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Lalanne, Ernest. La France et ses colonies au XIXe siècle, par Ernest Lalanne,.... (1893,).
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BIBLIOTHÈQUE COLONIALE ET DE VOYAGES
LA FRANCE & SES COLONIES
AU XIXE SIÈCLE
PAU
ERNEST LALANNE
OUVRAGEILLUSTRÉPE 12S GRAVURESDASSET HORSTEXTEET DE 25 CARTES
PARIS
ALCIDE PICARD ET KAAN, ÉDITEURS
ii, RUE SoUFFLOT, il
Propriétéréservé»
BIBLIOTHÈQUE COLONIALE ET DE VOYAGES
LA
FRANCE ET SES COLONIES
AU XIXE SIÈCLE
COLLECTION PICARD
BIBLIOTHÈQUE COLONIALE ET DE VOYAGES
LA FRANCE & SES COLONIES
AU XIXE SIÈCLE
PAR
ERNEST LALA1MNE
OUVRAGEILLUSTRÉDE 128 GRAVURESDANS ET HORS TEXTE ET DE 25 CARTES
PARIS
ALCIDE PICARD ET KAAN, ÉDITEURS
11, RUE SOUFFLOT, 11
opriétéréservéft
SOMMAIRE GÉNÉRAL
INTRODUCTION '. 2
L'ALGÉRIE
CHAPITRE lor. — Géographie générale. — Montagnes et littoral ; cours d'eau ;-climat; régions naturelles. — Populations indigènes 0
CHAPITRE II. — Établissement des Français en Algérie. — La Régenced'Alger. — La question algérienne vers 1830. —Expéditionfrançaise; prise d'Alger. — Établissement progressif des
Français en Algérie (1830-1837) 22
CHAPITRE III. — Continuation et fin de la conquête.—Établissement définitifde la domiualiun française : I. !)e 1837 à 1847. — IL De 1848à nos jours . 46
CHAPITRE IV. — La colonisation. — Ses phases diverses et ses progrès de 1830à nos jours. — Administration française durant la même
période ;>7
CHAPITRE V. — La colonie actuelle. —• I. Administration et défense. —
IL Outillage. — III. Ressources. - IV. Progrès à réaliser.— V. L'Algérie et la l'nmce • 08
LES ANCIENNES COLONIES FRANÇAISES ;
CHAPITRE VI. — Caractère de leurs relations avec la métropole depuis 1814
jusqu'à nos jours QiiCHAPITRE VII. — Géographie générale et économique, de nos anciennes
colonies. — La Réunion; la Martinique; la Guadeloupe; laGuyane ; Saint-Pierre et Miquelon (pêcheries de Terre-Neuve) ;l'Inde française 119
SÉNÉGAL ET DÉPENDANCES. — SOUDAN FRANÇAIS
CHAPITRE VIII. — Géographie générale 157CHAPITRE IX. — Historique de l'expansion française au Sénégal 172CHAPITRE X. — Ressourcés du Sénégal. — Agriculture ; commerce ; centres
principaux et ports ; navigation ; administration de la colonie. 200Etablissements français dans la Guinée du nord 209
1
2 SOMMAIREGÉNÉRAL
EXPANSIONCOLONIALEDE LA FRANCEDE 1814A 1870
LA COCHINCHINE
CHAPITRE XI. — Géographie générale. —Ressourcesdu pays. —Population. 217
CHAPITRE XII. — Historique de l'établissement français en Cochinchine. 220
CHAPITREXIII. — Colonisation de la Cochinchine. — Travaux effectuéset àfaire.—Centresprincipaux.—Commerce.—Administration. 231
LA NOUVELLE-CALÉDONIE
CHAPITREXIV.— Géographie générale. — Climat.—Productions 237
CHAPITRE XV.— La colonisation 241
CHAPITREXVI.— La transportation à la Nouvelle-Calédonie. —Lacoloni-sation pénale; désastreux résultats; réformesnécessaires. 246
CHAPITREXVII.— Les îles Tahiti et nos autres possessions océaniennes :îles Gambier: îles Marquises; île Râpa 255
EXPANSIONCOLONIALEDE LA FRANCESOUSLATROISIÈMERÉPUBLIQUE
LES PAYSDE PROTECTORAT
LA TUNISIE
CHAPITREXVIII.— Géographie générale 261
CHAPITREXIX.— Partie historique 26a
CHAPITRE XX.— Le protectorat français en Tunisie. —Réformesexécutées;progrèsaccomplis; progrèsnouveauxà réaliser 270
CHAPITREXXI. — Ressources du pays ; leur miseen valeur 280
LE PROTECTORATFRANÇAISDANSL'LNDO-CHINE
TONK1N ET ANNAM. — CAMBODGE
CHAPITREXXII.— Géographie générale 285
CHAPITREXXIII.— Historique de l'établissement français 297
CHAPITREXXIV.— Colonisation.— Administrationdu ProtectoratIndo-Chinois. 319
MADAGASCAR
CHAPITREXXV.— Géographie générale. —-Population.—Productions 325
CHAPITREXXY1.— Historique des relations françaises avec Madagascar. 331
L'OUEST AFRICAIN : GABON ET CONGO FRANÇAIS
CHAPITREXXVII.— Géographie générale 341
CHAPITREXXVIIL — Historique de l'établissement français 345
CHAPITREXXIX.— La mer Rouge : Obocket Cheik-Saïd 351
La France et ses colonies, vuesd'ensemble.—Conclusion. 355
LA
FRANCE ET SES COLONIES
AU XIXE SIÈCLE
INTRODUCTION
LES FRANÇAIS EXPLORATEURSET FONDATEURSDE COLONIES.— Les
Français ont peu de chose à envier aux autres peuples comme explo-
rateurs des terres inconnues et fondateurs de grandes colonies : si les
Espagnols avec Colomb ont découvert l'Amérique, si les Portugais avec
Vâsco de Gama ont doublé, les premiers, le cap de Bonne-Espérance et
trouvé la roule des Indes, avant les Portugais, dès le milieu du
xivc siècle, les Dieppois avaient reconnu le Sénégal et fondé des comp-
toirs de commerce jusqu'au fond du golfe de Guinée (vers 1365). Plus
lard un des leurs, Cousin, parti de Dieppe en 1488, arriva à l'embou-
chure d'un grand fleuve qui était peul-être le fleuve des Amazones. Certes
les Espagnols et les Portugais eurent la gloire des plus grandes décou-
vertes, mais on peut affirmer que la hardiesse, l'esprit d'entreprise et
d'aventure des Français du xiv° au xvine siècle ne furent point par eux
dépassés.
Colomb plane au-dessus de tous parce qu'il mit au service d'une
grande idée scientifique, qui reste sienne, les plus rares qualités d'habileté
nautique, d'audace et de constance. Mais aux grands navigateurs, Aloiizo
Pinzon, Cabrai, Gama, aux célèbres conquistadores, Fernand Gortez et
Pizarre, la France peut opposer sans crainte les Cousin, les Béthancourt:
les Ango avec le groupe des Dieppois, Jacques Cartier, Jean Ribaud,
Villegagnon, de Gourgues ; puis les célèbres flibustiers de La Tortue dont
l'audace terrifiait les colonies espagnoles; Gavelier de la Salle, l'explo-
4 LA FRANCEET SES COLONIES
rateur du Mississipi ; plus tard La Bourdonnais, Dupleix, de Bussy et
tant d'autres, qui nous donnèrent un magnifique empire colonial et por-
tèrent haut dans les deux mondes la gloire du nom français.
L'Angleterre entra plus tard dans le mouvement des découvertes ;
elle y sut tenir longtemps sa place avec honneur. Mais son empire
colonial se forma, pour la plus grande part, avec les dépouilles des autres
nations. Mise à l'abri des invasions et des traités désastreux par sa
position insulaire, elle sut, avec une habileté trop souvent sans scrupule,
tirer profit pour ses agrandissements coloniaux de chaque guerre euro-
péenne où s'affaiblissaient les autres pays.
Aux facultés d'initiative, de vigueur et d'audace qui leur donnèrent
les terres lointaines, nos pères joignirent une autre qualité bien grande
que seuls les Français peuvent revendiquer : moins durs et moins cruels
que tous les autres Européens pour les races inférieures, ils se mettent
sans peine en relations étroites avec elles. Au contraire, les Espagnols,
par leurs despotiques cruautés, ont fait disparaître des races entières
dans les Amériques ; les Anglo-Saxons, aux États-Unis et aux Indes,
ou bien refoulent devant eux la race moins avancée, ou bien, maîtres
d'un pays et d'un peuple, s'établissent à côté de ce peuple, mais sans
prendre contact et sans perdre, où qu'ils soient, une habitude anglaise.
Les Français, grâce aux qualités dont nous parlions à l'instant, grâce aussi
à l'esprit de justice et d'égalité que nous possédons à un degré bien plus
élevé que tout autre peuple, ont su et savent encore mieux que tous péné-
trer les indigènes de leur civilisation ; plus que tous ils pensent à faire
suivre leur progrès économique du progrès intellectuel pour les races infé-
rieures; à être justes dans leurs rapports avec elles; mieux que d'autres
aussi savent-ils les rallier à la France et à son drapeau ou préparer leur
assimilation progressive.
CE QUENOUSAVONSPOSSÉDÉ.— Grâce à ces éminentes qualités de
colonisateurs, nous dominions sur les immenses espaces qui forment
aujourd'hui les États-Unis et le Canada, sur presque toutes les Antilles ;
au xvnf siècle nous fûmes au moment de devenir les maîtres de l'Inde ;
en Afrique, l'Ile-de-France avec Bourbon étaient à nous, et nous avions
affirmé nos droits sur Madagascar.
COMMENTNOUSL'AVONSPERDU. — Tout ce que nous avait donné l'es-
prit d'entreprise de nos marins, de nos marchands, le courage héroïquede nos aventuriers et de nos soldats, les grandes vues politiques de
Coligny, de Henri IV, de Richelieu et de Golbert, tout cela fut perdu par
INTRODUCTION 5
la faiblesse, le désordre, les vues étroites et l'ineptie des gouvernants, rois
ou ministres, qui succédèrent à ces grands hommes.
Nous ne pouvons faire ici ni l'histoire glorieuse de nos colonies
naissantes ni le récit lamentable du démembrement colonial de notre
patrie : heureusement pour l'honneur du pavillon, la lâcheté imbécile du
gouvernement de Louis XV ne fut pas imitée par ceux qui servaient au
loin la cause de la France ; sans moyens et sans ressources, abandonnés
et presque désavoués, ils défendirent avec gloire nos colonies : l'histoire
gardera les noms de Vaudreuil et de Montcalm, comme ceux de La Bour-
donnais, de Dupleix, de Bussy et de Suffren.
La Révolution arriva. Bientôt toutes les monarchies de l'Europe se
jetaient sur la République française qui n'eut pas trop de toutes ses forces
pour repousser l'invasion et ne put venir au secours de ses colonies.
D'ailleurs ia désorganisation de nos flottes nous rendait incapables de
faire tête aux forces navales de l'Angleterre, et, pour ajouter encore à ces
désastreuses conditions, nos plus belles colonies, Saint-Domingue et avec
elle les autres Antilles, étaient en proie à la guerre civile et à d'affreuses
convulsions. La résistance aveugle des blancs à l'établissement d'un ordre
nouveau el même aux changements les plus indispensables votés par la
Constituante en 1790 provoqua, tout autant que la civilisation si arriérée
des noirs, les désordres, les incendies et les massacres qui firent la déso-
lation et la ruine de nos colonies et ne contribuèrent pas peu à les livrer
aux Anglais.
Cette dissolution de nos établissements fut encore précipitée et rendue
plus complète par la loi qui, un peu plus tard, décréta la suppression radi-
cale de l'esclavage, mesure généreuse, mais des plus imprévoyantes; certes
il fallait arriver, et le plus tôt possible, à l'abolition de l'esclavage, mais
un peu de temps était nécessaire aux colonies pour se préparer à accom-
plir sans péril ce grand acte de justice sociale : l'intérêt supérieur de la
nation française aurait dû imposer quelque délai aux revendications huma-
nitaires d'ailleurs si légitimes. Nous reviendrons avec plus de détails sur
ce sujet. Ajoutons seulement que de semblables fautes politiques peuvents'avouer fièrement, et ce genre de fautes ne fut jamais commis que par la
France.
Ainsi nos colonies nous échappaient successivement: l'Egypte, dontla célèbre expédition de 1798 nous rendit pour un temps les maîtres, fut
reperdue quelques années après. Une grande expédition à Saint-Domingueeut les suites les plus malheureuses (1803) ; les troupes, décimées par la
fièvre, y rencontrèrent une résistance désespérée parce que Bonapartevoulait rétablir l'esclavage. Sans communications avec la Louisiane, pré-
6 LA FRANCE--ETSES COLONIES
voyant qu'elle sérail prise bientôt par les Anglais ou les États-Unis, le
Gouvernement français la vendit à ces derniers. L'habileté et l'énergie du
capitaine Dupérré gardèrent longtemps la Réunion et-l'Ile-de-France, qui
succombèrent les dernières en 1810. -
Les: traités de 1814 et de 1815 mettaient fin à vingt-deux ans de
guerre..Les conquêtes de la République avaient donné à la France ses
frontières naturelles, avec la suprématie militaire et morale en Europe ;
une politique ferme et sage n'eût pas manqué de nous reconquérir aussi
nos colonies et d'en créer de nouvelles. Mais l'ambition sans limites de
Napoléon souleva loule l'Europe contre nous: après d'incroyables efforts
le pays, épuisé par les expéditions d'Espagne et de Russie, fut envahi à sort
tour et dut subir les plus dures conditions de paix. En Europe nous rêver
nions aux frontières de 1789. Ce que nous perdions ailleurs, c'était encore
l'Angleterre qui en profitait. Contenue dans sa cupidité par les autres puis-
sances, elle dut pourtant nous rendre la plupart de nos anciennes colo-
nies. Mais elle emportait du Congrès de Vienne quelques-unes de nos
dépouilles et gardait : dans les Antilles, Sainte-Lucie et Tabago ; dans
l'Océan Indien, la plus riche des Mascareignes, l'Ile-de-France, qu'elle
nommait île Maurice.
Il est trois dates néfastes dans notre histoire coloniale: 1713, où,
parle traité d'Utrecht, Louis XIV cédait Terre-Neuve, l'Acadie, les terri-
toires de la baie d'Hudson ; 1763, le traité de Paris, qui nous enlevait le
Canada, les Indes, une partie des Antilles ; 1814, où ce qui restait de
notre immense empire colonial fut réduit à ses plus faibles limites.
Aux premières années de la Restauration et jusqu'en 1830, nous
n'avions plus que:
[Un droit de pêche sur le banc et les côtes de Terre-
l Neuve, avec les petites îles voisines Saint-Pierre et.
] Miquelon. en.toute propriété ;En Amérique [ ... . . lM, . ,,.... -, ^ -, ,
'.
j Aux Antilles, la-Martinique,'la Guadeloupe et ses
I dépendances;
\ La Guyane.
ILe
Sénégal, qui alors comprenait seulement Saint-
Louis et Gorée, avec quelques petits postes sur le:
MJJILL/IVUUCfleuve et sur la Cazamance ; ; .
| L'île de la;Réunion, qu'on appela encore pour un temps
\ . Bourbon; ; '•--'• / ',.::%>.,; ;,., \t:v> ..:!
INTRODUCTION 7
( Sur les côtes de lTndoustan, Mahé à l'ouest; Karikal,
En Asie \ Pondichéry, Yanaon, à l'est; et, dans l'intérieur,
( Ghandernagor sur l'Hougly.
Nous ne possédions pas même un seul comptoir dans l'Extrême-
Orient, pas un poste dans l'Océanie, où les Anglais nous avaient devan-
cés et s'emparaient des grandes terres, où la puissance hollandaise et la
puissance espagnole s'étaient depuis longtemps manifestées par les
magnifiques colonies dites des Indes Néerlandaises et des Philippines.
Nous allons étudier maintenant comment les divers Gouvernements
français qui se succédèrent de 1815 à nos jours travaillèrent tous, avec des
fortunes diverses, à l'agrandissement et à la prospérité de notre domaine
colonial.
Ce mouvement ne se fera pas sentir encore de quelques années,mais
prendra naissance le jour où il deviendra nécessaire de venger la dignité
nationale outragée par un despote barbare. Puis il s'accentuera, fera
sentir son action dans les mers les plus éloignées. Mais c'est sous la
troisième République seulement que les questions coloniales prendront
une immense importance.
A ce Gouvernement sera réservé l'honneur de compléter la conquêtematérielle et morale de la grande colonie algérienne, que tous auront
contribué à fonder, et de reconstituer sur de vastes bases un nouvel
empire colonial, qui sans doute un jour compensera pour la France la
perte de tant d'immenses et magnifiques possessions.
L'ALGÉRIE
CHAPITRE PREMIER
GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE
Montagnes et littoral. — Les cours d'eau. — Climat. — Régions naturelles
Populations indigènes
MONTAGNES ET LITTORAL
SITUATION, LIMITES, SUPERFICIE. —L'Afrique du Nord ouBerbérie,
que les Arabes appellent encore Maghreb, pays du Couchant, forme un
tout géographique compact et homogène, mais est politiquement divisée
en trois États, les anciens Étals barbaresques, Tunisie, Algérie et Maroc.
L'Algérie y occupe la position centrale: ses côtes se développent sur une
longueur de 1 100 kilomètres environ, du cinquième degré de longitude
ouest au sixième de longitude orientale. Nos possessions algériennes
s'enfoncent dans le sud à des centaines de kilomètres et le Sahara en
forme de ce côté la limite indécise. Les frontières avec le Maroc et la
Tunisie sont tracées assez arbitrairement et ne sont point en généraldéterminées par les accidents naturels du terrain.
La superficie des contrées algériennes est sensiblement supérieureà celle de la France, mais le pays réellement occupé en ferait à peu prèsles trois quarts seulement.
LES MONTAGNES ET LE LITTORAL. — LES TROIS GRANDES DIVISIONS
DE L'ALGÉRIE. — C'est par centaines que l'on compte en Algérie les
djebel, ou montagnes formant une saillie distincte et connues sous un
nom particulier ; mais une étude d'ensemble de cette quantité de chaî-
nons ou petites chaînes permet de les grouper en deux zones bien déter-
minées, les montagnes du Tell, zone côtière, elles chaînes du midi, zone
saharienne, le petit et le grand Atlas, disait-on autrefois, peut-être en
attachant un sens quelque peu différent à ces dénominations.
10 LA FRANCEET SES COLONIES
La première zone comprend elle-même une subdivision, connue sous
le nom général de Sahel '; ce sont les hauteurs qui bordent immédiate-
ment la mer et dont les groupes principaux sont les montagnes d'Oran,le massif du Dahra, le Sahel d'Alger. Getle chaîne côtière, de peu
d'épaisseur, ne dépasse pas Alger vers l'est. Dans tout son parcoursune longue dépression parallèle à la côte la sépare des autres reliefs du
Tell : celle dépression est formée par la Sebkha ou lac salé d'Oran, parla plaine du Sig, par la vallée du Ghéliff : c'est par là que passe le che-
min de fer d'Alger à Cran.
Immédiatement au sud vient le deuxième el principal ensemble des
montagnes du Tell, dont la direction générale esl du sud-ouest au nord-
est, de sorte que, parallèles à la côte, comme la chaîne précédente, dans
la province d'Oran et une partie de celle d'Alger, ses chaînons tombent
sous un angle aigu vers la Méditerranée et y forment des caps élevés et
des baies bien protégées au-delà de Dellys, point où le rivage algérien
change de direction et s'infléchit à l'est.
Les cours d'eau de l'intérieur, cherchant à gagner la mer, se fraient
un passage dans les montagnes du Tell par des coupures transversales
et les divisent ainsi en un grand nombre de groupes, dont les principaux
sont connus, en allant de l'ouest à l'est, sous les noms de monts de Tlem-
* Sahel, mol arabe qui correspondà notre expressionlittoral.
Carte de l'Algérieel de la Tunisie.
L'ALGÉRIE il
cen, monts de l'Ouarsenis ; montagnes de Titeri, au sud d'Alger ; Djur-
jura ou grande Kabylie, où se trouvent des montagnes très élevées, dont
l'une atteint 2 300 mètres ; puis les Babor, les Biban, les monts de Cons-
tantine et de Bône, tout cela divisé en une infinité de djebel.
LE TELL. — Avec les chaînes littorales et les plaines ou vallées qui
les en séparent, cet ensemble de montagnes constitue le pays du Tell.
C'est la région fertile, herbeuse, cultivable de l'Algérie ; c'est dans cette
région que s'est établie et progresse la colonisation.
Du côté d'Oran,. sa largeur, à partir de la mer, va jusqu'à 350 kilo-
mètres ; elle n'est plus que de 225 vers Gonstantine, ce qui ne veut pas
dire et nous le verrons, que la province de Gonstantine soit moins favo-
risée pour l'étendue et la valeur des terres cultivables.
LE LITTORAL. — La direction parallèle des montagnes et du rivage
vers l'ouest, l'angle formé vers l'est par les chaînons et la ligne de la
côte ont déterminé en Algérie une distinction assez marquée entre le litto-
ral au couchant d'Alger el celui qui de Dellys va vers la Tunisie. Dans
la première partie on trouve de larges golfes s'ouvrant au nord et au
nord-ouest et peu protégés contre les coups de vent du large : telles les
rades d'Oran, de Mostaganem, de Tenès, de Cherchell, de Sidi-Ferruch.
Déjà le Sahel d'Alger couvre la rade de cette ville contre le nord-
ouest, et dans la deuxième partie de la côte, les caps avancés des
montagnes donnent aux rades plus de profondeur vers les terres avec
une protection plus efficace contre les tempêtes : Bougie, Collo,
Stora, Philippe ville, Bône profilent plus ou moins de cet. avantage.
Cependant la plupart des ports, sur toute la côte, n'ont été où ne seront
rendus parfaitement sûrs que par des travaux de main d'homme.
La nature n'a pas à cet égard favorisé l'Algérie comme la France ni
surtout comme l'Angleterre.
LA RÉGION DES HAUTS-PLATEAUX. — Quand, après plusieurs joursde marche pénible à travers cent contreforts et de nombreux défilés, le
voyageur se dirigeant vers le sud arrive aux dernières montagnes du
Tell, il voit changer du tout au tout l'aspect du pays. Au lieu des
paysages accidentés qu'il rencontrait depuis la mer, il a devant lui de
vastes plaines à peine ondulées. On appelle ce pays région des Hauts-
Plateaux. Ils sont en effet, dans la partie qui avoisine le Maroc, ài 100 mètres au-dessus du niveau de la mer; à 1 000 dans la partie cen-
trale, où s'amassent les eaux pour y former de vastes marécages, les
12 LA FRANCEET SES COLONIES
chotts, présentant parfois une nappe d'eau considérable, en d'autres sai-
sons bien réduits et laissant à découvert de grandes plages salines 1.
Dans la province d'Oran, la largeur des Hauts-Plateaux va jusqu'à
200 kilomètres ; elle diminue progressivement vers l'est, de telle sorte
que dans la province de Constantine les Hauts-Plateaux ont à peu près
disparu et qu'on a pu comprendre dans le Tell toute la région jusqu'à
l'Aurès, sur le bord du désert.
L'ATLAS SAHARIEN.— Enfin, tout à fait dans le sud, un autre sys-
tème de montagnes, conservant la direction générale sud-ouest-nord-est
du premier, forme une saillie, assez marquée en quelques points, entre
les hautes terres du plateau et la dépression du Sahara: ce sont les
monts des Ksour, le Djebel-Amour et le massif de l'Aurès, où se trouve
la Chêlia (2 328 mètres), la plus haute cîme de l'Algérie.
LA RÉGIONSAHARIENNE.— Après l'Atlas saharien commence la
troisième région de notre colonie, la région saharienne, pays de roches
nues, de sables, de dunes, parcouru par les caravanes qui nous font
communiquer avec le Soudan, mais habitable seulement en certains points
favorisés par l'émergence de quelque source : là se trouvent les oasis,
espaces plus ou moins vastes, plantés surtout de palmiers, avec quelques
autres essences, offrant aux animaux un peu d'herbage, aux hommes
un peu d'ombre et de verdure el à tous l'eau, bien précieux, si rare et
si apprécié dans ces tristes régions.
LES COURS D'EAU
CONSIDÉRATIONSGÉNÉRALES.—Malgré l'importance des massifs mon-
tagneux, il n'y a point en Algérie de grandes rivières ; pas une, même,
n'est navigable. En effet, la forme si complexe des reliefs de terrain ne
se prêtait pas à la naissance de vastes bassins fluviaux comme ceux de
la Seine, de la Loire, de la Gironde, où se réunissent en une seule artère
maîtresse les branches innombrables des ruisseaux et des rivières qui
arrosent ensemble une très grande étendue de pays.
Les courants nés sur les Hauts-Plateaux se sont ouvert un passage
1 Leseauxdes chottssont saumâtres; l'évaporationlaissesur les bords des résidus
salins,composésde sel marin,ou chlorurede sodium,et d'autres sels, tels que le sulfatede soude,etc.
L'ALGÉRIE 13
à travers les chaînes du Tell ; mais ces grands travaux naturels s'accom-
plirent aux temps géologiques, à une époque infiniment lointaine, où les
filets d'eau que nous voyons aujourd'hui étaient alors des fleuves puis-
sants, dont par endroits on peut reconnaître encore les-lits étendus et
profonds.
Quand ces rivières, après la traversée des vallées et des gorges du
Tell, arrivent au littoral, les brèches des chaînes bordières leur per-
mettent de s'épancher à la mer. Presque toutes rencontrent à leur embou-
chure des barres de sable qui, l'été, ferment complètement l'issue, et
à travers lesquelles s'infiltre le courant. Souvent aussi un cours d'eau,
qui semble tout à fait à sec, continue à rouler un peu d'eau sous les
sables de son lit.
Des phénomènes analogues se produisent pour les cours d'eau qui
vont se perdre dans le Sahara; comme les précédents, ils doivent tra-
verser des coupures de l'Atlas saharien; plus encore que les précédents,
ils se perdent tout à fait dans les sables, et parfois reparaissent plus loin
sous forme de source. De ces oued ldisparus sont formées les nappes
d'eau souterraines, qu'atteignent et mettent au jour les puits artésiens.
En Algérie, le débit des cours d'eau est extrêmement faible, si on le
compare aux quantités de pluie tombées ; cela tient à la perméabilité du
sol et aussi à l'extrême évaporation.
LES COURS D'EAU DU TELL. — Les principales rivières qui coulent
de l'intérieur vers la Méditerranée sont, en parlant de l'ouest : la Tafna,dont le cours mesure 150 kilomètres, qui vient des montagnes de Tlem-
cen, et qui débouche en mer près de Nemours, après s'être frayé un
passage à travers d'âpres et nombreux défilés. La Tafna est grossie de
Visser et de VIsly. Le Sig, qui passe à Sidi-bel-Abbès, et VHabra, des-
cendant des monts de Mascara, pays d'Abd-el-Kader, se réunissent entre
Arzeu et Mostaganem en un vaste marécage dont les eaux s'épanchentlentement à la Méditerranée; c'est la Macia, de triste mémoire.
Tout près de Mostaganem, arrive le Chëliff, la plus longue rivière
d'Algérie. Elle mesure au moins 700 kilomètres de cours, presque autant
que. la Seine, mais ne lui est pas de bien loin comparable pour, la masse
des eaux. Le Chéliff naît au sud des Hauts-Plateaux, dans le Djebel-Amour. L'évaporation et l'infiltration diminuant peu à peu sa masse
liquide, il n'existe plus, pour ainsi dire, quand il arrive au pied des mon-
tagnes du Tell, au défilé de Boghar. La traversée des monts lui redonne
* Oued, en arabe, correspond à notre mot cours d'eau.
14 LA FRANCEET SES COLONIES
quelque volume, à cause des nombreux affluents minuscules qu'il y
reçoit. Non loin de Médéa, son cours, jusqu'ici dirigé du sud au nord,
tourne à l'ouest, et il suit la dépression entre l'Ouarsenis et le Dabra,
jusqu'à la mer.
De petites el courtes rivières, Voued Mazafran, Voued Harrach,
arrosent la -Mélidja ou plaine d'Alger, que Voued Isser sépare de la
grande Kab}-lie. Au sud du Djurjura coule vers l'est Voued Sahel, qui
tombe dans la mer, à Bougie. Puis vient VOued-el-Kebir ', qui ne mérite
point son nom. C'est lui qui reçoit le Roummel, le torrent de Gonstantine.
Enfin la Seybouse esl le dernier cours d'eau notable jusqu'à la frontière
tunisienne. C'est aussi de tous celui qui roule le plus d'eau et, vers
son embouchure, il a parfois l'aspect d'un véritable fleuve. Née dans la
montagne, au sud de Guelma, la Seybouse arrose cette ville, y reçoit un
affluent venu des environs immédiats de Constantine, et là tourne un
moment vers l'est pour reprendre bientôt la route du sud au nord qui la
conduit auprès de Bône. C'est la vallée de la Se3rbouse et de son affluent
que suivirent en 1836 et 1837 les expéditions de Gonstantine.
