain. L’Essai serait l’équivalent du chapitre 5 du Livre IV du
Contrat social, risquera-t-on quand même. Grégoire y développe le principe fondamental d’une religion
civique, faisant communier les citoyens sous l’horizon transcendant de la solidarité, principe « d’union et
d’oubli », comme il dit magnifiquement, c’est-à-dire principe d’une tolérance active, « boulevard » contre
l’intolérance et le fanatisme, facilitant, aux rebours exacts de la Sainte Alliance des trois rois, « la
gravitation générale des peuples vers la liberté », affaiblissant « progressivement » et détruisant, enfin,
« les préventions locales, les haines nationales ».
Ces deux textes sont lestés de plus de trente ans d’expériences politiques, religieuses et culturelles, et
Grégoire ne se fait pas faute de rappeler ses responsabilités passées en ces domaines, ses écrits appuyant
102 Bernard Plongeron fait remarquer que le principe de solidarité liant la confédération des savants s’inspire également « du
Corps mystique, théologie développée par Paul, dans sa Première Épître aux Corinthiens (ch.12) », op. cit., p. 193. 103 On pourrait aussi penser que le plan d’association proposé par Grégoire répond à sa manière au concours ouvert l’an VI par
l’Institut national qui demandait : quelles sont les institutions les plus propres à fonder la morale d’un peuple ? Say avait présenté
son Olbie, fable économico-morale qui allait devenir célèbre mais qui ne remporta pas le prix ; Ginguené le rapporteur du
concours, jugeant, au nom du jury, que le texte, pourtant précurseur du Traité d’économie, reposait surtout sur des exemples.
LA SAINTE-ALLIANCE OU LE PRINCIPE DE SOLIDARITÉ
113
ses anciens combats comme représentant du peuple, et aussi l’active correspondance avec des « écrivains
des contrées les plus lointaines » ayant servi à former ces relations avec de nombreuses sociétés savantes
préludant à son projet. C’est dire d’emblée que le projet nouveau d’association se fonde sur un modèle
déjà éprouvé, le sien, comme aussi sur le modèle des institutions culturelles révolutionnaires « fondées ou
agrandies » par la Convention, souligne Grégoire, mais il est élargi à l’échelle universelle de tous les
« bons esprits », sous toutes les latitudes.
Le Plan est mis sous la bannière des progrès de la civilisation. Mais Grégoire rejoignant ici Rousseau il
nous faut l’entendre autrement que les Encyclopédistes nous ont accoutumé à le faire. Selon sa méthode
habituelle, Grégoire prend soin de définir le concept dont il fait l’enjeu central de son discours dans sa
double dimension et, en même temps, en profite pour poser la clé de voûte immuable de sa paideia : que
ce soit dans l’éducation des individus ou des peuples, « la morale est première ». Pour les progrès de la
civilisation, déclare-t-il, « les lumières sont utiles, les vertus sont nécessaires, si nécessaires que rien ne
peut les suppléer ».
Grégoire fait la distinction entre, d’une part, l’ordre de l’utilité duquel ressortissent les lumières et les
progrès qu’elles entraînent, et, d’autre part, les bonnes mœurs, critère qui joue à la fois sur le plan spirituel
des âmes et sur le plan institutionnel de l’armature juridique de la société, puisque ce sont les bonnes
mœurs qui font les bonnes lois, et réciproquement.
Le critère de l’utile opère sur le plan pragmatique de la communauté internationale à former. Grégoire
prescient remarque : « les nations ayant été pour ainsi dire transvasées les unes dans les autres, elles ont
une tendance à se rapprocher. On est moins Français, moins Allemand, moins Russe et l’on est plus
Européen ». Il commande les développements « épistémologiques » encore très actuels concernant
l’organisation scientifique de l’association, le nouvel esprit scientifique qui l’animera, les travaux qui
seront menés ainsi que les moyens d’accélérer et de croiser entre elles recherches et innovations. Celles-ci
ne peuvent plus être le fait de quelques génies isolés. Le travail doit se faire désormais en commun,
préconise Grégoire, en rappelant la nouvelle optique qui commence à prévaloir à l’époque moderne : de
même que « tout est lié dans la nature », de même les connaissances ne resteront pas isolées mais se
féconderont l’une l’autre.
Les savants œuvreront en commun, se partageant de façon interdisciplinaire le travail pour reculer les
« limites actuelles de la science » sans rivalité ni concurrence : « on reviendra d’ailleurs, prédit Grégoire, à
ce principe du droit des gens que les sciences et ceux qui les cultivent ne sont point en guerre ». Il
s’impose, écrit Grégoire, décrivant les conditions à venir de l’activité scientifique, d’encourager la
communication active entre lettrés, la diffusion des découvertes, la circulation des écrits, la liberté de
presse. Tout ce mouvement devra être stabilisé périodiquement avant de reprendre une nouvelle énergie
par l’organisation de congrès savants triennaux, une sorte de « diète, écrit Grégoire, qui serait la
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
114
représentation œcuménique de la république des lettres », où l’on fera l’état des lieux et où l’on examinera
ce qui reste à faire, stimulant les découvertes ou l’ouverture de nouveaux chantiers de travail par des prix
et des concours.
L’objectif final qu’il fixe aux entreprises scientifiques écarte l’idée d’une recherche purement
désintéressée. La science demeure au service de la société et la théorie doit se combiner avec la pratique
pour l’amélioration des techniques. Il s’agit toujours, comme au moment de son rapport pour l’installation
du Conservatoire des Arts et Métiers, « d’appliquer les vérités découvertes aux besoins de la société et les
théories savantes au perfectionnement des arts et métiers ».
Ce congrès sera aussi un modèle de tolérance où auront « un droit égal d’y siéger » les savants et les
hommes de lettres, venant des diverses contrées du globe, et appartenant à toutes les religions. « Les
sciences, réaffirme Grégoire reprenant mutatis mutandis l’argument central de son Discours sur la liberté
des cultes, n’appartiennent exclusivement à aucune [...] Le carré de l’hypoténuse [...] le calcul d’une
éclipse, le gréement d’une frégate ne sont ni chrétiens ni musulmans ». Ces savants travailleurs et
vertueux, puisque religieux et respectueux des lois et de l’autorité civile, viendront trouver enfin dans leur
participation aux congrès, la reconnaissance de leurs talents et une « nouvelle énergie par le
rapprochement des lumières et des sentiments ».
Le critère pragmatiste obéit lui-même à un méta-critère jusqu’à s’y confondre : le bien commun, le
bien de l’humanité, car « rien n’est réellement utile que ce qui est juste et vrai », précise Grégoire. C’est
pourquoi l’avancement des lumières dépend de ce qui convient à l’esprit public et respecte la législature
nationale ; mieux encore, l’avancement des lumières va idéalement de pair avec l’avancement de
l’humanité. Une orientation qui profite non seulement aux seuls intellectuels mais s’étend à tous les
mortels. Les travaux de cette société embrassant « le cercle entier des sciences, des lettres et des arts »
doivent, soutient Grégoire, « tourner au profit des mœurs, plus encore que l’accroissement des sciences ».
Aussi bien les membres de l’association seront énergiques, généreux, ennemis du despotisme, probes,
bref moraux et, couronnant le tout, surtout religieux. C’est de cette manière qu’ils pourront, prêchant
d’exemple, s’atteler non seulement à lutter par la dissémination des lumières pour l’émancipation des
peuples muselés par l’ignorance mais aussi, comme l’espère Grégoire, à « rappeler la nature humaine au
rang élevé d’où elle est déchue », et par là, à « empêcher le mal et à faire le bien ».
La morale qui guide les lettrés, les scientifiques et les artistes dans leurs tâches rejoint ainsi, sans hiatus
concevable pour Grégoire, la morale du christianisme qui a produit la plus accomplie et la plus universelle
des révolutions. Il s’agit de l’imiter, fait valoir Grégoire, car cette révolution a su faire reculer « la
barbarie » dans toutes les régions du monde, restaurer la dignité humaine, « adopte[r] et sanctifie[r] tout ce
qui peut éclairer et améliorer les hommes ». Le succès du christianisme, modèle de tolérance et, en même
temps, de saine politique, est d’avoir su placer « sur deux lignes parallèles les vertus et les lumières ».
LA SAINTE-ALLIANCE OU LE PRINCIPE DE SOLIDARITÉ
115
Voici résumée d’une seule phrase la démarche dont Grégoire est l’exemple vivant, sorte de mot d’ordre
à inscrire au frontispice de son grand projet. Conçue au bénéfice de la « grande famille » intemporelle et
mondiale, porteuse d’avenir, soucieuse de l’Histoire à faire : « la vertu et la vérité, enjoint Grégoire, sont
un héritage que nous devons transmettre à la postérité », « l’Utopie » qu’il propose, même si elle reste
sans exécution, sera « encore une chose utile », autrement dit, juste et vraie, nous rappelle, tourné vers la
raison future, l’apologète des Républiques.
S’il était un homme, qui, dans cette assemblée [la Convention], eut été souvent outragé, conspué pour avoir
demandé la suppression de la peine de mort, pour avoir défendu les monuments des arts, les lettres et ceux qui
les cultivent ; qui eut été couvert d’opprobres et menacé du dernier supplice, comme fanatique, pour avoir
réclamé la liberté du culte et proclamé au milieu de furibonds son attachement aux principes religieux ; cet
homme, peut-être, aurait-il quelque droit de se placer en avant de l’époque actuelle pour atteindre celle où les
passions calmées permettront à la raison de se faire entendre.
DEUXIÈME PARTIE
FORMER LE FAISCEAU DE LA RÉPUBLIQUE
L’abbé Grégoire
Médaillon en bronze de David d’Angers, Paris, Musée Carnavalet
Le pasteur Oberlin, qui a rencontré Grégoire alors âgé de trente
cinq ans, pendant un voyage en Suisse, fait de lui ce portrait, à la
Lavater :
Voici donc ce que je crois entrevoir dans votre silhouette : le
front, le nez : très heureux, très productifs, ingénieux ; le front :
haut et renversé avec le petit enfoncement : un jugement mâle,
beaucoup d’esprit, point ou guère d’entêtement, prêt à écouter son
adversaire ; idées claires et désir d’en avoir de tout. Le nez :
witzig... spirituel, mais bien impérieux. L’acquisition de la
profonde et cordiale humilité évangélique vous fera un peu de
peine ; elle sera en vous vertu acquise etc. ; le tout : un homme peu
tranquille qui, par son activité et capacité, peut faire beaucoup de
bien à la société » (R. Peter, « Le pasteur Oberlin et l’abbé
Grégoire » dans Bull. Soc. Hist. du Protestantisme français,
CXXVI, 1980, 297-325).
PRÉSENTATION
On trouvera ci-après, par ordre chronologique, l’éventail des principaux textes marquant les temps
forts des luttes menées par l’abbé Grégoire, en sa qualité d’homme politique indissociablement lié au
militant chrétien et au savant. Nous avons appuyé sur eux nos analyses des chapitres précédents. Pour
éviter de faire double emploi, nous ne faisons pas figurer dans ce recueil succinct, les textes qui ont fait
l’objet de rééditions récentes et longuement présentés.
Rappelons brièvement, sans vouloir répéter la présentation ni les commentaires que nous en faisons au
cours de notre étude, la situation historique de chacun.
— Les deux premiers textes, la Motion en faveur des Juifs, par M. Grégoire, curé d’Emberménil,
député de Nancy, précédée d’une Notice historique sur les persécutions qu’ils viennent d’essuyer en
divers lieux, notamment en Alsace et sur l’admission de leurs députés à la Barre de l’Assemblée Nationale
(Paris, Belin, 1789, cote BNF 8º Ld184.28) et le Mémoire en faveur des gens de couleur ou sang-mêlés de
Saint-Domingue et des autres îles françaises de l’Amérique par M. Grégoire... adressé à l’Assemblée
nationale par M. Grégoire (Paris, Belin, 1789) sont tous deux de 1789, la Motion est du 1er août tandis que
le Mémoire est publié le 22 octobre peu après que Grégoire ait reçu à l’Assemblée une délégation de gens
de couleur. Ces textes datent du tout début de la carrière de Grégoire comme député à l’Assemblée
constituante.
La Motion est en fait un résumé des idées développées par Grégoire dans son Essai sur la régénération
physique, morale et politique des Juifs, couronné en 1788 par l’Académie de Metz (réédité par Robert
Badinter en 1988 chez Stock ainsi que par Rita Hermont-Belot, également en 1988, Flammarion, coll.
« Champs »). La Motion donne le coup d’envoi de la longue bataille pour demander d’accorder le droit de
citoyenneté aux Juifs. Grégoire obtint sur ce point rapidement satisfaction puisque la Constituante vota le
décret le 27 septembre 1791. Grégoire reprit plus systématiquement sa réflexion sur la question, en
publiant, notamment, comme nous l’avons vu, en 1807 des Observations nouvelles faites sur les juifs et
spécialement ceux d’Allemagne ainsi que Sur les juifs et spécialement ceux d’Amsterdam et de Francfort
quelque temps après sa visite des communautés juives d’Amsterdam et de Francfort.
Le Mémoire date lui aussi de 1789 ; ce combat contre la traite et l’esclavage est inséparable pour
Grégoire de son combat réclamant « la tolérance en faveur des juifs », comme il le précise lui-même à la
fin de sa Notice historique précédant sa Motion. Le Mémoire est le premier écrit de Grégoire dans la
longue suite de ses textes où il milite tout au long de sa carrière pour l’égalité civique, contre le racisme et
enfin pour la décolonisation. Grégoire et ses amis de la Société des Amis des Noirs verront leurs efforts
aboutir avec l’abolition de l’esclavage le 4 février 1794.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
120
— Le Discours sur la liberté des cultes (cote BNF 8º Le38.1109), imprimé par Maradan quelques jours
après sa lecture par Grégoire devant la Convention le 1er nivôse an III (21 décembre 1794) est une pièce
extraordinaire qui relève d’une opération délibérée destinée à alerter l’opinion publique européenne.
Grégoire bien qu’il fit front durant trois quarts d’heure, à la tribune, aux hurlements que provoqua son
discours, ne put réussir à l’achever. Ce ne fut que le 3 ventôse (le 21 février 1795) que l’Assemblée
décréta la séparation entre Église et État que réclamait Grégoire, décret qu’ajoute Grégoire à la deuxième
édition de son discours. Entre-temps Grégoire avait adressé à ses diocésains, le 24 décembre 1794, une
Lettre pastorale sur la liberté des cultes qui résume les arguments de son Discours. Enfin on notera,
quelques années plus tard, en 1797, coïncidant avec le rapport sur les travaux du premier concile national,
organisé par Grégoire, la publication d’un second Discours sur la liberté des cultes, devant le Conseil des
Cinq-Cents, dont l’objet est moins général et dans lequel Grégoire se réclame du libre exercice des cultes
pour continuer à « chômer les dimanches ». Il s’agit du Discours sur la liberté des cultes, lors de la
discussion du rapport fait par Duhot, concernant la célébration civile du décadi, séance du 25 frimaire an
6 (15 décembre 1797), Paris, Imprimerie nationale, nivôse an VI (cote BNF 8º Le43.1630).
— La Lettre du citoyen Grégoire, évêque de Blois, à Don Ramon-Joseph de Arce, archevêque de
Burgos, grand inquisiteur d’Espagne. Paris, Impr. Chrétienne, s.d. (cote BNF 8º HZ 1573), parut dans les
Annales de la religion, le 22 février 1798 (4 ventôse an 6). Grégoire prit soin de la faire traduire en
espagnol et de la diffuser dans toutes les colonies françaises et espagnoles. Grégoire, au faîte de son
influence comme chef de l’Église constitutionnelle, demande la suppression de l’Inquisition. En réaction,
les inquisiteurs d’Espagne font imprimer des sermons pendant qu’à Paris le Père Raymond Gonzales,
franciscain de l’Observance, prêche contre cet ouvrage, le 23 novembre 1798. La Lettre intervient à un
moment stratégique des tentatives pour instaurer la « paix religieuse » et lutter contre l’athéisme.
— Le Rapport fait par le citoyen Grégoire, au nom d’une commission spéciale (composée des citoyens,
Fabre, Luminais, Bonaparte, Mortier-Duparc et Grégoire), sur le Conservatoire des arts et métiers,
devant le Conseil des Cinq-Cents, à la séance du 17 floréal an 5 (publié en l’an 6 [6 mai 1798], Paris,
Imprimerie nationale, cote BNF 8º Le43.1958), est le second rapport sur la création de cette importante et
innovatrice institution révolutionnaire. Les arguments d’un rapport à l’autre sont sensiblement les mêmes.
Le second rapport revient à la charge pour préciser le projet d’installation de l’établissement dans
l’ancienne abbaye de Saint-Martin-des-Champs.
— Le Projet de déchéance de Napoléon (1814), est un pamphlet virulent qui illustre en ombre portée
toutes les valeurs républicaines défendues par Grégoire tout au long de sa vie politique. Nous reproduisons
ce texte d’après la version que rapporte le biographe et exécuteur testamentaire de Grégoire, Hyppolite
Carnot dans sa Notice historique sur Grégoire (Paris, A. Dupont, 1837, 2 vol., cote BNF 8º La33.65)
PRÉSENTATION
121
précédant les Mémoires biographiques. Carnot nous dit avoir trouvé ce document parmi les papiers de
Grégoire et date sa rédaction des premiers mois de 1814.
— De la Constitution française de l’an 1814, Paris, Le Normant, 17 avril 1814 (cote BNF 8º
LB45.177A) est écrit dans l’indignation ressentie par Grégoire devant les agissements des sénateurs, au
lendemain de la chute de Napoléon. Chargés de rédiger un acte constitutionnel, il les trouve plus
préoccupés de maintenir leurs privilèges que de préparer les bases d’une constitution libérale. Malgré
l’opposition de Grégoire, Garat et Lanjuinais, l’acte, préparé dans la journée du 4 avril par une
commission de cinq sénateurs, est présenté le lendemain au gouvernement provisoire puis apporté, le 6
avril, au Sénat assemblé qui fait passer le décret sans que le texte soit au préalable imprimé ni distribué.
Grégoire ne remettra plus les pieds au Sénat de ce jour jusqu’au 26 avril, date à laquelle le Sénat fut
supprimé. Il ne fera pas partie de la nouvelle Chambre des pairs. La brochure de Grégoire qui rendait
compte de ce qui s’était passé au Sénat fut réimprimée quatre fois dans l’espace de quelques semaines et
déchaîna contre lui une pluie de pamphlets. Grégoire fit aussitôt imprimer une Réponse aux libellistes.
MOTION EN FAVEUR DES JUIFS, PAR M. GRÉGOIRE, CURÉ D’EMBERMÉNIL,
DÉPUTÉ DE NANCY, PRÉCÉDÉE D’UNE NOTICE HISTORIQUE SUR LES
PERSÉCUTIONS QU’ILS VIENNENT D’ESSUYER EN DIVERS LIEUX, NOTAMMENT
EN ALSACE ET SUR L’ADMISSION DE LEURS DÉPUTÉS
À LA BARRE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE
(1789)
•••
NOTICE HISTORIQUE
••• La dispersion des Juifs, errants, malheureux, proscrits dans tout l’Univers depuis dix-huit siècles, est
un événement unique dans l’Histoire. J’ai toujours cru qu’ils étaient hommes ; vérité triviale, mais qui
n’est pas encore démontrée pour ceux qui les traitent en bêtes de somme, et qui n’en parlent que sur le ton
de mépris ou de la haine. J’ai toujours pensé qu’on pourrait recréer ce Peuple, l’amener à la vertu, et
partant au bonheur. Un Mémoire que j’avais fait à ce sujet, circula parmi mes confrères de la Société
philanthropique de Strasbourg ; Société actuellement dissoute, à mon grand regret. Ce fait a précédé
d’environ deux ans l’impression de l’Ouvrage de M. Dohm sur les Juifs, et l’émission de la loi impériale.
L’an dernier, j’ai donné un Ouvrage assez étendu sur la régénération de ce Peuple, le Public n’a pas vu sans intérêt la même cause défendue par un Curé Catholique, un Avocat et le fils d’un Rabbin ; car dans le même temps parurent deux Écrits intéressants sur ce sujet, l’un de M. Thiéry, avocat à Nancy, l’autre de M. Zalkind Hourvits, Juif Polonais, attaché à la Bibliothèque du Roi, qui voulant concourir à libérer la dette publique de la France, vient de faire la cession perpétuelle du quart de sa pension.
Basnage, Holberg, Schudt, et quelques autres, ont travaillé sur l’Histoire du peuple Juif depuis la
dispersion. Leurs Ouvrages, quoique savants, en laissent désirer d’autres ; et le Public perd à ce que M. de
Boissy, qui a donné deux volumes de supplément, n’ait pas rempli cette tâche en entier. J’espère exécuter
un jour cette entreprise, et je réclame la bienveillance de quiconque voudra bien me communiquer des
Observations et des Mémoires, que je recevrai avec reconnaissance.
Les États-Généraux ayant été convoqués, les Juifs Portugais, naturalisés en France depuis Henri II, ont figuré dans les Assemblées électives. À Bordeaux, quatre d’entre eux ont été choisis pour concourir à la nomination des Représentants à l’Assemblée Nationale. MM. David Gradidxi, Électeur, Furtado, l’aîné, Azevedo et Lopès du Bec ; quelques voix seulement ont manqué au premier pour être Député à l’Assemblée nationale. Le Public a lu avec plaisir la lettre qu’ils m’ont adressée relativement à leurs frères malheureux : elle est très intéressante, aux louanges près qui me concernent.
Les Juifs d’Alsace, de Lorraine et des Trois-Évêchés, Allemands d’origine, ne jouissent pas des droits
de Citoyens ; mais le Ministre voulant alléger leurs peines, leur a permis en Avril dernier de s’assembler
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
124
dans chacune de ces Provinces par-devant leurs Syndics, à peu près dans la forme réglée pour les élections
des Baillages, de rédiger leurs Cahiers de doléances, et de nommer deux Députés pour chaque Province.
Ont été choisis, MM.
Gaudchaux Mayer-Cahnt, Louis Wolf, députés de Metz et des Trois-Évêchés ; D. Sintzheim, S. Seligman-Wittersheim, députés d’Alsace ;
Mayer-Mars, Berr-Isaac-Berr, députés de Lorraine. Leurs Cahiers n’ayant pas été imprimés, le Public verra peut-être avec plaisir un Précis de leurs
demandes, dont plusieurs doivent être réfutées ou restreintes.
Après un préambule sur leur existence malheureuse, que l’habitude seule rend supportable, ils implorent l’humanité, et réclament un adoucissement à leurs peines.
Demandes communes aux Juifs des trois Provinces.
Que les Juifs, exempts désormais des droits de protection, supportent toutes les charges, et soient imposés sur les mêmes rôles que les autres Citoyens auxquels ils seront assimilés.
Qu’ils aient la faculté d’exercer les Arts et Métiers, d’acquérir des immeubles, de cultiver les terres, et
de s’établir dans toutes les Provinces, sans être forcés de se réunir dans des quartiers séparés.
Qu’ils puissent exercer leur culte, conserver leurs Rabbins, leurs Syndics et leurs Communautés. Demandes particulières des Juifs d’Alsace.
Qu’au moins pendant douze ans il leur soit permis d’avoir des domestiques Chrétiens, pour aider à diriger les Juifs dans les travaux de l’agriculture ; qu’ils aient la liberté de se marier, liberté qu’on avait restreinte : qu’il soit défendu à tout homme public d’user d’épithètes flétrissantes envers les Juifs dans les Plaidoyers, Actes, Significations, etc.
Demandes particulières des Juifs de Metz
Exemption de la pension de vingt mille livres, payées à la famille des Brancas, pour droit de protection. Droit de participer aux biens communaux des lieux où ils s’établiront.
Demandes particulières des Juifs de Lorraine.
Qu’ils aient des Synagogues, mais sans aucune marque ou décoration extérieure qui annonce un Temple.
En parlant de leurs Rabbins, ils en détaillent les fonctions dont ils désirent la conservation. Le droit de
juger les divorces, d’apposer les scellés, de dresser des inventaires, de nommer des tuteurs et curateurs, de
faire des actes relatifs à la Juridiction tutélaire, de décider les contestations de Juif à Juif, sauf l’appel à
nos Tribunaux.
Que la majorité, fixée chez eux à quatorze ans, soit restreinte aux effets religieux, et réglée par le civil à vingt-cinq comme chez nous.
Qu’ils soient admis dans les Collèges et Universités.
MOTION EN FAVEUR DES JUIFS
125
Que désormais, avant de s’établir à Nancy, un Juif fasse preuve d’une propriété de dix mille livres, de trois mille livres pour s’établir dans les autres villes de la Province, et de douze cents livres pour les villages.
•••••••
Les six Députés arrivés à Paris, ont fait en commun une Requête imprimée, dans laquelle ils
suppriment plusieurs de ces demandes.
Les Juifs de Lunnéville et de Sarguemines ont prétendu que mal à propos ceux de Nancy y avaient énoncé des vœux qui ne sont pas ceux de tous leurs frères de la Lorraine. En conséquence ils ont publié un Mémoire, par lequel ils demandent d’avoir des Rabbins et Syndics, autres que ceux de Nancy, et d’être déclarés admissibles à toutes les places de Citoyens.
Les Juifs établis à Paris se sont plus rapprochés de nous dans leur Requête imprimée ; ils témoignent
que voulant le disputer en patriotisme à tous les Français, ils renoncent au droit d’avoir des Chefs tirés de
leur sein, et demandent d’être au pair de tous les Citoyens, soumis à un plan de Jurisprudence uniforme et
à la police des Tribunaux. Deux autres Mémoires intéressants ont paru en faveur des Juifs, l’un anonyme,
l’autre par M. Bing, Juif de Metz.
Le Lecteur aura sans doute observé que les Juifs d’Alsace demandent la suppression des épithètes odieuses usitées à leur égard. Depuis longtemps une haine secrète couvait contre eux. Enfin elle a éclaté, non seulement en cette Province, mais encore à Lixheim en Lorraine ; on les a chassés et cruellement maltraités.
Cette persécution concourait avec les jours de deuil et de jeûne, observés chez eux en mémoire de la
destruction de Jérusalem et du Temple, au mois d’Ab, ce qui répond ordinairement aux premiers jours
d’Août ; ils se sont réfugiés en foule dans les Cantons Suisses, où ils ont reçu l’accueil que tout homme
doit aux malheureux, et que l’homme sensible leur accorde avec tant d’empressement. Les maux qu’ils
éprouvaient étaient un motif de plus pour demander audience à l’Assemblée Nationale en faveur de mes
Clients. Je la sollicitai ; j’aurais voulu que l’affaire fut discutée et décrétée le jour de la St.-Barthélemy,
pour qu’un acte de justice et de bienfaisance marquât l’anniversaire d’un crime à jamais exécrable.
L’affaire des Juifs fut ajournée plusieurs fois, et chaque fois différée par l’urgence et la multiplicité d’autres occupations.
Dans l’intervalle, la Commission intermédiaire d’Alsace réclame en faveur des Juifs, ils retournent en
tremblant dans leurs foyers ; mais bientôt la fureur de leurs ennemis leur suscite une persécution nouvelle.
On recommence à les maltraiter, on abat les combles de leurs maisons ; on tire même un coup de fusil
dans leurs Synagogues ; nouvelle instance de ma part à l’Assemblée Nationale.
M. de Clermont-Tonnerre élève en leur faveur une voix éloquente ; nous demandons que l’Assemblée autorise le Président à invoquer pour eux la protection du Roi, et qu’il écrive à tous les Officiers publics de l’Alsace une lettre, portant que l’Assemblée Nationale, instruite des dangers qui menacent les Juifs,
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
126
met leurs personnes et leurs biens sous la sauvegarde de la Loi ; qu’en conséquence tous les Officiers publics doivent interposer leur autorité, et employer tous les moyens que leur suggèreront l’humanité et le patriotisme, pour assurer la tranquillité à cette Nation persécutée. L’Assemblée décrète la demande, la lettre est envoyée par M. Mounier, alors Président. Le Roi leur accorde la protection, et, par son ordre, M. de la Tour-Dupin-Paulin écrit en leur faveur à M. de Rochambeau, Commandant en Alsace. Malgré ces précautions, qui sait si, au moment où j’écris, les Juifs ne sont pas dans les angoisses d’une vie plus orageuse encore, et victimes de cruautés nouvelles ? Voilà donc encore une persécution qui souillera les fastes de notre Histoire ; elle prouve plus que jamais la nécessité d’une éducation nationale et d’une police sévère. La première préviendra les crimes, les usures des Juifs et l’inhumanité de leurs ennemis ; la seconde punira les délinquants.
Si la haine est cruelle, elle est aussi bien lâche. Dans le moment où le malheur accable les juifs, paraît
une brochure atroce, portant pour titre : Révolte des Juifs d’Avignon. On y rapporte leur prétendu complot
pour égorger le Vice-Légat, l’Archevêque, les Officiers municipaux, etc., etc. L’imposture est si grossière,
qu’il semble que la fureur ait chargé la bêtise de la rédiger, pour la présenter à la crédulité. Mais quelle
qu’en soit l’absurdité, il fallait détromper le peuple. On doit savoir gré à M. Gorcas, auteur du Courrier de
Versailles à Paris, etc., de son empressement à détruire la calomnie. La Commune de Paris a fait ensuite
publier une affiche dans laquelle elle expose que d’après les informations faites, et les arrestations de M.
Nardy, Agent d’Avignon, le libelle est un tissu calomnieux ; que la révolte des Juifs est absolument
chimérique, et qu’elle se croit obligée de rendre justice à une classe de Citoyens qui se rend utile.
Les Juifs de Nancy n’ont pas été persécutés ; mais on les a humiliés en les excluant de la Milice Bourgeoise, et vainement d’estimables Citoyens ont condamné cette exclusion ; vainement MM. Ranxin, Valois et Moucherel ont parlé, écrit et imprimé en faveur des Juifs ; on n’a pas voulu pour soldats de la Patrie des hommes que les Parisiens et les Bordelais, plus justes, élevaient au grade de Capitaines.
Revenons à nos Députés Juifs. Après avoir languis pendant deux mois dans l’attente d’une séance
qu’on n’a pu leur accorder plus tôt ; enfin le 14 Octobre à celle du soir, l’avant-dernière de celles que nous
avons tenues à Versailles, les Députés Juifs des Évêchés, d’Alsace et de Lorraine, admis à la Barre de
l’Assemblée Nationale, M. Berr-Isaac-Berr portant la parole, ont dit :
Messeigneurs,
C’est au nom de l’Éternel, auteur de toute justice et de toute vérité ; c’est au nom de ce Dieu, qui, en
donnant à chacun les mêmes droits, a prescrit à tous les mêmes devoirs et c’est au nom de l’humanité
outragée depuis tant de siècles, par les traitements ignominieux qu’ont subi, dans presque toutes les contrées
de la terre, les malheureux descendants du plus ancien de tous les peuples, que nous venons aujourd’hui vous
conjurer de bien vouloir prendre en considération leur destinée déplorable.
Partout persécutés, partout avilis, et cependant toujours soumis, jamais rebelles ; objets chez tous les
MOTION EN FAVEUR DES JUIFS
127
peuples d’indignation et de mépris, quand ils n’auraient dû l’être que de tolérance et de pitié, les Juifs que
nous représentons à vos pieds, se sont permis d’espérer qu’au milieu des travaux importants auxquels vous
vous livrez, vous ne rejetterez pas leurs vœux, vous ne dédaignerez pas leurs plaintes, vous écouterez, avec
quelqu’intérêt, les timides réclamations qu’ils osent former au sein de l’humiliation profonde dans laquelle ils
sont ensevelis.
Nous n’abuserons pas de vos moments, Messeigneurs, pour vous entretenir de la nature et de la justice de
nos demandes ; elles sont consignées dans les Mémoires que nous avons eu l’honneur de mettre sous vos
yeux.
Puissions-nous vous devoir une existence moins douloureuse que celle à laquelle nous sommes
condamnés ; puisse le voile d’opprobre qui nous couvre depuis si longtemps, se déchirer enfin sur nos têtes !
Que les hommes nous regardent comme leurs frères, que cette charité divine, qui vous est si particulièrement
recommandée, s’étende aussi sur nous, qu’une réforme absolue s’opère dans les institutions ignominieuses
auxquelles nous sommes asservis, et que cette réforme jusqu’ici trop inutilement souhaitée, que nous
sollicitons les larmes aux yeux, soit votre bienfait et votre ouvrage.
M. de Fréteau, Président, a répondu :
Les grands motifs que vous faites valoir à l’appui de vos demandes, ne permettent pas à l’Assemblée
Nationale de les entendre sans intérêt. Elle prendra votre requête en considération, et se trouvera heureuse de
rappeler vos frères à la tranquillité et au bonheur. Provisoirement, vous pouvez en informer vos Commettants.
Je me suis levé pour dire :
Attendu qu’on ne peut ajourner à terme fixe l’affaire des Juifs, qu’on leur promette au moins de la traiter
dans le cours de la session présente ; et je demande que leurs Députés, ici présents, aient permission d’assister
à la Séance.
La même faveur avait été accordée à plusieurs députations, sans excepter les Comédiens, lorsqu’ils
apportèrent un don patriotique ; et malgré les réclamations de quelques personnes que je suis fort aise de
ne pas connaître, les deux demandes ont été accordées par l’Assemblée Nationale.
Puisse ma motion, qui n’a pu être prononcée à l’Assemblée Nationale, disposer le Public en faveur des Juifs. Quand leur affaire fera discutée, je redoublerai mes efforts. Ils auront d’illustres défenseurs dans MM. de Mirabeau, Bergasse, d’Antraigues, de Clermont-Tonnerre, Brevet de Baujour, et d’autres honorables Membres. L’éloquence, unie à la justice, vengera l’humanité. Les mêmes voix s’élèveront sans doute en faveur des gens de couleur, dont M. l’Abbé de Cournand a plaidé la cause, et en faveur des Nègres, dont le nom seul rappelle le sentiment des souffrances, et dont tant d’Écrivains, et en dernier lieu MM. de Ladebat, Frossard et autres, se sont constitués les Avocats.
Il est temps enfin que la raison surnage aux préjugés. Au moment où les Français renaissent à la liberté,
oseraient-ils consacrer l’esclavage de leurs frères ? Plaindre les errants, prier pour eux, les aimer, les
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
128
secourir, tels sont les moyens efficaces que nous propose la sublime morale de l’Évangile pour les
conquérir à la vérité et à la vertu.
MOTION EN FAVEUR DES JUIFS
(1789)
••• Messieurs,
Vous avez consacré les droits de l’homme et du citoyen, permettez qu’un curé catholique élève la voix
en faveur de cinquante mille Juifs épars dans le Royaume, qui, étant hommes, réclament les droits de
citoyens.
Depuis quinze ans j’étudie les fastes et les usages de ce peuple singulier, et j’ai quelque droit de dire
qu’une foule de personnes prononcent contre lui avec une légèreté coupable. Des préventions défavorables
infirmeraient d’avance tous mes raisonnements, si je ne parlais pas à des hommes qui, supérieurs aux
préjugés, n’interrogeront que la justice. C’est avec confiance, messieurs, que plaidant la cause des
malheureux Juifs devant cette auguste Assemblée, j’adresse à vos esprits le langage de la raison, à vos
cœurs celui de l’humanité.
Après un tableau rapide de l’établissement des Juifs dans les provinces septentrionales de la France, et
des malheurs du peuple hébreu depuis sa dispersion, j’exposerai les causes qui ont altéré les traits natifs de
son caractère ; ce développement sera suivi des moyens de le régénérer, de le réintégrer dans tous ses
droits. La discussion de cette affaire assez neuve exige des détails auxquels je dois descendre ; pour le
surplus, je renvoie aux preuves consignées dans l’ouvrage que j’ai publié sur cet objet. Qu’après cela la
calomnie m’outrage et mes motifs, et ceux des honorables membres qui appuient ma motion, vengeront
l’humanité ; eux et moi ne daigneront pas seulement accorder un sourire de pitié à des inculpations, qui
seraient ridicules si elles n’étaient point trop absurdes. Les âmes honnêtes s’honorent toujours des
clameurs et des insultes des pervers.
Les Juifs, établis en Alsace de temps immémorial, s’y fixèrent plus particulièrement sous Albert
d’Autriche en 1446 ; quand cette province passa sous la domination française, en vertu du traité de
Westphalie, Louis XIV les prit sous sa protection ; ils sont présentement au nombre de vingt ou vingt-
quatre mille ; ils payent au Roi et aux seigneurs divers impôts exorbitants, droit de réception, d’habitation,
de capitation, d’industrie, le vingtième des maisons, etc.
La Lorraine a des Juifs depuis environ quatre cents ans ; leur nombre fut limité en 1733 à cent quatre-
vingts familles, mais présentement ils sont près de quatre mille personnes.
MOTION EN FAVEUR DES JUIFS
129
L’établissement des Juifs à Metz remonte à l’an 888 ; après diverses révolutions, quatre familles, tiges
de toutes celles d’aujourd’hui, y obtinrent en 1567 le droit d’indigénat ; leur nombre n’y peut excéder
quatre cent dix-huit familles. Il constate par un calcul de la police, qu’en février 1788 ils étaient dix-huit
cent soixante-cinq individus, qui avec quinze cents autres, répandus dans la Généralité des Trois-Évêchés,
composent environ deux mille quatre cents personnes. Avant de passer outre, je dois, Messieurs, vous dire
qu’en 1715, le duc de Brancas et la comtesse de Fontaine exposèrent au Régent, que chaque famille juive
de cette Généralité devait au roi quarante livres annuelles pour droit de protection, et demandèrent qu’on
leur accordât la jouissance de ce droit ; ils l’obtinrent pour trente ans. Trois ans après il fut converti en une
somme annuelle de vingt mille livres ; les trente ans révolus, les héritiers de cette famille ont obtenu
successivement deux prorogations, dont la dernière doit expirer en 1805, et alors la pension de vingt mille
francs sera, dit-on, substituée à un hôpital de Metz. Je ne sais quelle politique barbare a cru devoir doter
un asile de misère en pressurant les malheureux.
D’autres sont répandus dans diverses villes de la France comme Paris, Lyon, Dieppe, Marseille, etc. La
plupart sont Juifs allemands, ainsi que ceux d’Alsace, Lorraine et Trois-Évêchés ; ils diffèrent à quelques
égards des Juifs portugais, établis surtout à Bordeaux et à Bayonne ; ceux-ci sont naturalisés français, et
jouissent de tous les droits de citoyen depuis Henri II ; et ce serait une idée très fausse de croire que les
Juifs des trois provinces leur sont assimilés.
Les États Généraux ayant été convoqués, la France a vu luire l’aurore du bonheur, un rayon
d’espérance est tombé sur les Juifs. Au mois de mai dernier des lettres du Garde des Sceaux, remises par
les intendants, autorisaient les Juifs à s’assembler par-devant leurs syndics en la manière accoutumée,
pour nommer chacun deux députés dans les provinces respectives, et apporter les cahiers de leurs
doléances, qui devaient être fondus en un seul lors de leur réunion dans la capitale, remis ensuite au garde
des sceaux pour en référer au Roi, ce qui s’est fait ; et M. le Garde des Sceaux actuel m’a renvoyé les
pièces pour en faire usage à l’Assemblée Nationale. Bien des gens se persuadent faussement que les Juifs
ont la liberté civile en vertu de l’édit de 1787, concernant les non-catholiques ; il n’a été homologué au
parlement de Metz qu’en exceptant les Juifs ; il l’a été sans clause restrictive à Colmar et à Nancy ; mais
ils ont toujours été exclus du bienfait de la loi.
Actuellement, Messieurs, je vais tracer rapidement les révolutions du peuple hébreu, depuis sa
dispersion. Cet exposé est nécessaire, pour prouver que la dégradation actuelle des Juifs est une suite
inévitable de l’oppression qui a toujours frappé sur eux, et de la persécution qui les a suivis partout ; en
connaissant les sources du mal, nous trouverons plus facilement les remèdes.
Depuis Vespasien, l’histoire des Juifs n’offre que des scènes de douleurs, et des tragédies sanglantes.
Ce peuple malheureux vit en même temps son temple brûlé, ses villes rasées, sa capitale en cendres, son
corps politique dissous, et ses enfants devenus le jouet de la fortune et le rebut de la terre. Pour aggraver
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
130
leur désastre, on les força de quitter à jamais une patrie que des motifs puissants rendaient si chère à leurs
cœurs. En s’arrachant des lieux qui les ont vu naître, vers lesquels sans cesse ils tournent leurs regards,
mais qu’ils ne reverront plus, ils se traînent dans tous les coins du globe pour y mendier des asiles ; ils
vont en tremblant baiser les pieds des nations qui les lèvent pour les écraser, et chez lesquels ils
n’échappent au supplice qu’à la faveur du mépris ; leurs soupirs mêmes sont traités comme cris de
rébellion, et la fureur populaire qui s’allume comme un incendie parcourt les provinces en les massacrant.
Les effets de la haine étaient ralentis, lorsque les nations étaient occupées de leurs propres défaites. Le
peuple hébreu n’avait alors que les malheurs communs à supporter, c’étaient ses moments de paix ; mais
la rage de ses ennemis se réveilla, lors des expéditions en Palestine. La population juive parut ne s’être
accrue que pour fournir de nouvelles victimes. À Rouen on les égorgea sans distinction d’âge ni de sexe.
À Strasbourg, on en brûla quinze cents, treize cents à Mayence ; à Trêves, à York, les Juifs enfoncèrent
eux-mêmes le couteau dans le sein de leurs femmes, de leurs enfants, disant qu’ils aimaient mieux les
envoyer dans le sein d’Abraham, que les livrer aux chrétiens ; et Saint Bernard, après avoir pêché la
croisade, s’empressa de prêcher contre la cruauté des croisés.
Quand la féodalité naquit, les Juifs commencèrent à porter dans toute l’Europe les chaînes de la
servitude ; on les soumit à d’énormes impôts, ils payaient même le droit de se convertir. Les croisés
avaient tué les Juifs au nom de la religion, pour s’arroger le droit de les piller ; leurs usures servirent de
prétexte aux princes, pour les piller à leur tour. Une politique barbare calculait ce qu’elle pouvait en
extorquer de numéraire ; c’était leur accorder une grâce insigne, que de se borner à confisquer leurs
immeubles ; la mort était presque toujours le prix du sacrifice de leur fortune. Les règnes de trois de nos
rois, Philippe-Auguste, Philippe le Bel, Philippe le Long, sont marqués en caractères de sang dans les
fastes des Juifs. Ceux de Bretagne, chassés en 1239, par Jean le Roux, duc de cette province ; il déchargea
leurs débiteurs, permit à ceux qui en avaient des effets de les garder, et défendit d’informer contre
quiconque aurait tué des Juifs. Le mépris les destinait à la flétrissure, et la rage aux tourments. Les
chassait-on ? Avant leur sortie du pays ils étaient sûrs de recueillir des outrages, des tourments ou la mort.
Les rappelait-on ? C’était pour les abreuver d’humiliations, de douleurs, mille fois pires que la mort. À
Toulouse, trois fois l’an on les souffletait en cérémonie ; à Béziers on les chassait de la ville à coups de
pierre le jour des Rameaux, ils n’y rentraient que le jour de Pâques. On enflerait des volumes, en racontant
les cruautés de cette espèce, dont les Français, comme les autres peuples, ont souillé leur histoire.
Depuis la prise de Jérusalem, il est peu de contrées en Europe où les Juifs n’aient été sans cesse entre
les poignards et la mort, chassés, pillés, massacrés, brûlés. L’univers en fureur s’est acharné sur le cadavre
de cette nation ; presque toujours leur mieux fut de ne verser que des larmes, et leur sang a rougi l’univers.
Nous ne parlons qu’avec horreur du massacre de la Saint-Barthélemy ; mais les Juifs ont été deux cents
fois victimes de scènes aussi tragiques, et quels étaient les meurtriers ?
MOTION EN FAVEUR DES JUIFS
131
Depuis dix-sept siècles les Juifs se débattent, se soutiennent à travers les persécutions et le carnage.
Toutes les nations se sont vainement réunies pour anéantir un peuple qui existe chez toutes les nations.
Les Assyriens, les Perses, les Mèdes, les Grecs et les Romains ont disparu, et les Juifs, dont ils ont brisé le
sceptre, survivent avec leurs lois aux débris de leur royaume et à la destruction de leurs vainqueurs. Tel
serait un arbre qui n’aurait plus de tige, et dont les rameaux épars continueraient de végéter avec force. La
durée de leurs maux s’est prolongée jusqu’à nos jours. Pour eux la vie est encore un fardeau ; pour eux le
jour s’écoule sans autre consolation, a dit un d’entre eux, que d’avoir fait un pas de plus vers le tombeau.
Que dira la postérité, quand, dans les archives d’un peuple doux et aimant, elle lira les horreurs que l’on
vient d’exercer, que l’on exerce peut-être encore en ce moment contre les juifs de Lixheim sur les
frontières de la Lorraine allemande, et contre ceux de l’Alsace ? Grâce à d’estimables républicains, ils ont
trouvé au moins un asile passager, et les habitants de Bâle et de Mulhausen qui ont accueilli les
malheureux, feraient rougir leurs tyrans s’ils en étaient capables.
Dans les siècles ténébreux du Moyen Âge, on accusa les juifs de tous les fléaux dont le ciel affligeait la
terre. On les chargea de crimes toujours présumés et jamais prouvés, comme d’immoler des enfants
chrétiens, d’empoisonner des fontaines, les puits et même les rivières, de crimes dont ils n’auraient pu
recueillir d’autres fruits que de nouveaux massacres, si leur exécution eut été possible ; mais la haine
raisonne-t-elle ? On commençait par égorger, sauf à examiner ensuite si les défunts étaient coupables ; et
dans quel siècle grand Dieu ? Précisément dans le même siècle où l’avarice et la calomnie traînaient au
bûcher les chevaliers du Temple avec leur vénérable grand-maître, et ces faits sont consignés, non dans
l’histoire des tigres, mais dans celle des hommes. Que ne peut-on par des larmes en effacer bien des
pages ?
L’Europe a produit quatre cents règlements pour élever entre les chrétiens et les Juifs un mur de
séparation. Au lieu de combler l’intervalle qui les sépare, on s’est plu à l’agrandir, en fermant à ceux-ci
toutes les avenues du temple de l’honneur. Punis avec une partialité féroce pour des délits légers, en
Allemagne, en Suisse, on les pendait par les pieds à côté d’un chien, qui est le symbole de la fidélité, car
les hommes ont toujours été plus habiles à tourmenter les criminels qu’à prévenir les crimes. Avant les
lettres patentes de 1784 les Juifs d’Alsace étaient encore soumis aux mêmes péages que les animaux
auxquels ils répugnaient le plus par principes religieux, et comme si on voulait reprocher au créateur
d’avoir formé les enfants d’Abraham à son image, aujourd’hui même on attache à leur figure un distinctif
flétrissant, en singularisant leur costume. Hélas ! que gagne-t-on lorsqu’on avilit les hommes ? À coup sûr
on les rend pires.
