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La Bible et l’Historien À propos du livre La Bible dévoilée
d’Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman
(éditions Bayard, réédité collection Folio)
Isy Morgensztern
Sociologue, philosophe,
Ancien enseignant à l’Université de Toulouse le Mirail
Cinéaste producteur et coauteur des films tirés du livre pour la télévision
J’ai rencontré Israël Finkelstein et Neil Silberman en 1999. A l’époque ils étaient encore en
train de rédiger le manuscrit du livre. C’est vous dire que les films qui en ont été tirés ont mis
beaucoup de temps à s’élaborer et que ça a été une affaire relativement complexe. On les a
terminés il y a à peu près six mois. On a donc mis six ans à les faire. J’ai travaillé pendant
pratiquement cinq ans avec Finkelstein.
Je ne suis pas archéologue, je ne suis pas historien, mes diplômes sont en sociologie et en
philosophie, mais le travail de terrain, la rencontre, ma connaissance de la Bible, font que je pense
pouvoir assumer ici le rôle que Finkelstein aurait assuré s’il était venu lui-même. Le livre sera
évidemment au cœur de ce que je vais vous raconter, mais je vais un peu élargir le sujet. Ce que
je vais ajouter c’est une introduction et une conclusion.
1. La Bible et ses conceptions de l’Histoire
L’introduction me paraît nécessaire, de même que dans les films, afin de redire en quelques
mots, avant de s’interroger sur le travail de l’historien lui-même, de quoi il est question quand on
parle de l’Ancien Testament ou de la Bible Hébraïque.
Une Histoire qui suit un « temps-progrès »
L’Ancien Testament a un statut très particulier. C’est un livre historique, et d’une certaine
façon c’est un excellent sujet que vous m’avez demandé de traiter ce soir, parce qu’en fait la
notion même d’Histoire commence avec l’Ancien Testament. Avant, et à côté, et autour, on peut
considérer qu’on n’a que des chroniques, c’est-à-dire des événements rapportés, mais pas une
mise en perspective telle qu’un matériau historique puisse s’en dégager. La différence entre des
chroniques et de l’Histoire est un peu au cœur de notre sujet. J’en parlerai au fur et à mesure.
Les chroniques, c’est un scribe qui, auprès d’un roi, rapporte les événements, et en particulier
les batailles et les grands actes politiques du pouvoir. C’est ce qu’on voit pour la Mésopotamie et
pour l’Égypte. Et d’une certaine façon il n’y a pas de mise en perspective, pas de “tissage” et de
rapport au temps tels qu’on puisse parler d’Histoire.
La Bible, par contre, a cette caractéristique, et on va voir pourquoi, d’être le premier livre qui
non seulement rapporte des événements, mais en fait des événements historiques. Ma thèse est
que nous n’avons d’Histoire en Occident que parce que nous avons l’Ancien Testament. C’est
l’origine même de l’idée même d’Histoire.
La rédaction de la Bible s’étale sur une dizaine de siècles. C’est énorme, et évidemment ça
différencie à 180 degrés la Bible Hébraïque du Nouveau Testament, dont la période de rédaction
est relativement courte, un siècle et demi, et du Coran, qui, même si sa rédaction est beaucoup
plus longue que l’affirme l’orthodoxie musulmane, s’est faite là encore au minimum en un siècle
et demi. Dans le Coran nous avons des récits dans lesquels il n’y a pas d’Histoire. Ni le Nouveau
Testament ni le Coran ne sont des livres historiques.
Seul l’Ancien Testament est un livre historique. La mise en perspective, le “tissage” des
événements qui sont relatés dans l’Ancien Testament, pour la première fois dans la chronologie
de l’humanité, fait Histoire, parce qu’il y a un début, un milieu et une fin. Il y a une Genèse, il y a
le corps du récit, et il y a une sorte de fin faute de combattants. Le livre s’arrête parce qu’il n’y a
plus personne pour le continuer. Mais par le travail qui est fait par les chrétiens et avec
l’Apocalypse on a une sorte de parcours bouclé, un temps-progrès. C’est la première fois qu’on
rencontre cette notion de temps-progrès.
Il y a encore aujourd’hui dans des pays et des civilisations d’Orient un côté « ça va, ça vient »,
c’est-à-dire un temps cyclique, et même parfois des temps régressifs. Le meilleur de ce que l’on
peut espérer est derrière nous. Beaucoup de gens fonctionnent comme ça. La Bible, elle, installe
la notion de temps-progrès, c’est-à-dire une Genèse, puis un corps, la maturité du propos, et un
aboutissement, une fin. Le récit peut éventuellement redémarrer par la Parousie, ou la venue du
Messie pour les Juifs, mais pas d’où il est parti. Il est hors de question de revenir au Paradis
d’origine où étaient Adam et Ève, avec simplement un couple primordial. Cette notion (de temps-
progrès) qui est très importante dans tout le dispositif occidental, vient de la Bible.
Une composition tardive et apologétique
Bien entendu, comme on peu le soupçonner, ni le début ni la fin de la Bible hébraïque n’ont
été écrits au début et à la fin. Ce qui a été écrit en tout premier lieu c’est le milieu, c’est-à-dire le
“déroulé” historique, qui raconte les épopées, Juges et Rois, et la Loi. Là, la Bible rapporte des
chroniques qui paraissent du même ordre que celles de Mésopotamie et d’Égypte. Cette partie du
texte biblique est ce que, dans les pays chrétiens, on lit le moins. Les Rois, les Juges, les
Chroniques, tous ces textes, avec des énumérations absolument incroyables de personnages qu’on
ne connaît pas, avec des engendrements incroyables, toute cette partie-là est la partie qui a été
rédigée en premier.
Puis on lui a adjoint un début, en Exil, sur un modèle calqué pour une grande part sur le
modèle mésopotamien. Les récits des débuts de la Bible ont des équivalents en
Mésopotamie. C’est le Déluge, l’Arche de Noé, les histoires de Paradis, qui pointent un lieu de
rédaction qui est différent de celui du corps du texte. Le corps du texte est écrit autour de
Jérusalem, le début est écrit en Exil, plus tard.
Et puisqu’il y a un début qui s’ajoute plus tard, la fin aussi viendra plus tard. L’idée de boucler
le “déroulé” historique et d’en faire un document historique et religieux est venue avec la fin de
toute chronique possible, c’est-à-dire avec l’Exil. C’est en Exil, et c’est donc avec des problèmes
philosophiques et non pas des problèmes factuels, concrets, que le corps central de la Bible, qui
était un ensemble de récits historiques (Josué, Samuel I, Samuel II, les Rois, les Chroniques) s’est
trouvé enveloppé avec un début (les quatre premiers livres) et, par le biais des Prophéties (des
livres qui ont été ajoutés par la suite) clos avec une sorte de fin, c’est-à-dire un aboutissement an-
historique (le Cantique des Cantiques, Esther, les rouleaux, des livres de ce type).
La Bible n’a pas été écrite par des historiens même si elle rapporte des événements
historiques. Elle n’a pas été écrite par des gens qui avaient le souci de rapporter des faits mais par
des gens qui avaient le souci de donner un sens à des faits, par des rois, des prophètes et non pas
des chercheurs de vérité. Il faut garder cette chose à l’esprit. Les rédacteurs de la Bible ne sont
pas des chroniqueurs qui visent à rapporter la vérité, ce ne sont pas des journalistes non plus. Ils
cherchent les événements qui ont une pertinence dans la logique qui est la leur.
Un peuple comme acteur
Le personnage principal de l’Ancien Testament, ce qui le différencie du Nouveau et du Coran,
c’est le peuple. La Bible Hébraïque raconte l’Histoire d’un peuple et de son alliance avec Dieu.
Le personnage principal, c’est donc une collectivité, c’est « nous ». Dans le Nouveau Testament
ce sont des individus isolés, un petit groupe, et le récit s’adresse à chacun. En tous cas à des
personnes privées. Quant au Coran c’est relativement étrange mais il prend dans les deux.
L’accent est porté sur une sorte de population indistincte qui est composée de chacun et de tous.
Pour l’Ancien Testament, et cela joue beaucoup dans la notion d’Histoire, le personnage
principal est un peuple. Et les rois sont le jouet du déterminisme divin, les Prophètes sont les
analystes d’événements inéluctables. Il y a donc un peuple qui a passé une alliance avec Dieu et il
y a toute une série d’événements qui sont pilotés par Dieu. Il n’y a pas d’autonomie des
événements dans l’Ancien Testament. Là encore, pour des historiens qui analysent les faits à
partir d’événements concrets il y a quelque chose qu’il faut garder à l’esprit : la Bible est la
manipulation de l’Histoire par Dieu. Dieu utilise les différents protagonistes pour récompenser
son peuple ou au contraire le punir.
Les batailles ne sont pas décrites comme un combat entre des forces antagoniques mais elles
sont une conduite menée par Dieu lui-même, comme dans Josué, par exemple, pour donner aux
fils d’Israël le pouvoir sur la Terre Promise. Et à ce moment-là, très concrètement (pour ceux qui
ont le texte en tête), c’est Dieu qui mène la bataille. C’est lui qui massacre une quantité pas
possible de gens en faisant pleuvoir des pierres sur eux, c’est lui qui arrête le soleil pour que la
journée dure plus longtemps et que la bataille puisse se terminer au profit des Israélites.
Des récits et des sources multiples
Il y a donc dans l’Ancien Testament une conception de l’Histoire qui n’est absolument pas
celle qu’on est en droit d’espérer quand on lit la description d’un événement. C’est pour cette
raison que j’ai fait toute cette introduction. Il y a un peu de ménage de fait. La raison pour
laquelle tel ou tel événement est cité est beaucoup plus importante que l’événement lui-même. Et
au fond, bien des événements repris dans la Bible n’ont tout simplement jamais eu lieu. Ils ne
sont que le résultat de la volonté de les inscrire dans un usage de l’Histoire par Dieu au profit de
Son peuple.
Il faut le savoir et il faut y penser, parce qu’on va voir les difficultés qu’ont eues les historiens
quand ils se sont appliqués à la lecture de ce qu’ils estimaient être des comptes rendus
d’événements. Par exemple lorsque certains événements sont cités deux fois de manière
totalement différente. Prenons les plus connus d’entre eux. Il y a deux récits du Déluge,
incompatibles, en tous cas pour quelqu’un qui les aurait vus. Une fois il n’est question que de sept
couples d’animaux et une fois de couples d’animaux de la totalité de la création dans l’Arche de
Noé.
Il y a aussi deux récits de la création de l’homme et de la femme, l’un tout de suite après
l’autre. L’un dit que l’homme et la femme sont créés comme un seul être, androgyne, et juste
après l’autre dit que la femme est sortie de la côte d’Adam. Je laisse à ceux que ça intéresse le
soin de chercher pourquoi la version la plus célèbre, celle qui a fait florès, c’est celle de la femme
qui est sortie de la côte d’Adam, alors que dans le texte biblique les deux sont côte à côte
absolument à égalité.
Il y a énormément de doublons, simplement parce que la Bible a été composée à partir de
sources différentes et que le souci du rédacteur qui a conjoint ces sources était de conserver les
versions provenant de ces sources. On est ici dans un coupé-collé stratégique et politique.
J’espère que vous ne croyez pas que les gens ne se rendaient pas compte que ces événements
étaient traités de façon inconciliable. Ils s’en rendaient compte, mais cela leur était complètement
indifférent. Le but n’était pas de rendre compte de ces événements, le but était d’avoir la version
de telle lignée de prêtres et celle de telle autre lignée de prêtres, puisque l’alliance était faite entre
ces deux lignées. La Bible regorge de couples de ce type.
Voyez Moïse et Aaron : Moïse mène, comme Aaron, le peuple vers la Terre Promise, mais il y
a incontestablement une lecture mosaïque de la totalité du texte biblique, en gros une lecture qui
dit du bien de Moïse, écrite par des prêtres mosaïstes, et une lecture aaronide. Ce n’est pas très
difficile à voir, il suffit de sauter à chaque fois les passages qui disent du bien de Moïse et de
conserver les passages qui disent du bien d’Aaron. Ensuite cela a été tricoté. Avec les ordinateurs
c’est facile à expliquer : c’est du coupé-collé. Une fois c’est Moïse qui fait ce qui est bien, une
fois c’est Aaron. Il s’en est fallu de peu, cela dépend en fait du rédacteur, pour que, par exemple,
Aaron soit celui qui rapporte la Loi aux Hébreux et pas Moïse. Et on parlerait de Aaron sur le
mont Sinaï. Cette logique-là, il faut la garder présente à l’esprit.
Ni psychologie ni sociologie
Autre point important : la Bible hébraïque ne comporte pas de héros et ne comporte ni
psychologie ni sociologie. Il n’y a aucun intérêt porté aux états d’âme, aux décisions, aux
remords, aux atermoiements personnels psychologiques ou sociologiques des personnages.
Les personnages exécutent un plan qui est le plan de Dieu, ou ne l’exécutent pas. S’ils ne
l’exécutent pas cela se passe mal, mais ils ont cette liberté, et s’ils l’exécutent cela se passe bien.
En tout état de cause, pour nous qui sommes habitués à des héros, comme dans l’Iliade ou dans
l’Odyssée (qui sont à peu près contemporains de la rédaction des textes de la Bible), ou comme
dans nos romans, ou comme dans toute l’historiographie qui fait appel aux décisions prises par
des souverains, ou pour nous encore qui sommes habitués à de la sociologie, c’est-à-dire à traiter
l’Histoire en prenant comme cause des mouvements migratoires, de grands déplacements
“tectoniques” tels que Braudel les décrivait, la Bible hébraïque est dénuée de tout cela.
Les versets sont très courts, on est dans une logique qui dit : « ça a eu lieu », « ça n’a pas eu
lieu », « ça a été fait », « ça n’a pas été fait », « les conséquences les voici ». Il n’y a pas de héros,
il n’y a pas de moteur de l’Histoire autre que Dieu. Cela ne sert à rien d’étudier la psychologie de
Moïse. Il y a des gens qui le font. On voit bien qu’il est un peu « soupe au lait », comme Dieu lui-
même : ce sont deux caractériels tous les deux. Mais en aucun cas ce n’est la description d’un
personnage.
De même le peuple hébreu qui est le personnage principal a comme seul caractéristique d’être
le peuple de l’Alliance. Les gens qui sont massacrés, et il y en a beaucoup, c’est parce qu’ils ont
accompli des gestes contraires à l’Alliance, pas parce qu’ils sont mauvais ou bons. Il n’y a pas de
réflexion de ce genre dans l’Ancien Testament. La notion d’erreur et à l’inverse de juste
appréciation de l’état des choses recouvre la psychologie et la sociologie des personnages.
Le passé et le futur, l’accompli et l’inaccompli
Encore un point important, l’Ancien Testament, la Bible hébraïque, ne connaît pas le temps
présent. Elle ne connaît que deux temps : l’inaccompli et l’accompli. On pourrait dire également
le passé et le futur. L’inaccompli étant ce qui reste à faire, le futur, et l’accompli étant ce qui a
déjà été fait, le passé. Il y a donc un jeu avec le temps de l’événement que l’on voit très bien
lorsqu’on lit les prophéties : il ne sert à rien de se gausser des Prophètes parce qu’ils prophétisent
quelque chose qui a déjà eu lieu. Ils considèrent que l’Histoire telle qu’elle se déroule correspond
à un plan divin qui n’est pas encore accompli, donc puisqu’il n’est pas encore accompli, ce qu’ils
décrivent et qui a peut-être déjà eu lieu (par exemple la chute de Jérusalem ou les malheurs du
royaume d’Israël), ils peuvent le mettre au futur. C’est quelque chose qui aura lieu (qui devait
avoir lieu) parce qu’il fait partie de ce plan divin. Ainsi l’hébreu biblique ne connaît pas le présent
mais seulement deux temps : l’accompli et l’inaccompli. Mais ce serait trop simple, parce qu’on
peut penser qu’ainsi on peut au moins faire un tri entre ce qui a eu lieu et ce qui reste à faire. Mais
l’hébreu biblique possède quelque chose de spécifique de plus, lié à l’idée même de temps a-
chronolgique : la lettre « v », le « vav », le renversif (c’est comme ça qu’on l’appelle en
grammaire) qui est traduit par « et » en français. Dans la Bible vous avez souvent : « et il
l’aperçut», « et il se rendit ». Un « et » comme si on complétait une phrase précédente. Mais
« et » ne vise absolument pas à compléter une phrase précédente. Il est destiné à renverser le
temps. Ce qui est passé devient futur et ce qui est futur devient passé. On brouille volontairement
la chronologie. Traduire en français l’Ancien testament nécessite d’être “joueur”, de tenter sa
chance. On suppose que cela est à venir ou bien on suppose que cela a eu lieu. Mais le texte ne
permet pas toujours de trancher.