LE CLIMAT
GÉNÉRALITÉS.— Le Maghreb (Berbérie), dit Reclus, par sa géolo-
gie, comme par son climat et ses produits, par ses relations dans tous
les temps, se rattache aux contrées de l'Europe méridionale plutôt qu'aux
pays africains. L'Algérie occupe dans la Berbérie une situation intermé-
diaire. Son climat, peu influencé par l'Atlantique, dont les vents et les
nuées sont arrêtés par les monts du Maroc, est plutôl sous la double
dépendance de la Méditerranée et du Sahara. Mais le haut pays du Tell
empêche l'influence modératrice de la mer de se faire sentir bien loin
dans l'intérieur. Au contraire, peu défendus par l'Atlas saharien qui
laisse entre ses chaînes de larges ouvertures, les Hauts -Plateaux ont un
climat continental, marqué par des différences très considérables de tem-
pérature. Le Tell est dans une certaine mesure sous la même influence.
Pour garantir le corps contre ces brusques variations, les indi-
gènes, instinctivement, sont toujours habillés de laine, et pour les Euro-
péens les vêtements de flanelle sont aussi les plus hygiéniques en
Algérie.
4Oued-el-Kebir,grand fleuve.
L'ALGÉRIE 13
Il y a d'ailleurs nombre de climats particuliers dont les différences
correspondent à celles du relief, de l'exposition, de la latitude, etc.
LES SAISONS. — Il n'y a guère que deux saisons en Algérie, la
saison humide et tempérée, du 15 septembre à la fin de mai, et la saison
sèche et chaude, plus courte, de juin à septembre.
LES VENTS ET LES PLUIES. — Les vents du sud-est au sud-ouest,
qui passent sur le Sahara, sont connus en Algérie sous le nom de sirocco;
ces vents brûlent et dessèchent les plantes, font éprouver aux animaux
et aux hommes une sensation de fatigue et d'écrasement. Ils apportent
avec eux des poussières sableuses qui donnent au ciel des teintes
rougeâtres.
Ils sont heureusement combattus par les vents de mer, ceux du
nord-ouest au nord-est. Ceux-ci rafraîchissent l'air et amènent les
pluies.
Ce sont là les deux directions dominantes des vents. Dans les mon-
tagnes, on conçoit qu'elles varient à l'infini. Sur le littoral, la brise de
mer, pure et salubre, souffle dans la journée et se lève vers dix heures
du malin ; elle est remplacée la nuit par la brise de terre, qui arrive
chargée de parfums.
Il pleut 1res rarement pendant les quatre mois de la saison sèche ;
mais, le reste de l'année, la quantité de pluie esl assez considérable.
Malheureusement, au lieu des pluies fines et prolongées que nous con-
naissons en Europe, l'eau se précipite généralement en violentes averses,
qui ravinent les flancs des montagnes, descendent aussitôt dans les
vallées qu'elles inondent et restent sans fruit pour l'agriculture. Le
remède à celte situation fâcheuse se trouve dans le reboisement des
montagnes; l'oeuvre esl entamée déjà; mais, considérable et difficile à
poursuivre, elle demandera de longues années. Largement étendu, com-
plété par le gazonnement et par les travaux destinés à régler les torrents,
le reboisement pourrait apporter des modifications considérables au
régime des pluies et au climat, comme aux ravages des eaux. Ce serait
pour l'agriculture le plus grand des bienfaits.
La province de Constanline, plus accidentée et plus boisée, reçoitla plus grande quantité de pluie ; Alger, un peu moins ; enfin, Oran est
la province où sévissent les plus nombreuses sécheresses. De même, les
pluies sont plus rares à mesure qu'on s'éloigne de la mer.
Dans la saison sèche, les rosées abondantes que détermine un intense
rayonnement nocturne suppléent un peu au. défaut de pluie. Des brumes
16 LA FRANCEET SES COLONIES.
et des brouillards's'élèvent souvent sur la côte ou dans les basses vallées,
entre deux ou cinq heures du matin, mais en général se dissipent au
lever du soleil.
TEMPÉRATURE.— Sur la côte, à Alger, la moyenne annuelle est de
18° centigrades ; le mois le plus froid, janvier, a 12°,2 ; au mois d'août,
le plus chaud, la moyenne monte à 25°,6. Les températures de la côte
sont celles d'un climat moyen, à faible écart entre les extrêmes. Aussi
Alger est-elle une station hivernale très appréciée des voyageurs et des
malades : le thermomètre y descend très rarement jusqu'à 4 ou 5°; l'hiver
y ressemble à nos beaux printemps. Les maxima d'été se tiennent entre
35 et 40°.
Mais, dans les dépressions qui séparent les montagnes côtières des
massifs du Tell, le défaut de brises de mer fait monter la température
estivale à des hauteurs extrêmes : on observe souvent, auprès d'Orléans-
ville, des chaleurs de 43° à l'ombre. Par contraste, les nuits sonl très
fraîches, et la brume couvre les vallées au petit jour.
Sur les Hauts-Plateaux, règne un climat tout à fait continental, que
caractérisent les grands écarts de température de la nuit au jour et de
l'été à l'hiver. Les différences sont plus accentuées encore dans le Sahara.
A Biskra, par exemple, avec une moyenne annuelle de 22°, le thermo-
mètre, qui descend parfois la nuit et en hiver jusqu'à zéro, atteint des
maxima de 50" à l'ombre en été. Vers Touggourt, le refroidissement dû
au rayonnement nocturne est tel qu'à des températures diurnes de 46° on
a vu succéder des nuits où l'on pouvait à peine relever 3° au-dessus du
zéro thermométrique.
LA LUMIÈRE.—Une des grandes supériorités de l'Algérie sur les pays
de l'Europe centrale lient à la purelé de l'air, à l'éclatante lumière qui égaie
les paysages, en fait ressortir vigoureusement les formes, découpe avec
une parfaite netleté sur le bleu pur du ciel les rivages, les caps et les
montagnes. Les pluies tombent par averses, et le ciel ne reste jamais
longtemps couvert de ces nuées qui attristent parfois pendant des semaines
l'horizon de Paris. « Le soleil ne cesse de luire, et sa lumière répand sur
toutes choses un sourire éblouissant qui est la fête perpétuelle des yeux...
C'est là surtout qu'est l'attrait puissant de l'Afrique, capable d'y fixer à
jamais ceux qui la visitent et d'y ramener toujours ceux qui l'ont quittée
(Fonciri). »
LA SALUBRITÉ.—L'abondante lumière, on le sait, est pour les plantes,
L'ALGÉRIE 17
comme pour les animaux et les hommes, une condition nécessaire de
vie intense et complète. Le ciel algérien doit donc contribuer pour sa
part à la salubrité de notre colonie. La chaleur extrême y est contraire
dans les basses vallées encore marécageuses, et les fièvres paludéennes y
sont à craindre en été. Mais ces régions malsaines, très nombreuses au
début de notre établissement, disparaissent peu à peu devant les travaux
et la culture. La Métidja tout entière a été très insalubre de 1830 à
1845 : les fièvres y sont inconnues aujourd'hui. Sur le littoral, dans les
montagnes, sur les Hauts-Plateaux les fièvres de marais n'existent pas.
Aucun climat n'est plus agréable que celui de la côte, mais les hauteurs
du Tell sont peut-être le pays le plus favorable à l'acclimatement des
Européens.
L'EAU INSUFFISANTE EN ALGÉRIE ; LES MONTAGNES DÉNUDÉES ; UTILITÉ
DU REBOISEMENT. —Mieux partagée encours d'eau et en sources, l'Algérieeût été un pays agricole de premier ordre. Mais nous avons vu combien
les quantités d'eau restant utiles à la végétation sont peu en rapportavec la masse des pluies tombées ; l'évaporation et l'infiltration considé-
rables, la chute par averses, la descente immédiate et rapide des eauxsur les flancs dénudés des montagnes sont autant de causes d'infériorité.Le reboisement entrepris et poursuivi de longues années sur de vastes
espaces pourrait diminuer le mal ; on sait que la présence des forêts sur
3
Vue de Touggourt.
18 LA FRANCEET SES COLONIES
les montagnes augmente les chutes de pluie ; el en outre, à travers la
masse de feuillage, de branches, d'herbes, de plantes de toutes sortes,
les eaux ne s'écoulent que lentement sur les pentes, les grands bois cons-
tituant ainsi comme des espèces de réservoirs naturels.
L'oeuvre de reboisement esl commencée en Algérie ; nous en repar-
lerons en éludianl les ressources de la colonie. Getle oeuvre exigera beau-
coup de temps et d'efforts ; de plus, elle se heurte à des difficultés diverses
et multiples. Il faut souhaiter qu'elle les surmonte, car les bienfaits qu'elle
peut apporter au climat el à la culture algérienne sont incalculables.
REGIONS NATURELLES
LES RÉGIONSNATURELLES; LEURIMPERFECTION; MOYENSD'Y REMÉ-
DIER.— « En dépit de ses crèles longitudinales, dil M. Foncin, l'Algérietout entière est orientée transversalement vers la Méditerranée, sa route
maîtresse cl son unique bassin naturel. Par la Méditerranée elle reçoit,
avec ses colons, tousses instruments de travail, toutes les denrées qui lui
font défaut. Vers la Méditerranée, el parle chemin le plus court, doivent
s'écouler tous ses produits Aussi les voies ferrées, dites de pêneIra lion,
dirigées du nord au sud, des ports de la côte vers l'intérieur du pays
sont-elles indispensables à l'Algérie... Ainsi naissent, avec les progrès
de la colonisation et ceux des travaux publics, des régions nouvelles,
mais pourtant, vraiment naturelles, puisqu'elles sont déterminées par la
communauté des intérêts agricoles, industriels el commerciaux, dont le
chemin de fer n'est que l'expression matérielle. Ces régions se partagenten longues bandes étroites de la mer à l'intérieur. »
POPULATIONS INDIGENES
LES POPULATIONSINDIGÈNES.— Le vaste pays dont nous venons de
décrire les caractères principaux esl habité par des populations indigènes
différentes comme origine, comme race, comme antiquité d'établissement
dans le Maghreb, mais fondues peu à peu les unes dans les autres, par-
lant la même langue, l'arabe, et unies par la communauté de religion,
l'islamisme.
On distingue dans ces populations quatre éléments principaux :
L ALGERIE 19
d'abord la race berbère, la plus ancienne, qui reste toujours prédomi-
nante : elle a successivement absorbé ses conquérants, Phéniciens,
Romains, Vandales, Arabes même dans une large mesure, bien que ceux-
ci lui aient donné leur langue et leur religion. Les Berbères dominent
principalement dans le Tell, l'Aurès, le Sahara. Ce sont, suivant les pays,des Kabyles, des Maures, desChaouïa, des Beni-M'zab, des Touaregs, etc.;
2° Les Arabes purs ; ils ne sont plus qu'en petit nombre. Ce sont
Arabe.
20 LA FRANCEET SES COLONIES
eux surtout qui ont gardé l'existence nomade des peuples pasteurs, et quierrent sur les Hauts-Plateaux avec leurs
troupeaux et leurs tentes ;
3° Les Berbères arabisés, plus nom-
breux que les précédents ; ils vivent tantôt
de la vie errante, tantôt de la vie séden-
taire ;
4e Les Turcs, en petit nombre ; ceux-ci
n'habitent guère que dans les villes. De
l'union des Turcs avec les femmes ber-
bères et arabes est née la race mixte des
Koulouglis, très nombreux à Tlemcen.
Au mélange de toutes ces races s ajoute souvent une lorte ^pro-
portion de sang nègre.
Les Juifs, en assez grand
nombre, vivent à part
dans les villes, se main-
tiennent et même s'ac-
croissent.
Ce sont les tribus sé-
dentaires que nous pour-
rons le plus facilement
rallier à notre civilisa-
tion, bien moins éloignée
de la leur que des habi-
tudes de vie nomade
gardées par les tribus
arabisantes du désert.
Ces tribus sédentaires
habitent d'une manière
générale, dans toutes les
montagnes cultivables :
le massif de l'Aurès ;
la petite Kabyliè, entre
Bougie, Philippeville et
Sétif; le Dahra ; l'Ouar-
senis ; la grande Kaby-
liè. Les Kabyles restent
l'un des types les mieux
conservés de la race berbère. Ils ont des moeurs particulièrement séden-
Jeune Kabyle.
Femme arabe du M'zab.
L'ALGÉRIE 21
taires. Ce sont des cultivateurs habiles, patients, possédant beaucoup
des qualités d'économie et de travail qui distinguent le paysan français.
La propriété individuelle existe chez eux, alors qu'elle est inconnue aux
populations nomades, et même à d'autres tribus sédentaires, possédant
collectivement le sol.
ORGANISATIONSOCIALE DES INDIGÈNES : LA TRIBU. — C'est sous le
régime patriarcal que vivent encore les indigènes algériens : le pouvoir
absolu appartient chez eux au père de famille. La tribu esl l'ensemble
des fils, cousins, parents, obéissant avec leurs femmes, leurs enfants et
leurs serviteurs ou esclaves, à un même père de famille. La tribu, chez
les nomades, comprend de 100 à 500 tentes et de 500 à 2000 individus.
Le chef s'appelle un caïd, ; il exerce tous les pouvoirs ; l'Administration
française le considère comme le représentant responsable de la tribu.
Une tribu trop nombreuse se divise en fractions ou douars, com-
mandés par des cheiks (vieillards). Chez les indigènes sédentaires, le
douar, fixé au sol, devient un village.
Femme kabyle préparant le couscous.
CHAPITRE II
ÉTABLISSEMENT DES FRANÇAIS EN ALGÉRIE
LaRégenced'Alger.—Laquestionalgériennevers 1830.—Expéditionfrançaise; prised'AlgerEtablissementprogressif des Français en Algérie(1830-1S37).
Le pays qu'occupe maintenant notre grande colonie algérienne fut
longtemps au pouvoir des Romains, soit dans l'antiquité, soil aux premiers
siècles de notre ère ; les Vandales vinrent après eux ; plus lard les Arabes
en firent la conquête el y apportèrent l'islamisme au temps de l'extraor-
dinaire expansion qui les conduisit jusqu'en Espagne et en France. La
contrée changea encore une fois de maîtres au xvi" siècle ; les Turcs, sous
le commandement des célèbres capitaines les frères Barberousse, impo-
sèrent leur domination aux Arabes el chassèrent les Espagnols qui avaient
commencé à s'établir sur les eûtes. Dans ces diverses périodes le peuple
autochtone', les Berbères, dont nous avons parlé plus haut, ne fut ni
détruit, ni même diminué parles divers conquérants, et continua à former
l'élément principal de la population.
Les Turcs ne furent jamais qu'à l'état de colonie peu nombreuse ;
ils restèrent surtout dans les ports de mer ou les villes principales, se
bornant à faire des incursions à l'intérieur pour imposer des tributs ou
en exiger le paiement. Les chefs des Turcs s'intitulèrent deys d'Alger,
leur place principale.
LES CORSAIRESBARBARESQUES.— Les Barberousse étaient de remar-
quables marins et d'audacieux corsaires; eux et leurs successeurs, secon-
dés par de hardis capitaines qui montaient des navires légers et rapides,
enlevèrent toute sécurité à la navigation de la Méditerranée et en déso-
lèrent longtemps les côtes ; ils allaient parfois jusqu'à faire d'audacieux
débarquements en Provence, en Italie, en Espagne, enlevant les femmes
* Autochtone,originaire du pays même.
L'ALGÉRIE 23
et les jeunes filles, qu'ils vendaient comme esclaves. Les chansons popu-
laires de ces pays ont conservé le souvenir de ces hardis coups de main,
qui laissaient les habitants des rivages sous l'impression d'une terreur
continue. Les passagers des navires capturés étaient aussi réduits en
esclavage et, dans la liste des prisonniers célèbres qui durent ramer des
années sur les galères barbaresques, on peut trouver saint Vincent de
Paul, le poète comique Regnard, et le grand Cervantes ', dont la vie fut
une suite d'héroïques aventures.
Dès les premières années de la domination turque, le mal causé par
les Barbaresques était assez considérable pour que Charles-Quint se déci-
dât à faire contre eux une expédition : insuffisamment préparée, contrariée
par les mauvais temps, elle fut malheureuse, et les Barbaresques, se
croyant désormais sûrs de l'impunité, redoublèrent de pirateries. Plus
tard, Alger fut successivement bombardé par Trouville, Duquesne,
d'Estrées, el ces capitaines purent arracher aux deys la promesse de res-
pecter les sujets el les navires français. Sous la menace permanente d'un
bombardement, celte promesse fui tenue jusqu'à la Révolution, puis vio-
lée, et Bonaparte ne tarda pas à menacer le dey d'un débarquement ;
c'est à cette époque que furent faites les premières études pour une des-
cente el un établissement sur les terres d'Alger. Les guerres continues
de Napoléon ne permirent pas de donner suite à ce projet. En vain le
Congrès deVienne, en 1815, fit-il de solennelles déclarations sur le respect
dû aux sujets et aux navires des puissances européennes ; en vain l'Angle-
terre renouvela-t-elle en 1816 des menaces sérieuses de bombardement,
qu'exécuta une escadre anglaise en 1824 ; à tout, les à&js opposaient la
résistance passive et l'inertie, conservant d'ailleurs l'attitude la plus hau-
taine.
GOUVERNEMENT DES DEYS D'ALGER. — AVÈNEMENT DE.HUSSEIN. —
Le dey d'Alger, chef suprême el absolu de la Régence, avait sous ses
ordres les trois beys de Conslantine pour les pays de l'est, de Titeri
(Médéa), pour le centre, d'Oran pour la région de l'ouest. Les beys
payaient à Alger une redevance annuelle ou bisannuelle, qu'ils levaient
sur les populations soumises par l'intermédiaire des caïds, chefs admi-
nistratifs el militaires clés tribus. A ces ressources, le Gouvernement
d'Alger ajoulail le fruit des pirateries et des rapines, avec les redevances
el cadeaux apportés par les chrétiens. Un désordre incroyable régnaitdans les finances aussi bien que
~dans tout le reste. C'était partout la
*Miguel Cervantes, poète espagnol, à qui nous devons, entre autres oeuvres, le Don
Quichotte.
24 LA FRANGEET SES COLONIES
tyrannie et l'anarchie, et d'habitude la succession des deys n'avait lieu
que par l'assassinat.
La puissance de la Régence d'Alger était bien diminuée depuis le
temps des Barberousse ; un agha, général en chef, commandait à quelquesmilliers de soldats de toute origine, et la population turque d'Ager, celle
qui eût offert le vrai fonds de résistance, était tombée de 16 000 à
6 000 habitants. En somme, l'ensemble des ressources était bien mince
pour résister aux moyens d'action d'une puissance européenne, autrement
forte et autrement outillée qu'aux temps du xvf siècle.
En 1818 eut lieu l'avènement d'Hussein, qui devait être le dernier
dey d'Alger.
DIFFICULTÉSAVECLAFRANCE.— C'est sous le gouvernement d'Hus-
sein que passèrent à l'état aigu les difficultés toujours renaissantes entre
la France et la Régence : une question d'intérêt, d'ailleurs très petite,
fut l'origine et l'occasion de la rupture que l'insolente attitude du Gouver-
nement algérien ne pouvait manquer d'amener.
Le dey réclamait à la France le montant de fournitures faites en
1798 à l'armée d'Egypte par deux juifs algériens ; la somme réclamée
s'élevait à 7 600 000 francs, mais nous la voulions diminuer de deux mil-
lions et demi, montant de créances françaises sur les dits fournisseurs. En
outre d'autres litiges étaient soulevés depuis 1821 ; de tout temps les
pêcheries et les établissements commerciaux établis par les Français sur
la côte algérienne avaient payé aux deys une légitime redevance ; fixée
en 1820 à 220 000 francs, Hussein voulut, l'année suivante, l'élever de
90 000 francs, prétention évidemment excessive.
Se prétendant lésé dans l'une et l'autre affaire, le dey se laissa aller
aux sommations les plus impertinentes et aux plus folles bravades devant
notre consul, M. Deval. A ces insolences d'autres ne tardèrent pas à se
joindre et, comme au beau temps des pirateries, la marine barbaresque
captura quelques-uns de nos navires marchands. La présence de deux
bâtiments de guerre français abattit un peu l'outrecuidance de Hussein :
il fil cette fois des excuses, tout en demandant le rappel de M. Deval, qui
ne fut pas accordé. Le Gouvernement français, fortement engagé dans
les affaires de Grèce, dut ajourner la solution radicale de la question
algérienne; mais il avait compris dès ce moment que les difficultés
renaîtraient chaque jour et qu'il était devenu nécessaire de détruire
entièrement la puissance barbaresque.
LA RUPTURE.— En avril 1827, la veille de la fête du Baïram '.,
1 Une.desgrandes solennitésde la religionmusulmane.
LALGERIE 25
notre consul M. Deval se présente suivant l'usage au palais de la Casbah
pour complimenter le dey. Celui-ci prend aussitôt une altitude courrou-
cée, refait rénumération de tous ses griefs, insiste sur les procédés de
noire minisire des affaires étrangères qu'il trouve dénués de respect à
son égard, et, comme notre consul protestait en défendant son chef, il le
frappe au visage de trois coups de son chasse-mouches, et lui ordonne
de quitter le palais.
A celle incroyable nouvelle, le Gouvernement français prescrit, à
M. Deval d'exiger des excuses et de quitter Alger s'il n'en obtient pas de
suffisantes ; une petite division navale est chargée de porter ces ordres
et de les appuyer au besoin.
Une note énergique du commandant Collet, chef de l'escadre, deman-
dait que le ministre de la marine algérienne vînt faire amende honorable
abord de nos navires et que le drapeau français, arboré sur tous les forts,fût salué de cent coups de canon. Hussein refusa de se soumettre et,
pour combler la mesure, le bey de Constantine détruisit par son ordre
l'établissement français de la Galle.
BLOCUS D'ALGER. — Le commandant Collet demeura devant Alger etétablit un blocus rigoureux, non toutefois sans avoir embarqué notre
consul et nos nationaux qu'il eût été fort dangereux de laisser dans laville. Très gênés par ce blocus qui interrompait toutes relations, les Algé-riens essayèrent de le forcer le 27 octobre de la même année (1827) ; leur
Le dey frappa trois fois de son chasse-mouches le consul français au visage.
26 LA FRANCE ET SES COLONIES
tentative, fut facilement réprimée. Cependant le dey ne changeait pointd'attitude ; il comptait que nous finirions par abandonner la place et
qu'une fois de plus la simple résistance d'inertie triompherait de nos
moyens d'action. En effet le blocus était très difficile à tenir : souvent nos
navires risquaient d'être mis à la côte; cette croisière interminable, partous les temps, usait les bâtiments et les équipages. Il fallait en finir.
Toutefois le Gouvernement français, voulant faire encore une dernière
tentative de conciliation, envoya le vaisseau la Provence, avec le chef
d'escadre La Bretonnière, pour offrir la paix aux conditions déjà présen-tées par le capitaine Collet. De nouveau le be3r se retrancha derrière ses
prétendus griefs et ne fit qu'une réponse évasive. Comme la Provence
appareillait pour quitter Alger, les forts ouvrirent le feu sur ce vaisseau,
porteur du pavillon parlementaire. La Bretonnière, avec un remarquable
sang-froid, voulant garder le beau rôle, put contenir son équipage fré-
missant sous l'insulte et ne permit pas un seul coup de canon. Poussée
lentement par une très faible brise, la Provence resta longtemps sous le
feu. Elle put cependant se tirer de ce mauvais pas sans avaries majeures
et, dans cette circonstance comme en tant d'autres, la fermelé du capi-
taine et de l'équipage sut faire le plus grand honneur à la marine française.
L'EXPÉDITIONESTRÉSOLUE.—PRÉPARATION. —Unepareille violation
du droit des gens ne pouvait resler impunie : en vain le dey nous fit-il
savoir qu'il désavouait ses artilleurs et les punissait sévèrement : il n'ob-
tint pas de réponse. L'expédition, résolue depuis 1827, allai t. entrer enfin
dans la période d'exécution.
Une Commission d'officiers supérieurs fut adjointe aux ministres de la
guerre et de la marine, le général de Bourmont et le comte d'Haussez.
Parmi les membres de la Commission se trouvaient le commandant Dupetil-
Thouars, qui y apportait des renseignements.précis sur les côtes d'Algé-
rie, ayant longtemps commandé la station de blocus, et l'amiral Duperré,
qui se montra d'abord très opposé à l'expédition : il était effrayé des diffi-
cultés énormes que présentait le transport et surtout le débarquement d'ef-
fectifs considérables sur une côte occupée par l'ennemi ; il redoutait les
lenteurs de cette grosse opération, pendant laquelle la flotte pourrait être
surprise par un coup de vent et mise à la côte, laissant les troupes débar-
quées dans une situation sans issue. Esprit entraînant et persuasif, carac-
tère décidé, comme il le montra plus tard ], le commandant Dupetit-
' Le commandant Dupetit-Thouarsétait le fils de l'héroïque capitaine du Tonnantdont la lutte acharnée et longtemps victorieuse reste parmi les glorieux épisodes dudésastre naval d'Aboukir(août 1798).
L'ALGÉRIE 27
Thouars sul vaincre les hésitations de l'amiral Duperré, lui communi-
quer sa confiance dans le succès. Et ce dernier, après avoir d'abord
refusé finit par accepter le commandement de la flotte. Dès ce moment
il se dévoua tout entier au succès de l'entreprise.
Charles X décida que le général de Bourmont, ministre de la guerre,
aurail le commandement en chef et le commandement de l'armée : c'était
une occasion pour lui de racheter sa trahison de 1815 '-. Profondément
impopulaire dans une grande partie de l'armée et de la nation, une expé-
dition bien conduite pouvait l'arracher à cette situation difficile, mais trop
méritée. De Bourmont se montra en effet à la hauteur de sa tâche et par
son caractère et par ses talents. Mais ce mérite ne suffit pas à effacer la
tache qui reste sur sa mémoire.
OPPOSITIONDE L'ANGLETERRE. —L'Angleterre n'avait pu voir com-
mencer nos préparatifs sans une jalousie inquiète. Avec sa prétention de
rester maîtresse de la Méditerranée, elle redoutait tout établissement de
la France sur la côte africaine. Le Gouvernement anglais commença donc
à soulever des difficultés diplomatiques. Au même moment notre ministre
des affaires étrangères faisait aux puissances l'exposé de la question et
démontrait qu'il était indispensable de réprimer l'insolence barbaresque.
Mais l'Angleterre, peu satisfaite, finit par demander une renonciation
explicite à tout projet d'occupation territoriale. Elle n'obtint d'abord
qu'une réponse évasive ; comme elle insistait, nous lui opposâmes peu après
un refus absolu de continuer les pourparlers. Les esprits étaient montés à
Paris par ces chicanes presque outrageantes pour notre dignité, et notre
ministre de la marine le fit bien voir dans une conversation extra-diploma-
tique avec l'ambassadeur d'Angleterre. Celui-ci, revenant encore une fois
sur le sujet qui lui tenait à coeur et laissant entendre que peut-être notre
flolle pourrait trouver devant elle une flotte anglaise, le comte d'Haussez
lui dit brutalement que nous ne nous laisserions intimider par personneet qu'en définitive « la France se f... ichail de l'Angleterre ».
Le Gouvernement de la Restauration eut en cette occurrence la plusbelle altitude. Il donna un exemple de fermeté que n'imita point son suc-
cesseur, le Gouvernement de Louis-Philippe, dans ses relations avec notre
ambitieuse voisine. Il montra que la résolution arrêtée de ne point lais-ser péricliter ses droits et son honneur en impose à l'ambition et à l'in-
justice de voisins puissants, et les arrête dans la voie d'arbitraire où ne
i En 1815, de Bourmont, chef d'un des corps de l'armée française, passa à l'ennemiau moment même où s'ouvrait la campagne, les ordres de marche étant déjà donnés.
28 LA FRANCEET SES COLONIES
ferait que les pousser davantage une conduite par trop circonspecte ou le
désir trop apparent d'éviter quand même un conflit.
Une fois encore, après la conquête d'Alger, l'Angleterre renouvela
ses représentations et ses menaces. Mais son ministre n'obtint que cette
fière réponse de notre ambassadeur à Londres, le duc de Laval :
« J'ignore, milord, ce que vous pouvez espérer de la générosité de la
France : ce que je sais, c'est que vous n'obtiendrez jamais rien par les
menaces. » Le Gouvernement anglais se résigna à laisser faire ce qu'iln'eût pu arrêter que par une guerre dont il craignait autant et plus que
nous la longueur probable, les lourdes charges et les conséquences.
Toulon était le point de concentration indiqué : clans les premiers
mois de -1S30les bâtiments elle matériel de toute espèce commencèrent
à y affluer. Le 25 avril, on pouvait y voir réunis six cent soixante-quinze
navires, dont sept à vapeur seulement, premier el timide essai d'une
marine encore dans l'enfance et qui semblait, bien peu de chose à côlé des
majestueux vaisseaux à voiles et des rapides frégates.
La masse des bâlimenls, affrétés au commerce ou pris dans la marine
royale, devait servir aux transports de troupes et de matériel; une escadre
de combat, devait accompagner la flotte des transports, la défendre, au
besoin, el proléger le débarquement. Un mois encore fut nécessaire pour
l'organisation complète de l'expédition, pour l'embarquement des vivres,
du matériel et des hommes.
DÉPARTDELAFLOTTE.— Le 25 mai, la flotte, favorisée par un temps
magnifique, quittait Toulon aux acclamations d'une foule immense accou-
rue de toules parts. Le fils du roi, duc d'Angoulême, était venu de Paris
présider à la solennité. Depuis la grande Armada espagnole de i588 on
n'avait pas vu se déployer en mer un pareil armement. 11dépassait de
beaucoup celui qui fit en 1798 la conquête de l'Egypte. Depuis lors on
n'en a point revu d'aussi imposant. Sans cloute nous eûmes en Crimée
beaucoup plus de monde, mais les eifectifs, faibles au début de la guerre,
grossirent peu à peu par des envois continus de troupes. En 1830, toute
l'armée expéditionnaire passait à la fois, lies populations du Midi eurent
ce jour-là un spectacle unique et il dut leur en rester une impression
profonde de la grandeur nationale.