Rien de plus propre à exciter la curiosité, l’indignation et la douleur que de voir en divers lieux les
présents, qu’au nouvel an surtout, les Juifs sont obligés de faire à des hommes en place ou à leurs
subalternes, pour acheter une protection flétrissante ; ces tributs de la faiblesse à la force sont considérés
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
132
comme des redevances annuelles. Où prendront pour y subvenir des malheureux déjà grevés d’impôts,
dont les bras sont liés, et les moyens d’acquérir si bornés ? Dans son triste galetas le pauvre Israélite
étouffant les soupirs d’une âme consternée, et condamné à vivre, pourrait invoquer la mort avec plus de
sincérité que le bûcheron harassé. Communément sobre, il se retranche avec résignation ; communément
bon père, il retranche à ses enfants avec serrement de cœur quelques bouchées d’une chétive nourriture,
recoud quelques lambeaux de plus à son vêtement délabré, économise quelques deniers de misère pour
fournir à l’avidité des harpies qui mangeraient même sa table.
Dans une de nos villes de France un Juif est saisi exerçant un métier, on le traîne devant le juge. J’ai,
dit-il, six enfants couchés dans l’ordure, mourant de faim et de froid ; on va pendre mon frère pour crime
commis dans le désespoir, je demande de partager son supplice avant que je devienne coupable.
C’est la conduite des nations envers les Juifs qui les force à devenir pervers. Si quelque chose a droit
de nous surprendre, c’est qu’ils ne le soient pas davantage. Ce qui chez d’autres serait vertu, chez eux est
souvent héroïsme. Nos ancêtres ont subordonné la justice à leur haine. Quand acquitterons-nous leur dette
et la nôtre ? Est-ce en éternisant les malheurs des Juifs que nous acquerrons des droits sur les bénédictions
de la postérité ? Quand rendrons-nous à l’humanité ce peuple outragé par nos persécutions, considéré par
l’animosité comme intermédiaire entre l’homme et la brute, sans rang dans la société, ne voyant autour de
soi que l’opprobre, et traînant partout des fers baignés de ses larmes ?
À la honte de notre siècle le nom Juif est encore un opprobre, et très souvent des disciples du maître le
plus charitable insultent à des malheureux, dont le crime est d’être Juif, et qui rampent sur nos routes
couverts des lambeaux de la pauvreté.
Dans ce siècle qui se qualifie par excellence le siècle des lumières, qui se vante de rendre à l’homme
ses droits et sa dignité première, c’est toujours à mes yeux un phénomène moral de voir quelquefois ceux
qui parlent le plus de tolérance faire une exception éclatante contre les Juifs, souvent sans avoir de notion
précise sur la tolérance, sans avoir même discerné les diverses acceptions de ce terme.
L’intolérance religieuse n’admet pour vraie que la religion qu’on professe, et à ce titre le catholicisme
se glorifiera toujours d’être intolérant, parce que la vérité est une. Au lieu que la tolérance civile laisse
chacun sans l’approuver, mais aussi sans le gêner, professer son culte ; cette faculté est de droit naturel ;
c’est un principe que Fénelon inculquait à son illustre élève ; c’est un principe qui nous paraîtrait d’une
évidence irrésistible, si nous, catholiques, habitions une contré non-catholique, où l’on mettrait en
question la tolérance. Ne confondez pas ce mot avec celui de culte public ; c’est au tribunal de la politique
qu’il faut juger si la tranquillité de l’État permet d’accorder à une secte la publicité du culte ou seulement
la tolérance. Une décision sur cet objet doit toujours être le fruit des plus hautes considérations ; il faut
avoir pesé le passé et s’il est possible, l’avenir, dans la balance politique.
MOTION EN FAVEUR DES JUIFS
133
C’est pour n’avoir pas discerné ces idées, que le mot tolérance et son composé affectent si diversement
les esprits. Tour à tour, ils sont devenus les refrains de l’impiété, qui voulait accueillir jusqu’aux erreurs,
et du zèle sanguinaire, qui voulait proscrire même les personnes. La religion catholique montre ce juste
milieu qui sauve les droits du Créateur sans blesser ceux de la créature, et qui ouvre son sein à des frères
errants, sans jamais l’ouvrir à l’erreur. Un des emblèmes touchants de son divin Fondateur est la figure
d’un agneau ; une de ses maximes admirables est celle-ci : Apprenez de moi que je suis doux et humble de
cœur ; et ces mots de l’Évangile : contrains-les d’entrer n’indiquent que les exhortations pressantes de la
charité. Le Sauveur n’avait garde de donner à sa religion un caractère de violence qui l’eût rendue
odieuse ; il condamna des disciples, dont le zèle indiscret voulait attirer le feu du ciel sur une ville qui ne
l’avait pas reçu, et sur la croix il pria pour ses bourreaux. On l’a dit avant moi, la soumission à la vérité est
un acte de la volonté libre. Les forces humaines ne peuvent rien sur l’âme, et du corps elles ne peuvent
tirer que de la douleur. Vous ne pouvez forcer à suivre un culte que le cœur désavoue ; et pour aimer sa
religion, il n’est pas nécessaire de haïr ni de violenter ceux qui n’en sont pas. Celle que nous avons le
bonheur de professer embrasse par les liens de la charité tous les hommes de tous les pays et de tous les
siècles : charité est le cri de l’Évangile ; et quand je vois des chrétiens persécuteurs, je suis tenté de croire
qu’ils ne l’ont pas lu.
Je place ici une observation dont j’offre la preuve, c’est que, généralement parlant, personne ne fut plus
modéré envers les Juifs que le clergé, car il ne faut pas juger de son esprit par celui de l’inquisition
d’Espagne. Les États du Pape furent toujours leur paradis terrestre. Leur ghetto à Rome est encore le
même que du temps de Juvénal ; et, comme l’observe M. de Buffon, leurs familles sont les plus anciennes
familles romaines. Le zèle éclairé des successeurs de Pierre protégea toujours les restes d’Israël. Il nous
reste des épîtres de Grégoire IX à Saint Louis, pour censurer ceux qui du manteau de la religion couvraient
leur avarice, afin de vexer les Juifs. Je vois Innocent IV écrire pour les justifier, et se plaindre qu’ils sont
plus malheureux sous les princes chrétiens, que leurs pères sous les rois égyptiens. Tandis que l’Europe
les massacrait au XIVe siècle, Avignon devint leur asile, et Clément VI, leur consolateur et leur père,
n’oublia rien pour adoucir le sort des persécutés, et désarmer les persécuteurs. On lit encore avec transport
une épître d’Alexandre II, adressée aux évêques de France, qui avaient condamné les violences exercées
contre les Juifs. Ce monument honorera constamment la mémoire du pontife romain comme celle des
prélats français, et certainement le clergé actuel rivalisera avec celui qui l’a devancé.
Mon devoir me prescrit de lever tous les doutes qui pourraient ravir à mes clients quelques suffrages, et
quoique je parle devant une société politique, permettez-moi, Messieurs, de discuter une objection
religieuse que m’ont fait quelques honorables membres de cette Assemblée. Ils prétendent que les Juifs,
éternellement voués à l’opprobre, ne pourront jamais devenir citoyens. J’attendrai une réponse à celle que
vous allez entendre.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
134
Les oracles qui annoncent la désolation d’Israël montrent dans le lointain l’instant qui doit la terminer ;
et quand même avant cette époque nous allégerions les fers des Juifs, ils seraient également sans autel, car
nous ne prétendons pas leur rendre le temple de Jérusalem, et sans sceptre, car en leur accordant une terre
de Gessen, nous n’irons pas choisir nos pharaons chez eux. N’essayons pas de rendre la religion complice
d’une dureté qu’elle réprouve ; en prédisant les malheurs d’une nation l’Éternel n’a jamais prétendu
justifier les barbaries des autres. Le souffle de la colère divine a dispersé les enfants de Jacob sur l’étendue
du globe pour un temps limité, mais il dirige les événements d’une manière conforme à ses vues
supérieures ; et sans doute il nous réserve la gloire de préparer par nos bontés la révolution qui doit
régénérer ce peuple. Il viendra, cet heureux jour, et sans doute nous touchons à son aurore.
Mais, nous dit-on, comment admettre au rang de cité une horde abâtardie à tel point qu’elle repousse
toute espérance de la régénérer, une secte qui, par principes, est intolérante, dont les mœurs et le régime
sont inalliables avec celui de tous les peuples auxquels elle a voué une haine envenimée ?
Moïse avait donné à son peuple une loi qui l’isolait. Loi très sage pour consolider l’union des Israélites
avec leurs frères, et combattre le penchant qui les portait à imiter les mœurs dépravées et le culte idolâtre
des nations voisines de la Judée ; mais ces lois relatives aux dangers rompaient-elles le lien social ?
Défendaient-elles à Salomon de s’allier avec Hiram ? Condamnaient-elles l’Hébreu, lorsqu’il allait
aiguiser son soc chez les Philistins, qu’il accueillait les officiers de la Reine de Saba, et qu’il était ministre
ou courtisan dans le palais de Babylone ?
J’ai ouï objecter (et je ne reviens pas de ma surprise) qu’il est impossible de mettre au pair des citoyens
des gens qui jamais ne voudront s’unir par le mariage avec les autres peuples. Voici une rétorsion, qui,
pour être plaisante, n’en serait pas moins bonne. « Chrétiens ou Juifs, l’éloignement est réciproque ; ainsi
avec ce bel argument je vais vous prouver que jamais on ne pourra rendre les Français citoyens, parce
qu’ils n’épouseront pas les filles juives ; la loi de Moïse réprouvait à la vérité des alliances qui pouvaient
exposer les Juifs à idolâtrer ; mais cette loi qui souffrait des exceptions, empêcha-t-elle Esther d’épouser
légitimement Assuérus ? Et que diront les auteurs de cette objection, en apprenant qu’en Angleterre on
voit des mariages entre Juifs et chrétiens ; que dans les premiers âges du christianisme, spécialement entre
440 et 450, ces unions étaient assez communes ? » Nos théologiens avouent que l’empêchement fondé sur
la disparité du culte n’a pas été introduit par un décret général, car on n’en trouve pas de bien précis ; mais
par une coutume qui, adoptée universellement, a obtenu force de loi, et qui étant purement objet de
discipline, peut être abrogée sans ébranler le dogme. Quant à leurs mœurs prétendues inalliables, parce
qu’ils refusent de partager la table des chrétiens, rien de plus faux, et j’en appelle à l’expérience
journalière. Et qu‘importe d’ailleurs à la tranquillité politique cette différence diététique ? Quelques
provinces de la Pologne et de la Russie offrent un mélange bizarre ; près d’un protestant, qui mange son
poulet le vendredi, est un catholique qui se borne aux œufs ; l’un et l’autre boivent du vin et travaillent ce
MOTION EN FAVEUR DES JUIFS
135
vendredi, à côté d’un Turc qui s’abstient du vin et chôme ce jour-là-là, et ces variétés n’altèrent point
l’harmonie civile.
Je termine cet article par un raisonnement simple et péremptoire. Au commencement de l’ère
chrétienne, les Juifs dispersés avaient la même loi qu’aujourd’hui, et à peu près les mêmes préjugés, car
les Talmuds avaient déjà falsifié la loi de Moïse ; ils exerçaient tous les métiers, ils remplissaient toutes les
autres fonctions civiles ; parsemés chez les nations, tous allaient adorer diversement dans des temples
divers, et au sortir de là montaient sur les mêmes vaisseaux pour sillonner les mers, marchaient aux
combats sous les mêmes étendards, et arrosaient les mêmes campagnes de leurs sueurs. Voilà une donnée,
un point de départ, pour savoir si l’on peut les incorporer à la société générale ; toutes les objections
tombent quand l’expérience parle.
Mais, réplique-t-on, le Juif est ennemi-né de tout ce qui n’est pas lui. Je réponds que cette haine est
condamnée par la loi mosaïque, qui impose l’obligation d’une philanthropie universelle. La trouverait-on,
cette haine, dans ces livres sacrés, qui ordonnent si formellement et si souvent d’accueillir l’étranger,
assimilé au pupille et à la veuve ; qui statuent, qu’en moissonnant, on laissera des épis, en vendangeant,
des grappes en faveur du pauvre et de l’étranger ? Presque tous les livres symboliques des Juifs, imprimés
depuis trois siècles, portent au frontispice un axiome, qui ordonne expressément l’amour des autres
nations. Si cependant le Juif, honni, outragé et proscrit partout, a quelquefois détesté ses tyrans ; si le Juif,
harcelé par des hostilités continuelles, par les attentats les plus criants, a quelquefois repoussé. la force par
la force, ou opposé la haine à la fureur, cette conduite ne sort pas de la nature, quoiqu’elle s’écarte de la
raison. Mais prendrez-vous les paroxysmes instantanés de la vengeance, pour l’état habituel et nécessaire
de son âme ? Est-ce raisonner que de dire le Juif nous a haï lorsque nous l’avons accablé de maux, donc il
nous haïra lorsque nous le comblerons de bontés ?
Si l’on en croit Michaëlis, les Juifs sont incapables d’être régénérés, parce que, radicalement, ils sont
pervers. Je réponds que cette perversité prétendue ne dérive pas de leurs lois, c’est chose évidente. Direz-
vous qu’elle est innée ? Quelques philosophes chagrins ont soutenu que l’homme naissait méchant ; mais
pour l’honneur et la consolation de l’humanité, on a relégué ce système dans la classe des hypothèses
absurdes et désolantes.
Tant de lois portées contre les Juifs leur supposent toujours une méchanceté native et indélébile ; mais
ces lois, filles de la prévention et de la haine, n’ont d’autres fondements que le motif qui les inspire. Je
croirai ce peuple susceptible de moralité, tant qu’on ne me montrera pas des obstacles invincibles dans son
organisation physique, dans sa constitution religieuse et morale ; je l’en crois capable, surtout lorsque
appelant l’expérience à l’appui du raisonnement, je vois des Juifs vertueux dans les lieux où, comptés
parmi les citoyens, ils vivent paisiblement à l’ombre des lois protectrices. Ne soyons pas assez
inconséquents pour leur demander des mœurs lorsque nous les avons forcés à devenir vicieux ; rectifions
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
136
leur éducation pour rectifier leurs cœurs ; depuis longtemps on répète qu’ils sont hommes comme nous, ils
le sont avant d’être Juifs.
On leur reproche de n’être point patriotes ; non, lorsqu’ils ne sont pas traités comme fils de la patrie.
Dans les monarchies et même dans certains États libres, où le peuple actif dans la législation n’obéit qu’à
soi-même, le Juif est toujours passif, toujours compté pour rien, toujours vexé ; et l’on ose ensuite lui
reprocher de n’aimer point une législation qui le repousse de son sein, de ne pas chérir des peuples
acharnés contre lui ! Vous exigez qu’il aime une patrie ; donnez-lui-en une à cet homme sur qui le
malheur pèse depuis sa naissance, et qui mange en tremblant un pain de douleur. Une fois au niveau des
autres membres de la nation, attaché à l’État par le plaisir, la sécurité, la liberté et l’aisance, il ne sera pas
tenté de porter ailleurs ses richesses. Ses terres le fixeront dans le pays où il les aura acquises, et alors il
chérira sa mère c’est-à-dire sa patrie, dont l’intérêt sera confondu avec le sien.
Mais si les Juifs sont flétris par nos accusations et par leurs vices, ils présentent aussi des titres à nos
éloges. On voit éclore en eux des vertus et des talents, partout où l’on commence à les traiter en hommes.
Depuis deux siècles, en Hollande nul n’a été condamné à mort. À Londres, les Juifs portugais sont des
citoyens utiles attachés à l’État par leurs capitaux, qui font partie de la richesse nationale. Dans les
colonies, ils ont su captiver l’estime publique, et si l’on se rappelle la prévention générale contre eux, on
conviendra qu’un Juif estimé est incontestablement estimable. Je pourrais alléguer une foule de traits
empruntés des contrées étrangères ; mais pour me renfermer dans la nôtre, je vous rappellerai les Juifs de
Bordeaux se cotisant pour subvenir aux frais de la guerre, et surtout un Gradix soutenant les colonies
affligées par la famine. En parlant de ceux de l’Alsace, j’ignore s’il faut plutôt rappeler leurs torts que
ceux des chrétiens, mais Boulainvilliers observe que les Juifs de cette province furent d’un grand secours
aux Alsaciens pendant les guerres du siècle dernier. La fidélité de ceux de Metz est mentionnée dans
divers arrêts, et plusieurs fois ils ont rendu des services importants. Dans la guerre qui finit par le traité de
Ryswick, ils firent venir d’Allemagne beaucoup de chevaux pour la cavalerie, malgré les défenses sous
peine de la vie d’en faire passer en France. La modicité des récoltes de 1698 faisait appréhender une
disette, ils tirèrent des grains de Francfort, et pour ramener l’abondance dans la province, ils firent le
sacrifice de trente mille livres sur le prix de l’achat.
Parmi les bonnes qualités des Juifs, on doit compter la décence, elle est en eux une vertu presque innée.
Cardoso les loue à juste titre de n’avoir aucun de ces livres détestables, dont le but est d’attiser la luxure.
En Alsace, ainsi qu’en divers lieux d’Allemagne, on a mis des obstacles à leurs mariages, en leur
défendant d’épouser sans permission. Ces défenses sont des attentats contre la nature, qui les désavouerait
même dans le silence des passions. Ce qui pourrait en résulter serait de conduire les Juifs au libertinage, et
cependant on ne peut pas leur reprocher le dérèglement qui flétrit et dépeuple nos villes. Rien de plus rare
chez eux que l’adultère, l’union conjugale y est vraiment édifiante. Ils sont bons époux et bons pères.
MOTION EN FAVEUR DES JUIFS
137
Leurs femmes après l’enfantement daignent encore se souvenir qu’elles sont mères. Jamais on n’en voit
négliger leur ménage ou le dilapider. Elles ne connaissent pas la passion du jeu ; les révolutions des modes
ne les atteignent guère. On remarque chez les Juifs une tendresse effective pour les auteurs de leurs jours ;
il leur est enjoint de respecter leur instituteur à l’égal de leur père ; et même plus, car celui-ci, disent-ils,
ne donne que l’être et l’autre le bien-être ; ils s’honorent d’une tendre vénération pour les vieillards, vertu
touchante, presque inconnue dans nos mœurs, mais si célèbre dans la haute Antiquité, et qui rappelle le
gouvernement patriarcal.
Tout prouve qu’il est aussi injuste qu’impolitique de laisser 1es Juifs végéter dans leur dégradation
actuelle ; tandis que nous accusons le luxe d’enlever des bras aux campagnes, nous conservons chez nous
une nation à qui nous interdisons l’agriculture, qui n’ayant pas la permission de nourrir la patrie ni de la
défendre, consomme sans reproduire, et consomme d’autant plus, qu’elle n’a guère d’autre principe de
dépopulation que la mort naturelle, attendu que les individus livrés à un genre de vie assez uniforme,
éprouvent rarement les crises violentes, qui chez les autres nations ruinent souvent les santés les plus
robustes.
Pour obvier à leur excessive multiplication, les chasserez-vous ? Cet expédient fut jadis usité très
souvent ; mais si la France les rejette de son sein, et que l’Allemagne ne veuille pas les recevoir, ils seront
donc forcés de se précipiter dans le Rhin, parce qu‘ils n’auront pas seulement la liberté de gémir sur les
rives de ce fleuve ? Je ne connais pas d’homme pour qui la terre n’ait été créée, et si après avoir vécu sous
la protection des lois sur le sol qui me vit naître, je n’y ai pas acquis le droit de patrie, qu’on me dise ce
qu’il faut pour l’obtenir. Français, qui que vous soyez, pourriez-vous produire des titres ? Les Juifs sont-
ils coupables ? punissez-les ; sont-ils vicieux ? corrigez-les ; sont-ils innocents ? protégez-les, mais vous
n’avez pas le droit de leur ravir le droit imprescriptible qu’ils tiennent de la nature, celui d’exister sur la
terre hospitalière qui les reçut à leur naissance. La peine du ban est encore un des usages également
anciens et barbares, ainsi que le droit d’aubaine ; mais en sera-t-il de celui-là comme de la torture ; nous
autres Français serons-nous les premiers à dévoiler l’abus, les derniers à le réformer ? Si l’Espagne
appauvrie au milieu de ses richesses eût connu ses vrais intérêts, ses campagnes s’embelliraient
présentement sous les mains de quatre cent mille Juifs qu’elle en expulsa il y a trois siècles1, et dont
quelques-uns, réfugiés en France, firent fleurir le commerce de Bayonne et de Bordeaux, où ils établirent
les premières banques. Depuis on a vu les Juifs chassés d’Anvers et du Brabant par le duc d’Albe, porter
leur numéraire dans un pays voisin, où la liberté avait établi son empire, et accroître les richesses
d’Amsterdam et des autres villes de la Hollande.
1 Une foule d’Écrivains qui se répètent, disent huit cent mille ; j’espère prouver un jour, dans une Histoire des Juifs modernes,
l’exagération de ce calcul.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
138
Quelques députés des trois provinces mentionnées m’objecteront peut-être que leurs cahiers forment
contre les Juifs des demandes restrictives, et s’opposent à ma motion ; j’espère que ma réponse paraîtra
péremptoire. Je demande si jamais aucune loi civile pourrait sanctionner des principes contraires à cette
loi éternelle, qui place sur le globe tous les enfants du père commun, avec l’inviolable faculté d’y vivre, en
se conformant aux lois des états politiques qui les englobent. Vous me parlez de vos cahiers ; on sait
depuis longtemps que la lettre tue, et si aux moyens proposés par nos commettants, pour réprimer les
usures des Juifs, nous pouvons en substituer de plus efficaces, nous inculperont-ils d’avoir fait le mieux,
lorsqu’ils exigeaient seulement le bien ?
Mais, nous dit-on, si vous donnez aux Juifs le droit de citoyens, les étrangers afflueront de toutes parts,
et inonderont le pays. La réplique est simple ; vous ne les recevrez pas, il vous suffira de travailler à
rendre les régnicoles meilleurs et plus heureux.
Mais, ajoute-t-on, la bienveillance que vous réclamez envers les Juifs leur sera funeste ; une haine
invétérée va faire ruisseler le sang hébreu ; vous risquez de les faire égorger tous. J’avoue qu’ici mon cœur
se déchire. Et quels sont donc ces animaux féroces que vous dites altérés du sang de leurs frères ? Faut-il
l’avouer en frémissant ou en rougissant ? Ce sont des hommes qui osent se dire Français, qui osent surtout
se dire chrétiens. Qu’alors le glaive des lois étincelle sur la tête des coupables, pour réprimer des attentats
également lâches et cruels ; qu’alors le glaive de la justice soit dirigé contre les monstres dévorés du
besoin de nuire. Ceci amène la réflexion suivante. C’est qu’il est intéressant de préparer les chrétiens à la
réforme du peuple Juif ; un devoir spécial de nous, ministres des autels, lévites du Dieu de paix, c’est de
parler en leur faveur à nos ouailles dans les écoles publiques, et sur les degrés du sanctuaire.
En parlant des Juifs, il faut nécessairement parler de l’usure, car ces idées fraternisent depuis
longtemps ; leur génie calculateur inventa dans le Moyen Âge les lettres de change, utiles pour protéger le
commerce et le faire fleurir dans tous les coins du globe ; mais ce bienfait fut contrebalancé par les maux
que causa leur rapacité, car il faut l’avouer, ce vice a depuis longtemps gangrené le peuple hébreu.
Cependant si les Juifs devenus courtiers de toutes les nations, ont si souvent sacrifié la probité à l’avarice,
les gouvernements doivent s’accuser de les avoir conduits à ces excès. En leur ravissant tous autres
moyens de subsister, ils ont courbé ce peuple sous le joug de l’oppression la plus dure ; en l’accablant
d’impôts, en lui interdisant l’exercice des arts, ils ont limité son travail, lié ses bras, et l’ont forcé à devenir
commerçant, car il ne l’est que depuis la dispersion. On parle des flottes marchandes de Salomon, mais on
ne peut en citer d’autres ; le génie d’un grand prince les avait créées, et l’on ne voit aucun de ses
successeurs continuer son ouvrage. Il y eut toujours chez les Hébreux peu de circulation, peu d’échanges.
Leur loi paraît presque opposée à l’esprit du commerce, et tant qu’ils eurent une forme de gouvernement,
bornés à la culture d’un territoire fertile, ils négligèrent le commerce quoiqu’ils habitassent un pays
maritime, et pourvu d’excellents ports.
MOTION EN FAVEUR DES JUIFS
139
Les Juifs actuels étant bornés à un trafic de détail, la nécessité les force presque à suppléer par la
fourberie au gain modique d’un commerce subalterne ou de l’agiotage, car quand on a faim et soif, qu’on
est destitué de tout secours, qu’on entend les cris touchants d’une famille nombreuse qui implore des
secours, il faut voler ou périr. Amenez sur la scène vos Brahmes tant vantés, et ces paisibles Otahitiens,
interdisez-leur tout moyen de subsister que par un commerce dont les gains sont modiques, quelquefois
nuls ; lorsque la souplesse et l’activité ne pourront subvenir à des besoins impérieux et toujours
renaissants, bientôt ils appelleront à leur secours l’astuce et la friponnerie. Le comble de l’injustice est
donc de reprocher aux Juifs des crimes que nous les forçons à commettre. J’ai développé dans mon
ouvrage l’insuffisance des moyens employés jusqu’ici pour enchaîner l’usure, j’en ai proposé de
nouveaux, qui m’ont paru plus efficaces, et que j’aurai l’honneur de présenter, si on l’exige ; mais le plus
puissant, c’est de diriger le caractère de ce peuple vers un autre objet que le commerce, de lui donner une
tendance contraire, et de lui montrer la fortune dans les chemins de l’honneur. Cette réforme à la vérité
n’est pas l’ouvrage du moment, car on ne change pas le caractère d’un peuple comme l’uniforme d’un
corps militaire. La marche de la raison n’est sensible qu’après un laps de temps considérable mais le Juif
ayant devant les yeux notre éducation, notre législation, nos découvertes qu’il va partager, l’assemblage de
tous ces moyens imprimera un mouvement universel, ébranlera tous les individus, entraînera même les
rénitents ; bientôt chez ce peuple à mœurs hétérogènes, la raison recouvrera ses droits, le caractère recevra
une nouvelle empreinte, et les mœurs une réforme salutaire.
J’ai ouï demander quelquefois s’il ne fallait pas leur interdire tout commerce ; ce serait l’équivalent
d’assassiner des malheureux privés tout à coup du seul moyen qui leur reste pour avoir du pain.
Faudrait-il les agréger au corps des marchands ? Cette question qui, dans plusieurs tribunaux, a causé
des débats fort aigres, eût été facilement décidée, si on n’avait consulté que la raison et l’humanité ; celle-
ci aurait invoqué la commisération en leur faveur, et l’autre aurait fait leur apologie ; elle aurait allégué
leur soumission aux puissances, leur résignation dans l’infortune, leur activité dans tout ce qui s’appelle
commerce de détail ; avec, autant de patience, de sobriété et d’économie que les marchands arméniens, ils
ont plus de sagacité pour épier et saisir l’occasion. Dans notre pays il y a des branches de commerce, des
manufactures abandonnées ou languissantes, et l’on supplée à l’impéritie ou à la paresse nationale, en
important de chez l’étranger. Voilà de vraies mines d’or, que les Juifs industrieux pour tout ce qui est
lucratif sauraient exploiter.
Outre l’avantage de leur fournir des occupations et des moyens d’exister, pour peu qu’ils fussent
encouragés par le ministère, bientôt ils feraient baisser le prix des marchandises importées et
empêcheraient le numéraire de passer chez l’étranger.
On ne trouve chez nous que peu de Juifs artisans ou artistes. Dira-t-on que c’est faute d’aptitude ? On
en voit souvent signaler leur adresse dans la gravure en creux, et la Prusse s’honore actuellement de
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
140
posséder le célèbre médailleur Abrahamson. En Orient, ils sont teinturiers, ouvriers en soie ; au Maroc, et
sur les côtes de l’Afrique, où le commerce a peu d’activité, ils exercent tous les métiers ; lorsque dégagés
d’entraves les Juifs seront au pair avec les chrétiens, et que l’autorité les protégera dans leurs ateliers, il en
résultera une rivalité qui éclairera les arts, perfectionnera l’industrie, et maintiendra le bas prix pour
s’assurer la concurrence dans le débit.
Presque partout on assigne aux Juifs des quartiers où ils n’ont la liberté de s’étendre qu’en hauteur. Cet
usage admet peu d’exceptions, surtout en Italie, où plusieurs villes les enferment tous les soirs dans le
ghetto. Isoler ainsi les Juifs, c’est alimenter la haine des chrétiens, en lui montrant son objet d’une manière
plus précise. D’ailleurs c’est dans ces tristes réduits que fermente sans cesse un air pestilentiel, et très
propre à répandre, ou même à causer des épidémies ; c’est là que les Juifs sont toujours un peuple à part,
un état dans l’État ; c’est là qu’ils concentrent leurs préjugés ; ces préjugés s’enracinent d’autant plus,
qu’ils sont soutenus par l’exemple et l’enthousiasme, car l’enthousiasme et l’exemple agissent par le
rapprochement des individus. Lorsque ensuite on veut détromper un peuple égaré par ces deux voies, on a
meilleur compte à le prendre en détail qu’à travailler sur une quantité réunie.
La conséquence à inférer de cet article est d’accorder aux Juifs la liberté de s’établir indistinctement
dans tout le royaume. Donnons-leur des relations permanentes avec tous les citoyens, et bientôt une douce
sensibilité les attachera à tout ce qui les entoure.
Mais il est une observation qui se place naturellement ici. Les juifs de Metz ont beaucoup de dettes. La
liberté de s’établir ailleurs diminuera infailliblement cette communauté. Serait-il juste que la masse des
dettes tombât sur ceux qui resteraient ? Non ; tous sont solidaires, et sans doute votre sagesse soumettra au
paiement de leur quote-part les émigrants du quartier.
Qu’on ne soit pas surpris si d’un Juif je veux en faire un soldat. Ceux de Paris et de Bordeaux sont
entrés avec empressement dans la milice bourgeoise, plusieurs même ont été élevés au grade de capitaine.
Ne croyons pas qu’ils dussent se refuser longtemps à manœuvrer le jour du Sabbat. Déjà dans le Talmud
et dans Maimonide, l’aigle de leurs docteurs, on a trouvé deux passages qui le permettent formellement2,
et les journalistes juifs de Berlin se sont empressés de tranquilliser sur cet article la conscience de leurs
frères enrôlés par l’Empereur au nombre d’environ trois mille.
Les gens à préjugés ne leur supposent pas même le germe de la valeur, et les regardent comme de vils
esclaves, parmi lesquels on trouverait à peine un Spartacus. Mais cette nation si belliqueuse, sous les
princes Asmonéens ; cette nation, qui vaincue par Pompée, conquit l’estime de son vainqueur ; qui dans la
2 Ceux de Lunéville ont offert de contribuer pour la souscription militaire. Ailleurs ils font faire leur service le jour du Sabbat. Les
lois de la Virginie dispensent de porter les armes toute personne à qui le Religion le défend, en payant ce qu’il faut pour mettre un
autre à sa place. Serons-nous moins indulgents envers les Juifs, que les Virginiens envers les Quakers ? Un peu de patience
d’ailleurs, je prédis que les Juifs nous dispenseront de porter un pareil bill.
MOTION EN FAVEUR DES JUIFS
141
guerre contre Mithridate, força la victoire à se déclarer en faveur des légions romaines ; qui au dixième
siècle aida les chrétiens à chasser les brigands, dévastateurs de la Bohême ; qui en 1346 fortifia dans
Burgos, et résista à Henri de Transtamar, assassin de son souverain légitime ; cette nation qui a fourni un
habile général au Portugal, un commodore à l’Angleterre, qui dans le siècle dernier s’est distinguée à la
défense de Bude et de Prague assiégés, qui brilla à l’attaque du port Mahon, serait-elle indigne de marcher
sous les drapeaux français ?
On demandera sans doute s’il faut aussi les rendre cultivateurs ; je voulais arriver là. Jamais peuple ne
fut plus occupé d’agronomie que les Israélites en Palestine ; c’est la remarque du judicieux Fleury. Ainsi
la possibilité de les ramener à leur goût primitif est prouvée par le fait. Sans sortir de l’Europe, nous
trouvons en Lituanie des Juifs livrés au labourage. Que les travaux rustiques appellent donc l’Hébreu dans
nos champs, jadis arrosés du sang de ses pères, et qui désormais le seront de ses sueurs. Des domestiques
chrétiens pourront seconder son travail et rectifier sa maladresse ; bientôt stimulée par l’intérêt, ses bras
qui ont déjà la souplesse, se fortifieront par l’exercice, et cet avantage physique en amènera pour les
mœurs un plus précieux, puisque le premier des arts est encore le premier en vertu.
Une conséquence de ce système est la permission d’acquérir, car jamais la terre n’est si bien cultivée
que par les mains du propriétaire. La liberté qui féconde les rochers de l’Helvétie fertilisera des champs
cultivés par des mains libres. Le droit d’acheter des possessions terriennes, attachera le Juif au local, à la
patrie, et le prix des immeubles croîtra par la multiplication des acheteurs.
Les Juifs de Nancy demandent le droit de fréquenter nos collèges, nos universités, d’aspirer aux
grades ; et pourquoi, Messieurs, leur fermerions-nous la porte de nos lycées, de nos sociétés littéraires ?
L’Académie des sciences ne s’est-elle pas honorée, en inscrivant un nègre sur la liste de ses
correspondants ? Espérons peu toutefois de l’homme adulte, son pli est formé, ou il va nous échapper.
Emparons-nous de la génération qui vient de naître, et de celle qui court à la puberté. Que cette jeunesse
ait part à l’éducation des diverses classes sociales, que de sages instituteurs aimant sans partialité leurs
élèves chrétiens ou juifs, établissent entre eux cette cordialité qui préviendra les explosions de la haine, et
que le foyer de l’émulation développe des talents auxquels la voix publique doit ensuite décerner des
couronnes. La nation juive, apte à tout, compte des écrivains célèbres ; elle vient de perdre un homme de
génie, dont la place n’est pas vacante. Bloch, Hertz, Bing, et d’autres écrivains juifs, sont sur les rangs
pour remplacer Mendelssohn.
Cent fois on m’a demandé si je réclamerais pour les Juifs l’admission aux emplois publics, voici ma
réponse. Dans les quatre premiers siècles ils n’étaient point exclus des charges civiles et militaires ; chez
les princes musulmans ils atteignent quelquefois aux postes les plus éminents du ministère et de la finance.
Au Maroc, surtout, on en voit se pousser à la cour et remplir les ambassades. Nous ne citerons que le
fameux Pacheco mort à La Haye en 1604. Dans le même siècle deux Juifs furent en Hollande, résidents
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
142
des cours de Portugal et d’Espagne ; quelques-uns ont été même en faveur à la cour de Rome. Le XIIe
siècle nous montre un rabbin Jehiel, surintendant de la maison et des finances du pape Alexandre III.
Voilà ce qui s’est fait ; voyons ce qu’il faut faire.
Des lois précises doivent régler l’exercice du pouvoir exécutif confié au chef de la nation. Serait-il
prudent de lui laisser la faculté indéfinie de nommer arbitrairement à toutes les places, de conférer tous les
grades, de distribuer toutes les grâces ? L’exemple de l’Angleterre a depuis longtemps marqué l’écueil.
Sous un prince ambitieux ou faible, la cour serait bientôt un antre de corruption, où des courtisans, des
maîtresses, des êtres vils dans tous les genres, se disputeraient les dépouilles de l’État ; il faut donc par des
règlements sages désespérer la rapacité et l’intrigue. Le prince le plus éclairé, comme le plus vertueux, est
susceptible des erreurs qui sont l’apanage de l’humanité ; il peut s’égarer dans ses choix, il faut donc
éclairer sa vertu, et vraiment, Messieurs, aurez-vous déclaré que tous sont admissibles à toutes les places
les plus éminentes, vainement le pouvoir exécutif aura-t-il publié vos arrêtés, si vous ne prenez des
moyens pour assurer l’exécution de vos décrets ; sans cesse on verra la bassesse envahir la place du
mérite. Mais lorsque enfin elle ne sera occupée que par les talents et les vertus, que risquerez-vous
d’ouvrir aux Juifs toutes les voies qui font éclore les vertus et les talents, et de les admettre aux offices qui
ne pourront aucunement influer sur l’exercice de la religion catholique3 ?
Peut-être serait-il prudent de modifier et de restreindre cette faculté pendant quelques années ;
l’éducation et la législation n’atteignent jamais leur but, qu’en adoptant une marche graduelle, réglée sur
les circonstances. Ce but est souvent manqué, parce que les méthodes et les lois ne sont pas adaptées au
génie national, ou parce qu’on n’a pas préparé le génie national à les recevoir, et l’édit de Joseph II a le
défaut de franchir les intermédiaires. Il faut disposer les esprits, pour diriger les cœurs, répandre des livres
et des idées préparatoires, faire concourir les rabbins à cet ouvrage, électrifier le Juif par des grâces et des
récompenses qui en feront espérer et mériter d’autres, jusqu’à ce qu’on parvienne à les fondre dans la
masse nationale, au point d’en faire des citoyens dans toute l’étendue du terme.
Ici se présente la question, s’il faut laisser aux Juifs le droit d’autonomie, comme ils l’avaient dans les
quatre premiers siècles à la faveur de la politique romaine, qui s’attachait les peuples vaincus, les
municipes, en leur laissant leurs lois et leurs usages. La difficulté pour les Juifs provient de ce que chez
eux la religion englobe toutes les branches de la législation jusqu’aux moindres détails de police ; leur
Sanhédrin jugeait les causes ecclésiastiques et civiles.
3 Tel serait le droit abusif de conférer des Bénéfices dévolu au Juif Calmer, par l’acquisition de la Baronnie de Péquigny. Un
collateur qui ne croit point à la simonie, penserait faire, dit M. Linguet, un marché légitime en vendant un Bénéfice ; peut-être
croirait-il servir la Religion par l’introduction d’un mauvais sujet dans le ministère de la nôtre. Au reste la collation des Bénéfices
appartient imprescriptiblement à l’Église et au Peuple ; il est temps qu’ils rentrent dans leurs droits.
MOTION EN FAVEUR DES JUIFS
143
Pour résoudre la question, distinguons dans leur loi ce qui tient essentiellement au culte de ce qui n’est
qu’objet de jurisprudence civile et criminelle ; ce sont là des choses très séparables. Accordons aux Juifs
entière liberté sur le premier article, et dans tout ce qui n’intéresse pas les biens et l’honneur des citoyens ;
mais qu’en tout le reste ils soient soumis aux lois nationales. S’ils croient nécessaire d’avoir des rabbins (à
Metz ils s’en passent depuis plusieurs années), que ces docteurs et tous autres préposés, nés ou naturalisés
Français, aient pris des grades dans nos écoles publiques ; laissons-leur le régime intérieur des
synagogues, avec droit de sentence dans ce qui concerne nûment le culte religieux ; mais sans aucune
relation à l’état civil ; c’est abusivement qu’en Alsace, comme dans quelques États d’Allemagne, on
permet aux rabbins d’exercer les fonctions de notaire, de juger les causes pécuniaires et testamentaires.
Qu’ils soient donc régis par la jurisprudence nationale, l’on se dispensera de rédiger pour eux des
coutumes particulières comme on l’a fait à Metz. Leurs femmes qui n’héritent qu’à défaut des mâles,
seront appelées aux successions d’une manière plus favorable ; la majorité fixée aux mêmes époques que
chez nous. Soumis à la même répartition d’impôts et des charges publiques, les Juifs participeront aux
avantages de citoyen ; ainsi point de syndic pour la gestion des affaires civiles des communautés juives ;
point de communautés juives, ils seront membres des nôtres, ils seront astreints à l’idiome national pour
tous leurs actes, et même pour l’exercice de leur culte ou du moins leurs livres liturgiques seront traduits.
Un grand avantage, c’est de pouvoir appliquer les mêmes principes de réforme à toute la nation, car
son caractère est identique.
Traçons un plan qui, embrassant tous les détails, emploie tous les moyens. Si l’on se borne à quelques
règlements vagues, l’ouvrage de leur régénération sera manqué, on verra bientôt échouer des efforts mal
combinés, et l’amour-propre intéressé à justifier la fausseté de ses moyens, rejettera le défaut de succès sur
la prétendue impossibilité de régénérer ce peuple. La loi qui doit prononcer partout avec empire et
précision ne doit rien laisser à une interprétation arbitraire, que la prévention et la haine rendraient
toujours formidables au Juif ; l’œil du ministère public doit y veiller ; et fasse le ciel que les exécuteurs de
ses ordres soient des hommes et non des sangsues, qui suceraient la substance de nos pauvres Israélites, et
leur feraient acheter les faveurs du gouvernement.
Je n’ai pu présenter qu’en raccourci le plan et les moyens nécessaires pour rectifier ce peuple ; mais les
ai-je développés avec assez d’énergie pour émouvoir les cœurs, en portant la conviction dans les esprits ?
Je crois avoir prouvé que la religion se concilie avec une sage politique, qui, admettant les Juifs aux
avantages de citoyen, procurerait à l’État un surcroît de richesses et d’industrie. Puissé-je alléger les
peines d’une nation infortunée, et lui procurer un défenseur plus éloquent, elle n’en trouvera pas un plus
zélé.
Gens ennemis de toute innovation, ne niez pas le succès avant les tentatives. Exigeriez-vous que, dès le
début, la révolution fût consommée, et que le coup d’essai fût le point de perfection ? N’épiloguez pas sur
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
144
de petits inconvénients ; car si l’homme était réduit à n’adopter que des projets qui n’en offrissent aucun,
il ne se déciderait jamais.
En peu de mots, on peut résumer les objections formées contre les Juifs. Ils sont, nous dit-on,
corrompus et dégradés ; et de là on conclut, à la honte de la raison, qu’il ne faut pas chercher à les
régénérer ; on objecte que la chose est impossible. Et quand on répond victorieusement que la possibilité
est établie par le fait des Juifs de Hambourg, Amsterdam, La Haye, Berlin, Bordeaux, etc., et qu’une
expérience infaillible anéantit toute réclamation, et lève tous les doutes, la haine et la prévention sont
telles, qu’on répond en répétant des objections anéanties. Il semble que sur cet article la pauvre raison soit
en possession de délirer.
On voit trop souvent des hommes de fer, qui profanent le terme de bonté ; ils ont la générosité de chérir
les humains à deux mille ans ou deux mille lieues d’existence ; leurs cœurs s’épanouissent en faveur des
ilotes et des nègres, tandis que le malheureux qu’ils rencontrent obtient à peine d’eux un regard de
compassion ; et voilà à notre porte les rejetons de ce peuple antique, des frères désolés, à la vue desquels
on ne peut se défendre d,un déchirement de cœur ; sur qui, depuis la destruction de leur métropole, le
bonheur n’a pas lui ; ils n’ont trouvé autour d’eux que des outrages et des tourments, dans leurs âmes que
des douleurs, dans leurs yeux que des larmes ; s’ils ne sont point assez vertueux pour mériter des bienfaits,
ils sont assez malheureux pour en recevoir ; tant qu’ils seront esclaves de nos préjugés et victimes de notre
haine, ne vantons pas notre sensibilité. Dans leur avilissement actuel ils sont plus à plaindre que
coupables ; et telle est leur déplorable situation, que pour n’en être pas profondément affecté, il faut avoir
oublié qu’ils sont hommes, ou avoir soi-même cessé de l’être.
Depuis dix-huit siècles, les nations foulent aux pieds les débris d’Israël ; la vengeance divine déploie
sur eux ses rigueurs ; mais nous a-t-elle chargé d’être ses ministres ? La fureur de nos pères a choisi ses
victimes dans ce troupeau désolé ; quel traitement réservez-vous aux agneaux timides échappés du
carnage, et réfugiés dans vos bras ? Est-ce assez de leur laisser la vie en les privant de ce qui peut la rendre
supportable ? Votre haine fera-t-elle partie de l’héritage de vos enfants ? Ne jugez plus cette nation que
sur l’avenir ; mais si vous envisagez de nouveau les crimes passés des Juifs, que ce soit pour déplorer
l’ouvrage de nos aïeux. Acquittons leurs dettes et la nôtre, en rendant à la société un peuple malheureux et
nuisible, que d’un seul mot vous pouvez rendre plus heureux et utile.
Arbitres de leur sort, vous bornerez-vous, Messieurs, à une stérile compassion ? N’auront-ils conçu des
espérances que pour voir doubler leurs chaînes et river leurs fers, et par qui ? ... par les représentants
généreux d’un peuple dont ils ont cimenté la liberté, en abolissant l’esclavage féodal. Certes, Messieurs, le
titre de citoyen français est trop précieux, pour ne pas le désirer ardemment, des nations voisines ont
recueilli avec bonté les débris de ce peuple ; nous avons reçu d’elles l’exemple, il est digne de nous de le
donner au reste des nations. Vous avez proclamé le roi Restaurateur de la Liberté ; il serait humilié de
MOTION EN FAVEUR DES JUIFS
145
régner sur des hommes qui n’en jouiraient pas ; cinquante mille Français se sont levés esclaves, il dépend
de vous qu’ils se couchent libres.
Un siècle nouveau va s’ouvrir, que les palmes de l’humanité en ornent le frontispice ; et que la
postérité, bénissant vos travaux, applaudisse d’avance à la réunion de tous les cœurs. Les Juifs sont
membres de cette famille universelle, qui doit établir la fraternité entre les peuples ; et sur eux comme sur
vous la révélation étend son voile majestueux. Enfants du même père, dérobez tout prétexte à la haine de
vos frères, qui seront un jour réunis dans le même bercail ; ouvrez-leur des asiles où ils puissent
tranquillement reposer leurs têtes et sécher leurs larmes ; et qu’enfin le Juif, accordant au chrétien un
retour de tendresse, embrasse en moi son concitoyen et son ami.
J’ai l’honneur, Messieurs, de vous proposer un projet de Décret, dont voici la teneur.
L’Assemblée Nationale décrète, que désormais les Juifs régnicoles sont déchargés de payer le droit de
protection aux villes, bourgs, communautés et seigneurs ; ils ont la faculté de s’établir dans tous les lieux
du royaume, d’exercer tous les arts et métiers, d’acquérir des immeubles, de cultiver des terres.
Ils ne seront point troublés dans l’exercice de leur culte ; assimilés aux citoyens, ils en partageront les
avantages, attendu qu’ils en supporteront les charges.
L’Assemblée décrète en particulier, pour ceux de la généralité de Metz, qu’ils sont exempts de payer à
la maison de Brancas la somme annuelle de vingt mille francs pour droit de protection. Et comme la
communauté de Metz est grevée de dettes considérables, ceux qui la quitteront pour s’établir ailleurs
paieront préalablement leur quote-part de la totalité de cette dette, dont ils sont solidaires.
L’Assemblée révoque et abroge tous édits, lettres patentes, arrêts et déclarations contraires au présent
décret.