Évidemment, les gens savaient bien qu’il y avait des choses qui avaient eu lieu et d’autres qui
restaient à venir. Ils avaient eu une enfance, ils vivaient, ils pensaient qu’ils allaient plutôt mourir
à la fin de leur vie qu’au début, mais dans la rédaction du texte biblique il y a une volonté
délibérée d’éviter une chronologisation. Et l’utilisation du « vav » renversif, surtout par les
Prophètes, vise à éviter que la Bible ne soit prise pour un document historique. Elle donne du sens
et ce sens peut être trouvé dans le passé pour le futur, dans le futur pour le passé, et il n’y a pas de
connexion de cause à effet chronologique. Il y a des actes justes et des actes ratés.
2. La Bible et les historiens modernes
C’est ce matériau que les historiens proprement dits vont devoir traiter quand ils vont
apparaître. Avant d’arriver à Israël Finkelstein et Neil Silberman, le premier de ces historiens est
Flavius Josèphe, un chef militaire juif. Les « Juifs » à cette époque sont les habitants de la Judée,
donc de Juda, c’est un nom tardif qui ne figure dans la Bible que dans le livre d’Esther et qui est
donné aux fils d’Israël en exil originaire de Judée.
Le précurseur : Flavius Josèphe
Flavius Josèphe est contemporain de la crucifixion. Il est né dans les années 30 ou 40 après
Jésus et c’est l’époque où Rome essaye de venir à bout de la révolte des Judéens en Terre Sainte.
C’est un personnage étonnant. Il défend des places fortes contre les Romains, il est un général
juif. Mais il se rend compte qu’il est à la tête d’une bande de fous furieux et que la raison, l’ordre,
la perspective, sont du côté des Romains et de “l’Occident”. C’est pour ça que j’en parle, c’est
très important dans ce qui va suivre. Donc il trahit.
Il y a un très beau texte de Pierre Vidal-Naquet sur Flavius Josèphe qui s’appelle Éloge de la
Trahison, en introduction d’une édition en français de “La Guerre des Juifs contre les Romains”
qui soutient le bien-fondé de la démarche de Flavius Josèphe, qui s’appelait Joseph Ben Natatias,
et qui, lorsqu’il passe du côté des romains, change de nom, se fait appeler Flavius Josèphe et
devient chroniqueur des armées romaines. Et c’est en tant que chroniqueur des armées romaines
qu’on lui doit des livres qui concernent les historiens.
Le premier c’est La Guerre des Juifs contre les Romains qui est une chronique factuelle des
combats que les Romains mènent contre les Juifs. C’est la première fois qu’on a ça. L’autre c’est
Les Antiquités Juives, qui écrit sous forme de livre d’Histoire l’Ancien Testament. Ainsi l’Ancien
Testament, d’un seul coup, par la grâce de Flavius Josèphe, devient un livre d’Histoire, le livre
d’histoire ancienne des Juifs. Flavius Josèphe fait ce que tout le monde fait encore jusqu’à
aujourd’hui, il dit : d’abord il y a eu Abraham, ensuite il y a eu les Patriarches, puis les Rois,
entre-temps il y a eu Moïse, et il suit pas à pas la Bible comme un livre d’Histoire. Et il dit : voilà
le passé de mon peuple, sans à aucun moment faire œuvre d’historien à proprement parler. Il n’en
a ni les sources, ni documents ni les possibilités. Il n’y a pas dans Les Antiquités Juives
d’informations que n’ayons pas dans la Bible.
Flavius Josèphe est important parce que d’un seul coup le passé des Juifs est identifié au passé
biblique. Lorsque les chrétiens vont intégrer l’Ancien Testament dans le corpus qui va former la
Bible chrétienne, ils vont le faire à deux titres : au titre d’une promesse faite à une population
dont ils s’estiment, eux, les dépositaires, dont ils viennent hériter, mais aussi au titre du fait qu’il
y a eu un peuple dont ils sont les continuateurs en élargissant à l’ensemble du monde, juif et non
juif, le message donné à Jésus. L’Ancien Testament devient aussi le livre d’Histoire du monde
chrétien en gestation.
Ce double parcours, historique et religieux, avec le primat cependant donné à l’Ancien
Testament comme un livre de religion, c’est-à-dire un livre d’éthique et non pas un livre
d’Histoire, va durer, en dépit des innombrables incohérences historiques de l’Ancien Testament,
tant qu’il n’y aura pas à nouveau des historiens, c’est-à-dire tant que nous n’entrerons pas dans la
période que l’on peut appeler la période moderne.
Il se fera jour parfois quelques remarques sur les incohérences du texte en particulier en
’Espagne. Ça paraît évident puisque l’Espagne sous domination musulmane est un pays de raison
qui utilise pour penser les outils de l’aristotélisme. Et un Juif du nom de Abraham Ibn Ezra, de
manière un peu déguisée, mais lisible quand même, osera trouver étranges un certain nombre de
contradictions qui sont à l’intérieur du corpus biblique. Pour des raisons de survie personnelle (il
écrit au XIIe siècle après J-C à Tolède) ses remarques resteront ésotériques dans des textes
cryptés mais on les comprend. Il laisse entendre qu’il y a trop d’incohérences dans l’Ancien
Testament pour que l’on ait affaire à des événements rapportés par des témoins.
L’initiateur : Spinoza
Mais celui qui va faire le travail le plus important et dont nous sommes aujourd’hui d’une
certaine façon les héritiers, c’est Spinoza. Spinoza connaît très bien l’Ancien Testament, pour des
raisons évidentes, puisqu’il est membre de la communauté juive d’Amsterdam, et il écrit dans son
Traité philosophico-politique qu’il y a trop de problèmes logiques dans ce texte pour qu’on puisse
l’accepter comme un document raisonnable. Il fait le pas qui va nous amener vers Finkelstein et
Silberman. Il pense que le meilleur moyen de s’éloigner de la “superstition” (le mot est de lui),
c’est-à-dire de la religion telle que décrite dans l’Ancien Testament, c’est de contester le caractère
historique de la Bible. Il donne toute une série d’exemples dont le plus connu est que Moïse ne
peut pas avoir écrit la Thora comme les Juifs le prétendent puisqu’il y décrit sa propre mort et
précise même où il meurt. Et Spinoza dit qu’à partir du moment où il y a des incohérences telles,
cela rend caduc l’Ancien Testament tout entier comme document “raisonnable”.
Il fait une opération qui va ouvrir la modernité, avec Descartes (mais Descartes s’intéresse peu
à l’Ancien Testament). Il dit que les faits sont des faits et qu’ils doivent être avérés, mais surtout
que ce sont les faits qui permettent de bâtir une éthique. Une éthique ne se construit pas à partir
de choix narratifs mais à partir du réel. Aujourd’hui on est encore dans la logique ouverte par
Spinoza, “dedans”, dans tous les sens du terme, c’est-à-dire dans les conséquences de ce transfert
entre une éthique humaine (puisque l’éthique a priori concerne les hommes), dictée par la parole,
c’est-à-dire qui vient d’une décision qui est le choix privé de l’humanité ou tout au moins de
certains de ses membres (on appelle ça une religion) et une éthique fondée sur le réel. Pour
démolir le “vieux monde”, Spinoza va dire : non, la parole morale ne vaut rien si elle n’est pas
confirmée par les faits. Il faut appliquer à l’Ancien Testament les méthodes que nous appliquons
pour comprendre la réalité. Les méthodes que nous appliquons pour comprendre la nature.
Mais qu’est-ce qui peut résister à un traitement pareil ? La nature, jusqu’à aujourd’hui,
interrogée deux fois de suite de la même façon donne deux fois de suite la même réponse. C’est
beaucoup, mais c’est tout. Elle est muette et organisée. Spinoza prend donc la décision de tenir un
discours d’ordre, de liberté et de morale s’appuyant sur l’ordre naturel et transfère l’obligation de
raison et d’ordre (l’éthique) de la personne parlante au Monde. La science va dire, aussi, le vrai
humain.
Nous en sommes encore là aujourd’hui. Le monde est un chaos sans nom où chacun vient
raconter ce qu’il veut, y compris moi ici, mais le réel ne fait pas ça. Si je me lève un matin en
disant : « je ne veux pas aller travailler, soleil ne te lève pas ! », le soleil est totalement indifférent
à mon injonction. Il se lèvera. Donc la manière dont le réel est organisé en lui-même, est
indifférent au discours qu’on porte sur lui. C’est ce que dit Spinoza, et puisque la Bible, quoique
source d’ordre et de raison, est incohérente, cela démolira la Bible. Et cette démolition a porté ses
fruits. Il n’y a rien à dire. Nous sommes les enfants libérés du joug de la superstition.
A la suite de Spinoza. Le XIXe siècle
Ce travail de Spinoza va être curieusement sans suite pendant de nombreux siècles. Des
historiens vont s’emparer de la Bible mais pour de tous autres objectifs. Il va y avoir au XIXe
siècle des gens qui vont tenter de sauver la Bible par les faits, selon une logique qui consiste à
dire : s’il y a deux ou trois choses essentielles qui sont vraies dans l’Ancien Testament, alors
l’Ancien Testament est vrai. C’est-à-dire que les parties peuvent sauver le tout, et non pas “le tout
est engagé par l’absence de crédibilité de certaines de ses parties” ce qui était le raisonnement de
Spinoza. Ces historiens vont travailler sur l’Ancien Testament avec l’idée que ce texte recèle des
faits vérifiables. Et ils vont donc tenter de les vérifier et de les organiser de façon cohérente. Et
sauver ainsi le cœur de la Bible, le principal, du moins l’espèrent-ils, en la rendant acceptable
pour des esprits rationnels.
Les Allemands au XIXe siècle ont fait beaucoup de travail dans cette direction. Ce sont ceux
qui se sont le plus consacrés à la Bible comme à un document qu’on peut “attaquer” avec les
outils de la raison aussi bien dans l’analyse et la datation des textes que dans la recherche des
sources. Ils ont dit : il est évident qu’à partir du moment où il y a des histoires qui sont racontées
deux fois, il y a deux sources. Et Wielhausen, un bibliste allemand, a identifié plusieurs sources :
une source yahviste et une source élohiste, un courant qui tenait que Dieu s’appelait Yahvé et un
courant qui tenait que Dieu s’appelait Elohim.
Si vous lisez vous-mêmes la Bible vous verrez qu’il y a des actions qui sont faites au nom de
ou sous le regard d’un Dieu qui s’appelle Elohim et des actions qui sont faites au nom de ou sous
le regard d’un Dieu qui s’appelle Yahvé. Il y a deux noms de dieu dans la Bible, parfois plus.
C’est toujours le même dieu mais il est nommé au moins sous deux noms différents. Et les récits
yahvistes sont souvent des doublons de récits élohistes, et les récits élohistes des doublons de
récits yahvistes.
L’on sait depuis longtemps, et Finkelstein et Silberman ont repris et développé cette thèse, que
cela provient fait qu’il y avait deux royaumes sur le territoire de Canaan : le royaume d’Israël au
Nord et le royaume de Juda autour de Jérusalem au sud. C’est comme si l’Histoire de la
francophonie figurait dans un livre commun écrit à la fois par des Belges et des Français : une
fois c’est le roi des Belges qui a le mérite des actions entreprises et une fois c’est le roi de France.
Et parfois, comme c’est la même action, ils disent qu’ils y sont allés tous les deux mais le
racontent de deux manières différentes. Il y a donc des sources qui correspondent à des décideurs
différents. Ce travail d’analyse a été fait par des historiens qui ont montré comment la Bible était
un document composite et pas un document unique. Un travail de démontage, de mise à plat des
sources, continue de nos jours.
Cet examen critique s’est étendu grâce à l'archéologie dite biblique et à l’étude des sources
extérieures aux faits, aux évènements rapportés par le texte biblique. Et a provoqué rapidement un
abandon de ce qui n’était pas défendable. Très vite, avec des histoires telles qu’Adam et Ève
rapportées à Darwin, avec l’histoire du Déluge mise en regard de la découverte de récits
similaires en Mésopotamie, tout le début de la Bible va se trouver entaché du nom infamant de
« légende ». La Bible hébraïque va commencer à prendre l’eau.
Avec le temps, les découvertes et les travaux de recherche, ce curseur “légendaire” va
progresser dans le texte et dans “le temps”. Plus les archéologues et historiens vont avancer dans
leurs recherches, plus ils vont transformer des faits historiques en légendes. La contribution
d’Israël Finkelstein et de Neil Silberman, nos historiens contemporains, en fin de parcours, est de
dire : le curseur allait jusque là à peu près jusqu’à Abraham, on imaginait qu’Abraham était
historique, il va falloir maintenant remonter le curseur un peu plus haut dans le texte et aller au
moins jusqu’à David. Il faut, si on s’en tient à la chronologie biblique, faire un saut de plusieurs
siècles. Abraham est donné dans la chronologie biblique comme ayant vécu au XVIIIe siècle
avant J-C. Pour un personnage qui n’a peut-être pas existé, ou en tous cas dont on ne rapporte
aucun fait, peu importe la date. David, par contre, qui est un personnage qui a existé (on a des
preuves archéologiques), est situé au IXe siècle. On a donc neuf siècles entre les deux dans le
récit. Il faut pousser le curseur légendaire d’autant. Au milieu, il y a Josué, avec la conquête de
Canaan par Josué et les fameuses trompettes de Jéricho au XIIe siècle avant J-C. Tout ça est de la
légende.
Donc le curseur est monté jusqu’à David. La partie biblique légendaire est devenue de plus en
plus importante. Le travail des historiens a consisté essentiellement, qu’ils l’aient voulu ou non, à
monter le curseur jusqu’au moment où on arrive à des faits vérifiables par l’archéologie ou par
des sources extérieures, telles que des rois ou des événements qui sont signalés par des sources
extérieures.
Autre manière d’user de la Bible : des historiens vont faire un travail absolument autre,
inverse peut-on dire, idéologique. Par exemple Heinrich Gretz, Juif allemand du XIXe, un
historien “spiritualiste” qui va tenter de sauver l’idée que l’Histoire du peuple hébreu est une
Histoire qui a un sens, qui va quelque part. Et que La Bible fait partie de ce parcours, elle
l’inaugure. Elle est le point de départ d’une constance, celle de l’esprit du judaïsme, qui imprègne
l’histoire des Juifs. Marcel Simon, lui, va analyser l’Histoire du peuple hébreu à l’époque du
Christ comme un transfert de Vérité des Juifs aux chrétien, tenant cependant pour historique le
texte biblique.
Puis vient un historien du nom de Baron, qui écrit une Histoire d’Israël en dix-huit volumes,
une Histoire relativement factuelle, mais qui a comme principe là aussi la permanence de la
notion même de peuple juif, de la Bible à nos jours. Également un dénommé Doubnov qui, lui, va
faire une Histoire sioniste, c’est-à-dire une histoire selon laquelle le peuple hébreu avait une terre
à l’époque biblique et il faut qu’il en retrouve une s’il veut renouer avec une vie “normale” qui
soit fondée. L’Histoire des Hébreux (des Juifs) se bouclera à la condition qu’ils récupèrent la
Terre de Canaan. Il y a toute une période de l’Histoire du peuple juif qui est “anormale”, qui est
la période où il est en Diaspora, en Exil. Doubnov est contemporain des grands mouvements
nationalistes du XIXe siècle.
Et puis d’autres, avec un regard d’historiens moins “téléologique” mais conservant à la Bible
telle qu’elle est le rôle de “socle historique” dans l’histoire peuple juif. Cecil Roth, un Juif sud-
africain, par exemple, dont le livre est un des bons livres d’Histoire du peuple juif (si on omet la
période biblique) si vous devez en acheter un. On le trouve en livre de poche. Une autre démarche
très particulière, avant d’arriver à Finkelstein et Silberman, c’est la série des livres de Léon
Poliakoff, qui ne visait pas à être une Histoire du peuple juif et donc qui n’intègre pas l’Ancien
Testament, ou très peu, mais qui est une Histoire de l’antisémitisme. Et pour des raisons que vous
pouvez deviner, c’est un des meilleurs livres d’Histoire du peuple juif : précis, documenté,
factuel, et qui couvre pratiquement la période qui va des premiers actes antisémites cités dans la
Bible (l’histoire d’Esther) jusqu’à nos jours. C’est probablement, en termes de documents le
meilleur livre d’Histoire sur le peuple juif.
3. Aujourd’hui : l’archéologie
À partir des années 1850, apparaît donc l’idée qu’il est possible de sauver par l’archéologie et
l’histoire la Bible des mains des mécréants et de prouver qu’elle est historique, puisque, petit à
petit, sous les coups des laïques elle part en morceaux. Pour contrer cette entreprise de
destructions par la raison et les faits, des pasteurs, essentiellement américains et anglais, quelques
allemands, vont parcourir la Terre Sainte, une Bible dans une main et une pioche dans l’autre. Ils
vont inaugurer ce qu’on appelle l’archéologie biblique. Ils vont chercher dans le sol la preuve que
la Bible dit vrai.