Les six cent soixante-quinze bâtiments occupaient sur mer un espace
immense d'au moins 12 milles l de front sur 8 à 10 de profondeur. Ils
étaient rangés en quatre groupes principaux : en tête marchaient les sept
1Le millemarin= 1832mètres.
L'ALGÉRIE 29
vapeurs, de front ; l'escadre de bataille, en ligne de file ', tenait le centre ;
dans le même ordre, à 4 milles à sa droite et un peu en arrière, l'escadre
de réserve ; à sa gauche, l'escadre dite de débarquement. A 4 milles encore
sur la sauche et un peu en arrière, les innombrables navires du convoi,
placés.ainsi vers l'est, sans doute pour le cas où il eût fallu affronter la
flotte anglaise qui, vraisemblablement, aurait surgi de l'ouest.
L'armée comptait 37 000 hommes et 4 000 chevaux, répartis de la
façon suivante :
Commandant en chef: DEBOURMOKT,lieutenant-général-.—-DESPREZ,chef d'étal-major.lr0 division : BERTHEZÈNE,lieutenant-général (trois brigades).2mo — LOVERDO, — (trois brigades).3">° — D'ESCARS, — (trois brigades).
Artillerie de l'armée : Commandant-général, LAHITTE.— Génie: Général VALAZÉ.
DÉNIÉE,intendant général.
LE DÉBARQUEMENT.— Après dix-neuf jours de navigation, l'armée
française arrivait, le 13 juin, en vue des blanches murailles d'Alger, qui
se présente bâti en amphithéâtre sur une colline escarpée. Laissant
Alger sur la gauche, la flotte défila vers l'ouest aux yeux des indigènes
stupéfaits par l'immensité de cet armement, et jeta l'ancre dans la baie
de Sidi-Ferruch, que, duranl les croisières devant Alger, nos marins
avaient reconnue comme le point le plus favorable à un débarquement.
Celle opération si complexe commença le 14 au malin ; — en huit
heures elle était terminée, au moins pour les troupes et ce qu'il y avait
de plus urgent, sans avoir rencontré aucun des obstacles qu'on redoutait ;
elle devait, disail-on, durer plusieurs jours. L'ennemi, s'altendant à une
attaque directe sur Alger, y avait concentré ses troupes, qui n'arrivèrent
pas à temps pour gêner notre première et notre plus délicate opération.
Quelques partisans isolés furent refoulés facilement par les premières
compagnies mises à terre.
Tandis que notre flotte voguait vers Alger, le dey, prévenu de son
départ, avait envoyé partout des émissaires pour prêcher la guerre sainte
contre les infidèles. En même temps il faisait barrer l'entrée du port pardes chaînes et des navires liés ensemble; de nombreuses batteries étaient
garnies de canons. Mais les défenses du côlé de la terre étaient faibles ;la situation du dey était devenue difficile vis-à-vis de son entourage et
des indigènes, tout le monde ayant beaucoup souffert du blocus prolongé ;enfin la population turque, celle qui faisait son appui principal, se trou-vait bien diminuée.
1 Les vaisseauxse suivant l'un derrière l'autre.2 On dirait aujourd'hui général de division.
30 LA FRANCEET SES COLONIES
MARCHEEN AVANT; COMBATS;BATAILLEDE STAOUELI.—L'armée
française commença à s'élever sur les hauteurs du Sahel, par où elle
allait frayer sa route vers Alger. Jusqu'au 18 juin il n'y eut que des
escarmouches légères ; nos troupes, d'abord étonnées des brillantes
attaques des Arabes, prenaient vite du calme et de la fermeté, comprenant
qu'il ne fallait pas aulre chose pour faire échouer toujours les charges
rapides, mais rarement poussées à fond et sans ensemble, de ces superbes
cavaliers qu'on voyait arriver au grand galop, lâcher un coup de leurs
longs fusils et repartir vivement sous le feu des Français, sans oser affron-
ter ni les baïonnettes ni le feu régulier de ces carrés qui, autrefois, en
Egypte, avaient dispersé la redoutable cavalerie des Mamelouks, au jour
mémorable des Pyramides.
Le 19 juin, les 20 000 Français en marche sur Alger se heurtèrent
à l'armée du dey, forte d'environ 50 000 hommes et retranchée dans son
camp de Staoueli. Le nombre ni la position ne prévalurent point contre
la discipline, la lactique supérieure et les moyens d'action plus puissants
de notre armée : malgré le courage remarquable de l'ennemi, malgré sa
résistance, acharnée en certains points, mais décousue et sans direction,
à midi la bataille était finie et une fuite désordonnée lui succédait. Notre
faiblesse en cavalerie nous empêcha seule de recueillir de nombreux pri-
sonniers, mais le camp turc el tout ce qu'il contenait en armes, en
munitions, tombaient en notre pouvoir avec les tentes et tout l'attirail
luxueux que les chefs arabes et turcs avaient l'habitude d'emporter en
campagne. Nos pertes étaient minimes en comparaison des résultats
obtenus.
Cependant la consternation régnait dans Alger que le dey, jusqu'audernier moment, avait su tenir dans la présomption confiante delà victoire.
Il fallut attendre plusieurs jours les vivres, les munitions et le matériel
de siège. Le 24, on eut à repousser un retour offensif de l'ennemi : dans
ce combat fut lue un fils du général en chef, jeune officier de l'armée :
sa mort au champ d'honneur fit beaucoup pour relever le nom des Bour-
mont de la haine méprisante que lui avaient justement vouée les combat-
tants de Waterloo et les Français patriotes. Le général de Bourmont,
malgré la poignante douleur qui l'étreignait, ne négligea point ses devoirs•
et continua à se montrer digne du poste de confiance que le roi lui avait
assigné.
PRISE D'ALGER.— La marche en avant fut reprise le 29, et bientôt
l'armée se trouvait en vue d'Alger et du fort l'Empereur (Sultan-Kalessi),défense principale du côté de la terre. Aussitôt le génie et l'artillerie
L'ALGÈRIE 31
commençaient les travaux d'approche et, le 4 juillet, les batteries fran-
çaises ouvraient le feu contre le fort. En même temps une partie de la
flotte faisait diversion du côté de la mer et bombardait la ville. Les artil-
leurs turcs répondirent avec le plus grand courage au feu de notre
artillerie ; mais, en peu de temps, leurs embrasures étaient démantelées,
leurs pièces hors de combat ; eux-mêmes, luttant avec la plus grande
énergie, succombaient auprès de leurs canons ; en quelques heures le fort
était complètement ruiné et nous allions donner l'assaut quand, à dix
heures du matin, une énorme gerbe de flamme et de fumée s'éleva dans
les airs avec une terrible détonation : le fort l'Empereur venait de sauter.
Le dey, au désespoir, fou
de rage en comprenant enfin son
impuissance, voulait faire sauter
aussi son palais de la Casbah et
la ville entière; enfin, sous la
pression énergique de ses offi-
ciers et de tous les habitants, il
se décida à traiter. Ses premières
démarches, appuyées de celles
des notables, ne purenl aboutir :
ses offres en effet n'allaient pas
au-delà de ce qu'avait demandé
autrefois le commandant Collet
et qu'alors il avait rejeté avec
dédain. Nous exigeâmes une ca-
pitulation ; elle garantissait au
dey sa liberté el ses richesses,
ainsi qu'à ses soldats et aux ha-
bitants; elle promettait que la religion musulmane serait respectée. De
noire côlé nous prenions possession d'Alger.Le 5 juillet 1830, à midi, les troupes françaises entraient à la Cas-
bah. Hussein, accompagné de ses femmes et de ses serviteurs, empor-tant avec lui son trésor, faisait voile pour Naples où il débarquait le 31,
apprenant presque aussitôt la chute de Charles X, son puissant adver-
saire.
RÉVOLUTIONDE 1830 ; ARRIVÉEDU GÉNÉRALGLAUZEL.— En effet,au moment où la flotte cinglait de Toulon vers l'Afrique, la situation poli-
tique intérieure était déjà très difficile: le Gouvernement de Charles X, seheurtant à une majorité résolue à défendre les libertés publiques, en arri-
Charles X.
32 LA FRANCEET SES COLONIES
vait bientôt aux résolutions extrêmes et, bien peu de temps après la prise
d'Alger que le canon des Invalides annonçait le 5 juillet, le peuple juste-ment soulevé chassait le roi et ses ministres ; la Révolution de 1830 était
faite. La conséquence immédiate pour les affaires d'Algérie fui le rempla-cement de de Bourmont par le général Glauzel, vétéran des guerres de
l'Empire, qui débarqua en Afrique le 2 septembre.
Nous nous sommes étendu un peu longuement sur le récit de l'expé-
dition d'Alger, d'abord parce qu'elle marque le début de l'expansion colo-
niale de la France au xixe- siècle, ensuite parce qu'elle peut être citée
comme exemple tant pour la conduite des affaires diplomatiques que pourla préparation navale et militaire. Cette expédition.fait honneur à la
Restauration et aux hommes qui la servaient; d'ailleurs, si au dedans
ce Gouvernement eut de déplorables tendances, sa politique étrangère
fut généralement supérieure à celle des Gouvernements qui vinrent
après lui.
SUITE DES AFFAIRESD'ALGER. — INDÉCISIONSDU GOUVERNEMENTDE
JUILLET. —RAPPEL D'UNE PARTIEDE L'ARMÉE. —- FORMATIONDE CORPS
INDIGÈNES.— Le général Clauzel ne tarda pas à recevoir la soumission
des beys de Titeri (Médéa) el d'Oran, s'inclinant devant le fait accompli
et redoutant la puissance des armes françaises. Bône également reconnut
notre conquêle. Mais le Gouvernement de Juillet, prenant en main une
affaire engagée par son prédécesseur, ignorant de l'Algérie, sans projets
coloniaux, en outre préoccupé de sa situation intérieure el désireux de se
faire bien venir des puissances, de l'Angleterre en particulier, hésitait sur
la conduite à tenir au sujet de notre conquête africaine. Il songea un
moment à remettre Alger entre les mains de la Porte en conservant depuis
l'embouchure de l'Harrach, à 10 kilomètres à l'est d'Alger, jusqu'àBône,
une bande de terrain côlier où nous aurions pu créer des comptoirs de
commerce. Sous l'empire de ces hésitations, une partie de l'armée repassa
en France dans les mois de septembre et d'octobre: ce rappel était d'ail-
leurs justifié par les appréhensions de guerre européenne. Aussi, pour
compenser en partie la faiblesse de nos effectifs, le général Clauzel songea
à créer des corps de troupes indigènes : c'est à cette époque que fut
formé le premier régiment des zouaves, dont le nom est devenu si fameux.
Il tirait son nom de celui d'une tribu, les zouaoua qui avaient fait un fort
apport au contingent, complété par d'autres indigènes, arabes, kabyles,
nègres, etc. Les officiers et les sous-officiers du corps étaient français ;
en passant aux zouaves ils touchaient une solde plus élevée et obtenaient
immédiatement le grade supérieur. La création de ce corps et de ceux
L ALGERIE 33
qui suivirent fut très laborieuse : l'indépendance des indigènes ne s'ac-
commodait pas facilement de la discipline et de la régularité de notre
armée ; les officiers prenaient une peine considérable au dressage des
hommes ; et surtout c'était un va-et-vient continuel d'engagements et de
désertions; les effectifs étaient difficilement maintenus à un taux raison-
nable; aussi peu à peu accepta-t-on les engagements français dans les
zouaves, et en quelques années l'élément indigène fut complètement éli-
miné. Il retrouva plus tard sa place dans les tirailleurs algériens ou iur-
cos et dans les spahis. Ne ressemblant pas du tout au reste de l'armée,
se laissant aller Irop souvent à la licence et à l'indiscipline, mais troupes
essentiellement africaines, sachant
en Afrique partout se tirer d'af-
faire, se débrouiller, commandées
d'ailleurs dès l'origine par les plus
vigoureux officiers, les zouaves el
les aulres corps indigènes ne tar-
dèrent pas à conquérir par leurs
exploits la faveur publique : on
sait comment ils ont soutenu leur
réputation dans les guerres euro-
péennes.
PROJETS DU GÉNÉRALCLAUZEL.
— Plus hardi que son Gouverne-
ment, le général Clauzel avait eu
dès les premiers jours, la pensée
d'étendre la domination française
sur Gonstantine et sur Oran qui,avant 1830, reconnaissaient l'auto-
rité du dey d'Alger. Il entra donc en pourparlers avec le bey de Tunis
qu'il voulait charger d'occuper la région de Gonstantine. Par le traité
du 19 septembre 1830, le frère du bey de Tunis était nommé bey de
Gonstantine sous notre protectorat et nous promettait une redevance
annuelle de un million. Mais le bey de Gonstantine,' Ahmed, homme
énergique, rassuré d'ailleurs par les difficultés qu'il aurait fallu vaincre
pour l'atteindre, se garda de quitter la place et le traité resta lettre morte.Un peu plus tard, en septembre 1831, la même tentative fut renou-
velée à Oran avec plus de succès, car il était facile d'y porter par mer
quelques troupes et.de les appuyer au besoin par le feu des vaisseaux. Lemême frère du bey de Tunis alla prendre avecquelques Tunisiens posses-
5
Général Clauzel.
34 LA FRANCEET SES COLONIES
sion de son gouvernement, sous le protectorat de la France. Il s'y main-
tint sans peine, mais, privé de communications avec le dehors de la place,
il finit ainsi que sa garnison par tomber dans une extrême misère. Bientôt
il devint nécessaire de les secourir et d'occuper nous-mêmes la ville
d'Oran.
EXPÉDITIONDE MÉDÉA. — Tout en poursuivant ces négociations,
Clauzel avait senti la nécessité de « se donner un peu d'air, » comme on
dit : en eff'el personne ne pouvait sortir d'Alger sans être reçu à coups de
fusil. Il fallait faire sentir notre action et assurer la sécurité dans un rayon
d'une certaine étendue, surtout si l'on voulait commencer bientôt des
essais de colonisation. Dans ces tentatives d'expansion, nous allions avoir
affaire aux Bédouins, population mêlée de Kabyles et d'Arabes, aj'ant des
moeurs qui tenaient de celles des deux races: leur gourbi, sorte de cabane,
tenait le milieu entre la tente arabe et le village kabyle. Par endroits,
dans la campagne d'Alger qu'allaient apprendre à connaître si bien nos
soldats, on voyait aussi, au milieu des bouquets d'arbres, des haouch,
sortes de maisons blanches carrées, fermes el demeures de plaisance des
riches Algériens ; puis des marabouts l ou monuments funéraires de per-
sonnages sacrés.
Le bey de Titeri paraissait être l'instigateur des troubles qui déso-
laient par le meurtre el l'incendie la campagne d'Alger ou plaine de la
Mëlidja. Clauzel prit la résolution d'aller le chercher à Blida ou plus
loin, et d'abord lui nomma un remplaçant qui partit le 17 novembre avec
l'expédition. Le 18, après une escarmouche légère, nous entrions à Blida,
assise dans une admirable position sur les premiers gradins de l'Atlas, à
deux étapes d'Alger environ. Y laissant une garnison, la colonne s'enfon-
çait, le 20, plus avant dans les montagnes, en marche sur Médéa. Arrêtée,
le 21, par les Bédouins au col de la Ténia, elle forçait le passage après
un combat 1res rude où se distingua le lieutenant de Mac-Mahon, depuis
maréchal de France, el, le 22, entrait à Médéa. Cette ville se trouve à
environ 80 kilomètres d'Alger ; une hauteur de 1 200 mètres au-dessus de
la mer lui donne un climat tempéré, mais que rend très variable sa posi-
tion au milieu des montagnes.
Médéa fut aussi pourvue d'une garnison ; malheureusement on ne put
laisser à cette troupe que de faibles approvisionnements en munitions et
en vivres, et la difficulté de ravitaillement était grande, tant à cause du
manque de chemins que des attaques incessantes essuyées par les con-
4 Lemot marabout désigned'abordle personnagereligieuxlui-même;par extensiononl'applique à son tombeau.
L'ALGÉRIE 35
vois. En revenant, la colonne recueillit et emmena avec elle la garnison de
Blida ; celle-ci avait dû livrer des combats presque quotidiens et avait
subi de grosses pertes. Presque aussitôt après le retour, il fallut songer
à ravitailler et à renforcer la garnison de Médéa. Mais bientôt un nouvel
ordre de rappel arrivait de France et nécessitait l'évacuation de cette
ville : l'expédition restait tout à fait inutile.
En janvier 1831, tout ce qui restait de troupes françaises en Afrique
était concentré autour d'Alger. Malade, et peu d'accord avec son Gouver-
nement, Clauzel rentrait en France, laissant au général Berthezène le
commandement des Iroupes delà « division d'occupation ».
GOUVERNEMENTDESGÉNÉRAUXBERTHEZÈNE,DUCDEROVIGOETVOIROL.
— Berthezène arrivait sans être muni d'instructions arrêlées sans con-
naître les vues sur l'Algérie d'un Gouvernement qui n'en avait point
encore ; aucune qualité spéciale ne le recommandait lui-même à ses nou-
velles et difficiles fonctions. Notre situation restait très précaire à Alger;
il n'y avait aucune sécurité au-delà des avant-postes. De plus, comme
loules les colonies naissantes, la ville était la proie d'une foule d'aventu-
riers et de spéculateurs indélicats. De temps à autre les troupes faisaient
une sortie dans la Métidja ; on retourna même à Médéa en juin-juil-
let 1831, mais au retour la colonne fut attaquée de nuit et il en résulta un
regrettable désordre. Ces courtes expéditions, toujours suivies de la ren-
trée des Iroupes à Alger, n'aboutissaient à rien; elles aggravaient plutôtla situation, de sorte qu'après la deuxième expédition de Médéa l'insur-
rection s'était étendue de tous côtés et des montagnes était descendue
de nouveau en plaine ; des razzias sans nombre désolèrent les environs
d'Alger.
A Berthezène succéda Savary, duc de Rovigo,qui demeura en Algé-rie de décembre 1831 à avril 1832. Ses rigueurs inutiles n'aboutirent
qu'à irriter davantage les indigènes. Puis vint le général Voirol, mieux
doué pour-réussir, mais qui malheureusement ne resta pas assez en Algé-rie: « On allait ainsi à l'aventure, dit M. Foncin, usant cinq chefs mili-
taires en quatre ans, gouvernant sans principes, sans plan arrêté, com-
promettant chaque jour davantage une siluation qui aurait pu être tolé-
rable dès le début, devenir bonne peut-être, si l'on avait d'abord étudiéle pays, si l'on avait toujours agi avec discernement, prudence, fermetéet justice. Toutefois, par la force des choses, obéissant à son insu à la
configuration géographique du terrain, on avait pris pied dans le Sahel,dans les plaines littorales, dans les ports, en face des premières crêtesde l'Atlas tellien; on campait devant les avant-postes de la grande
36 LA FRANCE ET SES COLONIES
forteresse berbère 1. Comment s'arrêter désormais et ne pas monter à
l'assaut? »
OCCUPATIONDE DIVERS POINTS DE LA CÔTE. — En effet, d'un côté,vers l'ouest, nous étions établis à Oran depuis septembre 1831 ; de
l'autre, vers l'est, un audacieux coup de main nous rendait maîtres de
Bône en mars 1832. Ahmed, bey de Gonstantine, était descendu jusqu'àcelte ville et lui avait imposé ses volontés en installant une garni-son dans la Casbah (la citadelle). Les habitants de Bône, peu salis-
faits d'avoir un pareil
maître, avaient de-
mandé du secours aux
Français, mais la fai-
blesse de nos effectifs
n'avait pas permis de
répondre à cet appel.Le capitaine d'une
simple goélette fran-
çaise qui se trouvait
en rade de Bône sut
nouer des intelligen-
ces avec les notables
el avec un audacieux
aventurier nommé lu-
suf (Yousouf, Joseph),
que l'on retrouve sou-
vent dans les affaires
d'Algérie. A la nuit,
les Français débar-
quaient au nombre de trente et un; avec une hardiesse sans pareille,
cette poignée d'hommes assaillait la Casbah, en chassait les gensd'Ahmed et arborait le pavillon français. Deux mois après, ils étaient
renforcés par une petite garnison. Bône, ville 1res importante au point de
vue stratégique comme au point de vue commercial, resta désormais en
notre pouvoir.
De même, en septembre 1833, nous avions, après des combats très
durs et une lutte prolongée, pris possession de Bougie et du pays acci-
denté qui l'entoure et la domine. Bougie, port bien abrité, donne accès
• Les montagnes de Kabylieet de Constantine.
lusuf.
L ALGERIE 37
dans la grande Kabylie par un de ses côtés. L'expédition de Bougie
comprenait deux bataillons ; elle était directement partie de France.
Vers cette époque (1832) la question algérienne était agitée pour la
première fois à la Chambre des députés. Le général Clauzel posa nette-
ment la question en demandant qu'on traçât un plan de conquête et de
colonisation. Le ministre de la guerre, général Soult, ne lui fit qu'une
réponse ambiguë, le Gouvernement n'ayant point d'opinion arrêtée et
voulant toujours ménager l'Angleterre.
AFFAIRES D'ORAN. — ABD-EL-KADER. — Au mois d'avril 1833,
le général Desmichels avait reçu
le commandement d'Oran. Il prit
possession d'Arzeu et de Mosta-
ganem, deux petits ports de la côte
oranaise. Ces légers succès furent
bientôt compromis par des fautes
considérables.
Abd-el-Kader, fils d'un mara-
bout 1 clé la Iribu des Hàchem,
vers Mascara, commençait alors à
se faire un nom dans l'ouest. Son
origine religieuse, son activité in-
fatigable, l'ascendant que ce jeune
homme remarquablement doué
exerçait sur les masses, tout con-
tribuait à faire d'Abd-el-Kader un
chef désigné pour la guerre contre
les infidèles. De premiers succès
multiplièrent autour de lui les partisans, et bientôt toutes les commu-
nications d'Oran avec l'intérieur étaient coupées, nos convois interceptés,et nous restions sans ressources ou à peu près dans les étroites limites
de la ville. Cependant rien n'était perdu.Mais le général Desmichels eut le tort de prendre Abd-el-Kader pour
le chef suprême des Arabes et ne sut pas profiter des jalousies que sa
gloire naissante suscitait chez les autres chefs. Par un traité secret où ille qualifiait (VEmir-el-Moumenin, ou prince des Croyants, titre suprêmequi n'appartient qu'aux califes, le général Desmichels laissait à Abd-el-Kader tout pouvoir sur le port d'Arzeu, avec la facilité d'acheter et d'in-
1 Comme nous l'avons dit, le marabout est une sorte de personnage sacré, un prédica-teur révéré.
Abd-el-Kader.
38 LA FRANCEET SES COLONIES
troduire dans l'intérieur des armes et des munitions ; le traitant d'égal à
égal, il autorisait même à Oran et à Mostaganem la présence de ses char-
gés d'affaires. C'était là un traité déplorable pour notre influence. Le
gouverneur général allait l'aggraver encore.
DROUET D'ERLON. — INTRIGUESD'ABD-EL-KADER. — A la fin de
juillet 1834, un gouverneur d'Algérie fut nommé : on choisit Drouet,
comte d'Erlon, glorieux combattant de Waterloo, mais trop vieux main-
tenant pour la lourde tâche qui lui incombait. Le comte d'Erlon ne sut
pas se défendre contre les intrigues d'Abd-el-Kader, servi à Alger pardes intermédiaires fort habiles. Il lui laissa peu à peu étendre son auto-
rité jusqu'à Médéa et Titeri, tandis que ses bandes ravageaient tout le
pays du Gheliff, Miliana, Cherchell, Tenès.
DÉFAITE DE LA MACTA. — Drouet d'Erlon comprit enfin qu'il était
joué par l'émir ; celui-ci outrepassait avec impudence le traité Desmichels.
Le général Trézel, successeur de ce dernier à Oran, fut chargé de punir
Abd-el-Kader. Apprenant sa présence clans la vallée du Sig, il forma
pour l'y aller chercher une faible colonne de 1 700 hommes d'infanterie
el 600 cavaliers. Le 26 juin 1835, la colonne soutint vaillamment
l'attaque des 10 000 hommes d'Abd-el-Kader, parmi lesquels se trou-
vaient 1 300 réguliers qui, grâce à la faiblesse el à la complaisance
coupable de Desmichels et de d'Erlon, étaient armés, exercés et conduits
à l'européenne.
Le combat du 26 nous avait laissé sur les bras beaucoup de blessés ;
la colonne rebroussa chemin vers la mer pour les conduire à Arzeu. Elle
se trouvait le 28 sur les bords de la Macta, vaste marécage formé par la
réunion des eaux de l'Habra et du Sig. Gomme elle défilait entre les
marais et les hauteurs boisées, clans un passage trop étroit pour prendre
facilement ses formations de combat, elle fut surprise par Abd-el-Kader.
Bientôt le désordre se mit dans nos rangs ; une affreuse panique s'em-
para des troupes, sourdes à la voix de leurs chefs. Le convoi de blessés,
abandonné, tomba entre les mains des Arabes qui massacrèrent sans
pitié ces malheureux, coupant les têtes en guise de trophées. Le reste
de la colonne, en complète déroute, s'échappa vers Arzeu, laissant beau-
coup de monde sur le terrain. Cet échec était grave, surtout par ses
conséquences morales : il abattait nos courages et rehaussait dans des
proportions incroyables le prestige d'Abd-el-Kader sur les tribus.
L'ALGÉRIE DEVANTLES CHAMBRES(1833-1835).— L'affaire" de la
Macta rappela sur l'Algérie l'attention de l'opinion publique et des
L ALGERIE 39
Chambres. Sous le gouvernement de Drouet d'Erlon, la période d'hési-
tation avait continué ; on ne savait pas encore ce que l'on voulait faire.
La responsabilité de cette indécision incombait à la fois au Gouverne-
ment, qui craignait de déplaire aux Chambres, et à celles-ci qui, avec
leurs vues étroites et sans portée, ou bien ne comprenaient pas l'impor-
tance de l'établissement algérien ou bien craignaient qu'une adhésion
aux projets d'expansion française entraînât le pays dans des complica-
tions extérieures el devînt nuisible à leurs intérêts électoraux. Les dis-
cussions passionnées de la Chambre trouvaient un écho jusqu'au fond de
l'Atlas, el les détracteurs violents de la colonisation encourageaient par
leur altitude l'a résistance des tribus et leurs soulèvements.
Une Commission d'enquête parlementaire, nommée en juillet 1833,
avait recherché si la conquête devait
être conservée, quel système on devait
adopter pour l'avenir, si l'on devait
joindre à l'établissement militaire les
tentatives de colonisation. D'une façon
générale, elle avait répondu par l'affir-
mative à ces questions, mais en réser-
vant pour un peu plus tard celle rela-
tive à la colonisation. L'administra-
tion civile déjà nécessaire resterait
subordonnée au gouverneur militaire ;
le pouvoir législatif serait réservé au
roi. Ces conclusions discutées à la
Chambre avec le budget dé 1835 yfurent l'objet de très vives contro-
verses, el même la réduction des crédits abaissa le contingent algériende 31 000 à 21 000 hommes. Cependant M. Guizot faisait en même tempsune déclaration très ferme et très juste : « La France, dit-il à la tri-
bune, gardera sa conquête; c'est une nécessité morale, une nécessité
politique. »
DEUXIÈME GOUVERNEMENTDE CLAUZEL. — EXPÉDITIONS DE MAS-
CARAET DE TLEMCEN. — On ne pouvait rester longtemps sous le coupde l'échec de la Macta. Le général Clauzel, remplaçant comme gouver-neur le comte d'Erlon, débarqua de nouveau en Algérie (août 1835). Il
s'occupa aussitôt des affaires de l'ouest et prépara une expédition surMascara et Tlemcen. Mascara était la patrie de l'émir et son centred'action. Quant aux habitants de Tlemcen, Turcs, /Couloùghlis et Juifs,
Guizot.
40 LA FRANCEET SES COLONIES
ils étaient nos alliés ; depuis longtemps les bandes arabes les tenaient
bloqués et il devenait urgent d'arriver à leur secours.
Le 3 décembre 1835, nous livrâmes un combat victorieux dans la
plaine du Sig et de l'Habra ; le 6, nous arrivions à Mascara, qui ne fut
pas défendu. On mitlefeu à la ville, on détruisit l'arsenal d'Abd-el-Kader,
puis les troupes regagnèrent le littoral, arrivant le 12 à Mostaganem,
après avoir beaucoup souffert, dans cette marche.
Aussitôt il fallut former une colonne pour aller débloquer Tlemcen,
place des plus importantes, aussi bien comme point stratégique que
comme entrepôt commercial d'avenir. 7 000 hommes, partis d'Oran le
8 janvier 1836, arrivèrent à Tlemcen le 13. Abd-el-Kader leva le blocus
sans essayer de résister et fut poursuivi avec vigueur. Peu de jours après
Clauzel expédia un détachement pour reconnaître la-route la plus directe
de Tlemcen à la mer par la vallée de la Tafna. Trop peu nombreuse pour
forcer les défilés, cette troupe rentra à Tlemcen. Dès son arrivée, le géné-
ral désigna une garnison pour la place, et le gros de la colonne se remit
en route pour Oran, qu'elle atteignit le 12 février. Poursuivant son excel-
lente idée de nous rendre maîtres de la route directe de Tlemcen à la mer,
Clauzel fil occuper Rachgoun, petit port qui lient l'embouchure de la
Tafna.