Elle défend sévèrement d’insulter les membres de la nation juive, qui, tous, désirent de trouver dans les
Français des concitoyens, dont ils tâcheront de mériter l’attachement et l’estime.
MÉMOIRE EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR
OU SANG-MÊLÉS DE SAINT-DOMINGUE
ET DES AUTRES ÎLES FRANÇAISES DE L’AMÉRIQUE
ADRESSÉ À L’ASSEMBLÉE NATIONALE
(1789) Messieurs,
En aucun pays il n’y a tant d’abus qu’à Saint-Domingue1, c’est l’assertion d’un homme, qui, après
avoir habité cette première colonie de la France, a donné au public le fruit de ses réflexions. Et par quelle
fatalité les abus les plus révoltants furent-ils toujours les plus tenaces ? Tels sont ceux qui attentent à la
liberté. Sans cesse elle est contrainte de lutter contre la tyrannie, qui, depuis la naissance du monde le
parcourt pour ravir à l’homme cette portion inaliénable et sacrée de son patrimoine. Malheureux pour la
plupart, les peuples courbent la tête sous la massue féodale des satrapes, ou se laissent conduire au carnage
pour ensanglanter les lauriers, et assouvir la férocité de quelques brigands qui considèrent les nations
comme leurs propriétés et leurs jouets.
La féodalité n’a pas pénétré dans nos îles, quoique les dispositions du code noir l’y autorisassent2 ;
mais elles n’ont échappé à ce fléau que par un autre, et les blancs, ayant la force, ont prononcé, contre la
justice, qu’une peau rembrunie excluait des avantages de la société. Enorgueillis de leur teint, ils ont élevé
un mur séparatif entre eux et une classe d’hommes libres, qu’improprement on nomme gens de couleur ou
sang-mêlés3. Ils ont voué à l’avilissement plusieurs milliers d’estimables individus, comme si tous
n’étaient pas enfants du père commun.
1 V. Considérations sur l’état présent de la colonie française de St-Domingue, par M. H. D. L. (Hilliard d’Auberteuil, Paris, 1777,
T. 2, p. 350. 2 V. Le code noir, édition de 1685, articles 52 et 53 3 Les dénominations gens de couleur, sang-mêlés, sont insignifiantes, puisqu’elles peuvent également s’appliquer aux Blancs
libres, aux Nègres esclaves, etc. ; mais dans nos Îles, l’usage a restreint l’acception de ces mots à la classe intermédiaire, dont les
individus Blancs et Noirs sont les souches. En voici les ramifications :
Le mulâtre produit par l’union du Blanc avec la Négresse, ou du Nègre avec la Blanche.
Le Grif, quelquefois nommé Cabre, produit par le Mûlatre avec la Négresse, ou, etc.
Le Marabou produit par le Grif avec la Négresse, ou, etc.
Le Carteron produit par le Blanc avec la Mulâtresse, ou, etc.
Le Tierceron produit par le Blanc avec la Carteronne, ou, etc.
Le Métis produit par le Blanc avec la Tierceronne, ou, etc.
Le Mamelouc produit par le Blanc avec la Métive, ou, etc.
Quelquefois dès la seconde génération, le teint s’éclaircit, et l’individu est parfaitement blanc.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
148
On ne manque pas d’arguments, et le choix seul embarrasse lorsqu’il s’agit de défendre les grands
intérêts des hommes ; mais quand ces intérêts sont liés au sort d’un Empire, la question se complique et
devient plus délicate. Il faut l’envisager alors sous le double aspect de la politique et de l’humanité ; et
pour asseoir son jugement, l’homme sensible doit se placer à côté de l’homme d’État.
Quatre questions se présentent relativement aux gens de couleur libres.
1. Seront-ils assimilés en tout aux blancs ?
2. Auront-ils des représentants à l’Assemblée Nationale ?
3. Quel en sera le nombre ?
4. Ceux qui demandent de remplir cette fonction, ont-ils mission légale ?
L’examen préalable de ce qu’ils sont dans nos colonies amènera la solution de ces demandes, en nous
apprenant ce qu’ils doivent être.
Supporter toutes les charges de la société plus que les blancs, n’en partager que faiblement les
avantages, être en proie au mépris, souvent aux outrages, aux angoisses, voilà le sort des gens de couleur,
spécialement à Saint-Domingue.
1. Seuls ils font le service de la maréchaussée, et s’en acquittent soigneusement, à moins que la crainte
ne les porte à pallier les délits des nègres, dont les maîtres blancs accableraient les captureurs du poids de
leur vengeance.
2. Tous les hommes de couleur étaient encore soumis, il y a peu, à la conscription militaire ; enrôlés à
l’âge de seize ans, ils devaient servir tous les trois ans jusqu’à soixante. Une mulâtresse, épouse d’un
blanc ayant perdu son mari, appelle auprès d’elle pour consoler sa douleur et surveiller son commerce, un
fils, qui pour lors était en France ; à peine a-t-il abordé l’île, qu’on veut l’enrôler ; la mère désolée
s’arrache à ses embrassements, et le renvoie dans la métropole chercher une liberté qu’il ne trouve pas
sous l’horizon qui l’a vu naître. Et nous osions crier contre la presse des matelots en Angleterre !
3. Tout homme de couleur est astreint au service de piquet, c’est-à-dire, que chaque six ou sept
semaines, il est obligé d’en passer une entière à la porte d’un commandant ou autre officier, avec un
cheval toujours harnaché, et prêt à faire toutes les courses ordonnées. Ainsi le malheureux cultivateur est
contraint de laisser à la discrétion de ses nègres une plantation, dans laquelle souvent au retour il trouve
tout négligé ou bouleversé ; le manœuvrier est condamné à perdre un temps réclamé par sa famille
indigente ; il faut qu’il dépense au moins quarante-huit livres dans cette semaine, pour fournir et nourrir
un cheval, qui, à la fin, périt quelquefois excédé de fatigue, et le tout, afin de servir les caprices d’un
homme qui prétexte le service du roi dans un pays où les préposés civils, et surtout militaires, ont la toute-
puissance des vizirs.
Ces charges odieuses sont aggravées par des privations aussi injustes qu’humiliantes.
MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR
149
Défense aux gens de couleur d’exercer certains métiers, comme l’orfèvrerie. Dira-t-on que c’est faute
d’aptitude ou de fidélité ? Ils ont signalé leur probité et leur adresse.
Défense d’exercer la médecine et la chirurgie, à peine de cinq cents livres d’amende et de punition
corporelle.
Défense de porter des noms européens4, injonction de prendre des noms africains. On m’a donné deux
motifs de ce décret :
1. Afin que la disparité des noms établît celle des rangs, car dans tous pays la sotte vanité a prétendu
subordonner la vertu même aux qualifications et aux parchemins.
2. Dans la crainte qu’à la faveur d’un nom commun les gens de couleur ne s’impatronisassent dans des
familles dont ils envahiraient l’héritage, comme si les successions étaient dévolues par l’identité de
dénomination, et non par des titres de filiation. À coup sûr, si c’était là un inconvénient, il troublerait la
France entière. On a même voulu leur contester le titre de colons américains, comme si des cultivateurs ne
pouvaient s’appliquer la seule définition raisonnable que comporte le défini.
Injonction aux curés, notaires, et autres hommes publics, de consigner dans leurs actes les
qualifications de mulâtres libres, carterons libres, sang-mêlés, etc. Ce ne peut être pour les distinguer des
esclaves, puisque par un autre abus, on ne tient aucun registre qui constate l’existence civile de ceux-ci ;
mais toujours pour frapper d’opprobre, et tenir à grande distance, des individus dont le crime est d’avoir
l’épiderme nuancé différemment.
Défense de manger avec les blancs. En vertu de ce règlement publié dans la Bande du sud, on a vu des
gens de couleur indignement arrachés de la table d’un capitaine blanc, dont ils avaient accepté les
pressantes invitations.
Défense de danser après neuf heures du soir, encore faut-il, pour prendre ce divertissement, avoir la
permission du juge de police.
Défense d’user des mêmes étoffes que les blancs. Des archers de police furent commis à l’exécution de
ce décret ; on les a vus sur les places publiques, aux portes mêmes des églises, arracher les vêtements à
des personnes du sexe, qu’ils laissaient sans autre voile que la pudeur.
Défense de se servir de voiture, sous peine de prison pour les contrevenants, et de confiscation des
voitures et des chevaux. Un carteron estimé, négociant, voyageait en chaise ; un sieur Prodejac l’arrête
dans la ville du Petit Goave, et le force à descendre de voiture, en disant : Un gueux de mulâtre comme toi,
doit-il voyager plus commodément que moi ? Il ajoute des coups de canne à cette apostrophe. L’affaire est
plaidée, le premier juge condamne Prodejac à cinq mille livres d’amende envers les pauvres. La cause est
4 Cette ordonnance, et presque toutes les suivantes, sont consignées dans les Lois et Constitutions des Colonies françaises, etc., 5
vol. in-4º, par M. Moreau de Saint-Méry, Député de la Martinique. Vide passim.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
150
portée par appel au conseil, qui met les parties hors de cour, malgré les preuves les plus authentiques du
délit5.
Défense de passer en France. Ils ne peuvent émigrer qu’en secret d’une patrie qui les traite en marâtres
et les répute coupables lorsqu’ils s’échappent pour venir chez nous faire retentir leurs justes plaintes.
Exclusion de toutes charges et, emplois publics, soit dans la judicature, soit dans le militaire ; ils ne
peuvent plus aspirer aux grades d’officier, quoique en général on les reconnaisse pour gens très
courageux. On ne veut pas même que dans les compagnies de milices, ils soient confondus avec les
blancs. Quelles que soient leurs vertus, leurs richesses, ils ne sont point admis aux assemblées paroissiales.
Dans les spectacles, ils sont à l’écart, le mépris les poursuit jusqu’à l’église, où la religion rapproche tous
les hommes, qui ne doivent y trouver que leurs égaux. Des places distinctes leur sont assignées.
L’opinion et divers décrets repoussent des emplois même les blancs qui se marient avec des femmes de
couleur ; le nommé Guérin était marguillier aux Cayes de Jacmel, il épouse une estimable carteronne,
aussitôt intervient une sentence de la juridiction du quartier, qui l’oblige à sortir de l’œuvre, et cette
sentence est confirmée par le conseil supérieur. Vous saurez, Messieurs, que par une contradiction
étrange, les Juifs, si mal à propos outragés en Europe, ne le sont point dans nos îles, et vers le même temps
un Juif, connu pour tel, était marguillier de la paroisse d’Aquin6.
La conscription militaire n’a plus lieu, mais le service de piquet continue. Les prohibitions relatives
aux vêtements et aux voitures sont tombées en désuétude ; mais le moindre caprice d’un gouvernement
peut faire revivre des ordonnances qui, étant abrogées de fait, ne le sont pas de droit. Tous les autres
décrets, dont le but est d’écarter à jamais les sang-mêlés des avantages réservés aux blancs, sont en
vigueur7, et l’opinion les fortifie.
Le mépris habituel, les injustices, la cruauté envers les gens de couleur, ont trouvé des apologistes.
Plusieurs écrivains ont souillé leur plume, en défendant la cause de la tyrannie réduite en système.
L’auteur des Considérations sur Saint-Domingue, Hilliard d’Auberteuil, avance gravement que tout ce qui
procède des blancs doit paraître sacré aux noirs et gens de couleur8 : c’est-à-dire qu’il faut égarer leur
raison pour dominer leurs sentiments, et les conduire avec la docilité des bêtes de somme. L’intérêt et la
sûreté veulent, dit-il, que nous accablions la race des noirs d’un si grand mépris, que quiconque en
descendra jusqu’à la sixième génération, soit couvert d’une tache ineffaçable. Ainsi l’intérêt et la sûreté
5 Observations importantes sur la décadence du commerce maritime français aux Colonies, par M. le Chevalier des Landes, p. 16. 6 Le Médecin de Pas, Juif, a été conseiller au Conseil de Port-au-Prince. Il a laissé à sa mort des biens considérables dans la Bande
du sud. Gabriel de Pas, un de ses neveux, a été Commandant des Milices ; c’est un autre petit-neveu du Médecin, qui a été
marguillier de la Paroisse d’Aquin. La famille de Pas est considérée à St. Domingue. 7 V. Lois et Constitutions des Colonies, T. .5, p. 356. 8 Considérations, etc., T. 2, p. 73 et suivantes.
MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR
151
seront pour les blancs la mesure des obligations morales. Nègres et gens de couleur, souvenez-vous-en. Si
vos despotes persistent à vous opprimer, ils vous ont tracé la route que vous pourrez suivre. Après des
assertions de cette nature, l’auteur n’étonne plus lorsqu’il dit qu’un cocher de fiacre est bien au-dessus
d’un mulâtre, que les blancs doivent être autorisés à se faire justice des mulâtres, qu’un blanc accusé par
un nègre de l’avoir maltraité, volé, etc., doit être cru sur sa simple dénégation, même contre des témoins
nègres et mulâtres, parce qu’ils sont partie, et que sans doute le blanc ne l’est pas.
Si les gens de couleur, ajoute-t-il, osaient frapper un blanc, même quand ils en sont frappés, ils
seraient punis avec rigueur. Telle est la force de préjugé contre eux, que leur mort, en ce cas, ne
paraîtrait pas un trop grand supplice ; cette sévérité sera peut-être injuste ; mais elle est nécessaire.
Grand Dieu, quelle morale ! Plus bas nous verrons le même auteur, entraîné par l’ascendant de la vérité,
rendre un témoignage éclatant aux vertus des sang-mêlés, et prouver par des aveux forcés les torts des
blancs à leur égard.
Vers 1770 un magistrat du Port-au-Prince qui, par sa place, devait être le protecteur du pauvre
opprimé, s’exprimait ainsi. Il existe parmi nous une classe naturellement notre ennemie, et qui porte
encore sur son front l’empreinte de l’esclavage ; ce n’est que par des lois de rigueur qu’elle doit être
conduite. Il est nécessaire d’appesantir sur elle le mépris et l’opprobre qui lui sont dévolus en naissant.
Ce n’est qu’en brisant les ressorts de leur âme, qu’on pourra les conduire au bien9. Des hommes que l’on
conduit au bien en brisant les ressorts de leur âme ! L’auteur peut choisir entre le délire de la raison et la
férocité du cœur.
La conduite des blancs est concordante à ces principes, et comme s’il ne leur suffisait pas de verser
l’humiliation sur les gens de couleur, ils inspirent les mêmes sentiments à leurs nègres, qui affectent
ensuite le ton de supériorité envers les esclaves des mulâtres.
Des attentats contre la majesté des mœurs résultent du mépris dont on couvre les sang-mêlés. Un blanc
convoite une fille ou femme de couleur. Il entre chez elle, même sans la connaître ; c’est un homme
réservé, lorsqu’il ne s’échappe qu’en propos licencieux. Le père ou le mari présents oseront-ils chasser
l’impudent, qui menacera de les rouer de coups, qui tiendra parole, et qui les fera punir ensuite, en disant :
Ce mulâtre m’a manqué. Si le blanc est un homme en place, et que celui qui met obstacle à ses désirs soit
dans sa dépendance, on se débarrasse de sa présence importune, en lui commandant des corvées. Pendant
ce temps, tous les moyens de séduction sont mis en usage pour corrompre l’innocence, et la liberté du père
ou du mari devient quelquefois le prix de la prostitution. Pardon, MM., si je vous retrace ici ces turpitudes,
9 V. Affiches américaines de 1770. On prétend que l’auteur de cette affreuse assertion a fait retirer, autant qu’il a pu, les
exemplaires de ces affiches.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
152
qui excitent l’indignation et non la surprise, car elles rappellent une des mille et une causes qui faisaient
pleuvoir jadis les lettres de cachet.
Du mépris à l’injustice, il n’y a qu’un pas ; aussi faut-il que le mulâtre ait six fois raison, pour obtenir
une fois justice. Il faut qu’il ait été grièvement maltraité par un blanc, même du bas étage, il faut que le
délit soit prouvé jusqu’à l’évidence, pour être puni par vingt-quatre heures de prison. L’homme de couleur
n’a pas même le droit des animaux, celui de repousser la force par la force ; et s’il se défend lorsqu’on
l’attaque, un châtiment rigoureux lui apprend à ne plus user de ses droits. Hilliard d’Auberteuil, cité
précédemment, ne vous a-t-il pas dit qu’en pareil cas, la mort même ne paraîtrait pas un trop grand
supplice ? Et de peur qu’on ne révoque en doute sa véracité, je me hâte de citer le trait suivant. Un blanc,
jouant avec un homme de couleur, voulut le tromper ; celui-ci le lui reproche ; le blanc le frappe, l’insulté
se défend ; l’agresseur porte plainte, et l’infortuné mulâtre condamné à être pendu n’est qu’effigié, parce
qu’il prend la fuite.
Celui qui dans ma maison peut braver la pudeur, m’injurier, me battre, peut également me ravir mon
bien, pourvu qu’au vol il joigne des menaces, des mauvais traitements, qui intimideront ma résistance ; car
si je résiste, je serai traîné dans ce qu’on ose appeler le sanctuaire de la justice ; là j’aurai pour
accusateurs, pour juges, pour exécuteurs, les préjugés, la haine et 1a force ; puni avec une partialité
révoltante pour des délits légers, ou même sans délit, je serai sans cesse sacrifié à la vengeance, à
l’avarice, dont l’impunité est assurée.
Il est vrai que depuis une quinzaine d’années, les lois féroces sont un peu moins énergiques, et les
actions atroces moins communes. Cette peinture hideuse ne convient point à tous les blancs ; plusieurs
sont hommes, et forment une exception d’autant plus éclatante, qu’elle a moins d’imitateurs. Des êtres
sensibles, qui n’ont point isolé leurs affections, trouvent leur bonheur dans celui de leurs frères ; mais
pourquoi faut-il qu’ils soient entourés d’individus dont le cœur est pétrifié ?
Ceux-ci répondent qu’en général, les mulâtres eux-mêmes sont durs envers les esclaves.
1. Réprimer n’est pas répondre. 2. Des faits très peu nombreux ne comportent pas une induction
générale ; mais 3. Il ne manque à leur assertion qu’une petite chose, c’est d’en administrer les preuves. Et
lorsqu’en 1784, un édit plus humain statua :
Que les négresses seraient exemptes par semaine d’autant de jours de travail, qu’elles auraient
d’enfants à nourrir.
Que les esclaves chômeraient les dimanches et les fêtes, qu’on ne pourrait les forcer au travail avant la
fin ni après le retour de la nuit.
Que la peine infligée par le maître à son esclave n’excéderait pas vingt-cinq coups de fouet.
Qu’un châtiment plus rigoureux serait poursuivi au criminel, etc.
MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR
153
Qui a réclamé contre ? sont-ce les sang-mêlés ? Non, les blancs seuls, et surtout les Européens en
général plus cruels que les créoles, ont étourdi les ministres par leurs remontrances, et l’édit, enregistré
presque forcément, est demeuré sans exécution.
Qu’on visite les habitations des blancs et des gens de couleur ; où trouvera-t-on plus de ces instruments
destinés à tourmenter les nègres ? Où verra-t-on de ces cachots dans lesquels un homme, serré par tout le
corps, ne peut se tenir debout ?
Tel maître blanc était si bien connu par sa férocité, qu’on faisait trembler tous les esclaves
désobéissants, en parlant de les vendre à ce tigre.
Tel autre fut menacé par M. d’Ennety, Gouverneur, d’être renvoyé en France, s’il continuait à fusiller
ses nègres.
Tel autre, non content d’accabler de travaux ses négresses, leur arrachait encore le honteux salaire d’un
honteux libertinage.
Tel autre faisait sans cesse retentir la plaine des hurlements de ses esclaves, dont le sang ruisselait dans
les plantations, où, comme celui d’Abel, il crie vengeance ; son plaisir était ensuite de se faire servir à
table par ces malheureux dont les chairs pendaient en lambeaux.
Tel autre cassait une jambe à tout nègre coupable de marronnage, et le laissait sur place jusqu’à ce que
la gangrène exigeât l’amputation.
Tel autre... Mais mon cœur oppressé, déchiré, m’interdit d’autres détails, et l’on voudra nous persuader
que des hommes acharnés contre les nègres sont humains envers les sang-mêlés qu’ils abhorrent. Qu’on
en juge par le tableau que nous avons ébauché. A-t-il donc tort, le Chevalier des Landes, en assurant que
la vie des gens de couleur est à la merci de la colère et du caprice10.
Et quels sont ces hommes que le mépris consume ? La plupart ont acquis leur liberté à titre honorable,
les uns par de sages économies, d’autres l’ont obtenue de leurs maîtres, dont ils avaient captivé l’estime.
Citoyens laborieux, ils font fleurir les plantations, il y a parmi eux de grands propriétaires, ils augmentent
la masse des richesses coloniales, et partant concourent à la prospérité de l’État.
Personne n’est plus agile pour gravir les mornes, et ramener les nègres marrons ; ils sont un sûr appui
contre l’insurrection des esclaves ; on donne quelquefois par préférence les commissions périlleuses à
cette classe d’hommes dont la bravoure est connue. Dans la dernière guerre d’Amérique, ils ont déployé
leur intrépidité à Savannah.
On ne peut leur reprocher un génie turbulent et séditieux. Leur patriotisme a éclaté lors même qu’on
voulait l’étouffer ; quand en 1783 M. de Bellecombe invita les colons à faire au roi présent d’un vaisseau,
les blancs contestèrent aux sang-mêlés le droit d’y contribuer, mais ceux-ci furent jaloux de se montrer
10 Observations importantes, p. 24.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
154
Français, et par l’ordre du Général, M. Raimond, chargé de faire la collecte dans son Quartier, recueillit
neuf mille quatre cents livres parmi vingt-cinq individus de couleur11.
En général, ils ont conservé l’estimable bonhomie des mœurs domestiques. Ils se distinguent, ainsi que
les nègres, par beaucoup de piété filiale, beaucoup de respect pour la vieillesse ; vertu touchante, et
presque inconnue dans nos mœurs. Plusieurs ont une éducation très soignée, et laissent cet héritage à leurs
enfants. Ils sont hospitaliers. Des blancs pauvres, ou aventuriers, reçoivent souvent les premiers secours de
cette classe, qu’ils méprisent. On a vu de généreuses mulâtresses acheter des enfants de couleur, que leurs
pères n’avaient pu affranchir avant leur mort ; elles économisaient pour leur faire le don précieux de la
liberté. Jamais l’attachement des sang-mêlés pour les blancs ne s’est démenti. Jamais aucun n’a été
complice d’un empoisonnement, ils n’ont point participé au crime de Macanda12, et si on compulse les
écrous des prisons et les registres des greffes, on ne trouvera pas quatre hommes de couleur condamnés
légitimement pour crime avéré, depuis l’origine de la colonie.
Observez que Hilliard d’Auberteuil, dont certainement le témoignage n’est pas suspect, alloue lui-
même aux gens de couleur la plupart de ces bonnes qualités13. Il faut donc reconnaître en eux une bien
louable propension à la vertu, puisque l’avilissement, le père de tant de vices, n’a point flétri leur cœur, ni
altéré les traits natifs de leur aimable caractère.
La pureté conjugale est la seule vertu sur laquelle les femmes de couleur, mais surtout les négresses, se
soient relâchées. Soyons-en peinés, n’en soyons pas surpris. Dans une contrée où les blanches sont rares,
la salacité des blancs persécute les autres ; elles succombent d’autant plus facilement qu’elles sont
dominées par l’ascendant de l’autorité ou des menaces, et que d’ailleurs elles ont peu à gagner en épousant
des sang-mêlés, privés de la considération publique. Alors, au scandale de la religion et des mœurs, la
sainteté du mariage est remplacée par l’infamie du concubinage, d’où résulte un essaim d’êtres illégitimes,
et ce sont les blancs qui abjurent envers leurs enfants les douces effusions de la paternité.
Voyons actuellement si la sage humanité, si la saine politique, ne repoussent pas de concert une
prévention qui ravit les avantages sociaux à des hommes libres. Dans l’Antiquité, les esclaves étaient à
peu près traités comme nos nègres, mais communément la manumission ne leur laissait rien à désirer ; si
cependant chez les Romains, l’affranchi formait un intermédiaire entre l’esclave et le citoyen, son fils était
11 Les gens de couleur apprendront sans doute avec reconnaissance l’ardeur qu’ont apportée à la défense de leur cause, Messieurs
Joli, Raymond, et les autres Membres qui ont souscrit leur requête à l’Assemblée Nationale. 12 Macanda, chef des Nègres marrons, et quelques autres esclaves, firent usage de poison pour servir leur vengeance particulière.
Ce crime obtint un châtiment mérité. Mais faut-il brûler sans miséricorde, sans preuve, quelquefois même sans indice, tout Nègre
accusé de poison ? C’est sur quoi se récrie l’Auteur des Considérations sur St.-Domingue, T. 1, p. 138. 13 Considérations, etc., T. 2, p. 73 et suiv.
MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR
155
toujours réputé ingénu ; d’injustes préjugés n’empêchaient point Épictète ni Horace, de dormir
tranquillement sous les lauriers qui ombrageaient un affranchi, et le fils d’un affranchi.
Par quelle bizarrerie le Français méprise-t-il la même chose en Amérique, et pas en Asie ? Le préjugé
contre les gens de couleur n’infecte guère les comptoirs de l’Inde, ni les Îles de France, de Bourbon14, et de
Gorée. La raison n’est-elle donc pas une dans les climats divers, et n’est-il pas étrange que, même à Saint-
Domingue, la ligne de démarcation des possessions espagnoles et françaises soit aussi celle des opinions,
en sorte que d’un côté de l’île on soit d’une indifférence extrême sur la couleur, à laquelle l’autre partie
attache une extrême importance ? Les Français qui reprochent avec raison aux Espagnols des cruautés
dans le nouveau monde leur cèdent dans le même pays la palme de la justice et de l’humanité.
Ce préjugé, qui n’eut pas jadis une si grande extension, ne s’est fortifié que dans des temps très
modernes ; il y a une vingtaine d’années que les sang-mêlés pouvaient encore atteindre les grades
militaires, mais par les règlements de 1768, on a ôté les brevets à des officiers mulâtres, auxquels on ne
pouvait ravir le mérite d’avoir bien servi la patrie15.
Le crime n’est-il donc pas la seule chose qui déshonore ! Si la fatalité des événements vous avait livré
à des forbans qui vous eussent traîné à Maroc, quel sentiment vous accorderais-je ? Serait-ce le mépris,
qui répugne à mon cœur, ou la compassion, qui est si voisine de la nature ? Ce fut un malheur semblable
qui donna occasion à Cervantès de se montrer en héros, avant d’être un écrivain célèbre. Supposons que
sur les bords de la Gambie, votre peau blanche vous attire les insultes des noirs, avec quelle véhémence
vous crieriez à l’injustice ! Prenons l’inverse. Je suis né mulâtre, que me reprochez-vous ? ma couleur ? Et
qu’importe que les membres du corps politique aient le tissu réticulaire, blanc, noir et basané, pourvu que
la société prospère ? M’objectez-vous ma naissance illégitime, ou celle de mes pères ? Parce qu’un
homme né à quarante-huit degrés de latitude s’est uni dans un autre hémisphère, contre le vœu de la loi, à
une femme noircie par les feux de l’équateur, vous me condamnez à l’opprobre ; pouvais-je choisir les
auteurs de mes jours ?
D’ailleurs, Messieurs les blancs, si vous insistez sur l’origine, je vous demanderai quels étaient vos
pères ? Les uns étaient ces boucaniers, ces flibustiers qui faisaient trembler et rougir l’humanité, et qui
après s’être gorgés de sang allaient le digérer à la Tortue ou à Saint-Domingue ; d’autres étaient de ces
hommes sans aveu que la compagnie des Indes vendait sous le nom d’engagés pour trente-six mois au prix
14 Le préjugé existe cependant au royaume d’Angola ; l’homme de couleur n’y peut s’asseoir devant les Blancs dont l’orgueil et la
lubricité interdisent aux mulâtresses tout habillement, et même l’usage d’un pagne. V. Histoire des Voyages, par Prévôt, édit. in-
4º, T. 4 et 5. 15 Dit M. l’Abbé de Cournand, qui a déjà plaidé avec succès la cause des sang-mêlés, ainsi que M. de Mirabeau, dans son
Courrier de Provence.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
156
de trente écus16. D’autres enfin étaient des émigrants de Saint-Christophe après la prise de cette île, qui, la
plupart, avaient la même origine, ou étaient gens de couleur ; et lorsque vers 1746 M. de Larnage,
gouverneur de Saint-Domingue, statua que les descendants des indigènes seraient réputés blancs,
beaucoup de sang-mêlés se firent déclarer tels, en se disant fils de Caraïbes ; on ne fut pas difficile sur les
preuves. Quelles étaient vos mères ? Ne sait-on pas qu’à diverses reprises on amassa l’écume des
carrefours de Paris, les restes dégoûtants de la débauche ? Ces vestales furent transportées dans le nouveau
monde, chacun prit sa chacune, les unes s’engageaient pour assouvir pendant trois ans la lubricité des
colons, d’autres devenaient épouses légitimes de flibustiers, qui connaissaient bien la conduite antérieure
de ces femmes, au point que tel leur disait : « Je ne vous demande pas compte du passé, vous n’étiez pas à
moi, répondez-moi seulement de l’avenir. À présent que vous m’appartenez, voilà (en montrant son fusil)
ce qui me vengera de vos infidélités ; si vous me manquez, il ne vous manquera pas. »17
Que prouve cette origine contre les colons blancs ? Rien, et nous ne l’alléguons que pour rétorquer un
sot raisonnement. Reprochait-on à Manlius, à Cincinnatus, qu’ils descendaient des brigands fondateurs de
Rome ? Emprunter le mérite d’autrui, c’est avouer la pénurie de mérite personnel. On l’a dit avant moi,
l’homme est fils de ses œuvres ; rappelez-vous les mœurs des sang-mêlés, et concluez.
Quand il s’agira d’abolir la traite, les planteurs crieront à l’injustice. Cet argument, qui sera débattu, ne
frappe pas sur la cause des sang-mêlés ; ils forment une classe libre, à laquelle l’orgueil et la cupidité
disputent depuis un siècle des droits imprescriptibles. J’ouvre le Code noir, ou Édit de 1685, articles 57 et
59. Je crois devoir rapporter le texte même, quoique mal rédigé. Déclarons leurs affranchissements faits dans nos îles, leur tenir lieu de naissance dans nos îles, et les esclaves
affranchis, n’avoir besoin de nos lettres de naturalité, pour jouir des avantages de nos sujets naturels dans notre
royaume, et terres et pays de notre obéissance, encore qu’ils soient nés dans les pays étrangers ; octroyons, aux
affranchis, les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres ; voulons qu’ils
méritent une liberté acquise, et qu’elle produise en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes
effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets.
La loi veut donc que tous les affranchis jouissent de tous les bienfaits résultant de la liberté ; mais un
préjugé barbare a prévalu, des décrets rendus par les pachas et les cadis qui gouvernaient ou jugeaient la
colonie, ont infirmé les dispositions de l’édit ; voilà comme on a privé une portion de citoyens des droits
que leur assurait la loi d’accord avec la nature, et l’on voit des blancs prétendre justifier leur conduite, en
alléguant qu’ils ont trouvé la coutume établie, comme si des abus antiques étaient des abus raisonnables,
et que le laps de temps pût sanctionner l’oppression.
16 V. Hist. des Flibustiers, par Oexmelin, qui, lui-même fut vendu. Hist. de St.-Domingue, par Charlevois, Hist. des Antilles, par
du Tertre, Labat, etc. 17 Oexmelin, T. 1, p. 49.
MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR
157
Contre le projet d’assimiler en tout les sang-mêlés aux blancs, on a fait diverses objections ; je vais
successivement les parcourir et les détruire.
1. L’auteur d’un pamphlet qui vient de paraître nous dit : « Le nègre est issu d’un sang pur, le mulâtre
d’un sang mélangé ; c’est une espèce abâtardie. Il est aussi évident que le nègre est au-dessus du mulâtre,
qu’il est que l’or pur est au-dessus de l’or mélangé. »18 Si l’auteur entend que le blanc n’est pas issu d’un
sang pur, évidemment il faut le classer après le mulâtre, puisque celui-ci, étant mitoyen, participe moins à
la complexion viciée du blanc. Si au contraire l’auteur donne au blanc un sang pur, il faut conclure de son
raisonnement, que l’impur peut éclore de principes purs, et que l’or allié à l’argent produit du plomb.
J’avoue que je suis un peu honteux de combattre une telle objection à la fin du XVIIIe siècle. C’est ici le
cas de placer un fait, qui rappelle et fortifie un principe de physique. En général, les gens de couleur sont
d’une constitution robuste, parce que le croisement des races améliore l’espèce.
2. Si vous mettez les sang-mêlés au pair des blancs, et que l’opinion ne flétrisse plus les mariages
mêlés, le pian, a-t-on dit, va se communiquer à la race des blancs.
Le pian, ou épian, est une maladie cutanée, ulcéreuse, syphilitique, etc. ; diverses causes, plus
communes chez les nègres, peuvent la faire naître ou l’aggraver, comme la malpropreté et la membrane
graisseuse plus fournie. Le libertinage des blancs avec les négresses est malheureusement commun dans
nos îles ; en a-t-on vu plus de blancs pianistes ? Non. Osera-t-on nous dire que le nombre en sera plus
considérable, quand le mariage aura sanctifié ces liaisons illicites ?
Mais, nous dit-on, si vous rapprochez ces diverses classes sur la ligne de l’égalité, les négresses et les
mulâtresses, entraînées par l’espérance de faire des mariages qui flatteront leur vanité, provoqueront elles-
mêmes les blancs ; alors les nègres, dans les transports de la jalousie, égorgeront les négresses.
Écartez des terreurs vaines, le crime des nègres aura toujours un frein puissant dans un pays où il est
immédiatement suivi de la peine, avec certitude, en pareil cas, de ne point échapper à celle du talion, mais
il est une réponse plus décisive. L’impossibilité d’avoir des compagnes pourrait seule pousser les nègres
aux fureurs d’un délire érotique. Cela n’arrive pas, quoique, comme nous l’avons déjà répété, beaucoup de
blancs libertinent avec des négresses et des femmes de couleur, qu’ils n’épousent pas, dans la crainte de
déroger. Ôtez cette contrainte, tout ce que je vois, c’est que des mariages honorables effaceront
l’avilissement du concubinage, les mœurs y gagneront, et les nègres n’y perdront pas.
Mais, les gens de couleur deviendront insolents s’ils nous sont assimilés ; je demande aux blancs s’ils
sont insolents envers les sang-mêlés. Je ne pousserai pas cette thèse ; cependant après la peinture que j’ai
faite, je prévois qu’on ne me tiendra pas compte de la réticence.
18 Réclamations des Nègres libres, etc., p. 1.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
158
Mais que manque-t-il aux sang-mêlés ? Tranquilles dans leurs possessions, ils y mangent en paix les
fruits du champ qu’ils ont cultivé sans trouble.
De bonne foi, enviez-vous le sort de gens que l’opinion avilit, qu’on opprime, qu’on outrage presque
impunément ? Seriez-vous contents d’en être réduits aux mêmes termes ; et, pour le dire en passant,
l’homme sensible peut-il goûter le bonheur, lorsqu’autour de lui sont une foule d’individus, avec lesquels
il refuse de la partager.
Mais les sang-mêlés peuvent compter sur la bienveillance des blancs ; nous sommes leurs patrons,
leurs protecteurs, ils tiennent gratuitement de nous une liberté que nous avons payée au fisc. Le respect
des affranchis envers nous en fut le prix ; convient-il que nos anciens esclaves prétendent au parallèle ?
D’ailleurs qu’ils calment leur impatience, quand les assemblées coloniales seront organisées, nous les y
appellerons, leurs griefs seront redressés, ils obtiendront tout ce qu’il sera possible de leur accorder.
Je reprends ces réflexions. Les sang-mêlés peuvent compter sur la bienveillance des blancs. Il faut
donc juger les blancs uniquement sur l’avenir, car le passé serait une mauvaise garantie.
Nous sommes leurs protecteurs. Ils vous regardent comme leurs oppresseurs.
Ils tiennent de nous la liberté, etc. Comptons les sang-mêlés actuels, et voyons combien il en est qui
tiennent immédiatement de vous cet avantage. Nous l’avons déjà dit originairement, beaucoup l’ont mérité
ou acheté par leur travail, c’est un héritage que plusieurs générations leur ont transmis ; au surplus, en
stipulant tacitement le respect et la reconnaissance des affranchis envers leurs libérateurs, a-t-on mis en
balance le droit de les mépriser, de les vexer ?
Convient-il que nos esclaves deviennent nos égaux ? Je crains bien que ce ne soit là le fin mot. Pauvre
vanité ! Je vous renvoie à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, tirez-vous-en, s’il se peut.
Que les sang-mêlés attendent les Assemblées coloniales, on leur accordera tout ce qu’il sera possible
de leur accorder. Cette promesse est louche ; leur communiquerez-vous tous les avantages de citoyen ?
Répondez d’une manière positive. Si vous prétendez composer avec eux, ils ne veulent point de
capitulation ; si vous avez résolu d’accéder à leurs demandes, pourquoi retarder ce moment ? Il serait plus
glorieux à vous, de concourir avec l’Assemblée Nationale, pour leur rendre une justice qu’ils veulent tenir
de la loi, et non de vous.
Mais enfin, nous dit-on, si les gens de couleur sont au niveau des blancs, vous perdez les colonies, qui
ne tiennent à vous que par un fil, et la banqueroute est inévitable. Cet argument est le palladium des
opposants ; l’objection est précieuse, voyons si elle est fondée.
On pourrait examiner préliminairement, s’il est utile à la France d’avoir des colonies. En conservant
mes doutes sur ce problème, je le suppose résolu pour l’affirmative, et je dis :
MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR
159
La métropole peut perdre ses colonies, ou parce qu’elles seront conquises, ou parce que les blancs se
sépareront, ou parce que les sang-mêlés feront scission, ou enfin, parce qu’une révolte des nègres causera
aux colonies une secousse qui les démembrera de la France.
À des princes tourmentés par la rage des conquêtes, il ne faut pas de raison ; mais l’admission des
sang-mêlés aux avantages de citoyen ne fournit pas même le prétexte d’une invasion.
Nous ne ferons point aux colons blancs l’injure de leur prêter un projet de séparation, malgré les
inquiétudes qu’on pourrait se permettre sur cet objet19. Pourraient-ils s’isoler en corps politique ? Quelques
îles, resserrées pour la population et les moyens, dont les côtes offrent à l’ennemi un abord facile, ne
soutiendraient jamais le choc d’une puissance qui viendrait les heurter. Je ne vois guère que les Anglais,
ou les Anglo-Américains, auxquels ils pourraient être tentés de s’agréger ; mais nos colons blancs, qui
contestent même aux gens de couleur les droits de citoyen, courraient-ils les hasards de la guerre, soit pour
s’associer à un corps politique, que ne veut plus que des membres libres, soit pour se livrer aux Anglais,
dont le ministère est disposé à supprimer la traite des esclaves20 de concert avec nous ? Les blancs ne
pourraient sans les gens de couleur se livrer à une puissance étrangère, les gens de couleur le pourraient
sans les blancs. Plus que jamais ils le pourront, attendu que leur population, qui augmente journellement,
va prédominer.
Dans un mémoire adressé à l’Assemblée Nationale par les ministres du roi, ils observent que les
colonies étant dissemblables de la métropole par leurs rapports commerciaux, par des localités inhérentes
à la nature des choses, exigent des lois différentes ; mais la liberté des hommes est un droit comme un
besoin dans tous les climats. Les gens de couleur faisant seuls la sûreté de la colonie contre les révoltes et
le marronnage21, il est au moins très impolitique de leur ôter la considération nécessaire pour contenir les
esclaves. Loin donc que le préjugé qui pèse sur les sang-mêlés soit utile à la colonie, il faut au contraire
leur donner du relief, cimenter l’union entre eux et les blancs, et leurs efforts combinés maintiendront plus
efficacement la subordination.
Dans l’impossibilité de reprocher aux sang-mêlés des crimes commis, on leur a supposé des crimes à
commettre, comme le projet de rompre avec la France après l’obtention de leur demande. Ainsi, à votre
avis, ce sont des serpents qui piqueront le sein sur lequel ils auront retrouvé la vie. À qui persuadera-t-on
qu’ils invoquent notre bienveillance uniquement pour le plaisir d’être ingrats et de trahir la métropole ?
Peut-on imaginer qu’ils manifesteront des intentions hostiles, après avoir acquis par beaucoup de soins et
de démarches, les avantages qu’une insurrection facile leur procurerait infailliblement ? Ils jurent ne les
19 V. les Réflexions sommaires, adressées à la France et à la Colonie de St.-Domingue, par M. Laborie, p. 13 et 14. 20 Je cite mon garant, l’estimable M. Clarkson, auteur de l’Essai sur les avantages politiques de la traite des Nègres. 21 V. Encyclopédie, article Mûlatres.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
160
ambitionner que pour rivaliser avec les blancs en patriotisme. Si au contraire les sang-mêlés, excédés
d’insultes, se réunissent aux esclaves pour briser les liens avec la métropole, leur triomphe est certain, les
blancs succomberont par leur infériorité. Craignons d’aigrir des hommes qui, profondément affectés de
nos refus, chercheraient dans leur force ce qu’ils n’auraient pu arracher à notre justice. La résistance à
l’oppression est un droit émané de Dieu, et reconnu par l’Assemblée Nationale.
On objecte que la haine des nègres contre les sang-mêlés les empêchera de faire cause commune. Si
cette haine existe, sans doute en voici les prétextes. Quelques plantations sont surveillées par des mulâtres
non libres qui, sous peine de punition sévère sont obligés de punir sévèrement les nègres ; ceux-ci, dont
l’esprit est peu développé, ne remontent pas aux causes de leurs maux, ils se contentent de détester ceux
qui en sont les instruments immédiats. D’ailleurs les nègres voyant que les blancs, pères des sang-mêlés,
dédaignent leurs propres enfants, cette variété de l’espèce humaine n’est plus à leurs yeux qu’une caste
dégradée, et par intérêt comme par erreur, ils se rapprochent, autant qu’il est en eux, de la classe qui seule
possède et distribue toutes les jouissances.
Mais les gens de couleur nient l’existence de cette haine, et protestent que les blancs en sont
spécialement l’objet ; quoi qu’il en soit, vainement, nous dit-on, que l’aversion pour les mulâtres nous met
à l’abri d’une coalition dont Hilliard d’Auberteuil fait craindre les dangers ; l’intérêt réciproque les
rapprochera brusquement, et si jamais les sang-mêlés arborent l’étendard de la liberté, tous les nègres vont
s’y rallier. Croyons-en un colon blanc cité, et dont le témoignage est très recevable, car il se montre
opposé à la pétition des sang-mêlés ; il assure que22 quatre cent mille esclaves sont prêts à saisir la
première occasion pour se soulever.
Reste à discuter une dernière objection. Si vous déférez, dit-on, à la demande des gens de couleur, les
nègres voyant la distance effacée entre les blancs et les mulâtres, voudront franchir également cet
intermédiaire, et leur révolte sera le signal précurseur de la perte des colonies.
J’observe d’abord que la traite, déjà plus difficile, ne peut plus se soutenir longtemps. La population
africaine s’épuisé annuellement par des exportations nombreuses ; mais la traite aura-t-elle un terme fixé
par la nécessité des circonstances, sans qu’on puisse en faire honneur à l’humanité des Européens qui,
pour le dire en passant, dans la disette de nègres, commencent à trafiquer des Indiens ? La raison fait des
conquêtes étendues et rapides. Les Portugais23 et les Quakers ont l’honneur d’avoir montré l’exemple
d’affranchir. Dignes successeurs des Las Casas, des Bénézetz, Messieurs Brissot de Warville, Clarkson,
22 Réflexions sommaires, etc., p. 11. 23 En 1755, le Portugal déclara qu’à l’avenir tous les sujets volontaires ou forcés de la Couronne seraient citoyens dans toute
l’étendue du terme. Si cet édit bienfaisant n’a pas produit au Brésil tous les fruits qu’on avait lieu d’en attendre, c’est parce qu’en
édifiant d’une main on a détruit de l’autre ; on n’a pas stimulé l’industrie ; on n’a point assigné de terres aux nouveaux citoyens,
un privilège exclusif a frappé le commerce, etc.
MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR
161
Granvill Sharp, James Ramsay, et en général, les amis des noirs anglais et français, méditent, d’amener
graduellement les esclaves à la liberté ; leurs efforts seront couronnés du succès. Encore quelques années,
et dans nos annales il restera seulement le souvenir d’un forfait dont une postérité plus sage rougira pour
les générations antérieures.
Qu’il me soit permis de fixer un moment les regards sur l’état actuel des nations, écrasées pour la
plupart sous des sceptres de fer. Il y a certainement d’excellents princes ; mais il est peut-être encore des
scélérats couronnés qui finiront, dit un de mes amis, par n’être plus que des scélérats, qui veulent régner
sur des hommes avilis, sur des cadavres et des décombres ; qui préfèrent des villes incendiées à des villes
insurgentes ; qui sacrifieraient des milliers de soldats, plutôt que de manquer un assaut. On prend tant de
peine pour élever un homme, tant de précautions avant de condamner un accusé, et des tigres altérés de
sang mènent impunément des armées à la boucherie ! Monstres ambitieux ou enragés, le moment arrive où
les nations éclairées sur leurs vrais intérêts, vous laisseront le plaisir infernal de vous entr’égorger seuls.
Elles ne combattront plus que pour conquérir ou défendre leur liberté. Puissé-je voir enfin ma patrie
délivrée à jamais des pervers qui avaient conjuré sa perte, qui voulaient égarer un bon roi, et perpétuer les
maux d’un bon peuple ; puissé-je voir ces généreux Brabançons, dans les plaines qu’ils teignent de leur
sang, qu’ils arrosent de leurs larmes, respirer enfin au sein de la paix et du bonheur ; puissé-je voir une
insurrection générale dans l’univers, pour étouffer la tyrannie, ressusciter la liberté, et la placer à côté de la
religion et des mœurs qui en modéreront les élans, et l’empêcheront de dégénérer en licence.
Enfin les peuples rassasiés de vexations, affamés du désir d’être libres, commencent à savoir que leurs
sueurs ne doivent point alimenter une ambition effrénée, un luxe révoltant, un libertinage crapuleux ; que
les lois qu’ils n’ont pas consenties sont des firmans tortionnaires ; qu’ils doivent avoir des chefs, et jamais
des maîtres. Un feu secret couve dans l’Europe entière, et présage une révolution prochaine, que les
potentats pourraient et devraient rendre calme et douce. Oui, le cri de la liberté retentit dans les deux
mondes, il ne faut qu’un Othello, un Padrejan, pour réveiller dans l’âme des nègres le sentiment de leurs
inaliénables droits. Voyant alors que les sang-mêlés ne peuvent les protéger contre leurs despotes, ils
tourneront peut-être leurs fers contre tous, une explosion soudaine fera soudain tomber leurs chaînes, et
qui de nous osera les condamner, s’il se suppose à leur place ?