Les premières trouvailles
Et évidemment ils vont trouver. Parce que leur méthode consiste d’abord à retrouver les lieux.
Or la quasi-totalitéé des lieux cités dans l’Ancien Testament existent et les noms ont très peu
changé. Les premiers à s’être livrés à ce travail ont établi une carte de la Terre Sainte où il y avait
pratiquement deux mille noms de lieux qui n’avaient pratiquement pas changé depuis la Bible. Ils
étaient arabisés dans leur prononciation mais ils étaient identifiables. Ils ont donc une carte de la
Terre Sainte biblique. Premier stade.
Avec cette carte et la pioche ils fouillent. Et ils trouvent. Ils disent : à Bershéba il y avait
d’après la Bible une ville juive, à Gézer il y avait un site, à Méguido il y avait un tell. Ils fouillent
et ils trouvent à chaque fois des vestiges. Et il y a toute une période totalement euphorique où la
terre confirme l’Ancien Testament. On trouve pratiquement des traces de presque tous les
événements qui se déroulent en Terre de Canaan (les grands mythes, le déluge, Adam et Ève ne
se passent pas en Terre de Canaan), pratiquement tous les noms cités correspondent à des endroits
qui sont identifiables et qu’on retrouve. Donc on considère que l’affaire est bouclée, que l’Ancien
Testament est sauvé, confirmé par les archéologues et les historiens.
Et de fait au début du XXe siècle on aboutit à une sorte d’euphorie, c’est le mot : la Bible est
bien un document historique. Et le mouvement sioniste de retour des Juifs en Palestine sur la
Terre de Canaan, entre les années 1900 et la création de l’État d’Israël, va donner des noms
bibliques à toutes sortes de lieux, parce que l’ancien lieu biblique se trouve là. Ils vont arpenter la
terre avec la Bible et quand ils créent un nouveau village ils lui donnent le nom du village
biblique.
L’historien d’un coup, est heureux d’avoir pu laïciser le document biblique et d’avoir pu le
transformer en une sorte d’Histoire à la Michelet. Les enfants des écoles israéliennes utilisent la
Bible comme livre d’Histoire. Ils disent : « il y a eu Abraham, qui venait d’Irak, il était l’ancêtre
du peuple hébreu, puis nous sommes allés en Égypte et nous en sommes revenus », avec autant de
sérieux que nous pour Vercingétorix. Nous savons bien que l’histoire de Vercingétorix a été
écrite au XIXe siècle par les « hussards noirs » de la République pour inculquer aux enfants des
écoles la notion de nation française. Mais on ne sait pas exactement si l’histoire de Vercingétorix
s’est passée comme elle est racontée et si la rencontre entre lui et César est aussi proche de la
réalité que rapportée dans les livres d’Histoire. Le parallèle est assez exact. Vercingétorix et
Abraham : même combat ! Ils occupent la même fonction : des faits anciens, qui se sont déroulés
“sur place” et fondent une identité collective.
Finkelstein et Silberman et les nouveaux archéologues
Qu’est-ce qui s’est passé avec Finkelstein et Silberman et les nouveaux archéologues ? Il s’est
passé qu’ils ont tout repris à zéro. Et que, surtout, ils ont retourné le problème de 180 degrés.
C’est-à-dire qu’ils n’ont pas cherché à vérifier la Bible avec de l’archéologie, mais à reconstruire
au contraire le paysage archéologique et historique complet en oubliant qu’il existe un livre qui
s’appelle la Bible.
Et ils ont repris les fouilles. Pas eux uniquement, c’est tout un ensemble. C’est la différence
entre la première archéologie biblique et les archéologues scientifiques qui travaillent à partir des
années soixante : ce sont des équipes, importantes, couvrant de nombreuses spécialités
scientifiques, qui travaillent en coordination en Israël, en Égypte, en Mésopotamie et dans tout le
Proche Orient.
Ne tenant pas compte de la Bible, ils ne débutent pas leurs fouilles à une date particulière. Ils
commencent dès qu’il y a des traces. Ils trouvent d’abord des occupations du dixième millénaire
avant J-C dans des grottes. Et ils remontent jusqu’à peu près à l’époque romaine. Et ce qu’ils
découvrent, sans lire la Bible, en essayant de mettre entre parenthèses le texte biblique, c’est un
paysage qui ne colle pas du tout avec le texte biblique. Ils découvrent un paysage, certes, il y a
des gens qui ont habité, il y a eu des événements, il y a eu des guerres, il y a eu des chroniques
qui rapportent des faits, mais tout cela ne correspond pas aux narrations bibliques.
Il y a bien eu des pharaons en Égypte comme dit la Bible, mais ce n’est pas les bons aux bons
moments. Il y a bien sûr des princes, des tyrans et des empereurs en Assyrie et à Babylone, mais
ce n’est pas les bons aux bons moments. Bien entendu il y a des rois sur des territoires comme la
Judée ou en Israël plus au Nord, mais ils ne correspondent pas du tout à la description que la
Bible en donne. C’est soit une autre période, soit une mise en perspective tendancieuse.
C’est simple : vous prenez quelque chose et vous pensez ensuite exactement le contraire de ce
qu’en dit la Bible et vous avez toutes les chances pour que ce soit cela qui tombe juste. Par
exemple, quand la Bible dit « les rois du Nord, d’Israël, Achab, Omri, étaient des rois maudits »,
en fait c’étaient de très bons rois dont le roi de Damas dit le plus grand bien. Pourquoi cette
situation ? Parce que le texte a été écrit par les rois de Juda, du Sud, qui sont, eux, de petits
roitelets qui en profitent pour faire un carton sur les rois du Nord. Donc on a des faits, on a des
événements, on a par exemple des migrations, “similaires” à celle d’Abraham, mais pas du tout à
l’époque mentionnée, ou pas dans la bonne direction.
Puis on avance, et là je suis tout à fait dans le cœur des travaux de Finkelstein et de
Silberman : si l’on excepte les récits légendaires de la Création et du début de la Genèse on
s’aperçoit que les narrations qui suivent trouvent un écho dans les fouilles et dans l’histoire, et
semblent parfois correspondre à des évènements ; mais qu’elles sont en quelque sorte décalées.
Certains des faits rapportés n’ont pas eu lieu mais le décor est juste, certains ont eu lieu mais pas
à l’époque indiquée par le texte biblique. Lorsqu’on discerne de manière à peu près lisible
certains faits rapportés et qu’on se tourne vers le texte biblique comme document contenant des
indices factuels et pas comme un livre religieux, cela ne correspond pas, ou pas bien.
La Bible raconte qu’Abraham a traversé la Terre de Canaan (à une époque dite être le XVIIIe
siècle avant J-C) avec une caravane de chameaux, alors que les chameaux n’ont été domestiqués
qu’au Xe siècle avant J-C. Il y a une gap de huit siècles. Puis Abraham voit des villes tenues par
des Philistins, Gézer en particulier, or les Philistins sont arrivés sur la côte beaucoup plus tard. On
le sait parce qu’ils sont arrivés aussi en Égypte et en Anatolie, donc il y a des preuves, ce sont
« les peuples de la mer » il y a des travaux archéologiques qui connaissent l’existence de ces
peuples depuis longtemps. Il y a de petits documents cunéiformes qui annoncent l’arrivée des
peuples de la mer à Tyr et à Chypre, mais au XIe siècle avant J-C, pas au XVIIIe. D’autres
événements pointent pour Abraham une époque de rédaction du récit qui est le VIIe avant J-C.
C’est-à-dire onze siècles plus tard que la narration de la Bible.
Les conclusions des dernières découvertes
Donc le soupçon vient très clairement, en lisant les textes, sur le fait qu’on a un regard de
rédacteur et non pas un regard sur des événements constatés directement. On a une narration et
non pas quelque chose qui a été rapporté par des témoins. Ce qu’on constaté pour Abraham, on
l’a vu également pour Moïse. Et il n’y a pratiquement plus aucun archéologue qui pense
aujourd’hui que les Hébreux sont sortis d’Égypte. Il y avait en Égypte des Sémites, c’était un
pays qui accueillait de l’immigration, mais il n’en est sorti ni six cent mille comme le dit la Bible,
ni soixante mille, ni même six mille. Peut-être qu’une tribu, les Lévites, a pu venir un moment
d’Égypte. Peut-être que quelqu’un du nom de Moïse était à leur tête. Mais ce n’est pas mesurable
ou identifiable par l’archéologie. Historiquement c’est un non-évènement.
On est donc dans l’écriture d’un événement qui a eu lieu longtemps avant, ou on est même
peut-être dans une écriture d’événements totalement inventés. Cela n’a dû poser aucun problème
d’inventer des narrations, parce que, comme je l’ai dit, les gens à cette époque n’attendaient pas
du réel qu’il fonde une morale. Cette question ne se posait pas à l’époque. S’ils ont pu inventer
des récits, il ne faut pas penser qu’ils avaient dans la tête l’idée qu’ils manipulaient l’Histoire. Pas
du tout. Ils racontaient des récits qui leur permettaient d’avoir un programme. Ils faisaient la
jonction entre un récit et ce qu’il leur fallait faire. Entre un récit et l’éthique.
On a bien connu ça. C’est ce qu’on appelle fabriquer de l’idéologie. On raconte une histoire et
après il faut l’accomplir. L’histoire devient un programme. Par parenthèse c’est un peu le
problème qu’il y a actuellement avec l’islamisme, pas l’islam mais l’islamisme. Puisque récit il y
a, c’est le Coran, c’est un programme, et il faut l’accomplir. Il a fallu beaucoup de temps au
judaïsme et au christianisme pour séparer récit et programme. Pour l’islam ce n’est pas encore fait
partout. Pour la bonne raison qu’ils n’ont pas le droit de le faire. Ils ne peuvent pas dissocier le
récit du programme.
Pour en revenir à l’époque de la rédaction de l’Ancien Testament, au VIIe siècle, au cœur
historique de l’Ancien Testament, ils n’ont aucun problème pour inventer des histoires. Le roi
Josias s’apprête à une guerre, probablement avec l’Égypte, parce qu’il souhaite agrandir son
royaume et que les Égyptiens ne le laisseront pas faire, c’est absolument évident. Alors il va
inventer une histoire qui va donner du courage à la population. Et cette histoire raconte qu’ils ont
déjà défait une fois par le passé les Égyptiens. Pas militairement parce que même ça c’est difficile
à croire, y compris par des gens qui vont aller se battre. Mais avec l’aide de Dieu, oui. Le Dieu
d’Israël est plus fort que le Dieu d’Égypte.
C’est ce que nous raconte l’histoire du conflit entre Charlton Heston et Yul Brunner
magnifiquement filmé par Cecil B. de Mille. C’est un conflit entre deux Dieux et leurs
représentants, c’est-à-dire Moïse et le Pharaon. Le Dieu d’Israël est plus puissant que le Dieu
égyptien, donc on va y arriver. Dieu est avec nous. Il n’y a aucun problème pour inventer une
histoire de ce genre. Il faut garder ça présent à l’esprit.
Ce qui s’est réellement passé
Le travail d’Israël Finkelstein et de Neil Silberman a consisté à déceler tous les indices qui
pointent une rédaction à une époque où elle est possible, et non pas l’idée que des gens rapportent
des faits. Ils disent : ce sont des gens qui rédigent une histoire. Que dans cette histoire il y ait des
faits avérés, bien entendu, et plus on est proche de l’époque de la rédaction, c’est-à-dire le VIIe
siècle avant J-C, plus on parle d’événements que les gens peuvent avoir connus, donc moins on
invente. Mais au fond, les gros événements qui dateraient de bien avant, (Abraham, Moïse, c’est
du XVIIIe, XVIe, XIIe avant J-C), tels qu’ils sont racontés dans la Bible, ont été rédigés au VIIe
siècle avant notre ère…
Salomon n’est probablement pas le grand roi dont tout le monde parle, mais une “copie” d’un
roi d’Israël, soit Achab, soit Omri, dont on a volé la figure pour se l’approprier. Le royaume de
Juda qui écrit l’Histoire de David et de Salomon est un petit royaume. La ville Jérusalem de
l’époque est une petite bourgade de montagne.
Je vais utiliser une métaphore même si elle peut paraître un peu “osée”. Aujourd’hui,
quelqu’un qui écrirait à Paris un roman dont il espérerait qu’il rencontre un certain écho en
France, à mon avis se trouverait un cousin, voire même un événement fondateur, à New York. De
même, au VIIe siècle avant J-C, il valait mieux avoir de la famille en Égypte ou en Mésopotamie
lorsqu’on habitait le petit village de Jérusalem. Ces grands voisins fournissent les cadres narratifs,
c’est clair. Par contre les narrateurs n’avaient pas besoin d’être là-bas.
Ce qui explique, par exemple, que dans toute la description, fort longue, du séjour des
Hébreux en Égypte il y a des tas de détails donnés, comme des noms de ville, mais ces villes
n’existaient pas à l’époque où les Hébreux étaient supposés être en Égypte. Elles n’ont fait leur
apparition qu’au VIIe siècle. Elles aussi pointent une époque de rédaction autour du VIIe siècle.
Les gens racontent ce qu’ils voient : ils voient une ville bâtie par Ramsès qui est contemporaine
du VIIe siècle.
Dans le texte biblique, lorsque la confrontation entre Moïse et le Pharaon est décrite, le
Pharaon n’est jamais nommé. Il n’a pas de nom. Pourtant, s’il y a vraiment quelque chose qui
était connu à l’époque c’est bien le nom du Pharaon. Donc volontairement, pour éviter qu’il y ait
une datation de ces textes, le Pharaon est appelé simplement « Pharaon ». Aujourd’hui, vous
diriez « le Président des États Unis », sans dire lequel.
Ces techniques d’écriture pointent quelque chose qui n’a évidemment rien à voir avec la
volonté de rapporter l’Histoire, mais avec la volonté de constituer un corpus théorique et
idéologique qui permette à des gens de se percevoir comme une nation.
Le travail de Finkelstein va aller, dans ces deux directions, pointer l’époque de l’écriture
possible de ce cœur historique de l’Ancien Testament et tenter de comprendre les raisons de cette
rédaction à cette époque. Probablement autour de l’époque du roi Josias, un roi pas très connu,
mais dont on a tout lieu de penser que, non seulement il a existé, mais que ce qui est raconté dans
la Bible lui est vraiment arrivé. On a des preuves historiques, provenant de sources externes,
jordaniennes et assyriennes, sur des rois qui l’ont précédé. Son grand-père, par exemple,
Ezechias, figure dans des sources épigraphiques. Dans la stèle de Mecha, qui est conservée au
Louvre, il est indiqué des rois qui sont antérieurs à Josias. Un jour on trouvera la preuve que
Josias a existé. Il y a encore des pièces manquantes mais pour cette époque on est sorti de la
légende.
On a tout lieu de penser que ces textes ont été rédigés au VIIe siècle et pour des raisons
purement idéologiques. Un auteur comme Friedmann, qui a écrit un livre intitulé Qui a écrit la
Bible ? , va encore plus loin. Il dit qu’on peut identifier l’auteur du cœur historique de la Bible
hébraïque et que c’est probablement le prophète Jérémie. Là on rentre dans des arguments
stylistiques. Ce qui est attribué au prophète Jérémie se retrouve stylistiquement dans d’autres
textes. Et il était le prophète de Josias. Il y avait à la cour de Jérusalem un roi, Josias, plusieurs
prophètes, dont un qui a fait l’Histoire et qui est Jérémie, et un scribe. On a retrouvé un sceau
avec le nom de ce scribe. On rentre dans l’Histoire factuelle, concrète. Il est possible que le seul
des trois qui ait su écrire, c’était le scribe. D’où le fait qu’on ait retrouvé des sceaux uniquement
du scribe. Mais on est ici dans des documents, des textes bibliques, dont on a tout lieu de penser
qu’ils sont historiques.
Finkelstein et Silberman ne souhaitent pas rentrer dans ce qui est un travail de bibliste, c’est-à-
dire dans l’étude des styles, l’étude des textes, l’étude de la langue, et donc dans leur livre et dans
les films il n’y a rien sur l’hypothèse de l’auteur des textes dits “deutéronomistes”. Est-ce que
c’est un homme ? Est-ce que c’est une femme ? Mais c’est très bien examiné, par contre, avec
beaucoup d’aplomb, par Friedmann dans son livre.
Quel rôle encore pour la Bible ?
À quoi peut encore être utilisée la Bible ? La Bible comme livre d’Histoire joue encore un rôle
très puissant dans deux secteurs. Je le signale simplement en passant, parce que cela nous
mènerait à une autre conférence.