Peu encouragé par son Gouvernement dans ses projets d'expansion,
Clauzel rentra en France au mois d'avril de la même année, pour aller
soutenir devant les Chambres la cause de l'Algérie.
ECHECDE SIDI-YACOUB; ARRIVÉEDEBUGEAUD(1836).— A ce moment
même le général d'Arlanges, parti d'Oran pour le camp delà Tafna, se
laissait surprendre et bloquer vers l'embouchure de celte rivière, près de
Sidi-Yacoub, et ne regagnait son camp qu'au prix des plus durs sacrifices.
Ce nouveau succès, ajouté à celui de la Macta, grandissait encore le
prestige d'Abd-él-Kader et diminuait d'autant le nôtre. Celte fois on vou-
lut de suite réparer l'échec : des troupes de renfort furent immédiatement
embarquées à Port-Vendres et accompagnées du général Bugeaud, offi-
cier plein d'intelligence et d'énergie qui vint prendre le commandement
d'Oran.
Bugeaud avait été jusqu'alors contraire à l'occupation permanentede l'Algérie, mais surtout il pensait qu'on avait suivi un mauvais sys-tème de guerre en conservant, pour ce pays de montagne et contre les
Arabes, les moyens et les procédés employés dans les campagnes euro-
péennes. Bugeaud avait fait, vers 1812, la guerre d'Espagne contre les
L'ALGÉRIE 41
o-uerillas, et les enseignements qu'il en avait tirés s'appliquaient à mer-
veille à la petite guerre africaine. « Je suis d'avis, écrivail-il au ministre,
de supprimer les fortes colonnes el de nous débarrasser de cette artillerie,
de ces basages encombrants qui entravent nos marches el nous empêchent
de surprendre l'ennemi. Nos soldais également doivent être allégés à tout
prix. Des mulets et des chevaux porteront les vivres el les munitions. Il
faut, ajoutait-il, des brigades de mulets militairement organisées: 80 ani-
maux, pour 1 000 hommes ; ils porteraient 10 000 rations ; les hommes
auraient quatre jours de vivres, el les quatorze jours de vivres ainsi
obtenus nous donneraient la plus grande liberté de mouvements. » Con-
séquent- avec ses principes, Bugeaud, au grand effroi de beaucoup, ne
voulut conserver que les batteries
de montagne, dont le matériel se
porte à dos de mulet ou de cha-
meau. Il réclamait aussi avec in-
sistance l'élimination sans réserve
des officiers un peu mous ou fati-
gués.
L'application démontra bien-
tôt la supériorité des vues de Bu-
geaud sur la guerre d'Afrique ;
tous les chefs ne tardèrent pas à
suivre son exemple el c'est grâce
à son initiative que nos progrès
en Algérie furent dès lors bien
plus rapides, bien plus décisifs,
tout en coûtant beaucoup moins
d'hommes, par les fatigues, les
privations el les maladies.
Bugeaud dut penser tout d'abord à ravitailler Tlemcen, toujoursentouré de bandes ennemies ; ce furent même les souffrances endurées parses troupes pendant la marche sur Tlemcen et la faiblesse montrée par
quelques-uns qui lui suggérèrent pour une part les réflexions consignéesdans sa lettre au ministre. Le retour de la colonne eut lieu par la vallée
: de la Tafna, que les Iroupes de Clauzel avaient reconnue quelques mois
| plus tôt. Dans cette marche en retraite, Bugeaud fit preuve des plus émi-
Inenles qualités comme commandant en chef et comme tacticien.
j ^TRAITÉ DE LA TAFNA (30 mai 1837).
— On se demande comment le
jgénéral Bugeaud, alors que nos armes avaient, grâce à lui, reconquis tout
ï 6
Maréchal Bugeaud.
42 LA FRANCEET SES COLONIES
leur ascendant, fut amené à signer avec Abd-el-Kader le traité dit de la
Tafna, consécration, aggravation même du traité Desmichels : en effet,
par l'article premier, Abd-el-Kader reconnaissait bien la souveraineté de
la France en Afrique, mais l'article 2, annulant en somme le précé-
dent, énumérait comme conquêtes françaises seulement Alger et la
Métidja, Oran, Mostaganem, Mazagran et leur banlieue. Tlemcen et son
port Rachgoun étaient cédés à Abd-el-Kader, et nous admettions l'exten-
sion de son autorité sur toutes les terres vers l'est jusqu'au Gheliff, vers
Miliana et Boghar, malgré la brillante expédition du général Perregaux
qui, en 1836, avait chassé de la vallée de ce fleuve les bandes pillardes
de l'émir.
PLAN DE CLAUZEL.—PREMIÈRE EXPÉDITIONDE CONSTANTINE.•—Il
nous faut revenir de quelques mois en arrière pour raconter les événe-
ments survenus dans l'esl en 1836 et en 1837.
Le général Clauzel s'était efforcé en vain de faire adopter ses idées
à Paris : il voulait occuper les villes principales et les points stratégiques
par des postes militaires. En chaque province ou région, d'une place cen-
trale choisie avec soin auraient rayonné des colonnes mobiles chargées
de maintenir la sécurité el de réprimer rapidement les insurrections.
Pour réaliser ce programme il demandait 30 000 hommes, avec l'autori-
sation d'organiser des corps réguliers el irréguliers d'indigènes.
Clauzel considérait avec raison Constantine comme une des premièresvilles à conquérir. Sa demande d'effectifs plus nombreux ne lui fut pas
accordée, mais on le laissa libre d'entreprendre sous sa responsabilité
l'expédition de Constantine, qu'il eût voulu se faire ordonner.
Le point de concentration indiqué était Bône. De 1832 à 1836 le
général d'Uzer, par sa justice envers les indigènes autant que par sa
ferme altitude, avait étendu notre autorité dans un rayon de quinze lieues
autour de la place. Mais le commandant Yusuf, nommé bey de Cons-
tantine par Clauzel, gâta quelque peu les affaires dès son arrivée, nous
aliénant par ses procédés irréguliers et violents un certain nombre de
tribus qui allaient bientôt embarrasser les Français dans leur marche.
L'affaire débuta mal ; les troupes concentrées à Bône eurent à souf-
frir du mauvais temps et des maladies en attendant le départ. Enfin, le
8 novembre, les 2700 hommes d'avant-garde partaient pour Guelma, qu'ils
atteignaient le 10. Le gros, comprenant 7 400 Français et 1 300 indi-
gènes, parti le 13,les y rejoignait le 16. L'artillerie comptait seize pièces
de canon, mais pas une seule de siège.
Les hommes étaient extrêmement chargés; comme, vers le-milieu
L'ALGÉRIE 43
de la route, la nature du pays changeait complètement et qu'on ne trou-
vait plus un arbre, les soldats avaient dû prendre chacun un fagot et un
long bâton. Le 19, commença le froid et le mauvais temps; la nuit du
20 au 21 fut terrible à passer, sous la pluie glacée et dans la boue, sans
un abri.
Au matin du 21, on aperçut Constantine, aux maisons pressées sur
un rocher à pic entouré de trois côtés par d'effrayants précipices où
grondaient les eaux tumultueuses du Roummel.
Les journées suivantes furent des plus pénibles. La pluie ne cessait
pas. Dans la nuit du 21 au 22, un régiment surpris se laissa enlever le
convoi, ce qui rendit la position des plus critiques. Il fallait brusquer les
choses : une double attaque de vive force fut décidée pour le 23 à minuit,
mais nos moyens d'attaque étaient des plus réduits ; nous n'avions que
deux obusiers et des pièces de montagne, et, malgré tout le courage des
officiers et des soldats du génie, qui firent des pertes cruelles, l'attaque
échoua. Déjà les rations étaient très réduites, on ne pouvait attendre un
jour : à trois heures du matin, clansla nuit même, l'ordre de retraite était
donné : elle commença au jour, soutenue à grand'peine par un bataillon du
2° léger qui se couvrit de gloire en ce jour où commença la réputation
de Ghangarnier, son commandant. L'exemple du 2° léger releva le moral
des troupes, un moment très atteint; mais la retraite fut attristée parlafaiblesse et l'insubordination du général de Rigny, commandant l'arrière-
garde. Au contraire le général Clauzel donna constamment l'exemple du
calme et de la fermeté. Le 28 novembre, la colonne en retraite atteignaitGuelma ; elle rentrait à Bône le lor décembre 1836, ayant perdu700 hommes ; mais bientôt les souffrances physiques et morales de la
retraite firent sentir tous leurs effets : en peu de jours il y eut jusqu'à3 000 malades. Nous laissions à l'ennemi nos deux obusiers et le matériel
du génie.
Cet échec eut en France un douloureux retentissement, et tous
furent d'accord que l'honneur et le prestige de nos armes voulaient une
éclatante revanche.
DEUXIÈME EXPÉDITIONDE GONSTANTINE.— Le camp de Mjez-Ahmar,auprès de Guelma, fut choisi comme point de concentration de l'armée
qui allait opérer contre Constantine, cette fois avec des moyens suffi-sants. Tandis que les troupes se rassemblaient, un détachement se ren-dait au col de Ras-el-Arkba,- passage des plus difficiles, afin d'y préparerla route pour le gros matériel.
L'armée, commandée par le général Damrémont, se mit en route le
44 LA FRANCEET SES COLONIES
icr octobre 1837. Elle était divisée en quatre brigades comprenant en-
semble environ quatorze bataillons d'infanterie, soit 7000 hommes i; puis
1 500 cavaliers ; 1 200 artilleurs (général Valée) ; 1 000 soldats du génie
(général Fleury); 2 500 bêles de Irail et de bât avaient été nécessaires
pour le transport des vivres, des munitions et du matériel.
Dès le 5, le mauvais temps avait commencé. Le 6, à midi, toute
l'armée arrivait sur le plateau de Mansourah, en face de Constantine, elle
élait accueillie par les cris furieux d'une population fanatisée el résolue
aune défense désespérée.
La place avait été beaucoup fortifiée depuis 1836 ; tandis que l'élat-
major la reconnaissait pour faire choix des points d'attaque et qu'on j
commençait à mettre les batteries en position aux deux endroits jugés les j
plus favorables, nos troupes avaient à repousser les fréquentes et coura-
geuses sorties delà garnison.
Après qu'on eut surmonté des difficultés inouïes, dues au mauvais
temps et aux escarpements d'un terrain détrempé, boueux et glissant,
f1Denos jours, le bataillonde guerre est de 1000hommes.Vers1835il en comptaitun
peu moins,et en Algériene se trouvait pas souventavecdeseffectifscomplets. ;
Prise de Constantine.
L'ALGÉRIE 45
toutes les pièces se trouvèrent mises en batterie dans la nuit du 8 au 9, et
le bombardement commença le 9 à sept heures du matin. Pendant six
heures la défense rendit coup pour coup ; mais, à une heure après midi,
les batteries de la place étaient démantelées, les pièces renversées et son
feu cessail complètement. Cependant nous n'étions pas encore dans Cons-
tantine; il fallait pratiquer la brèche et déjà les vivres tiraient à leur fin.
Si l'assaut échouait nous pouvions essuyer un désastre: un moment, la
question de la retraite fut soulevée. Enfin, dans la nuit du 11 au 12, une
batterie put être armée à 120 mètres du corps de place et son tir produisit
des effets foudroyants. C'est au malin du 12 que fut tué Damrémont. Le
général Valée prit le commandement et organisa sur-le-champ deux
colonnes d'assaut : la première était formée de sapeurs et,de zouaves :
Lamoricière en était le chef ; il répondit au général qu'il entrerail dans
Constantine.
A sept heures du malin on sonnail à l'assaut et, après une effroyablelutte sur la brèche, dans les rues el dans les maisons, nous étions, à dix
heures, maîtres de la ville (13 octobre 1837).La colonne, quittant la place le 29, atteignait Mjez-Ahmar le 1er no-
vembre sans avoir tiré un coup de fusil. Une garnison de 2,500 hommes
laissée dans Constantine trouva autant de facilité clans son établissement
définitif que nous avions rencontré d'opiniâtreté dans la résistance.
CHAPITRE III
CONTINUATION ET FIN DE LA CONQUÊTE
Continuationet fin de la conquête.—Établissementdéfinitifdela dominationfrançaise.
I. — Fin du règne de Louis-Philippe ; de 1837 (la Tafna et Constantine),à la reddition d'Abd-el-Kader (1847).
LA SITUATIONEN 1838-1839. — La prise de Constantine était un
grand progrès des Français clans la région de l'est; mais ce que nous
gagnions d'un côté nous venions de le perdre de l'autre par le traité de la
Tafna, dont nous avons vu plus haut les conséquences.Il y eut en Algérie un calme relatif pendant les années 1838 et 1839.
Abd-el-Kader profitait de la paix pour perfectionner son organisation,faire reconnaître partout son autorité, exercer ses troupes régulières, créer
des arsenaux, fortifier des places, en un mot préparer une guerre qu'ilsentait inévitable. La prise de Constantine même ne lui avait pas nui :
Ahmed était son rival el, ce chef disparu de la scène, aucun autre ne
pouvait luller d'influence avec l'émir, que tous les indigènes reconnais-
saient pour le défenseur incontesté de la religion et de l'indépendance.
Quelques chiffres donneront une idée de sa puissance: il commandait à
près de 800 tribus ; elles s'engageaient à le secourir dans la guerre sainte
de leurs contributions régulièrement levées, et pouvaient fournir en-
semble 50 000 cavaliers avec près de 20 000 hommes d'infanterie dite
régulière, dressée à l'européenne.En 1839, Abd-el-Kader était fortement établi dans le pays appelé
TOuarsenis, groupe montagneux à l'ouest et au sud du Gheliff. Miliana et
Thaza au nord, Mascara, patrie de l'émir, et Saïda à l'ouest, Médéa et
Boghar à l'est, Tagdemp, près Tiaret, au sud, faisaient de TOuarsenis
comme une vaste forteresse. Tlemcen et Biskra, autres points straté-
giques importants, étaient également au pouvoir d'Abd-el-Kader. Il se
sentait donc bien préparé et n'attendait qu'un prétexte pour rompre la
paix.
L'ALGÉRIE 47
PASSAGE DES BIBANS. —LES PORTES-DE-FER. —Dès le mois de
décembre 1837, le maréchal Valée, devenu gouverneur, avait senti la
nécessité d'établir des rapports directs par terre, entre les provinces
d'Alger et de Gonstantine. La route la plus favorable était celle qui
tourne par le sud les massifs du Djurjura et de la petite Kabylie, où nous
n'avions pas encore pénétré, et qui passe le long de la chaîne dite des
Bibans, en traversant par d'étroits défilés les contreforts de ces montagnes.
Une colonne partie de Gonstantine effectua ce passage et franchit, pour la
première fois, la succession de gorges resserrées qu'on nomme les Portes-
de-Fer. Quelques partisans peu nombreux et résolus auraient pu nous
arrêter devant cette difficile position, mais nous n'y trouvâmes point
d'ennemis. Cependant des émissaires d'Abd-el-Kader avaient été saisis
pendant la marche de la colonne et tout faisait prévoir une insurrection.
En effet les Français eurent à repousser, au passage de Tisser, une attaque
conduite par un des lieutenants de l'émir (1838).
RUPTURE AVEC ABD-EL-KADER. — Abd-el-Kader affecta de regarder
le passage des Bibans comme une violation du traité de la Tafna. Peu
après, le centre et l'ouest étaient en pleine insurrection et commen-
çaient une lutte qui ne devait finir, après plusieurs années de marches et
de combats (1839-1847), que parla reddition de l'émir et-l'établissement
à peu près incontesté de la domination française sur le Tell. Seule la
grande Kabylie, aux portes d'Alger, ne fut pas soumise, et c'est seule-
ment en 1857 qu'elle fut rangée à son tour sous notre autorité.
DÉFENSE DE MAZAGRAN. — Le début de la campagne, clans la pro-
vince d'Oran, fut marqué par un fait d'armes des plus glorieux : un déta-
chement français occupait à Mazagran, tout près de Mostaganem et de la
mer, un fortin défendu par une faible muraille de pierres sèches et un
fossé. La garnison comptait 123 hommes (dixième compagnie du bataillon
d'Afrique) commandés par le capitaine Lelièvre.
Le 3 février 1840, la garnison fut surprise parles Bédouins, appuyés
par un bataillon des réguliers d'Abd-el-Kader ; l'attaque fut si brusque
que le lieutenant de la compagnie n'eut pas le temps de rentrer par la
porte du fort; on le hissa par-dessus la muraille. Les Français repous-sèrent facilement les premières attaques; mais, pendant là nuit, les assié-
geants avaient demandé partout des renforts et de 1 200 qu'ils étaient
d'abord avaient fini par compter 10 à 12 000 hommes. Sous le commande-ment des beys de Tlemcen et de Mascara, les assauts se multipliaient,chaque fois avec une fureur plus grande, mais étaient chaque fois répons-
48 LA FRANCE ET SES COLONIES
ses, grâce à l'indomptable courage, au calme, au tir meurtrier de la gar-nison qui appuyait son feu de mousqueterie par celui de deux pièces de
canon parfaitement servies, dont les coups à mitraille faisaient d'affreux
ravages parmi les rangs pressés des Arabes. Pendant quatre jours cette
lutte épique continua. La garnison, épuisée de fatigue, allait manquer de
munitions et déjà l'on avait pris l'héroïque résolution de sauter avec le
fort plutôt que de se rendre. Mais, dans la nuit du 6 au 7, les masses
ennemies disparurent, démoralisées par leurs insuccès répétés et leurs
pertes énormes. Cette belle défense produisit le meilleur effet sur le moral
de l'armée et commença à diminuer chez les troupes cl'Abd-el-Kader la
confiance dans le succès.
AFFAIRES DU CENTRE.— CONQUÊTEDU TELL. •— POINTES SUR LES
HAUTS-PLATEAUX.— A la même époque, le gouverneur, maréchal Valée,venait de parcourir, avec une colonne, le pays de Philippeville à Gons-
tantine, et de Constantine à Sétif et Alger. A la suite de cette expédition,il prit l'offensive contre Abd-el-Kader dont les bandes étaient descendues
jusque dans la Métidja et força le col de la Mouzaïa dans un combat
meurtrier, qui fut suivi de l'occupation de Médéa et de Miliana. Alger se
trouvait ainsi dégagé.
Défensede Mazagran.
L'ALGÉRIE 49
BUGEAUD GOUVERNEURGÉNÉRAL. — Le 29 décembre 1840, Bugeaud
remplaçait le maréchal Valée ; on ne pouvait faire un meilleur choix.
« Dès son arrivée il s'occupa d'appliquer à toute l'Algérie le système de
guérillas1dont il avait fait un heureux essai dans sa première campagne
de 1836. Distribution des troupes sur toute la surface du territoire, com-
position des colonnes, réformes dans l'équipement, Bugeaud surveilla
tout, organisa tout. Aucun détail ne lui paraissait indigne de son atten-
tion. Sa sympathie pour les soldats était devenue proverbiale, et il inspi-
rait à ses troupes une confiance absolue. »
Nous avons parlé tout à l'heure de l'Ouarsenis, ce pays montagneux
dont Abd-el-Kader avait fait comme sa forteresse. C'est par là que
Bugeaud entama son offensive. Toutes les places qui défendaient les
abords de ce pays et qui servaient à Abd-el-Kader de base d'opérations,
d'arsenaux et de retraites, furent successivement enlevées : à la fin
de 1841, Thaza, Boghar, Tagdempt étaient ruinées et nous avions une
garnison dans Mascara.
La campagne suivante nous portait davantage encore dans l'ouest ;
nous recouvrions Tlemcen, point des plus importants (1842). Bugeaud
ne laissait pas à l'émir un instant de repos. Les coups frappés par nos
troupes avec une rapidité foudroyante, la défaite continue, la poursuite à
outrance, la destruction des établissements et des récoltes, tout contribua
à jeter le découragement dans les tribus qui suivaient Abd-el-Kader.
Beaucoup déjà avaient fait leur soumission, lorsqu'un coup cle main des
plus hardis vint les démoraliser encore davantage et terminer la première
partie de la guerre ; malgré ses échecs répétés, malgré des défections
nombreuses, Abd-el-Kader n'avait pas perdu courage ; n'ayant plus uneseule place où se retirer, il errait de province en province avec ses plusfidèles compagnons, sa famille, ses serviteurs. Emportant leurs richesses,emmenant avec eux leurs troupeaux et leurs biens, tous couchaient sousla tente ; on appelait la Smala d'Abd-el-Kader cette immense caravanedevenant chaque soir une véritable ville de tentes qui s'étendait sur unfront d'une demi-lieue.
PRISE DE LA SMALA(16 mai 1843). —La Smala était arrivée depuisquarante-huit heures à l'oasis de Tâguin
~et, parvenue dans l'extrême
sud, commençait à se croire à l'abri de la poursuite acharnée des Fran-
çais, lorsque le 16 mai, à la pointe du jour, une avant-garde de 600 cava-
1Voir plus haut, page 41.2 L'oasis de Taguin se trouve dans la région des Hauts-Plateaux, à 200 kilom. sud de
Cherchell, sous la longitude 0° et la latitude 35°."'
7
50 LA FRA.NCEET SES COLONIES
liers commandés par le duc d'Aumale, se rua audacieusement sur le campd'Abd-el-Kader ; la surprise, la terreur ne permirent pas d'essayer la
moindre résistance contre cette poignée d'hommes intrépides; en un ins-
tant, un effroyable désordre avait bouleversé la Smala et rendu vains tous
les efforts d'Abd-el-Kader pour organiserTa lutte. Deux'heures après, ce
qu'il y avait de valide fuyait de tous côtés ; le duc d'Aumale et sa troupeétaient maîtres du camp. Les 1 600 hommes d'infanterie qui devaient les
soutenir arrivaient à marche forcée, s'attendant à ne recueillir que les
débris de leur avant-garde. Nous faisions 3 600 prisonniers; les lentes,
les drapeaux, les femmes, les richesses de toutes sortes en armes, muni-
tions, troupeaux, etc., tombaient en notre pouvoir; Aussitôt la poursuite
commençait, menée à fond, et, deux jours après, les restes de la Smala-
étaient atteints et dispersés sur les bords du Cheliff; nous prenions
encore 2 500 compagnons d'Abd-el-Kader.
Ce.hardi coup de main eut en France un grand retentissement et
donna pour un moment au duc d'Aumale la popularité qu'avaient su con-
quérir le prince de Joinville dans la marine et surtout le regretté duc
d'Orléans. En Algérie, la prise de là Smâla brisait définitivement l'infati-
Prise de la Smala d'Abd-el-Kader.
L'ALGÉRIE 31
o-able résistance de l'émir : sans armée, sans une place où se refaire, il
o-aenail l'ouest, passait la frontière et se réfugiait à la cour du Maroc.
TRANQUILLITÉ RELATIVEDE LA PROVINCE DE GONSTANTINE.— Pen-
dant les campagnes dans l'ouest et dans le sud, si fertiles en incidents'de-
toute nature, marches forcées, poursuites, razzias, combats cent fois per-
dus et cent fois recommencés par un irréconciliable ennemi, notre prise
de possession s'opérait sans lulle sérieuse dans la province de Gonstan-
tine dont les tribus pourtant n'étaient pas moins indépendantes que celles
de l'ouest. Ahmed tenait toujours la campagne; secondé par les mara-
bouts el leurs prédications, il essayait de réveiller lé fanatisme et d'allu-
mer des insurrections. Mais on n'avait pas de ce côté commis, comme
dans l'ouest, la faute énorme d'aider soi-même à l'organisation de l'ennemi,
par imprévoyance ou par faiblesse : aussi Ahmed, qui d'ailleurs n'avait
ni la valeur ni l'influence d'Abd-el-Kader, n'avait pu préparer comme
lui une levée générale : sans force, sans union, sans ensemble, les tri-
bus faisaient successivement leur soumission, el, sauf les petits conflits
inévitables, notre domination s'étendait paisiblement dans la province de
Gonstantine.
GUERRE AVECLE MAROC. — La fin de 1843 et les premiers mois de
1844 se passèrent bien en Algérie, mais la paix ne devait point durer.
Les hauts faits et l'ascendant personnel d'Abcl-el-Kader avaient produit
depuis longtemps la plus grande impression sur l'empereur du Maroc et
les principaux de sa cour. Ils considéraient l'émir comme le chef des
Croyants et le premier, défenseur de la religion ; aussi l'accueillit-on en
allié bien plutôt qu'en fugitif. Abd-el-Kader sut faire partager ses espé-rances à l'empereur Muley-Abd-er-Rhaman. Bientôt il put compter sur
les forces marocaines et, pour mieux provoquer un conflit avec la France,il recommença ses incursions el ses pillages chez les tribus limitrophes
qui nous étaient soumises. Pour arrêter ces désordres, Lamoricière vint
occuper Lalla-Margnia, à l'extrême frontière. Aussitôt le Maroc reven-
diqua ce territoire comme sien. Afin de régler le différend, Bugeauddemanda une entrevue, où les irréguliers marocains accueillirent à coupsde fusil notre parlementaire, le général Bedeau, et son escorte. Un
pareil guet-à-pens ne pouvait rester impuni, mais encouragé par les
intrigues anglaises, Abd-er-Rhaman refusa une réparation et la guerrefut déclarée.
BOMBARDEMENTDES PORTS MAROCAINS.— Le 6 août 1844, l'escadre
française, commandée par le prince de Joinville, bombarda. Tanger en
52 LA FRANCE ET SES COLONIES
présence de la flotte anglaise. De là, descendant au sud, elle fit subir
le même traitement à Mogador, où nos marins mirent garnison.
BATAILLEDE L'ISLY. — Au même moment se livrait sur la frontière
marocaine une bataille qui décidait le sort de la guerre. A la première
nouvelle de la rupture, Bugeaud, toujours préparé, avait concentré des
troupes sur la frontière et occupé la ville marocaine d'Oudjda. De leur
côté les Marocains, sous le commandement du fils de l'empereur, avaient
pris non loin delà une forte position sur des hauteurs bordant l'oued Isly,
petit affluent de la Tafna. L'armée ennemie comptait environ 25 000 cava-
liers, avec une faible infanterie. Bugeaud disposait de 11 000 hommes
seulement, la plupart fantassins.
« Toute la cavalerie, dit un témoin oculaire, le général Bedeau,
s'était portée en avant pour nous attaquer au passage de la rivière. Sur
les hauteurs on distinguait le groupe brillant des chefs, l'escorte du fils
de l'empereur, ses drapeaux et son parasol, signe de commandement. »
Les bataillons français, traversant à gué, s'établirent sur l'autre bord
sans être arrêtés par une résistance sérieuse ; quatre pièces mises en
batterie portèrent bientôt le trouble dans la troupe brillante qui entourait
l'état-major. « A ce moment, continue le général Bedeau, des masses
énormes de cavalerie sortirent à droite et à gauche de derrière les col-
lines et nous assaillirent à la fois sur les flancs el en queue. L'infanterie
française, formant un grand losange composé lui-même, sur les faces,
de petits carrés, marchant par un de ses angles armé d'artillerie, et ren-
fermant dans son sein notre cavalerie forte seulement de dix-neuf esca-
drons 1, partagea bientôt en deux, comme un coin, cette masse d'hommes
à cheval qui ne réussit point à l'entamer. »
L'attaque principale ainsi brisée, divisée en deux tronçons, notre
cavalerie sort de son réduit et charge avec la plus grande vigueur. L'in-
fanterie continue sa marche en avant et enlève le plateau où se tenaient
la réserve et l'élat-major. Alors le colonel Iusuf s'élance sur le camp
marocain, s'empare de l'artillerie et enfonce l'infanterie. Mais, d'un autre
côté, le colonel Morris voit les six escadrons qu'il commande chargés à
leur tour par des forces très supérieures et enveloppés. Après avoir
accompli clés prodiges de valeur, infligé à l'ennemi des pertes cruelles,
nos cavaliers sont dégagés par l'infanterie. Ce dernier épisode détermine
la retraite de ce qui tenait encore.
L'ennemi, rallié un moment, est assailli de nouveau ; la retraite se
change en déroute. Il était midi ; la victoire n'était pas demeurée un ins-
*Environ 1 800hommesen tout.
L'ALGÉRIE 53
tant douteuse. Elle était aussi complète que possible : onze pièces de
canon, dix-huit drapeaux et le parasol de commandement, le camp maro-
cain tout entier, restaient en notre pouvoir. L'ennemi perdait 800 morts et
2 000 blessés. Nos perles, insignifiantes vu le nombre des troupe enga-
gées, montaient seulement à 4 officiers tués, 10 blessés ; 28 sous-officiers
et soldais tués et 86 blessés (14 août 1844).
Cette victoire brillante avait été facilitée non seulement par le peu de
solidité des Marocains, mais aussi par les heureuses dispositions du
général Bugeaud qui s'était souvenu au bon moment des services rendus
contre la cavalerie par les carrés des Pyramides. « D'ailleurs, dit-il lui-
même modestement, les formations employées à lTsly n'eussent pas été
de mise en face de troupes européennes. »
La bataille de lTsly mit fin à la résistance du Maroc qui traita
aussitôt. Entre autres obligations, il s'engageait à expulser Abd-el-Kaderde son territoire, au besoin par la force. Bugeaud recevait bientôt la
récompense de ses éminents services : il était fait maréchal et duc
d'Isly.
Notre cavalerie sort de son réduit et charge avec la plus grande vigueur.