Souvent on nous présente un calcul prestigieux des intérêts de la métropole, dans lequel je crois
retrouver les viles combinaisons de l’égoïsme. Vous insistez pour la conservation de la traite et de la
servitude des nègres, parce que des superfluités, destinées à satisfaire vos besoins factices, sont le prix de
leur liberté. Ils sont forcés de dire à leur patrie un éternel adieu. Des régions africaines, ils sont conduits,
chargés de fer, dans les champs de l’Amérique, pour y partager le sort des animaux domestiques, parce
qu’il vous faut du sucre, du café, du tafia. Indignes mortels, mangez plutôt de l’herbe, et soyez justes !
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
162
Il n’en coûte rien à votre cœur pour prononcer l’arrêt du mépris contre quarante mille hommes de
couleur ; à vous entendre, s’ils cessent d’être avilis, la France fera banqueroute. Je vous avoue n’avoir
jamais pu saisir la connexité de ces idées. Les intérêts de la patrie ne masquent-ils pas ici ceux de l’amour-
propre ? Ne pouvez-vous jouir de la considération qu’autant que cette classe d’hommes sera dégradée ?
Abjurez un sot orgueil, et soyez justes.
Quand cessera-t-on de nous dire que des convenances politiques doivent balancer la justice et fléchir la
rigueur de ses lois ? Il est éternellement vrai que la morale des nations n’est point autre que celles des
individus. Dans ce fracas continuel, dans cette révolution successive de toutes les choses humaines, la
vertu seule pour les États comme pour les hommes est un point fixe, et la stabilité, le bonheur des empires,
résultent de l’heureux accord des principes politiques avec ceux de la justice.
Une conséquence rigoureuse de ce qui précède, c’est que la rejection des gens de couleur menace l’État
d’une secousse capable de l’ébranler ; si au contraire vous comblez l’intervalle qui les sépare des blancs,
si rapprochant les esprits, vous cimentez l’attachement mutuel de ces deux classes, leur réunion présente
une masse de forces plus efficace pour contenir les esclaves, dont sans doute on allégera les peines, et sur
le sort desquels il sera permis de s’attendrir, jusqu’au moment opportun pour les affranchir24.
Cet acte de justice envers les gens de couleur aura pour eux tout le prix d’un bienfait ; la gratitude si
naturelle à leurs âmes les attachera invariablement à la métropole, qui aura vraiment mérité le nom de
Mère patrie. Beaucoup d’entre eux sont propriétaires. Ce charme secret qui lie l’homme libre à son champ
avivera leur patriotisme, un nouvel essor agrandira leurs âmes, fera germer leurs talents, et favorisera la
circulation de l’abondance dans les canaux de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. Les mariages
mixtes n’étant plus soumis à l’anathème des préjugés, les blancs renonceront à des engagements
illégitimes, qui déshonoraient leur jeunesse. L’espérance presque certaine d’un établissement honorable
encouragera la bonne conduite des filles de couleur. Des liens respectables ne laisseront plus que le
souvenir détesté d’un détestable concubinage. Ce nouvel ordre de choses offre la perspective riante de
l’éducation régénérée, des mœurs purifiées, d’un accroissement de population et de richesses, qui feront
fleurir l’État et consoleront l’humanité.
24 Plusieurs villes, Le Havre, Bordeaux, Reims, Carcassonne, ont envoyé à l’Assemblée Nationale des mémoires pour empêcher la
suppression de l’esclavage. Il est bien malheureux que l’humanité soit si souvent obligée de composer avec la politique et
l’intérêt. Quand nous agiterons cette question, il sera prouvé que l’avantage de la Métropole, des Colonies, des planteurs comme
celui des esclaves, est d’amener graduellement cette révolution. On pourrait commencer par supprimer les primes accordées aux
vaillants négriers, ensuite la traite, etc. On craint le soulèvement des Nègres, et comment ne craint-on pas celui des gens de
couleur qui opérerait un soulèvement général ? Plus j’y réfléchis, et plus je suis convaincu que l’intérêt de tous est de rapprocher
par l’égalité des droits les sang-mêlés et les Blancs.
MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR
163
Les gens de couleur étant au pair en tout avec les blancs, on ne demandera pas, sans doute, s’ils doivent
être actifs dans la législation, et députer à l’Assemblée Nationale. Soumis aux lois et à l’impôt, les
citoyens doivent consentir l’un et l’autre, sans quoi ils peuvent refuser obéissance et paiement. Si
quelqu’un pouvait prétendre à posséder plus éminemment ce droit qui est égal pour tous, ce seraient sans
doute ceux qui, plus affligés par des vexations longues et multipliées, ont plus de plaintes à former. À la
demande des gens de couleur s’opposent de toutes leurs forces MM. les Députés des colonies, qui
prétendent en être vrais et seuls représentants ; vrais, soit, l’Assemblée Nationale a prononcé en leur
faveur, malgré les réclamations d’un grand nombre de colons blancs ; seuls, nous le nions, ils ne peuvent
représenter que leurs commettants, les blancs seuls le sont.
Mais, disent-ils, tous ont été convoqués indistinctivement aux Assemblées paroissiales. Les sang-mêlés
le nient ; dans ce conflit d’assertions, dont l’une détruit l’autre, qui croire ? Ceux en faveur de qui militent
les présomptions et les preuves. On attend celle de MM. les Députés blancs, induits, sans doute, en erreur
par de fausses relations.
Écoutons ce que leur disent les sang-mêlés :
Une foule de décrets, enfantés par le despotisme, nous prive depuis un siècle du bienfait de la loi de 1685.
Les preuves irrésistibles en sont consignées dans l’ouvrage d’un d’entre vous25. Le témoignage des auteurs qui
ont écrit sur les Antilles certiore nos allégations. Le public demande s’il est présumable que vous ayez
convoqué une classe d’hommes que vous avez constamment méprisés, et privés des avantages exclusivement
réservés aux blancs. Vous prétendez que nous assistons aux Assemblées paroissiales ; à qui ferez-vous croire
que nous nous épuisons en démarches, en suppliques, pour obtenir ce que nous avons ; et si vous êtes nos
mandataires, comment se peut-il qu’à vos plaintes amères contre les administrateurs des colonies, vous n’ayez
pas mêlé le moindre mot sur les maux qui nous accablent ? Cette présomption est étayée de preuves. Ce sont
les lettres adressées par nous à Messieurs du Chilleau et de Marbois, avec les réponses. Elles démontrent
25 V. Lois et Constitutions des Colonies, par M. Moreau de Saint-Méry, etc. Comment donc M. de Thébaudières, qui a été
Procureur-général au Cap peut-il nous dire (Vues générales, etc., p. 18) que les sang-mêlés ont toujours joui, en vertu de l’édit de
1685, des droits communs à tous les citoyens, tandis qu’on lui produit vingt décrets et plus, qui prouvent démonstrativement le
contraire ? À la page suivante, on lit : « Non contents d’être nos égaux, ils (les sang-mêlés) veulent devenir nos supérieurs. Sans
doute, il en produira les preuves. Il demande (p. 20) si jamais chez les Romains il y eût des affranchis parmi les Sénateurs, les
Tribuns, etc. Il est moins question de ce qui s’est fait que de ce qu’il faut faire. Mais il voudra bien remarquer que son
raisonnement croule, en ce qu’il suppose que tous les gens de couleur sont affranchis, tandis que les neuf dixièmes sont ingénus.
De nouvelles Assemblées sont convoquées, et se tiennent peut-être actuellement à La Martinique et à St.-Domingue. Dira-t-on
que les sang-mêlés ont droit d’y assister, parce que la loi ne les exclut pas ? Un préjugé impérieux les en élimine ; ils n’oseraient
s’y présenter. Autant voudrait dire que les Juifs d’Alsace ou de Metz sont admis aux Assemblées, parce que la loi ne prononce pas
leur exclusion.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
164
qu’ayant demandé de nous assembler, le ministre de la Marine renvoie l’affaire à l’Assemblé Nationale26.
Elle vient, nous dit-on, d’anéantir les ordres ; peut-elle permettre à une corporation de députer ? La
réponse est simple. Une nouvelle forme de convocation est substituée à l’ancienne ; mais l’Assemblée
Nationale n’eut jamais intention de donner à ses décrets un effet rétroactif, ni de priver du droit de
représentation quarante mille individus, dont la timidité n’a osé faire retentir plus tôt l’accent de la
douleur.
Mais, ajoutent les blancs, dans les Assemblées futures nous ferons droit sur les plaintes des gens de
couleur. Autant eut valu livrer à la décision des antipatriotes les doléances des communes. Les besoins, les
obligations, les droits des sang-mêlés sont actuels.
Par quel motif MM. les Députés coloniaux font-ils donc tant d’efforts pour faire échouer ceux des
sang-mêlés ? Leurs intérêts sont identiques ou divers. Sont-ils les mêmes ? Alors Messieurs les Députés
des îles qui désiraient une députation plus nombreuse que celle qu’ils ont obtenue, doivent être flattés de
la voir renforcer par l’admission des députés de couleur, ce qui leur assurera une influence plus
pondérante dans les délibérations de l’Assemblée. Mais si leurs intérêts diffèrent ou se croisent, il est juste
que les sang-mêlés puissent élever la voix dans l’Assemblée Nationale, et faire valoir leurs droits. Au
comité de vérification, actuellement investi de l’affaire des gens de couleur, et à la séance du soir, jeudi 3
décembre, j’ai proposé à MM. les Députés coloniaux cet argument, qui est resté sans réponse.
Quel doit être le nombre des députés de couleur ? En discutant cette question, nous ne partirons pas de
la triple base décrétée par l’Assemblée, puisque la population seule a servi de mesure pour déterminer
celle des colons blancs. Cependant il n’est pas inutile d’observer que les sang-mêlés sont en plus grand
nombre, attachés au sol par leur goût, leurs occupations, leurs propriétés ; que beaucoup de propriétaires
blancs résident hors de l’île ; que parmi les autres il y a beaucoup de pacotilleurs, d’économes, de
caboteurs, de pêcheurs, vulgairement nommés Frères la Côte. Ces derniers sont souvent des traîtres qui
facilitent aux ennemis l’accès de l’île en temps de guerre, et qui en tout temps engagent les esclaves à
voler pour acheter d’eux à vil prix. Beaucoup d’aventuriers qui arrivent dans les îles, sont des blancs sans
talents et sans ressources.
Les gens de couleur se sont empressés d’offrir à la nation le quart de leurs revenus, évalué à près de six
millions (argent des colonies) et en outre un cautionnement de la cinquantième partie de leurs biens. Les
blancs ont persiflé ce zèle patriotique, et démenti le calcul. Que répondent les sang-mêlés :
Le revenu total de Saint-Domingue est d’environ cent vingt millions, nous en possédons près du quart,
dont le quart s’élève à la somme offerte. Nous conjurons l’Assemblée de statuer sur notre sort, quelques-uns
26 Les pièces originales sont entre les mains de M. de la Luzerne, qui m’a remis des copies collationnées, je les ai déposées au
Comité de vérification.
MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR
165
de nous partiront ensuite pour aller dans les îles réaliser l’offrande que nous faisons sur l’autel de la patrie, les
autres resteront en otage, et sur les biens de tous on assoira l’hypothèse.
Si l’on en croit une brochure qui vient de paraître27, il y avait en 1787 à Saint-Domingue dix-neuf mille
six cent trente-deux individus de couleur. Vers le même temps on en comptait environ cinq mille à la
Martinique, quatre mille à la Guadeloupe, deux mille à Sainte-Lucie, quatre cents à Tobago, un peu moins
à Marie-Galante ; mais depuis cette époque, l’accroissement progressif de cette classe est sensible, par la
raison déjà citée, la rareté des femmes blanches ; l’on assure qu’actuellement à Saint-Domingue les sang-
mêlés sont au moins aussi nombreux que les blancs. Ceux-ci ont dix représentants à l’Assemblée
Nationale ; serait-ce trop d’en demander cinq pour les gens de couleur ?
Mais ici l’on m’arrête pour contester la mission des sang-mêlés résidents à Paris.
Sont-ils français et propriétaires ? Ils exhibent des titres qui leur assurent cette double qualité.
Sont-ils libres ? Prouvez qu’ils ne le sont pas. L’esclavage est un attentat sur le droit de l’homme, et la
liberté se présume toujours. Au surplus, ils la certiorent par leurs relations sociales, par leurs lettres de
correspondance. Et qu’auraient dit MM. les Députés blancs, si on eût exigé d’eux des preuves de cette
nature ? Car enfin, la blancheur n’est qu’un signe équivoque. Quelquefois dès la seconde génération le
teint est absolument lavé, à plus forte raison peut-on se tromper sur un tierceron, un mamelouc, etc.,
encore esclave.
Une Assemblée régulière leur a-elle conféré un caractère légal ? Il me semble que Messieurs les
Députés blancs des colonies ont moins de droit que personne d’être rigides sur les formes voulues par la
loi. La députation doit être intégrale et directe, voilà le principe ; mais il admet des modifications,
imposées par la nécessité et avouées par la raison. Quand une portion nombreuse et souffrante de citoyens
se trouvent constitués dans l’impossibilité d’émettre un vœu, leur imputerez-vous l’absence des formalités
qu’ils n’ont pu remplir, et leurs peines seront-elles aggravées par le refus d’en entendre le récit ? Telle est
la position des sang-mêlés, que nous avons dit n’avoir pu s’assembler dans les îles. Une centaine d’entre
eux se sont réunis à Paris, après avoir prévenu les chefs de la ville et député vers les colons blancs, pour
préparer les voies au rapprochement des intérêts et des cœurs.
Nombre de lettres, écrites par des gens de couleur des colonies et des villes maritimes, annoncent une
adhésion, contiennent leurs doléances, et donnent à ces députés une sorte de mandat que votre justice
accueillera sans doute. Ils doivent donc, à l’instar des autres députés coloniaux, être admis, au moins
provisoirement, sauf à ordonner une nouvelle convocation générale de tous les colons libres, blancs et
sang-mêlés, réunis sur la ligne de l’égalité parfaite28.
27 V. Approvisionnements de St-Domingue, p. 6. 28 Le service de piquet avait été aboli par M. de la Luzerne, on m’assure que depuis on a rétabli cette vexation.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
166
Je propose à l’Assemblée le décret suivant.
Les gens de couleur de Saint-Domingue et des autres colonies françaises, y compris les nègres libres,
sont déclarés citoyens dans toute l’étendue du terme, et en tout assimilés aux blancs ; en conséquence, ils
peuvent exercer tous les arts et métiers, émigrer des îles, fréquenter les écoles publiques, et aspirer à tous
les emplois ecclésiastiques, civils et militaires.
Les compagnies de volontaires sang-mêlés et blancs seront incorporées.
Les sang-mêlés ne feront le service de piquet que d’après des règlements qui ne laisseront rien à
l’arbitraire, et conjointement avec les blancs.
Les maîtres pourront affranchir leurs esclaves sans rien payer, les esclaves pourront se racheter en
payant seulement leur maître. On tiendra registre de l’affranchissement, ainsi que des baptêmes, mariages
et sépulcres des nègres.
Le concubinage sera puni. Si une négresse met au monde un enfant naturel de couleur, son enfant sera
affranchi, et si le père est connu, il sera condamné, suivant la loi, à deux milles livres de sucre, pour faire
un sort à l’enfant.
Les articles 57 et 59 de l’Édit de 1685 seront exécutés ; tous édits et déclarations contraires au présent
décret sont abrogés.
Défense de reprocher aux sang-mêlés leur origine, sous peine d’être poursuivi comme pour injures
graves.
Les cures sont invités à user de tout le crédit que leur donne leur ministère pour effacer le préjugé, et
concourir à l’exécution présent décret.
Les gens de couleur réunis à Paris choisiront cinq députés qui, après vérification de leurs pouvoirs,
auront, ainsi que les autres députés coloniaux, séance provisoire à l’Assemblée Nationale, jusqu’à ce que
l’on ait procédé dans les îles à de nouvelles élections par des assemblées régulières de tous les citoyens
libres, conformément aux règlements que l’Assemblée Nationale fera sur cet objet.
MOTION EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR
167
•••
La féodalité heureusement détruite dans le continent français s’était reproduite sous une autre forme
dans nos colonies ; mais la persévérance des abus est un motif de plus pour les extirper. Il est temps que la
raison plane sur les prétentions orgueilleuses de la grandeur et de l’opulence ; effaçons toutes les
distinctions avilissantes que la nature réprouve, que la religion proscrit ; le vice et la vertu doivent être les
seules mesures de la considération publique, comme l’égalité la seule mesure des droits des hommes.
Vivre n’est rien, vivre libre est tout, et cette liberté, que des guerriers français sont allés planter dans les
champs de l’Amérique, serait-elle étrangère à nos îles ? Non, Messieurs, quarante mille individus libres
par la loi, mais asservis par décrets dérogatoires et par les préjugés, vous devront leur bonheur pour
l’humanité, ce sera un triomphe de plus, et pour vous un titre de plus à la gloire29.
29 P.S. Je m’étais proposé d’examiner l’utilité politique des Colonies, relativement à la Métropole. Un de mes amis, M. Voidel,
Député de Sarguemines, se charge de cette tâche ; le public y gagnera.
DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES
PAR GRÉGOIRE, REPRÉSENTANT DU PEUPLE
(Nouvelle édition augmentée du décret rendu le 3 ventôse an III – 21 février 1795, Paris, Maradan)
Ne cherchez point à gêner les cœurs, et tous les cœurs seront à
vous. (Voltaire, Traité de la tolérance)
PRÉFACE
Le discours suivant, dont on a vu des extraits dans les journaux, n’a pas été totalement prononcé à la
Convention nationale ; couvert d’abord d’applaudissements vifs et multipliés, il fut ensuite interrompu par
quelques individus, qui croient que hurler, c’est raisonner. Sans doute il eût été plus simple d’attaquer
mes principes, de les réfuter ; et c’est ce qu’ils se garderont bien de faire.
Il est cependant une manière de réfutation qui est dans leur genre, et dont j’étais tenté de faire usage
contre moi-même : j’aurais répété avec emphase ces mots, « hochets du fanatisme », « tréteaux de la
superstition », « mythologie chrétienne », « charlatanisme sacerdotal », etc., en y joignant quelques
objections cent fois détruites, quelques plaisanteries usées, des sarcasmes et des calomnies contre
l’auteur ; la brochure était faite. J’ai cru qu’il fallait en laisser à d’autres le plaisir et la gloire.
La tolérance a eu pour avocats tous les philosophes ; on a passé à l’ordre du jour sur la réclamation de
tous les philosophes ; on n’a pas même toléré la discussion ; et comment aurait-on la liberté des cultes, si
dans une assemblée politique, où l’on trouve encore des meneurs et des menés, on n’a pas même la liberté
d’opinion ?
Mais, dit-on, la motion était prématurée. C’est dire en d’autres termes que le cri des persécutés est
prématuré, et que l’à-propos ne viendra que lorsque les persécuteurs s’ennuieront de torturer ; c’est dire
que la justice et la vérité ne sont pas toujours de saison.
Mais pourquoi parler du catholicisme ? 1. Parce que, malgré l’évidence des principes et des faits,
quelques hommes répètent sur parole que ce culte est incompatible avec l’état républicain ; il était donc du
devoir d’un législateur de discuter cette discussion. 2. Parce que dans cette persécution dirigée contre tous
les cultes, les catholiques, et surtout une foule de prêtres, vrais républicains, sont l’objet spécial de la
fureur ; et vous ne voulez pas qu’on le dise ! Je le publierai sur les toits, je voudrais pouvoir l’afficher à
toutes les portes.
Pendant de longues années, je fus calomnié pour avoir défendu les mulâtres et les nègres, pour avoir
réclamé la tolérance en faveur des Juifs, des protestants, des anabaptistes. J’ai juré de poursuivre tous les
oppresseurs, tous les intolérants ; or, je ne connais pas d’êtres plus intolérants que ceux qui, après avoir
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
170
applaudi aux déclarations d’athéisme faites à la tribune de la Convention nationale, ne pardonnent pas à un
homme d’avoir les mêmes principes religieux que Pascal et Fénelon.
Il est vrai, dans tous les temps, ce portrait fait par Jean-Jacques, Émile, tome III : « Fuyez, dit-il, ceux
qui sèment dans les cœurs de désolantes doctrines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus
affirmatif et plus dogmatique que le ton décidé de leurs adversaires. Sous le hautain prétexte qu’eux seuls
sont éclairés, vrais et de bonne foi, ils nous soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes….
Du reste, renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés
la dernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches, le seul frein de leurs passions ; ils
arrachent du fond des cœurs le remords du crime, l’espoir de la vertu, et se vantent encore d’être les
bienfaiteurs du genre humain. »
DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES
Vous avez fondé la République, il vous reste une grande tâche à remplir, celle d’en consolider
l’existence. Nous avons juré de ne poser les armes qu’en dictant à nos ennemis les conditions d’une paix
glorieuse ; un moyen infaillible, mais indispensable, pour obtenir cette paix au-dehors, c’est de
commencer par l’établir au-dedans ; pour l’établir dans l’intérieur, nous devons imiter le navigateur qui,
après avoir été battu de la tempête, modifie ses manœuvres, à mesure que la houle diminue et que les
lames s’affaissent. Car nous aussi, nous sortons de la tempête ; nous devons donc mettre graduellement en
activité les lois qui assurent au peuple les bienfaits de la liberté, cicatriser les plaies dont la révolution a
été l’occasion plutôt que la cause, ranimer toutes les affections douces et pures qui resserrent le lien
social ; citoyens, rapprocher les cœurs de tous les membres de la grande famille, c’est gagner une bataille.
J’ai conçu quelques idées que je crois utiles au bonheur de ma patrie ; les taire, ce serait trahir ma
mission. Dans leur développement j’examinerai, comme législateur, les causes et les remèdes des troubles
religieux qui ont agité, qui agitent encore la France ; je voudrais détruire tous les germes de division et
empêcher de nouveaux déchirements.
Si, d’après cette annonce, quelqu’un voulait étouffer ma voix, je croirais qu’il redoute la vérité ; s’il
prétendait me combattre par des divagations, des déclamations, au moyen desquelles on obtient des
applaudissements nombreux et faciles, il m’aurai donné la mesure de sa raison ; s’il exhalait ces injures
rebattues et dont, à l’avance, j’ai dressé la liste, je lui en céderais tout l’avantage ; je lui dirais : examine,
non qui je suis, mais ce que je dis ; je ne me laisse pas subjuguer par des opinions de mode ; je cherche,
non à plaire, mais à être utile ; discute les faits que j’allègue, les principes que je pose ; mais, si tu refuses
de m’entendre tu es l’oppresseur de ma pensée ; et si tu ne m’entends jusqu’à la conclusion, tu ne m’auras
pas suffisamment compris.
DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES
171
Le tribunal de cassation de la postérité s’avance, il jugera, non seulement la forme, mais encore le
fond ; le temps entraînera la fange des passions humaines et des systèmes faux ; mais la république doit
rester debout. Nous tendons au même résultat, l’affermissement de la liberté ; partons du même point et, si
dans la course nous suivons quelquefois des sentiers différents, embrassons-nous en arrivant au même but.
Le dogme de l’égalité politique repousse toutes les distinctions ; il n’est qu’une caste, celle des
citoyens ; et la seule chose qu’on puisse exiger d’un membre du corps social, c’est qu’en tout et partout, il
remplisse les devoirs d’un bon citoyen ; en cela consiste toute l’action des lois à son égard ; dans ce peu de
mots, nous traçons le cercle qu’elles peuvent parcourir et la limite qu’elles ne peuvent franchir. Un
gouvernement qui se conduirait par d’autres principes ne serait jamais que le régime de la tyrannie.
Il serait possible cependant que les abus antisociaux qui, avant l’établissement de la liberté, auraient
dégradé quelques professions, eussent laissé leur levain dans l’âme d’une partie des individus voués à ces
professions. Cette réflexion qui, du plus au moins, s’applique à l’homme de loi, de finance et d’église,
nécessite, sans doute, un examen plus sévère, pour s’assurer de son patriotisme ; mais, en dernière analyse,
il faut toujours en revenir à cette maxime : quel que soit un individu, frappe-le s’il est mauvais ; protège-
le, s’il est bon. Le principe reste dans toute sa force, et les principes seuls peuvent nous sauver.
Ainsi, crier sans cesse contre des castes qui n’existent plus, c’est les recréer par le fait.
Harceler sans cesse les hommes qu’il est toujours permis d’incriminer, sans qu’ils puissent jamais
répondre, c’est une lâcheté.
Envelopper dans une qualification commune une classe entière d’individus, dont les uns ont été des
pervers, et les autres des citoyens estimables, c’est une injustice.
Déclamer sans cesse contre des hommes dont, par là même, on ulcère le cœur au lieu de les rattacher à
la république par l’égalité des droits et le bienfait des lois, c’est une erreur ou un crime politique.
Persécuter quelqu’un, uniquement parce qu’il est financier, ci-devant noble, avocat, procureur ou
prêtre, cette conduite est digne d’un roi.
Mais les opinions religieuses… Une opinion quelconque est le résultat des opérations de l’esprit ; ces
opérations ne peuvent être modifiées que par le raisonnement ; une opinion cède à l’éclat de la lumière,
jamais à la violence ; vouloir commander à la pensée, c’est une entreprise chimérique, car elle excède les
forces humaines ; c’est une entreprise tyrannique, car nul n’a droit d’assigner les bornes de ma raison.
Dès qu’il m’est permis d’avoir des pensées, je puis les émettre, je puis en faire la règle de ma
conduite ; le culte extérieur, qui en est une suite, est une faculté de droit naturel et parallèle à la liberté de
la presse ; lui porter atteinte, ce serait anéantir la base du contrat social. La manière de poser une question
suffit quelquefois pour la résoudre. Celle qui concerne la liberté du culte peut être posée en ces termes :
« Peut-on exiger d’un membre du corps social d’autres devoirs que ceux d’un bon citoyen? »
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
172
Le gouvernement ne doit adopter, encore moins salarier, aucun culte, quoiqu’il reconnaisse dans
chaque individu le droit d’avoir le sien. Le gouvernement ne peut donc, sans injustice, refuser protection,
ni accorder préférence à aucun. Dès lors il ne doit se permettre ni discours, ni acte qui, en outrageant ce
qu’une partie de la nation révère troublerait l’harmonie, ou romprait l’égalité politique. Il doit les tenir
tous dans sa juste balance et empêcher qu’on ne les trouble et qu’ils ne troublent.
Il faudrait pourtant proscrire une religion persécutrice, une religion qui n’admettrait pas la souveraineté
nationale, l’égalité, la liberté, la fraternité dans toute leur étendue ; mais dès qu’il constate qu’un culte ne
les blesse pas, et que tous ceux qui en sont sectateurs jurent fidélité aux dogmes politiques, qu’un individu
soit baptisé ou circoncis, qu’il crie Allah ou Jéhovah, tout cela est hors du domaine de la politique.
Si même il était un homme assez insensé pour vouloir, comme dans l’ancienne Égypte, adorer un
légume et lui ériger un autel, on n’a pas droit d’y mettre obstacle ; car ce qui n’est pas défendu par la loi
est permis. Et certes, je me garderais bien de troubler un Juif dans sa synagogue, un musulman dans sa
mosquée, un hindou dans sa pagode ; ce serait violer un des plus beaux de leurs droits, celui d’adorer Dieu
à leur manière. Si je me trompe, dirait alors le citoyen, tu dois me plaindre et m’aimer ; instruis-moi, mais
ne me persécute pas. Que t’importe d’ailleurs ma croyance, pourvu que confondant mon intérêt dans
l’intérêt national, par mes efforts réunis à ceux de mes frères, la liberté prospère et la république
triomphe !
Si ces principes, invoqués par tous les philosophes et proclamés par l’immortel Fénelon, avaient été
suivis par le tyran Louis XIV, on n’eût pas vu des milliers de protestants industrieux, contraints à
s’expatrier, porter ailleurs notre commerce et nos arts ; et les annales de la France ne seraient pas souillées
par les dragonnades et les massacres des Cévennes.
C’est par une conduite opposée que la Hollande s’éleva au plus haut degré de richesse. Baltimore et les
catholiques qui l’accompagnèrent dans le Maryland s’empressèrent de consacrer solennellement les
maximes de la tolérance. C’est sur leur adoption que l’Amérique libre a fondé sa puissance et son
bonheur ; car cette république s’est composée surtout de ceux qui fuyaient les persécutions religieuses de
l’Europe ; et c’est, dit Saint-John, avec les débris ensanglantés de l’Ancien Monde, qu’elle a élevé un
édifice nouveau.
Appelons l’expérience du passé à la direction du présent ; or, l’expérience de tous les siècles et de tous
les peuples prouve qu’en froissant les idées religieuses, on leur donne plus de ressort, et, suivant
l’expression du philosophe Forster, on accroît leur élasticité. La persuasion, l’amour-propre rendent plus
chère une croyance qui a coûté des tourments ; la persécution, en isolant les hommes et les opinions, les
entoure d’un vénération favorable au prosélytisme, et multiplie le nombre de ceux qui veulent se dévouer
au martyre.
DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES
173
Alors le gouvernement est contraint d’avoir une action forcée, qui n’est jamais en équilibre avec la
vérité, la justice ni l’intérêt national ; et quelle tranquillité peut-on se promettre dans un pays où subsiste,
sans discontinuer, ce foyer de division? Tous les monuments historiques déposent sur ce sujet, et
prononcent sur le sort futur d’un État qui, accumulant victoire sur victoire au-dehors, serait déchiré au-
dedans par toutes les horreurs qu’entraîne après soi la haine de tous les cultes contre un gouvernement qui
les opprimerait tous. Et réfléchissez bien que les effets inévitables de la persécution sont : 1. De relâcher
ou même de rompre le lien social, en forçant d’opter entre l’attachement pour la patrie et l’attachement
pour des principes religieux. Attachement qui doit être identique. 2. D’abâtardir le caractère national ;
c’est le premier pas vers l’esclavage. Un peuple qui n’a pas liberté des cultes sera bientôt sans liberté. Le
droit d’exercer librement son culte est d’une évidence telle que, dès la plus haute Antiquité, on en fit un
axiome du droit des gens qui devait être respecté même au milieu des fléaux de la guerre ; Cambyse,
arrivé en conquérant sur les bords du Nil, tue le bœuf Apis ; toute l’Égypte en fut révoltée, et toute
l’histoire répéta d’après Hérodote que Cambyse était un furieux, puisqu’il avait violé le culte des dieux.
Voltaire avait raison ; la tolérance, dit-il, n’a jamais excité de guerres civiles, l’intolérance a couvert la
terre de carnage. Il pouvait ajouter que l’intolérance, en élevant des barrières entre les peuples, enfante des
haines nationales, et retarde la marche de l’esprit humain. Toutes les annales de la terre attestent cette
triste vérité.
La persécution est donc un calcul détestable en politique ; j’ajoute que c’est calculer bien mal pour la
gloire. L’inflexible burin de l’histoire se hâte de graver une flétrissure indélébile sur le front des
persécuteurs et d’associer leurs noms à ceux de Néron et de Charles IX.
Je crois avoir posé des principes incontestables pour quiconque a cultivé sa raison ; je viens à leur
application.
Les orages de la Révolution ont pu nécessiter quelques mesures de rigueur ; des représentants du
peuple en mission ont prétendu que le bien public commandait la suspension provisoire de certaines
assemblées religieuses dans plusieurs départements, où le souffle du royalisme empoisonnait encore
l’atmosphère ; mais ces mesures doivent cesser avec le besoin. En prolonger la durée lorsqu’elles ne
trouvent plus leur excuse dans le prétexte du bien public, ce serait jeter dans le découragement, dans le
désespoir, des hommes qui n’y verraient plus qu’une persécution réfléchie, pour le plaisir de les mettre à
la torture ; et le zèle aigri, devenant plus industrieux, plus actif, pour éluder une prohibition odieuse, ferait
refluer sa haine sur le gouvernement, et calomnierait la liberté républicaine.
Quel est l’état actuel des choses à cet égard? La liberté des cultes existe en Turquie, elle n’existe point
en France ; le peuple y est privé d’un droit dont on jouit dans les états despotiques ; même sous les
régences de Maroc et d’Alger. Ne parlez plus de l’Inquisition ; vous en avez perdu le droit, car la liberté
des cultes n’est que dans les décrets, et la persécution tiraille toute la France.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
174
La loi ne peut être que l’expression de la volonté générale ; or, non seulement les clameurs de quelques
forcenés qui ont jeté le peuple dans la stupeur ne sont pas le vœu national, mais il a sanctionné l’opposé
dans les lois existantes. Et certes, en choisissant ses mandataires, il était loin de prévoir les attentats
multipliés conte la liberté des cultes, attentats sont l’impunité est même un nouveau crime. Arracher au
peuple une portion quelconque de ses droits, c’est être en révolte contre lui.
Le citoyen le moins instruit sent que parler de liberté et lui ravir celle du culte, c’est en même temps
une contradiction dans les termes, un outrage à sa volonté et un attentat contre ses droits. Une demi-liberté
n’en est pas une ; je la veux tout entière, liberté de l’agriculture, du commerce, des arts, de la presse, des
cultes, etc.
Depuis trente ans, presque tous les gouvernements de l’Europe commençaient à devenir tolérants ; on
en faisait honneur aux Français chez qui la philosophie tonnait contre la rage persécutrice. Eût-on jamais
cru que les efforts des philosophes, surtout de celui que vous avez porté dernièrement au Panthéon,
aboutiraient à faire demander la tolérance aux fondateurs de la liberté française ?
Quelle insulte plus grave pouvait-on faire au peuple que de lui ravir l’exercice d’un droit fondé sur la
nature, et consacré par la sagesse de la Convention Nationale ?
Lorsque, par votre ordre, nous sommes allés dans le Mont Blanc et les Alpes-Maritimes, leur imprimer
les forces républicaines, en votre nom, au nom de la loi, nous avons juré aux citoyens de ces contrées la
liberté des cultes dont ils redoutaient la perte ; ils l’ont perdue, et le parjure, ce n’est pas moi. Quand dans
les pays où pénètrent nos armées victorieuses, on proclame cette liberté, comment voulez-vous que les
peuples ne regardent pas ces proclamations comme une dérision insultante, lorsqu’ils savent que chez
nous on a fermé tous les temples, et incarcéré ceux qui réclamaient l’autorité de la loi.
Par son heureuse position, la France peut devenir le centre commercial de l’Europe ; elle le deviendra,
si l’agriculture, les manufactures, les arts et métiers acquièrent tout le développement dont ils sont
susceptibles. Ils l’acquerront si nous donnons à l’industrie étrangère la facilité de s’identifier à la nôtre.
Mais jamais elle ne viendra se naturaliser chez nous, si l’intolérance la repousse ; je dis plus, l’industrie
nationale aurait bientôt le même sort que lorsqu’on révoqua l’édit de Nantes.
Cette compression intolérante aurait-elle été suggérée par le cabinet de Saint-James, et n’est-elle pas le
dernier anneau de cette haine que la faction, abattue le 9 thermidor, voulait imposer à la Convention
nationale et au peuple français ? Vous auriez promptement la mesure de cette intolérance et de ses effets
contre-révolutionnaires, si des millions d’hommes haletants d’effroi, et tenaillés par la persécution, étaient
sûrs de franchir la frontière sans rencontrer la guillotine ou les cachots. Et qu’est-ce donc qu’une liberté,
qu’une immensité de citoyens industrieux et patriotes s’apprêtent à fuir?
Mais, dit-on, il est permis à chaque citoyen de pratiquer son culte dans sa maison. Quoi ! La
Déclaration des droits, la Constitution et des lois publiées avec appareil, auraient uniquement pour but de
DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES
175
statuer que dans ma chambre je puis faire ce que je veux ? S’il est permis de déraisonner, qu’au moins ce
ne soit pas d’une manière si grossière.
Je ne rappellerai pas d’ailleurs qu’un espionnage tyrannique a été exercé jusqu’au sein des familles, et
que la liberté des citoyens a été outragée dans l’asile même de leurs foyers.
Rien de plus trivial désormais que cette phrase banale : la superstition et le fanatisme relèvent une tête
audacieuse ; la superstition et le fanatisme… ce sont là deux fléaux redoutables, c’est la peste au moral ;
mais ne serait-il pas à propos de déterminer enfin l’acception de ces mots ; car, en ne les définissant pas,
on leur fait signifier tout ce qu’on veut, pour persécuter sans obstacle, et justifier des cruautés ? Parce que
Voltaire croyait en Dieu, un jour il fut traité de fanatique par un homme encore vivant ; et si je veux fixer
le sens de ce terme, consulterais-je les discours merveilleux, concernant le culte abstrait de la raison, et ce
ramassis de prostituées appelées déesses de la raison, ou les discours qui célèbrent le dieu de la liberté ;
choisirai-je dans le bulletin de la Convention nationale la harangue par laquelle Anacharsis Cloots prêche
l’athéisme, ou celle dans laquelle Robespierre fait à l’Être suprême l’honneur de le reconnaître. Comme
les idées fausses ont besoin d’exagération, une tactique ordinaire est de crier vite au fanatisme ; mais,
parce que des hommes paisibles se seront réunis pour prier à leur manière, ne semble-t-il pas que la
contre-révolution s’opère? Je le demande aux hommes que n’aveugle pas la passion ; vouloir présenter ces
réunions calmes comme un attroupement, une faction, n’est-ce pas abuser des termes?
Mais la guerre de la Vendée… La Vendée, c’est la plaie la plus hideuse que des monstres aient faite à
la Révolution, c’est la réunion de tous les maux et de tous les forfaits ; et l’on pourrait, sans inconvenance,
demander par qui ont été commis les plus atroces ; ou des prêtres scélérats qui au nom du ciel prêchaient
le carnage, ou de faux patriotes qui ont abreuvé de sang et couvert de deuil cette contrée malheureuse ?
Carrier et ses nombreux licteurs étaient-ils prêtres ? Mais si l’on s’obstine à confondre ces prêtres qu’on
ne peut appeler des hommes, avec ceux qui, soumis à la loi, ont concouru à fonder la République, ce serait
mettre sur la même ligne les brigands de la Vendée et les braves défenseurs de la patrie.
On ne peut se dissimuler que parmi les associations religieuses qui sont en France, il en est une contre
laquelle ont été plus particulièrement dirigées les mesures de rigueur. Je n’examine pas si, comme on l’a
prétendu, des hommes cachés derrière la toile conduisent ce mouvement dont ils rattacheraient le fil à
l’influence des puissances étrangères ; il m’est plus doux de penser que cette association étant la plus
nombreuse, présentait aux actes de sévérité une surface plus étendue ; d’ailleurs, il était à craindre que le
souvenir d’une antique opulence n’eût alimenté chez bien des prêtres des regrets inciviques. Et enfin il
fallait déraciner les germes de royalisme disséminés par des pontifes orgueilleux de l’Ancien Régime, qui
tenaient leurs richesses de la royauté dont ils étaient esclaves, les drogmans et les complices.
Mais vous êtes trop justes pour leur assimiler des prêtres qui avec vous se sont élancés sur la brèche
pour combattre le despotisme, et sans lesquels peut-être la République n’existerait pas. Ils vous présentent
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
176
une caution sûre dans leur intérêt propre ; car si la révolution pouvait échouer, ils seraient les premières
victimes. Des hommes que par l’attrait d’une pension on invitait inutilement au parjure, des hommes qui
sont restés patriotes, en perdant place et fortune, pourraient bien en valoir d’autres qui ont le mérite d’être
patriotes en obtenant place et fortune ; peut-être même que leur persévérance dans leurs principes vaut
bien ces abjurations et ces déclamations multipliées, il y a un an, à votre barre, et dont la traduction était à
peu près ceci : « Je vous déclare que pendant de longues années j’ai été un imposteur et un fripon ; en
conséquence, je demande que vous m’estimiez et que vous m’accordiez une place ». Il y a quatre ans
qu’on tourmentait les prêtres pour prêter le serment ; ensuite on les tourmenta pour l’abjurer. La faim, les
cachots, les injures, les calomnies ont été leur partage ; et l’on nous parle de Saint-Barthélemy, des
noyades de Carrier ! Mais je préférerais périr dans un court supplice, plutôt que d’être pendant des mois,
des années, abreuvé d’amertumes et rassasié de douleurs.
La persécution est toujours exécrable, soit qu’elle s’exerce au nom de la religion, ou au nom de la
philosophie ; et franchement, dans la supposition de fanatisme, s’il fallait opter entre deux extrêmes que
j’abhorre, je préférerais encore le fanatisme des persécutés à celui des persécuteurs, et je dirais, comme
Guise à Poltrot : si ta religion t’ordonne de m’assassiner, la mienne veut que je te pardonne.
N’appliquons donc qu’avec discernement les épithètes infamantes de fanatique, de superstitieux ; car
nous aussi nous méprisons les légendes fausses, les reliques controuvées, les fourberies monacales et les
pratiques puériles qui rétrécissent l’esprit et dégradent la religion.
Quelqu’un a cru faire preuve de génie en disant que la religion catholique est celle de Catherine de
Médicis et de son fils. Cet argument équivaut à celui-ci : la République française est celle de Robespierre.
Quelle injustice de rejeter sur elle des forfaits commis en son nom, mais qu’elle abhorre! Si l’abus
criminel d’une chose était un argument plausible, il faudrait anéantir le commerce, parce que des ruisseaux
de sang ont coulé pour en disputer les profits ; anéantir la justice, parce que la chicane nous a dévorés, et
maudire la philosophie, la liberté même, parce que des sophistes, de faux patriotes en ont abusé.
Puisque le culte catholique est celui d’une grande partie de la nation, et puisqu’on l’a présenté comme
incompatible avec le République, le devoir d’un législateur est de discuter cette objection, qui le sera
bientôt dans un ouvrage approfondi.
Dans cette discussion, les faits répondent à tout ; voyez les catholiques des États-Unis de l’Amérique et
des petits cantons suisses, et trouvez-moi des hommes plus attachés simultanément à leurs principes
religieux et républicains ? Avec quels transports, au sein de l’Helvétie, j’ai vu, dans les temples, associer
aux signes religieux les héros du calendrier politique! Là, Guillaume Tell, Winkellfied et Melchtal
respirent sur la toile et le marbre, et commandent encore à leurs enfants l’amour de la République et la
haine de la maison autrichienne.
DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES
177
Je n’aime pas à parler de moi ; mais permettez que j’invoque le témoignage de mes co-députés et de
tout le département qui m’a procuré l’honneur de siéger parmi vous ; qu’ils disent si dans le temps que
vous aviez encore un roi, je n’avais pas moi, catholique de cœur et d’esprit, célébré chez eux les
funérailles de la royauté et proclamé l’existence anticipée de la République !
Tels hommes, dont le prétendu patriotisme fascine encore d’autres yeux que les miens, ont peut-être
donné dix mille hommes à la Vendée, par des discours qui serviront à l’histoire. Et moi, par mon obscure
correspondance, j’ose dire que j’ai empêché des Vendées. Lors de la subversion du culte, autour de moi se
pressaient des hommes qui voulaient en réclamer la liberté, je leur disais : vous êtes catholiques ; par vos
vertus, forcez l’estime de vos ennemis ! Il est un caractère auquel je veux qu’on vous reconnaisse, c’est en
redoublant d’amour pour la République, c’est en multipliant les sacrifices, en vous sacrifiant vous-mêmes,
s’il le faut, pour l’affermissement de la liberté. Et certes, elle a été sublime la conduite des partisans des
divers cultes ; ils pouvaient dire que quand un membre du corps social est opprimé, tous le sont. Plus
sages que leurs persécuteurs, ils ont souffert, ils souffrent en attendant le retour de la justice ; et si
l’imposture répétait que parmi ces associations religieuses, l’une est incompatible avec la liberté, de tous
les coins de la France, des millions de catholiques élèveraient une voix comprimée par la douleur, pour
réitérer le serment que tous les cultes répéteront, celui de vivre et de mourir républicains.
Actuellement j’adresse le dilemme suivant aux violateurs des droits de la nature et des sages décrets de
la Convention nationale : ou vous ne voulez pas détruire certaine association religieuse, alors, pourquoi la
persécutez-vous ? Ou votre projet est de la détruire, alors, pourquoi le taire ? Expliquez-vous, et qu’enfin
nous sachions si Charles IX et Louis XIV sont ressuscités ; et s’il faut, comme les protestants, après la
révocation de l’édit de Nantes, nous arracher à une patrie que nous chérissons, pour nous traîner sur des
rives étrangères en mendiant un asile et la liberté.
Si vous étiez de bonne foi, vous avoueriez que votre intention, manifestée jusqu’à l’évidence, est de
détruire le catholicisme. Vous êtes embarrassés sur le choix des moyens, et vous avez la cruauté lâche de
le cacher, pour n’être pas flétris du caractère infâme de persécuteurs, auquel vous n’échapperez pas ; car le
plus curieux dans l’histoire de la Révolution n’est pas ce qui est imprimé, mais c’est ce qui ne l’est pas, et
qui le sera.
Je fais ensuite un rapprochement de faits incontestables : 1. La liberté des cultes est proclamée par la
nature, et sanctionnée par la loi. 2. Cette liberté n’existe nulle part en France. 3. C’est en ravissant au
peuple ce droit inviolable que des contre-révolutionnaires voulaient faire haïr la démocratie et provoquer
des troubles.
On a rendu justice à Chaumette en l’envoyant à l’échafaud ; par quelle fatalité veut-on justifier ses
continuateurs ? Qu’ils jouissent de la liberté, de la paix ; mais qu’au moins nous partagions cet avantage !
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
178
Bayle s’efforce d’établir qu’un État peut exister sans religion ; quand même il pourrait étayer son
système par le fait de quelques hordes sauvages, il lui resterait à prouver que la même chose peut avoir
lieu chez un grand peuple civilisé. Si les premiers, vous prétendez résoudre ce problème, l’exemple de
tous les législateurs anciens et modernes, tous les événements de l’histoire, déposent unanimement contre
le succès, et bientôt avec Plutarque, vous serez contraints d’avouer qu’il serait plus facile de bâtir une ville
en l’air.
Le publiciste Bielfeld prétend qu’un peuple chez qui les principes religieux s’éteignent marche
rapidement vers sa décadence. Pour justifier son assertion, il suffit de jeter un regard sur les mœurs
actuelles comparées à leur état avant la révolution. L’époque de la destruction des cultes est celle de la
démoralisation la plus alarmante ; le frein étant rompu, tous les vices ont inondé la société ; on fera des
lois, mais nous demanderons avec un Ancien, que peuvent les lois sans les mœurs, et nous ajouterons, que
sont les mœurs sans les sentiments religieux ?