1. En premier lieu, elle sert aux Juifs religieux.
Le judaïsme est une religion révélée dans l’Histoire, pour reprendre une phrase de Max
Weber, ce qui n’est pas le cas du christianisme, ni d’une certaine façon non plus du Coran. Le
Coran n’est pas daté, il n’y a pratiquement pas dans le Coran d’événements datables. Il y a des
histoires, mais il n’est fait allusion ni à des rois ni à de grands événements historiques qu’on
pourrait identifier. Non pas que le Coran soit mystérieux quant à sa date, mais il n’est pas dans le
monde. Il ne prend pas soin de rapporter de quoi il est question en dehors du pré carré de ceux qui
vont porter cette nouvelle religion. Quant au Nouveau Testament, « il faut rendre à César ce qui
est à César », mais il s’intéresse très peu à la vie de César.
Ces deux religions ne sont pas des religions historiques comme je le signalais au début. Les
personnages principaux ne sont pas le peuple, et l’Histoire n’est pas manipulée par Dieu.
Dans l’Ancien Testament, le personnage principal est le peuple, et l’Histoire est manipulée par
Dieu. Et donc les Juifs religieux ont besoin que la Bible soit un document historique. Mais là où il
faut faire aussi un tournant à 180 degrés, c’est que l’Histoire telle qu’elle est perçue par les Juifs
religieux dans l’Ancien Testament est une Histoire an-historique. C’est-à-dire qu’ils prennent au
sérieux la métaphorisation de tous les événements et n’ont aucun problème, et le Talmud
fonctionne également de cette façon, à faire dialoguer des périodes qui ne se sont jamais
rencontrées. Ils mettent délibérément le sens hors de tout cadre chronologique. Vous pouvez
répondre à quelqu’un, lorsque vous citez un verset ou un passage du Talmud, par un verset ou
passage qui aurait été écrit dix siècles avant.
Dans le Talmud, qui est une des créations les plus puissantes et les plus originales du
judaïsme, on ne se préoccupe pas de savoir quand les choses ont été dites. Et pendant la fête de
Pâques le chef de famille dit à ses enfants que chacun doit se considérer comme étant
personnellement sorti d’Égypte ce jour-là. Il n’est pas fait allusion au fait qu’il y ait ou qu’il n’y
ait pas eu une sortie d’Égypte. La vraie question n’est pas là. Il y a une forme de libération qui est
“dite” par la sortie d’Égypte, qui est celle du moment où un peuple s’est fait peuple en recevant la
Loi. Et cette chose-là est an-historique.
Et curieusement, en dépit du fait que le judaïsme est une religion historique, et totalement
inscrite dans l’Histoire, elle est une religion qui n’a pas de temps-progrès, dans laquelle la notion
même de messie, qui est celle d’aboutissement à la fin des temps, de parousie, donc de retour à
l’historique, n’implique pas de progrès vers le messie qui soit linéaire (tous les textes du Talmud
traitant de la question du messie disent que le messie peut venir immédiatement ou dans deux
mille ans). Donc la sortie de l’Histoire n’est pas une sortie chronologique.
C’est ce qui peut expliquer l’absence de réaction des milieux religieux en Israël au livre de
Finkelstein et Silberman. Cela leur est tout simplement totalement indifférent. Ils pensent qu’on
s’intéresse à des sottises, pas plus. Or ils sont les meilleurs connaisseurs de tous les événements
portés dans l’Ancien Testament. Donc il y a un usage non historique de l’Histoire qui est
important, parce qu’il nous ramène à la distinction que Spinoza a ouverte entre les faits et leur
interprétation. On est dans un univers où les faits ne valent que s’ils sont interprétables.
La période moderne ne s’est pas ouverte pour eux, ils n’ont jamais été spinozistes. La
modernité ne les a jamais atteints. On peut s’interroger sur ce type de comportement an-
historique. Ils sont habillés comme au XVIIIe siècle en Autriche. Mais ça n’a aucune importance.
Ce n’est pas pour rappeler quelque chose, ce n’est pas pour situer un événement. C’est tout
simplement pour pouvoir se reconnaître entre eux à partir d’un acte fondateur. Pour eux, les
événements historiques viennent révéler un déjà-eu-lieu, le fait que quelque chose, un plan divin,
était à l’œuvre que chaque événement vient mettre au jour. Mais qu’un autre événement viendra
dévoiler plus tard de manière plus explicite, ou moins explicite.
2. Le deuxième usage de la Bible, je vous en ai déjà parlé, c’est pour les Israéliens. C’est
intéressant parce que nous avons bien connu ça, nous les Français, après la Révolution française :
l’Histoire sert à fabriquer une nation. L’ensemble des gens qui sont blonds et qui descendent des
Gaulois, ont eu des ancêtres gaulois. L’État d’Israël s’est créé dans une logique nationaliste. Il n’a
pas été créé par des religieux. Récemment il y a eu un voyage de Juifs ultra orthodoxes qui sont
allés voir le Président de l’Iran pour lui demander de détruire Israël. C’est dire s’ils ne sont pas
sionistes. C’est évidemment exagéré mais ils existent. Ils ne sont pas nés des circonstances
actuelles. Ils sont an-historiques.
Mais pour ceux qui sont quand même dans l’Histoire, ce pays a été créé dans la logique des
luttes de libération nationale, sur le modèle de la Révolution française. Un peuple doit avoir un
territoire et une idéologie, et un passé commun. Et alors, l’archéologie et l’Histoire, soit donc la
Bible, est utilisée comme livre d’Histoire. C’est le pays qui a le plus d’archéologues par tête
d’habitant. Il y a en Israël une quantité d’archéologues absolument incroyable. Les sociétés
d’archéologie fleurissent parce qu’il en vient du monde entier : il y les chrétiens aussi qui
viennent. C’est la terre la plus fouillée au monde.
Et les enjeux sont tels que les jeunes Israéliens ont la Bible comme livre d’Histoire alors que
80 % sont laïques. Il y a aussi en Israël la plus grosse concentration de bouddhistes par tête
d’habitants. Donc ils ne sont pas tous Juifs de par leur appartenance à la foi juive. On se fait des
idées sur cette population, on n’est pas bien informé. Mais ils ont comme matériau historique
fondamental, qui leur sert de Géographie et d’Histoire, l’Ancien Testament. C’est un usage qui
est a-religieux, qui ne prend que les noms : les lieux, les rois, les généalogies.
Est-ce que les thèses de Finkelstein et de Silberman ont déstabilisé ce travail ? Pas du tout. Un
des aspects de leurs thèses est que, puisque les Hébreux ne sont jamais allés en Égypte, puisqu’ils
n’arrivent pas avec Abraham du nord de la Mésopotamie, puisque qu’ils ne font pas partie des
peuples de la mer comme les Philistins qui ont envahi le territoire de Canaan, c’est-à-dire que
puisqu’ils ne sont venus ni du nord ni du sud; ni du nord, ni de l’ouest, ils sont probablement pour
une part venus de l’est, de la Jordanie actuelle, et pour une autre part ils sont autochtones. On
découvre en terre de Canaan, à partir du VIIIe siècle avant J-C, de nombreux documents écrits en
hébreu. Les Israéliens habitent donc au bon endroit, à l’endroit où on a parlé la même langue
qu’eux. On retrouve là des morceaux d’Histoire qui fondent leur Histoire.
La manière dont la population israélienne vit son destin aujourd’hui, petit pays coincé entre de
vastes empires, est exactement celle que, géographiquement, ont décrite Finkelstein et Silberman.
C’est un couloir occupé par des tribus sur des collines, entre l’Égypte et la Mésopotamie, qui
passaient régulièrement par la côte et ignoraient donc même l’existence des habitants des collines.
Égypte et Mésopotamie étaient deux empires qui se battaient entre eux, les Mésopotamiens
allaient jusqu’au sud ou les Égyptiens remontaient jusqu’au nord en suivant la côte. Il y avait une
population dans les collines autour de Jérusalem que ces deux empires ignoraient. C’est la
population qui a écrit la Bible.
Et un jour donc le roi Josias est descendu dans la plaine, à Meguido, là où passaient les
empires. Et il a dit au pharaon : vous êtes ici chez moi, vous ne passez pas. Et la Bible dit : et il
est mort ! La Bible traite en un verset la mort de Josias qui est un non-événement absolu pour les
deux grands empires.
Et l’ironie est de découvrir, après tant de siècles, que ce livre a été écrit par des gens qui
habitaient dans un couloir et qui ont pu vivre tranquilles tant qu’ils ne se mêlaient de rien et que
personne ne s’occupait d’eux, mais qu’à partir du moment où ils se sont un peu développés, ils
ont été conquis. Le royaume d’Israël au Nord est conquis par l’Assyrie. Le royaume de Juda au
sud est devenu non pas un État tampon mais un véritable État entre les deux empires. Il a alors
cru qu’il pouvait reprendre les territoires du nord et il a été liquidé.
Cette Histoire-là, je la trouve un peu ironique parce que, au fond, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils
ont écrit un livre, et c’est tout. Mais c’est beaucoup. Et aujourd’hui nous avons encore le Livre.
Je propose d’arrêter là et de passer à vos questions.
Débat
Un participant - Quelque chose m’a surpris dans votre introduction. Vous dites que dans la
Bible il n’y a pas de héros ni de psychologie. Je prends simplement l’exemple de David. C’était
un héros dans tous les sens du terme. Il est le héros d’une construction littéraire qu’on peut
appeler un conte merveilleux, avec des épreuves de toutes sortes. Et c’est un héros guerrier dont
on vante les exploits. Quant à la psychologie, la sienne me semble intéressante parce que l’auteur
le représente comme partagé, exprimant beaucoup de sentiments, comme dans son amour pour
Jonathan. Il y a un poème lyrique qui exprime bien ce qu’il ressent. Ensuite quand il perd le fils
de Bethsabée, ou quand il perd Absalon où on le décrit pleurant. Il y a quand même une volonté
de lui donner une psychologie.
Isy Morgensztern –Pour moi, David, c’est un personnage. Ce n’est pas un héros dans le sens
grec du terme, comme les rois dans l’Histoire de France, dans la mesure où ce n’est pas lui qui
manipule l’Histoire. Il est au service d’un dessein que sa psychologie, qui semble être celle d’un
être de chair et de sang ne modifie pas.
Et vous me permettez de préciser mon avis, à savoir que, évidemment, la vie d’un personnage,
c’est comme dans les brochures où on met « haut en couleur », ou « vivant ». Il est possible que
David ait existé et qu’il ait été comme ça : une sorte de chef de bande, un voyou sympathique qui
faisait des razzias. On le voit très bien ainsi. Mais j’employais le mot « héros » comme on
l’emploie en général : pour des gens qui font levier sur l’Histoire. Il ne fait pas levier sur
l’Histoire. Et c’est l’avis de ceux qui travaillent sur la Bible.
Évidemment, ceux qui travaillent l’historiographie chrétienne accordent une autonomie au
sujet, et je crois que c’est une bonne chose (ne croyez pas que je glorifie l’Ancien Testament). On
vient de là. Sinon on n’existerait pas. On ne serait que des tribus. Puisque sujet et autonomie il y
a, il y a une tendance à mettre l’accent là-dessus. Mais si on y regarde attentivement, David ne
fait pas l’Histoire : l’Histoire le fait.
Une participante – Je voulais poser une question sur le Temple de Jérusalem. À vous
entendre les découvertes de Finkelstein et Silberman n’ont pas provoqué de vagues en Israël,
mais en France, quand on en parle, cela provoque toujours des remous. Est-ce que vous pourriez
être un peu plus précis ?
I.Morg. – Non, malheureusement, pour une raison qui est indiquée dans le livre et dans les
films : on ne peut pas fouiller l’Esplanade du Temple ou (autre nom du même endroit) Esplanade
des Mosquées. Et à mon avis, on ne la fouillera pas avant un certain temps. Si Temple il y a eu, et
c’est dit dans le film, et si ça avait été un énorme Temple, il y aurait eu des traces. L’archéologue
israélien qui est interrogé en même temps qu’Israël Finkelstein montre des restes d’ouvrages
immenses, qui sont plus anciens que ce qu’on pensait être la date du Temple. Et il dit : quand on a
des monuments il reste toujours quelque chose. Le fait qu’il ne reste rien n’est pas la preuve que
cela n’ait pas existé, mais c’est un gros soupçon. On parle ici du Temple de Salomon. Après,
évidemment, il y a eu un autre Temple qui, lui, a existé.
La thèse de Finkelstein est que Salomon n’est qu’un petit roitelet pour lequel on n’a aucune
source qui le signale. On a un document qui a été trouvé à Tel Dan dans le nord d’Israël qui
signale un roi de la lignée de David, mais le fils de David, Salomon, n’est signalé dans aucun
document. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas existé. Si on a quelque chose qui signale
l’existence de David, un jour, peut-être on trouvera quelque chose qui signalera l’existence de
Salomon.
L’archéologie telle qu’elle est pratiquée recoupe des sources de toutes sortes. La taille de
Jérusalem, qui reste celle d’un village, n’autorise pas l’idée d’un Temple qui serait plus grand que
la ville elle-même. Si Salomon a existé, c’était un petit roi, qui occupait un petit territoire. Et puis
après, toutes les spéculations sont possibles. Je partage tout à fait l’opinion de Finkelstein sur
l’histoire de Salomon : ils ont copié les rois du royaume d’Israël et le grand royaume, c’est le
royaume du Nord. Ils ont dit : ces gens-là sont terribles, pas sortables, pas vivables, Achab est un
voyou. Pourquoi ? Parce qu’il pratique des cultes idolâtres.
Ils se sont approprié la dimension de ces rois-là. C’est à Samarie qu’ont été retrouvées les
preuves archéologiques de rois qui étaient riches et puissants : bijoux en ivoire, etc. Et un palais
énorme. À 100 kilomètres de Jérusalem. C’est le royaume du Nord, le royaume du grand frère. Il
y avait deux royaumes, un petit et un grand, et c’est le petit qui a écrit l’Histoire. C’est Juda. Et il
s’est approprié tous les mérites du grand ; Cette thèse est aujourd’hui relativement acceptée. Et je
crois qu’elle ne fera que se préciser.
Pour le Temple, on ne sait rien. Pour l’anecdote, lorsque le Premier ministre de l’époque,
Ehud Barak, à Camp David, fait une ultime proposition à Clinton et à Arafat pour un accord de
paix concernant Jérusalem, il a eu une idée de génie qui lui a été soufflée par les archéologues. Et
je regrette absolument, d’abord qu’il n’y ait pas eu un accord de paix, mais que cela n’ait pas été
appliqué. Il a dit : nous, les Juifs, nous allons garder le sous-sol, et vous l’Esplanade. C’est la
seule idée raisonnable, parce que sur l’Esplanade il y a deux mosquées. Par contre, s’il y a des
traces du Temple, elles sont en dessous. Je ne connais pas la réponse d’Arafat, parce qu’ils n’ont
pas été jusque là. Les négociations ont échoué. Mais c’est une piste. À ce moment-là, si un jour il
est possible de fouiller sous l’esplanade, peut-être retrouvera-t-on les traces d’un petit temple.
Une participante – Il y a une thèse qui justifie la fuite d’Égypte par l’histoire d’Akhenaton,
ce pharaon qui aurait prôné le premier le monothéisme. Et à sa chute, quand Thèbes a repris le
pouvoir, les partisans d’Akhenaton auraient décidé de quitter l’Égypte. Et ce seraient eux qui
seraient venu en Israël et y auraient introduit le monothéisme. Que faut-il en penser ?
I.Morg. – La décision de créer une religion monothéiste n’est pas une décision métaphysique.
C’est une décision politique. Et la thèse de Finkelstein et Silberman est que, à un moment donné,
le roi Josias a eu besoin, dans le cadre d’une réforme, d’unifier avec son royaume du Sud les
réfugiés du royaume du Nord, envahi par les Assyriens, et qui s’amassaient autour de Jérusalem.
Il y avait là une population disparate, avec des immigrés, un Temple, ça c’est clair, la Bible le
décrit très longuement. Il fallait réunifier tout cela et en premier lieu centraliser le culte à
Jérusalem, et détruire tous les autres lieux de culte hors de Jérusalem. C’est la réforme de Josias.
Réforme qui avait déjà été entamée par son grand-père Ezéchias. Il y a des preuves
archéologiques (pas tout à fait irréfutables mais quand même) de la destruction des lieux de culte
ailleurs qu’à Jérusalem. Donc : centralisation du culte, centralisation du peuple, et pour le coup,
centralisation du pouvoir. Et le monothéisme est une émanation de cette triple centralisation.
C’est donc une création politique.