54 LA FRANCEET SES COLONIES
INSURRECTIONDE 1845. — L'année suivante nous eûmes à réprimer
une insurrection dans les provinces d'Alger et d'Oran. Le signal était parlidu massif du Dahra, où un thaumaturge 1, Bou-Maza, prêchait la guerre
sainte. Celte fois encore les indigènes cédaient avant tout à la haine reli-
gieuse.
REDDITIOND'ABD-EL-KADER. —Repoussé par le Maroc, qui ne
voulait point risquer une nouvelle guerre, l'émir avait passé en fugitif
dans la province d'Oran, et, recrutant à grand'peine quelques hommes
décidés el fanatiques, il risquait de temps à autre un hardi coup de main
contre nous ou les tribus de nos alliés. Mais toujours repoussé, toujours
battu, à chaque instant sur le point d'être pris par nos troupes qui gar-
daient tous les passages, il se rendit au colonel de Montauban le
21 décembre 1847. Le duc d'Aumale, nouveau gouverneur de l'Algérie,
vint chercher à Nemours cetle précieuse capture. Interne quelquesannées en France, à Amboise, Abd-el-Kader fut mis en liberté par
Napoléon III et alla s'établir en Syrie où il vécut encore de longues
années.
De même, en 1848, Ahmed, l'ancien bey de Constantine, se rendait au
colonel Canrobert. On lui donnait Alger pour résidence.
PACIFICATIONEN 1848. — PROGRÈSDE L'ÉTABLISSEMENTDESFRAN-
ÇAIS. — Dès ce moment la pacification était générale. Il nous restail
peu de chose à faire pour assurer d'une façon incontestée notre domina-
tion sur tout le territoire algérien. Bugeaud, rallié définitivement à la
colonisation, avait fait plus que personne pour assurer la tranquillité en
Algérie.
En 1848, nous avions déjà successivement occupé dans le Tell tous
les points que leur position stratégique et leur importance agricole dési-
gnaient pour la fondation de villes nouvelles : Sidi-bel-Abbôs, Tiaret,
Nemours, Orléansville, Aumale, Boghar, Djidjelli, Sétif, Batna, Biskra,
Tebessa, Souk-Arras, La Galle avaient reçu des garnisons autour des-
quelles se forma le noyau des villes françaises.
II. — De 184:8 à nos jours.
En 1848, l'attention du nouveau Gouvernement se porta de préfé-
rence sur les affaires civiles de l'Algérie. Nous suivrons dans un autre
chapitre les essais qui correspondent à cette période.
1Thaumaturge, faiseurde miracles.
L'ALGÉRIE 55
EXPÉDITIONSDANS LE SUD. — Mais déjà l'on avait compris qu'il
élait nécessaire, pour bien assurer la tranquillité du Tell, de tenir un
certain nombre de postes avancés dans le Sud : les Romains, durant leur
i longue occupation, avaient dû faire de même. Aussi, dès 1849, le colonel
^Ganrobert s'établissait fortement à l'oasis de Zaatcha, après un combat
; meurtrier. Un peu plus lard, à la fin de 1852, Géryville, Bouçaada,
• La°houal étaient occupés par le colonel Pélissier. En 1854, des colonnes
très mobiles parties de Biskra, Bouçaada, Laghouat et Géryville pous-
saient leur marche concentrique jusqu'à Touggourt, à 350 kilomètres de
la mer, clans le Sahara même.
CONQUÊTEDE LA GRANDEKABYLIE. — Le difficile pays de mon-
tagnes qu'on connaît sous le nom de grande Kabylie est formé par le
massif du Djurjura ; il s'étend de la mer à la vallée de l'oued Sahel et de
la Métidja à Bougie. Ni les Romains ni les autres conquérants, arabes ou
turcs, n'y avaient pu pénétrer. Depuis trente ans bientôt que nous étions
débarqués nous n'avions pas davantage mis le pied clans ces montagnes
qui s'élèvent presque aux portes d'Alger.
On comprend qu'ainsi la Kabylie fût devenue le refuge de tous les
agitateurs, chassés des autres contrées. En 1856 une fermentation géné-
rale y régnait; au mois de janvier, Tizi-Ouzou, notre avant-poste dans
celte direction, avait été bloqué par les Kabyles. Le 22, il était secouru
par une colonne dont la présence suffit à rélablir une tranquillité momen-
tanée clans la vallée de l'oued Sebaou 1. L'été fut assez calme ; mais, pen-dant les mois suivants, le chef Hadj-el-Amar, secondé par les marabouts
qui fanatisaient les populations, provoquait dans toute la région une nou-
velle prise d'armes.
CAMPAGNEDE 1856. — Gomme, l'incendie menaçait de s'étendre
hors de la Kabylie, le gouverneur résolut d'aller l'éteindre clans son foyermême. Un corps expéditionnaire, comprenant les deux divisions Renault
et Iusuf, gravit les flancs septentrionaux du Djurjura. Vigoureusement
conduite, l'expédition rentrait le 9 octobre à Tizi-Ouzou après avoir
abattu toutes les résistances. « Malgré ce succès, autour de l'axe cen-
tral du Djurjura se concentrait, dans une région longue de. 80 kilomètressur 25 de large, un vivace foyer d'indépendance et de fanatisme quipouvait toujours soulever ou étendre une insurrection. » Il était donc
; nécessaire de soumettre entièrement le pays.
1 Une des grandes vallées de la Kabylie; l'oued Sebaou tombe dans la mer près de; Dellys.
56 LA FRANCEET SES COLONIES
CAMPAGNEDE 1857. — Le nouveau corps expéditionnaire se con-
centra à Tizi-Ouzou, sa base d'opération. Il comptait 30 000 hommes
partagés entre les trois divisions Renault, Mac-Mahon et Iusuf. Le maré-
chal Randon, gouverneur d'Algérie, commandait en chef.
Quittant Tizi-Ouzou, le 19 mai, les troupes françaises gravissent les
escarpements vers Souk-el-Arba, le centre principal des Beni-Raten,
fraction la plus importante de la confédération des Zouaoua. Après de
violents combats, une partie de là tribu fait sa soumission le 26, et les
Français occupent Souk-el-Arba le 30. Des diversions opérées sur
d'autres côtés des montagnes kabyles avaient contribué à rendre moins
longue la résistance.
Pour consolider notre situation clans le pays on commença aussitôt
la construction du fort Napoléon et les premiers travaux d'une route ca-
rossable joignant Tizi-Ouzou au fort. Une ligne télégraphique poussée
jusqu'à Alger compléta les moyens d'information et de communication
rapides.
AUTRES ÉVÉNEMENTSDEPUIS 1857. —Après la soumission de la
grande Kabylie, l'Algérie était entièrement conquise. Pour y assurer une
sécurité complète, il restait à imposer l'ascendant de nos armes aux tribus
pillardes du Sahara, à compléter chez elles le réseau des postes avancés
commencé dès le temps de Bugeaud. Ce fut l'oeuvre de la fin de l'Empire
et de la troisième République.
L'année 1864 fut marquée par le soulèvement des Ouled-Sidi-Cheik,
qui surprirent et massacrèrent une colonne dans le Djebel-Amour. L'in-
surrection s'étendit jusque clans l'Ouarsenis. Elle ne fut bien apaisée que
cinq ans après.
En 1871, toute la Kabylie se soulevait ; il fallut pour la réduire une
campagne de cinq mois, qui fut suivie des plus sévères châtiments.
En 1881, une nouvelle insurrection agitait le sud-oranais, pays tou-
jours prêt à remuer et plus difficile à réduire à cause de son éloigne-
ment. Ce soulèvement fut réprimé'par une expédition du général Négrier
dans les Ksour. Pour en prévenir d'autres, on commença aussitôt le che-
min de fer stratégique de la Mecheria.
Durant l'année 1882, nous avons occupé le pays des M'zab, dans le
sud-algérien, puis, plus loin encore, les oasis d'Ouargla et d'El-Goléa.
La sécurité actuelle est à peu près complète : « L'extension rapide
du réseau des chemins de fer rend tout soulèvement de plus en plus dif-
ficile et assure au contraire à la répression des moyens d'action tout-
puissants. »
CHAPITRE IV
LA COLONISATION
Ses phases diverses et ses progrès de 1830 à nos jours. — Administration françaisedurant la môme période.
Le Gouvernement de Charles X, en faisant l'expédition d'Alger, ne
s'était proposé tout d'abord qu'un but : détruire la puissance barbaresque
et venger l'honneur du pavillon français. Il se réservait de prendre par
la suite d'autres résolutions, d'après la marche de l'entreprise ; il n'en eut
pas le temps. Le Gouvernement de Juillet qui le remplaçait presque aus-
sitôt se trouva fort embarrassé en face de la conquête, se demandant s'il
devait la conserver, fort indécis sur la question de savoir s'il fallait
étendre notre domination et songer à l'établissement d'une colonie nou-
velle. Ce manque de vues précises, cette absence de plan jointe à une
ignorance complète du pays nouveau, de ses moeurs, de ses usages eut
les conséquences les plus fâcheuses pendant des années. C'est par la force
des choses que la colonisation se développa peu à peu, malgré tous les
obstacles qu'elle eut à surmonter.
PREMIERS ESSAIS D'ADMINISTRATION; — Tout d'abord il fallut bien
installer à Alger les fonctionnaires les plus indispensables aux services
jrablics européens. Quant aux indigènes, ils furent mis sous l'autorité
d'un agha, sorte de magistrat turc. Plus tard les fonctions de l'agharevinrent au bureau arabe, dont nous parlerons.
ARRIVÉE DES PREMIERS COLONS; ÉCHEC DE CETTE TENTATIVE. —
M. Baude, préfet de police en 1830, songea à profiter de la conquêtenouvelle pour éloigner de Paris une nombreuse population flottante et
sans travail, que les événements derniers avaient jetée sur le pavé et dont
; on craignait les agitations. Il n'eut pas de peine à faire accepter des
f enrôlements pour l'Algérie et 4 500 hommes, transportés aux frais de
! - -8
58 LA FRANCEET SES COLONIES
l'État, passèrent en Afrique. Mais rien n'était prêt pour les recevoir ni
pour les établir. Un certain nombre purent être gratifiés de concessions
de terres autour d'Alger, et parmi eux quelques-uns seulement persévé-
rèrent dans leur vie nouvelle. Gomme on ne trouvait pas aux autres leur
emploi, la grande masse des Parisiens servit en somme à former un nou-
veau régiment, le 67e de ligne, qui se couvrit de gloire à la retraite de
Médéa.
SPÉCULATIONSSUR LES TERRAINS;ERREURSET ABUS.— Dès les pre-miers jours après la prise d'Alger, quantité d'aventuriers s'étaient abattus
sur la nouvelle possession. Ce même fait se produit dans toute colonie à
son début. Derrière eux arrivaient de vrais colons, espérant trouver une
vie meilleure dans cette nouvelle patrie et la mériter par leur travail. Les
premiers se mirent promptement en relation avec les propriétaires indi-
gènes, obtinrent de vastes superficies de terres à des prix dérisoires et
s'occupèrent aussitôt de les revendre avec d'énormes bénéfices aux vrais
colons qui voulaient faire de la culture. Les Arabes, abusant de notre
ignorance du pa}rs et des lois vendaient à tout prix ou bien des immeubles
qui n'étaient point à eux, ou d'autres qu'il eût été fort dangereux d'aller
occuper, ou même des terres qui n'existaient pas.
Ces abus ne tardèrent pas à donner lieu aux plus légitimes et aux
plus violentes réclamations. L'administration française, prise de court,
n'ayant pu, en aussi peu de temps, se mettre au courant des lois et des
coutumes indigènes, les soupçonnant à peine même, tant elles différaient
des nôtres, ne savait comment trancher les conflits et dut souvent recou-
rir à l'arbitraire, malgré toute sa bonne volonté de faire pour le mieux.
Son désir même de ménager à la fois les colons et les indigènes contribua
à lui faire commettre des erreurs, bien excusables alors, vu la difficulté
de la situation.
LE JARDIND'ESSAI(1832).— Une des plus heureuses mesures prises
au début fut la création tout près d'Alger d'un champ d'expériences qui
devait devenir de plus en plus utile à la colonisation. Ce fut le jardind'essai. Comme son nom l'indique, on y faisait des études de culture
sous le climat algérien ; on cherchait à adapter les méthodes agricoles
aux exigences d'une terre nouvelle ; on plantait des arbres ; on semait
des plantes de toute espèce. Les colons profitaient des expériences faites
au jardin d'essai et y trouvaient à bon compte des graines choisies et de
jeunes plants. En 1834, le jardin d'essai fut porté de 5 à 24 hectares. Il
en compte aujourd'hui 34 et joint à tous les autres avantages celui d'offrir
une promenade délicieuse aux habitants d'Alger.
L'ALGÉRIE 59
ACCROISSEMENTDE LA POPULATIONEUROPÉNNE. — En 1833 la popu-
lation européenne avait déjà monté d'une façon sensible, surtout à Alger.
Les traces de dévastation laissées par le bombardement et la prise de la
ville avaient à peu près disparu ; on bâtissait, on colonisait un peu dans
les environs immédiats. Parfois même on s'aventurait, civils et mili-
taires, aux récoltes de fourrage jusqu'au-delà de l'Harrach, mais c'était
presque une expédition.
TRAVAUX POUR LA COLONISATION.— A la même époque on avait'
entrepris le dessèchement des marais autour de Bône et dans la Métidja.
Ce travail, poursuivi avec persévérance durant les six années suivantes
el secondé par l'extension des cultures, a fini par rendre tout à fait
salubres ces pays éminemments malsains au début.
L'autorité militaire commençait les routes autour des points prin-
cipaux que nous occupions, construisait des casernes, des hôpitaux, des
magasins, des fortifications, tandis que l'administration civile dotait les
premiers centres de population des établissements publics nécessaires à
l'exercice de la vie municipale.
LES BUREAUXARABES.—Les relations de tous les jours avec les indi-
gènes firent bientôt sentir à l'autorité française le besoin de posséder un
organe spécial qui lui servît d'intermédiaire avec eux. Le général Trézel
en eut la première idée ; elle fut mise à exécution de 1832 à 1834, époque
où l'on créa le premier bureau arabe ou bureau des affaires indigènes.
Lamoricière fut choisi comme chef de ce bureau, qui devait connaître de
toutes les affaires arabes, mettre le gouverneur au courant de ce qui se
passait clans les tribus, transmettre les ordres ou décrets émanant des
supérieurs, par l'intermédiaire d'officiers spéciaux et d'interprètes.
D'autres bureaux arabes furent formés après celui-là. On créa même
une Direction arabe en 1837. A cette époque difficile et tourmentée, les
bureaux arabes rendirent de très grands services : « Braves, énergiques,
instruits, sachant la langue du pays, vivant au milieu des tribus, les
officiers des bureaux arabes contribuèrent à la conquête, firent connaître
l'Algérie, trouvèrent et employèrent avec succès la plupart des procédésde gouvernement dont on s'est servi depuis avec les indigènes. » (Foncin.)Il y eut plus tard des bureaux civils ; mais les plus importants, les
bureaux militaires, se composaient du chef, un capitaine, d'un adjoint,officier aussi, et d'un secrétaire indigène. Un cadi ou juge de paix indi-
gène, nommé par le gouverneur, siégeait souvent à côté du chef. Le
bureau arabe avait des attributs multiples : il s'occupait à la fois de la
60 LA FRANCEET SES COLONIES
justice, de l'état civil, de l'instruction, de l'agriculture, de la police, des
"impôts, des amendes, des contributions de guerre. Il en résultait, vu le
manque de contrôle efficace, un pouvoir exorbitant pour le capitaine chef
de bureau, qui devenait plus puissant que les plus grands chefs arabes.
Dans ces conditions, des abus ne pouvaient manquer de se produire. On
ne peut les nier, mais ils ne doivent pas faire mettre en oubli les éminents
services rendus par l'institution, dont on se fût difficilement passé.
ANNÉES 1835 A 1840. •—Cependant la colonisation se développait
lentement, suivant pas à pas la conquête militaire, s'établissant d'abord
sur la côte et dans la banlieue des ports. De nombreuses communes
rurales se fondaient autour d'Alger, dans le Sahel. En 1836, nous réoc-
cupions La Calle, pays important pour la pêche du corail, l'exploitation
des mines et des chênes-liège. Mais le commerce était peu actif el la
valeur des exportations de cette même année (1836) montait à peine à
deux millions pour toute la colonie. La faiblesse de ce chiffre tenait pour une
bonne part à une législation douanière vraiment prohibitive qui, clans le
désir de présenter des recettes un peu plus enflées, sacrifiait l'avenir au
présent.
On comptait alors en Algérie 14 000 habitants civils européens, et
parmi eux 5 500 Français.
LA COLONISATIONA GONSTANTINE.— La tranquillité de Constantine
après l'établissement des Français fut aussi remarquable qu'avait été
acharnée sa résistance. Cette ville était un centre désigné pour le com-
merce et les établissements agricoles, mais là, comme ailleurs, les abus
et les violences des premiers temps avaient conduit l'autorité à interdire
toute transaction immobilière avec les indigènes. Tant que dura celte
prohibition par trop absolue, il fut donc impossible aux Européens de
fonder des établissements agricoles et d'acheter des propriétés. Plus tard
la colonisation prit un très bel essor dans celte province, peut-être la plusfertile des trois.
LES COLONIESMILITAIRES.— C'est vers la même époque, 1837-1838,
que furent créées près d'Oran les premières colonies militaires, à Misser-
ghin et au Figuier : elles se composaient d'anciens soldats qui, au lieu de
rentrer en France à la fin de leur service, recevaient une concession de
terre, des matériaux pour leur habitation, des outils, et quelques secours
pour leur établissement. Toujours armés et organisés, ayant gardé leurs
habitudes militaires, non seulement ils pouvaient protéger leurs fermes
L'ALGÉRIE 61
contre les attaques des pillards, mais encore ils assuraient la sécurité
dans un certain rayon autour de leurs villages.
Le général Valée et le général Bugeaud avaient été les principaux
promoteurs des colonies militaires. Se souvenant des grands services
rendus par celles des Romains et de la protection efficace que leur devait
l'empire sur le Rhin et sur le Danube comme en Afrique, ils avaient
voulu faire revivre l'institution ; mais elle ne put que végéter. Une fois
leur service fini, les hommes originaires de nos campagnes aimaient
mieux rentrer en France, au pays et sous le toit de la famille ; quant aux
soldats nés et élevés dans les villes, ils n'étaient pas aptes à la vie agri-
cole.
« Il fallait, avait dit Bugeaud devant les Chambres en poursuivant
son idée, donner aux colons des armes, des munitions, des outils ara-
toires, du bétail, des secours en bois et en fer pour bâtir leurs villages,
enfin des vivres pendant deux ou trois ans, jusqu'à ce qu'ils pussent s'en
procurer eux-mêmes. » Ils devaient être organisés militairement, « car il
faut que les colons soient très guerriers dans un pareil pays ».
L'organisation militaire pouvait difficilement s'appliquer aux colons
d'origine civile. Elle eût réussi avec d'anciens soldats. Bugeaud le com-
prenait, et, pour réaliser ses conceptions, il promit des terres aux sol-
dats libérables en 1841, au nombre de 800. Il les réunit, les exhorta, de
sa parole convaincue, à profiler des avantages offerts. Il insista sur la
salubrité du climat, sur la fécondité du sol, sur la beauté du pays, leur
présageant une grande prospérité, les engageant à se marier, à faire
venir auprès d'eux leurs parents et leurs amis : « La lerre est généreuse,
s'écria-t-il, et je vous en distribuerai assez pour que toute la famille
puisse vivre largement ! » Bien peu de ces soldats acceptèrent et surent
se résoudre à ne pas rentrer en France. Aussi les colonies militaires ne
prirent-elles jamais un développement sérieux. A celles précédemment
nommées, on ne pourrait en ajouter qu'un petit nombre, entre autres une
colonie d'une certaine importance à Coléa, dans le Sahel.
LE RÉGIME DES CONCESSIONS(1841 à 1848).— Les spéculations
sans mesure des premiers temps amenèrent l'administration algérienne à
réglementer la distribution-des terres, pour mettre fin au trafic de ceux
qui savaient en obtenir sans avoir aucune intention de les coloniser. De
plus, comme des mêmes abus était résultée l'interdiction des transactions
immobilières (mesure d'un radicalisme excessif et nuisible), il faUait bientrouver un moyen de fournir des terres aux colons, si l'on ne voulaitarrêter toute immigration. L'administration décida donc qu'elle ferait des
62 LA FRANCEET SES COLONIES
concessions de terrain, mais en se garantissant contre l'abus par les
clauses suivantes, dites résolutoires ' :
1° Obligation de construire une maison d'«xploilation en rapport
avec l'étendue delà concession; —2° plantation d'un nombre déterminé
d'arbres à l'hectare; — 3° obligation de défricher et de mettre en valeur.
Si les inspecteurs de la colonisation s'étaient assurés, au bout de
cinq ans, que ces conditions étaient remplies, le concessionnaire provi-
soire devenait propriétaire. Mais ces clauses restrictives avaient des
inconvénients sérieux : si elles arrêtaient le spéculateur, elles devenaient
aussi pour le vrai colon une gêne et un épouvantail ; propriétaire provi-
soire, il ne pouvait, s'il avait besoin de capitaux pour son exploitation,
trouver à emprunter sur une terre qui n'était pas encore à lui. Un peu
adoucies pourtant, ces dispositions, bonnes en principe, auraient pu
porter des fruits, mais, au contraire, elles se trouvèrent aggravées par
quelques articles des décrets de 1844 et 1846, sur la propriété algé-
rienne et la colonisation. Ces décrets rendirent bien un service considé-
rable en mettant fin au chaos où l'on se trouvait plongé depuis 1830,
quand il s'agissait de propriété de terrain : la plupart des contrats de
vente contestés par les indigènes furent déclarés valides et les aliénations
d'immeubles maintenues comme bonnes. Mais ces mesures nécessaires
étaient suivies de prescriptions inutiles et gênantes, telles que la culture
obligatoire sur un périmètre déterminé autour des villages, des exigences
sans nombre pour les titres de propriété et la justification de mise en
culture. Appliqués dans leur rigueur, ces derniers articles étaient la
mort de la colonisation. Les colons poussèrent un cri de terreur; il
fallut apporter aux mesures prises quelques adoucissements, entre autres
la réduction à trois ans, des cinq ans d'abord indispensables pour deve-
nir propriétaire effectif. Néanmoins, il se produisit un temps d'arrêt dans
le progrès des établissements européens.
AMÉLIORATIONDE LA SANTÉPUBLIQUE.— POPULATION.— TRAVAUX.
RECONNAISSANCEDES FORÊTS. — A la fin du règne de Louis-Philippe,
les travaux et l'extension des cultures avaient déjà considérablement
atténué les maladies qui décimaient les premiers colons : leur morta-
lité, vers 1846, était presque deux fois moindre qu'en 1831.
Les routes vers Blida et Médéa étaient terminées ; les travaux du
port d'Alger avançaient. On avait entamé la reconnaissance et l'étude
des forêts, qui non seulement sont une des grandes richesses de l'Algé-
1 Résolutoires, parce que la non-exécution de l'une d'elles entraînait la dissolutiondu contrat.
L'ALGÉRIE 63
rie mais dont l'importance, comme nous l'avons dit, est si grande pour
le régime agricole et climatérique du pays.
LE GOUVERNEMENTMILITAIRE. — Jusqu'en 1848, l'administration de
l'Algérie est restée sous la direction de l'armée. Les plus hauts employés
civils eux-mêmes se trouvaient sous les ordres du gouverneur, général
ou maréchal. Nous avons parlé plus haut des bureaux arabes, un des
rouages principaux de cette administration.
LE GOUVERNEMENTCIVIL EN 1848. — Mais le moment approchait
où la pacification de l'Algérie allait permettre de substituer en partie au
régime militaire un gouvernement civil laissant à l'armée la tâche d'as-
surer la sécurité de la colonie, et se chargeant de la partie administra-
tive comme des affaires de colonisation. Le premier essai de régime
civil fut l'ait en 1848. En même temps, la République déclarait l'Algérie
territoire français: désormais, elle serait régie par des lois, comme la
mère-pairie, et non par des décrets soustraits au contrôle. L'Algérie eut
sa représentation à l'Assemblée, et les divisions militaires devinrent les
départements d'Alger, d'Oran et de Constantine.
Il faul faire remarquer que, depuis 1845, on distinguait les terri-
toires civil, mixte et arabe. Le premier seulement fut administré par des
fonctionnaires civils; les autres conservèrent leurs chefs militaires de
subdivisions, de cercles, etc.
LES COLONSDE 1848. — Le Gouvernement provisoire s'occupait
avec sollicitude de l'Algérie, il avait entrevu là comme une autre France,
et cherchait les moyens de hâter son développement.
Après les journées de juin, avec le bouleversement qui les accom-
pagna, la misère qui les suivit, on pensa à procurer du pain aux ouvriers
sans travail en leur donnant -la faculté de recommencer en Algérie une
vie nouvelle. Un crédit de cinquante millions fut voté dans ce but. On
décidait en même temps crue des lots de terre seraient cédés aux colons
à raison de 2 à 12 hectares par famille, avec une maison, des semences
et des instruments de culture, des bestiaux prêtés, des vivres et des
secours pour attendre la mise en valeur des concessions.
13 500 colons débarquèrent la première année sur la terre africaine,
et, en 1851, leur nombre était monté jusqu'à 20 000, répartis dans les
trois provinces. Cette fois encore c'était une entreprise mal étudiée dont
les résultats ne devaient point répondre aux bonnes intentions de ses
promoteurs.
Peut-être aurait-on pu prévoir que cette masse de colons originaires
64 LA FRANCE ET SES COLONIES
des villes, habitués aux travaux d'atelier ou de fabrique,.mais totalement
ignorants de la culture, et assez réfractaires au labeur patient et tout \
spécial du paysan, ne s'accoutumeraient pas au genre de vie qu'il leur
fallait adopter et ne sauraient point tirer parti des très réels avantages
qu'on leur offrait. C'est bien ce qui arriva et, quand les secours et les :
vivres alloués furent épuisés, la plupart des émigrants abandonnèrent
leurs villages, les uns pour chercher du travail dans les villes du littoral, j
les autres pour rentrer en France. Toutefois en chaque point demeura j
unno3rau composé des hommes les plus persévérants ; de vrais cultivateurs |
s'établirent à côté d'eux, ou bien les colons installés déjà profitèrent des \
champs abandonnés pour agrandir leurs concessions trop restreintes :'
beaucoup des.colonies de 1848 sont ainsi devenues des villages propères. j
Vers 1850, environ 115 000 Européens civils étaient fixés en Algérie. j
RETOUR AURÉGIME ADMINISTRATIFMILITAIRE.— Le coup d'État de
décembre 1851 amena aussitôt le retour du régime militaire. En même
temps la représentation algérienne se trouvait supprimée, comme tous
les autres essais dans le sens libéral. L'armée se vit imposer pendant
quelque temps la tâche pénible de surveiller les patriotes déportés pour
avoir défendu la loi en 1851. C'est de la période 1851-1860 que datent
surtout les abus tant reprochés aux bureaux arabes et aux officiers qui
les commandaient.
LE MINISTÈREDE L'ALGÉRIE (1858-1860).— Sous l'impression des
plaintes soulevées à ce sujet, Napoléon III, croyant satisfaire l'opinion,
nomma son cousin le prince Napoléon ministre d'Algérie et des colonies.
La courte durée de ce ministère (deux ans), l'éloignement presque continu
du prince empêchèrent tout changement un peu marqué. Cependant on créa
les Conseils généraux, premier pas vers la représentation de l'élément
civil dans les pouvoirs coloniaux.
Les réclamations très vives de l'armée provoquèrent un voyage
de l'empereur en Algérie. Circonvenu par les officiers, voyant d'après
leurs vues propres, il revint sur les mesures prises deux ans aupa-
ravant, et, sans laisser au régime civil le temps indispensable à un
essai sérieux, il nomma en 1860 le général Pélissier gouverneur.
Dans un discours prononcé à la même époque, l'empereur parla de
l'Algérie comme d'un « royaume arabe », ce qui irrita au dernier degré
les colons. Rédigé d'après cette idée, mais dû aussi à un sentiment de
justice, le sénatus-consulte de 1863 reconnut comme propriétés indigènes
toutes les terres occupées en permanence par les tribus. Mais c'était
\ L'ALGÉRIE 65
I restreindre infiniment la colonisation et la limiter aux terres domaniales.
*Cette difficile question du territoire à fournir aux colons, agitée depuis
les premiers temps de l'occupation, n'a jamais reçu une solution satis-
faisante.
LES COMPAGNIESCONCESSIONNAIRES.— Vers 1855 on avait subs-
'ti tué au système des concessions personnelles celui des compagnies: des
"* sociétés pouvaient obtenir de vastes étendues de terrain à la condition d'y
fonder un nombre déterminé de villages ; nous citerons la Compagnie
genevoise à Sétif, quelques congrégations religieuses, entre autres les
,' Trappistes à Staoueli, parmi les sociétés qui réussirent à fonder des éta-
blissements prospères.
Plus tard la Société générale algérienne obtenait, avec le droit dev
faire la banque, 100 000 hectares de terrains, à charge de les mettre en
\ aleur et de payer en quelques années cent millions pour les travaux
publics de l'Algérie. Mais elle louait surtout les terres aux indigènes et
' la colonisation profita peu de celte entreprise. La Société algérienne
disparut sans avoir rempli les obligations de son contrat.
Malgré ces tâtonnements, dont une partie sans cloute eussent été
., évités, si l'on eût fait de la question une mûre et méthodique étude et si'
l'on s'en était tenu à un plan une fois déterminé, la colonisation pro-
gressait toujours, bien que très lentement.