Il faut donc un principe actif qui, suivant l’homme dans la solitude et les ténèbres, entre dans son cœur
pour y créer des vertus ou des remords ; qui place les qualités sociales dans le cercle des devoirs ; et qui,
en les faisant chérir, en facilitant les moyens de les accomplir, mettra du prix, du plaisir aux sacrifices que
l’on fait pour la chose publique ; alors la conscience mêle sa voix à celle du législateur, et ses peines à
celle dont la loi punit les infracteurs. Qui peut nier que deux liens ne soient plus forts qu’un ? La religion,
en dirigeant la conduite des parents, les rend plus attentifs à l’éducation de leurs enfants, et par là s’établit
dans le sein des familles, une tradition de vertus, un héritage de bonnes mœurs qui sont les pierres
angulaires de la liberté. La loi est alors dans le cœur, et la conscience en est le magistrat le plus éclairé, le
plus intègre ; sur elle repose la fidélité des traités et des contrats. Quand un Turc a juré sur l’Alcoran, la
sécurité de ceux qui contractent avec lui résulte de la vénération qu’imprime dans son âme un livre qu’il
regarde comme sacré. Et quel peuple voudrait traiter avec un peuple dont les principes ne présenteraient
aucune garantie de cette nature à la bonne foi commerciale et diplomatique ? Ignorez-vous donc que le
fanatisme persécuteur est le texte sur lequel les ennemis de la Révolution ont établi le plus d’impostures et
l’un des moyens les plus puissants par lesquels ils ont accru leur parti et coloré leurs forfaits.
D’ailleurs, pour tous les individus de notre espèce, la carrière de la vie est semée de peines ; il serait
bien impolitique, le législateur qui tenterait d’atténuer les sentiments capables d’en tempérer l’amertume.
L’homme abandonné des hommes dirige sa pensée vers cet être invisible dont l’action est partout.
Barbare ! oserais-tu lui ravir les douces consolations de la vertu persécutée et du malheur ? si tu veux lui
arracher l’idée d’un Dieu, donne-lui un ami plus fidèle, un père plus tendre, un consolateur plus puissant !
Permets qu’il se réunisse à la société religieuse de ses frères, et que dans ce rapprochement d’individus
animés du même esprit, il trouve un adoucissement aux angoisses qui sans cela tourmenteraient son
existence. Eh ! Dans quelle circonstance l’idée consolante de la divinité fut-elle plus nécessaire au peuple
DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES
179
français, qu’à l’époque où tant de cœurs déchirés, tant de familles mutilées ont des pleurs à essuyer et des
plaies à cicatriser?
Ne comptez donc pas sur l’existence d’une République sans religion ; et s’il vous plaisait d’en
organiser une, en supposant même que vous fussiez d’accord sur les principes, ce qui ne sera jamais,
chaque citoyen aurait droit de vous faire la question que tant de fois on a faite à d’autres : de quel droit
prétends-tu interposer ta volonté entre Dieu et moi?
Un sage politique doit calculer d’ailleurs le caractère d’une nation ; dans des circonstances données et
absolument parallèles, il est le même. Pendant un siècle les protestants furent l’objet d’une persécution
atroce ; on chassait, on emprisonnait, on pendait leurs ministres, on fermait leurs temples, leurs
assemblées étaient traitées de séditieuses. Après un siècle de tourments, lorsque à l’aurore de la liberté ils
purent respirer, parurent tout à coup trois millions de protestants en France ; et l’on prétendrait que
quelques années de déclamations et de violences ont changé la masse des citoyens ! Non, ne le croyez pas,
la persécution a heurté leurs opinions, mais elle n’a ni convaincu les esprits, ni persuadé les cœurs.
Que faire donc dans l’impossibilité d’éteindre les principes religieux, ou de réunir tout à coup les
citoyens à la même croyance ? C’est de rattacher tous les cultes à la République, en garantissant l’entière
et indéfinie liberté de tous les cultes, sauf à rappeler dans une adresse au peuple les règles de sagesse que
commande cet ordre de choses, dont la direction sera confiée aux représentants du peuple, qui dans les
divers départements iront exercer leur mission.
Proposer un ajournement sur cet acte de justice après lequel la nation soupire, ce serait compromettre
la liberté en outrageant tous les principes. Il est temps enfin de leur faire amende honorable, et de se
rappeler que la philosophie dévoue les persécuteurs à l’exécration de l’univers, tandis qu’elle présente les
fondateurs, les défenseurs de la liberté à l’estime de tous les siècles.
Il ne suffit pas de passer à l’ordre du jour motivé sur l’existence de la loi, puisque malgré la loi, partout
on persécute. Il s’agit de garantir l’exercice de ce droit. S’il est encore des agitations intestines, ce moyen
est le plus efficace pour les calmer ; par là vous arracherez aux malveillants un prétexte pour calomnier la
Convention nationale et inquiéter le peuple ; d’ailleurs la publicité appelle les regards et rend l’inspection
du magistrat plus facile que sur ces réunions sourdes où les persécutés vont exhaler leur douleur et
contracter, par l’habitude de la clandestinité, une physionomie qui n’est pas celle de la franchise.
Et qu’on ne dise pas que les citoyens ayant été pendant un an privés de l’exercice public, cet état de
choses peut persévérer ; ce raisonnement serait celui d’un voleur qui voudrait retenir son larcin, ou du
tyran qui tenterait de perpétuer sa domination sur un peuple résolu à secouer le joug.
Traitez comme séditieux quiconque troublerait l’existence de cette liberté ; mais qu’aucune religion ne
prétende usurper la domination ni forcer la volonté de personne ; aux yeux du législateur, elles ont toutes
des droits égaux. Si des malveillants, des royalistes, qui veulent se rattacher à tout, s’insinuaient dans ces
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
180
assemblées, l’intérêt de toutes sera d’accord avec leurs devoirs ; elles s’empresseront de les dénoncer à
l’autorité civile.
S’il est une religion qui s’occupe sans cesse à consoler l’humanité, en défendant celui qu’on outrage,
en soulageant celui qui souffre ;
Si elle commande aux citoyens de s’aimer, de se respecter, quelle que soit la disparité de leurs
opinions ;
Si elle épure la morale privée et publique, en proscrivant tous les vices qui altèrent l’ordre social, en
prescrivant toutes les vertus qui l’affermissent ;
Si elle arme la raison contre les secousses des passions, les illusions de la prospérité et les angoisses du
malheur ;
Si elle agrandit l’âme, en rattachant toutes ses affections au principe intelligent duquel tout émane ;
Si elle augmente la propension à faire le bien, par des motifs qui, suivant l’expression d’un orateur,
retentissent dans l’éternité ;
Si, reportant sur la société ces motifs, qui émeuvent puissamment l’esprit et le cœur, elle fortifie
l’attachement du peuple pour ses lois, et sa confiance dans ses représentants ;
Si, donnant plus d’énergie à l’amour de la République, à la haine de la royauté, elle dispose le citoyen à
se sacrifier sans cesse pour celle-là et contre celle-ci ; certes, une telle morale consoliderait les institutions
sociales, elle serait une des plus fermes colonnes du gouvernement. Or, telles sont les sentiments de toutes
les sociétés religieuses qui sont dans la République.
Voulez-vous séréniser les cœurs, répandre la joie dans les familles, imprimer un nouvel élan vers la
liberté, et consolider la démocratie, qui n’aura presque plus de contradicteurs, assurez la liberté des cultes.
Les Français sont bons ; ils feront un effort d’indulgence pour se persuader que des raisons d’intérêt public
avaient décidé la clôture de leurs temples. Ils recevront comme une grâce l’exercice d’un droit que
personne ne peut leur ravir, et sans lequel un gouvernement, de quelque nom qu’on le décore, ne sera
jamais qu’une tyrannie. Qu’à la voix paternelle de la Convention tous les cœurs se raniment donc, et se
dilatent ! Disons aux citoyens :
« Sous l’ombre tutélaire des lois, il vous est libre d’accomplir les actes de votre culte ; mais écartez ces
dissensions qui ont si souvent consterné la raison, troublé les peuples et ensanglanté le monde ; point de
rivalité que celle du patriotisme et de la vertu !
Cultivez vos champs, perfectionnez les arts ; animez l’industrie, soignez l’éducation de vos enfants, qui
doivent transmettre aux hommes de l’avenir l’héritage de la liberté. Quelles que soient vos opinions
religieuses, aimez-vous puisque le père commun vous aime. La patrie est notre mère commune ; autour
d’elle doivent se rallier tous les cultes amis de l’ordre, du bonheur et de la gloire nationale. Appuyés sur
DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES
181
vos vertus et votre courage, vos représentants termineront une révolution glorieuse ; et le faisceau
républicain sera le lien indissoluble de tous les Français ».
Projet de décret La Convention nationale décrète :
Les autorités constituées sont chargées de garantir à tous les citoyens l’exercice libre de leurs cultes, en
prenant les mesures que commandent l’ordre et la tranquillité publique.
•••
Le 1er nivôse et les jours suivants, on me gratifia de beaucoup d’injures, pour avoir demandé la liberté
religieuse. Les mêmes hommes qui m’outragèrent ont concouru au décret du 3 ventôse ; cela prouve que si
les principes sont invariables, les hommes ne le sont pas. Voici le décret :
Décret sur l’exercice des cultes
La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de ses comités de salut public, de sûreté
générale et de législation réunis, décrète :
I. Conformément à l’article VII de la Déclaration des droits de l’homme, et à l’article CXXII de la
Constitution, l’exercice d’aucun culte ne peut être troublé.
II. La République n’en salarie aucun.
III. Elle ne fournit aucun local ni pour l’exercice des cultes ni pour le logement des ministres.
IV. Les cérémonies de tout culte sont interdites hors de l’enceinte choisie pour leur exercice.
V. La loi ne reconnaît aucun ministre de culte. Nul ne peut paraître en public avec les habits,
ornements ou costumes affectés à des cérémonies religieuses.
VI. Tout rassemblement de citoyens pour l’exercice d’un culte quelconque est soumis à la surveillance
des autorités constituées. Cette surveillance se renferme dans des mesures de police et de sûreté publique.
VII. Aucun signe particulier à un culte ne peut être placé dans un lieu public ni extérieurement, de
quelque manière que ce soit. Aucune inscription ne peut désigner le lieu qui lui est affecté. Aucune
proclamation ni convocation publique ne peut être faite pour y inviter les citoyens.
VIII. Les communes ou sections de communes, en nom collectif, ne pourront acquérir ni louer de local
pour l’exercice des cultes.
IX. Il ne peut être formé aucune dotation perpétuelle ou viagère, ni établir aucune taxe pour en
acquitter les dépenses.
X. Quiconque troublerait par violence les cérémonies d’un culte quelconque, ou en outragerait les
objets, sera puni suivant la loi du 22 juillet 1791, sur la police correctionnelle.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
182
XI. Il n’est point dérogé à la loi du 2 Sans-Culottide, deuxième année, sur les pensions ecclésiastiques,
et les dispositions en seront exécutées suivant leur forme et teneur.
XII. Tout décret, dont les dispositions seraient contraires à la présente loi, est rapporté.
LETTRE DU CITOYEN GRÉGOIRE, ÉVÊQUE DE BLOIS,
À DON RAMON-JOSEPH DE ARCE, ARCHEVÊQUE DE BURGOS,
GRAND INQUISITEUR D’ESPAGNE. (Annales de la religion, 22 février 1798 – 4 ventôse an 6, Paris, Impr. Chrétienne)
••• El Monstruo derrocad que guerra impia à la santa verdad
mueve envidioso. (Melendez-Valdez)
Une lettre écrite par un évêque français à un évêque espagnol, grand inquisiteur, pour lui demander la
suppression de l’Inquisition, est une chose qui n’est pas exempte de singularité ; mais qui doit paraître
bien plus étrange aux yeux des hommes éclairés, c’est que, jusqu’à nos jours, l’Inquisition ait prolongé
son existence, et que plus de deux siècles après l’époque où le vertueux Carranza fut traîné dans les
cachots du Saint Office, un de ses successeurs à l’archevêché de Tolède ait présidé ce tribunal.
La franchise, ou plutôt l’aspérité de ce début, ne vous empêchera pas de continuer la lecture de ma
lettre ; je croirais vous faire injure en élevant des doutes sur votre empressement à rendre hommage aux
vérités que l’Europe a proclamées, et à l’égard desquelles on ne verra pas rétrograder l’esprit humain.
L’Inquisition est-elle un établissement religieux ? Je me rappellerai que l’épiscopat étant solidaire,
suivant l’expression des pères de l’Église, surtout de S. Cyprien1, les obligations qu’il impose le sont
également ; ainsi lorsque les passions humaines veulent introduire ou maintenir une institution contraire à
l’Évangile, tous les évêques, disséminés dans l’étendue de la catholicité, ont le droit d’élever la voix
contre l’abus, et l’idée d’un droit à exercer emporte nécessairement l’idée parallèle d’un devoir à remplir.
Si l’on prétend que l’Inquisition, réduite à n’être plus qu’un instrument passif entre les mains de la
politique, échappe à la censure d’un étranger, en avouant le principe consacré par la nature et enregistré
dans la Constitution française, qui défend de s’immiscer dans le gouvernement des autres peuples,
j’observerai que certains attentats contre l’humanité forment exception dans le code du droit des gens : la
postérité a couvert d’éloges le héros qui interdit aux Carthaginois les sacrifices de victimes humaines ;
mais la mutilation des hommes, la traite des nègres, l’esclavage, l’inquisition, pourraient bien entrer dans
la liste des exceptions ; et d’ailleurs, qui pourrait disputer à un individu quelconque la faculté de former
des vœux pour le bonheur de ses semblables ? de donner à ces vœux, étayés de toute la force du
raisonnement, cette publicité dont l’imprimerie a si fort agrandi le domaine, car le bonheur aussi est
solidaire entre les peuples : malheur à celui qui fonde sa prospérité sur l’oppression des autres, même à
1 Traité de l’unité de l’Église.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
184
celui qui fait profession d’indifférence à leur égard ! L’égoïsme national, comme l’égoïsme individuel, est
un crime ; quiconque le partage est coupable de lèse-humanité. Ce sentiment se concilie ave l’attachement
de prédilection pour l’agrégation politique, dont nous sommes membres, sous les lois tutélaires de laquelle
nous vivons et le moment n’est pas éloigné sans doute où, après avoir écrasé le tyran des mers, les peuples
sentiront que leur bonheur, comme celui des individus, ne peut être pur et durable qu’en le partageant avec
tous.
Ce sentiment acquiert plus d’énergie, et l’obligation de travailler au bonheur de ses semblables, devient
plus étroite entre deux nations dont les cœurs et les intérêts sont rapprochés par une heureuse alliance.
Actuellement nous pouvons dire, avec plus de raison, qu’un de nos anciens dominateurs : Il n’y a plus de
Pyrénées ; et quel moment plus opportun pour plaider la cause de la vérité de l’humanité que celui où chez
nos alliés, l’autorité gouvernante a consulté l’opinion publique pour appeler, dit-on, au timon de l’État, le
patriotisme et les talents.
L’Inquisition est un sujet sur lequel, dans ces derniers temps, se sont exercés une foule d’écrivains ; les
uns l’ont assaillie avec l’arme de la raison ; les autres, se sont bornés à lui décocher des épigrammes.
Quoique ce tribunal, considéré dans les siècles antérieurs, prête tant à la médisance, qu’il reste peu de
place à la calomnie, quelques auteurs ont encore trouvé moyen d’exagérer les faits et de rembrunir les
couleurs. Les uns manquant de justice, et tous de justesse, parlant de l’Inquisition actuelle comme si les
autodafés fumaient encore, et que Torquemada fût vivant. Ils reprochent à leurs contemporains les torts
des siècles passés, ce qui est aussi juste que si, par anticipation, on leur imputait les fautes des générations
futures. La France est-elle complice de la Saint-Barthélemy et des fureurs de nos proconsuls ?
Le divin fondateur du christianisme, qui fut un modèle de douceur et de patience, nous rappelle que
Dieu fait luire également son soleil sur les bons et sur les méchants2 Sa mansuétude à l’égard de ceux-ci
se manifeste dans cette parabole du Père de Famille, qui défend à ses serviteurs d’arracher l’ivraie
entremêlée au froment, et qui leur prescrit d’attendre la moisson, c’est-à-dire, l’époque où la justice
éternelle décernera à chacun la récompense ou la peine due à ses œuvres.
Lorsqu’il envoie ses disciples annoncer sa doctrine, leur dit-il d’user de violence ? Non. Il leur
recommande seulement de secouer la poussière de leurs chaussures en quittant les maisons qui n’auront
pas voulu accueillir sa parole, et d’aller la prêcher ailleurs. Il blâme des disciples, dont le zèle indiscret
voulait attirer le feu du ciel sur une ville de la Samarie qui avait refusé de le recevoir3. Tous les chrétiens,
dignes de ce nom, savent que ce fameux contrains-les d’entrer, dont le sens a été si souvent dénaturé par
l’ignorance ou par la mauvaise foi, ne signifie que les exhortations pressantes d’une tendre charité ; c’est
2 Math. cap. 5.45. 3 Luc, 9.
LETTRE À DON RAMON-JOSEPH DE ARCE
185
l’expression dont se sert l’écriture en parlant de Lot à l’égard des anges, de Lydie à l’égard de Saint Paul,
pour leur offrir l’hospitalité4.
Imbus des maximes de Jésus-Christ, jamais les premiers missionnaires de l’Évangile ne prétendirent
asservir les volontés, ni enchaîner la liberté ; ils savaient que violenter les consciences c’est inviter à
l’hypocrisie. Dieu repousse les hommages forcés : il veut des hommes qui l’adorent en esprit et en vérité5.
Citera-t-on comme une acquisition heureuse des catholiques qui, ne l’étant que de nom, l’honorent du
bout des lèvres mais dont le cœur est loin de lui6 ? Exhorter, édifier, souffrir et mourir, ce fut là toute la
science des Apôtres, et par-là cependant ils firent la conquête de l’univers.
Tels sont les principes dont nous avons hérité de nos pères dans la foi, principes si sagement
développés par trois célèbres historiens de l’Église que la France s’honore d’avoir produits, Tillemont,
Fleuri et Racine. « La religion, dit ce dernier, doit se conserver et s’étendre par les mêmes moyens qui
l’ont établie, la prédication, accompagnée de discrétion, de prudence, la pratique de toutes les vertus, et
surtout une patience sans bornes7 ».
L’intolérance ne fait qu’aigrir les cœurs ; elle donne à la religion des ennemis sans lui donner un ami,
parce que, suivant l’expression d’un autre écrivain, il est aussi impossible de soumettre les esprits avec des
coups, que de renverser une forteresse par des syllogismes. Du corps, on ne peut que tirer de la douleur ;
vouloir persuader les consciences par des rigueurs, c’est une entreprise qui excède les forces humaines. Si
l’on n’avait pas donné tant de martyrs à l’erreur, dit Filangieri, combien de prosélytes de plus on eût
procurés à la vérité8 ! L’amour-propre se cramponne avec d’autant plus de force sur une opinion, que pour
la conserver il en a coûté des tourments. En brûlant les Albigeois, on fit plus de sectateurs à Manès, que sa
doctrine ne lui en avait acquis. Ces observations de fait, applicables à l’erreur, le sont également à la
vérité. L’expérience vérifia l’assertion de Tertullien, que le sang des martyrs était une semence de
chrétiens. Et l’heureux effet de la persécution exercée depuis cinq ans, au nom de la philosophie, contre
les catholiques français, sera de leur rendre plus chère la religion pour laquelle ils souffrent.
Si j’appelle en témoignage les écrits des Pères, ils déposent unanimement que l’esprit de l’Église fut
toujours de fermer son sein à l’erreur, mais d’ouvrir ses bras à des frères errants, et de ne forcer personne
dans l’asile de sa conscience.
4 Genèse, 19, 3. Luc, 16, 15. 5 Jonn., 4, 23. 6 Isaïe, 23, 13. 7 Discours sur l’Histoire Ecclésiastique, tom. II, p. 401. 8 Filangieri, La scienza della legislatione, t. III, c. 42.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
186
Le même Tertullien déclare que le droit naturel assure à chacun la faculté d’adorer ce qu’il veut, et que
forcer les cœurs est une action contraire à l’Évangile9.
Athénagore insiste sur la liberté de conscience établie par les lois impériales, en réclamant la même
faculté pour les chrétiens10.
Saint Hilaire, apostrophant Constance et parlant des persécutions qu’exerçaient les Ariens contre les
catholiques, leur démontre combien il est injuste d’employer la force au lieu de la raison11.
Saint Athanase pose en principe que la religion doit être établie par la persuasion, à l’imitation de
Notre Sauveur, qui ne contraignait personne à le suivre. Les violences employées par les hérétiques pour
forcer à l’adoption de leurs erreurs, ont par là même un caractère qui en atteste la fausseté12.
Saint Chrysostome annonce qu’il n’est pas permis aux chrétiens d’user de rigueur pour détruire
l’erreur ; les armes avec lesquelles on doit travailler au salut des hommes sont la douceur et la persuasion :
ces maximes se trouvent fréquemment répétées dans ses écrits13.
Saint Augustin apostrophe les Manichéens en ces termes : « Que ceux-là vous maltraitent qui ne savent
pas avec combien de peine on découvre la vérité... Pour moi, je ne puis vous maltraiter ; je dois avoir pour
vous la même condescendance dont on usait à mon égard, lorsque mon aveuglement me portait à soutenir
vos erreurs »14.
Lactance, tient le même langage en disant que la religion ne peut être forcée, et que les mauvais
traitements ne peuvent rien sur la volonté15.
Saint Grégoire Le Grand indique dans quel esprit de mansuétude on doit travailler à la réunion des
frères séparés de l’Église16.
Le vénérable Bède observe que les moines envoyés en Angleterre par ce saint pontife inculquaient au
roi Ethelbert des maximes de tolérance, et que ce prince s’étant converti, il ne contraignit aucun de ses
sujets à l’imiter, parce qu’il avait appris de ses docteurs que le service de Jésus-Christ est volontaire17.
Si je ne parlais à un prélat versé dans la connaissance des monuments ecclésiastiques, j’accumulerais
ici une immensité de témoignages qui, depuis l’origine du christianisme jusqu’à nos jours formant une
9 Tertul. , Ad Scapul. 10 Athénagore., Legatio pro christianis. 11 Voyez les discours de S. Hilaire à Constance. 12 Athanase, Historia Arianorum ad Monachos, etc. t. I, p. 38. 13 Chrysostom. De Santo Babil contra Julianum et gentes, t. II, p. 540, et t. VIII, p. 281, Homil. 47, in Joan. 14 August., t. XI, Contra Epistolam Manichæi, p. 151. et 152. 15 Lactan. Institut., l. 5. t. I, p. 413. 16 Gregorii. Epistol., l. 1, ep. 14, t. II, p. 500. 17 Bède, l. 1, c. 26.
LETTRE À DON RAMON-JOSEPH DE ARCE
187
chaîne non interrompue, attestent que tel fut toujours le véritable esprit de l’Église ; ce fut aussi celui du
clergé de France, qui, par la bouche de l’évêque de Rennes, disait à Louis XIII : « Nous ne prétendons pas
déraciner les erreurs des protestants par la force et la violence »18. C’était l’esprit des illustres évêques
Godeau, Fléchier, le cardinal Camus, Fénelon ; ce dernier écrivait à Louis XIV : « Accordez à tous la
tolérance civile, non en approuvant tout comme indifférent, mais en souffrant avec patience tout ce que
Dieu souffre, et en tâchant de ramener les hommes par une douce persuasion19.
Nous devons regarder les Turcs comme nos frères, disait Fitz-James, évêque de Soissons20.
Tel était aussi l’esprit de l’ancienne Église d’Espagne, qui, dans le quatrième concile de Tolède, en
633, recommandait au roi Sisenand d’être plus indulgent que sévère à l’égard des coupables21. Ce caractère
de sagesse, de douceur se retrouve dans Ozorius, évêque des Algarves, qui fait partager au lecteur
l’horreur dont il est pénétré à la vue des cruautés exercées envers les juifs espagnols22.
Nous autres Français aimions à citer S. Martin, évêque de Tours, qui, avec une foule de prélats, parmi
lesquels on compte S. Amboise, se sépara de la communion des évêques Itace et Idace, provocateurs des
actes de persécution exercés contre Priscillien .
Étrangère aux beaux siècles de l’Église, l’Inquisition ne pouvait naître que des ténèbres de l’ignorance
et de la fange du Moyen Âge. Sa conduite ne démentit pas son origine ; vicieuse dans son institution, l’est-
elle moins dans ses formes ? Certaines personnes prétendent qu’on s’aperçoit à peine de son existence
actuelle. Je ne contesterai pas à ce tribunal sa modération, que vient de préconiser un de nos écrivains,
quoique des lettres arrivées d’Espagne infirment son témoignage, en lui opposant des faits récents arrivés
entre autres à Valladolid ; quoique nous connaissions dans vos contrées des personnes vivantes dont
l’innocence a gémi sous les verrous des prisons du Saint-Office ; mais je dirai que le secret dans lequel il
enveloppe sa marche, l’obscurité dont il s’entoure, sont frappés d’improbation chez tous les peuples qui
ont des notions saines sur ce qui doit caractériser les formes judiciaires. Utile aux prévenus et aux juges, la
publicité est en même temps la sauvegarde de l’innocence et le titre justificatif de l’intégrité du magistrat.
Que servirait de reproduire ici des arguments irréfragables dirigés contre ce tribunal ? Je ne veux pas
me faire un mérite de copier ce que tout le monde peut lire dans une foule d’écrits imprimés qui, sans
doute, vous sont connus ; mais, permettez-moi de vous le dire, l’existence de l’Inquisition est une
calomnie habituelle contre l’Église catholique ; elle tend à présenter comme fautrice de la persécution, du
18 Mémoires du Clergé, t. II, édit. de Paris, in-8º. 19 Vie de Fénelon, par Ramsay, p. 175. 20 Mandement en 1753. 21 Concil. de Toled., t. IV, c. 75. 22 Ozorius, De rebus Emmanuelis, etc., à l’année 1497.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
188
despotisme et de l’ignorance, une religion essentiellement douce, tolérante, également amie des sciences
et de la liberté.
Il est une vérité de fait trop peu développée par les historiens de l’Église ; c’est qu’au nombre des
motifs qui stimulèrent les empereurs et leurs satellites à la persécuter, on doit compter la crainte de voir
ébranler le colosse de leur puissance. Ils redoutaient cet Évangile, qui est une véritable déclaration des
droits ; qui, parlant sans cesse aux hommes de leur égalité primitive et les consolant des forfaits de la
tyrannie, leur recommande expressément de ne pas prendre la qualité de maître, parce qu’il n’est qu’un
maître, qui est Jésus-Christ, et qu’ils sont tous frères23. Les persécuteurs ne pouvant noyer le christianisme
dans le sang des martyrs, tentèrent de le corrompre. Les riches s’introduisirent dans l’Église, et les filles,
dit Saint Bernard, faillirent étouffer la mère. Une coalition criminelle se forma entre les pontifes et les
despotes pour river le fer des nations. L’Écriture, qui rappelle souvent aux préposés leurs devoirs envers
leurs subordonnés, recommande également aux serviteurs d’obéir même à des préposés fâcheux. On eut la
mauvaise foi d’appliquer aux sociétés politiques une maxime de morale qui ne concerne que les
individus ; on voulut en conclure qu’un peuple n’avait pas le droit de secouer les chaînes forgées par le
despotisme. On conçoit que le célèbre discours de Samuel eut rarement les honneurs de la citation, et la
doctrine de l’obéissance passive fut presque mise au rang des vérités dogmatiques. Une génération
nombreuse de crimes et d’erreurs fut le résultat d’une erreur première, d’un premier crime. Dans quelques
contrées, l’autorité civile déclara dominante la religion chrétienne qui est faite, non pour dominer, mais
pour édifier les hommes, les consoler, les améliorer, et qui, semblable aux rayons du soleil, ne pouvant
être la propriété exclusive d’un peuple, appartient à l’univers.
Dans les pays d’Inquisition, on voulut la maintenir par des rigueurs qu’elle abhorre. Quand je vois des
chrétiens persécuteurs, je suis tenté de croire qu’ils n’ont pas lu l’Évangile. Le despotisme, qui est lui-
même une grande erreur, appela l’ignorance à son secours pour cacher sous le boisseau les vérités
fondamentales des droits des peuples ; il tenta d’associer à son crime cette religion qui nous a transmis
tous les monuments antiques du génie, dont les incrédules jouissent en outrageant la main qui les leur
présente ; cette religion qu’on injurie en l’accusant de commander une soumission aveugle, tandis qu’elle
appelle la discussion et la lumière, par ce texte de l’Écriture, que votre soumission soit raisonnable24 ; cette
religion qui, subordonnant sans cesse l’intérêt personnel à l’intérêt social, commande à l’homme de se
pénétrer de sa dignité, de cultiver sa raison, de perfectionner ses facultés, pour concourir au bonheur de
nos semblables, dans lequel elle veut que nous trouvions le nôtre, et qui par là même agrandit devant nous
la carrière de tout ce qui est beau, de tout ce qui est grand.
23 Math. 23, 8 et suiv. 24 Rom. XII, 1.
LETTRE À DON RAMON-JOSEPH DE ARCE
189
Assurément les hommes éclairés et impartiaux n’imputeront jamais à la religion des excès dont elle
gémit, mais, vous le savez, les esprits justes et les cœurs droits sont très peu nombreux ; le préjugé ou la
perversité prononce, la multitude répète ; ainsi se sont établies contre l’Église catholique des préventions
imméritées. Et quoi de plus propre à les accréditer qu’un tribunal qui est un scandale pour les vrais
chrétiens, un prétexte pour les mauvais, une pierre d’achoppement pour les faibles, un sujet d’aversion
pour des frères séparés de l’unité ? Dans diverses contrées, de l’Allemagne surtout, ils manifestent une
propension à se rapprocher ; pourquoi faut-il qu’elle soit combattue, comme ils s’en expliquent eux-
mêmes, par les abus de la cour de Rome, et par l’existence de l’Inquisition ? N’ont-ils pas raison de nous
dire que la persécution des sectaires en Espagne, justifierait la persécution contre les catholiques dans les
autres pays ?
Peut-être êtes-vous agité par la crainte que ce tribunal étant supprimé, on ne voie à l’instant l’impiété
rompre toutes les digues, ébranler le corps politique, et vouloir, comme chez nous, arracher Dieu même de
son trône ; cette considération mérite d’être pesée. Voici ma réponse.
Un homme sensé et ami de son pays ne proposera jamais de renverser l’Inquisition par une secousse
violente, surtout lorsque, par des mesures douces, on peut arriver au même but ; ce serait l’histoire du
sauvage dont parle Montesquieu, qui coupe l’arbre par le pied pour avoir plus de facilité à cueillir les
fruits. Imitons la nature, non pas dans ces convulsions qui, déchirant les entrailles du globe, vomissent la
consternation et la mort, mais dans cette gradation féconde par laquelle éclosent les germes que la main de
l’Éternel plaça dans le sein de la terre. La révocation de l’édit de Nantes fut précédée d’une foule d’édits
préparatoires ; sanctifions, en les appliquant au bonheur des hommes, des combinaisons que la tyrannie
inventa pour leur malheur.
Mais est-il nécessaire de recourir à ces formes prolongées, lorsque déjà l’Inquisition est abolie dans
l’opinion publique ? et cette opinion n’a-t-elle pas accompli chez vous les préliminaires d’une opération
dont le dénouement est attendu avec impatience ? Des bords de la Néva jusqu’aux Pyrénées, il n’est pas
un écrivain, digne de ce nom, qui voulût prostituer son talent à se rendre l’apologiste du Saint-Office.
N’en est-il pas de même en Espagne, où sans doute, on trouverait difficilement un second Eymeric, un
second Macanas, où tant d’hommes qui sont connus sous les rapports les plus honorables, même parmi les
Inquisiteurs, appellent par leurs vœux la suppression d’un tribunal dont, à leur avis, on peut sans danger
sonner la dernière heure ?
L’expérience a confirmé l’observation du judicieux Fleuri que les pays d’Inquisition sont précisément
ceux où l’on trouve plus de superstitieux et d’incrédules. La liberté de presse accroîtra l’audace de ceux-
ci, mais elle guérira ceux-là. Vos incrédules, comme les nôtres, comme ceux de tous les pays, ressasseront
des objections pulvérisées tant de fois, et ils se garderont bien de réfuter les réfutations. D’ailleurs, ils ne
lisent pas nos apologies ; elles sont étrangères à leurs bibliothèques ; ce sont des juges bien décidés à
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
190
prononcer sur l’audition d’une seule partie. Sans cesse ils affecteront de confondre l’abus avec la chose ;
méthode facile avec laquelle la liberté, la vertu, la justice, tout devient attaquable. Souvent le persiflage
remplacera le raisonnement ; comme chez nous le mot fanatisme, jamais défini, sera toujours en réserve
pour lui faire signifier tout ce qu’on voudra. Les coryphées auront pour adhérents tous ceux qui, redoutant
la morale divine de l’Évangile, trouvent dans leur cœur des motifs pour ne pas l’aimer, et cette tourbe
d’êtres nuls qui, ne voulant pas être chrétiens par preuves, préfèrent d’être incrédules sur parole.
Mais voici le contrepoids. Dans un pays où les évêques eurent toujours les droits les plus étendus à la
vénération publique, ils verront accourir une foule d’athlètes pour descendre avec eux dans l’arène, et
venger la révélation des attaques de l’orgueilleuse raison ; la nécessité ranimera les études ; les bons livres
se multiplieront ; une foule d’idées utiles entreront dans la circulation ; la religion, mieux connue, sera
mieux pratiquée. Si l’incrédulité ou le vice écartent quelques brebis du troupeau, elles y seront rappelées
par la charité, la douceur, bien plus efficaces que des peines temporelles, qui n’atteignent que le corps, et
qui révoltent l’âme ; chaque pasteur pénétré de ses devoirs, se fera un mérite de répéter, d’après Saint
Pacien, évêque de Barcelone : ovicula suppositis reportanda cervicibus non est onerosa pastori25.
Certes, si une inquisition, quel qu’en soit l’objet, n’était pas repoussée avec horreur par le
christianisme, il serait au moins aussi nécessaire d’en créer une pour réprimer le zèle déplacé qui donne
tout aux rites, et rien ou presque rien à la vertu ; ce zèle qui enfanta une foule de dévotions qu’on prétend
concilier avec des mœurs dépravées ; ce zèle qui dénature la religion par l’alliage impur d’opinions
humaines ; qui, en préconisant les héros du christianisme, mêle aux vérités historiques cette multitude de
fables qui méritèrent une censure véhémente de la part de deux illustres Espagnols, Louis Vivès et
Melchior Cano26.
L’historien Racine et beaucoup d’autres avec lui ont montré, pour la religion, les dangers d’une paix
apparente souvent pire que la guerre, parce qu’alors la vigilance s’endort, la ferveur s’attiédit, et souvent
la porte s’ouvre à tous les abus ; les persécutions entrent dans le plan de son divin fondateur ; celle qui a
désolé la France, et qui est loin d’être terminée, a fait le triage des bons et des mauvais chrétiens ; elle a
ranimé le courage des vrais adorateurs, et justifié ce que disait le pape Hormisdas : jamais l’église ne fait
ses plus grandes conquêtes que lorsqu’on croit l’avoir réduite à la dernière extrémité. Mais il faudrait se
féliciter des actes de l’autorité souveraine qui, en maintenant la liberté du culte, se borneraient à déblayer
les abus. Le Portugal sera-t-il moins catholique lorsque le siège patriarcal de Lisbonne n’aura plus que
l’éclat nécessaire à la dignité de la religion, et qu’on refoulera dans les établissements agricoles et
manufacturiers les dix-neuf vingtièmes d’un revenu évalué à près de deux millions ?
25 Pacian., parocnesis ad pænitens. 26 Vivès, De tradendis disciplinis, l. 5 ; Melchior Cano, dans Jortin, Remarcks on Ecclesiastical History, t. II, p. 89.
LETTRE À DON RAMON-JOSEPH DE ARCE
191
Il a fallu une grande dégénération dans les idées pour arriver à celle que présentent ces mots prince-
évêque. L’Allemagne catholique le sera-t-elle moins lorsque ses prélats se borneront à chercher le
royaume de Jésus-Christ qui n’est pas de ce monde ? Le centre de l’unité sera-t-il moins connu ? L’Église
catholique sera-t-elle moins florissante ? Son chef sera-t-il moins révéré, lorsqu’enfin s’accomplira le vœu
que formait, il y a trois siècles, Laurent Vallec, et que réitérait dernièrement avec tous les bons catholiques
un illustre évêque d’Italie, en m’écrivant ces mots : comment pourra-t-on déraciner les abus, tant que le
successeur de Pierre pauvre sera le successeur de la grandeur temporelle des Césars ?
Fasse le ciel, que la Religion épurée de tout ce qui n’est pas elle, reparaisse belle comme elle sortit des
mains de son auteur ; il lui restera tout, c’est-à-dire, la certitude de ses dogmes, et la sublimité de sa
morale. La philosophie sera forcée de se réconcilier avec elle ; et si la vie des ministres de l’Évangile,
présente le miracle continuel des vertus unies aux talents, tenons pour certain que l’Église étendra ses
conquêtes, et verra cicatriser les plaies, que lui ont faites l’erreur, l’opulence et le vice.
Si l’on m’objectait que l’Inquisition n’est plus qu’un épouvantail politique, destiné à contenir une
multitude peu éclairée, après avoir observé que l’ignorance du peuple accuse ceux qui le dirigent ; après
avoir félicité l’Espagne sur les encouragements accordés à l’industrie et à l’agriculture ; sur cette foule de
sociétés patriotiques qui répandent des connaissances utiles ; je demanderais si le projet de conduire les
hommes par la stupidité n’est pas un attentat contre le genre humain, et un blasphème contre Dieu. Quelle
est donc cette étrange politique, qui, substituant sans cesse le glaive de la terreur, au flambeau de la raison,
enfanta cette multitude de codes, où à travers des milliers de lois pénales, on rencontre à peine une loi
rémunératrice ?
La vertu et la vérité sont dans les mêmes rapports que le vice et l’erreur. Il est dans l’ordre essentiel des
choses que la vérité soit utile, que l’erreur soit nuisible ; malheur aux gouvernements qui prétendent à la
stabilité, en trompant les hommes ; la marche de la raison semblable à celle de la mer, n’est dit-on sensible
qu’après des siècles ; mais soixante siècles ont mûri des connaissances qu’on n’étouffe pas en fermant
comme on l’a fait chez vous les chaires de droit public ; tel est le dogme politique, je dirais presque
religieux et désormais impérissable de la souveraineté du peuple ; d’où résulte l’inévitable conséquence
que la loi ne peut être que l’expression de la volonté générale. L’esprit humain s’est émancipé et ne peut
plus rétrograder ; toutes les superfétations désavouées par la religion et la saine politique, s’enseveliront
dans l’oubli ; le cri de la liberté retentit dans les deux mondes ; les révolutions commencent seulement en
Europe, leur marche doit s’accélérer en raison de l’aveuglement des despotes, qui, tous en arrière de leur
siècle précipitent leur chute par des mesures extravagantes, et les sociétés politiques, sortant de ces
décombres seront recomposées sur u plan nouveau ; l’Èbre et le Tage verront aussi leurs rives cultivées
par des mains libres ; le réveil d’une nation généreuse sera l’époque de son entrée solennelle dans
l’univers, pour s’élever à de hautes destinées ; elle viendra s’asseoir au rang des peuples qui auront
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
192
retrouvé la charte de leurs droits, à côté de la France qui s’est placée avec éclat à l’avant-garde des
nations.
Une mesure préliminaire à ce grand événement sera la suppression du Saint-Office ; ailleurs j’ai
annoncé27 qu’il succomberait sous les coups de la puissance la plus formidable qui soit sur la terre ; celle
de l’opinion publique. Les panégyristes de l’Inquisition nous ont souvent objecté qu’au seizième siècle
elle avait préservé l’Espagne, des désastres qui désolaient l’Allemagne et la France. On en saurait gré à ce
tribunal, s’il n’avait empêché ce malheur par un crime, en se rendant coupable lui-même de l’effusion du
sang humain ; si en organisant l’espionnage, en sanctionnant la délation, il n’avait favorisé la duplicité et
porté l’alarme au sein des familles ; si en alimentant les haines nationales, en élevant un mur de séparation
entre les peuples, il n’avait arrêté ou fait dévier les mouvements de l’esprit humain, tenu la vérité captive,
et fait des efforts pour étouffer le génie, dans un pays où le génie est indigène ; les progrès des sciences
sont la mesure des progrès de l’industrie, du commerce, de l’agriculture ; d’après ces données, les
publicistes pourraient calculer le résultat des obstacles qu’oppose l’Inquisition à la prospérité nationale et
à l’action du gouvernement qui s’améliorerait par une sage tolérance.
Au surplus en admettant qu’autrefois l’Inquisition ait préservé l’Espagne des troubles qui dévastaient
d’autres contrées, on peut présager que l’existence prolongée de ce tribunal produirait actuellement un
effet opposé. Ne croyez pas que votre péninsule assiégée pour ainsi dire par les lumières qui
resplendissent de toutes parts en Europe, puisse les empêcher d’y faire une irruption, et craignez qu’une
secousse n’opère avec fracas un changement, que vous pourriez opérer sans causer à votre pays des
convulsions politiques, qui enfanteraient des malheurs. L’impression de ces malheurs serait aggravée par
la certitude d’avoir pu les prévenir, et par le regret de ne l’avoir pas fait.
Montesquieu disait : « quand dans un royaume, il y a plus d’avantage à faire sa cour qu’à faire son
devoir, tout est perdu28 ». Puisse le ministère actuel s’immortaliser en démentant cette assertion. Point de
ces conceptions timides ; de ces vues étroites qui ne savent appliquer que des palliatifs. Dans toutes les
grandes entreprises, si l’on ne voulait adopter que des partis qui n’offriraient aucun inconvénient, qui ne
froisserait aucun intérêt, aucun préjugé, on ne se déciderait jamais. L’homme d’État balance les
inconvénients et les avantages, il plonge dans l’avenir, et s’élance en avant des générations
contemporaines. Les siècles futurs deviennent pour ainsi dire son domaine, et par la justice, la fermeté, la
douceur préparant la félicité des générations suivantes, il se place au rang des bienfaiteurs du genre
humain.
27 V. Notice raisonnée, etc. 28 Œuvres posthumes de Montesquieu, Pensées diverses.
LETTRE À DON RAMON-JOSEPH DE ARCE
193
Si une misérable vanité pouvait intervenir dans une cause si respectable, je dirais au ministre espagnol,
je vous dirais : « en supprimant l’Inquisition vous vous couvrirez de gloire ; sa conservation ferait votre
honte. Mais qu’importe ce phosphore qu’on nomme la gloire, quand il s’agit des droits de l’humanité et de
son bonheur ? »
Il n’est pas rare de rencontrer, surtout dans les postes éminents, des hommes disposés à faire le bien,
mais inaccessibles aux projets les plus utiles, lorsque d’autres les ont suggérés ; d’après ce que la
renommée nous raconte, j’outragerais votre caractère si je pouvais concevoir une telle crainte ; pontife
d’une religion qui épure tous les sentiments, vous êtes mû par des considérations supérieures aux motifs
abjects qui dirigent les courtisans de la célébrité. Depuis longtemps d’autres ont pris l’initiative contre
l’Inquisition. Citoyen d’un pays où elle prit naissance, et d’où elle fut expulsée à jamais, je ne suis que
l’écho de tout ce qu’il y a d’hommes éclairés ; je ne fais que mêler ma faible voix à ce cri général qui s’est
élevé pour prononcer l’anathème, bien sûr d’avoir pour moi la religion, l’Europe et la postérité.
Des hommes intéressés au maintien des abus dont ils vivent, jetteront sans doute de l’odieux sur ma
demande. L’imposture qui, suivant l’expression d’un de nos écrivains, assure toujours et ne prouve jamais,
s’empressera de me classer parmi ceux qu’on accuse de vouloir bouleverser l’Église et l’État ; faire du
bien à ces détracteurs, c’est la seule vengeance que la religion permette, la seule que je désire exercer ; et,
certes, si des calomnies à supporter pouvaient hâter la destruction d’un établissement qui heurte tous les
principes, quel est l’ami de l’humanité qui ne s’applaudirait d’avoir à ce prix obtenu ce résultat ? Que de
fois, de vive voix et par écrit, nous avons censuré certains législateurs, dont la criminelle imbécillité
prétendait abstraire l’état social de toute idée religieuse, et rompre cette chaîne indestructible qui lie le ciel
et la terre : il serait plus facile de bâtir une ville en l’air, disait un ancien philosophe, qui valait un peu
mieux que la plupart de nos modernes. Je m’honore d’être associé à ces évêques français, d’autant plus
attachés à la religion et à la république qu’ils ont souffert pour les défendre. Tandis que des hommes
connus pour avoir lâchement déserté l’une et l’autre, semaient contre nous l’imposture dans les contrées
étrangères, en Espagne surtout ; ici, avec nos dignes collaborateurs, au milieu des outrages et de la misère,
en face des échafauds, où plusieurs de nos frères ont monté, en retraçant la conduite des célèbres martyrs
dont Euloge de Cordoue nous a laissé une peinture si touchante29 ; nous étions sur la brèche pour défendre
cette auguste religion, assaillie par la tempête la plus furieuse, dont les fastes de l’Église gallicane aient
conservé la mémoire. Je ne suis ici que l’organe du clergé français, qui, dans un écrit revêtu de ses
suffrages, a déclaré qu’il abhorrait l’Inquisition30. Dernièrement, réuni en concile national, il a
solennellement renouvelé ses protestations contre tout acte de violence exercé sous prétexte de la religion.
29 Eulogii Cordubensis opera ; surtout le Memoriale martyrum. 30 V. la seconde Lettre Encyclique, chap. 2, sect. 1.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
194
Lorsque nous nous rappelons les relations touchantes qui existaient jadis entre les évêques des deux pays,
ainsi que l’attestent les monuments ecclésiastiques, relations qu’il nous serait si doux de renouer, nous
apprenons avec peine, ou plutôt avec indignation, que le Saint-Office cherche à rompre les liens qui
doivent unir deux nations, faites pour s’estimer et s’aimer. J’en trouve la preuve dans le Diario de Madrid,
du 9 décembre dernier, où se trouve insérée une liste d’ouvrages condamnés ; à la vérité, la plupart de ces
écrits sont souillés par le blasphème ou la lubricité ; mais dans l’article des livres prohibidos in totum,
l’ouvrage intitulé : État moral, physique et politique de la maison de Savoie, est frappé de censures
comme présentant une série de propositions contraires à la souveraineté, la noblesse et le clergé de
Savoie, etc. Certainement l’Inquisition n’ignore pas que le mot de Savoie, n’appartient plus désormais
qu’à l’histoire ; que depuis plus de cinq ans, d’après le vœu librement émis du peuple souverain de cette
contrée, elle a été réunie à la République Française, dont elle est partie intégrante ; et quand on pense que
les censures de l’Inquisition sont proclamées dans les églises, on ne peut regarder cet article que comme
un moyen indirect de jeter de l’odieux sur une nation loyale et alliée de la vôtre. C’est véritablement un
attentat contre la majesté du peuple français.