Toute autre idée qui dirait que la religion naîtrait de la religion, c’est-à-dire d’un concept
religieux, par exemple du fait qu’ils adoraient le soleil, tombe. Il y a une grande différence entre
un Dieu créateur comme le Dieu de la Bible, qui crée une humanité où tout le monde est frères et
sœurs, qui crée donc la notion même d’humanité et reste en dialogue avec elle, et le soleil, qui
réchauffe et c’est tout. Et Akhenaton n’est pas un Dieu créateur et pas un Dieu en dialogue avec
l’humanité.
Et dernier point, les seuls qui paraissent venus d’Égypte pourraient être les Lévites. Ils n’ont
pas reçu de territoire dans le partage de la Terre de Canaan. Comme il n’y a pas eu de conquête
de Canaan, le partage est un partage entre des gens qui sont déjà sur place. Est-ce que ces gens
déjà sur place ont invité des prêtres qui avaient séjourné en Égypte, qui y avaient fait des études, à
devenir leurs prêtres, c’est-à-dire est-ce qu’ils se sont payé des prêtres un peu corrects ? Ce n’est
pas impossible.
Mais comment reconstituer ça ? Tout ce qui est papyrus a subsisté uniquement en Égypte
grâce à la sécheresse du climat. Et sur cette masse immense de vestiges, il n’y a qu’une seule
occurrence, une seule mention sur des millions, qui concerne Israël. C’est une bataille que le
pharaon Merneptah a menée, et où il donne une liste de peuples qu’il a liquidés. Et il dit : « leurs
semences n’existent plus ». Et dans la liste il y a Israël. Au XIIe siècle avant JC. Ces empires
étaient extrêmement administratifs. Ils couvraient leurs murs d’inscriptions officielles. Ils
relataient tout. Il semblerait donc qu’il y avait un peuple, qui était plutôt dans le nord, en Galilée,
qui a été battu militairement, et qui s’appelait Israël. C’est la seule occurrence.
Par contre il y a énormément de Sémites signalés en Égypte. Peut-être qu’un jour on trouvera
en Égypte où les papyrus sont conservés quelque chose là-dessus. Dans la Terre de Canaan, où
c’est humide, on retrouve les sceaux mais plus les textes. On ne trouve que les textes sur des
pierres. Et les seuls sur des pierres qu’on ait retrouvés ne vont pas du tout dans cette direction :
c’est le nom de Yahvé (« Yaho ») écrit dans les montagnes du sud, dans le Néguev et le Sinaï.
Donc il y avait un Dieu qui s’appelait comme ça dans le sud. Tout ça ne mène pas vers
Akhenaton.
Il y a quelque chose d’énervant, aussi, dans cette hypothèse, dans cette histoire-là, c’est que
les Hébreux n’auraient pas été capables de l’écrire eux-mêmes. C’est-à-dire d’inventer eux-
mêmes un monothéisme. Comme ils ne l’ont pas inventé, d’après moi, religieusement mais
politiquement, et que c’est devenu une religion à cause de l’exil, je ne vois pas pourquoi il
faudrait aller chercher ailleurs. Cela ne ressemble ni à l’Égypte ni à la Mésopotamie. Les deux
grands empires qu’ils ont à leurs côtés fournissent les détails mais pas le cœur du dispositif. La
Bible ne ressemble pas du tout à ce qu’on connaît de l’Égypte ou de la Mésopotamie.
Un participant – J’ai deux questions. Je crois qu’il y a une galerie qui a été creusée le long du
mur de l’esplanade du Temple et on y aurait trouvé des traces du premier Temple.
I.Morg. – Du second, pas du premier. Mais il est possible qu’il y ait eu un premier Temple.
Rien ne s’y oppose. Le seul vrai problème, c’est la Bible elle-même : tel qu’il est décrit, c’est un
palais absolument énorme. C’est pour cela que c’est difficile à accepter. Un Temple pareil
n’aurait pas pu passer inaperçu. La description qui en est donnée en fait un bâtiment splendide,
d’une taille inouïe. Et ça, ça paraît hautement improbable.
Il est possible qu’il y ait eu un premier Temple à Jérusalem et qu’un jour on en retrouve des
morceaux, mais pas d’un Temple aussi immense. Le problème sera aussi d’identifier ces
morceaux comme étant ceux d’un Temple et pas simplement d’une bâtisse ordinaire.
Dans la ville d’Arad au nord du Néguev on a trouvé un temple du VIIIe-VIIe siècle. C’est un
petit temple. Et vu le coin on imagine que c’est un temple israélite, puisque la région était peuplée
par des Israélites Et il y a deux pierres levées, ce que la Bible signale. Mais cela ressemble peu à
l’idée qu’on se fait de Yahvé. Il n’y a pas d’inscriptions, pas de représentations physiques, mais
ce sont deux pierres levées. C’est tout.
À Gézer, qui est un site de fouilles et un tell à côté de Tel Aviv, il y a tout un alignement de
pierres levées un peu comme à Carnac. On y a retrouvé un taureau de bronze. On pense tout de
suite au Veau d’Or. À cette époque ils adoraient des taureaux.
On ne peut rien dire pour ce qui pourrait encore être découvert. Mais on sait ce qui est déjà
découvert et qui a un sens. Toutes ces inscriptions ne figurent pas sur des temples. De toutes
façons, c’est un Dieu an-iconique, non représenté et non représentable :que pourrait-on
découvrir? Comment savoir si le temple qu’on trouve était dédicacé à Yahvé ? La logique
voudrait que Yahvé ait été un Dieu national, et qu’à partir du moment où les Hébreux sont partis
en exil se soit posée la question de transformer ce Dieu national en Dieu créateur pour tous. Du
moment où ils ont rajouté la Création, ils ont fait créer le monde par ce Dieu. En fait on est passé
d’une religion nationale à une religion de l’humanité. Ensuite le christianisme l’a ouverte à tous.
Mais comment savoir par l’archéologie quels étaient les sentiments religieux des gens ?
Le participant – Ma deuxième question est la suivante : est-ce que par l’archéologie on en
sait un peu un plus sur les relations entre les deux royaumes ?
I.Morg. – Ah oui. La thèse de Finkelstein et Silberman est qu’il y avait deux royaumes et que
jamais il n’y en a eu qu’un seul. L’Histoire de ce royaume unique qui fait scission et des deux fils
de Salomon qui se séparent n’est qu’un rêve. Les deux royaumes sont absolument lisibles sur le
terrain. Et puis dans la Bible le royaume d’Israël est copieusement injurié, parce que c’est le
royaume riche. Il est riche, il est proche de l’actuel Liban et de l’Assyrie, et ils ont beaucoup de
dieux de la fécondité. Ceux qui sont plus métaphysiciens vivent sur un tas de cailloux à
Jérusalem. On a une très bonne vision sur les deux royaumes. Il y a énormément de restes
archéologiques. Les rois des deux royaumes sont confirmés par des sources extérieures. Il y a des
stèles qui mentionnent un roi de Damas qui a battu un roi d’Israël, et ailleurs un roi de Juda. Une
stèle parle d’une bataille contre le roi d’Israël et le roi de Juda. Il cite les deux en disant qu’il a eu
des ennuis avec tous les deux.
Le problème c’est le royaume unifié. Dans la mesure où la stratégie politique du roi Josias est
de conquérir le territoire d’Israël qui a été mené en exil par les Assyriens, il se donne comme
prétexte de « reconquérir l’empire », mais c’est un argument idéologique : il n’y a jamais eu
d’empire. C’est un peu comme si la Belgique disait : on va reconquérir le Premier Empire, celui
qui incluait la France et la Belgique …
( interruption dans l’enregistrement - une question est posée sur les manuscrits de la Mer
Morte)
I.Morg. - ……… les manuscrits de la Mer Morte sont à peu près contemporains de l’époque
du Christ. Leur découverte a été un choc énorme parce que les textes bibliques retrouvés sont très
similaires à l’Ancien Testament. Ce qui veut dire que le texte biblique était déjà fixé à l’époque
du Christ, ce dont on n’était pas sûr jusque là.
L’autre événement, c’est qu’on a cru pendant un moment qu’il y avait dans les textes
retrouvés des règles de comportement d’une secte, de gens qui pratiquaient une religion dans le
désert. Mais il faut être prudent : on ne sait pas très bien si c’est une bibliothèque organisée là à
cause de la guerre avec les Romains, auquel cas on a tous les livres de toute la région qui ont été
entreposés là, et dans ce cas-là on ne peut rien savoir sur les bibliothécaires. Et ce n’est pas la
bibliothèque d’une seule secte. Si vous lisez tous les livres de la bibliothèque de Toulouse, vous
ne saurez rien sur les Toulousains.
Mais ça pouvait aussi être la bibliothèque d’un groupe particulier. Et dans ce cas, on a cru
qu’il s’agissait des Esséniens, c’est-à-dire quelque chose qui passait par Saint Jean Baptiste et qui
pouvait mener à Jésus. Et c’est pour ça qu’ils ont été pendant très longtemps cachés. L’École
biblique de Jérusalem voulait les étudier à fond pour voir si on pouvait y trouver des traces de la
naissance du christianisme et de l’aventure de Jésus.
Maintenant on les connaît mieux. Il y a eu des histoires absolument incroyables, des histoires
policières, avec des vols, des procès, mais ils sont maintenant disponibles, y compris pour les
Juifs américains qui sont des gens très teigneux, et il semblerait que l’hypothèse essénienne soit
douteuse. Et Neil Silberman a écrit un livre sur les manuscrits de la Mer Morte dans lequel il
parle plutôt de fanatiques d’un genre très proches d’Al-Quaïda (ce sont ses termes), c’est-à-dire
des intégristes, et pas des Esséniens proches du christianisme.
Je ne m’y connais pas assez pour en parler. J’ai lu beaucoup de choses sur ce sujet. C’est un
problème en soi. Il manque trop d’éléments. On ne sait pas si c’est un groupe humain et les thèses
de ce groupe humain, ou si c’est une bibliothèque de gens qui ont mis à l’abri dans le désert tous
les documents qu’il y avait à l’époque en Terre Sainte. À l’époque la Terre Sainte était sous
occupation romaine et il fallait mettre les livres en sûreté.
Pour les prophéties, je crois que, honnêtement, cela n’évoque rien.
Une participante - J’aurais voulu avoir votre sentiment sur l’analyse de Régis Debray dans
son livre Dieu, un Itinéraire. Son regard de médiologue vous paraît-il intéressant ?
I.Morg. – Absolument. Nous nous connaissons et nous avons eu l’occasion d’en parler. Il a
raison sur beaucoup de points par rapport aux archéologues.
Seulement, avec l’Histoire, avec l’archéologie, on ne fait pas de l’être ensemble. Il n’existe
pas d’éthique des faits. Constater que quelque chose a eu lieu ne dit pas comment se comporter.
Le souci de Régis Debray, c’est la construction d’une éthique, c’est de ne pas laisser la société
française se déliter sans un dispositif d’« être ensemble », sans un système de valeurs. C’est ainsi
que, par exemple, il est devenu partisan d’enseigner l’Histoire des religions à l’école. C’est mon
cas aussi. Je pense qu’il faut enseigner l’Histoire des religions à l’école.
Mais je ne sais pas bien ce qu’il pense (et je ne sais pas s’il le sait lui-même, parce que ce
n’est pas toujours clair dans ce qu’il dit) sur ce que je crois personnellement : qu’il faut raconter
les récits religieux comme des Récits, et dire aux élèves : attention, ce n’est pas un Programme.
Par exemple le Petit Chaperon Rouge, il ne faut pas le tuer, ce n’est qu’une histoire. Mais c’est
important qu’il y ait des récits collectifs.
L’absence de récits collectifs crédibles est un handicap, c’est-à-dire des récits dans lesquels on
puisse reconnaître des tourments qui sont les siens, des problématiques qui soient les siennes, que
ce soit avec le christianisme, le judaïsme, ou même l’islam. Sans cela, on arrive à une autonomie
du sujet telle que plus rien n’est possible, puisqu’on est des sujets autonomes, avec des psychoses,
et rien ne vient nous coudre ensemble.
Régis Debray s’est beaucoup intéressé au christianisme orthodoxe et aux icônes. La
médiologie vient un peu des travaux qu’il a fait sur les icônes. Mais pour moi ce sont des fausses
pistes. Tout ça n’a rien à voir avec l’archéologie. L’archéologie ce sont des faits : ça a eu lieu, ça
n’a pas eu lieu.
Un participant – Sur Qoumran et les Esséniens, j’ai assisté à la conférence d’un dominicain
qui avait fouillé le site, et il pensait que c’était des Esséniens. Il disait aussi que dans les ruines il
y avait beaucoup de grandes citernes et de lieux d’ablutions. Lui aussi pensait que c’était plutôt
des intégristes. Mais pour lui, la raison de l’enfouissement était que c’était un endroit où il y avait
des copistes des textes anciens et que les rouleaux retrouvés contenaient des erreurs et que
comme on ne pouvait pas détruire un texte sacré on les portait dans des grottes.
I.Morg. – Je vois très bien à quoi vous faites allusion. Des textes religieux ne pouvant pas être
détruits sont stockés. C’est pour cela qu’on en a retrouvé en Égypte étalés sur six siècles.
Mais sur le statut de Qoumran je ne peux pas dire plus que ce que j’ai dit. Je crois que tant
qu’on ne retrouvera pas d’autres sources d’information on ne pourra pas trancher. Je crois que là
il y a impasse, pour l’instant.
Un participant – Vous avez parlé des Lévites et vous avez dit qu’il n’y avait pas de traces de
leur sortie d’Égypte et que donc ils n’avaient pas existé. Mais qu’il n’y ait pas de traces, pour
moi, ne veut pas dire qu’ils n’aient pas existé.
I.Morg. – C’est une question de quantité. Six cent mille hommes en armes, dit la Bible, c’est-
à-dire deux millions de personnes. L’Égypte à l’époque comportait trois millions d’habitants. La
sortie deux millions de personnes dans un pays de trois millions d’habitants, non seulement cela
aurait laissé des traces, mais cela aurait été pour l’Égypte un effondrement économique total et
absolu. Admettons que ce soit une exagération. Mais le problème n’est pas là. Même si c’est
soixante mille, même si c’est six mille, cela reste une sortie en masse. Cette sortie en masse est
difficile à croire parce que l’Égypte n’est pas un simple boulevard, c’est un empire, avec des
postes-frontière tous les cinquante kilomètres qui signalent les passages de bédouins qui font des
razzias : il en rentré cinq, il en est sorti trois. On a conservé tout cela. Il n’y a visiblement pas
d’émigration massive, voire même de petits départs.
Là où il y a peut-être quelque chose, c’est que les Lévites soient partis avec l’affaire
d’Akhenaton et aient été accueillis avec des groupes de migrants. Il y avait beaucoup de Sémites
qui travaillaient en Égypte et il y avait des retours au pays. L’histoire de Joseph en Égypte est
crédible. Ils allaient en Égypte quand il y avait des sécheresses ou des famines. La Terre de
Canaan et le désert du Sinaï sont des pays plus que secs. Ils allaient louer leur main d’œuvre. Ça,
les sources égyptiennes le confirment. Et le film montre des types sémites dans les peintures.
Les lévites n’étaient pas des pasteurs et, dans la répartition des terres aux douze tribus, ils ne
sont pas territorialisés. On ne va donner des terres à des prêtres puisque leur boulot est d’aller être
prêtres partout. L’hypothèse peut tenir. Mais on manque de preuves.
Une participante – Est-ce que ces recherches ne vont pas ébranler la foi des croyants ? Vous
avez évoqué les intégristes qui ne bougent pas, mais les autres, les simples croyants ?
I.Morg. – Non. Ce sont deux séries causales autonomes. La population religieuse en Israël est
minoritaire, mais elle est en augmentation. Or Finkelstein est patron du département
d’archéologie de l’université de Tel-Aviv et il a eu l’équivalent d’un Nobel en archéologie, le
Dan David Price. C’est quelqu’un d’officiel dans le pays, ce n’est pas un marginal. Et puis c’est
un petit pays. Les gens savent. Et pourtant il y a de plus en plus de gens religieux.
Un participant – Pour rester dans l’Israël moderne, vous avez dit que les élèves des écoles
lisent la Bible comme un livre d’Histoire. Est-ce que vous établissez là une corrélation avec les
fondamentalistes américains et est-ce que vous n’y voyez pas une forme de reconnaissance dans
la Bible d’un phénomène historique ?
I.Morg. – Non. Là encore c’est absolument le contraire. A l’école la Bible est étudiée comme
un livre d’Histoire, pas comme un livre de religion, puisque les écoles publiques sont laïques. Il
n’y a pas de prière à l’école en Israël.
Les fondamentalistes américains, quant à eux, considèrent qu’il y a une mission du peuple
américain, qu’ils assimilent au peuple hébreu de la Bible. Donc on est dans la logique religieuse :
un dialogue avec Dieu qui débouche sur une mission.