* LES ALSACIENS-LORRAINSEN ALGÉRIE. —Après la grande insurrec-
tion de 1871, le séquestre mis sur les biens des tribus révoltées avait
rendu disponibles d'assez vastes territoires, dont le besoin se faisait
vivement sentir, comme nous l'avons dit.
Une loi du 15 septembre 1871 attribua 100 000 hectares aux Alsa-
ciens-Lorrains émigrés en France. .Ceux d'entre eux qui disposaient* d'une certaine somme (c'était le bien petit nombre) et qui s'engageaient
sà la consacrer à leur établissement agricole, devenaient propriétaires
, aussitôt qu'ils avaient justifié de la mise en valeur. Pour le plus grandnombre les concessions se transformaient en un bail de neuf ans, après
\ lesquels la résidence et la mise en valeur conférait le droit de propriété.7) En 1874, on réduisit à cinq ans la durée du bail.
';. Deux mille deux cents familles d'Alsace et de Lorraine, comprenant•' environ 10 000 personnes, sont venues s'établir en Algérie. Fortement
^soutenus par de riches associations, défrayés de toutes charges de route
'\ et d'établissement, trouvant des maisons toutes construites, ils arrivaient-
(dans des conditions bien supérieures aux autres émigrants. Malheureuse-
66 LA FRANCEET SES COLONIES
ment, chez eux aussi les cultivateurs étaient en minorité et, parmi les nom-
breux ouvriers de fabrique qui arrivaient d'Alsace, un petit nombre seule-
ment s'établirent à demeure. Les nouveaux émigrants eurent également
à lutter contre une série de mauvaises récoltes et contre l'exiguité rela-
tive des concessions. Cependant un certain nombre de colonies alsa-
ciennes sont devenues prospères, par exemple dans la vallée de Tisser,dans celle de l'oued Sahel et vers Djidjelli.
LA COLONISATIONDANSCESDERNIÈRESANNÉES.— Le système des
concessions, continué quelques années encore, a donné comme toujours
des alternatives de succès et de revers. On l'associe maintenant à celui des
ventes de terrain, dont on attend de meilleurs résultats et moins d'abus.
Évidemment le système rationnel est celui du droit commun, autrement dit
des ventes volontaires par les indigènes cédant les espaces inutilisés pareux. On mettrait en vente également une forte partie des terres domaniales,
et, comme le crédil est indispensable aux colons, soit pour ces achats de
terrain, soit pour les débuts de l'exploitation, une caisse de colonisation
serait instituée qui mettrait à des conditions abordables des capitaux à
leur disposition. M. d'Haussonville, puis M. Albert Grévy, ex-gouverneur
d'Algérie, eurent l'idée et furent les promoteurs de ce nouveau système
de colonisation. Leurs idées furent rejetées une première fois par le Par-
lement. M. Tirman, gouverneur après eux, a repris et étudié de nouveau
ces projets, qui, complétés et soumis aux Chambres depuis 1886, n'ont
pas encore reçu de solution définitive. Toutefois on peut prévoir qu'on s'ar-
rêtera aux grandes lignes du projet, ainsi déterminées : les terrains im-
propres à la colonisation culturale peuvent êlre aliénés à des particuliers
quelconques; au contraire, les terres de colonisation ne peuvent être
acquises que par des Français ou naturalisés, jouissant de leurs droits
civils. En général, la vente sera le mode de cession et l'acquéreur aura
à payer seulement un sixième au moment de la prise de possession, un
autre sixième deux ans après, el le reste par sixièmes, d'année en année.
Les concessions gratuites seront accordées surtout lorsqu'il y aura lieu
de favoriser le peuplement de certains points moins recherchés que les
autres, ceux par exemple situés loin des centres déjà colonisés. Le
domaine, grossi des acquisitions progressives de terres indigènes, four-
nira les terrains de colonisation. Les forêts mises à part et, bien entendu,
réservées, on estime qu'il pourra céder à la caisse de colonisation
45 000 hectares de terres propres à être mises en valeur.
Malgré l'incertitude où l'on est constamment resté sur la ligne de
conduite à tenir, les progrès de la colonisation ne se sont point arrêtés :
\ L'ALGÉRIE 67
jc'est ainsi que de 1878 à 1889 la population agricole s'est accrue de
|>9 000 colons, chiffre très considérable si on le rapporte à l'augmentation
Ée la population de race européenne dans la même période. El l'on peut
i|ire, avec M. Burdeau, que le progrès de la colonisation tient beaucoup
jfnoins à tel ou tel ensemble de mesures administratives et particulières
Iqu'à d'autres facteurs, bien plus importants, tels que les travaux publics
fd'utilité générale et l'attraction de plus en plus forte qu'exerce naturel-
|lement la colonie à mesure qu'elle se développe.
CHAPITRE V
LA COLONIE ACTUELLE
Administration et défense. — Outillage. — Ressources. — Progrès à réaliser.
L'Algérie el la France
I. — Administration et défense.
ORGANISATIONCIVILE. —L'Algérie est maintenant considérée comme
terre française. L'autorité supérieure appartient à un gouverneur général
civil. Les trois provinces comprennent chacune un territoire civil, ou
département, correspondant à peu près à la région du Tell, et un terri-
toire militaire qui embrasse les Hauts-Plateaux et le Sahara. Des préfets
administrent les départements. Ils sont assistés de Conseils généraux élus
parles citoyens français ou. naturalisés. Les musulmans sont représentés
au Conseil général par des assesseurs, que désigne le gouverneur général.
H serait juste de faire nommer les assesseurs par ceux qu'ils représentent
et nous espérons que ce progrès s'accomplira bientôt.
Le département d'Alger a pour sous-préfectures : Miliana, Médéa,
Orléansville, Tizi-Ouzou ; celles du département d'Oran sont : Mascara,
Mostaganem, Sidi-bel-Abbès, Tlemcen ; et, pour Gonstantine : Bône, Bou-
gie, Guelma, Philippeville, Sétif, Batna.
ADMINISTRATIONCOMMUNALE.— Il y a en Algérie des communes de
plein exercice, assez semblables à celles de France ; puis des communes
mixtes, encore peu colonisées, à territoire étendu, peuplées plutôt d'indi-
gènes. Elles sont dirigées par des administrateurs civils qui ont remplacé
les bureaux arabes. Les douars sont régis par un djemmâa ou conseil
indigène. Une Commission municipale de notables européens et indigènes
assiste l'administrateur de la commune mixte. Enfin les communes indi-
gènes sont restées sous l'autorité de l'armée ; presque toutes font partie
du territoire militaire.
L ALGERIE 69
DROITS POLITIQUESDESINDIGÈNES.— Bien que considérés comme
Français, les indigènes ne jouissent de leurs droits politiques que s'ils se
font naturaliser. Un très petit nombre s'y résout. D'ailleurs, comme ils
ne possèdent point de noms de famille, leur état civil et leur identité sont
fort difficiles à établir.
ADMINISTRATIONDELAJUSTICE.— Les lois françaises sont en vigueur
pour les Européens ; mais on a dû conserver pour les indigènes les lois
tirées du Coran, dont les préceptes réglementent à la fois la morale, la
justice civile et les rites sacrés. Les indigènes sont libres de choisir entre
les tribunaux de loi française et les cadis musulmans, du moins pour les
procès civils. Ils peuvent en appeler du jugement des cadis soit aux
medjelés ou chambres d'appel musulmanes, soit aux tribunaux français,
d'où résulte pour notre magistrature algérienne la nécessité de connais-
sances toutes spéciales ; une justice bien rendue par nos tribunaux est un
moyen très efficace d'augmenter notre influence.
La justice musulmane n'existe pas en Kabylie.
JUSTICEEUROPÉENNE.— Une Cour d'appel siège à Alger ; quatreCours d'assises se tiennent à Alger, Oran, Gonstantine, Bône. Il y a seize
Tribunaux de première instance et cent cinq Juges de paix à compétence
étendue.
Les crimes et délits se jugent tous devant les tribunaux français ;
ceux commis en territoire militaire sont passibles des conseils de guerre.Les affaires entre Européens et indigènes se traduisent également
devant les tribunaux français.
IMPÔTS.— Généralement ils sont plus doux en Algérie cm'en France ;
un certain nombre de nos droits y sont inconnus. Les villes n'établissent
pas d'octroi ; il est remplacé par l'octroi de mer que perçoit la douane à
l'entrée des ports algériens et qu'on destine aux dépenses des communes.
L'ensemble des recettes pour 1891 est de 43 millions.
Les impôts indigènes connus sous le nom de « l'impôt arabe » con-
sistent en une dîme sur les grains, une taxe sur les bestiaux, une autre
sur les palmiers dans les oasis, etc. L'impôt arabe a donné près de seize
millions en 1884 ; la moitié est prélevée pour les budgets départementaux.En ce moment on peut affirmer que l'indigène et surtout le kabyle paient
trop d'impôts : il y a là une erreur économique et un danger sur lesquelsnous reviendrons un peu plus loin.
INSTRUCTIONPUBLIQUE.— L'Algérie est entrée de bonne heure dans
70 LA FRANCE ET SES COLONIES
la voie du progrès pour l'instruction publique. Contrariés pendant long-
temps par les gouverneurs militaires qui avaient la prétention d'imposerleurs idées, le plus souvent rétrogrades, les colons, une fois affranchis
de la tutelle administrative, n'ont pas hésité à faire des dépenses considé-
rables pour préparer l'avenir, et les municipalités attachent aux questions
d'enseignement toute l'importance qu'elles méritent.
Les établissements d'instruction en Algérie comprennent aujourd'huile cycle complet des études. Un Institut d'enseignement supérieur, à
Alger, admirablement situé, installé avec perfection, réunit les facultés de
droit, des lettres, des sciences, de médecine et pharmacie. Des cours tout
spéciaux pour les langues et le droit arabe et kabyle sont, bien entendu,
ajoutés aux programmes.
Le premier lycée d'enseignement secondaire a été fondé à Alger en
1848. Quelques collèges ont été ouverts bientôt après. Il y a maintenant
deux lycées, Alger et Constantine ; un certain nombre de collèges com-
munaux ; plusieurs institutions secondaires libres, et des cours secondaires
pour les jeunes filles dans quelques villes.
En 1850, l'enseignement primaire comptait en tout deux cent trente
écoles suivies par 12 000 élèves, presque tous garçons. Il y eut bientôt
après, en 1857, des écoles arabes-françaises ; mais les indigènes montraient
la plus grande répugnance à y envo}rer leurs enfants, que, d'ailleurs, ils
ne voulaient pas enlever à leur travail, la garde des bestiaux.
Pendant de longues années, l'enseignement congréganiste eut toutes
les faveurs de l'administration ; un gouverneur voulut même, vers 1872,
l'imposer au Conseil municipal d'Alger. Aujourd'hui les écoles commu-
nales sont laïques, comme en France; un certain nombre d'écoles libres
vivent à leur côté.
On compte maintenant en Algérie plus de mille écoles primaires avec
90 000 élèves environ, les garçons un peu plus nombreux. La population
scolaire indigène, en accroissement assez marqué, dépassait 11 000 en
1891. Un certain nombre d'écoles arabes-françaises sont établies en
territoire militaire ; certaines congrégations religieuses en tiennent jus-
qu'au milieu de la Kabylie, et, vers le sud, jusqu'à Laghouat et
Bouçaada.
Deux écoles d'agriculture fonctionnent en Algérie. Une école des
Arts-et-Métiers vient d'être fondée à Dellys et cinq écoles normales
forment des instituteurs et des institutrices.
Il est très fâcheux pour nous que les enfants des indigènes abordent
si difficilement nos écoles : l'enseignement, la diffusion de la langue fran-
çaise sont parmi les moyens les plus puissants qui existent pour les rai-
L ALGERIE 71
lier à notre civilisation, pour les assimiler. Il faut donc mulliplier les
écoles et tout faire pour y attirer les enfants. Ceux qui ne sont pas élevés
par nos maîtres tombent trop souvent entre les mains des marabouts,
l'élément le plus réfractaire et le plus hostile à nos idées. « Montrons aux
indigènes, dit M. Paul Bourde, l'instruction et l'acquisition de nos idées
comme un moyen d'émancipation, » et ceci par des avantages, donnés à
ceux qui parlent notre langue et qui viennent à nous.
Il ne faut pas oublier de rappeler ici quel secours puissant apporte à
l'oeuvre dont nous parlons VAlliance française pour la propagation de
notre langue et de nos idées. Cette patriotique société compte déjà en
Algérie plus de 1 500 adhérents.
Une organisation nouvelle, datant de 1883, est appelée à rendre les
plus grands services. Le plan est celui-ci : de petites écoles disséminées
dans les tribus et confiées à des maîtres indigènes sont groupées autour
d'écoles centrales dirigées par des instituteurs français. L'idée esl excel-
lente et portera les meilleurs fruits clés qu'on aura un nombre de maîtres
suffisant. On les prépare soit clans les écoles centrales, soit au moyen de
cours normaux institués spécialement pour eux. De plus, un système de
primes d'encouragement, vêlements, chaussures, livrets de caisse
d'épargne, est destiné à attirer les enfants.
Pour attirer les enfants indigènes à notre enseignement il faudrait
aussi, le plus possible, y ajouter le caractère professionnel; en quittant
l'école les enfants, garçons ou filles, auraient en main les éléments d'un
métier et connaîtraient les travaux du ménage. Cela ferait beaucoup
pour convaincre les parents de l'utilité des écoles et pour en rendre la
fréquentation plus commune et plus générale.:
« Ainsi commence, dit M. Foncin, la conquête morale de l'Algérie,trente ans après l'achèvement de la conquête matérielle. »
L'ARMÉE. — Les troupes françaises en Algérie forment le XIX0
corps
d'armée, beaucoup plus considérable qu'un corps d'armée en France,
même au complet de guerre : il compte en effet 50 000 hommes..Beau-
coup de ces troupes restent toujours en Algérie et aux colonies, sauf le
cas de grande guerre européenne où le XIXe corps viendrait prendre son
rang dans la défense de la patrie. La sécurité de la colonie serait alors
assurée au moyen de ses réserves, de l'armée territoriale dont font partietous les colons valides, et de bataillons territoriaux appelés de France.
Les troupes algériennes portent les noms bien connus de zouaves,turcos ou tirailleurs algériens, légion étrangère, bataillons d'Afrique,chasseurs d'Afrique, spahis.
72 LA FRANCE ET SES COLONIES
Des goums ou milices indigènes se joignent aux Français dans leurs
expédi lions.
Même en temps de paix, des armes et des munitions sont distri-
buées aux communes dépourvues de garnison.
De bons esprits ont pensé à utiliser pour la France le caractère bel-
liqueux et les qualités guerrières de ces Arabes qui nous ont si long-
temps combattus. Les turcos et les spahis ont montré quel fond on pou-
vait faire sur des troupes indigènes armées, disciplinées à l'européenne
et bien comman-
dées. Quel renfort
pour notre armée
coloniale, qu'il
faudra bien créer
un jour ! On au-
rait là 30 000 ca-
valiers superbes
et autant de fan-
tassins qui résis-
teraient au cli-
mat des colonies
bien mieux que
les jeunes Fran-
çais, et, au jour
du danger, nous feraient un sérieux appoint. La chose est-elle impos-sible à réaliser? Il faudrait bien sans cloute, en imposant les charges
militaires, donner aux indigènes, naturalisés par la conscription, des
droits civils correspondants. Lés colons redoutent le changement dont
nous parlons pour la sécurité de la colonie ; ils considèrent les indigènes
comme des ennemis irréductibles. Nous pensons au contraire qu'il y a
là une force considérable perdue, et qu'au moins il serait sage de tenter
quelque large expérience dans cet ordre d'idées lorsqu'on formera
l'armée coloniale.
II. — Outillage- de la colonie.
Centres principaux. — Ports ; services maritimes. — Routes et chemins de fer.Postes et télégraphes.
CENTRES PRINCIPAUX ET PORTS. —Alger s'est trouvé tout natu-
rellement la capitale et le centre de noire grand établissement clans
Spahi.
Vued'Alger.
L'ALGÉRIE 75
l'Afrique du Nord : ville déjà considérable à l'époque de notre débarque-
ment, port connu et fréquenté, capitale politique de la Régence, elle fut
pendant longtemps le-point d'appui de la conquête; c'est à Alger qu'arri-
vaient les renforts, que s'accumulaient les mille services toujours gros-
sissants exigés par la guerre continue. Pour toutes ces raisons, la
population européenne y fut de bonne heure nombreuse.
La mer est pour l'Algérie le grand chemin de communication et
durant de longues années s'est trouvée même la seule route facilement
praticable. Or, aux avantages précédemment cités, Alger joint celui
d'occuper sur la côte une position centrale, à égale distance de la fron-
tière marocaine et du pays tunisien. On comprend donc qu'elle ait con-
quis dès les premiers jours et toujours gardé depuis, une situation pré-
pondérante, bien que certains ports, Oran, par exemple, soient en passe
d'égaler el de dépasser même la capitale par l'importance de leurs tran-
sactions.
Alger est la première ville du continent africain, non point par sa
population 1, mais par son rôle historique et, de nos jours, comme foyer
de civilisation européenne. C'est la première aussi par le .charme et la
grandeur imposante de l'aspect.
La vieille ville aux rues étroites et pittoresques, en amphithéâtresur un escarpement, s'est trouvée bientôt insuffisante : des quartiers
nouveaux, bâtis à l'européenne, et de longs faubourgs se sont groupésautour d'elle, quadruplant sa surface. On rencontre, dans certaines rues
pleines de mouvement et d'animation, les costumes et les types de tous les
pays : le soldat français y coudoie le bédouin, le juif, le maure, le kabyle ;
l'espagnol, l'italien, le nègre s'y croisent avec le turco, le zouave et le-
spahi.
De grands travaux, commencés dès l'origine de la colonie, ont prissur une rade peu sûre un vaste port de 90 hectares qui n'est pas encore
achevé. Plus de 1 300 navires y entrent ou en sortent chaque année.
Alger ne reçoit pas encore d'eau douce en quantité suffisante ; elle a
également à construire un réseau d'égouts pour satisfaire aux prescrip-tions de l'hygiène urbaine. Cependant, telle qu'elle est, c'est un des pluscharmants séjours qu'on puisse rêver.
Un des progrès les plus nécessaires à la prospérité d'Alger serait
l'ouverture d'un chemin de fer de pénétration vers les Hauts-Plateaux etle Sahara. Oran, comme la côte de l'est, est sous .ce rapport bien mieux
partagé. .
1 Untableau à la page 80 donne les chiffres de population des centres principaux.
76 LA FRANCE ET SES COLONIES
Oran, chef-lieu de la province du même nom, a été fondé par les
Maures d'Andalousie au commencement du xe siècle, sur le territoire
d'une tribu berbère. Cette ville grandit rapidement, grâce au voisinage de
Mers-el-Kebir (grand port) qui offrait un abri sûr aux navires. Les Espa-
gnols ont occupé Oran en 1505-1509 et l'ont gardé jusqu'en 1792. Ils
s'y trouvent aujourd'hui encore en majorité, vu la proximité de la côte
andalouse. Les Français sont établis dans la ville depuis 1832.
Comme Alger, Oran s'appuie à un massif isolé de montagnes, à un
sahel bien limité, qui a toujours fait la force et la valeur de sa position.
Pour lui donner un port, il a fallu le conquérir sur la mer, en y poussant
une longue jetée. Nous avons fait de Mers-el-Kebir notre port de guerre
dans ces parages.
Le peu de dislance de l'Espagne (200 kilomètres seulement de Car-
thagène et d'Almeria), les communications vers l'intérieur bien ouvertes,
la richesse agricole du pays environnant, l'importance de la ligne ferrée
qui pénètre dans le sud ont donné au port d'Oran une remarquable acti-
vité ; ses progrès sont rapides et c'est aujourd'hui le premier port d'Algérie.
Oran est à 420 kilomètres d'Alger par le chemin de fer.
Arzeu, Sidi-bel-Abbès et Tlemcen, dans le pays oranais, ont toutes
trois une grande importance : Arzeu offre un port au chemin de fer qui
apporte l'alfa des Hauts-Plaleaux ; ce commerce a pris une telle impor-
tance qu'une partie de la ligne de pénétration a été construite presque
uniquement en vue du transport de l'alfa.
Sidi-bel-Abbès, ville charmante el prospère, bien arrosée, compte
comme Oran une majorité d'Espagnols. C'est une colonie de 1843, dont
la position heureusement choisie a fait un centre agricole el commer-
cial des plus notables.
Tlemcen fut autrefois une très grande ville et une capitale : l'ancien
palais des rois musulmans, le Mechouar ou citadelle, les nombreuses et
magnifiques mosquées attestent la splendeur de Tlemcen au xmc et au
xivc siècle. Elle regorgeait alors de richesses et sa population montait à
plus de 100 000 âmes. De son ancienne fortune elle garde encore
quelques beaux monuments. Elle a gardé aussi sa supériorité dans le
travail indigène des cuirs.
Un climat tempéré J, des eaux abondantes, une campagne fertile, une
situation très favorable aux échanges avec le Maroc et le Sahara, de
larges débouchés vers Oran et Rachgoun, tout lui assure un. avenir pros-
père. .
1.Tlemcen est à 800 mètres d'altitude.
L ALGERIE 77
Dans les mêmes contrées de l'ouest, il nous faut citer encore Per-
régaux : remarquablement partagée sous le rapport des voies de com-
munication, au croisement des chemins de fer d'Alger à Oran et des
Hauts-Plateaux à la mer, cette petite ville ne peut manquer de prendre
une certaine importance.
En suivant la ligne d'Alger on trouve successivement Orléansville et
Miliana, puis la charmante Blida dans une admirable situation : de Blida,
dominant la vaste plaine aux riches cultures de la Métidja, l'oeil
embrasse les hauteurs du Sahel d'Alger, et par dessus peut apercevoir,au bout de l'horizon, les flots bleus de la Méditerranée.
Boghar est bâti sur le bord des Hauts-Plateaux, à l'entrée des défilés
du Gheliff. Cette position est des plus favorables et le deviendra davan-
tage encore après qu'on aura, construit la ligne ferrée- de pénétration
d'Alger vers le sud.
La situation géographique de Constantine a de toute antiquité désigné
Mers-el-Kébir, le port d'Oran.
78 LA FRANCE ET SES COLONIES
cette ville comme une capitale de région. Lorsqu'elle était la Cirta des
Romains, elle possédait déjà une importance considérable qu'elle ne
perdit point sous la domination musulmane.
Une nombreuse population s'y presse dans un étroit espace, limité par
les pentes à pic d'un plateau rocheux, abordable seulement vers le sud-
ouest (hauteur du Coudiat-Aty), côté où la brèche fut pratiquée en 1837.
Trop à l'étroit sur le rocher, les habitants de Gonstantine, les Européens
surtout, ont bâti de beaux faubourgs sur le Goudiat-Aly et près de la gare
du chemin de fer, sise à l'est, au-delà du Roummel.
Gonstantine est le centre d'un très grand commerce ; sa prospérité
tient à la fois à la fertilité en céréales des plateaux qui l'entourent et aux
voies de communication nombreuses qui, convergeant dans ses environs,
l'unissent à Philippeville; à Bône ; à Alger, parles Bibans ; à Tunis, par
Soukharras et Ghardimaou ; aux oasis du sud et à l'Aurès, par Batna.
Philippeville, le port de Constantine, esl des plus fréquentés, et parti-
culièrement par le cabotage. Stora ne fait qu'un avec lui.
Un peu plus à l'est se trouve Bône, l'un des trois premiers ports
algériens. Son mouvement annuel est de 1 200 navires avec 500 000 ton-
neaux de marchandises. On comprend que la gare de Bône fasse un trafic
énorme. La rade est bien abritée ; au bassin de 10 hectares déjà existant,
vont bientôt en être ajoutés d'autres. L'ouverture de la voie ferrée Tunis-
Guelma permet à Bône de faire une concurrence sérieuse au port même
de Tunis pour les produits venant de la haute Medjerda.
La population de la ville est des plus mêlées en Français, Italiens,
Maltais, Kabyles, etc. Les environs, jusqu'à Guelma et au delà, notre
première route vers Gonstantine, sont couverts de villages nombreux et
prospères.
Sur la même côte sont encore : Djidjelli, très salubre, avec de beaux
jardins et de riches villages aux environs ; Bougie (Bedjaïa), ville déchue
qui fut deux fois une capitale, sous la domination vandale et au xm° siècle.
Des travaux importants sont entrepris au port de Bougie, débouché du
pays kabyle. Il est question d'y créer également un grand établissement
naval militaire qui nous manque en Algérie.
Il nous reste à citer dans la province de Constantine Batna etBiskra :
Batna, point stratégique très important, commande par sa proximité la
région de l'Aurès ; c'est à Batna que convergent les voies naturelles
venant du sud, de Biskra et du désert, et des Hauts-Plateaux à l'ouest.
Le poste de Biskra a été choisi pour sa position à la porte du désert.
L'oasis de Biskra comprend sept ksours ou villages, 1 300 hectares et
140 000 palmiers.
L ALGERIE 79
RELATIONSAVECLA FRANCE ET LES PAYS MÉDITERRANÉENS.— A la
navigation au long cours et au cabotage, celle-ci très active, s'ajoutent
les services nombreux et actif s de vapeurs partant à date fixe. La ligne
la plus importante entre la France et l'Algérie est desservie par les
Messageries-Maritimes : depuis le 16 septembre 1887, les traversées dans
les deux sens sont quotidiennes ; il y a six départs de Marseille et un de
Porl-Vendres par semaine. Les 750 kilomètres de traversée sont franchis
en vingt-huit heures environ au lieu des deux jours,qu'on y employait
naguère. Certains passages s'effectuent même en vingt-quatre heures et
on tend toujours à augmenter la rapidité des traversées.
Une autre ligne part de Marseille et dessert Port-Vendres, Gartha-
gène, Oran ; une troisième unit Marseille à Philippeville, Bône, Tunis
(deux départs par semaine). D'autres services relient entre eux les ports
algériens et assurent les communications d'Alger avec Tunis, la Sicile
et Naples. Enfin une ligne bi-mensuelle fait le service entre les princi-
paux ports algériens et Bordeaux, Saint-Nazaire et Dunkerque.
Le marché à Biskra.
80 LA FRANCE ET SES COLONIES
Population des villes et centres principaux
ilHABITANTSLACOMMUNE HABITANTSLACOMMUNE|I
Alger : 05 000 » Médéa 5 000 15 000
Algeret banlieue,Mus- Orléansville 2 500 8 000 ]lapha,Saint-Eugène, Milianah 2 800 7 000
Hussein-Dey,etc.. 93 000 » Mostaganem 6 700 13 000
Oran 60 000 » Cherchell 2 600 7 000
Constantine 35 000 » Tfi"«s 3 400 - 4 800
Bône 10 000 28 000 Del].YS 3 000
Philippeville-Stora... 13 000 » f,aM: '?80°
"„Tlemcen 17 000 25 000
Bo°f.e» .- " 00°
Blida '9 000 22 000 ^aîle! ! \V.V.\ !\ '.[\ 3 S :Mustapha 12 000 » ]5alna 3 000
LES ROUTESET LES CHEMINS.— Quand les Français débarquèrent,
en Algérie, les routes carrossables n'exislaient pas. On ne trouvait que
des sentiers où parfois un cheval avait peine à passer. Les nécessités des
communications militaires firent bientôt ouvrir autour d'Alger les
amorces des grandes roules qui vont maintenant à des centaines de kilo-
mètres. De même clans les expéditions il fallut plus d'une fois faciliter à
l'artillerie les passages trop durs: ces travaux demeuraient; puis, de
chemins provisoires, s'agrandissant, se complétant, devenaient de belles
.routes.
Actuellement, les Ponts et Chaussées pour le territoire civil, le Génie
pour le territoire militaire sont chargés de l'entretien des roules, qui, de
nos jours, unissent entre eux tous les centres importants. Aux Conseils
généraux revient la tâche de compléter le système de viabilité par l'ouver-
ture des chemins vicinaux.
CHEMINSDE FER. — Le premier réseau de chemins de fer a été
construit d'après la loi de 1863 qui concédait à la Compagnie française
Paris-Lyon-Méditerranée la construction et l'exploitation des lignes
d'Alger à Oran (426 kilomètres), et de Philippeville à Constantine
(87 kilomètres). L'inauguration eut lieu dès 1870.
Depuis, plusieurs autres lignes ont été ouvertes, et de nouvelles ou
le prolongement des précédentes se construisent. Ce sont :1a ligne de Bône.
à Guelma et à Gonstantine (200 kilomètres), exploitée par la Société des
Batignolles ; la ligne de Constantine à Sétif et Alger par les Bibans
(400 kilomètres) ; celle de Guelma à Soukharras, Ghardimaou et Tunis.
Ces deux dernières voies ferrées complètent la grande ligne de commu-
L ALGERIE 81
nication longitudinale de l'Algérie, qui va d'Oran à Tunis par Alger et
Gonstantine. Sont encore ouverts les chemins de fer de Gonstantine à
Batna et à Biskra, ligne de pénétration orientale. Continuée vers Toug-
gourl et Ouargla elle sera sans, cloute l'amorce du chemin de fer transsaha-rien ; c'est du moins le tracé, dit tracé central, qui paraît le plus indiqué.A 1opposé, la grande ligne de pénétration occidentale gagne Arzeu et
11
Vued'Ouargla.