Qu’il s’anéantisse donc enfin ce tribunal, dont le nom seul rappelle tant d’idées affligeantes ; qu’il soit
enfin arraché cet arbre, dont le tronc est à Madrid, qui étend ses rameaux à Lima, à Mexico, et dont les
surgeons implantés à Lisbonne, à Goa, y ont produit des fruits non moins amers. Que sur la table des abus
détruits, suspendue au frontispice du siècle nouveau qui va commencer, l’Inquisition soit inscrite au
premier rang. La religion et l’humanité n’auront-elles pas encore de quoi s’affliger d’être condamnées à
conserver de tels souvenirs ?
J’aime à croire que le grand Inquisiteur a l’âme assez héroïque, c’est-à-dire, assez chrétienne pour
provoquer lui-même la suppression du tribunal dont il est le chef ; il ne fera que devancer glorieusement
ce que la force irrésistible des choses produirait bientôt, en couvrant d’ignominie ceux qui tenteraient de
s’y opposer ; et Dieu sait quel déluge d’écrits, inondant alors l’Espagne, reprocherait méchamment au
christianisme un esprit de domination, auquel il répugne, et qui n’est que le partage des hommes qui
abusent de son nom pour opprimer. Laissez à Genève la honte d’avoir, à la fin du dix-huitième siècle,
consacré la plus aigre intolérance dans la constitution qu’elle vient d’adopter.
Ministres d’un Dieu de paix, rappelons sans cesse aux membres de la famille humaine qu’ils sont tous
frères ; que dans ce bas monde, appelé, avec assez de justesse par un écrivain, une vaste infirmerie, chacun
doit, à la vérité déployer son courage contre l’erreur et le vice, mais supporter les errants, les vicieux, en
faisant luire à leurs regards le flambeau de la vérité ; répétons-leur sans cesse que notre existence fugitive
sur la terre, n’étant que le berceau de la vie, elle est toujours trop longue pour faire le mal, trop courte pour
faire le bien ; que chacun doit se hâter d’aimer, de servir ses semblables et les conquérir à la vertu par la
patience, le bon exemple, les exhortations charitables et les bienfaits.
CORPS LÉGISLATIF
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CONSEIL DES CINQ-CENTS
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RAPPORT FAIT PAR LE CITOYEN GRÉGOIRE
AU NOM D’UNE COMMISSION SPÉCIALE1
SUR LE CONSERVATOIRE DES ARTS ET MÉTIERS
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SÉANCE DU 17 FLORÉAL AN 6
------------------ Citoyens Représentants,
Le 19 vendémiaire an 3, la Convention nationale créa le Conservatoire des arts et métiers. L’objet de
cet établissement est de recueillir les machines, outils, desseins, descriptions, relatifs au perfectionnement
de l’industrie, et d’en répandre la connaissance dans toute l’étendue de la République. Une inconcevable
fatalité suspend depuis près de trois ans l’exécution de la loi qui forma cet établissement. Des bâtiments
nationaux furent plusieurs fois accordés par la faveur à l’inutilité, et jamais le Conservatoire des arts et
métiers ne put obtenir un local pour y déployer ses richesses et ses moyens d’instruction ; une foule
d’artisans estimables, imaginant que l’auteur du premier rapport pouvait accélérer une détermination
ultérieure, sont venus souvent se plaindre à moi qu’on faisait tout pour les arts d’agrément, rien pour ceux
de nécessité.
Le degré d’utilité doit être partout la mesure de notre estime, et quoique ami passionné des beaux-arts,
je dirai : celui qui le premier réunit les douves d’un tonneau, ou qui forma la première voûte, celui qui
trouva le van, ou qui rendit le pain plus digestif par le moyen du levain (si toutefois cette découverte n’est
pas due au hasard, comme le prétend Goguet) ; ceux-là, dis-je, méritèrent mieux de l’humanité que
l’artiste qui, dans ces derniers temps, peignit la bataille d’Arbelles.
Le 29 fructidor an 4, le Directoire exécutif adressa au Conseil des Cinq-Cents un message pour
demander qu’une partie de la ci-devant abbaye Saint-Martin-des-Champs fût affectée au placement du
Conservatoire des arts et métiers.
1 La commission est composée des citoyens Fabre (de l’Hérault), Luminais, Bonaparte, Mortier-Duparc et Grégoire.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
196
Le 14 vendémiaire an 5, le Conseil des Cinq-Cents prit une résolution portant qu’il ne serait fait,
« Quant à présent, d’autres dépenses pour le conservatoire que celles qui étaient nécessaires pour prévenir
le dépérissement des instruments ».
Une sévère économie avait cité cette disposition ; mais le but, était manqué, 1. parce que, faute d’un
local suffisant, on n’a pu mettre à l’abri de toute détérioration l’immense et inappréciable quantité d’objets
accumulés ; 2. parce que les fonds nécessaires à la mise en activité de cet établissement eussent été un
argent placé au plus haut intérêt, par l’influence qu’ils auraient eue sur l’industrie nationale.
Aussi, le 7 nivôse dernier, le Conseil des Anciens, en rejetant la résolution, ordonna l’impression du
rapport du citoyen Alquier ; rapport qui exprimait le regret le plus vif de ce qu’on éloignait l’organisation
définitive de cet établissement ; mais ce Conseil, n’ayant pas l’initiative, ne pouvait franchir l’obstacle.
Vous avez nommé une commission nouvelle pour vous présenter un autre rapport à cet égard. Les
membres qui la composent ont recueilli tous les renseignements propres à éclairer votre décision. La
bienveillance avec laquelle vous les entendrez sera, pour la nation, un nouveau garant du zèle qui vous
anime dans ce qui peut intéresser son bonheur.
Le Conservatoire des arts et métiers n’est pas une accumulation de machines inutiles. À quoi servirait,
par exemple, de posséder en nature toutes les espèces de charrues ou de tours ? Les machines qui ne sont
pas nécessaires n’ y existent qu’en dessins et en descriptions, pour servir à l’histoire de l’art ; mais on y
rassemble toutes celles qui exécutent bien, qui exécutent promptement, et qui présentent la perfection ou
le mieux, appuyé non sur des systèmes, mais sur des essais répétés qui en garantissent l’utilité.
D’après la loi de son institution, le Conservatoire réunit les instruments de tous les arts à l’aide
desquels l’homme peut,
Se nourrir,
Se vêtir,
Se loger,
Se défendre,
Établir des communications dans toutes les parties du globe.
Par le défaut de local, cette collection est disséminée dans trois dépôts.
Le premier est celui du Louvre ; il renferme les machines que Pajot d’Ozembray avait données à la ci-
devant Académie des Sciences, et celles qu’y avait ajoutées cette compagnie savante ; on y a réunit la
plupart des beaux modèles qui composaient la galerie des arts mécaniques du ci-devant duc d’Orléans.
Le second dépôt est celui de la rue Charonne, composé de plus de cinq cents machines, léguées en
1783 au gouvernement par le célèbre Vaucanson, à qui la reconnaissance nationale doit une statue, ainsi
qu’à Olivier de Serres, à Bernard Palissy, c’est-à-dire, à ceux qui furent en France les pères de
l’agriculture, de l’industrie et de la chimie.
RAPPORT SUR LE CONSERVATOIRE DES ARTS ET MÉTIERS
197
La collection de Vaucanson renferme des machines extrêmement ingénieuses pour la préparation des
matières filamenteuses, le cardage et la filature du coton, le moulinage des soies, les tissus de tout genre ;
des métiers à navette volante, à navette changeante, pour la fabrication des cordonnets et des rubans ; des
métiers à tricot sur chaîne, à tricot sans envers ; des métiers pour les étoffes de diverses couleurs ; des
métiers pour fabriquer simultanément plusieurs pièces dans le même peigne. D’après ces modèles,
quoique trop peu connus, les filatures de coton se sont déjà multipliées.
Un de ces métiers, inventé par Vaucanson dans un moment d’humeur contre des ouvriers de Lyon,
esclaves de la routine, mérite d’être cité pour sa singularité. Il est tel qu’un âne, en tournant un cabestan,
faisait mouvoir les lisses, à jouer les navettes, agir le battant, et fabriquait un droguet à fleurs dont on a
conservé des pans.
Vaucanson a laissé de plus, et ceci est important, les outils propres à construire ses métiers. Rien de
plus admirable par sa simplicité que la machine à faire des chaînes de fer ; elle est telle qu’un ouvrier peut,
après un quart d’heure d’apprentissage, exécuter.
Représentants du peuple, allez visiter ce dépôt, et je vous prédis que vous en reviendrez pénétrés
d’admiration pour l’inventeur qui centupla les forces de l’homme en leur associant celles de l’industrie-,
pénétrés de regrets, en voyant que le public n’est pas encore à portée d’en jouir.
Le troisième dépôt est dans la rue de l’Université ; il contient une foule de machines relatives aux
travaux agricoles, tels que les épuisements, l’irrigation, la taille des vis de pressoir, la préparation des
huiles d’après les procédés hollandais, etc.
On y a déposé les machines ingénieuses qui ont servi à la fabrication du papier monnaie, parmi
lesquelles on admire le numéroteur mécanique de Richer, qui, par le seul mouvement d’un train de presse
d’imprimerie, opère tous les changements de numéros suivant l’ordre naturel des chiffres, depuis un
jusqu’à neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf.
On y voit des machines à friser le tabac, qui ont été enlevées par nos marins sur des bâtiments anglais.
D’autres marins avaient capturé des exemplaires déposés à la marine d’un Atlas très important des côtes
de l’Amérique septentrionale, exécuté par ordre du gouvernement anglais, qui n’en a pas permis la
diffusion dans le public, et qui a cru devoir s’en réserver la propriété exclusive.
Ce trésor s’enrichit des découvertes faites par des savants français, à la suite de nos armées
victorieuses, en Hollande et en Italie. On attend de ce dernier pays une collection d’instruments aratoires,
propres à perfectionner les nôtres, et des jougs dont la construction est telle, que le bœuf exerce toutes ses
forces sans accroître sa fatigue. Ainsi la France va profiter des richesses industrielles et littéraires
recueillies par les citoyens Thouin, Faujas, Leblond, Berthollet, Berthélemy, Monge, Moitte et Dewailly.
D’autres savants, les uns de retour, les autres qui se disposent à revenir dans leur patrie, tels que
Desfontaines, Richard, Olivier, Bruguière, Casas, Chevalier, Labillardière, Lasteyrie, Fauvel, Grasset-
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
198
Saint-Sauveur, Volney, Petit-Ridel, etc., promettent à la France de nouvelles conquêtes scientifiques ; et le
quaker Marsillac, médecin français, m’écrit de Philadelphie qu’ayant fait une riche moisson dans ce qui
tient aux manufactures et aux arts mécaniques, il se réjouit d’en faire hommage à sa patrie.
C’est avec surprise qu’on voit encore des gens prétendre que le perfectionnement de l’industrie et la
simplification de la main-d’œuvre entraînent des dangers, parce que, dit-on, il ôte les moyens d’existence
à beaucoup d’ouvriers. Ainsi raisonnaient les copistes lorsque l’imprimerie fut inventée ; ainsi
raisonnaient les bateliers de Londres, qui voulaient s’insurger lorsqu’on bâtit le pont de Westminster ; et il
n’y a que sept ans encore, qu’au Havre et à Rouen on était obligé de cacher les machines à filer le coton.
La conséquence de cette objection puérile serait de briser les métiers à bas, les machines à mouliner la
soie, et tous les chefs-d’œuvre, qu’enfanta l’industrie pour le bonheur de la société. Faut-il donc un grand
effort de génie pour sentir que nous avons plus d’ouvrage que de bras, qu’en simplifiant la main-d’œuvre
on en diminue le prix et que c’est un infaillible moyen d’établir un commerce lucratif qui écrase
l’industrie étrangère, en repoussant la concurrence de ses produits ?
L’emploi des machines, considéré sous les divers points de vue agricoles, industriels et manufacturiers,
a pour objet, 1. d’obtenir plus d’ouvrage en économisant les forces de l’homme et le nombre des
individus ; 2. de donner aux ouvrages plus de perfection sans supposer aux ouvriers plus d’habileté. C’est
là ce qui établit une énorme différence entre ces habitants du Paraguay qui coupaient leurs blés avec des
côtes de vaches au lieu de faucilles, et l’Européen parvenu à filer, à tisser même les métaux..
Celui-là, disait Jean-Jacques, est vraiment libre, qui, pour subsister, n’est pas obligé de mettre les bras
d’un autre au bout des siens. Ce qu’il disait des individus s’applique parfaitement aux nations ; le
perfectionnement des arts est un principe conservateur de la liberté ; secouer le joug de l’industrie
étrangère, c’est assurer sa propre indépendance.
Cette vérité se fortifie, en considérant que l’industrie est un moyens les plus efficaces pour tuer le
libertinage et tous les vices, enfants de la paresse. La liberté ne peut avoir que deux points d’appui, les
lumières et la vertu ; et l’on trahirait la cause du peuple, si on ne lui répétait sans cesse que l’ignorance et
l’immoralité sont les ulcères qui corrodent les États.
Il est des objets de fabrication sur lesquels nous avons vaincu l’étranger, Tels sont le blanchiment des
toiles par l’acide muriatique oxygéné de Berthollet, la fabrique de minium par Olivier, la méthode de
Seguin pour préparer, en quelques jours, des cuirs qui subissaient une préparation de deux années, etc.
Il est d’autres articles sur lesquels, arriérés jusqu’à présent, nous allons rivaliser avec nos voisins ;
telles sont les manufactures de faux, d’aiguilles, de cristaux, de porcelaine, la soudure des feuilles de
corne pour faire des lanternes à l’usage des vaisseaux, la confection des limes, etc. Il est des branches sur
lesquelles il nous reste à faire des conquêtes et des découvertes ; telle est la métallurgie, et l’on peut se
reposer, à cet égard, sur la savante activité du conseil des mines.
RAPPORT SUR LE CONSERVATOIRE DES ARTS ET MÉTIERS
199
Mais une nation eût-elle acquis la supériorité capable de se délivrer du joug de l’étranger, cet avantage
lui échappe rapidement, si l’on ne prend des mesures efficaces pour faire marcher les arts vers la
perfection, et pour opérer la propagation des procédés et des instruments nouveaux.
Le Conservatoire des arts et métiers est un établissement qui remplira vos désirs à cet égard.
Les arts et métiers s’apprennent dans les ateliers, ce n’est pas dans le Conservatoire qu’on enseignera
la partie dynamique ; mais on y apprendra, sous des maîtres habiles2, la partie mécanique, la construction
des machines et des outils les plus accomplis, leur jeu, la distribution, la combinaison des mouvements,
l’emploi des forces. Cette partie des sciences est également neuve et utile. Cet enseignement, placé à côté
des modèles, n’aura rien de systématique ; l’expérience seule, en parlant aux yeux, y aura droit d’obtenir
l’assentiment. Aux machines seront joints : 1. Des échantillons du produit des manufactures nationales et
étrangères, pour avoir toujours des pièces de comparaison. 2. Le dessin de chaque machine. 3. La des-
cription qui conserve, pour ainsi dire, la pensée de l’inventeur. On l’accompagnera d’un vocabulaire et
d’un renvoi aux ouvrages qui en traitent. Ces précautions sont utiles pour l’histoire de l’art ; car à mesure
que l’industrie se perfectionne les modèles peuvent disparaître. Le dessin et la description rappellent ce
qui s’est fait, et peuvent mettre sur la route de nouvelles découvertes. Si les Anciens avaient pris de telles
précautions, s’ils eussent consigné dans leurs écrits les procédés des arts, ils eussent épargné aux
Modernes des essais souvent infructueux, en nous transmettant l’expérience des siècles antérieurs ; on
n’aurait pas tant discuté sur l’airain de Corinthe, le feu grégeois, la pierre obsidienne et les vases mur-
rhins ; peut-être n’aurait-on pas perdu la peinture à l’encaustique, l’art de teindre en pourpre, et la com-
position du mastic employé par les Romains dans leurs bâtisses. L’ami des arts ne peut ouvrir le traité de
Pancirole, sans éprouver les regrets les plus amers sur une foule de découvertes ensevelies dans le passé.
L’invention n’est souvent que la combinaison nouvelle d’objets connus. Des hommes nés avec du
génie ont quelquefois consumé un temps précieux pour inventer péniblement ce qui était inventé ; s’ils
avaient vu les modèles préexistants, en partant de ce point, au lieu de tâtonner pour arriver à ce qui était
connu, ils auraient fait faire un pas de plus à la science. Le Conservatoire offre encore cet avantage ; là les
modèles rapprochés éveilleront le talent par la comparaison, comme celui de Vaucanson s’éveilla à
l’aspect d’une horloge, et le génie fécond en applications nouvelles donnera un nouvel essor à l’industrie.
Souvent on vient fatiguer le gouvernement de prétendus secrets, de prétendues découvertes ; je ne parle
pas de ces hommes qui, n’ayant pas la moindre idée de la théorie des frottements, nous harcèlent, depuis
quelques années, de leur mouvement perpétuel. D’autres au lieu de chimères, proposent, à la vérité, des
vues saines mais déjà réalisées ; il suffira de les envoyer au Conservatoire ; on leur dira : l’art est venu
jusqu’ici, voyons ce que vous ajoutez à ses progrès. Ainsi la nation n’achètera pas plusieurs fois le même
2 Les citoyens Leroi, Molard et Conté, sont les conservateurs ; le citoyen Beuvelot, dessinateur.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
200
procédé ; le charlatan et le copiste déconcerté n’envahiront pas les récompenses auxquelles le seul
inventeur a droit.
La langue des arts est dans l’enfance ; les uns manquent de mots propres ; les autres abondent en
synonymies. D’ailleurs, d’une manufacture à l’autre, les dénominations varient, et l’on ne s’entend plus.
Le Conservatoire en fixera la technologie, tandis que, d’un autre côté, l’Institut national achèvera la
description des arts et métiers commencée par l’Académie des Sciences.
L’objet du Conservatoire n’est pas seulement d’assurer au public la connaissance des inventions
auxquelles le gouvernement décerne des récompenses ou accorde des brevets d’invention, mais encore de
conserver les pièces nécessaires pour juger les contestations quelquefois inévitables à l’occasion des
nouvelles découvertes ; et pour que le Conservatoire devienne le dépôt commun de toutes les inventions
dans les arts et métiers, il est indispensable que jamais une récompense ne soit accordée que sur la
présentation du certificat qui atteste le dépôt au Conservatoire des modèles, dessins et descriptions. Cette
précaution, exigée par la loi, commandée par l’intérêt public, est nécessaire, à raison du penchant de
quelques inventeurs à receler la partie essentielle de leurs découvertes lorsqu’ils n’ont plus d’intérêt à la
montrer.
L’imprévoyance de l’ancien gouvernement a privé la nation de plusieurs inventions précieuses pour
lesquelles cependant leurs auteurs ont obtenu des récompenses nationales. Nous en citerons quelques
exemples :
1. Les modèles de machines à filer le coton, promis par les citoyens Lami, Flessele et Martin, établis
près Arpajon, qui ont reçu une gratification de trente mille francs en 1785.
2. Les modèles de toutes les machines nécessaires au travail de la soie, promis par le citoyen Villard, en
acceptant une pension de trois mille francs.
3. Un modèle de métier à tricot sur chaînes, promis par les citoyens Jolivet et Sarrasin, bonnetiers à
Lyon, et pour lequel il leur fut accordé une gratification de six mille francs, et une pension de trois cents
francs.
4. Un modèle de four de cémentation que le citoyen Sauche, d’Amboise, avait promis de déposer au
cabinet des machines dans le temps où il reçut du gouvernement une gratification de, trois cent mille
francs. Indépendamment des machines et des instruments de tous les arts, on trouvera au Conservatoire,
avec. les échantillons des produits de l’industrie française, les noms des artistes ou manufacturiers, et
l’indication du lieu qu’ils habitent. Par ces moyens s’établiront des rapports plus fréquents entre la classe
productive et celle qui consomme ; il en résultera infailliblement une plus grande émulation parmi les
artistes, et une plus grande activité dans le commerce. Déjà l’on peut annoncer à ce sujet que parmi les
citoyens qui vont dans les dépôts étudier les machines, et qui soupirent après l’organisation définitive du
Conservatoire, il en est peu qui n’examinent avec attention :
RAPPORT SUR LE CONSERVATOIRE DES ARTS ET MÉTIERS
201
1. Le tableau des limes du citoyen Raoul, dont l’industrie en ce genre ne laisse plus rien à désirer.
2. Les étoffes, façon de dentelles, fabriquées sur des métiers à aiguilles par le citoyen Aubert, fabricant
de bas à Lyon, et dont la beauté surpasse tout ce qui a été fait jusqu’à ce jour sur les métiers à bas.
3. Les boîtes en filigrane du citoyen Bouvier, orfèvre de Paris, où la perfection est à son terme. Cet art
ingénieux, qui naquit dans l’Inde, ne passa en Europe que dans le moyen âge. Depuis quelques années
seulement, les difficultés extrêmes que présente ce genre de travail ont été vaincues par l’industrie
française, et le citoyen Bouvier est incontestablement un des artistes qui ont le mieux réussi à multiplier, à
reproduire par la fonte tous les ouvrages en filigrane. Parmi les découvertes nouvelles qui promettent des
résultats intéressants, et dont les membres du Conservatoire ont enrichi les dépôts confiés à leurs soins,
nous croyons devoir citer: une composition de meule de fer oxydée à la surface, imaginée par le citoyen
Molard, et qui remplace avantageusement les meules de grès dans les manufactures d’aiguilles à coudre ;
un baromètre de l’invention du citoyen Conté, où le poids seul du mercure sert à évaluer, avec beaucoup
de précision celui de l’atmosphère, quel qu’il soit.
Les membres de votre commission, en visitant les dépôts, ont été témoins des expériences que le
citoyen Clouet vient de répéter sur le fer, et dont l’objet est de convertir ce métal en acier fondu, par une
seule opération qui consiste à cémenter le fer pendant sa fusion. Cette découverte importante a été faite
par les artistes avec un empressement tel, que bientôt la République ne sera plus tributaire de l’étranger
pour les aciers fondus, si nécessaires dans la plupart des arts mécaniques, et dont l’importation annuelle
pour Paris seulement était de soixante milliers par an.
Toutes. les inventions nouvelles devant aboutir au Conservatoire, il aura dans son local une salle
d’exposition. Ce moyen, absolument semblable à ce qui se pratique au Louvre pour la peinture et la
sculpture, est très propre à seconder le génie.
Ce foyer d’instruction étant organisé, tous les moyens de perfectionnement de l’industrie étant
recueillis et classés, il s’agira de faire participer les départements au bienfait de cet établissement ; car le
Corps législatif et le Directoire exécutif n’ont pas de prédilection. Nous taxerons d’injuste et d’impolitique
l’avidité de certaines gens pour entasser tous les produits de génie à Paris. Ils demanderaient volontiers
qu’on y fît venir, s’il était possible, l’arc triomphal d’Orange, le pont du Gard, et les arènes de Nîmes. Les
moyens d’instruction doivent être disséminés sur la surface de la République, comme les réverbères sont
répartis dans une cité.
Ce défaut de communication, sous l’ancien régime, a produit de grands inconvénients. Il a accrédité le
préjugé que le Français perfectionne et n’invente pas, tandis que le métier à bas, le balancier à frapper les
médailles, les métiers à gaze, l’art de teindre le coton en rouge, et une foule d’autres inventions, furent
portés de chez nous à l’étranger, par l’effet de l’atroce révocation de l’édit de Nantes ; et sans remonter si
haut, par combien de découvertes s’est signalé le génie français dans le cours de la Révolution ! Tels sont
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
202
le télégraphe, auquel Amontons avait préludé ; l’application des aérostats aux opérations militaires,
l’extraction du salpêtre, la confection de la poudre, simplifiées ; la décomposition de l’eau, et tant d’autres
prodiges de la nouvelle chimie.
Sous l’Ancien Régime, le défaut de communication entre les parties de la France les rendait en quelque
sorte étrangères les unes aux autres, et empêchait la diffusion des procédés utiles. Par là s’explique l’usage
perpétué jusqu’à présent d’avoir dans divers départements pour travailler le même grain de terre, là des
hoyaux commodes, à fer mince et à manche long, tandis qu’ailleurs ils ont le manche court, la lame lourde
; l’ouvrier, extrêmement courbé, double ses fatigues en exerçant constamment une compression funeste
sur ses intestins, tandis qu’il pourrait dépenser ses forces avec plus d’économie, et d’une manière plus
favorable à sa santé.
Il est telle découverte qui, par ce défaut de communication resterait peut-être pendant cinquante ans
concentrée dans un coin de la France ; tel est, par exemple, l’emploi de fumeux de verre dans les roues à
lanternes pour les moulins, les verreries et autres usines. Cette invention, qui emploie les cylindres de
verre, plus durables que le fer, dans une mécanique dont les mouvements sont très violents, est due à l’un
des hommes les plus estimables et les plus modestes, le citoyen Renaud, propriétaire de la verrerie de
Baccarat, dans le département de la Meurthe ; cette application m’aurait paru impossible, si je ne m’étais
assuré par mes propres yeux, de sa réalité et de ses avantages.
Citoyens législateurs, votre amour pour la gloire et la prospérité nationale vous impose l’obligation de
faire jouir au plus tôt les artisans des moyens d’instruction et de richesses que présentera le Conservatoire
des arts et métiers ; vous sortirez tant de chefs-d’œuvre de ces dépôts où par l’entassement ils dépérissent.
Un retard de trois ans sur cet objet devient progressivement plus funeste.
J’ajoute que l’organisation de cet établissement, dont l’influence doit s’étendre à toute la République,
est un moyen puissant pour concourir aux vues de la Constitution, dont l’article seize exige qu’à dater de
l’an 12, personne ne puisse être inscrit sur le registre civique s’il n’est en état d’exercer une profession
mécanique.
Le Directoire, dans son message, ne demande pas la totalité de la ci-devant abbaye Saint-Martin-des-
Champs. Il observe au contraire que cet établissement peut être formé sans déplacer l’administration
municipale du cinquième arrondissement. Le rapport fait au ministre de l’Intérieur et le plan ci-joint ont
tracé la circonscription du local demandé. Une partie du jardin est destinée pour la formation d’une rue
nouvelle, dans le plan tracé pour l’embellissement de Paris ; elle aura dix mètres de large. Cet espace
prélevé, il reste une superficie de dix mille quatre cent cinquante-deux mètres ou deux mille six cents
toises de terrain, dont on peut tirer grand avantage. En vendant les bâtiments adjacents à la ci-devant
abbaye, le bureau du domaine avait oublié de réserver une communication par la rue Saint-Martin ,avec la
principale cour de ce bâtiment. Il est essentiel d’autoriser le Directoire à faire l’acquisition d’un passage et
RAPPORT SUR LE CONSERVATOIRE DES ARTS ET MÉTIERS
203
à indemniser le citoyen Sérame, sous-locataire de la maison, qui d’ailleurs a fait en volige des réparations
pour la clôture des portes et des fenêtres. Les dépenses préalables pour l’appropriation du bâtiment sont
évaluées par l’architecte à une somme de cinquante six mille neuf cents francs, qu’il est essentiel de
mettre à la disposition du Directoire : c’est semer pour recueillir.
Le Conservatoire n’occuperait donc qu’une portion limitée du ci-devant monastère. La répartition des
objets se ferait d’après l’indication détaillée dans le rapport fait au ministre. Tout y a son emploi, et même
le petit jardin restant entre les deux ailes. À côté des bassins d’eau, qui sont utiles à la sûreté de
l’établissement, on placerait la série des cadrans solaires, des cadrans à coup de canon, et les diverses
machines dont le jeu ne peut s’exercer en plein air.
Cet emplacement présente toutes les convenances pour l’établissement proposé. Mais quelqu’un avait
prétendu qu’il n’était point central. Nous avons répondu: 1. que le quartier où il est situé est un de ceux
qui renferment le plus d’artisans ; 2. en tirant deux lignes, l’une de la barrière Saint-Martin à celle de
Saint-Jacques, l’autre de la barrière des Champs-Élysées à celle de la Roquette, le point d’intersection de
ces lignes perpendiculaires l’une à l’autre est précisément le local dont il s’agit.
Il n’est pas un citoyen qui ne soit intéressé au progrès des arts et métiers ; il n’est pas un jour, pas un
instant qu’il ne soit obligé à réclamer leur appui. Autrefois l’orgueil des rois élevait des palais, cimentés
par les larmes de ceux qu’ils nommaient leurs sujets ; mais un gouvernement républicain s’occupe
d’établissements propres à faire éclore le bonheur jusque dans les chaumières.
Citoyens législateurs, en finissant ce rapport, si vous permettiez à un homme qui arrive au terme de sa
carrière politique de vous parler un instant de lui-même, à un homme qui a, sans relâche, combattu les
oppresseurs et défendu les opprimés, à un homme qui, invariable dans ses principes et sa conduite, n’éleva
jamais la voix qu’en faveur de la vertu, de la liberté, de la tolérance et des arts, je vous dirais qu’après
avoir, dans l’espace de neuf ans, occupé huit ans le siège législatif, en le quittant je conserverai un tendre
attachement pour des collègues avec lesquels j’ai concouru à fonder la république. L’harmonie entre les
deux Conseils et le Directoire exécutif, l’union entre tous les citoyens, l’attachement à la constitution de
l’an 3, la soumission aux lois, l’amour de la patrie, le désir de coopérer à son bonheur, tels sont les
sentiments qui m’animeront toujours, et si j’osais interpréter ceux de nos autres collègues qui, comme
moi, rentrent dans la classe de simples citoyens, je n’exprimerais que faiblement ce que tous sentent avec
énergie.
Voici le projet de résolution :
PROJET DE RÉSOLUTION
Le Conseil des Cinq-Cents, considérant que le Conservatoire des arts et métiers, établi par la loi du 19
vendémiaire an 3, n’est point encore en activité, faute d’un local pour cet établissement ;
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
204
Que les riches et vastes collections de machines, d’instruments et de dessins relatifs aux arts et métiers,
accumulés dans trois dépôts différents, s’y détériorent par leur entassement, et que d’ailleurs les artistes et
les artisans sont, par là même, privés des moyens qui leur faciliteraient l’étude de modèles ;
Considérant qu’il est instant d’accorder un local assez spacieux pour y développer les moyens
d’instruction qui intéressent essentiellement le progrès des arts et de l’industrie nationale ;
Déclare qu’il y a urgence.
Le Conseil, après avoir déclaré l’urgence, prend la résolution suivante :
ARTICLE PREMIER
Les parties des bâtiments de la ci-devant abbaye Saint-Martin-des-Champs et de terrain, indiquées par
une teinte rouge pâle dans le plan annexé à la présente résolution, sont mises à la disposition du directoire
exécutif, pour placer le Conservatoire des arts et métiers.
II
Une somme de cinquante-six mille neuf cents francs, à prendre sur les fonds destinés aux dépenses
extraordinaires de l’an 6, est mise à la disposition du Directoire exécutif pour les réparations à faire au
bâtiment, l’appropriation du local, et les indemnités à accorder, s’il échoit, au sous-locataire de cette
maison.
III
Le Directoire est autorisé à disposer, par voie d’échange ou d’achat, d’une partie du terrain à vendre,
marqué A B sur le plan, pour ouvrir un passage d’entrée directe par la rue Saint-Martin, en face du
principal avant-corps renfermant le grand escalier.
IV
La présente résolution sera imprimée, et portée au Conseil des Anciens par un messager d’État
PROJET DE DÉCHÉANCE DE NAPOLÉON (1814)
(in Hyppolite Carnot, Notice historique sur Grégoire, Paris, A. Dupont, 1837) •••
La nation française est arrivée au dernier terme de l’esclavage et du malheur : la cause n’en est pas
problématique : c’est l’ouvrage du chef de l’état et des nombreux agents du pouvoir qui lui doivent leurs
places, dont il a soudoyé la perfidie par des récompenses pécuniaires et caressé la vanité par des
décorations et des titres.
Un étranger, qui a su s’approprier les lauriers de ses compagnons d’armes, est venu recueillir
l’immense héritage des efforts qu’une nation généreuse avait déployés pendant douze ans pour assurer sa
liberté ; le peuple, qu’une funeste expérience aurait dû guérir à jamais de l’idolâtrie ; le peuple, ébloui des
idées de gloire, si différentes de celles de bonheur, a secondé par son apathie et par ses erreurs l’ambition
la plus effrénée qui ait désolé le monde.
Créé par la constitution, un corps était chargé de l’honorable mission d’en maintenir l’intégrité, mais à
peine elle était en activité, que Napoléon projeta de réduire le Sénat à une nullité telle qu’il ne fût que
l’instrument de ses caprices. Par son intermédiaire, il démolit graduellement tout l’édifice social : aux
nominations constitutionnelles dans le premier corps de l’État, il opposa un nombre à peu près égal de
membres, parmi lesquels cependant il en est quelques-uns dont la conduite honorable a trompé ses
intentions perverses : par là s’explique la conduite du Sénat, dont une grande majorité perfide et lâche a
constamment opprimé une minorité peu nombreuse. Cette minorité, étrangère aux faveurs du maître, et
bravant ses fureurs, a conservé le courage civil et la probité politique deux choses si rares en France et si
nécessaires aux hommes revêtus d’éminentes dignités.
Dans tous les corps constitués, Tribunat, Corps législatif, administrations, tribunaux, il trouva des âmes
vénales qui consentirent à devenir ses complices ; à l’usurpation du sceptre, il avait préludé par
l’assassinat d’un rejeton de l’ancienne dynastie, et par l’ostracisme d’un général dont la gloire était alors
pure et sans nuage.
L’élévation de Napoléon au trône impérial, proposée par l’adulation, proclamée par la bassesse, fut
écoutée avec froideur au milieu de la consternation générale ; le temps dévoilera les trames ourdies pour
grossir la prétendue majorité des votes : il dira qu’aux signatures offertes par la flatterie, ou arrachées par
la terreur, on ajouta numériquement, comme adhésions formelles, les noms de tous ceux qui avaient gardé
le silence. Le jour des révélations approche et l’histoire, contrainte de descendre de sa dignité, attachera au
poteau de l’infamie cette multitude de députations à qui on prescrivait de venir volontairement déposer
leurs hommages aux pieds du trône ; cette multitude d’adresses de félicitations, mendiées, commandées et
rédigées dans les bureaux ministériels, d’où elles partaient pour aller dans tous les recoins de l’empire
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
206
recueillir des signatures. Le fer rouge de la vérité imprimera en caractères ineffaçables la honte sur le front
de ces écrivains soudoyés, qui, en vers, en prose, et par la rédaction de feuilles périodiques, pouvant
exercer une sorte de magistrature honorable, n’ont cessé de prostituer leurs plumes ; ils ont sans relâche
prodigué les louanges les plus viles au despote, les injures les plus grossières à tous les gouvernements, et
récemment encore à un illustre français, dont la nation scandinave s’applaudit d’avoir fait la conquête.
Jamais peut-être le chef d’un État ne fut autant que Napoléon entouré de tous les moyens propres à
opérer le bonheur d’un grand peuple ; et l’on peut douter s’il n’est pas plus coupable encore à raison du
bien qu’il n’a pas voulu faire que par le mal qu’il a fait, quoique la série de ses crimes soit telle qu’il est
difficile de le calomnier.
Irrité par la seule idée que sur le globe un individu quelconque pût entrer avec lui en parallèle ; dévoré
par la rage des conquêtes, et dévorant à l’avance toutes les régions du monde pour réaliser le projet
insensé d’une monarchie universelle, dans toute l’étendue que comporte l’emploi de ces termes ; comptant
pour rien la vie des hommes ; résolu, s’il le pouvait, de régner sur des déserts et des cadavres plutôt que de
ne pas assouvir son ambition ; sans cesse parlant de paix et toujours faisant la guerre, il a surpassé de
beaucoup tous les Attila par l’effusion du sang humain. Du fond des tombeaux, douze millions d’hommes
égorgés élèvent la voix contre lui. Il semble qu’en Europe, en France surtout, les mères, les malheureuses
mères n’enfantent plus que pour fournir des victimes à sa férocité. Actuellement des femmes désolées et
des vieillards sans forces remplacent les animaux pour traîner la charrue et tracer les sillons de leurs
champs arrosés de larmes. Une proscription générale, sous le nom de conscription, est devenu l’effroi de
toutes les familles : elle arrache du sein paternel et traîne dans les camps des milliers de Français à peine
sortis de l’enfance. Ils vont courir tous les dangers à la voix d’un chef qui sait fuir tous les dangers ; ils
vont périr en combattant pour river leurs fers, ceux de leurs parents, de leurs concitoyens, et consommer la
désolation du pays qui leur donna le jour.
Le sentiment de nos calamités devient plus douloureux en pensant que Napoléon a rendu la nation
française odieuse à tous les peuples chez lesquels il a porté la dévastation, l’incendie et le carnage. Est-il
en Europe une seule province qui n’ait ressenti le contre-coup de ses attentats ? Est-il une famille qu’il
n’ait pas tourmentée, en portant le fer homicide dans les camps de l’Allemagne, de la Prusse, de la Russie,
et de cette Espagne qui, désolée par une guerre sacrilège, a retrouvé son antique énergie ?
En égorgeant les peuples, quelle fut sa conduite envers leurs chefs ? En eux, il voulait ne voir que les
esclaves ; il eut même l’insolente prétention de l’apprendre à la postérité. Des artistes, profanant le marbre
et l’airain, ont multiplié les monuments de son orgueil, monuments que la vengeance étrangère et
nationale doit réduire en poudre. Est-il un gouvernement dont il n’ait trompé la loyauté et trahi la
confiance ? Quels outrages n’a-t-il pas prodigués à tous, et surtout au chef vénérable de l’Église
catholique ! Après l’avoir dépouillé de ses États de la manière la plus inique, il l’a traîné en captivité de la
PROJET DE DÉCHÉANCE DE NAPOLÉON
207
manière la plus barbare ; et cependant que de sacrifices avaient été faits par Pie VII en faveur d’un homme
qui, après avoir fait le prophète en Égypte, où il simulait l’attachement à l’islamisme, voulut se faire
passer pour le restaurateur des autels en France, où, avant même qu’il fût élevé au Consulat, plus de trente
mille églises étaient ouvertes au culte ! Pour la première fois, depuis l’établissement du christianisme, on a
rédigé un catéchisme tout exprès en faveur d’un individu, et pour consolider l’usurpation la plus
révoltante. La religion et le clergé, avilis par lui, sont devenus des ressorts de sa puissance ; il en est de
même de l’instruction publique, organisée de manière à jeter toutes les têtes dans le moule pétri par le
despotisme pour étouffer toutes les idées libérales. Il a asservi le pouvoir judiciaire, que l’indépendance
seule peut investir de la confiance et du respect qui lui sont dus.
Tandis que, dans le sein du premier corps de l’État, il créait deux commissions dérisoires pour la
liberté de la presse et la liberté individuelle, il foulait aux pieds l’une et l’autre ; le pouvoir d’émettre sa
pensée par la voie de l’impression était restreint, ou plutôt anéanti, par une inquisition qui serait ridicule si
elle n’était tortionnaire. À la liberté individuelle ont succédé les arrestations arbitraires, et une bastille
détruite a été remplacée par vingt autres, où gémissent encore une foule d’innocentes victimes.
La Constitution depuis longtemps n’était plus qu’une charte destinée à pallier les infractions les plus
étranges. Il en a déchiré les derniers lambeaux en ne convoquant pas depuis plusieurs années les corps
électoraux, destinés à présenter des candidats pour le Corps législatif. Ce retard était une hostilité évidente
contre la représentation nationale, et l’œuvre d’iniquité vient d’être consommée contre ce corps auguste,
par une suppression déguisée sous le nom de prorogation.
Le serment du chef de l’État lui défend d’imposer aucune taxe directe ou indirecte, autrement que par
la voie légale ; et néanmoins il a exigé arbitrairement des suppléments d’impôts, et récemment publié le
budget de 1814. Ce dernier attentat a le double caractère du parjure et de la révolte contre le peuple
français. La constitution qui impose des droits respectifs aux gouvernants et aux gouvernés est un contrat
synallagmatique qu’il a foulé aux pieds. Dès lors les parties contractantes sont respectivement libres ; dès
que le pacte social n’existe plus, l’obéissance forcée peut encore dans certains cas être une mesure de
prudence, mais non un devoir de conscience ; et l’auteur de tant de crimes qu’il serait trop long de
dérouler, se plaçant au-dessus des lois, s’est mis lui-même hors la loi.
Des hommes dont l’autorité est imposante prétendent sérieusement qu’il est en démence ; les
soubresauts de sa conduite incohérente, les explosions de sa fureur et l’accumulation même de ses forfaits
n’offrent à cet égard que de faibles conjectures ; la conduite la plus désordonnée, la plus immorale,
subsiste quelquefois avec les talents les plus distingués. Dans l’individu dont nous parlons, les
contradictions mêmes se rattachent à un plan fortement conçu, qui atteste la dépravation la plus horrible et
la profanation des dons de l’intelligence : on y voit sagacité dans le choix des moyens et persévérance
dans leur emploi, invariablement dirigé vers le même but : celui de museler, d’écraser la France et les
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
208
deux mondes. L’acception reçue des mots machiavélisme, despotisme, tyrannie, ne présente que les
éléments informes de la science infernale dont il a perfectionné la théorie et la pratique, à tel point que
jamais aucun individu n’a versé tant de fléaux sur l’espèce humaine.
Cet état de choses ramène nécessairement l’attention sur les droits et les devoirs de la nation française
dans la circonstance actuelle, sur ce qu’elle peut et doit faire pour sa sûreté et son intérêt, devant lequel
s’effacent tous les intérêts individuels. Ses droits, ils sont imprescriptibles, inaliénables, et n’ont pour
limite que ceux des autres nations, qu’elle ne doit jamais blesser ; car malheur à celle qui fonderait sa
prospérité sur le désordre des autres !
Opposerait-on à ces droits un pacte social que le silence forcé et la patience du peuple couvraient du
voile de l’assentiment ? Ce titre est lacéré par celui qui était le plus intéressé à le maintenir. Le
gouvernement agonisant de Napoléon n’était plus qu’une anarchie organisée, ou plutôt ce gouvernement
n’existe plus ; l’intérêt de la France est que ce sceptre de fer soit arraché des mains de celui qui ne s’en
sert que pour victimer le peuple. Cette mesure, commandée par la nécessité, ne permet plus aucun délai ;
si quelqu’un était encore intimidé par des menaces, subjugué par des promesses, ébranlé par des
espérances, on n’y pourrait voir que lâcheté, hypocrisie ou ineptie : quinze ans d’expérience ont dû
détromper les yeux les plus fascinés : et d’ailleurs l’opposition active ou passive de quelques hommes
peut-elle contrebalancer le vœu général, qui, dans les départements, demande un ordre des choses avoué
par la justice ?
L’intérêt des autres peuples coïncide parfaitement avec le nôtre ; car quel gouvernement pourrait
traiter avec un homme pour lequel rien n’est sacré, dont la politique épuise tout ce que peuvent inventer la
fourberie et la perfidie ! S’il restait un cabinet qui pût encore se confier à ses promesses, à ses serments, ce
cabinet (disons-le sans détour et sans réserve), ce cabinet serait le type de la stupidité la plus incurable : la
paix avec un homme dévoré du besoin de nuire et d’opprimer ne serait jamais qu’un armistice, pendant
lequel son orgueil, aigri par les revers, aiguiserait de nouvelles armes pour recommencer le carnage, dès
qu’il croirait entrevoir la probabilité d’un succès ; son existence seule menace celle de tous les
gouvernements.
Dans l’impossibilité d’émettre collectivement son vœu, la nation aurait pour organe le Sénat, si ce
corps n’était réduit à la nullité. Après avoir accepté les fers dont il est chargé, on lui a ôté même de droit
de s’assembler sans l’intervention du gouvernement, sauf les 14 et 28 de chaque mois. L’étiquette de
convocation porte que c’est pour s’occuper d’affaires intérieures, ce qui exclut toute discussion
constitutionnelle, et ces prétendues affaires intérieures sont tellement circonscrites qu’il n’a pas même le
droit de s’enquérir de l’application de ses fonds. On aurait pu donner l’impulsion à l’agriculture, à
l’industrie, ou doter des écoles, des hôpitaux, avec les dépenses faites pour embellir le jardin du
Luxembourg et le peupler de statues immondes. Les droits primitifs du Sénat, ensevelis comme ceux de la
PROJET DE DÉCHÉANCE DE NAPOLÉON
209
nation dans un fatras de sénatus-consultes soi-disant organiques, ne lui laissent que le titre illusoire de
conservateur ; et d’ailleurs on a vu précédemment que sa composition actuelle repousse toute espérance.
Mais si quelques membres, que l’opinion publique a toujours discernés et qu’elle environne d’estime
parce qu’ils n’ont jamais prévariqué, prenaient une initiative que provoque la circonstance la plus
impérieuse, en se déclarant les interprètes de la volonté nationale, n’aura-t-on pas raison de dire qu’ils
empruntent leurs pouvoirs de la nécessité qui n’a pas de loi ? Un si noble motif justifie et absout ceux qui
se dévouent courageusement.
On outragerait la nation en la supposant capable de désavouer ou d’abandonner à la vengeance du tyran
des hommes qui, ne se dissimulant pas le danger auquel ils s’exposent, hasardent leur vie pour sauver la
chose publique : espérons que son bras s’armera sur-le-champ pour entourer ses défenseurs, et que la force
volera au secours de la justice. Nous n’avons plus qu’un pays ; il s’agit de recomposer une patrie. Le cri
des citoyens de Paris retentira dans tous les départements. Le concours simultané et surtout persévérant
des diverses sections de la grande famille assurera le triomphe des mesures qui doivent opérer la
résurrection de la liberté : l’acclamation générale entraînera les hommes méticuleux, et jusque dans le
Sénat, d’autres membres probes, mais indécis ou égarés, s’empresseront d’associer leurs signatures aux
nôtres.
Les alliés, arrivés aux portes de la capitale et maîtres d’une partie du territoire français, ont résolu de
mettre l’Europe à l’abri des attentats de Napoléon, de la rasseoir sur des bases qui en garantissent le repos
et le bonheur ; ils voudraient peut-être exercer l’influence de la victoire sur notre organisation politique ;
mais les principes de modération qu’ils ont manifestés dans leurs proclamations, et notamment dans celle
du 1er décembre 1813 à Francfort, nous assurent que, généreux et magnanimes, ils laisseront aux Français
le droit et le moyen de manifester librement le vœu national, sans lequel un gouvernement serait dès sa
naissance frappé du vice d’illégitimité. Les alliés sentiront que c’est le seul moyen de consolider leur
ouvrage ; car l’adoption commandée d’un nouveau chef ne promettrait à cet État forcé qu’une existence
précaire : cette oppression nouvelle révolterait avec raison la fierté nationale qui, tôt ou tard, se
réveillerait, et ce réveil serait celui du lion.