Les jeunes israéliens, pour ce que je sais d’eux, ne se reconnaissent aucune mission. C’est la
population la plus hédoniste et la plus individualiste que je connaisse.
Un participant – Est-ce qu’il existe dans l’Ancien Testament quelque chose qui permettait de
pressentir l’avènement du Nouveau testament ? Est-ce que Flavius Josèphe a eu connaissance de
l’existence du Christ ?
I.Morg. – À votre première question, évidemment la réponse est oui. Le Nouveau Testament
est une relecture de l’Ancien. En particulier les Prophéties qui sont reprises presque telles quelles.
La mort de Josias correspond, à deux petits rois près, à la fin de la dynastie davidique. Il n’y aura
plus de rois de la lignée de David qui vont régner sur les Juifs. Mais cela va paradoxalement créer
l’espoir d’un retour d’un roi de la lignée de David sur les Juifs. Cette figure va être reprise pour
Jésus. Le messianisme juif et le messianisme chrétien ne sont pas les mêmes mais quand même
c’est la même idée : un espoir futur.
Pour Flavius Josèphe, il y a dix lignes sur Jésus dans Les Antiquités Juives, qui ont l’air d’être
une interpolation de copiste absolue. Ce livre parle de la période du Christ et en dehors de cela il
ne cite jamais Jésus. Ce n’est pas exactement le même style que le reste du livre. Donc c’est un
coupé-collé. Donc peu crédible, une interpolation, même s’il y a des chercheurs qui estiment ce
passage authentique. C’est tout. On n’a rien d’autre de cette époque.
C’est un sujet délicat. Personnellement je crois que des trois personnages ; Josué, qui est censé
avoir conquis Canaan ; Josias ; et Jésus, qui est le Christ et qui est de la lignée de Josué et de
Josias, le seul qui ait vraiment existé c’est le roi, c’est Josias. Les deux autres sont des figures
littéraires. Celle qui le précède, c’est clair, c’est ce que montre Finkelstein : la conquête de
Canaan n’a pas eu lieu, ils se sont inventé un ancêtre pour raconter leur installation dans le pays.
Et de même qu’il y a eu des gens pour écrire l’Ancien Testament, il a eu des gens pour écrire le
Nouveau. Donc il y avait des chrétiens. Il y a des gens qui se sont séparés du judaïsme et qui ont
créé le christianisme.
Ma tendance c’est de penser que ceux-là ont, comme les Juifs à l’époque de Josias, eu besoin
de récits et qu’ils ont créé la figure littéraire de Jésus en reprenant la filiation Josué, Josias, Jésus.
Et pour moi, de toutes façons, cela ne change rien, parce que ce qui est important c’est qu’il y a
eu les chrétiens. Évidemment quand on est religieux ça change beaucoup de choses.
Qu’on ait repris le texte de l’Ancien Testament pour écrire le Nouveau, cela ne fait aucun
doute. Il y a une population “d’esprit chrétien” (judéo-chrétien) à l’époque de Jésus, qui se
détache petit à petit du judaïsme. Et l’histoire de Jésus, cela ressemble tellement à une narration, à
une reprise textuelle de passages de l’Ancien Testament, à des réponses apportées à des passages
de l’Ancien Testament. Mais ça c’est une autre histoire. Je crois que pour Jésus aussi on est dans
une logique narrative.
Un participant – Est-ce qu’on pourrait savoir quelle est l’opinion des scientifiques juifs ?
I.Morg. – Il y a la série que vous pouvez trouver en librairie qui s’appelle Corpus Christi et
ensuite Les Origines du Christianisme, faites pour ARTE, où il y a des universitaires juifs qui
interviennent. Et ceux qui interviennent analysent le texte du Nouveau Testament comme un
document historique, qui rapporte la vie des Apôtres et de Jésus. Il y a là des savants juifs qui
estiment que Jésus est un personnage historique. Mais là on est vraiment dans le domaine de
l’opinion. On n’est pas du tout dans le domaine des faits.
Je suis très attaché à l’idée que, pour se sortir d’une situation pour laquelle il n’y a pas de
solution, les gens écrivent des histoires. Ils en ont écrit pour l’Ancien Testament, ils en ont écrit
pour l’islam. Il n’y a aucun doute là-dessus. Donc je ne vois pas pourquoi ils n’auraient pas fait ça
pour le christianisme.
Une participante – Que faites-vous alors du fait que l’histoire du Nouveau Testament ait été
écrite par des témoins et par des personnes ayant vécu avec Jésus ?
I.Morg. –À partir du moment où vous estimez que ce sont des témoins, je comprends ce que
vous dites. Mais quand on travaille sur les textes, il est difficile de les considérer comme des
témoins directs. Énormément de faits rapportés sonnent comme étant rapportés par des gens qui
habitaient loin. Ils sont rapportés, mais pas bien. La fête des Palmes est rapportée comme se
passant à Pâques alors que, même encore aujourd’hui, nous savons qu’elle a lieu en novembre. La
manière dont Jésus est accueilli à Jérusalem correspond une fête qui a lieu en octobre et qui existe
encore. Il y a toute sorte d’éléments de ce genre qui font qu’on se pose la question de la nature
des témoins. Même les trois Évangiles synoptiques ne se recouvrent pas exactement. On manque
de faits extérieurs. Mais c’est une discussion pour laquelle je n’ai pas de compétence particulière.
La participante – Cela n’a pas été écrit au moment des faits.
I.Morg. – C’est sûr. Ça c’est pour les faits. Mais pour les témoignages…
La participante – Les mêmes événements peuvent être rapportés de manière différente par
plusieurs personnes. Prenez un accident dans la rue, sur quatre témoins vous pouvez avoir quatre
récits différents. Ce qui n’enlève rien à la réalité de l’événement.
I.Morg. – Je voudrais juste donner des faits qui permettent de juger. Lorsqu’on connaît bien
l’Ancien Testament on voit que beaucoup d’actes de Jésus visent à mettre ses pas dans les pas de
l’Ancien Testament. Comme sa naissance à Bethléem dans une lignée davidique. Si vous n’avez
pas la foi, vous y voyez le travail qui est fait par des littérateurs pour organiser un récit qui
permette de suivre ou d’être dans la continuité de l’Ancien Testament. Comme si vous écriviez la
suite du livre précédent. Cette idée-là a le mérite d’une certaine logique.
Après, les témoignages, c’est une question de foi, parce qu’on n’a pas de sources extérieures.
Et je ne sais pas si un jour on aura des sources extérieures, c’est-à-dire des gens qui rapportent ces
événements ailleurs que dans le Nouveau Testament. Alors que dans l’Ancien Testament, et c’est
le thème de notre rencontre d’aujourd’hui, on peut parler de la Bible et de l’historien parce qu’il y
a des sources extérieures.
La grande révolution qui a été accomplie par les archéologues, c’est d’avoir mis ensemble des
sources extérieures, c’est-à-dire d’avoir été chercher en Assyrie, en Égypte, dans différents pays,
et dans le sol, des sources qui ne tiennent pas compte de ce que raconte la Bible, et qui puissent
dessiner un paysage qui est un paysage factuel.
La participante – Je ne trouve rien d’étonnant à cela parce que le groupe d’hommes qui sont
autour de Jésus ce ne sont que les douze apôtres. C’est vraiment une poignée. Il est alors normal
qu’aucun écrit à statut historique n’y fasse allusion. Jésus a été crucifié parmi d’autres. Je ne
trouve pas cela anormal.
I.Morg. – C’est pour ça que je dis que je ne suis pas la bonne personne. Je n’ai que mon avis.
Ce que j’ai rapporté sur l’Ancien Testament, j’espère le plus fidèlement possible, ce sont les
travaux de gens tout à fait compétents. Là non.
Un participant – Je voudrais signaler que les Évangiles ont été écrits quand même longtemps
après la mort de Jésus et en aucun cas par des témoins directs. La meilleure preuve en est qu’ils
ont été écrits (ou tout au moins nous sont parvenus) en grec alors que la langue véhiculaire de
Jésus, de son époque et de son milieu, était l’araméen. Déjà cela implique une grande distance.
Mais de toutes façons ont connaît la date de rédaction des Évangiles par des études comparatives
diverses, je n’entre pas dans les détails, et, des quatre synoptiques, le plus proche des événements
n’est pas antérieur à 70 après J-C. Étant donné la durée de vie à l’époque et les moyens de
transmission, c’est une distance déjà considérable. Il y a très certainement eu des transmissions de
témoignages, mais on ne peut pas dire que ce soient les témoins eux-mêmes qui les aient
transcrits.
Un participant – Vous avez dit que la Genèse et Noé, toute cette partie la plus ancienne, a été
écrite plus tard. Est-ce qu’on a des dates là-dessus ?
I.Morg. – On n’a pas de dates d’écriture proprement dites, mais le fait qu’on ait retrouvé ces
légendes et ces récits dans des sources mésopotamiennes… (brève interruption de
l’enregistrement) …le peuple d’Israël est en exil à ce moment-là à Babylone. Donc selon toute
vraisemblance ils ont été écrits au moment où il est était à Babylone. Ce sont des récits
universalistes, qui ne mettent pas en scène les Hébreux. Les premières mises en scène des
Hébreux ont été rédigées avant. L’histoire des Hébreux commence avec Abraham. Tout ce qui est
avant Abraham (Adam et Ève, Caïn et Abel, Noé), ce ne sont pas les Hébreux, les “fils d’Israël”,
c’est l’humanité. À quelle date ? Honnêtement c’est ouvert. Peut-être IIIe, peut-être IIe siècle
avant J-C.
La tradition dit que ces textes sont « très anciens », et que le dernier texte qui ait été introduit
dans la Bible c’est le Cantique des Cantiques au IIe siècle. Mais cela sent l’idéologie parce que le
Cantique est le seul texte de la Bible où ne figure pas le nom de Dieu. Il y a deux textes dans la
Bible qui ne citent pas le nom de Dieu, c’est le Cantique des Cantiques et Esther. Esther, on peut
l’admettre : le mot esther veut dire « caché ». Donc le nom de Dieu pourrait être caché. Le
Cantique des Cantiques, on ne sait pas trop pourquoi il est dans la Bible. Le Talmud en parle. Le
Talmud débat de la raison pour laquelle le Cantique des Cantiques est dans la Bible. Il y a des
textes qui n’ont pas été retenus.
Un participant - Il y a un facteur qui vient conforter la thèse de Finkelstein et dont ils ne font
pas du tout mention. C’est le simple fait que l’écriture hébraïque n’est pas apparue avant le IXe
siècle avant J-C. On voit l’évolution à partir du phénicien, avec des ostraca et différents
documents, mais l’hébreu ne dispose d’une écriture qu’à ce moment-là. Donc les textes de la
Bible ne pouvaient pas être mis par écrit puisqu’il n’y avait pas d’écriture.
I.Morg. – C’est une des pièces essentielles du dossier. Elle est peu traitée dans le livre, c’est
vrai. Un jour, en discutant avec Finkelstein, je lui ai demandé pourquoi ce n’était pas développé.
Est-ce que les Hébreux savaient écrire, est-ce qu’ils savaient lire ? Quelle langue écrivaient-ils et
parlaient-ils ? L’inscription qu’il y a dans le tunnel de Siloé est en hébreu. Et on est au VIIIe
siècle. Est-ce que l’hébreu était alors couramment répandu ? Et il me dit : il y a quelqu’un qui est
très fort là-dedans, il est professeur à l’université de Los Angelès, il s’appelle Schneidewind, il a
écrit une livre qui s’appelle How the Bible became a Book, « comment la Bible est devenue un
livre ». J’ai pris l’avion avec un caméraman et j’ai été le voir, et c’est dans le film. Le livre doit
être publié en français. Il traite exactement de ça. Quelle langue parlaient les Hébreux ? Est-ce
que cette langue était populaire ou seulement réservée à une classe de lettrés ?
Il y a une thèse, qui est celle de Silberman et de quelqu’un qui s’appelle Baruch Halpern, qui
est magnifique. Elle dit qu’il y a eu au VIIe siècle une révolution démocratique. La Bible signale
une alliance entre Josias le roi et des gens nommés le Peuple de la Terre et cette alliance se fait
sur la base d’un livre, qui l’oblige lui autant que le peuple : le livre de l’Alliance, signalé dans la
Bible. “Et il (Josias) lit le livre de l’Alliance à la population”. Et l’Alliance est scellée. Un roi va
dépendre d’une alliance scellée avec son peuple et pas uniquement de son bon vouloir.
Ça ne veut pas dire que les gens savaient lire. Mais dès cette époque-là on trouve des ostraca
de gens qui utilisent l’hébreu à des fins purement domestiques. Il y a notamment un gars qui se
plaint au roi qu’on lui a volé ses affaires. C’est un texte qui est sur un tesson du VIIe siècle, et en
hébreu. Cela nous ouvre des horizons absolument inouïs, parce que c’est la langue de la Bible et
il s’en sert pour envoyer une plainte. Il dit au roi : j’avais posé mes affaires en un endroit, on me
les a volées, c’est un soldat de votre armée qui a fait ça. Et il y a d’autres documents comme ça.
Donc il y a une révolution démocratique. Oui, les gens utilisent l’écriture pour des choses
domestiques au VIIe siècle, et pas avant. Et donc la mise par écrit de la Bible semble être
l’événement majeur de l’Histoire de l’humanité de cette époque, c’est Schneidewind qui le dit, il
en remet une couche, mais on peut en faire état. La révolution qu’accomplit l’Ancien Testament
c’est le fait qu’un document écrit fasse autorité. Avant, il n’y a pas de document écrit qui fasse
autorité. Il y avait des documents écrits qui racontaient des histoires, mais ils ne faisaient pas
autorité. Il n’y avait pas de contrats.
Il y a bien eu le code d’Hammourabi, mais le code d’Hammourabi ne fait pas autorité. C’est le
contre-exemple absolu. Il rapporte des jurisprudences, il rapporte différents actes, mais ce n’est
pas un document d’alliance comme la Bible. La Bible propose une alliance, elle propose un
contrat à tous, y compris au roi, ce qui est ahurissant, et qui n’est pas dans le code
d’Hammourabi. Avec la Bible, les lois qui figurent dans le Deutéronome (le cinquième livre du
Pentateuque, de la Thora) s’appliquent aussi au roi. On est bien dans un contrat. Hammourabi
dit : voilà les lois que j’ai édictées. La Bible dit : voici les lois qui vont s’appliquer à tout le
monde.
Et la thèse de Finkelstein, c’est que c’est la première fois (pour des raisons de faiblesse : un
petit pays, un petit roi) qu’on passe un accord démocratique avec le Peuple de la Terre, même si
ce ne sont pas les paysans, ce sont les propriétaires terriens. Ce n’est pas un roi puissant, ce n’est
pas Pharaon, et il propose de lever une armée à des gens qui vivent sur des territoire que les
Égyptiens ou les Assyriens peuvent conquérir, et il fait alliance avec eux. Dans le Deutéronome il
est très clairement indiqué que ce livre, Le livre des Lois, est le livre de l’Alliance.
Que cette alliance soit écrite, que ce soit un contrat et une convention, cela m’a tellement plu
que je l’ai mis dans le film. Et Schneidewind dit : la révolution absolue du VIIe siècle avant notre
ère est une révolution démocratique dans l’ensemble du bassin méditerranéen. Une sorte de
floraison. Floraison de l’écriture, floraison de la lecture, et alliance grâce à l’écriture et à la
lecture. Donc pour la première fois, apparition d’un pouvoir négocié, donc démocratique et non
pas de droit divin. Il y a là quelque chose qui prête à réflexion sur le statut de l’écriture. Et donc
le rôle de la Bible.
Un petit mot encore. Chez Platon, écrire, c’est sténographier. Ça ne sert à rien. L’autorité n’est
que dans la parole. Ils se promènent de long en large et ils discutent comment réformer la société.
Et ils écrivent des livres comme La République (que je ne souhaite pas à mon pire ennemi d’avoir
à mettre en œuvre). Et dans ”La République”, Platon dit qu’il n’y a aucune autorité à la chose
écrite. L’écriture n’est que de la sténographie.
Et c’est repris dans la tradition juive. La tradition juive, curieusement, et en dépit de tout ce
qu’on dit, « le peuple du livre », que moi-même j’ai utilisé pour le film, est un peuple de tradition
orale. La Bible n’existe pas si elle n’est pas commentée. C’est ce que dit le judaïsme religieux.
Vous ne pouvez pas étudier tout seul, vous devez avoir des maîtres qui vous commentent. Et en
plus si vous lisez le Talmud (c’est très compliqué) vous ne pouvez pas le lire tout seul. On est
dans la puissance et l’autorité de la parole.