82 LA FRANCE ET SES COLONIES
Saïda (130 kilomètres) ; continuée vers les Hauts-Plateaux (région de l'alfa)
et poussée plus loin vers le sud, elle traverse au Kreider le Chott-el-Cha-
guin, par 1 000 mètres d'altitude, dépasse Mecheria, au pied des mon-
tagnes desKsour, à la limite du désert, à plus de 300 kilomètres d'Oran, el
s'enfonce maintenant jusqu'à Aïn-Sefra, à plus de 400 kilomètres de la mer.
Dans l'ensemble, le réseau algérien complet se composera donc de
deux systèmes généraux de voies ferrées : les unes, sensiblement paral-
lèles à la côte et à la direction des chaînes de montagnes, compléteront
les communications que la mer établissait seule autrefois entre l'occident
et l'orient du pays ; la principale de ces lignes, entièrement exploitée
aujourd'hui, part d'Oran, presque à la frontière marocaine, suit la grande
vallée du Cheliff, gagne Alger, puis Constantine par les Bibans, descend
de Conslantine à Guelma, passe la frontière à Ghardimaou et gagne Tunis
par la vallée de la Medjerda.
Ces lignes longitudinales ne doivent pas faire oublier le deuxième
système du réseau, les voies dites de pénétration : les provinces d'Oran
et de Constantine en possèdent chacune une très importante, comme nous
l'avons vu. Celle de la province d'Alger, vers Boghar et Laghouat, est
encore à faire. Le développement de la colonisation amènera la construc-
tion de quelques autres lignes nord-sud, si nécessaires au commerce et
à l'agriculture pour écouler leurs produits vers la côte el les pays médi-
terranéens, aussi bien que pour recevoir de France des denrées, des ma-
tières premières, leur outillage de culture.
Peut-être dans l'avenir le réseau sera-t-il complété par une ligne
longitudinale des Hauts-Plateaux, joignant entre eux nos postes avancés,
de Mecheria jusqu'à Batna.
En 1887, les chemins de fer algériens comptaient 2 403 kilomètres
en exploitation; 2 562 en 1888; el 2795 kilomètres au 30 juin 1889,
2 816 en 1890.
Leur recette totale approche de 25 millions par an, et la recette
kilométrique touche à 9 000 francs.
Le réseau des chemins d'intérêt local et des petits chemins de fer
sur routes est entamé ; il compte déjà 300 kilomètres, et ne manquera
pas de se développer beaucoup.
TÉLÉGRAPHES ET POSTES. —- Le réseau télégraphique est des plus
complets en Algérie, étant infiniment plus facile, plus rapide, moins coû-
teux à établir que le plus simple chemin de fer. Outre les lignes terrestres,
trois câbles télégraphiques sous-marins unissent l'Algérie à la France et
aux pays de la Méditerranée.
L'ALGÉRIE 83
Le service des postes est organisé avec une grande perfection.
Gel outillage si remarquable de notre grande colonie a fait ses plus
rapides progrès dans les dix dernières années, et, s'il faut rendre toute
justice aux efforts des Gouvernements précédents, il faut dire également
qu'aucun n'a montré, autant que la République, de sollicitude pour les
intérêts de la colonie, de confiance clans l'avenir de la France algé-
rienne.
III. — Ressources de la colonie.
Agriculture. — Industrie. — Commerce et échanges. — Population.
LES PRODUITSAGRICOLES.— L'Algérie cultivable peut se diviser
en deux zones principales. La première comprend les vallées arrosées et
les plaines d'alluvion, terres fertiles par excellence que leur climat chaud
rend aptes aux cultures les plus diverses, notamment à celle des primeurs
et des fruits du Midi. La petite culture y esl rémunératrice et la colonisa-
tion dans celle zone esl appelée à beaucoup progresser à mesure que les
moyens de communication mieux entendus et plus rapides lui permet-
tront d'expédier ses produits non seulement aux villes du littoral, mais
aussi de l'autre côté delà Méditerranée el jusqu'à Paris. La plaine de la
Mélidja, le Sahel, les environs de Bône, ceux d'Oran, la basse vallée du
Cheliif, Tlemcen même peuvent se classer dans cette zone.
Le Tell proprement dit forme la deuxième région: ici l'on cultive
sur la pente des montagnes ; les vallées et les plaines sont plus élevées,
moins chaudes. Il y a un hiver. Les eaux sont aussi plus rares, s'écou-
lant trop vite par les pentes raides. C'est la zone spéciale à la culture des
céréales et à l'élève des troupeaux. On y fait de très belles récoltes quandles pluies de l'hiver et du printemps sont suffisantes; mais les fréquentes
sécheresses sont extrêmement nuisibles et causent parfois des famines
meurtrières. Les propriétés étendues sont préférables dans le Tell, et le
système des colonies par villages y est moins avantageux que celui des
fermes isolées, où le colon se trouve plus à portée de ses travaux, peutmieux surveiller ses récoltes et les garantir des déprédations. Mais il est
alors nécessaire d'avoir un établissement à l'abri des vols et des attaques,une maison solide avec cour clôturée de murailles, où le soir l'a sécurité
soit complète pour les hommes comme pour les bestiaux.
Le blé, l'orge, l'avoine, les fèves, le maïs, le sorgho sont les pro-duits les plus communs. lia culture de la vigne s'est énormément déve-
84 LA FRANCE ET SES COLONIES
loppée dans ces dernières années : elle a donné jusqu'à 2 700 000 hecto-
litres de vin, sans compter beaucoup de raisins gardés pour la table ou
préparés comme raisins secs. Une autre partie des richesses agricoles
est constituée par la production des fruits tels que figues, amandes,
bananes, dattes, oranges surtout, dont le centre de production est Blida.
La production des olives est égale au quart et celle du tabac au tiers des
productions françaises correspondantes. Les plantes textiles, telles que
lin, ramie, alfa surtout, réussissent très bien. L'alfa, qui pousse sur les
Hauts-Plateaux et sert à fabriquer
soit du papier, soit de la sparterie, est
l'objet d'un commerce très considé-
rable. Les forêts autour de Bône four-
nissent de grandes quantités de liège.
LES BESTIAUX.— Grâce à ses
immenses pâturages, l'Algérie nour-
rit un nombre très considérable de
chevaux, mulets, ânes, chameaux,
boeufs, moutons et chèvres. Les porcs,
infiniment moins répandus, ne sont
élevés que par les Européens : les
musulmans n'en mangent pas la chair.
L'élève des abeilles est pratiquée en
grand en Kabylie. On fait en ce mo-
ment des essais pour la domestication
de l'autruche.
ANIMAUXNUISIBLES.— Les ré-
coltes ont trop souvent à souffrir des
invasions de sauterelles qui arrivent du sud par milliards, formant des
nuages épais de plusieurs kilomètres d'étendue. Quand elles s'abattent sur
une région, il ne reste rien après leur passage.
Le lion fait de grands ravages parmi les troupeaux, mais il dispa-
raît peu à peu.
LES FORÊTS. — Tandis que les forêts occupent en France les 17 cen-
tièmes du territoire, le coefficient de boisement en Algérie (Tell et Hauts-
Plateaux) n'arrive qu'à 9 0/0, à 14 0/0 pour le Tell seul. De plus, une
grande partie du domaine forestier algérien n'est guère constituée que par
des broussailles ou de faibles arbres avec des clairières dénudées. Ce
Alfa (Stipa tenacissima).
L'ALGÉRIE 85
n'est que dans le coeur du pays et des montagnes, principalement vers
Gonstantine, que l'on rencontre de véritables forêts pouvant rivaliser avec
les beaux massifs forestiers de France. Cette infériorité -est des plus
reareltables, et l'administration des forêts fait les plus louables efforts
pour la rendre moins mauvaise.
Nous avons vu plus haut quelle heureuse influence ont les grands
bois comme agents de retenue et de distribution graduelle des eaux de
pluie, comme réservoirs naturels, et comment leur présence favorise la
précipitation d'une plus grande quantité de pluie. La question forestière
esl donc parmi les plus importantes pour l'avenir agricole de l'Algérie,
et, malgré les résistances nombreuses d'intérêts particuliers auxquellesse heurte l'administration des forêts, il est à souhaiter que, bien soutenue,
celle-ci puisse, dans l'intérêt général et supérieur de tous, exécuter son
vaste programme de reboisement : ce sera l'oeuvre de nombreuses
années.
AUTRES TRAVAUXPUBLICSAGRICOLES. — D'autres travaux se rat-
tachent encore, comme ceux des forêts, à la question de l'eau, prédomi-nante en Algérie. Des barrages retenant pour l'été les pluies d'hiver ont
été construits et se construisent : les eaux qu'ils conservent sont distri-
buées à la culture par des canaux d'irrigation. Le dessèchement des
marécages, qu'on n'a pas interrompu, augmente de jour en jour la salu-
brité .
LES PUITSARTÉSIENS.—,Nous avons vu que sur les Hauts-Plateauxet dans le désert les rivières ou ruisseaux, se perdant peu à peu dans
Criquet voyageur [Aeridium migratorium).
86 LA FRANCE ET SES COLONIES
les sables, vont former une nappe liquide à des profondeurs variables.
Ces eaux souterraines reviennent çà et là au jour, et autour de chacune
des sources naît bientôt une oasis. Dès longtemps les Arabes savaient
aller chercher l'eau dans les profondeurs du sol, mais leurs puits n'étaient
pas durables, se bouchaient, et peu à peu les indigènes avaient désappris
le vieil art du puisatier.
En 1856, les Français se mirent à l'oeuvre à leur tour, et cette année
même une gerbe d'eau magnifique jaillissait des sables aux environs de
Biskra. La Fontaine de la Paix, tel fut le nom dont on baptisa cette
nouvelle source d'eau vive, dont la naissance a fait plus qu'une grande
victoire de nos armes pour la pacification du sud.
« Depuis lors, dit un de nos ingénieurs, les sondages de l'Oued-Rir 1
ont été poursuivis avec persévérance par l'administration militaire. Au
1'""avril 1885, l'Oued-Rir possédait 194 puils jaillissants indigènes. »
Depuis, le nombre de puils a augmenté chaque année.
LES OASIS.— En un grand nombre cl'autres points du sud et des Hauts-
Plateaux, les Français oui entrepris des sondages ; là où naît une source,
naît une oasis avec ses palmiers, la richesse du pays ; pour évaluer
l'importance d'une oasis, on compte en milliers de palmiers.
Les principales oasis dont nous avons fait des centres d'expansion
française sont : Biskra (140 000 palmiers ; 7 000 habitants, dont 350 Fran-
çais ; 1 300 hectares en culture) ; Touggourt avec 6 000 habitants et
170 000 palmiers ; les oasis du Souf, avec 180 000 palmiers et
16 000 habitants ;.puis Laghouat, à 741 mètres d'altitude, le chef-lieu
des régions sahariennes pour la province d'Alger ; le pays des M'zab,
avec 25 000habitants. L'oasis d'Ouargla, bien arrosée, compte 600 000 pal-
miers ; enfin El-Goléa, à 900 kilomètres environ d'Alger, par le
Laghouat et le M'zab, a été choisie, en 1873, comme notre extrême avant-
poste clans le sud. Celui de la province d'Oran est Géryville, situé à peu
près sous la latitude de Laghouat, et à 1 230 mètres d'altitude, sur les
premières pentes du Djebel-Amour.
L'INDUSTRIE EN ALGÉRIE. — « Dans les pays neufs, dit M. Foncin,
l'industrie ne se développe que tardivement, surtout la grande industrie.
L'Algérie cependant se suffit déjà à elle-même pour tous les objets de
fabrication courante. » Bien entendu, toutes les petites industries néces-
saires à l'alimentation et à la vie quotidienne ont pris leur essor de bonne
1 Pays du sud algérien, entré Biskra et Touggourt.
L ALGERIE 87
heure et sont en voie de progrès. Il s'y est adjoint des moulins à farine,
des huileries, des fabriques de conserves alimentaires,.etc. etc. L'indus-
trie indigène des cuirs, à Tlemcen et à Constantine, a conservé son
ancienne renommée.
INDUSTRIEMINIÈRE; CARRIÈRES.— L'exploitation des mines paraît
appelée à un brillant avenir en Algérie; les gisements métallifères y sont
nombreux et variés. Mais cette industrie a eu d'abord à subir d'assez
nombreux échecs, par exemple aux mines de Mouzaïa, de Tenès, de Gar-
Rouban, celle-ci tuée par sa grande distance de la mer el la difficulté
des transports de minerai. La mine de cuivre et de plomb argentifère
d'Oum-el-Teboul, près La Galle, donne de bons résultats et occupe
400 ouvriers.
L'exploitation la plus importante est la mine de fer d'Aïn-Mokra,
qui emploie dix-neuf machines à vapeur, plus de 700. ouvriers, et pro-duit 200 000 tonnes d'un minerai extrêmement riche. Un chemin defer particulier de 33 kilomètres relie les mines à Bône, où les wagonspeuvent verser directement leur charge dans la cale des navires.
On exploite aussi plusieurs carrières de très beaux marbres, produitque déjà les Romains tiraient de la Mauritanie, et quelques sources ther-males.
Gardaïa, dans le M'zab.
88 LA FRANCE ET SES COLONIES
COMMERCEDE L'ALGÉRIE.— Sept millions et demi représentaient
en 1830 toute la valeur du commerce de la Régence. Ce chiffre a rapide-
ment progressé, mais en laissant toujours un écart considérable entre
les importations et les exportations, celles-ci beaucoup plus faibles.
Actuellement l'écart diminue beaucoup et tend à disparaître.
Les derniers chiffres relevés donnent, pour 1889, une valeur de
deux cent quarante-neuf millions à l'importation, et deux cent cinquante-
deux à l'exportation. L'importation est trente-trois fois, et l'exportation
plus de cent fois supérieure aux chiffres de 1S30. La colonie importe
principalement des tissus de coton, de chanvre, de laine, des vêtements ;
du sucre et des denrées coloniales ; des peaux préparées, du papier, des
vins, des liqueurs, des outils, des machines, du charbon, du savon, des
farines. Elle exporte des céréales, des laines, des peaux brutes, des
animaux vivants, des minerais, des primeurs et des fruits, de l'alfa, du
liège, des huiles, du poisson, etc.
Les chiffres ci-dessus ne se rapportent qu'au commerce extérieur,
le seul qui puisse être apprécié numériquement; mais il ne faut pas
oublier les échanges à l'intérieur, dont l'importance n'est pas moindre.
LA POPULATIONEN ALGÉRIE. —La population qui consomme et pro-duit toutes ces ressources se monte, d'après le recensement de 1891,
à 4 125 000 habitante, dont 272 000 Français civils,- 35 000 Français
militaires, 220 000 Européens d'autres nationalités, soit ensemble
492 000 Européens civils. La population indigène reste, par le nombre,
très prépondérante (environ 3 300 000 individus). L'élément européen fait
environ le septième de l'élément indigène. Les Israélites, francisés en
masse par le décret Crémieux de 1871, sont au nombre de 48 000.
Parmi les étrangers, les Espagnols sont de beaucoup les plus
nombreux; ils dépassent même le nombre, des Français dans la province
d'Oran; puis viennent les Italiens, les Maltais établis surtout à Alger, à
Bône, à Constantine; les Allemands et les Suisses, en petit nombre.
On voit par les chiffres cités que le nombre des étrangers européens
est presque égal à celui des Français et que sur certains points même
nous sommes dépassés. De .plus les étrangers se font peu naturaliser,
bien que toutes facilités leur en soient données. Il y avait là un danger
possible et des inconvénients certains. Pour y parer, des mesures res-
trictives de l'immigration étrangère eussent été déplorables ; on y a
remédié au moyen d'une loi (projet Lelellier), disant que tout individu
né en Algérie d'un étranger est français, à moins que, clans l'année qui
suivra sa majorité, il ne réclame sa qualité d'étranger. Ainsi la naturali-
L ALGERIE 89
sation est de droit et, tandis qu'il fallait des démarches pour l'obtenir, il
en faudra faire pour n'être pas naturalisé. L'application de cette mesure
sera certainement suivie de résultats heureux et très marqués. D'ailleurs
l'élément français tend dès maintenant à prendre le dessus, non seulement
par l'afflux des colons, mais aussi par l'excédent des naissances.
Si nous rangeons les diverses nationalités d'après leur aptitude à
l'acclimatement, nous trouverons en tête les Espagnols et les Maltais ;
puis les Italiens et les Français du Midi. Les autres races, Français du
Nord, Alsaciens, Allemands, Anglais sont bien plus réfractaires. Si la
mortalité des Français est un peu plus forte en Algérie qu'en France, en
revanche leur natalité y est aussi plus considérable. Sous ces deux rap-
ports, les Espagnols restent clans les mêmes conditions que chez eux. Le
croisement des Français du Midi avec les Espagnols et les Italiens donne
de très bons résultats et leurs enfants constituent une race résistante,
appelée sans doute à former le plus solide élément de la colonisation fu lure.
IV. — Progrès à réaliser.
LA QUESTIONDESTERRES. — Nous avons vu constamment clans le
rapide historique de la colonisation indigène, les émigrants et l'Adminis-
tration se heurter à la fois à une grave difficulté : les premiers réclamer
des lots de terre plus considérables, affirmant avec raison que la culture
des céréales et l'élève des bestiaux demandaient de vastes espaces ; et
l'Administration forcée d'avouer presque toujours qu'elle ne pouvait
faire plus ni mieux.
Le domaine de l'État français, celui qui peut être aliéné par ventes
el concessions, n'est pas indéfini. Il ne peut s'élendreque par la conquêteou la confiscation sur les tribus révoltées, comme on l'a fait en Kabylie,
après 1871. Mais il serait à la fois injuste et dangereux de spolier les
indigènes tranquilles ou de les forcer à vendre leurs terres. Le systèmele plus rationnel est celui du droit commun, avec la vente volontaire des
espaces inutilisés par les Arabes, que le sénatus-consulte de 1863 recon-
naissait propriétaires d'un terrain par ce seul fait qu'ils en avaient la jouis-sance traditionnelle. C'est un projet dans ce sens que le gouvernement de1Algérie a soumis aux Chambres depuis longtemps, et qui sera sans
doute adopté dans ses grandes lignes.
L'ACTE TORRENS. — L'administration française en Tunisie avaitmis de bonne heure en vigueur l'acte Torrens; l'administration algé-
12
90 LA FRANCE ET SES COLONIES
rienne a imité un peu plus tard cette excellente mesure, du moins dans
ses données principales. Elle doit contribuer largement à la fortune agri-
cole de notre grande colonie. D'après l'acte Torrens, toute terre, toute
propriété, quand elle se vend, est inscrite avec sa valeur sur un registre
public ; cette inscription, accompagnée d'un plan et de toutes les indica-
tions nécessaires pour en établir l'identité, donne à la terre comme une
sorte de personnalité. Le double de l'inscription, délivré au propriétaire
par le Gouvernement, devient une valeur qui peut être transmise et circu-
ler avec une facilité extrême, sans être assujettie aux formalités longues
et coûteuses qui accompagnent en France toute mutation d'immeubles.
On voit quels avantages résulteront de ce progrès pour la multiplicité des
transactions, pour l'obtention du crédit, etc.
LA QUESTIONINDIGÈNE.— La population indigène augmente comme
celle de race européenne et lui reste par le nombre infiniment supérieure.
Il n'y a donc pas lieu de songer au remplacement pur et simple d'une
race inférieure qui disparaîtrait, mais il est au contraire indispensable de
rallier à nos idées et à notre civilisation, d'assimiler le plus possible les
anciens occupants du sol. Certes la tâche est difficile, mais est-elle impos-sible comme beaucoup l'ont répété ?
« Aucun préjugé, dit à ce propos M. Paul Bourde, ne tient éternel-
lement contre un intérêt évident. » M. Bourde écrivait ces mots à la fin
d'un voyage en Kabylie où il avait observé l'esprit d'industrie et de
labeur acharné qui distingue les indigènes du Djurjura. « Si les Kabyles
ajoute-t-il, savaient combien ils gagneraient à se mettre en rapport avec
les Français et à profiler de leurs leçons, bien sûr ils saisiraient ce
moyen d'accroître leurs ressources. » Non du premier coup, sans doute,
mais peu à peu, de proche en proche. On ne peut nier que des change-ments parmi les indigènes se soient déjà produits et que nos cinquante
ans d'occupation soient restés sans résultat à cet égard : les populationssont désarmées, les cultures ensemencées plus étendues, le bétail plusnombreux. Déjà l'on voit quelques Kabyles user de notre charrue perfec-
tionnée. Gomment le contact de tous les jours et de partout n'amènerait-
il pas de changements ? Il faut donc par tous les moyens pousser à la
transformation de l'indigène. Un des plus puissants, nous l'avons dit,
c'est l'école où l'on apprend le français, la petite école partout répandue,
avec des maîtres indigènes formés par nous.
Au même rang que l'enseignement français, il faut mettre l'esprit de
conciliation et de justice, le plus efficace de tous les procédés. Nous avons
à « apaiser le fanatisme, à calmer les haines, à réconcilier l'orient avec
L'ALGÉRIE 91
la civilisation occidentale ».Les colons doivent réformer leurs habitudes
envers les indigènes qu'ils traitent souvent avec mépris ou comme des
brutes inférieures et sans dignité, sans se douter des rancunes qu'amasse
une pareille conduite. De même l'Administration doit s'attacher à se mon-
trer intègre, douce autant que ferme, à supprimer peu à peu tous les
règlements vexâtoires ou oppressifs, à établir les impôts avec une grande
modération.
Il y a lieu aussi d'étudier la question d'une naturalisation spéciale
pour les indigènes. Évidemment, pour cent raisons, on ne peut songer à
leur donner d'emblée tous les droits de citoyens français : nos colons se
trouveraient noyés dans leur masse, incapables de défendre et les intérêts
de la colonisation et ceux de la France.
Mais on peut faire dès maintenant quelque chose : l'indigène, qui
paie l'impôt, devrait avoir la faculté d'exposer et d'appuyer ses revendi-
cations, au moyen de représentants élus par lui qui prendraient dans les
Conseils généraux la défense de ses intérêts. La naturalisation partielle,
donnant entre autres droits celui de vote dont nous parlons, ne serait pas
accordée sans discernement ni aux indigènes en masse pour commencer.
Ce serait là, comme tous les actes de justice, un moyen nouveau d'accé-
lérer l'assimilation des populations sédentaires.
En règle générale, toujours, en toute circonstance, et c'est là un
devoir impérieux pour tous, administrateurs, militaires et colons, faire
comprendre à l'indigène que nous ne sommes pas l'oppresseur, mais le
frère aîné.
« Les articles de notre programme, dit M. Foncin, peuvent se résu-
mer en quelques mots : rendre progressivement tous les Algériens Fran-
çais dans une Algérie française. »
V. — L'Algérie et la France.
DÉPENSES DE LA FRANCE POUR L'ALGÉRIE. — Quand on a totalisé
les dépenses faites pour l'Algérie non seulement par le Gouvernement géné-
ral, mais parles divers ministères, guerre, marine, agriculture, etc., on
arrive à une somme d'environ cent quatorze millions. Or, les recettes dela. colonie n'étant que de quarante et un millions, on se trouve en présenced un déficit de soixante-treize millions environ.
C'est ce chiffre considérable qui fait répéter chaque année la parolebanale: « L'Algérie est une charge pour la métropole; depuis cinquanteans elle n'est pas arrivée une fois, et de bien loin, à couvrir ses dépenses
92 LA FRANCE ET SES COLONIES
et de longtemps elle ne saurait le faire. » D'où la conclusion « qu'il.aurait mieux valu né pas s'y établir ».
Examinons de près celte affirmation osée, sur laquelle nous nous
proposons de revenir plus complètement aux « Vues d'ensemble sur les
colonies », conclusion de ce volume.
D'abord, on ne peut demander à un pays neuf la force productriceet la richesse accumulées par le travail des siècles dans la mère-patrie.
L'Algérie depuis trente ans prépare justement l'outillage qui fera d'elle
un pays riche el producteur, se suffisant à lui-même et au delà. Mais
quelles sommes n'a-t-il pas fallu engouffrer dans les constructions de
roules, de ports, de chemins de fer, dans l'assainissement du pays, tous
capitaux indirectement rémunérateurs. Déjà ils deviennent productifs, el
l'examen des statistiques Commerciales indique une marche rapide du
progrès économique.
LE DÉFICIT N'EST QU'APPARENT ET POURQUOI. — Peut-on réelle-
ment affirmer qu'il y ait déficit. Pour le savoir, considérons d'un côté
le budget français obligé de donner chaque année soixante-treize mil-
lions, de l'autre les intérêts de la nation pris dans leur ensemble.
Il y a d'abord 270 000 Français de plus qui vivent et développent leur
activité sur la terre d'Afrique. N'est-ce rien comme richesse? Les gros
capitaux qu'ils empruntent en France et font valoir comptent aussi pour
quelque chose. Les actionnaires des voies ferrées algériennes, Français
presque tous, ne louchent-ils point déjà de fructueux dividendes ? Les
établissements de crédit algériens, qui ne font point de mauvaises affaires,
ne reposent-ils pas sur des capitaux français ? Et le développement des
flottes de paquebots? Et la sécurité de la mer que nous avons établie?
Tout cela compte, et beaucoup chaque année, bien qu'il soit malaisé-de
l'évaluer en millions.
« Les deuxpa}rs, ajoute M. Foncin, à qui nous empruntons ces vues
extrêmement justes, font ensemble un commerce annuel de plus de
trois cents millions, dont deux cent quarante à l'importation des produits
français en Algérie et soixante à l'exportation des produits algériens en
France. Si l'on veut bien réfléchir crue tous les échanges sont lucratifs,
sans quoi ils n'auraient pas lieu, est-ce trop d'évaluer à vingt-neuf ou
trente millions les bénéfices que nos industriels et nos commerçants
retirent de leur commerce avec l'Algérie ?
« Comparons donc maintenant le passif de soixante-treize millions
avec ces divers chapitres de l'actif :
L'ALGERIE 93 •
240 000 Français de plus représentent en moyenne
un revenu annuel de 1 000 francs par tête, soit . . . 240 millions.
Les receltes des chemins de fer donnent . ... 17 —
Les profits des établissements de crédit, placement
de capitaux, etc ? ?
Ceux des compagnies maritimes peuvent monter à. 14 —
Les bénéfices du mouvement d'échange donnant au
bas mot 20 — -
Tout cela fait ensemble au moins 290 millions.
Le bénéfice net atteignant probablement 200. »
M. Foncin fait là, nous le croyons, une réponse victorieuse aux
détracteurs de l'Algérie. rCncore ses chiffres, déjà un peu anciens,
doivent-ils être tous majorés.
En 1888, la valeur des exportations algériennes en France était de
cent soixante-huit millions ; montait à deux cents millions en 1889.
Les importations de France en Algérie, pour ces mêmes années, étaient
respectivement de cent soixante-quatorze et cent soixante-clix-huit mil-
lions de francs.
La valeur totale des échanges entre la métropole et sa grandecolonie algérienne, soit trois cent soixante-clix-huit millions pour 1889,
,1'est dépassée dans le commerce général de la France que par l'échangeavec six pays : Angleterre, Belgique, États-Unis, Espagne, Allemagne,
République Argentine. Elle est supérieure à nos affaires avec toute
autre nation et, à elle seule, égale ou dépasse notre commerce avec
toules les autres colonies françaises réunies.
Terminons en rappelant l'importance politique d'une Algérie fran-
çaise pour notre influence dans la Méditerranée, sans oublier la gloired'avoir ouvert un immense pays à la civilisation, continuant ainsi la
grande tradition française du peuple qui fut toujours le premier servi-
teur de l'humanité.
LES
ANCIENNES COLONIES FRANÇAISES
CHAPITRE VI
CARACTÈRE DE LEURS RELATIONS AVEC LA MÉTROPOLE
DEPUIS 1814 JUSQU'A NOS JOURS
Nous nous proposons maintenant d'étudier celles de nos colonies
qui firent partie de ces anciennes et splendides possessions dont nous
avons parlé aux premières pages de ce volume 1.
Pour donner de la question une idée plus claire, plus nette, plus
générale, nous ferons, dans un premier chapitre, l'examen d'ensemble des
relations de la France avec ses anciennes colonies, depuis 1814 jusqu'ànos jours. Dans un deuxième chapitre, chacun des établissements sera
rapidement étudié à son tour sous le rapport de la géographie générale,du climat, de la puissance productrice.
Ces colonies anciennes sont : nos Antilles, la Martinique et la Gua-
deloupe ; la Guyane, la Réunion. Ce sont là des colonies dites de planta-tion 2.
Nous y joindrons, comme étant aussi d'anciens établissements, Saint-
Pierre et Miquelon avec les pêcheries de Terre-Neuve, et nos comptoirsde l'Inde, colonies d'exploitation commerciale.
1Sauf le Sénégal, qui fera l'objet de l'étude suivante.- Onpeut distinguer les colonies en : colonies de peuplement; tels les établissements
des Français au Canada, des Anglais à la Nouvelle-Angleterreet en Australie. C'est seule-ment dans les pays tempérés qu'elles peuvent être fondées : l'Européen s'y établit, y tra-vaille, s'y multiplie, s'y développe comme dans son propre pays.
viennent ensuite les colonies.de plantation, dont la richesse principale est la culturees plantes tropicales : canne à sucre, riz, caféier, cacaoyer, etc. Les Européens possèdent-el dirigent les cultures, mais ne sauraient y travailler eux-mêmes.
Lescoloniesd'exploitation sont surtout des établissements commerciaux.Ajoutons-y les colonies mixtes, tenant des trois types, telle l'Algérie; ou des deux
derniers, commeMadagascar, le Sénégal, etc.