Or, quel plan adoptera la nation ? Ce n’est point à nous de le pressentir ni de le diriger ; et quel que soit
le vœu de chacun de nous pour une constitution fédérative et républicaine, assise sur la liberté la plus
étendue, nous nous rappellerons, quoiqu’avec regret, que Solon donna aux Athéniens les lois, non les
meilleures, mais les plus appropriées à leur caractère et aux circonstances du temps où il fut leur
législateur.
D’après ces considérations, le nom de Dieu invoqué et sous ses auspices, nous soussignés, vu l’urgence
des circonstances impérieuses qui exige des mesures promptes pour le salut de la patrie, interprètes du
vœu national manifesté de toutes parts, déclarons ce qui suit :
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
210
1. Les sénateurs soussignés forment l’assemblée constitutionnelle du Sénat, nonobstant l’absence de
ceux des membres qui n’auraient pu, ou n’auraient pas voulu, participer à nos délibérations.
2. Napoléon est déchu de trône et de toute prétention au gouvernement de la nation française.
3. Les pouvoirs du gouvernement sont dévolus provisoirement au Sénat. Jusqu’à la cessation de
l’interrègne.
4. Le Sénat nomme provisoirement pour ministres...
5. Toutes les autorités administratives, judiciaires, militaires et autres sont maintenues provisoirement ;
elles continueront l’exercice de leurs fonctions respectives au nom de la nation française.
6. La conscription militaire est abolie.
7. Les droits réunis sont abolis.
8. Les autres impôts sont maintenus provisoirement.
9. Le Sénat, au nom de la nation, vote des remerciements solennels aux puissances alliées, dont le
courage victorieux l’a soustraite au joug de la tyrannie.
10. Le Sénat va s’occuper sans délai d’un plan de Constitution qui garantisse la propriété et la liberté
de tous les individus, et qui sera soumis à l’acceptation libre de la nation française.
11. Le Sénat invite tous les citoyens au maintien de l’ordre au respect pour la religion et les bonnes
mœurs, afin que le concours unanime des volontés, cicatrisant les plaies d’une nation instruite par de longs
malheurs, ramène parmi nous l’industrie, le commerce, les arts, la paix et une prospérité durable.
DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE
DE L’AN 1814 (Paris, Le Normant, 1814)
••••
La Constitution qu’on vient d’improviser n’étant pas encore acceptée, ni même présentée au peuple,
elle n’est pas encore l’arche sainte à laquelle il soit défendu de toucher. Il est donc permis de dire ce que
l’on en pense, de le dire même au public. La qualité de sénateur n’ôte pas, à celui qui en est revêtu, le droit
de publier, comme citoyen, ses observations sur ce sujet.
Quelques hommes ignorants, ou assouplis par le despotisme, décident gravement qu’une charte
fondamentale est inutile ; elle est, disent-ils, dans le cœur paternel du monarque, plus que dans la forme du
gouvernement ; puis ils débitent avec emphase deux vers de Pope, excellent poète, mais mauvais
publiciste. Des fonctionnaires publics, anticipant sur le vœu national, avaient déjà proclamé le retour d’un
maître légitime ; d’un maître ! propos d’esclaves, ou d’hommes qui méritent de l’être. Maître légitime !
comme si, en fait de gouvernement, quelque chose pouvait être légitime, s’il n’est émané de la volonté
nationale ; comme si les peuples étaient des troupeaux créés pour le bon plaisir de leurs chefs, et par-là
même exposés à devenir la curée du despotisme. Actuellement dans les chaires chrétiennes de nouveaux
Sacheverell, outrageant la religion, prêchent l’obéissance passive. On tenait le même langage, quand, par
des sénatus-consultes, on démolissait la Constitution de l’an 8.
Il est très vrai que le caractère personnel du chef d’un État altère ou modifie la nature d’un
gouvernement qui n’est pas fixé par une charte constitutionnelle ; il en est très peu qui soient appuyés sur
cette base : voilà pourquoi l’ineptie et le crime ont presque toujours gouverné le monde. Dire comme
certaines gens que les bons princes sont comme les revenants dont tout le monde parle sans en avoir vu,
serait une exagération démentie par l’histoire. Le plus grand sans doute fut cet Alfred qui institua le jury,
fonda l’université d’Oxford, fut le modèle des Chrétiens par ses vertus ; des savants, par son amour pour
les lettres ; des gouvernants, par sa politique sage et son respect pour la majesté du peuple ; et qui voulait
que les Anglais fussent aussi libres que leurs pensées.
Je n’examine pas si, comme le prétendent quelques publicistes, la démocratie est fille de la vertu, et la
monarchie fille de la corruption. Quelle que soit la forme du gouvernement, il importe d’assujettir le
pouvoir suprême à un ou plusieurs corps indépendants qui en surveillent l’exercice, qui puissent interposer
des barrières entre lui et l’abus, et garantir la nation des attentats du despotisme. Cette considération
conduit à la séparation et à l’équilibre des pouvoirs.
La liberté civile obéit aux lois, la liberté politique contribue à les faire. Quand il s’agit d’un pacte social
qui opérera le bonheur ou le malheur des générations contemporaines et futures, quand on a devant soi la
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
212
nation et la postérité, on doit se pénétrer de l’importance d’une mission dont les conséquences sont si
étendues ; on doit donc procéder avec la plus grande maturité, pour créer des institutions fortes et
libérales, comme l’a dit sagement l’empereur Alexandre. L’a-t-on fait ?
La France est sans doute le seul pays civilisé où, dans trois jours, on rédige, on discute, on adopte une
charte constitutionnelle. Je crains que cette précipitation ne rappelle ce que disait Gacon de ses vers : Ils
ne me coûtent rien. Vous connaissez la réponse. Nos Démosthène criaient à l’urgence, comme si Philippe
eût été à nos portes. Quelques hommes bruyants avaient formé, à Paris, une petite atmosphère d’opinion
prétendue publique ; ... à Paris, où l’on a l’habitude de voir la France entière concentrée dans la capitale, et
de regarder seulement comme accessoire l’opinion de cent départements.
Il est permis à un républicain d’esprit et de cœur de croire que le système fédératif établi dans
l’Helvétie et les États-Unis peut s’adapter à d’autres contrées, et que la monarchie n’est pas le plus parfait
des gouvernements ; mais un bon citoyen doit se rappeler que Solon donna aux Athéniens, non les
meilleures lois, mais celles qui étaient les plus appropriées à leur caractère. Pour empêcher l’adoption
précipitée d’une charte sociale, j’avais, dans des réunions préliminaires, proposé une mesure qui obviait
aux inconvénients redoutés d’un ajournement : c’était de déclarer que la France, maintenue dans l’état
monarchique, élirait dans l’ancienne dynastie un chef auquel on présenterait la constitution, quand elle
serait rédigée. Est-il surprenant qu’on n’ait pu obtenir ce délai, quand on s’est refusé même à ce que le
Projet de Constitution fût imprimé et distribué avant la discussion, pour laisser à chacun le temps de le
méditer ? Le moindre retard serait, disait-on, le signal de la guerre civile… De la guerre civile ! À ces
mots, dont frémit toute âme honnête, on se hâte de décréter, malgré des observations de tel membre dont
on ne suspecte pas la droiture, mais qu’on croit dans l’erreur, et dont la voix se perd au milieu des
acclamations générales ; quand ensuite il est prescrit à tous de signer l’acte, il signe, parce que, lorsqu’un
corps dont on fait partie a pris une détermination, tous doivent se soumettre loyalement. Si j’étais à
Constantinople ou à Téhéran, je me soumettrais de même ; mais obéir n’est pas approuver ; et lorsqu’il
était notoire à tout le Sénat qu'au moins un membre avait voté contre divers articles, surtout contre le
sixième qui a pour objet la composition de ce corps, fallait-il imprimer, dans le Moniteur du 7, que la
charte avait été adoptée à l’unanimité ?
Le mot souverain, mal défini dans nos dictionnaires, ne peut s’appliquer qu’à la nation ; car une nation
n’appartient qu’à elle-même. La souveraineté est pour elle une propriété essentielle, inaliénable, et qui ne
peut jamais devenir celle d’un individu, ni d’une famille. Du même principe découle cette vérité, que
toutes les fonctions publiques, depuis la dernière jusqu’à la plus éminente, étant instituées pour l’utilité
commune, ne peuvent jamais être la propriété de ceux qui en sont revêtus. Ainsi, rois, princes, sénateurs,
juges, etc., tous délégués du peuple, sont responsables, et en cas de besoin destituables. Si, pour le bien de
l’État, une Constitution déclare le monarque inviolable, elle reporte le poids de la responsabilité sur ses
DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE DE L’AN 1814
213
ministres, parce que la nation, non moins inviolable, doit trouver quelque part sa garantie. Elle l’a bien
senti cette Angleterre, qui, sous tant de rapports, a perfectionné l’art social, quand elle a légalisé le droit de
résistance, afin d’obvier, sans commotion, aux abus du pouvoir1. Elle l’a senti cette Espagne, qui, dévastée
par une guerre sacrilège, a retrouvé son antique énergie : à la tête de sa charte, elle énonce le principe de la
souveraineté, comme l’avaient fait nos premières Constitutions. Pourquoi donc s’obstiner à l’exclure de
celle qui vient de naître ?
L’on me répond que ce principe est une abstraction. On s’exprimait de même sous le gouvernement
qui vient de finir. Les amis de la liberté étaient des idéologues. La nation exerce, à la vérité, son droit, en
appelant librement un monarque ; mais toujours est-il bon d’inculquer au peuple un principe auquel
malheureusement il ne pense guère, vu surtout que certaines gens sont très intéressés à ce qu’il n’y pense
jamais.
L’établissement de la monarchie conduisait naturellement à statuer sur les régences, les minorités,
l’éducation de l’héritier présomptif, etc. etc. etc. Le nouveau monarque doit prêter le serment, en acceptant
la Constitution : ses successeurs y seront-ils astreints ? Mais sans doute, me répond-on, cela est sous-
entendu. Je n’aime pas les sous-entendus dans un pacte social, lorsqu’il est si facile de les faire disparaître.
Pourquoi ne pas tracer entièrement la limite entre ce que le roi peut et ce qu’il ne peut pas ? Pourrait-il, par
exemple, aliéner une portion du territoire national, changer la division départementale, se marier,
s’absenter du royaume, sans l’aveu de la nation, exprimé par ses représentants ?
Il aura le droit d’ouvrir, de conduire des négociations, de conclure des traités de guerre défensive (la
justice repousse l’idée de guerre offensive), des traités de paix, de neutralité, de commerce. Sera-ce sans la
ratification du Sénat et du Corps Législatif, et sans être astreint, sous peine de nullité, à n’admettre jamais
dans les traités aucun article secret qui serait contraire aux articles patents, contraire à la constitution et
aux droits du peuple ?
Le roi pourra-t-il statuer seul sur les forces de terre et de mer, faire des levées d’hommes, solder et
appeler des troupes étrangères, commencer des hostilités, sous prétexte de les repousser ?
L’historien grec Agathias raconte que chez les Francs, nos ancêtres, quand il y avait division entre les
princes, de part et d’autre on armait, on se rangeait en bataille, non pour se battre, mais pour contraindre
ces princes de vider leurs querelles à l’amiable : sinon on les forçait de descendre dans l’arène2. Ce moyen,
applicable à tous les temps, à tous les lieux, préviendrait ou terminerait toutes les guerres sans effusion de
sang ; mais où trouver présentement des peuples assez sages pour l’employer ? Quidquid delirant reges
plectuntur Achivi. A-t-on oublié qu’une paire de gants tombée, une fenêtre de travers, ont occasionné des
1 Le ciel, en séparant la France et l’Angleterre, // Sauva la liberté du reste de la terre (Du Bellay) 2 Agathias, in-fol., Paris, 1670, p. 13.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
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guerres qu’on ne manquait pas de couvrir du voile de l’intérêt public ? Que de fois des caprices de
ministres ou de prostituées en crédit ont ensanglanté la terre ! Depuis huit siècles, cinq ou six guerres
seulement ont été entreprises pour l’avantage des peuples : voyez d’après cela s’il ne convient pas de
restreindre constitutionnellement le droit de faire la guerre, et de prévenir des abus de pouvoir d’autant
plus désastreux qu’ils sont irrémédiables ; car elle est vraie cette réflexion de Jean-Jacques Rousseau :
« La maxime la plus fondamentale de tout gouvernement est de ne jamais revenir de ses sottises. »
Je vous entends, nous tenons les cordons de la bourse ; aucun impôt n’aura lieu s’il n’est consenti par
le Corps Législatif et le Sénat. Mais en appelant l’expérience du passé au conseil du présent, elle vous
dirait que, si une puissance étrangère est intéressée à vous lier les mains, elle fournira des subsides au
moyen desquels on fera la guerre et l’on achètera des complices : car partout il y a des êtres disposés à se
vendre ; et, suivant l’expression d’un ministre, on aura le tarif de leurs consciences.
Quoi ! Pas un mot sur la liste civile, qui devrait être fixée invariablement au commencement de chaque
règne, pour prévenir les intrigues dont le but serait de la faire grossir durant la vie du monarque. En évitant
la mesquinerie, évitera-t-on l’excès opposé, qui mettrait en contraste la splendeur du trône avec la misère
du peuple, lorsque nous avons tant de plaies à cicatriser et de désastres à réparer ? Notre population est
d’ailleurs très diminuée. Du fond des tombeaux douze millions d’hommes égorgés depuis quinze ans
élèvent la voix pour crier qu’en Europe, en France surtout, les malheureuses mères n’enfantaient plus que
pour fournir des victimes. Actuellement des femmes désolées et des vieillards impotents remplacent les
animaux pour traîner la charrue et tracer les sillons de leurs champs arrosés de larmes. La désolation
couvre la France. Je doute qu’aucun monarque pût goûter le moindre plaisir au milieu des fêtes, s’il
pensait que, pour y fournir, l’infortuné père de famille a épuisé ses forces, que la pauvre veuve a
économisé sur le vêtement et la nourriture de ses enfants, pour verser au trésor public quelques écus, que
l’on prodigue si facilement3.
Ces omissions nombreuses qu’on remarque dans la Constitution, doivent être, dit-on, suppléées par des
lois ou des sénatus-consultes organiques. Ces derniers mots effraient, quand on se rappelle que le premier
acte revêtu de ce nom fut un attentat contre des hommes qui pouvaient être coupables, mais qu’il fallait
juger légalement. Il est à parier qu’aucun des coopérateurs de ce décret n’aurait voulu être en proie à une
autorité arbitraire ; et quand il fut prouvé que l'accusation dirigée contre des exagérés d’un parti, retombait
sur les exagérés du parti accusateur, combien durent être poignants les regrets des sénateurs qui avaient
prononcé cet ostracisme ! Les droits primitifs de la nation étaient depuis longtemps ensevelis comme ceux
3 On lira avec plaisir cet extrait du discours de Platon, métropolite de Moscou, au couronnement d’Alexandre 1er, en septembre 1801 : « Tu verras
aussi l’humanité dans sa simplicité primitive, dépouillée de tous les ornements de la naissance et d’une fastueuse origine. Elle te rappellera
continuellement quels sont les droits de l’homme… et qu’à tes yeux il n’est d’être vil dans la nature que l’oppresseur de l’humanité, ou celui qui
ose s’élever au-dessus des bornes qu’elle prescrit. »
DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE DE L’AN 1814
215
du Sénat, sous un fatras de sénatus-consultes prétendus organiques. Une décision récente de ce corps
écarte pour l’avenir cette dénomination. Dire que les lacunes de la charte seront remplies par des lois, que
déjà plusieurs le sont par les dispositions de la Constitution de l’an 8, qui alors sont maintenues seulement
comme lois, c’est manquer de notions saines sur la différence essentielle entre les lois et une Constitution.
La vraie noblesse ne peut être que celle du mérite personnel : chacun, suivant l’expression d’un de nos
poètes, est fils de ses œuvres. Le mérite des parchemins, comme celui de la couleur, est jugé depuis
longtemps au tribunal de la religion et de la philosophie, qui d’avance apprécient l’établissement au dix-
neuvième siècle, d’une noblesse héréditaire, d’une pairie héréditaire. Hâtons-nous d’arriver à cet article,
proposé et appuyé par le Gouvernement provisoire.
L’équilibre des pouvoirs serait-il dérangé, si la nomination des sénateurs n’était pas exclusivement
réservée au roi, et qu’on y fît concourir les trois autorités qui forment le pouvoir législatif ? L’élu serait
l’homme de la nation ; désormais un sénateur ne sera plus que l’homme du monarque, et au lieu de
représenter la nation, il ne représentera plus, suivant l’expression d’un savant publiciste anglais4, que lui-
même et sa famille. L’hérédité ferme d’ailleurs une porte au mérite éminent, en l’ouvrant à un individu
revêtu d’un titre qui ne donne pas et ne suppose pas même le mérite ; à un adolescent qui sera un homme
sensé ou un sot, un home probe ou dépravé, tant qu’on n’aura pas trouvé le secret d’établir l’hérédité des
talents et des vertus. Une fausse mesure en amène une autre. La sagesse avait fixé l’âge de quarante ans
pour être membre du Corps Législatif et du Sénat, désormais il suffira d’avoir atteint la majorité. Quand le
Sénat procédait à l’élection de députés à la législature, et que sur la liste étaient inscrits des candidats
sortant de ce corps, vingt fois j’ai ouï pérorer sur la crainte illusoire de perpétuer les hommes dans les
places, et aujourd’hui on établit deux cents pairies héréditaires.
La dotation du sénat qui, dans le principe, n’était que pour quatre-vingt sénateurs, avait été
successivement augmentée avec l’augmentation du nombre des membres dont ce corps est composé. Une
partie de cette dotation située en pays, désormais étranger, est perdue ainsi qu’une partie des sénatoreries ;
j’ignore si le produit de celles qui restent étant reversé dans la masse commune, couvrira ce déficit ; mais
ne convenait-il pas de répartir entre tous les membres anciens et nouveaux, le revenu commun,
quoiqu’alors les portions dussent être plus modiques, ou de statuer que la dotation restant aux membres
actuels, à mesure qu’ils mourraient, la part des décédés passerait à chacun des nouveaux sénateurs par
ordre d’ancienneté de nomination ? Au reste, la portion de sénateur mourant sans postérité masculine,
étant réversible au trésor public, elle pourrait former la dotation de leurs successeurs, si le pouvoir
législatif le croit utile.
4 V. The constitution of the United-Kingdom, etc, by Francis Plowden, 8º, London, 1802, p. 85.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
216
Un axiome ancien défend d’être juge dans sa propre cause. À Dieu ne plaise que j’inculpe l’intention
des pères de famille qui ont concouru à faire décréter l’hérédité. Il est prouvé, d’ailleurs, que plus de
cinquante sénateurs n’ont pas de postérité masculine. J’avouerai encore que sur cet article le
désintéressement d’un évêque n’est pas un effort de générosité : mais je l’envisage indépendamment de
toute considération personnelle ; j’aurais même désiré pour le sénat, la législature et d’autres corps, une
recomposition qu’on appellera, si l’on veut, épuration ; mais en politique, il faut autant qu’il est possible,
éviter des secousses, et c’est le cas de dire que le mieux est ennemi du bien.
Le corps législatif, dont on aurait dû changer le nom, puisqu’il est seulement une partie intégrante du
pouvoir qui fera les lois, a exclusivement l’initiative de celles qui concernent les contributions ; cette
mesure est extrêmement sage ; mais en accordant au roi, comme en Angleterre, le droit de le dissoudre,
tandis que le peuple n’a pas le droit de révoquer ses délégués, on laisse au pouvoir exécutif une arme
puissante contre la liberté populaire. La convocation d’une nouvelle législature lui présentera des chances
favorables à ses vues, quand la crainte d’être dissous, jointe aux caresses de la cour et à l’amorce des
distinctions, n’aura pu subjuguer l’opinion des mandataires incapables de composer sur les intérêts du
peuple.
Cette réflexion conduit à faire sentir l’importance d’interdire aux députés du corps législatif, pendant la
durée de leurs fonctions, et aux sénateurs dans tous les temps, de solliciter, pour qui que ce soit, aucun
emploi. Quant aux sénateurs, il importe (sauf l’exception décrétée pour les ministres) qu’ils ne puissent
être autre chose que sénateurs, et qu’ils soient absorbés.
La Constitution garde le silence sur la manière de promulguer les lois. Après ces mots : par la grâce de
Dieu, on doit ajouter et par la Constitution. L’omission de cette formule serait un outrage à la nation.
Pour le complément de la loi, la sanction du roi est nécessaire, mais s’il la refuse, son veto sera-t-il
absolu ou suspensif ? Et s’il est seulement suspensif, pourra-t-il s’appliquer plusieurs fois au même objet ?
Je cherche en vain dans la Constitution tout ce qui établit le droit de cité ; on n’y voit pas comment on
acquiert la qualité de citoyen, quelles causes peuvent la suspendre ou la faire perdre.
En coûtait-il beaucoup de déclarer que la maison de tout citoyen est un asile inviolable ; que nul ne
peut être arrêté, incarcéré, traduit en jugement qu’en vertu de la loi ; que, dans les vingt-quatre heures qui
suivront l’arrestation légale, le détenu doit être interrogé ; et croit-on avoir pourvu suffisamment à la
liberté individuelle, en disant que nul ne peut être distrait de ses juges naturels, vu, surtout, que la
responsabilité des ministres est énoncée d’une manière trop vague ? Un agent du pouvoir qui aura fait des
arrestations arbitraires, et gardé des citoyens sous les verrous, échappera aux poursuites, en disant qu’il ne
les a pas distraits de leurs juges naturels, attendu qu’il ne les pas traduits en jugement. Vous qui nous
parlez tant de la Constitution anglaise, et qui en avez même emprunté l’idée de constituer le Sénat français
DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE DE L’AN 1814
217
en haute cour de judicature pour juger ses membres et ceux du corps législatif, que n’empruntiez-vous
l’habeas corpus ?
Unité monétaire, uniformité de poids et mesures, établissements scientifiques, instruction publique,
agriculture, industrie, commerce, etc., etc. : quelques dispositions sur ces objets, dont on ne fait aucune
mention, méritaient de trouver place dans votre charte, à laquelle ils auraient donné, d’ailleurs, un
caractère plus populaire. Espérons qu’au moins on révisera le plus tôt possible les lois existantes à cet
égard, et qu’en élaguant ce qu’elles ont de mauvais, en perfectionnant ce qu’elles contiennent de bon, on
ouvrira toutes les sources de la prospérité publique, dont la France a dans son sein tous les éléments.
Parmi de fort bons articles, celui qui concerne la liberté de la presse, suggère quelques remarques.
Quand on eut fait la Constitution de l’an 3, on se hâta de la mettre sous le scellé, sous prétexte que l’état
de la France ne comportait pas encore l’application de ce régime. Quand on eut fait la Constitution de l’an
8, la liberté de la presse, qui était presque entière, fut restreinte successivement par des règlements qui
seraient ridicules, s’ils n’étaient tortionnaires. Dans ces derniers temps, des billets de visite étaient à peu
près la seule chose qu’on pût imprimer sans passer sous le ciseau de la censure, qui, trouvant partout des
allusions contre la tyrannie, aurait fini, je crois, par la proscription de l’Évangile. Le recueil des anecdotes
relatives à cet objet fournirait un tableau piquant. La liberté de la presse n’existait plus que pour le
Gouvernement, qui, dans ses gazettes dégoûtantes d’adulation envers le chef de l’État, insultait
périodiquement les puissances étrangères, et diffamait les particuliers qui lui déplaisaient.
Sénateurs, vous venez de proclamer la liberté de la presse, et le lendemain la censure est rétablie. Se
joue-t-on des principes et du public ? Je sais de quels prétextes on colore cette mesure. En ce moment où
commence une réaction nouvelle, de vils et lâches pamphlétaires vont de toutes parts répandre leur venin,
les outrages et impostures. Si c’est une capitation imposée par les méchants, je pourrais, certes, me
plaindre d’avoir été autrefois surtaxé ; mais je n'en soutiendrai pas moins que la liberté de la presse doit
être non seulement respectée, mais garantie ; qu’une loi répressive de délits résultant de cette liberté ne
peut frapper que ceux qu’on a commis, et non ceux que l’on commettra. Quand un homme injurie ou
calomnie, la loi vient au secours de la morale pour venger l’honneur du citoyen qui invoque son appui ;
mais il serait absurde qu’elle défendît de parler, de peur qu’on ne parlât mal. Il en est de même des lois sur
la presse ; elles ne peuvent atteindre que ce qui est publié, et non ce que l’on publiera. Vouloir établir une
censure sur des écrits qui n’ont point vu le jour, c’est cadenasser la bouche, de peur qu’on n’abuse de la
parole.
L’article dernier de la Constitution statue qu’elle sera soumise à l’acceptation du Peuple français, et
néanmoins le membre de l’ancienne dynastie appelé au trône, sera proclamé roi des Français, dès qu’il
aura signé et juré de l’observer et de la faire observer. N’est-ce donc que pour la forme et seulement par
courtoisie qu’on fait intervenir le peuple ? Et s’il lui plaisait de rejeter votre ouvrage, comme il en a le
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
218
droit, dans quels embarras seriez-vous froissés ? Je n’élève aucun doute sur le vœu qu’il manifestera, mais
il faut se cramponner sur les principes ; et peut-on nier que pour valider un acte de cette nature, les
ratifications respectives des parties contractantes auraient dû précéder la prise de possession ?
Avant de passer à quelques observations relatives aux circonstances actuelles, je termine ces remarques
sur la Constitution en faisant observer qu’elle ne dit pas un mot de la manière de la réviser, de l’améliorer.
L’autorité dont elle émane étant aujourd’hui ce qu’elle était il y a quelques jours, ne pourrait-elle pas
préparer à trente millions d’hommes une charte qui ne fût point un squelette décharné ? Les lumières du
siècle et l’expérience acquise pendant vingt-cinq ans de révolution et de calamités, fournissent des
matériaux abondants pour faire un bon ouvrage, un ouvrage capable de fixer enfin la mobilité du caractère
français5, en l’attachant à des institutions stables et fondamentales. L’occasion est favorable : si on la
laisse échapper, en retrouvera-t-on jamais une pareille ?
Si cependant on trouve dans le parti proposé une impossibilité ou une difficulté extrême, ne pourrait-on
pas s’occuper, sans délai, d’une charte supplémentaire qui serait le complément de la première, qui en
développerait l’esprit, en rectifierait les dispositions, et qui, l’une et l’autre, seraient soumises à
l’acceptation du peuple, dont chaque sénateur a juré de défendre les droits.
On ne peut se dissimuler que depuis longtemps la défaveur populaire plane sur le premier corps de
l’État. Est-ce un crime de répéter ce que tout le monde sait ? C’est sur quoi je vais parler à charge et à
décharge, en portant mes regards sur tous les corps constitués ; car tous, en France comme ailleurs, offrent
à peu près le mélange qu’on voit, en général, dans l’espèce humaine.
Le gouvernement défunt, en perfectionnant au plus haut point l’art de machiavélisme, avait réuni tous
ses efforts pour réduire ces corps à la nullité quand ils n’étaient pas les instruments aveugles de ses
caprices. Un moyen efficace pour atteindre ce but était d’influencer toutes les nominations, ou de s’en
emparer, d’y placer des individus qui lui fussent dévoués, parmi lesquels cependant il en est dont la
conduite honorable a trompé ses intentions.
Elle est très rare, parmi nous, cette trempe d’âmes énergiques, qu’on appelle du caractère. Les
hommes, pour la plupart, sont des pièces de monnaie dont l’empreinte est effacée. Dans le nombre de ceux
dont on prônait autrefois le patriotisme, combien de déserteurs ! Et quelles causes ont opéré cet ignoble
changement ? Presque toujours des intérêts de famille ou d’amour-propre à ménager. Un regard affectueux
et protecteur que le prince laissait tomber sur eux, a suffi quelquefois pour les enivrer de joie, les gonfler
d’une vanité puérile, altérer leur doctrine politique et modifier leur discours. Voilà ce qu’on a vu et ce
qu’on verra. Voilà pourquoi le courage civil, toujours calme, est si rare chez une nation bouillante, et dans
5 En lisant César, De Bello Gallico, liv. 4, ch. 4, nº 5, on voit que les Français d’aujourd’hui sont, à cet égard, ce qu’étaient les
Gaulois il y a dix-huit siècles.
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un pays où le courage militaire paraît inné. Les méticuleux et doux, plus nombreux que les méchants, ont
donné lieu au proverbe : Il y a des gens si bons, qu’ils ne valent rien. La même raison explique pourquoi la
probité politique est moins commune que la probité civile, qui, cependant ne l’est pas trop. Plusieurs fois
on a entendu des hommes constitués en dignité, qui disaient : Je ne mets pas ma conscience dans les
affaires politiques. Malheureux, où la placez-vous donc ? La vraie politique n’est-elle pas une branche de
la morale ? Et quand un individu, incapable de voler son voisin, est capable de donner son assentiment à
des mesures qui compromettent le repos, la fortune et la vie de ses semblables, peut-il dormir tranquille ?
Les détails qu’on vient de lire, vous donnent le dénouement de la conduite de plusieurs corps où une
minorité étrangère aux faveurs de la tyrannie, et bravant ses fureurs, a été abandonnée ou subjuguée par
une majorité dans laquelle figurent quelques pervers au milieu de beaucoup d’hommes faibles… Faibles
n’est pas le mot propre ; mais peut-être me saura-t-on gré de la réticence.
Ce Sénat romain qui, du temps de la république, parut à Cynéas, envoyé de Pyrrhus, une assemblée de
rois : qu’était-il sous les empereurs ? Demandez-le à Procope6, et en remontant plus haut à Juvénal7.
L’anecdote du turbot de Domitien est l’abrégé de l’histoire de cette assemblée qui perdrait au parallèle
avec le Sénat français. Le grand tort de celui-ci est d’avoir (non en totalité, mais en majorité), concouru à
des entreprises fatales à la France et à l’Europe, entreprises qu’un corps votant au scrutin secret pouvait
prévenir ou réprimer par la seule force d’inertie : car La Boétie avait raison : il suffit de ne pas soutenir le
despote pour qu’il tombe8.
En général, on aime à concentrer sur un objet unique l’affection ou la haine. L’éminence des fonctions
du premier corps de l’État lui commandait de montrer l’exemple ; mais n’est-il pas entre toutes les
autorités constituées une responsabilité solidaire ? A-t-il été soutenu par elles ? Avait-il l’initiative des
décrets ? D’où lui venaient tant de propositions désastreuses ? N’est-ce pas du Conseil d’État, par l’organe
d’orateurs presque toujours les mêmes ? Tel d’entr’eux peignait l’homme du siècle par ces mots : « Ce que
l’univers a de plus grand, ce que la France a de plus cher. » C’est l’épilogue textuel d’une harangue
adulatrice. On s’efforçait d’éblouir par les prestiges de la gloire et des conquêtes si opposées aux idées du
bonheur : car on peut appliquer aux nations la maxime de Thucydide, concernant les femmes, « la plus
vertueuse, disait-il, est celle dont on parle le moins. » La nation dont on parle le moins, est communément
la plus heureuse.
Quand du consulat, le plus ambitieux des mortels, voulut monter à la dignité impériale, d’où parvint au
Sénat cette demande ? Du Tribunat, où un seul membre déployait le courage que déployaient au Sénat
6 V. Procopi Cæsariensis Anecdota Arcana historia, in-4º, Lugduni, 1623, p. 64 et 68. 7 V. Juvénal, Satire 4. 8 V. De la Servitude, par Étienne de La Boétie.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
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quelques hommes qui lui envièrent l’avantage de pouvoir faire confidence au public de ses opinions. Pour
prix de sa complaisance, le Tribunat fut supprimé ; on brisa un ressort politique dont on n’avait plus
besoin.
Parlerai-je de cette multitude de sermons, de mandements épiscopaux où sont ressassées jusqu’à
satiété, les comparaisons avec Cyrus, pour faire croire que le nouveau Cyrus était le restaurateur des
autels, tandis que, déjà en France, sous le Directoire, plus de trente mille églises étaient ouvertes ? Pour la
première fois, depuis l’établissement du christianisme, a paru le scandale d’un catéchisme rédigé tout
exprès en faveur d’un individu9.
Quand des ministres de l’autel profanaient la louange, est-il surprenant qu’ils aient eu pour imitateurs
les préfets, les maires, les conseils de départements, les collèges électoraux, etc., etc. ? De là cette
intarissable fécondité d’éloges, dont le nec plus ultra est ce blasphème : Dieu créa Bonaparte et se reposa.
Le temps des révélations est arrivé ; l’histoire, contrainte de descendre de sa dignité, attachera au poteau
de l’ignominie cette multitude d’adresses de félicitations dictées par la flatterie ; souvent mendiées,
ordonnées, rédigées dans les bureaux ministériels d’où elles partaient, pour aller dans tous les recoins de la
France recueillir des signatures, souvent apportées ici par des députations auxquelles on prescrivait de
venir, volontairement, déposer leurs hommages aux pieds du trône. Il est des hommes que des talents
distingués ne sauveront pas des mépris de la postérité. Le fer rouge de la vérité imprimera, en caractères
ineffaçables, la honte sur le front de ces écrivains soudoyés qui, en vers comme en prose, n’ont cessé de
prostituer leurs plumes ; qui, par la rédaction de feuilles périodiques, pouvant exercer une sorte de
magistrature sur l’opinion publique, ont travaillé sans relâche à la corrompre, à éteindre toutes les idées
généreuses. Ils voulaient que le peuple fût toujours en extase devant la puissance, au lieu de le guérir de
l’idolâtrie politique, et de lui inculquer qu’un peuple admirateur ne sera jamais un peuple libre. Daniel
Heinsius, dans un ouvrage plus sérieux que le titre ne l’annonce, dit que les Romains ayant changé César
en Dieu, furent par là même changés en bêtes de somme10.
Il semble qu’un plan ait été concerté pour opérer en France cette métamorphose. Le despotisme sait
trop bien que l’ignorance des hommes facilite le moyen de les museler. Ne serait-ce pas la raison pour
9 V. Catéchisme à l’usage de toutes les églises de l’Empire Français, la 7e leçon, sur le quatrième commandement, où il est dit
que « nous devons à Napoléon l’amour, le respect, l’obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs, et que Dieu l’a établi
notre souverain ; il est son image sur la terre ; il est celui que Dieu a suscité dans les circonstances difficiles, pour rétablir le culte
public de la religion sainte de nos pères, et pour en être le protecteur. Il a ramené et conservé l’ordre public par sa sagesse
profonde et active. Il défend l’État par son bras puissant ; il est devenu l’oint du Seigneur, et lui résister, c’est se rendre digne de
la damnation éternelle, etc., etc. » 10 V. Laus asini, in-4º, Lugdun. - Batavorum, 1623, p. 57.
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laquelle, en général, on a rendu l’instruction si dispendieuse, et mis le génie aux prises avec la fortune, en
sorte que pour devenir savant il faut commencer par être riche ?
Mais où m’entraîne l’abondance des idées et des faits qui affluent sous la plume ? Dans cet
avilissement général des corps constitués, y compris le premier dans l’ordre hiérarchique des pouvoirs,
que pouvait faire une minorité qui depuis longtemps prévoyait, calculait, méditait les moyens de briser le
joug exécrable qui pesait sur le genre humain ? Que pouvait contre un million de baïonnettes cette
minorité, que le désespoir national n’enveloppa jamais dans ses accusations ? Plusieurs fois elle faillit
céder aux instances de certaines gens qui la pressaient de donner une démission, du ton dont on
commande. Jamais le courage ne l’abandonna, mais elle savait qu’il faut le dépenser à propos, et saisir le
moment opportun. Ce moment est arrivé, grâce à la générosité de ceux qu’on appelait nos ennemis, et qui,
jusqu’à présent, se montrent en amis. Alors on a vu ce qu’on voit toujours dans les révolutions : les braves
montent à l’assaut. Ils sont suivis d’hommes probes, quoique timides ; puis la colonne entière s’ébranle, et
sa marche devient uniforme et régulière. Dites-nous quelle autre autorité que le Sénat aurait pu servir de
ralliement à la nation, et prononcer d’une manière légale la déchéance ? De l’aveu de nos généraux, dès
que ce décret a été connu de l’armée, le glaive s’est incliné devant la loi, et le fleuve de sang a tari. Sans le
Sénat, la guerre civile, peut-être, eût mis le comble à nos malheurs, et la mère commune, la patrie
(puisqu’enfin nous la retrouvons), verrait ses entrailles déchirées par ses propres enfants.
Mais touchons-nous au terme de nos angoisses ? L’étendue des désirs à cet égard est-elle la mesure de
nos espérances ; et que peut-on augurer des symptômes que nous offrent les événements qui se pressent,
qui s’accumulent sous nos yeux ? Aux inquiétudes que présente l’instabilité des choses humaines, ajoutez
celles que fait naître la versatilité d’une nation qui parcourt tous les extrêmes, et qui passe rapidement de
l’enthousiasme à l’indifférence. Cette observation et les suivantes, s’appliquent particulièrement à la
population des villes, qui est à celle des campagnes comme un est à trois.
À certaine époque, on disait des Romains, qu’il leur fallait panem et circenses, du pain et des
spectacles. La plupart de nos citadins ont un troisième besoin, celui de ramper. À toutes les époques de la
révolution, on les vit prosternés devant quelque idole : point de dignité dans leur caractère. Et comment en
auraient des hommes que vingt-cinq ans passés à l’école du malheur, n’ont pas ramenés à la vertu ? Des
hommes qui, les uns sous des formes agrestes, les autres sous un masque agréable et même séduisant,
cachent une immoralité profonde ? Un peuple n’aura jamais de morale, s’il ne la reçoit des mains de la
religion, qui épure tous les sentiments, qui élève l’âme à tout ce qu’il y a de grand, de sublime. Mais la
religion, si nécessaire aux gouvernés, l’est plus encore aux gouvernants, et à tous les individus chargés de
fonctions publiques. Cette tirade va irriter la bile de beaucoup de gens, et déjà sur leurs lèvres je vois
arriver les qualifications de superstitieux, de fanatique, contre l’auteur qui n’est ni l’un ni l’autre, et qui
voudrait pouvoir se venger des injures par des bienfaits.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
222
Reportons avec intérêt nos regards sur un petit nombre d’individus, dont la conduite retrace tout ce
qu’a dit et pratiqué sur la grandeur d’âme un illustre chancelier de France, dont le petit-fils siége au
Sénat11. Ils justifient cette maxime que l’univers n’est pas assez riche pour acheter le suffrage d’un homme
de bien, ni assez puissant pour le faire dévier de ses principes. À leur suite viennent quelques êtres d’un
caractère moins robuste, et que le bon exemple entraîne, faites un effort de charité pour ne les juger que
sur l’avenir ; mais l’âme est profondément contristée è l’aspect de fourbes couverts d’or et couverts de
crimes, qui par leur fortune, leur audace et leurs places, exercent sur la société un ascendant funeste. Louis
XIV disait tout haut : l’État, c’est moi ; eux disent tout bas : la patrie, c’est moi. C’est le moi qui est le
thermomètre secret de leurs actions.
Plusieurs d’entre eux, après avoir encensé Marat et Robespierre, entassèrent toutes les malédictions sur
la tombe de ceux dont ils avaient été les complices. Après avoir été les panégyristes de l’homme qui vient
de tomber, gorgés par lui de biens aux dépens de la nation, il déroulent actuellement le tableau des forfaits
de celui qu’ils encensaient. Ayant arboré toutes les livrées, on ne peut les comparer à Janus, car la
mythologie ne lui donne que deux faces : ils en ont trente. De toutes parts, ils s’agitent, ils intriguent, et se
glissent dans tous les rangs, pour reconquérir l’influence qui leur est échappée. Tenez pour certain que les
Séjan, les Séide, les sicaires d’un despotisme sont toujours prêts à s’enrôler sous de nouvelles bannières.
Peut-être le sont-ils déjà, car déjà l’on se demande si l’on n’a pas tendu quelque piège ; si des hommes
cachés sous le rideau n’ont pas un arrière-pensée, qui bientôt se dévoilant, serait pour eux le comble de
l’opprobre, pour nous celui du malheur ; si l’on n’a pas le projet de réduire le souverain, c’est-à-dire, la
nation à capituler sur ses droits, parce qu’on veut recevoir un don, comme s’il était le paiement d’une
dette. Ne seraient-ce pas là les signes précurseurs de quelque catastrophe, à travers laquelle on voudrait
nous traîner aux funérailles de la liberté ? Il est bien permis d’être soupçonneux à la suite d’un long cours
d’expériences sur le cœur humain.
Quand un peuple est bien gouverné, il serait aussi difficile (dit un auteur) de le porter à la révolte, que
d’enseigner l’algèbre aux quadrupèdes. Combien seraient heureux et feraient d’heureux les conducteurs
des États, si la justice, associé à la bonté, présidant toujours à leur conseil, appelait sur eux les
bénédictions et l’amour ! Puisse un gouvernement nouveau se pénétrer de l’idée qu’il importe à son
existence de ne pas concentrer ses affections dans un cercle tracé par l’esprit de parti qui n’est pas l’esprit
public, mais d’identifier sont intérêt avec celui de la grande famille, d’abjurer franchement des prétentions
qui, désavouées par les lumières du siècle, loin d’affermir un trône, le laisseraient ou le feraient écrouler
peut-être au milieu des déchirements. Les notions immuables du droit des peuples sont enracinées en
11 V. dans le premier tome des Œuvres de d’Aguesseau, son excellent discours sur la grandeur d’âme.
DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE DE L’AN 1814
223
France, malgré les efforts multipliés par lesquels on a tenté de nous faire rétrograder. Les progrès de l’art
social ont une marche accélérée dans plusieurs contrées des deux mondes, et l’esprit humain est émancipé.
Dans cet écrit rédigé à la hâte, et qui servira de pâture à la calomnie, l’auteur ayant consigné sur l’état
actuel de la France, la vingtième partie de ce qu’il sait, et la centième de qu’il pense, lui pardonnera-t-on
de parler un instant de lui même ? On ne manquera pas de dire qu’il a composé une diatribe, et d’avance,
on connaît les épithètes dont il sera gratifié, ce qui est toujours plus commode que de réfuter. Quand on a
étudié et palpé le cœur humain, on sait que l’estime est une des choses dont il faut dépenser le moins. En
désignant au mépris les hommes vils, n’a-t-il pas admis, pour tous les corps, des exceptions dans
lesquelles chacun peut se placer ? Avec Érasme, il dira : qui se lœsum clamabit is conscientiam suam
prodet. Un homme qui a voté contre la création d’une noblesse, contre l’impérialité, l’usurpation des États
romains, le divorce, les proscriptions sous le nom de conscriptions, etc., a-t-il excédé ses droits en
présentant ses réflexions sur divers articles de la Constitution nouvelle, en demandant si des décorations,
des parchemins et des titres importent au bonheur du peuple ? L’auteur de cet opuscule n’a pas la
prétention de ne s’être jamais trompé ; il l’abandonne à la sagesse des homme impartiaux, et se repose
avec confiance sur la droiture de ses intentions.
INDEX DES PERSONNES On a fait suivre, en cas d’ambiguïté possible, les noms cités par Grégoire, de leur prénom ou bien de
leur statut social tel qu’indiqué par Grégoire. Par ailleurs, Napoléon Bonaparte comprend deux entrées : il
figure sous Napoléon, quand il est cité sous son prénom, et sous Bonaparte, quand il est cité sous son nom.
Grégoire, bien entendu, ne figure pas dans cet index, son nom revenant à chaque page.
A
Abel ................................................................................ 153 Abraham......................................................................... 131 Abrahamson (médailler) ................................................. 140 Agathias.......................................................................... 213 Aguesseau, Henri François d' ................................. 103, 222 Albe, duc d'..................................................................... 138 Albert d’Autriche............................................................ 128 Albigeois, les .................................................................. 185 Alembert, Jean Le Rond d' ............................................... 47 Alexandre, empereur ...................................................... 212 Alexandre 1er, tzar........................................................... 214 Alexandre II, pape ..................................................... 66,133 Alexandre III, pape......................................................... 142 Alfred, roi ....................................................................... 211 Allah............................................................................... 172 Alquier, Charles......................................................... 96,196 Amboise, Saint ............................................................... 187 Amontons, Guillaume..................................................... 202 Antraigues, Alexandre de Launay, comte d' ................... 127 Arce, Don Ramon-Joseph d' .................................................