Il est dit qu’il y a deux révélations qui ont été faites à Moïse sur le Sinaï : le texte écrit et la
tradition orale. Il n’y donc absolument aucune primauté de l’écrit, en dépit de la beauté de
l’expression « peuple du livre ». Mais il y a un document qui fait autorité, et la transcription de ce
document qui fait autorité, ce que Heinrich Heine a appelé “la patrie portative”, connaîtra un
destin absolument énorme.
Le monde anglo-saxon l’a intégré. Ce sont des pays avec une législation quasiment révélée.
On ne comprend pas très bien le rapport à la loi des États Unis si on ne comprend pas leur lien
avec l’Ancien Testament. La loi est d’abord et avant tout un texte écrit immuable qui vaut parole
divine. En France non, il y a du verbe, “Au commencement était le Verbe” et ce verbe dépend du
locuteur. Avec le verbe on est monté à la tribune de l’Assemblée Nationale en 1793 et on a fait la
Révolution. Avec la Loi et le texte ils ont passé une Alliance.
11 mars 2006
(Cette conférence a été présentée à l’antenne commingeoise du GREP à Saint-Gaudens le 18
mars 2006. On trouvera ci-après une transcription des parties du débat commingeois qui ne font
pas (pas trop) double emploi avec le débat toulousain)
Débat commingeois
Un participant – Lorsque vous avez parlé de l’épisode de Massada, vous avez eu cette phrase
: c’étaient des Hébreux, ce n’étaient pas encore des Juifs. Pourriez-vous expliciter ?
Isy MORGENSZTERN – Je voulais qu’on soit attentif au fait que les Juifs ce sont à l’époque
les habitants de la Judée et pas ceux que nous dénommons aujourd’hui les Juifs. Les Assyriens
qui les ont emmenés en exil les appelaient les Judéens. On a toute une série de problèmes avec la
terminologie « Juif » qui est une appellation moderne, il n’y a pas encore de judaïsme constitué à
l’époque de Massada, il est en formation, on n’en est qu’aux débuts du Talmud. Pour des raisons
plus pédagogiques qu’historiques je réserve donc le terme « Juif » à la période qui suit
l’émergence du christianisme et il me semblerait plus juste avant cette période de parler de
judéens (qui seraient des proto-Juifs). Le terme « Hébreu » est très peu employé dans la Bible.
Son usage récurrent est récent et utile, car il permet de situer une population qu’on cherche à
distinguer des « Juifs ». Ca a été tenté pour les citoyens juifs d’Israël, pays également appelé
« l’Etat Hébreu ». La Bible parle surtout des Fils d’Israël (ce qui crée une autre confusion car il y
avait également un royaume d’Israël distinct du royaume de Juda) et des Fils de Juda. Le seul
livre de la Bible qui parle des Juifs est le livre d’Esther, dont l’action se déroule à Babylone (et où
l’on parle pour la première fois de la « haine des Juifs », ce qui sera nommé au XIXe siècle
« l’antisémitisme » : l’Histoire est ainsi faite qu’à partir du moment où il existe des « Juifs », il y
a des « antisémites »). Et je ne dis pratiquement jamais Palestine concernant la terre de Canaan,
non pas que j’aie quelque chose contre l’Etat palestinien à venir, mais parce que c’est le nom que
les Romains ont donné à la terre des Philistins, et qui a été repris par les premiers sionistes juifs
(avant que le nom d’Israël ne s’impose). Il existe de nombreux timbres et objets divers en hébreu,
dans les années qui précèdent la création de l’Etat d’Israël, où figure la mention Palestine. Pour la
génération de mes parents, on allait en Palestine. Ce n’est donc pas une dénomination arabe, ni
juive, mais romaine. Mais il vaut mieux éviter d’utiliser ce nom pour parler de la Terre Sainte
antique car c’est une source de confusion supplémentaire. Bref, les questions de dénomination ne
sont pas simples parce que ce qu’elles visent à nommer n’est pas simple, n’en déplaise aux esprits
fanatiquement méthodiques.
Un participant – On parle couramment des « trois religions du Livre » pour désigner les
religions juives, chrétiennes et musulmanes : pour moi cela voulait dire que, par rapport aux
autres religions (basées sur la tradition orale), ces trois religions s’étaient, dès leur début,
appuyées sur un Livre. Si cela semble être le cas des chrétiens et des musulmans, peut-on dire
qu’au moment de la première « compilation » de la Bible, sept siècles avant J.C, la religion juive
était déjà fixée, ou est-ce la rédaction du Livre qui a permis de la fixer ?
Dans le même ordre d’idées, on présente ces trois religions comme monothéistes, (en
entendant qu’il s’agissait d’un progrès considérable par rapport aux polythéismes) : cette notion
du Dieu unique est-elle déjà aboutie lors de cette écriture des premiers textes ?
I.Morg. – C’est une très bonne question. D’abord pour moi le monothéisme est un progrès par
rapport aux polythéismes, car cela veut dire : nous sommes tous frères et sœurs nés d’une même
mère et d’un même père (d’un même Dieu). Cela ne suffit pas à résoudre nos problèmes, mais
cela fait de nous, occupants de la planète Terre, une même famille. Le polythéisme présente peut-
être des avantages (le philosophe Michel Onfray lui trouve des charmes qui m’avaient échappé),
mais ne fait pas de nous, êtres humains, des gens égaux entre eux parce qu’égaux devant la source
d’un engendrement spécifique, un couple primordial et la divinité.
À l’époque de la rédaction du texte biblique, il n’y a pas de monothéisme, il y a une réforme
josianique qui dit : un seul lieu de culte (Jérusalem), un seul peuple (et non plus des Israélites et
des fils de Juda), et un projet avec un seul Dieu (ou un Dieu principal ?) qui est un Dieu national.
Ce n’est pas encore un Dieu universel : il s’appelle Yahvé (il a plusieurs noms dont Elohim, le
seigneur et Yahvé. Il y a des traces archéologiques d’inscriptions dans le désert du Sud parlant
d’un Dieu, Yaoh, Yahvé donc, aux voyelles près). Au VIIe siècle, il y a le Dieu des Hébreux ou
fils d’Israël, et d’autres dieux à l’entour : chaque peuple a son dieu, chaque fonction aussi. Ce
n’est qu’aux Ve et IVe siècle, avec l’exil, et les derniers prophètes, qu’apparaît l’idée du Dieu
Universel.
Et donc la rédaction des premiers documents du cœur de l’Ancien Testament, au VIIe siècle,
n’est pas monothéiste mais nationale et centralisée : elle regroupe les histoires qui sont dans la
Bible (chroniques des Rois et des Juges,..), leur associe le cinquième livre de la Torah
(Pentateuque) et le Deutéronome dans une sorte d’histoire deutéronomiste : on est dans de
l’idéologie historique, çà ressemble à ce que Michelet a fait au XIXe siècle. La Bible est un
ouvrage construit comme un oignon : c’est le milieu qui a été écrit d’abord, la partie historico-
idéologique, le Deutéronome, et Josué et les chroniques des rois et des Juges, c’est probablement
ce que Josias appelle « le Livre de l’Alliance ». Et quand les Judéens sont partis en Exil ils ont
ajouté un début à la Bible pour l’universaliser, des histoires qui valent pour tous (la Création, le
Déluge… et ce jusqu’à Abraham qui est le premier Hébreu). Puis on a ajouté d’autres récits ou
textes plus « religieux » (Psaumes, Cantique des Cantiques…) plus tardifs, et qui contribuent eux
aussi à universaliser le texte. On a donc un noyau nationaliste et politique, et lors de l’Exil (ils
n’ont alors plus de pays) on va l’universaliser en ajoutant des « peaux » nouvelles par-dessus un
cœur historique qui va, sinon tomber dans l’oubli, du moins passer au second plan. Les judéens et
leurs descendants (les Juifs) seront alors beaucoup plus marqués par les récits exiliques (la Loi
qui est donnée dans le désert, les Psaumes..). Et ce seront, bien plus tard, les Israéliens qui vont
redonner corps à la lecture historique (listes de rois…) de la Bible, comme étant leur histoire
ancienne, celle qui est censée s’être déroulée sur leur territoire.
Un participant – En fait, les gens qui ont rédigé la Bible ont écrit pour ne rien dire : la
description du Tabernacle, de la construction du Temple, Esdras qui retourne rebâtir le temple… :
ce sont des rêveurs !
I.Morg. – Je ne sais pas si ce sont des rêveurs, ils se sont inspirés de choses existantes : par
exemple, les tabernacles existaient en Assyrie, et ils se les sont appropriés ; il y a des modèles de
temples qui ont servi pour la description du Temple de Salomon, édifice absolument inouï, d’une
splendeur incomparable : ce sont des temples plus petits sur le même modèle, en Assyrie aussi,
mais pas à Jérusalem, c’est clair.
Le participant – De la même manière, les gens qui ont écrit les récits du Nouveau testament
sont des rêveurs : Paul est un rêveur, il a inventé le personnage de Jéshua, issu du judaïsme : et on
peut se demander pourquoi il y a à la fois une telle rupture et un tel lien entre la Nouvelle et
l’Ancienne Alliance. Je pense que les noms de MM Finkelstein et Morgensztern (que je respecte
beaucoup par ailleurs) seront oubliés depuis longtemps que l’on parlera encore de Jeshua : il a
transformé tant de vies.
I.Morg. – Vous avez raison, mais nous ne parlons pas de la même chose : bien sûr que nos
noms seront oubliés alors qu’il restera des gens pour espérer quelque chose de Jésus. Mais le
thème de ce soir, c’est « La Bible et l’Historien », et je dis qu’historiquement la preuve de
l’historicité de Jésus reste à faire, et non pas le contraire. Et j’ai essayé de montrer que si Jésus
n’est pas un personnage historique, (non plus que les « héros » de l’Ancien Testament), il faut
abandonner cette chimère de vouloir fonder un rapport au religieux sur des faits, et c’est tout. Or
nous sommes dans un système de pensée où, si les choses n’ont pas eu lieu, elles ne valent rien :
et cela permet de comprendre votre irritation.
Je ne suis pas fabricant de religions mais d’histoires (je fais des films). Et quand des gens me
font des reproches, je leur fais remarquer que je n’ai fait que des films, et que n’importe qui peut
venir après moi avec un autre film qui raconte une autre histoire. Par exemple, j’ai fait un film sur
un peintre abstrait, et si j’ai pu faire saisir aux gens l’émotion et le sens qu’il y a dans cette
abstraction, j’ai rempli un besoin humain : pour autant, je ne propose pas aux gens d’organiser
leur existence en fonction du fait que ces oeuvres représentent des objets identifiables. Ce qui est
important c’est de montrer qu’une oeuvre peut produire un imaginaire collectif commun. Il me
manque peut-être de croire que Dieu existe : à partir du moment où je pense que les livres
religieux sont des créations humaines, je suis bien obligé (avec d’autres) de me demander
pourquoi ces objets ont été créés. La seule chose pour laquelle je plaide, c’est que la foi n’est pas
quelque chose de ridicule : le fait que des hommes aient produit ces documents est un signe de
dignité. Et dans la France laïque, c’est du travail complexe que de dire que la Bible est un livre
digne, comme le Nouveau Testament, comme le Coran (bien que plus curieux) : çà ne veut pas
dire qu’ils sont vrais !
Le participant – Je suis d’accord avec vous qu’il ne faut pas fonder ce que j’appelle la foi sur
des preuves scientifiques. Mais il y a chez l’homme un besoin indéniable de métaphysique.
I.Morg. – Je ne veux pas rentrer dans une discussion trop absconse : je dirai plus simplement
qu’on a besoin de surplomb. J’ai beaucoup d’affection pour les religions, mais aussi pour l’art, la
peinture, et je pense que le surplomb se fait à partir de récits. Je me méfie des surplombs créés à
partir de programmes. Je disais à mes enfants : attention, le Petit Chaperon rouge n’est pas
« destiné » à être mangé. C’est une histoire. Mais il faut la raconter, et bien, avec tous les détails
les plus terribles possibles, sans édulcorer, pour qu’elle produise tout son effet. Il faut faire en
sorte que les récits puissent produire du surplomb métaphysique. Et politiquement j’ai beaucoup
travaillé dans la région pour créer un espace intégrable à l’Europe en matière de télévision, en
cherchant à faire surgir un imaginaire collectif européen (en pure perte à l’époque je dois le dire).
Et quand j’ai rejoint Arte, çà ne m’intéressait pas de faire une télé culturelle, je voulais faire une
télé européenne : et çà manque toujours cruellement aujourd’hui, il n’y a pas de récit collectif fort
permettant d’y accrocher des projets communs (tout en sachant que de tels récits peuvent ne pas
être vrais). On ne peut pas fonder un projet sur le constat que des évènements anciens paraissent
les rendre nécessaires. C’est réactionnaire.
Un participant – Je voudrais souligner que la Bible est utilisée de nouveau aujourd’hui
comme un instrument dogmatique et politique : par exemple on voit le créationnisme revenir en
force aux USA et en Australie (et gare à qui s’y oppose), ainsi que la recherche systématique dans
les deux Testaments de réponses aux problèmes d’aujourd’hui. Et certains hauts gouvernants du
monde y font explicitement référence : la Bible est donc un ouvrage politique. Voir aussi le poids
des rabbins intégristes en Israël.
I.Morg. – La transformation d’un récit en programme est toujours délicate, mais pas de
programme du tout parce que pas de récit, c’est la certitude d’aller dans le mur. Alors, c’est vrai
que l’Etat d’Israël a été beaucoup plus laïque à ses débuts qu’aujourd’hui, et c’est vrai aussi pour
les Palestiniens, l’islamisme y prend du poids comme l’ont montré les dernières élections. Il ne
faut donc pas systématiquement transformer les récits en programmes, mais disposer de récits qui
permettent, à un moment, d’être programmatiques. Cela signifie-t-il que de cette façon on évitera
les guerres et les convulsions de l’histoire ? J’en doute : je crois que les récits accompagnent les
événements, et je ne crois pas que les gens qui se veulent détachés de tout récit, qui sont athées et
brutalement factuels, soient des gens plus faciles à fréquenter, car pour eux seul le résultat
compte, et on n’a même pas la possibilité de trouver avec eux un terrain de discussion narratif
puisqu’ils ne recherchent qu’une certaine forme d’efficacité. Mais entre les cyniques et les gens
qui disent qu’ils ne feront que ce qui est dit dans les récits, il y a un juste milieu à trouver. La
laïcité exagérée, qui a refusé tout statut au récit, nous a rendus impuissants.
Une participante – Avez-vous travaillé avec Mordillat et Prieur sur l’aventure Corpus
Christi, cette série présentée sur Arte, et qui rappelle un peu votre propos.
I.Morg. – Non je n’y ai pas participé, mais je les connais, et c’est une très belle série. Notre
démarche, sur La Bible Dévoilée a été résolument différente (j’en ai parlé longuement avec
G.Mordillat). Le christianisme a cette chance inouïe (et je le dis sans ironie) d’être une religion
littéraire, c’est-à-dire qu’elle parle au cœur et à l’âme de ceux qui en sont membres, et c’est une
histoire d’individus et pas de peuple. L’Ancien Testament est un récit de peuple et d’Histoire, et
l’approche utilisée pour Corpus Christi aurait été impossible, voire ridicule pour l’Ancien
Testament. Ce livre doit se réfléchir comme la création d’un peuple, une création politique. On a
affaire à deux religions très différentes (judaïsme et christianisme), et je ne vous parle pas de la
troisième. Suite à la diffusion de La Bible Dévoilée, France 5 m’a passé commande d’une série
sur les trois religions, et cela pose la question de savoir comment formellement traiter l’Islam.
Un participant – Il existe dans la tradition littéraire occidentale des grands « livres
initiatiques» qui ont été lus par des millions de personnes, qui ont certainement contribué à
façonner une pensée ou une philosophie commune, et dont les personnages fictifs sont devenus
plus réels que bien des personnages historiques. Par exemple, Faust, Don Quichotte, ou plus
prosaïquement Dr Jekyll… À partir du moment où vous ramenez les Livres Saints à de simples
récits sans réalité historique, qu’ont-ils de plus que ces ouvrages littéraires initiatiques ?