..........................................14,26,35,60,68,78,79,120,183 Ariens, les....................................................................... 186 Arimane.......................................................................... 109 Assuérus ......................................................................... 134 Athanase, Saint............................................................... 186 Athénagore ................................................................ 80,186 Aubert, citoyen (fabricant de bas)................................... 201 Auberteuil, Hilliard d' .........................147, 150,152,154,160 Augustin, Saint ......................................................50,80,186 Azevedo (représentant)................................................... 123
B
Badinter, Robert ............................................................. 119
Baltimore, George Calvert.............................................. 172 Barbier, Antoine Alexandre.............................................. 45 Barère, Bertrand ............................................................... 33 Barnave, Antoine Pierre ................................................... 20 Basnage .......................................................................... 123 Baugrand, père Barthelémy .......44,45,48,49,50,51,52,53,54 Bayle, Pierre ...........................................43,44,53,64,92,178 Bède, Saint, dit le Vénérable .......................................... 186 Bellecombe, Guillaume de ............................................. 153 Bénézetz ......................................................................... 160 Bergasse, Nicolas (député) ............................................. 127 Bergier, Père Nicolas-Sylvestre................48,56,73,80,83,90 Bernard, Saint.......................................................... 130,188 Berr, Isaac-Berr ....................................................... 124,127 Berthélemy, Jean Simon................................................. 197 Berthollet, Claude-Louis ......................................... 197,198 Bertrand, Régis................................................................. 11 Beuvelot, François.......................................................... 199 Bielfeld, Jacob Friedrich von.......................................... 178 Bing (écrivain)......................................................... 125,141 Bloch (écrivain).............................................................. 141 Boissy, de (historien)..................................................... 123 Boissy d’Anglas, François-Antoine............................ 29, 87 Bon Saint-André, Jean.................................................... 110 Bonaparte ....................................29,50,93,102,120,195,220 Bossuet, Jacques.................................................29,50,55,59 Boucher, abbé................................................................... 20 Bouvier, citoyen (orfèvre) .............................................. 201 Brancas, la maison ducale de.............................124,129,145 Brevet de Baujour, député .............................................. 127 Bruguière (Arts et Métiers)............................................. 197 Buffon, Georges Louis Leclerc, comte de ...................... 133
C
Calmer ............................................................................ 142 Cambyse ......................................................................... 173
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
226
Camus, cardinal .............................................................. 187 Cano, Melchior............................................................... 190 Carnot, Hyppolite ........................14,28,57,102,103,120,205 Carranza ......................................................................... 183 Carrier, Jean-Baptiste .............................................. 175,176 Casas (Arts et Métiers) ................................................... 197 Catherine de Médicis, reine ............................................ 176 Cazalès, Jacques ............................................................... 20 Cerf-Berr, Hirtz de Mecklsheim, dit................................. 61 Certeau, Michel de............................................................ 41 Cervantès, Miguel de...................................................... 155 César, Jules............................................................. 218, 220 Césars, les....................................................................... 191 Chamfort, Nicolas de........................................................ 18 Charette, François Athanase de ........................................ 90 Charles IX ............................................................... 173,177 Charles X.......................................................................... 28 Charlevois (Arts et Métiers) ........................................... 156 Chaumette, Pierre Gaspard ............................................. 177 Chénier, Marie-Joseph............................................ 29,31,86 Chevalier (Arts et Métiers) ............................................. 197 Chilleau, marquis du....................................................... 163 Chrysostome, Saint Jean............................................ 83,186 Churchill, Charles........................................................... 102 Cincinnatus..................................................................... 156 Clarkson, Thomas................................................28,159,160 Clément VI ................................................................ 64,133 Clermont-Tonnerre, duc de............................................. 127 Cloots, Anacharsis.......................................................... 175 Clouet (Arts et Métiers).................................................. 201 Condillac, Étienne Bonnot, abbé de................................ 100 Condorcet, Nicolas de Caritat, marquis de ............. 31,32,56 Constance, empereur ...................................................... 186 Conté, Jacques ......................................................... 199,201 Cournand, abbé de.................................................. 127,155 Creuzé-Latouche, Jacques-Antoine ............................. 34,39 Cynéas ............................................................................ 219 Cyprien, Saint............................................................ 80,183 Cyrus .............................................................................. 220
D
Daunou, Pierre Claude François ....................24,31,33,57,66 David, Jacques....................................................20,21,28,29 Deleyre, Alexandre........................................................... 45 Démosthène.................................................................... 212
Desfontaines (Arts et Métiers)........................................ 197 Dewailly, Noël-François................................................. 197 Diderot, Denis ...............................................43,44,45,55,62 Dohm, C.W .................................................................... 123 Domat, Jean ...................................................................... 54 Domitien......................................................................... 219 Du Bellay, Joachim ........................................................ 213 du Tertre, père Rodolphe................................................ 156 Duhot, Albert-Auguste-Antoine ..................................... 120 Dumarsais, César Chesneau, sieur.................................... 29 Dupuis, Charles-François ................................................. 35
E
Enghien, duc d' ............................................................... 105 Ennety, d', gouverneur.................................................... 153 Épictète........................................................................... 155 Érasme............................................................................ 223 Esther.............................................................................. 135 Ethelbert, roi................................................................... 186 Euloge de Cordoue ......................................................... 193 Eymeric .......................................................................... 189
F
Fabre (de l'Hérault), député ..................................... 120,195 Fauchet, père ............................................................... 12,21 Faujas (Arts et Métiers) .................................................. 197 Fauvel (Arts et Métiers).................................................. 197 Fénelon, François de Salignac ....................132,170,172,187 Filangieri, Gaetano .................................................... 81,185 Fitz-James, évêque de Soissons...................................... 187 Fléchier, évêque.............................................................. 187 Flessele, citoyen (machine à filer) .................................. 200 Fleuri (Fleury), abbé Claude..............................141,185,189 Fontaine, comtesse de..................................................... 129 Forster, Frobenius (philosophe)...................................... 172 Fouché, Joseph ............................................................ 36,60 François d’Assise, Saint ................................................... 15 Fréteau, de (député) ........................................................ 126 Frossard (publiciste) ....................................................... 127 Furtado, l'aîné (représentant) .......................................... 123
G
Gacon, François....................................................... 106,212 Garat, Dominique Joseph ........................................ 106,121
INDEX DES PERSONNES
227
Gauchet, Marcel ............................................................... 15 Gersant, Dom............................................................... 19,21 Ginguené, Pierre-Louis.....................................18,26,74,112 Gobel, Jean-Baptiste Joseph, archevêque de Paris............ 22 Godeau, évêque .............................................................. 187 Goethe, Johann Wolfgang von ......................................... 26 Goguet, A. Y, ................................................................. 195 Gonzales, père Raymond........................................... 26,120 Gorcas, journaliste (Courrier de Versailles)................... 127 Gradidxi, David (électeur) .............................................. 123 Grasset-Saint-Sauveur (Arts et Métiers) ......................... 197 Grégoire IX................................................................ 64,133 Grégoire le Grand, Saint............................................ 81,186 Grenon, Michel................................................................. 18 Grotius, Hugo ................................................................... 35 Guérin (marguillier aux Cayes de Jacmel)...................... 150 Guillaime, James .............................................................. 18
Guillaume 1er ................................................................. 110 Guise, duc de .................................................................. 176
H
Habermas, Jürgen ........................................................... 112 Heinsius, Daniel ............................................................. 220 Helvétius, Claude-Adrien ................................................. 62 Helvétius, Madame...................................................... 29,44 Henri II .................................................................... 123,129 Hermont-Belot, Rita .................................................. 11,119 Hérodote ......................................................................... 173 Hertz (écrivain)............................................................... 141 Hilaire, Saint.............................................................. 80,186 Hiram.............................................................................. 134 Holbach, Paul-Henri, baron d' .......................44,62,69,73,90 Holberg, L. (historien).................................................... 123 Hopwood (graveur) ............................................................ 9 Horace ............................................................................ 155 Hormisdas, pape ............................................................. 190 Hourvits, Zalkind............................................................ 123 Hume, David .................................................................... 73
I
Idace, évêque.................................................................. 187 Idéologues, les ......................................................................
.......... 11,14,17, 18, 21,24,29,32,33,44,93,94,96,100,110 Innocent IV, pape ...................................................... 64,133
Isaïe (personnage biblique)............................................. 185 Itace, évêque................................................................... 187
J
Jacob (personnage biblique) ........................................... 134 Jean le Roux, duc de Bretagne........................................ 130 Jefferson, Thomas............................................................. 73 Jehiel, rabbin .................................................................. 142 Jéhovah........................................................................... 172 Jésus-Christ ......................................54,90,185,186,188,191 Joli (député).................................................................... 154 Jolivet (bonnetier)........................................................... 200 Jortin (auteur) ................................................................. 190 Joseph, Saint..................................................................... 94 Joseph II ......................................................................... 142 Juvénal..................................................................... 133,219
K
Kant, Emmanuel .......................................................... 15,30
L
La Boétie, Étienne de ..................................................... 219 la Tour-Dupin-Paulin, M. de .......................................... 126 Labat (historien) ............................................................. 156 Labillardière (Arts et Métiers) ........................................ 197 Laborie (auteur) .............................................................. 159 Lactance .................................................................... 81,186 Ladebat (publiciste) ........................................................ 127 Laharpe, Jean-François..................................................... 34 Lakanal, Joseph ................................................................ 29 Lami, citoyen (machine à filer) ...................................... 200 Lamourette, père Adrien................................................... 12 Landes, chevalier des............................................... 150,153 Languet, Pierre ................................................................. 20 Lanjuinais, Jean-Denis.........................................20,106,121 Lapied, Martine ................................................................ 12 Larnage, M. de. gouverneur de St.-Domingue................ 156 Las Casas, Barthelémy de.......................27,28,60,62,70,160 Lasteyrie (Arts et Métiers).............................................. 197 Lavater, Johann Kaspar .................................................. 117 Lavoisier, Antoine Laurent de ........................................ 100 Le Breton, Joachim........................................................... 97 Leblond (Arts et Métiers) ............................................... 197 Lepelletier, de Saint-Fargeau, Louis................................. 31
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
228
Leroi ( Conservateur Arts et Métiers)............................. 199 Linguet, Simon Nicolas .................................................. 142 Locke, John ...................................................43,44,45,53,64 Lopès du Bec, député ..................................................... 123 Lot (personnage biblique)............................................... 185 Louis, Saint..................................................................... 133 Louis XIII ....................................................................... 187 Louis XIV...................... 35,50,91,106,128,172,177,187,222 Louis XVI.....................................12,20,22,23,40,43,47,107 Louis XVIII ............................................................... 22,106 Luminais, député ..................................................... 120,195 Luzerne, de la .......................................................... 164,165 Lydie, Sainte................................................................... 185
M
Mably, Gabriel Bonnot de ........................................... 12,13 Macanas.......................................................................... 189 Macanda (chef des nègres marrons) ............................... 154 Mahomet........................................................................... 52 Maimonide, Moïse.......................................................... 140 Malesherbes, Guillaume Chrétien de Lamoignon de........ 41 Manès ............................................................................. 185 Manichéens, les .............................................................. 186 Manlius........................................................................... 156 Marat, Jean-Paul ....................................................... 34, 222 Marbois, M. de ............................................................... 163 Marie-Louise d'Autriche, archiduchesse........................... 23 Marsillac, quaker ............................................................ 198 Martin, citoyen (machine à filer) .................................... 200 Martin, Saint................................................................... 187 Mayer-Cahnt, Gaudchaux, député .................................. 124 Mayer-Mars, député, ...................................................... 124 Melchtal.......................................................................... 176 Melon, Jean-François ....................................................... 96 Melendez-Valdez (auteur) .............................................. 183 Mendelssohn, Moses ...................................................... 141 Michaëlis, J.D................................................................. 135 Michelet, Jules........................................................ 11,17,24 Mirabeau, Honoré Gabriel Riqueti, comte de ......13,128,155 Mithridate ....................................................................... 141 Moïse.................................................................104,134,135 Moitte (Arts et Métiers).................................................. 197 Molard (conservateur Arts et Métiers)..................... 199,201 Monge, Gaspard ............................................................. 197 Montesquieu ...............................12,44,46,47,81,92,189,192
Mortier-Duparc, député ........................................... 120,195 Moucherel (publiciste).................................................... 126 Mounier (président Ass. Nationale)................................ 126 Münter, professeur théologie ............................................ 20
N
Nadan. .............................................................................. 27 Napoléon
.. 14,20,23,24,27,35,36,67,69,71,76,87,102,103,104,105, 107,108,120,121,205,206,208,209,210,220 Nardy (agent d'Avignon) ................................................ 126 Néron.............................................................................. 173 Newton, Isaac ................................................................... 73 Nonotte, Claude-Adrien................................................... 34
O
Oberlin, pasteur .............................................................. 117 Oexmelin (historien)....................................................... 156 Olivier (fabricant minium)....................................... 197,198 Orléans. duc d' ................................................................ 196 Oromase ......................................................................... 109 Othello............................................................................ 161 Ozorius, évêque des Algarves......................................... 187
P
Pacheco........................................................................... 141 Pacien, Saint, év^que de Barcelone ................................ 190 Padrejan.......................................................................... 161 Paine, Thomas .................................................................. 23 Pajot d’Ozembray........................................................... 196 Palissy, Berrnard ....................................................... 96,196 Pas, de, famille ............................................................... 150 Pascal, Blaise.................................................................. 170 Paul, Saint.......................................................52,82,112,185 Peter, R. .......................................................................... 117 Petit-Ridel (Arts et Métiers) ........................................... 198 Peuchet, Jacques............................................................... 93 Pey, abbé .......................................................37,45,48,49,69 Peyrard, Christine ............................................................. 12 Philippe........................................................................... 212 Philippe le Bel ................................................................ 130 Philippe le Long ............................................................. 130 Philippe-Auguste ............................................................ 130 Pie VII ............................................................................ 207
INDEX DES PERSONNES
229
Pierre, Saint .................................................................... 133 Platon, métropolite de Moscou ....................................... 214 Plongeron, Bernard.........................................11,78,109,112 Poltrot ............................................................................. 176 Pompée........................................................................... 140 Pope, Alexandre ............................................................. 211 Priestley, Joseph ............................................................... 34 Priscillien........................................................................ 187 Procope........................................................................... 219 Prodejac, sieur ................................................................ 149 Pyrrhus ........................................................................... 219
R
Rabaut Saint-Étienne .............................................. 12,19,20 Racine, abbé ............................................................ 185,190 Raffet, Auguste................................................................... 9 Raimond ........................................................................ 154 Rammohun Roy, brahmane .............................................. 28 Ramsay, James ............................................................... 161 Ranxin (publiciste) ......................................................... 126 Raoul, citoyen (limes) .................................................... 201 Raymond (député) .......................................................... 154 Renaud, citoyen (verrerie) .............................................. 202 Richard (Arts et Métiers)................................................ 197 Richelieu, cardinal de ....................................................... 43 Richelieu, duc de .............................................................. 17 Richer, citoyen (numéroteur mécanique)........................ 197 Robespierre, Maximilien 11,15,23,31,34,56,60,175,176,222 Rochambeau, M. de, commandaant................................ 126 Rœderer, Pierre-Louis ...................................................... 74 Romilli, Jean-Edmée ................................................... 37,43 Romilli, Jean..................................................................... 43 Romme, Gilbert ................................................................ 30 Rousseau, Jean-JacquesJ
................ 12,46,56,73,83,92,94,98,106,112,113,170,214
S
Saba, reine de ................................................................. 134 Sacheverell ..................................................................... 211 Saint-John, Michel Guillaume........................................ 172 Saint-Méry, Moreau L. E......................................... 149,163 Salomon................................................................... 134,138 Samuel............................................................................ 188 Sarrasin (bonnetier) ........................................................ 200
Sauche, citoyen (d'Amboise) .......................................... 200 Say, Jean-Baptiste............... 32,34,39,93,94,95,96,97,98,112 Schudt (historien) ........................................................... 123 Seguin (Arts et Métiers) ................................................. 198 Séide............................................................................... 222 Séjan............................................................................... 222 Seligman-Wittersheim, S................................................ 124 Sérame, citoyen .............................................................. 203 Serres, Olivier de....................................................... 96,196 Sharp, Granvill ............................................................... 161 Sieyès, Emmanuel Joseph, abbé ....................................... 29 Simonneau, Jacques Guillaume........................................ 22 Sinclair, Sir John ............................................................ 111 Sintzheim, D. (député).................................................... 124 Sisenand, roi ................................................................... 187 Sisyphe ........................................................................... 109 Smith, Adam..................................................................... 94 Soboul, Albert .................................................................. 18 Solon .............................................................................. 212 Spartacus ........................................................................ 141 Spinoza, Baruch................................................................ 44 Staël, Madame de ........................................................... 104 Staël-Holstein, baron ........................................................ 30 Stendhal............................................................................ 24
T
Tell, Guillaume............................................................... 176 Tertullien ................................................................. 185,186 Thébaudières, de, procureur général au Cap................... 163 Thibaudeau, Antoine Clair ............................................... 28 Thiéry, avocat à Nancy................................................... 123 Thouin (Arts et Métiers) ................................................. 197 Thucydide....................................................................... 219 Tillemont, Louis-Sébastien Lenain................................. 185 Torquemada.................................................................... 184 Transtamar, Henri de ...................................................... 141
V
Vallec, Laurent ............................................................... 191 Valois (publiciste) .......................................................... 126 Van Kley, Dale ............................................................ 11,89 Vaucanson, Jacques de .................................96,196,197,199 Vespasien .................................................................. 62,129 Villard, citoyen............................................................... 200
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
230
Vivès, Louis.................................................................... 190 Voidel, député de Sarguemines ...................................... 167 Volney, Constantin François de...................................... 198 Voltaire..........................................37,44,47,89,169,173,175
W
Warville, Jacques Pierre Brissot de ................................ 160
Winkellfied..................................................................... 176 Wolf, Louis..................................................................... 124
Y
Yvon, abbé .................................................................. 45,64
LISTE DES OUVRAGES CITÉS
On trouvera une excellente bibliographie très complète comprenant les sources manuscrites et imprimées des
œuvres de Grégoire, les correspondances, les journaux et périodiques, ainsi que les études consacrées à Grégoire
dans le livre de Rita Hermon-Belot, L’abbé Grégoire, la politique et la vérité, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 475-
495. Aussi je ne signale ci-dessous que les ouvrages utilisés et cités dans mon livre.
HENRI GRÉGOIRE
Œuvres de l’Abbé Grégoire, Liechtenstein, Kto-Press, 1977, 14 volumes. Réimpression anastatique des
éd. de 1788 à 1832.
L’abbé Grégoire, évêque des Lumières, textes réunis et présentés par Frank Paul Bowman, collection
« Lire la Révolution », Paris, France-Empire, 1998, 212 p.
Histoire des sectes religieuses, nouvelle édition considérablement augmentée, Paris, Beaudoin Frères,
1828, 5 tomes ; un 6e tome est publié en 1845 chez J. Labitte, sur les manuscrits de l’auteur et
précédé d’une notice manuscrite par M. Carnot.
Lettres à Grégoire sur les patois de France, 1790-1794 : documents inédits sur la langue, les mœurs et
l’état des esprits dans les diverses régions de la France au début de la Révolution ; Rapport de
Grégoire à la Convention, Augustin Louis Gazier, éd., « Bibliothèque des dictionnaires patois de la
France », Genève, Slatkine Reprints, 1969, 353 p. Première série,1. Réimp. de l’éd. de Paris, 1880.
Les ruines de Port-Royal des Champs en 1809, année séculaire de la destruction de ce monastère, Introd.
et notes de Rita Hermont-Belot, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1995, 168 p.
Réimpression de l’édition de Levacher, 1809.
Mémoires de Grégoire, suivies de la notice historique sur Grégoire d’Hyppolite Carnot, Introduction et
notes de Jean-Michel Leniaud, Paris, Éditions de Santé, 1989, 346 p.
De la littérature des nègres, introduction et notes de Jean Lessay, Paris, Librairie académique Perrin,
c1991. Réimpression en fac-similé de l’édition de Paris, Maradan, 1808, 312 p.
OUVRAGES DE RÉFÉRENCE ET DICTIONNAIRES
Barbier, Antoine-Alexandre, Dictionnaire des ouvrages anonymes, t. IV, Paris, Paul Daffis, 1879.
Bertrand, Régis De l’histoire de l’Église à l’histoire religieuse de la Révolution dans La Révolution
française au carrefour des recherches, Martine Lapied et Christine Peyrard, dir., Aix-en-Provence,
Publications de l’Université de Provence, 2003.
Boulad-Ayoub, Josiane et Grenon, Michel, éds., Procès-verbaux des comités révolutionnaires de
l’Instruction publique suivant le Corpus J. Guillaume, Paris, L’Harmattan, 1997, 19 volumes.
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
232
Boulad-Ayoub, Josiane, éd. gén., La Décade philosophique comme système (1793-1807), Rennes, Presses
de l’Université de Rennes, 2003, 9 tomes.
Carnot, Hyppolite « Notice historique sur Grégoire » dans Mémoires de Grégoire, Paris, Éditions de
Santé, 1989, 199-330.
Dictionnaire de l’Académie française, éditions de 1762, de 1798.
Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Texte intégral conforme à l’édition originale (1751-1780) sur 4 CD-Rom, Éditions Redon, 1998.
Gazier, Augustin-Louis, Études sur l’histoire religieuse de la Révolution, Paris, A. Colin, 1887.
Lapied, Martine et Peyrard, Christine, La Révolution française au carrefour des recherches, Aix-en-
Provence, Publications de l’Université de Provence, 2003.
Michelet, Jules, Histoire de la Révolution, cParis, Lemerre, 1888, 9 tomes ; éd. établie par G. Walter,
Gallimard, 1952.
Soboul, Albert, Avant-propos et Chronologie de la vie de Grégoire, dans Œuvres de l’abbé Grégoire,
Tome I, ix-xxvii, Liechtenstein, Kto-Press, 1977, 198 p.
Soboul, Albert, éd., Dictionnaire historique de la Révolution Française, Paris, PUF, 1989, Art. « Henri
Grégoire », 520-521.
Thibaudeau, Antoine Clair, Mémoires sur la Convention et le Directoire, 2 vol., 2e édition, Paris,
Ponthieu, 1827.
Yolton, John W., ed., The Blackwell companion to the Enlightenment, Art. « Abbé Henri Grégoire »,
p. 207, Oxford, Blackwell, 1991.
APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE DU XVIIIe SIÈCLE
Baugrand, père Barthélemy, Du tolérantisme et des peines auxquelles il peut donner lieu, suivant les lois
de l’Église et de l’État, Bruxelles, et Paris, Crapart, Gastellier, Visse, 1789.
Bergier, père Nicolas-Sylvestre, Réfutation du Système social, 1773.
Pey, abbé, La Tolérance chrétienne opposée au tolérantisme philosophique, ou Lettres d’un patriote au
soi-disant curé sur son dialogue au sujet des Protestants. Nouvelle édition, corrigée et augmentée.
À Fribourg, et se trouve à Malines, chez P. J. Hanicq, 1785.
ÉTUDES
Bénot, Yves et Dorigny, Marcel, sous la dir. de, Grégoire et la cause des Noirs (1789-1831) combats et
projets, Société française d’histoire d’outre-mer, Saint-Denis, Paris, Association pour l’étude de la
colonisation européenne, 2000, 190 p.
OUVRAGES CITÉS
233
Certeau, Michel de, Revel, Jacques, Julia, Dominique, Une politique de la langue : la Révolution
Française et les patois. L’enquête de Grégoire, « Bibliothèque des histoires », Paris, Gallimard,
1975, 317 p.
Ezran, Maurice, L’abbé Grégoire, défenseur des Juifs et des Noirs : révolution et tolérance, Collection
« Chemins de la mémoire », Paris, L’Harmattan, 1992, 204 p.
Fauchon, Pierre, L’abbé Grégoire : le prêtre-citoyen, Tours, Nouvelle-République, 1989, 141 p., [8] p. de
planches.
Gauchet, Marcel, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Paris, Éditions Gallimard, 1998,
rééd. Folio Essais, 2001, 180 p.
Hermon-Belot, Rita, L’abbé Grégoire, la politique et la vérité, Collection « L’Univers historique », Paris,
Éditions du Seuil, 2000, 506 p.
Hourdin, Georges L’abbé Grégoire : évêque et démocrate, Collection « Prophètes pour demain », Paris,
Desclée de Brouwer, 1989, 158 p.
Popkin, Jeremy D. and Popkin, Richard H., ed., The Abbé Grégoire and his world, Collection « Archives
internationales d’histoire des idées », Dordrecht, Pays-Bas, Kluwer Academic, 2000, xv,-191 p.
Plongeron, Bernard, L’abbé Grégoire (1750-1831) ou L’arche de la fraternité, Paris, Letouzey & Ané,
1989, 109 p.
Plongeron, Bernard, Théologie et politique au siècle des Lumières (1770-1820), Collection « Travaux
d’histoire éthico-politique », Genève, Droz, 1973, 405 p.
Plongeron, Bernard, L’abbé Grégoire et la République des savants, suivi du Plan d’association générale
entre les savants, gens de lettres et artistes, pour accélérer les progrès des bonnes mœurs et des
lumières (1817) et de l’Essai sur la solidarité littéraire entre les savants de tous pays (1824) de
l’Abbé Grégoire, Paris, CTHS, 2001, 302 p.
Van Kley, Dale, « Grégoire’s Quest for a Catholic Republic », dans The Abbé Grégoire and his World, J.
D. Popkin et R. H. Popkin, eds., Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2000, 71-107.
TABLE DES MATIÈRES
I L’AMI DE L’HUMANITÉ ...................................................................................... 9
INTRODUCTION........................................................................................................11
1 L’HOMME À LA TÊTE DE GRANIT .......................................................................17
1.1 PREMIER TABLEAU............................................................................................................. 19
1.2 DEUXIÈME TABLEAU ......................................................................................................... 25
1.3 TROISIÈME TABLEAU......................................................................................................... 29
2 UN CONCEPT MÉDIATEUR : LA TOLÉRANCE DES APOLOGÈTES CATHOLIQUES À L’ABBÉ GRÉGOIRE ......................................37 2.1 LE TRÔNE ET L’AUTEL....................................................................................................... 41
2.2 LA TOLÉRANCE DANS LE DISCOURS SOCIAL.............................................................. 42
2.3 LE DROIT D’INTOLÉRANCE .............................................................................................. 48 3.3.1 Des Lumières qui éblouissent plutôt qu’elles n’éclairent .............................................................. 49
3.3.2 Une révolution extravagante, une révolution funeste .................................................................... 50
3.3.3 Tolérantisme, tolérance civile, tolérance ecclésiastique ou religieuse........................................... 52
3.3.4 La vraie tolérance .......................................................................................................................... 53
2.4 LA RÉVOLUTION DE LA TOLÉRANCE ............................................................................ 54
3 LE DÉFENSEUR DES OPPRIMÉS ET DES MINORITÉS.......................................57
3.1 ACCORDER À TOUS LES JUIFS L’ÉGALITÉ DES DROITS............................................ 61
3.2 DE LA NOBLESSE DE LA PEAU......................................................................................... 68
3.3 UNE RELIGION, ESSENTIELLEMENT DOUCE, TOLÉRANTE, ÉGALEMENT AMIE DES SCIENCES ET DE LA LIBERTÉ....................................................... 78
4 LA RÉPUBLIQUE DOIT RESTER DEBOUT ...........................................................85
4.1 LA PLAIE LA PLUS PROFONDE ......................................................................................... 85
4.2 UN MUSÉUM D’HISTOIRE ARTIFICIELLE ...................................................................... 93
4.3 LES FUNÉRAILLES DE LA LIBERTÉ............................................................................... 102
5 LA SAINTE-ALLIANCE OU LE PRINCIPE DE SOLIDARITÉ CONCLUSION ..........................................................................................................109
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
236
II FORMER LE FAISCEAU DE LA RÉPUBLIQUE................................. 117
1 PRÉSENTATION ......................................................................................................119
1.1 MOTION EN FAVEUR DES JUIFS,.................................................................................... 123
1.2 MÉMOIRE EN FAVEUR DES GENS DE COULEUR ....................................................... 147
1.3 DISCOURS SUR LA LIBERTÉ DES CULTES................................................................... 169
1.4 LETTRE DU CITOYEN GRÉGOIRE, ÉVÊQUE DE BLOIS À DON RAMON-JOSEPH DE ARCE, ARCHEVÊQUE DE BURGOS, ............................ 183
1.5 RAPPORT SUR LE CONSERVATOIRE DES ARTS ET MÉTIERS ................................. 195
1.6 PROJET DE DÉCHÉANCE DE NAPOLÉON (1814).......................................................... 205
1.7 DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE DE L’AN 1814..................................................... 211
III INDEX.................................................................................................... 225
IV LISTE DES OUVRAGES CITÉS ......................................................... 231
V TABLE DES MATIÈRES .................................................................................235
INDEX DES PERSONNES On a fait suivre, en cas d’ambiguïté possible, les noms cités par Grégoire, de leur prénom ou bien de
leur statut social tel qu’indiqué par Grégoire. Par ailleurs, Napoléon Bonaparte comprend deux entrées : il
figure sous Napoléon, quand il est cité sous son prénom, et sous Bonaparte, quand il est cité sous son nom.
Grégoire, bien entendu, ne figure pas dans cet index, son nom revenant à chaque page.
A
Abel ................................................................................ 153 Abraham......................................................................... 131 Abrahamson (médailler) ................................................. 140 Agathias.......................................................................... 213 Aguesseau, Henri François d' ................................. 103, 222 Albe, duc d'..................................................................... 138 Albert d’Autriche............................................................ 128 Albigeois, les .................................................................. 185 Alembert, Jean Le Rond d' ............................................... 47 Alexandre, empereur ...................................................... 212 Alexandre 1er, tzar........................................................... 214 Alexandre II, pape ..................................................... 66,133 Alexandre III, pape......................................................... 142 Alfred, roi ....................................................................... 211 Allah............................................................................... 172 Alquier, Charles......................................................... 96,196 Amboise, Saint ............................................................... 187 Amontons, Guillaume..................................................... 202 Antraigues, Alexandre de Launay, comte d' ................... 127 Arce, Don Ramon-Joseph d' .................................................
..........................................14,26,35,60,68,78,79,120,183 Ariens, les....................................................................... 186 Arimane.......................................................................... 109 Assuérus ......................................................................... 134 Athanase, Saint............................................................... 186 Athénagore ................................................................ 80,186 Aubert, citoyen (fabricant de bas)................................... 201 Auberteuil, Hilliard d' .........................147, 150,152,154,160 Augustin, Saint ......................................................50,80,186 Azevedo (représentant)................................................... 123
B
Badinter, Robert ............................................................. 119
Baltimore, George Calvert.............................................. 172 Barbier, Antoine Alexandre.............................................. 45 Barère, Bertrand ............................................................... 33 Barnave, Antoine Pierre ................................................... 20 Basnage .......................................................................... 123 Baugrand, père Barthelémy .......44,45,48,49,50,51,52,53,54 Bayle, Pierre ...........................................43,44,53,64,92,178 Bède, Saint, dit le Vénérable .......................................... 186 Bellecombe, Guillaume de ............................................. 153 Bénézetz ......................................................................... 160 Bergasse, Nicolas (député) ............................................. 127 Bergier, Père Nicolas-Sylvestre................48,56,73,80,83,90 Bernard, Saint.......................................................... 130,188 Berr, Isaac-Berr ....................................................... 124,127 Berthélemy, Jean Simon................................................. 197 Berthollet, Claude-Louis ......................................... 197,198 Bertrand, Régis................................................................. 11 Beuvelot, François.......................................................... 199 Bielfeld, Jacob Friedrich von.......................................... 178 Bing (écrivain)......................................................... 125,141 Bloch (écrivain).............................................................. 141 Boissy, de (historien)..................................................... 123 Boissy d’Anglas, François-Antoine............................ 29, 87 Bon Saint-André, Jean.................................................... 110 Bonaparte ....................................29,50,93,102,120,195,220 Bossuet, Jacques.................................................29,50,55,59 Boucher, abbé................................................................... 20 Bouvier, citoyen (orfèvre) .............................................. 201 Brancas, la maison ducale de.............................124,129,145 Brevet de Baujour, député .............................................. 127 Bruguière (Arts et Métiers)............................................. 197 Buffon, Georges Louis Leclerc, comte de ...................... 133
C
Calmer ............................................................................ 142
INDEX
Cambyse ......................................................................... 173 Camus, cardinal .............................................................. 187 Cano, Melchior............................................................... 190 Carnot, Hyppolite ........................14,28,57,102,103,120,205 Carranza ......................................................................... 183 Carrier, Jean-Baptiste .............................................. 175,176 Casas (Arts et Métiers) ................................................... 197 Catherine de Médicis, reine ............................................ 176 Cazalès, Jacques ............................................................... 20 Cerf-Berr, Hirtz de Mecklsheim, dit................................. 61 Certeau, Michel de............................................................ 41 Cervantès, Miguel de...................................................... 155 César, Jules............................................................. 218, 220 Césars, les....................................................................... 191 Chamfort, Nicolas de........................................................ 18 Charette, François Athanase de ........................................ 90 Charles IX ............................................................... 173,177 Charles X.......................................................................... 28 Charlevois (Arts et Métiers) ........................................... 156 Chaumette, Pierre Gaspard ............................................. 177 Chénier, Marie-Joseph............................................ 29,31,86 Chevalier (Arts et Métiers) ............................................. 197 Chilleau, marquis du....................................................... 163 Chrysostome, Saint Jean............................................ 83,186 Churchill, Charles........................................................... 102 Cincinnatus..................................................................... 156 Clarkson, Thomas................................................28,159,160 Clément VI ................................................................ 64,133 Clermont-Tonnerre, duc de............................................. 127 Cloots, Anacharsis.......................................................... 175 Clouet (Arts et Métiers).................................................. 201 Condillac, Étienne Bonnot, abbé de................................ 100 Condorcet, Nicolas de Caritat, marquis de ............. 31,32,56 Constance, empereur ...................................................... 186 Conté, Jacques ......................................................... 199,201 Cournand, abbé de.................................................. 127,155 Creuzé-Latouche, Jacques-Antoine ............................. 34,39 Cynéas ............................................................................ 219 Cyprien, Saint............................................................ 80,183 Cyrus .............................................................................. 220
D
Daunou, Pierre Claude François ....................24,31,33,57,66 David, Jacques....................................................20,21,28,29 Deleyre, Alexandre........................................................... 45
Démosthène.................................................................... 212 Desfontaines (Arts et Métiers)........................................ 197 Dewailly, Noël-François................................................. 197 Diderot, Denis ...............................................43,44,45,55,62 Dohm, C.W .................................................................... 123 Domat, Jean ...................................................................... 54 Domitien......................................................................... 219 Du Bellay, Joachim ........................................................ 213 du Tertre, père Rodolphe................................................ 156 Duhot, Albert-Auguste-Antoine ..................................... 120 Dumarsais, César Chesneau, sieur.................................... 29 Dupuis, Charles-François ................................................. 35
E
Enghien, duc d' ............................................................... 105 Ennety, d', gouverneur.................................................... 153 Épictète........................................................................... 155 Érasme............................................................................ 223 Esther.............................................................................. 135 Ethelbert, roi................................................................... 186 Euloge de Cordoue ......................................................... 193 Eymeric .......................................................................... 189
F
Fabre (de l'Hérault), député ..................................... 120,195 Fauchet, père ............................................................... 12,21 Faujas (Arts et Métiers) .................................................. 197 Fauvel (Arts et Métiers).................................................. 197 Fénelon, François de Salignac ....................132,170,172,187 Filangieri, Gaetano .................................................... 81,185 Fitz-James, évêque de Soissons...................................... 187 Fléchier, évêque.............................................................. 187 Flessele, citoyen (machine à filer) .................................. 200 Fleuri (Fleury), abbé Claude..............................141,185,189 Fontaine, comtesse de..................................................... 129 Forster, Frobenius (philosophe)...................................... 172 Fouché, Joseph ............................................................ 36,60 François d’Assise, Saint ................................................... 15 Fréteau, de (député) ........................................................ 126 Frossard (publiciste) ....................................................... 127 Furtado, l'aîné (représentant) .......................................... 123
G
Gacon, François....................................................... 106,212
INDEX
Garat, Dominique Joseph ........................................ 106,121 Gauchet, Marcel ............................................................... 15 Gersant, Dom............................................................... 19,21 Ginguené, Pierre-Louis.....................................18,26,74,112 Gobel, Jean-Baptiste Joseph, archevêque de Paris............ 22 Godeau, évêque .............................................................. 187 Goethe, Johann Wolfgang von ......................................... 26 Goguet, A. Y, ................................................................. 195 Gonzales, père Raymond........................................... 26,120 Gorcas, journaliste (Courrier de Versailles)................... 127 Gradidxi, David (électeur) .............................................. 123 Grasset-Saint-Sauveur (Arts et Métiers) ......................... 197 Grégoire IX................................................................ 64,133 Grégoire le Grand, Saint............................................ 81,186 Grenon, Michel................................................................. 18 Grotius, Hugo ................................................................... 35 Guérin (marguillier aux Cayes de Jacmel)...................... 150 Guillaime, James .............................................................. 18
Guillaume 1er ................................................................. 110 Guise, duc de .................................................................. 176
H
Habermas, Jürgen ........................................................... 112 Heinsius, Daniel ............................................................. 220 Helvétius, Claude-Adrien ................................................. 62 Helvétius, Madame...................................................... 29,44 Henri II .................................................................... 123,129 Hermont-Belot, Rita .................................................. 11,119 Hérodote ......................................................................... 173 Hertz (écrivain)............................................................... 141 Hilaire, Saint.............................................................. 80,186 Hiram.............................................................................. 134 Holbach, Paul-Henri, baron d' .......................44,62,69,73,90 Holberg, L. (historien).................................................... 123 Hopwood (graveur) ............................................................ 9 Horace ............................................................................ 155 Hormisdas, pape ............................................................. 190 Hourvits, Zalkind............................................................ 123 Hume, David .................................................................... 73
I
Idace, évêque.................................................................. 187 Idéologues, les ......................................................................
.......... 11,14,17, 18, 21,24,29,32,33,44,93,94,96,100,110
Innocent IV, pape ...................................................... 64,133 Isaïe (personnage biblique)............................................. 185 Itace, évêque................................................................... 187
J
Jacob (personnage biblique) ........................................... 134 Jean le Roux, duc de Bretagne........................................ 130 Jefferson, Thomas............................................................. 73 Jehiel, rabbin .................................................................. 142 Jéhovah........................................................................... 172 Jésus-Christ ......................................54,90,185,186,188,191 Joli (député).................................................................... 154 Jolivet (bonnetier)........................................................... 200 Jortin (auteur) ................................................................. 190 Joseph, Saint..................................................................... 94 Joseph II ......................................................................... 142 Juvénal..................................................................... 133,219
K
Kant, Emmanuel .......................................................... 15,30
L
La Boétie, Étienne de ..................................................... 219 la Tour-Dupin-Paulin, M. de .......................................... 126 Labat (historien) ............................................................. 156 Labillardière (Arts et Métiers) ........................................ 197 Laborie (auteur) .............................................................. 159 Lactance .................................................................... 81,186 Ladebat (publiciste) ........................................................ 127 Laharpe, Jean-François..................................................... 34 Lakanal, Joseph ................................................................ 29 Lami, citoyen (machine à filer) ...................................... 200 Lamourette, père Adrien................................................... 12 Landes, chevalier des............................................... 150,153 Languet, Pierre ................................................................. 20 Lanjuinais, Jean-Denis.........................................20,106,121 Lapied, Martine ................................................................ 12 Larnage, M. de. gouverneur de St.-Domingue................ 156 Las Casas, Barthelémy de.......................27,28,60,62,70,160 Lasteyrie (Arts et Métiers).............................................. 197 Lavater, Johann Kaspar .................................................. 117 Lavoisier, Antoine Laurent de ........................................ 100 Le Breton, Joachim........................................................... 97 Leblond (Arts et Métiers) ............................................... 197
INDEX
Lepelletier, de Saint-Fargeau, Louis................................. 31 Leroi ( Conservateur Arts et Métiers)............................. 199 Linguet, Simon Nicolas .................................................. 142 Locke, John ...................................................43,44,45,53,64 Lopès du Bec, député ..................................................... 123 Lot (personnage biblique)............................................... 185 Louis, Saint..................................................................... 133 Louis XIII ....................................................................... 187 Louis XIV...................... 35,50,91,106,128,172,177,187,222 Louis XVI.....................................12,20,22,23,40,43,47,107 Louis XVIII ............................................................... 22,106 Luminais, député ..................................................... 120,195 Luzerne, de la .......................................................... 164,165 Lydie, Sainte................................................................... 185
M
Mably, Gabriel Bonnot de ........................................... 12,13 Macanas.......................................................................... 189 Macanda (chef des nègres marrons) ............................... 154 Mahomet........................................................................... 52 Maimonide, Moïse.......................................................... 140 Malesherbes, Guillaume Chrétien de Lamoignon de........ 41 Manès ............................................................................. 185 Manichéens, les .............................................................. 186 Manlius........................................................................... 156 Marat, Jean-Paul ....................................................... 34, 222 Marbois, M. de ............................................................... 163 Marie-Louise d'Autriche, archiduchesse........................... 23 Marsillac, quaker ............................................................ 198 Martin, citoyen (machine à filer) .................................... 200 Martin, Saint................................................................... 187 Mayer-Cahnt, Gaudchaux, député .................................. 124 Mayer-Mars, député, ...................................................... 124 Melchtal.......................................................................... 176 Melon, Jean-François ....................................................... 96 Melendez-Valdez (auteur) .............................................. 183 Mendelssohn, Moses ...................................................... 141 Michaëlis, J.D................................................................. 135 Michelet, Jules........................................................ 11,17,24 Mirabeau, Honoré Gabriel Riqueti, comte de ......13,128,155 Mithridate ....................................................................... 141 Moïse.................................................................104,134,135 Moitte (Arts et Métiers).................................................. 197 Molard (conservateur Arts et Métiers)..................... 199,201 Monge, Gaspard ............................................................. 197
Montesquieu ...............................12,44,46,47,81,92,189,192 Mortier-Duparc, député ........................................... 120,195 Moucherel (publiciste).................................................... 126 Mounier (président Ass. Nationale)................................ 126 Münter, professeur théologie ............................................ 20
N
Nadan. .............................................................................. 27 Napoléon
.. 14,20,23,24,27,35,36,67,69,71,76,87,102,103,104,105, 107,108,120,121,205,206,208,209,210,220 Nardy (agent d'Avignon) ................................................ 126 Néron.............................................................................. 173 Newton, Isaac ................................................................... 73 Nonotte, Claude-Adrien................................................... 34
O
Oberlin, pasteur .............................................................. 117 Oexmelin (historien)....................................................... 156 Olivier (fabricant minium)....................................... 197,198 Orléans. duc d' ................................................................ 196 Oromase ......................................................................... 109 Othello............................................................................ 161 Ozorius, évêque des Algarves......................................... 187
P
Pacheco........................................................................... 141 Pacien, Saint, év^que de Barcelone ................................ 190 Padrejan.......................................................................... 161 Paine, Thomas .................................................................. 23 Pajot d’Ozembray........................................................... 196 Palissy, Berrnard ....................................................... 96,196 Pas, de, famille ............................................................... 150 Pascal, Blaise.................................................................. 170 Paul, Saint.......................................................52,82,112,185 Peter, R. .......................................................................... 117 Petit-Ridel (Arts et Métiers) ........................................... 198 Peuchet, Jacques............................................................... 93 Pey, abbé .......................................................37,45,48,49,69 Peyrard, Christine ............................................................. 12 Philippe........................................................................... 212 Philippe le Bel ................................................................ 130 Philippe le Long ............................................................. 130 Philippe-Auguste ............................................................ 130
INDEX
Pie VII ............................................................................ 207 Pierre, Saint .................................................................... 133 Platon, métropolite de Moscou ....................................... 214 Plongeron, Bernard.........................................11,78,109,112 Poltrot ............................................................................. 176 Pompée........................................................................... 140 Pope, Alexandre ............................................................. 211 Priestley, Joseph ............................................................... 34 Priscillien........................................................................ 187 Procope........................................................................... 219 Prodejac, sieur ................................................................ 149 Pyrrhus ........................................................................... 219
R
Rabaut Saint-Étienne .............................................. 12,19,20 Racine, abbé ............................................................ 185,190 Raffet, Auguste................................................................... 9 Raimond ........................................................................ 154 Rammohun Roy, brahmane .............................................. 28 Ramsay, James ............................................................... 161 Ranxin (publiciste) ......................................................... 126 Raoul, citoyen (limes) .................................................... 201 Raymond (député) .......................................................... 154 Renaud, citoyen (verrerie) .............................................. 202 Richard (Arts et Métiers)................................................ 197 Richelieu, cardinal de ....................................................... 43 Richelieu, duc de .............................................................. 17 Richer, citoyen (numéroteur mécanique)........................ 197 Robespierre, Maximilien 11,15,23,31,34,56,60,175,176,222 Rochambeau, M. de, commandaant................................ 126 Rœderer, Pierre-Louis ...................................................... 74 Romilli, Jean-Edmée ................................................... 37,43 Romilli, Jean..................................................................... 43 Romme, Gilbert ................................................................ 30 Rousseau, Jean-JacquesJ
................ 12,46,56,73,83,92,94,98,106,112,113,170,214
S
Saba, reine de ................................................................. 134 Sacheverell ..................................................................... 211 Saint-John, Michel Guillaume........................................ 172 Saint-Méry, Moreau L. E......................................... 149,163 Salomon................................................................... 134,138 Samuel............................................................................ 188
Sarrasin (bonnetier) ........................................................ 200 Sauche, citoyen (d'Amboise) .......................................... 200 Say, Jean-Baptiste............... 32,34,39,93,94,95,96,97,98,112 Schudt (historien) ........................................................... 123 Seguin (Arts et Métiers) ................................................. 198 Séide............................................................................... 222 Séjan............................................................................... 222 Seligman-Wittersheim, S................................................ 124 Sérame, citoyen .............................................................. 203 Serres, Olivier de....................................................... 96,196 Sharp, Granvill ............................................................... 161 Sieyès, Emmanuel Joseph, abbé ....................................... 29 Simonneau, Jacques Guillaume........................................ 22 Sinclair, Sir John ............................................................ 111 Sintzheim, D. (député).................................................... 124 Sisenand, roi ................................................................... 187 Sisyphe ........................................................................... 109 Smith, Adam..................................................................... 94 Soboul, Albert .................................................................. 18 Solon .............................................................................. 212 Spartacus ........................................................................ 141 Spinoza, Baruch................................................................ 44 Staël, Madame de ........................................................... 104 Staël-Holstein, baron ........................................................ 30 Stendhal............................................................................ 24
T
Tell, Guillaume............................................................... 176 Tertullien ................................................................. 185,186 Thébaudières, de, procureur général au Cap................... 163 Thibaudeau, Antoine Clair ............................................... 28 Thiéry, avocat à Nancy................................................... 123 Thouin (Arts et Métiers) ................................................. 197 Thucydide....................................................................... 219 Tillemont, Louis-Sébastien Lenain................................. 185 Torquemada.................................................................... 184 Transtamar, Henri de ...................................................... 141
V
Vallec, Laurent ............................................................... 191 Valois (publiciste) .......................................................... 126 Van Kley, Dale ............................................................ 11,89 Vaucanson, Jacques de .................................96,196,197,199 Vespasien .................................................................. 62,129
INDEX
Villard, citoyen............................................................... 200 Vivès, Louis.................................................................... 190 Voidel, député de Sarguemines ...................................... 167 Volney, Constantin François de...................................... 198 Voltaire..........................................37,44,47,89,169,173,175
W
Warville, Jacques Pierre Brissot de ................................ 160 Winkellfied..................................................................... 176 Wolf, Louis..................................................................... 124
Y
Yvon, abbé .................................................................. 45,64
L’ABBÉ GRÉGOIRE, APOLOGÈTE DE LA RÉPUBLIQUE
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Ce petit livre suit un fil argumentatif insolite pour relire à nouveaux fraisl’immense travail de cet homme, prêtre, patriote, député, sénateur, et endégager les enjeux politiques et polémiques. On suggère que l’abbé Grégoirea agi comme le dernier des apologètes chrétiens, ces adversaires pré-révolutionnaires de la « nouvelle philosophie », et, à la fois, comme le maîtred’œuvre intrépide des grandes réalisations révolutionnaires culturelles, dontla fortune pour la plupart sera si féconde. On se demandera pourquoiGrégoire, chrétien sincère et républicain convaincu, n’a jamais vécu ni penséce mixte comme incompatible, bien au contraire.
Faisant circuler parmi les premiers ce mot-clé de « régénération », cetteidée-force de la Révolution, « l’ami des gens de toutes les couleurs » cherche,en philosophe chrétien, à mettre en action, sous l’horizon de la toléranceuniverselle, cet esprit de solidarité, principe d’union et d’oubli, seul capabled’harmoniser les liens entre vérités politiques et vérités religieuses, entresensibilités, représentations et pratiques intellectuelles, morales et socialesdiverses.
JOSIANE BOULAD-AYOUB, de la Société Royale du Canada, est titulaire dela Chaire Unesco de philosophie politique et de philosophie du droit àl’Université du Québec à Montréal où elle est professeur de philosophiemoderne. Spécialisée dans la philosophie des Lumières et de sesprolongements chez les Idéologues et dans la Révolution française, elle vientde publier aux Presses de l’Université de Rennes une édition critique dujournal La Décade philosophique, littéraire et politique (1794-1807).
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