I.Morg. – Je ne dirais pas cela, car, quelle que soit la qualité d’un roman (auquel on peut
s’identifier : Madame Bovary a servi de modèle a bien des dames de province, et l’Église a
interdit pour cette raison la diffusion de ce roman et des romans en général) il n’a pas pour objet
de produire de l’« être ensemble », sauf peut-être quelques romans russes épiques qui visaient à
donner une âme au peuple russe. Or cet objectif, produire de l’être ensemble, c’est la transmission
au domaine narratif d’une impossibilité technique. Tant qu’il est possible d’agir, on avance, mais
qu’on se heurte à une impossibilité et il faut trouver une autre voie. Par exemple, nous sommes
mortels, et on bute là sur quelque chose d’angoissant et qu’on ne peut pas (jusqu’ici) traiter
techniquement. Alors on passe au récit, et la gestion de la mort devient le domaine de la religion
ou du roman. De même pour les histoires d’amour, qui sont un matériau narratif qui n’est pas
traitable uniquement de façon technique, on n’est jamais sûr d’avoir une histoire d’amour qui
marche, il faut donc le traiter narrativement. Et dans ce domaine de l’« être ensemble », c’est pire
: comment faire en sorte qu’une collectivité se perçoive comme telle ? Cela pose énormément de
problèmes, dont on reste peut-être moins conscient en France car c’est le pays des individualités.
J’ai fait un film sur Courteline, dont le théâtre a fait beaucoup rire en France, car c’est l’homme
seul, armé du Cogito, qui a toujours raison contre les institutions, c’est très français. Mais
Courteline est mort dépressif et alcoolique. Comment traiter des problèmes qui exigent pour être
pris en charge qu’il y ait de l’être ensemble ? Çà ne peut pas simplement se négocier comme du
politique, ou comme une assemblée de colocataires qui va mettre dix ans pour rétablir l’électricité
dans le couloir. C’est de l’être ensemble modeste et c’est déjà très compliqué à faire avancer !
Mais au niveau d’un peuple les problèmes à traiter sont d’une autre envergure, et l’approche
politique, par la négociation et le compromis, ne peut pas être efficace. Les grands récits ont pour
fonction, au-delà de ce qui est maîtrisable par des gens isolés, de produire des programmes d’«
être ensemble ». Ces programmes peuvent être dangereux, mais sans de tels programmes cela
peut être pire. Le discours dominant aujourd’hui est plutôt du genre « il vaut mieux pas d’« être
ensemble », « que chacun se débrouille tout seul ». C’est l’autonomie du sujet, la victoire du
cartésianisme, de Spinoza et de la Révolution française. Et on ne veut pas renoncer à l’autonomie
du sujet, du corps, de la relation décidée : tout le monde peut fréquenter tout le monde, chacun
peut se pacser avec qui il veut, c’est le triomphe du contractuel, des relations basées sur la
négociation interpersonnelle. Mais quand il s’agit de faire du collectif, il faut des grands récits,
qui permettent qu’il y ait de l’ « être ensemble » : et c’est bien ce qui nous nous manque, et qui
plombe l’Europe qui n’a pas aujourd’hui ce type de récit, ce qui la rend vulnérable et la laisse
atomisée. Les seuls grands récits que l’on ait, c’est Napoléon et Hitler, qui ont voulu unifier
l’Europe par la force. Même lorsqu’il a été question de dire que l’Europe avait un passé chrétien
dans la Constitution, cela n’a pas été accepté, alors que ce n’était qu’une phrase sans grande
portée (cela n’obligeait personne à aller à l’église !). Et pourtant cela énonçait une vérité : pour
moi qui ne suis pas chrétien, c’est là quelque chose que je reconnais évidement.
Donc ces grands récits religieux, s’il fallait les comparer à quelque chose d’autre, ce serait au
marxisme, ou au culte de l’Être Suprême de la Révolution : des choses qui, proposées à d’autres
que ceux qui les ont conçues, permettent qu’on s’y rallie. Les valeurs de la Révolution française,
(portées par Napoléon peut-être, mais pas seulement, puisqu’en Amérique du Sud cela s’est fait «
spontanément », sans conquête des armées françaises) ont alors été adoptées par des gens qui
n’étaient pas Français : il y a donc un universel possible, ce sont des récits qui produisent du
collectif. Et il y a belle lurette qu’on n’a plus écrit, en France ou ailleurs, un roman qui produise
un tel résultat : le romanesque n’est plus épique mais intimiste. Cela peut pourtant revenir, non
pas que je sois optimiste, mais parce que les problèmes deviennent mondiaux (pollution, rapport à
la terre..) et sont de moins en moins solubles techniquement. Il va donc bien falloir créer de
grands récits pour s’en sortir. Mais je ne suis pas sûr que je verrai cela de mon vivant !
Un participant – Et comment expliquez-vous qu’un obscur roitelet d’Israël ait eu le génie de
bâtir une histoire qui, près de trois mille ans plus tard, continue toujours à faire sens et à jouer ce
rôle que vous lui prêtez de permettre de vivre ensemble. C’est vraiment inouï !
I.Morg. – Ce qu’il a fait volontairement c’est d’offrir un tel récit d’être ensemble aux Judéens,
et après ce sont les circonstances qui en ont fait un tel monument. On a eu une expérience « en
double aveugle » : 130 ans auparavant, le royaume d’Israël (les dix tribus) avait été déporté en
Mésopotamie et il n’en resta rien, on ne les a jamais retrouvées, on n’a retrouvé aucune trace de
cette population qui s’est donc dissoute dans l’Empire mésopotamien. Inversement, lorsque
quelques dizaines d’années après Josias, Jérusalem est conquise et les Judéens emmenés à
Babylone, ils sont équipés d’un récit collectif national. Cyrus (pour diverses raisons, l’histoire a
ses ironies) les autorise à revenir 50 à 60 ans plus tard, après les avoir laissés vivre en
communauté (c’était du communautarisme). Ceux qui reviennent sont les enfants de ceux qui ont
vécu à Jérusalem, ils réalisent là un rêve (c’est déjà du sionisme). Va alors s’instaurer un va-et-
vient entre les exilés et ceux qui sont rentrés, qui va produire, non pas une religion universelle
mais un judaïsme élargi.
Il faut ajouter, et c’est ma thèse (paradoxale : je dois reconnaître que tout le monde ne la
partage pas) est que ce judaïsme « élargi » aurait pu sombrer avec les Juifs au moment de
l’occupation romaine et de la diaspora s’il n’y avait pas eu le christianisme pour lui redonner un
certain souffle, le christianisme qui a bâti un dispositif qui tend à universaliser le judaïsme en le
métaphorisant, en disant par exemple que la vraie circoncision ne compte pas, que seule compte
la circoncision du cœur, en disant que l’intention prime sur l’acte et en condamnant le formalisme
des pharisiens qui prient trois fois par jour mais sans y mettre aucune conviction.
Ceux qui vont devenir chrétiens et ceux qui vont devenir à ce moment-là « Juifs » vont se
séparer sur une différence d’analyse des raisons de l’échec du judaïsme. Pour les futurs Juifs, il
n’y a plus de pays, ils sont en exil, l’alliance qu’ils avaient passée avec Dieu pour les siècles des
siècles ne les a pas sauvés. Ceux qui vont devenir Juifs disent : on s’y est mal pris quelque part, il
y a eu une erreur technique due à une incompréhension de certains aspects de l’alliance, et il faut
repenser tout le processus pour retrouver l’erreur, comme un ingénieur qui refait l’historique de
l’exploitation d’une machine pour comprendre pourquoi elle a cassé. Et cela va donner la Mishna
et le Talmud. On fait du texte juridique qui analyse les circonstances et recrée ainsi une nouvelle
religion très technique, qui est censée savoir quel usage du monde elle peut avoir, et dont les Juifs
sont les techniciens. Dans ce sens, ils sont un peuple élu, un peuple d’ingénieurs, de techniciens
du monde. Mais ils ne représentent plus alors qu’une petite minorité, une école. C’est le savoir
qui va déterminer qui est Juif, puis le fait d’être né de gens qui ont le savoir.
Le christianisme, à cause de sa confrontation avec les gentils (les païens), mais aussi à cause
d’une divergence d’analyse, considère que le problème n’est pas dans la technique mais dans la
façon de s’y prendre, dans l’état d’esprit. Jésus dit aux Juifs qu’en réalité ils n’y ont jamais cru :
ils font ce qu’il faut mais cela n’a pas de valeur car il y manque la densité de l’intention, l’amour.
Et je ne voudrais froisser personne, mais s’il y a bien quelque chose dont on ne parle pas dans
l’Ancien Testament, c’est de l’amour, ou très peu, dans quelques textes prophétiques, mais ce
n’est jamais central. Alors que l’amour est bien un élément essentiel de la logique du Nouveau
Testament qui crée ainsi de l’« être ensemble » de manière fusionnelle. L’ensemble des gens qui
ont le même type d’intentions, qui ont la même âme, vont constituer une communauté, qui est
donc destinée à s’ouvrir à toute l’humanité. Et le christianisme va pouvoir s’universaliser. Et cette
séparation s’opère entre le Ier et le IIIe siècle, une fois que le judaïsme talmudique est installé, et
que le christianisme s’est répandu chez les gentils.
Isaac Bashevis Singer, un écrivain que j’admire, raconte volontiers cette histoire juive, qui
donne bien, à mon sens, l’esprit du judaïsme : un enfant rentre de l’école et dit à son père :
« Papa, Papa, l’instituteur a voulu me donner une gifle ». « Mais comment sais-tu qu’il voulait te
donner une gifle ? ». «Mais parce qu’il l’a fait ! »
On est là dans le Talmud, qui dit par exemple : il n’y a pas de femme à moitié enceinte, on ne
l’a jamais vu, ou elle l’est ou elle ne l’est pas, ou cela a été fait, ou cela n’a pas été fait. Au
contraire le christianisme est dans l’intention, dans la culpabilité, le bien et le mal, l’état d’esprit :
et à ce titre il est plus facilement universalisable. Alors pourquoi cette doctrine complètement en
rupture avec le judaïsme a-t-elle emporté l’Ancien Testament dans ses bagages ? La discussion
reste ouverte. Pendant toute une période, plus personne ne connaissait l’existence de l’Ancien
Testament (à part les Juifs auxquels personne ne faisait plus attention : le christianisme, après son
alliance avec Rome, était la religion officielle de l’Empire, l’Eglise était triomphante, et les Juifs
n’étaient qu’un peuple des bords de l’Euphrate et en diaspora, à la marge de l’histoire). Ces
notions d’intention, d’amour, de culpabilité, d’âme individuelle, sont très évanescentes et
n’existent absolument pas dans l’Ancien Testament (il n’y a pas de héros ni de psychologie dans
l’Ancien Testament, il n’y aurait pas eu de roman si le Nouveau Testament n’avait pas existé, on
lui doit beaucoup de ce côté-là, et pas seulement la religion !). L’âme individuelle est née d’une
rencontre avec la philosophie grecque (Platon, Philon..). Alors pourquoi a-t-on mis au début du
nouveau livre (le Nouveau Testament) ce gros pavé qu’est l’Ancien Testament ? Probablement
pour avoir quelque chose sur quoi appuyer tout ce bâtiment littéraire. Un problème de fondation.
Avoir un socle, une Terre, pour accéder au Ciel. A partir de là, les chrétiens ont amené partout
avec eux cette connaissance des Juifs. Et on sait historiquement qu’en de nombreux endroits des
gens se sont se sont convertis au Judaïsme parce qu’on était venu les convertir au christianisme en
utilisant la Bible ! Alors c’est vrai qu’en tant que monothéismes il y a énormément de choses
communes entre judaïsme et christianisme, mais à l’intérieur du monothéisme, quel grand écart
entre ces deux religions ! Cette séparation s’est faite pour d’excellentes raisons : les gens d’alors
étaient certainement au moins aussi intelligents que ceux d’aujourd’hui, ils faisaient les choses
avec énormément de concentration et d’attention, ils mesuraient les effets de leurs choix. Et on
trouve dans le Talmud des signes très clairs de refus du christianisme, de ce qu’il implique (et pas
des histoires qu’il raconte) : refus de métaphoriser l’action…
Et pour situer l’Islam par rapport à ces deux religions, lui qui est venu en troisième, il a
considéré que les deux autres avaient échoué (sinon pas besoin de nouvelle religion) parce
qu’elles ont mal joué chacune leur partition. Pour l’Islam les Juifs n’ont pas fait assez dans la loi,
et pas sérieusement : c’est pourquoi la Charria surjoue la loi, (les Juifs prient 3 fois par jour, les
musulmans 5, les Juifs se lèvent à l’heure où l’on distingue un fil bleu d’un fil blanc, les
musulmans plus tôt, à l’heure où l’on distingue un fil noir d’un fil blanc) alors que les Juifs eux-
mêmes métaphorisent certaines lois après les avoir décortiquées pendant des lustres (par exemple
a-t-on le droit de manger un œuf pondu pendant le Shabath : ce problème n’est toujours pas
résolu, et on continue d’en débattre car on en espère une relation féconde au réel, comme un
scientifique, on attend la réponse “définitivement” juste ). Pour les musulmans tout est déjà
tranché, c’est oui ou non, on surjoue la loi. Et de la même façon, l’Islam surjoue le christianisme
dans sa pureté spirituelle (un dieu en 3 personnes est impossible car cela fait des intercesseurs, de
même que les prêtres : le musulman est en relation directe, quasi-mystique, avec la divinité) mais
le problème est que c’est la même personne qui surjoue les deux attitudes, une très forte
spiritualisation, accompagnée d’une très forte « concrétude » des comportements. Et ce grand
écart là les fait crier très fort ! Et je ne sais pas comment ils pourront traiter ce problème : à partir
du moment où vous considérez que deux choses qui étaient contradictoires ont échoué parce
qu’elles n’ont pas assez poussé chacune ce qui les différenciait, et que vous voulez réussir une
nouvelle « synthèse » vous devenez bipolaire et donc instable avec des passages brutaux d’un
côté à l’autre. A propos du Ramadan j’ai fait pour Arte un film sur le jeûne dans les trois religions
monothéistes : pendant le ramadan, (30 jours !) les musulmans ne mangent pas du tout, ils
n’avalent même pas leur salive, ils exagèrent ce qui, à leurs yeux est mal fait par les chrétiens en
carême (pas de viande) ou les Juifs (peu de jours de jeûne mais on peut boire) . Et cette
exagération se traduit par le fait que, une fois le jeûne terminé, (la nuit), ils mangent de manière
très festive (et quasi-boulimique !) : cette façon d’exagérer dans les deux cas les oblige à occuper
à une vitesse folle et successivement deux espaces contradictoires : il faut saisir cela pour
comprendre cette manière déstabilisante pour nous qu’ils ont d’être à la fois là et là, c’est qu’ils
ont un matériau qui les oblige à y être.
Un participant – L’homme fait de la métaphysique comme il respire, sans en être toujours
conscient, et il peut y avoir des dérives qui font partie de sa nature profonde. Mais je voulais vous
demander ce que vous pensez de la prophétie (d’Isaïe ou de Jérémie) qui dit qu’Israël deviendra
une pierre pesante, une pierre d’achoppement pour toutes les nations. Il semblerait, à la lumière
des événements actuels, que cette prophétie soit en train de s’accomplir.
I.Morg. – Cette prophétie ne s’adressait pas à nous mais aux exilés qui avaient besoin de
penser qu’Israël allait devenir un territoire hors norme pour tenir. Et c’était au moment où le
judaïsme tendait à une certaine universalisation. Israël était un nom qui recouvrait de nombreuses
réalités, comme je l’ai déjà dit : le peuple juif, le royaume d’Israël (qui n’était pas le royaume de
Juda), et l’État d’Israël d’aujourd’hui (qui aurait du s’appeler plutôt État de Juda). Et je pense que
les prophéties n’ont pas pour mission de s’accomplir, mais de permettre la concrétisation d’un
projet préexistant. Il y a un sujet qui me tient à cœur (çà pourrait faire l’objet d’une autre
conférence) c’est le messianisme, y compris le messianisme laïque (par exemple en France la
période où on croyait dans le communisme et où on espérait la réalisation de grands projets…).
La vision messianique du judaïsme n’est pas destinée à prévoir l’avenir, elle est une indication de
ce qu’il faut mettre en œuvre pour qu’il y ait un « être ensemble » meilleur demain qu’hier. Et les
Juif religieux ne se servent absolument pas des prophéties de la Bible pour ce faire, il leur est
même interdit par la religion de les utiliser pour prévoir quoi que ce soit (même si cela est
transgressé régulièrement).
Il y a eu plusieurs cas historiques d’utilisation des prophéties messianiques : par exemple Isaac
Abravanel, qui était ministre des finances d’Isabelle la Catholique. Quand les Juifs d’Espagne ont
été expulsés il fut tellement choqué par l’évènement et d’être du nombre des expulsés qu’arrivé
en Italie il considéra qu’on assistait aux prémisses de la fin du monde, dont il a calculé la date
d’après les prophètes. Ses conclusions furent qu’elle aurait lieu quatre ans plus tard…. et il a vécu
assez longtemps pour voir que la fin du monde n’avait pas lieu, ce qui l’a assez perturbé ! Il a
reconnu ensuite avoir eu tort d’utiliser les prophéties pour ce genre de prédictions.
Le 18 mars 2006
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