96 LA FRANCE ET SES COLONIES
ÉTAT DES COLONIESEN 1815. — Quand l'Angleterre remit entre nos
mains les colonies que nous laissait le Congrès de Vienne, elles étaient
dans l'état le plus déplorable. Le blocus, la privation de toute communi-
cation avec la France, la guerre prolongée avec toutes les vicissitudes et
toutes les ruines qui l'accompagnent, puis l'occupation étrangère, sans
compter les traces de meurtre et d'incendie laissées par la lutte des races,toul, avait réduit à la misère ces belles colonies qui faisaient justementnotre orgueil au xvme siècle et dont l'étonnante prospérité contribuait
pour une large part à celle de quelques ports français, notamment Nantes
et Bordeaux.
LES ÉLÉMENTSDIVERS DE LA POPULATION. — Avant 1789 les castes
étaient fortement délimitées el, à la Restauration de 1815, l'élément blanc
reprit aussitôt la situation prépondérante qu'il croyait lui être due pour
toujours, mais que les événements delà Révolution lui avaient un momenl
arrachée.
Au-dessous des blancs, bien loin, étaient les gens de couleur. Pour
le blanc, surtout pour le créole d'origine, l'homme de couleur, nègre ou
mulâtre, n'était qu'un être de race toul à fait inférieure, une bêle de
somme. Il eût paru exorbitant, clans la société créole, de professer quele nègre pouvait bien avoir aussi quelques droits à la justice et à l'égalité
sociales, et que son titre d'homme faisait aux blancs le devoir de le trai-
ter en frère cadet.
Sans cloute les noirs dans les colonies françaises, et particulièrementà la Réunion, n'avaient point à subir d'aussi cruelles rigueurs que sous
d'autres maîtres, mais le planteur n'aurait pas admis un instant que le
nègre eût des droits à la liberté humaine et que l'esclavage ne fût pasd'une nécessité absolue pour les colonies.
Beaucoup des anciens créoles étaient de souche nobiliaire : bien des
familles nobles de France avaient un rameau établi dans les colonies. Ces
planteurs et les hauts fonctionnaires, comme eux d'origine noble le plus
souvent', formaient avec le clergé les deux premières castes. Le clergéétait nombreux et actif. De tout temps un esprit d'entreprise remarquablel'avait animé et beaucoup de ses membres s'étaient activement mêlés de
commerce et de colonisation.
Les planteurs non nobles étaient aussi fiers que les premiers de leur
supériorité d'hommes blancs. Une classe nombreuse, utile, de plusmodeste origine, était formée par les négociants des ports. Quelques
engagés blancs remplissaient diverses fonctions inférieures.
LES ANCIENNESCOLONIESFRANÇAISES 97
Puis la ligne de démarcation était absolue. En 1815, les créoles
allaient tenter de faire revivre et de maintenir dans toute sa rigueur
l'ancien état de choses. Le premier acte du Gouvernement de la Restau-
ration, qui d'abord entrait dans les vues des créoles, fut de déclarer nulles
et non avenues toutes les modifications survenues depuis 1789 et de
rétablir l'ancien régime clans son intégrité. Dès 1803, Bonaparte avait
commencé lui-même le mouvement de réaction, en rétablissant l'escla-
vage. Mais heureusement, au bout de peu d'années, il fallut, par la
force des choses, apporter des adoucissements à cet état social d'un autre
âge.
QUESTIONDE L'ESCLAVAGE.— Dès ce moment, en effet, était posée
la question de l'esclavage, et par les principes humanitaires de la Révo-
lution française, que la défaite ne pouvait étouffer, et par le sentiment
universel de justice et d'égalité qui, depuis 1789, en dépit de toutes les
réactions, se répandait sur le monde, plus vivace que partout ailleurs
clans les pays français. L'Angleterre elle-même, qu'on s'élonne de trouver
en lêle de ce mouvement généreux, commença l'étude du grand problème
et, la première, en appliqua la solution radicale à ses colonies.
Dans les deux premières années de la Révolution, une partie seu-
lement de la question avait été abordée : il s'agissait de savoir si les
hommes de couleur libres auraient les mêmes droits politiques que les
blancs. Ceux-ci, avec leur souverain mépris pour tout ce qui comptait
une goutte de sang noir dans les veines, n'avaient pu un instant admettre
celle idée. Leur résistance aveugle fut l'origine des premières luttes
sociales, qui bientôt, avec la suppression radicale de l'esclavage, s'aggra-vèrent dans d'effroyables proportions.
LES PLANTEURSDE SAINT-DOMINGUE.— De ces tristes événements
une large plaie restait encore à panser : tandis que les colons des autres
Antilles retrouvaient en général, au retour de l'émigration, leurs pro-
priétés et leurs esclaves, malgré des perles plus ou moins considérables,les planteurs de Saint-Domingue, notre plus riche colonie, restaient com-
plètement dépossédés par la victoire définitive des hommes de couleur.
Ils firent entendre leurs doléances au gouvernement de Louis XVIII, le
priant d'intervenir. Saint-Domingue était encore regardée comme une
possession française ; des projets d'expédition furent discutés au Conseil ;des armements même furent commencés. Mais le souvenir de l'infruc-
tueuse campagne de 1803 entrava ces projets. On redoutait l'effort pro-longé, considérable, qu'il faudrait faire encore; alors que tout le pays
13
98 LA FRANCE ET SES COLONIES
aspirait au repos. Le Gouvernement français prit donc le parti de négocier ;
laissant à Saint-Domingue (maintenant Haïti) son indépendance, il deman-
dait à cet État la reconnaissance de la souveraineté de la France, à ses
chefs un acte solennel de soumission, puis le paiement d'une redevance
annuelle, et la somme de soixante millions, destinée à indemniser les
anciens planteurs. Les Haïtiens, sans se refuser à négocier, voulaient
admettre seulement l'indemnité comme base de l'entente. Après dix ans de
pourparlers, années remplies par les réclamations toujours véhémentes
des planteurs, la France se résolut à modérer ses prétentions pour éviter
une guerre qui n'eût point manqué d'être très longue, très coûteuse en
hommes et en argent el ne nous eût laissé qu'un pays entièrement ruiné,
avec la révolte toujours en perspective. En 1825 nous reconnûmes l'indé-
pendance de Saint-Domingue en stipulant pour les anciens colons une
indemnité de cent cinquante-neuf millions ; le chiffre était énorme pour
Haïti qui ne cessa d'en réclamer la réduction avant de commencer les
paiements. Enfin, en 1838, l'indemnité était réduite à soixante millions.
Les paiements commencèrent aussitôt, el, sauf de 1844 à 1848, furent
toujours effectués réguliôremenl.
LE TRAVAIL AUX COLONIES APRÈS 1815. L.-VTRAITE. LE
RÉGIME DE L'ESCLAVAGE. — Tous les travaux de culture et de force
étaient faits aux colonies par la population noire. Elle exerçait aussi un
grand nombre de professions manuelles. Il est donc intéressant de con-
naître comment se faisait le recrutement du personnel de couleur el
quelle était sa vie.
Les nègres el tous les gens de couleur des Antilles étaient ou bien
originaires d'Afrique et importés par les navires de traite, ou bien, et
ceux-ci faisaient le plus grand nombre, ils descendaient des noirs venus
depuis plus ou moins de temps aux colonies.
Dès les premiers voyages des Portugais sur la côte d'Afrique les
achats de chair humaine avaient commencé : en 1441, on put voir des
nègres esclaves dans les rues de Lisbonne. Les première transportés
aux Antilles le furent, dans la meilleure des intentions, parTévêque
Las-Gasas, qui conseillait d'engager des travailleurs africains, espérant
arracher les indigènes, les Indiens, aux cruautés des Espagnols. Il n'y
avait qu'un pas à faire pour transformer les engagés en esclaves, et ce
pas fut bientôt franchi.
De leur côté, les Français commencèrent l'importation des noirs aux
Antilles vers le milieu du xvii 0siècle, les engagés blancs étant trop peu
nombreux et supportant fort malle travail des pays chauds. Chose abomi-
LES ANCIENNESCOLONIESFRANÇAISES ,,99
nable et grotesqueà la fois, une ordonnance de Louis XIII relative à la
irai te se félicite de cet odieux commerce qui « enlève une foule d'âmes à
l'idolâtrie ». Il est vrai que, jusqu'en 1846, le séminaire du Saint-Esprit,,
à Paris, qui formait les missionnaires, enseignait que la servitude
n'offense ni la loi divine, ni la loi naturelle, ni la loi civile, ni la loi reli-
gieuse! (M. Schoelcher.)
La traite prit un développement extraordinaire. Nous avons raconté
plus haut quelles fortunes firent dans le commerce du bois d'ëbène 1 de
nombreux armateurs français, ceux de Nantes en particulier. En 1736 OIT
compiait 72 000 noirs rien qu'àla Martinique. Tout favorisait la traite,
Le bois d'ébène est noir; d'où le jeu dé uipts. . ,
Esclavesnègres sur un navire faisant'la traite des noirs.
100 LA FRANCEET SES COLONIES
jusqu'à une ordonnance de 1672, accordant une prime de treize livres
par noir importé, prime qui, en 1802, fut portée à cent cinquantefrancs.
Le Danemark et la Suède ont l'honneur d'avoir les premiers protesté
contre ce commerce inhumain, rendu plus odieux encore par les cruautés
sans exemple des négriers, par les souffrances indicibles qu'enduraient
les malheureux noirs entassés en foule, hommes, femmes et enfants, dans
les entreponts étroits des navires.
L'Angleterre entra dans le mouvement antiesclavagiste en 1807 ;
elle y eut d'autant plus de mérite qu'elle possédait les colonies les plus
considérables du monde, après l'Espagne.
La question fut portée en 1815 au Congrès de Vienne, qui décida
l'abolition de la traite. Seule l'Espagne n'adhéra pas à cette convention et
ne l'accepta qu'en 1835. Les Étals-Unis favorisaient indirectement la
traite en ne laissant pas visiter leurs navires. La France fit quelques res-
trictions, réservant à ses colonies un délai de cinq ans pour s'approvi-
sionner de noirs et pour se préparer au changement annoncé. Cependant
une loi française interdisait la traite dès avril 1818 : elle prononçait la
confiscation du navire pris faisant la traite et l'interdiction de son capi-
taine; Mais les bénéfices possibles étaient assez gros pour compenser ces
risques : il s'agissait surtout d'avoir des navires rapides pour échapper
aux croiseurs anglais. La traite continua donc, avec une aggravation
pour les malheureux noirs, encaqués dans des navires aux flancs étroits
et ras sur l'eau, et parfois jetés par centaines à la mer, quand il fallait
alléger le bâtiment sur le point d'être pris. Ainsi les traitements dont les
noirs étaient victimes à bord étaient plus cruels à mesure que la chasse
aux négriers devenait plus sérieuse, et cela par la nécessité de porter en
une fois un très grand nombre d'esclaves, une seule expédition réussie
faisant alors la fortune du marchand de bois d'ébène, tant cette denrée
devenait chère.
Pour faire entrer les noirs aux colonies, on usait de toutes sortes de
ruses et de fraudes difficiles à découvrir, parce que les esclaves n'avaient
point d'état civil, qu'on ne faisait pas de recensement sur les habita-
tions et que la complicité des créoles était universelle. La traite conti-
nua donc, malgré les aggravations considérables apportées à la loi de
1818 par celle de 1831, qui non seulement confisquait le navire, mais
encore punissait de deux à cinq ans de travaux forcés les armateurs et
les capitaines, portant ces peines à dix et vingt ans si le navire était saisi
en mer faisant la traite. On pendail même aux vergues les équi-
pages négriers. La France avait alors joint sa surveillance à celle de
LES ANCIENNESC0L0ND3SFRANÇAISES 101
l'Angleterre, et la traite entre l'Afrique et nos colonies * était à peu près
morte.
CONDITIONDES ESCLAVESAUxixe SIÈCLE. — Elle était déjà sous tous
les rapports infiniment plus douce qu'aux siècles précédents,, surtout
dans les colonies françaises où, à part des exceptions, on n'avait jamais
trouvé chez nos planteurs la même férocité que chez nos voisins, Espa-
gnols ou Anglais.
Le Code noir, ensemble des règlements se rapportant aux esclaves,
édicté en 1685, était en somme très humain pour l'époque et promettait à
l'esclave des garanties nombreuses contre les maîtres cruels, de même
qu'il armait le maître de vigoureux moyens de répression contre l'esclave
paresseux ou insubordonné. Mais, si le maître était despote, violent et
cruel, les garanties promises à l'esclave restaient à peu près toujours
lettre morte. Seul l'adoucissement des moeurs put améliorer la situation
matérielle de l'esclave. En effet, à qui un noir injustement maltraité, mar-
tyrisé même, pouvait-il faire entendre ses plaintes? Souvent à personne,
puisqu'au besoin le maître l'enfermait pendant des mois ; et, s'il parvenait
jusqu'aux autorités delà colonie, c'était à des amis, à des parents de son
persécuteur qu'il parlait, à des gens qui ne le tenaient point pour autre
chose que pour une bête de somme.
Comme nous le verrons, c'est seulement après 1830, quand les nou-
velles idées libérales et humanitaires furent représentées dans le Gouver-
nement central et clans celui des colonies, quand l'opinion pesa sur leurs
décisions, que l'homme de couleur commença à trouver des garantiesefficaces. Mais les chances, même nombreuses, d'une vie matérielle sup
1
portable ne suffisent pas à l'homme quand la loi le déclare chose mobilière,
qu'il n'a pas d'état civil, que ses enfants appartiennent à son maître. C'est
ce qu'a si éloquemment démontré Victor Schoelcher, le grand bienfaiteur
de la race noire.
TRAVAILET VIE DES ESCLAVES.— Sur les habitations (ou propriétés)les noirs couchaient dans des cases ; leur vêtement, comme on le pense,était aussi simple que le mobilier de la case: toujours pieds nus, ils se
contentaient d'un pantaLon et d'un veston de toile. Par escouades-de 30a 50 ils se rendaient à la culture, « au jardin », disaient-ils, et bien sou-vent Vatelier était encouragé par un chanteur, accompagné d'un instru-
La traite subsista ailleurs : en 1838,plus de 300navires s'y livraient encore, trans-portant dans l'année 68000 noirs au Brésil, à Cuba, aux États-Unis, où l'esclavagen'a étéaboli qu'en 1861.Il subsiste encore au Brésilpour quelquesannées.
102 LA FRANCE ET SES COLONIES
ment primitif. Les femmes « au jardin» .étaient plus nombreuses que les
hommes, occupés souvent comme cabroueliers (charretiers), sucriers,
ratiers 1, canotiers, etc. Le travail était surveillé par un commandeur,
ou contremaître, en général homme de couleur et très dur pour ses
frères de race-. Les punitions étaient d'abord le fouet, dont on usait sou-
vent sans.mesure, le cachot, les fers, etc.. Certains malheureux, écrasés
par les punitions et les mauvais traitements, se sauvaient dans les bois :
on les appelait nègres marrons. Il y en avait
toujours 1 500 ou 2 000 errant à la Guade-
loupe, autant à la Martinique, beaucoupmoins à Bourbon, où la condition des noirs
était plus douce.
La terribledéfense du nègre était «le
poison », généralement l'arsenic. Si « le
poison » s'attaquait peu aux personnes, en
revanche, il causait de grands ravages
parmi les animaux. C'était la punition des
maîtres cruels. Les plus atroces supplices
ne purent supprimer ces vengeances.
Les familles constituées, régulièrement
étaient très rares parmi les hommes de cou-
leur, et les blancs, afin de pouvoir séparer
plus facilement l'homme de la femme clans
une vente, n'encourageaient point le ma-
riage: c'était le régime de l'union libre. Un
grand nombre de couples pourtant demeuraient longtemps unis ; les
liaisons présentaient une certaine fixité.
En somme, vers 1825, l'esclavage « était devenu, dit Schoelcher, un
état animalemenlsupportable ». Nous avons dit pourquoi il ne pouvait
subsister malgré l'adoucissement progressif qui, en 1840, avait fini:par
le transformer en une sorte de servage.
1REPRISE CONSIDÉRABLEDES AFFAIRESAUXPREMIÈRES ANNÉESDE LA
RESTAURATION.— CE QUIMOTIVAITCETTE REPRISE. — Les guerres inter-
- minables qui entravaient tout échange, l'arrêt presque complet de -la cul-
ture dans les colonies ruinées avaient depuis des années laissé la France
dans la plus grande: disette des denrées coloniales de première nécessité:
Le sucre, le café, les épices étaient montés à des prix effrayants. De
1 Les rais font de grands ravages dans les champs de cannes. ... . ',;
Canne à sucre.
LES ANCIENNESCOLONIESFRANÇAISES 103
plus, l'ancien pacte colonial, remis en vigueur au moment de la Restau-
ration, ne permettait pas à la mère-patrie de recevoir les denrées des
colonies étrangères, de même qu'il défendait à nos colonies d'avoir recours
à une autre industrie qu'à l'industrie française.
Le vide produit par ce long arrêt d'activité était énorme : il devait
nécessairement amener une reprisé vigoureuse des affaires, une sur-
production agricole aux colonies, et en France un accroissement consi-
dérable clans la production industrielle el les armements de la marine
marchande.
Ce phénomène se produit toujours après les grandes crises. Nous
en avons eu plus récemment un frappant exemple dans le mouvement
commercial sans précédent qui a succédé à l'interruption forcée des
dix mois d'invasion et de discordes civiles en 1870-1871 : les Compa-
gnies de chemins de fer ne pouvaient plus suffire aux efforts qu'on leur
demandait '; les marchandises restaient de longs jours sur les quais des
gares, tandis que le public faisait entendre les plus violentes et, comme il
arrive trop souvent, les plus injustes récriminations.
Le travail reprit donc aux colonies avec la plus grande vigueur et
les planteurs se crurent pour longtemps revenus aux années prospères
que leurs ascendants ou les plus âgés d'entre eux avaient connues. Le
nègre, réduit et résigné, avait repris son collier de misère et ne parais-
sait pas songer à un avenir différent de sa vie présente; les gens de cou-
leur libres étaient si loin du créole que celui-ci se doutait à peine des
projets el des espérances qui fermentaienl déjà clans les cerveaux des
plus intelligents. Il y avait bien quelques points noirs : la suppression de
la traite à l'horizon, les idées humanitaires, pour le moment mises sous '>
le boisseau, mais qui, de temps à. autre, montraient qu'elles n'étaient
point mortes... Le Gouvernement central, plus sage que les colons, com-
prenait que des changements graduels étaient devenus nécessaires. Cer-
taines mesures mime étaient d'avance acceptées par les colons les plus
réfractaires aux idées nouvelles. Nous reviendrons là-dessus tout à
l'heure.
PROSPÉRITÉ DE LA MARINEMARCHANDE.—Les armements du com-
merce avaient nécessairement et aussitôt profité de la grande reprise du
travail aux colonies et de leurs relations avec la France. Nos principaux
ports, Marseille, le Havre, Nantes et Bordeaux, ces deux derniers sur-
tout pour la navigation des Antilles, avaient retrouvé une vie nouvelle.
D'autant plus embarrassées qu'une bonne partie du malériel était hors de serviceoudansles mains de l'ennemi.
104 LA FRANCE ET SES COLONIES
Les chantiers, morts depuis vingt-cinq ans, étaient maintenant pleins
d'activité ; bien des bâtiments corsaires avaient pris le rôle plus modeste
de long-courriers pour les colonies. Les armateurs de Bordeaux et de
Nanles allaient faire une nouvelle série de ces campagnes fructueuses
qui leur avaient permis autrefois d'élever les superbes demeures admi-
rées encore aujourd'hui.
En même temps, encouragés par le succès des transactions colo-
niales, d'autres armateurs et de nombreux capitaines se lançaient sur les
routes encore peu connues .ou presque oubliées depuis vingt ans, et en
quelques voyages amassaient une fortune. C'est l'époque héroïque de ce
siècle pour la marine marchande : auxprofits du commerce se joignait l'at-
trait des aventures, des pays inexplorés, parfois la gloire d'une découverte
nouvelle à travers les espaces immenses de ces mers où rien aujourd'hui
ne reste même à glaner pour les marins.
LES MOYENS DE COMMUNICATIONA CETTE ÉPOQUE. — En 1816 la
marine à vapeur se trouve encore à l'état d'essais timides et c'est seule-
ment une dizaine d'années plus tard que le premier steamer traversera
l'Atlantique. Le navire à voiles était infiniment plus sûr et. la plupart du
temps plus rapide que les vapeurs d'alors, sans être arrivé pourtant au
point de perfection qu'il atteignit vers 1850, arrivant à son apogée au
moment même où le vapeur devenait apte à le remplacer avec avantage.
Les navires qui faisaient les traversées des colonies étaient en général
des bâtiments à trois mâts portant de trois' cents à cinq cents tonneaux
de marchandises. Le grand nombre des passagers, les fortunes coloniales
et celles des ports qui se développaient vite influèrent en peu d'années
sur le confort et le luxe des aménagements. Sans être comparables pour
l'espace et pour le fini de l'installation aux chambres de nos grands
transatlantiques, celles qu'occupaient les passagers dits de la table (du
capitaine) abord des trois-mâts de l'époque, étaient déjà très suffisantes,
et les voyages n'étaient pas sans agrément, à moins toutefois crue le
mauvais temps continu et les vents contraires n'empêchassent la prome-
nade et la causerie sur le tillac et ne donnassent à la traversée une lon-
gueur excessive : tel navire parti de Bordeaux ou de Nantes mouillait à
Fort-de-France après vingt-cinq jours de mer; tel autre, sorti le lende-
main ou deux jours plus tard, manquait les brises favorables et restait
en route deux mois et demi. Ce sont des mécomptes que supprime le
paquebot à vapeur, faisant régulièrement en deux semaines la traversée
des Antilles, dont la durée moyenne était, en 1820, de quarante jours.
Un premier progrès consista à établir des départs réguliers de
LES ANCIENNESCOLONIESFRANÇAISES 105
paquebotsà voiles, chose qui existait depuis longtemps entre l'Angleterre
elles États-Unis.
L'INDUSTRIESUCRIÈREDANSLES PORTS.— LES RAFFINERIESDUHAVRE,
DENANTESET DE BORDEAUX.— En même temps que l'activité commer-
ciale, une industrie morte, la raffinerie des sucres, renaissait clans nos
ports de mer, mais pour un nombre d'années limité. Les anciens règle-
ments imposés aux colonies par la métropole défendant de faire aux îles
le raffinage du sucre, c'est-à-dire les dernières opérations qui l'amènent
à l'état de pain blanc et pur, tel que nous le voyons dans les magasins ;
on apportait les sucres bruts, et ils subissaient ce traitement complémen-
taire à leur arrivée en France. Gomme l'ancien pacte colonial était rétabli,
la fabrication du sucre aux colonies fut soumise aux mêmes restrictions.
D'ailleurs les suites du désordre aux îles, la ruine des colons n'avaient
point permis l'édification de raffineries. Cette industrie reprit en France
en même temps que les autres affaires coloniales et ce furent naturelle-
ment les porls de mer, le Havre, Nanles et Bordeaux, qui en eurent le
monopole. La raffinerie resla un temps très prospère et donna aussi de
gros bénéfices pendant quelques années. Malheureusement pour cette
industrie la justice ne permit pas, quand on entra vis-à-vis des colonies
clans une voie plus libérale, de conserver aux villes françaises leur privi-
lège, el, pour aggraver encore la situation des raffineurs, ils eurent un
peu plus tard à lutter contre les usines de sucre indigène (de betteraves)
qui s'établissaient dans le nord de la France, sur les lieux de produc-
tion, ou même à Paris.
Le lecteur a dû remarquer l'absence du nom de Marseille parmi les'
ports que nous avons cités el trouver peut-être aussi qu'il est bien peu
question du Havre. Marseille était bien déjà le premier port de France et
venail de dépasser Bordeaux ; mais, si l'on voyait des navires marseillais
clans nos porls coloniaux aussi bien que sur tous les points du monde,la grande ville provençale faisait surtout des affaires dans la Méditerranée
centrale comme dans tous les pays du Levant, commerce dont elle avait
à peu près le monopole, alors qu'on ne voyait point dans ces parages les
navires ponantais 1.La conquête de l'Algérie et plus tard le percement de
l'isthme de Suez devaient grossir encore clans d'énormes proportions le
commerce de Marseille. Quant au Havre, bien qu'en progrès continu, il
était loin d'avoir l'importance qui lui donne aujourd'hui le premier rang
après Marseille; mais son commerce avec les Antilles était déjà considé-
rable, sans atteindre la valeur de celui de Bordeaux ou de Nantes.
1Ponanl veut dire couchant; navires ponantais, ceuxde l'Atlantique.
14
106 LA FRANCE ET SES COLONIES
RÉGIME DES RELATIONSCOMMERCIALESDESCOLONIESAVECLA MÉTRO-
POLE ET DES COLONIESAVEC L'ÉTRANGER. — MESURES SUCCESSIVESQUI
ONT MODIFIÉCE RÉGIME DANSLE SENSLIBÉRAL.— La Charte, ou Cons-
titution, octroyée"1
par Louis XVIII aux Français, rétablissait entière-
ment pour les colonies l'état de choses antérieur à la Révolution. Il faut
bien dire que sur l'heure on ne pouvait guère agir autrement et qu'il
fallait laisser au temps et à l'élude le soin de préciser les modifications
rendues nécessaires par l'avènement d'un monde nouveau.
D'après cette charte, ce pacte colonial, les possessions étaient gou-
vernées par des lois el par des règlements. Ce mot de règlement laissait
place à beaucoup d'arbitraire ; en effet, si une loi est soumise au con-
trôle des représentants du pays, un règlement ne l'est point, et l'absence
de contrôle ne manque jamais, avec le temps, d'amener les plus graves
abus. Il aurait suffi qu'un gouverneur ou un ministre de la marine eût les
vues les plus contraires aux intérêts d'une colonie pour que ces intérêts
fussent sacrifiés. Heureusement, dans la période dont nous parlons, le
personnel sut êlre à la hauteur de ses fonctions et s'y dévouer.
Le titre le plus important du pacte colonial était celui qui réglait
les relations commerciales de nos possessions d'oulre-mer. Sauf quelques
porls ouverts aux étrangers avec permissions très spécialisées dans le
commerce qu'ils faisaient, les colonies ne pouvaient recevoir et expédier
que des navires français ; elles devaient acheter clans la mère-patrie ou
encore dans les autres colonies françaises tout le blé, toutes les matières
premières, tous les produits d'industrie, machines, tissus, vêtements qui
leur étaient nécessaires. Par réciprocité, la France ne pouvait tirer que
de ses colonies le sucre, le café et les autres denrées des pays chauds.
Ce système, universellement adopté, avait déjà porté des fruits
amers pour plus d'une nation : son exagération clans un détail fut le
prétexte de la querelle entre la Grande-Bretagne et la Nouvelle-Angle-
terre, querelle d'où sortit la guerre de l'indépendance américaine et la
perte pour l'Angleterre de sa plus florissante colonie; de même, l'appli-
cation sans tempéraments du pacte colonial, jointe à un despotisme exces-
sif, soulevait au commencement du siècle toute l'Amérique du Sud, el
enlevait successivement à l'Espagne les pays aujourd'hui indépendants
de la Plata et de Montevideo, le Mexique, l'Amérique centrale, l'Amé-
rique équatoriale, le Pérou, la Bolivie, le Chili, alors qu'avec une poli-
1 LouisXVIII,sedisant roi de droit divin, prétendait octroyer une charte à son peuple,c'est-à-dire la lui donner uniquement de par son bon plaisir; il ne se croyait nullement
engagé commepar un contrat consenti des deuxparts. C'est la vraie doctrine royaliste : le
roi supérieur, à lui tout seul, à toute une nation de sujets.
LES ANCIENNESCOLONIESFRANÇAISES 107
tique modérée, une sage liberté commerciale, l'Espagne eût peut-être
sarclé jusqu'à nos jours ce vaste et superbe empire colonial.
L'Angleterre, instruite par une dure expérience, se préparait à
entrer dans une voie nouvelle pour la question commerciale aussi bien
que pour celle de l'esclavage. De même le Gouvernement de la Restau-
ration, dont en somme l'administration aux colonies fut sage et répara-
trice, si elle se montra par trop attachée aux vieilles formes et aux vieux
préjugés, s'occupa bientôt d'élargir le cercle étroit où risquait d'étouf-
fer quelque jour le commerce de nos colonies, quand la période excep-
tionnelle de prospérité aurait fait place à des années plus difficiles. Sans
doute, il convenait de soutenir par des taxations spéciales appliquées à
l'étranger le commerce et la marine française ; mais, en règle générale,
ces moyens ne doivent servir que pour les époques de transformation
sociale ou économique, si difficiles à traverser, comme fut celle de l'éman-
cipation des noirs. En temps ordinaire, il convient de laisser au com-
merce la plus grande liberté possible, et si des taxes sont nécessaires et
légitimes, telles les taxes pa}rées pour services rendus ', il faut les rendre
aussi légères que les circonstances le permettent.
La première mesure utile et sagement libérale que prit le Gouver-
nement français en matière coloniale, fut de signer un traité de réci-
procité avec les États-Unis et l'Angleterre : d'après ce traité, certaines
denrées étaient reçues des colonies françaises dans les ports anglais et
américains, et ceux-ci à leur tour obtenaient le droit d'expédier des
marchandises de nature déterminée à nos ports coloniaux. Ce premier
progrès fut aussitôt suivi d'une diminution sensible dans la contrebande,
que les systèmes prohibitifs développent toujours beaucoup.En 1820, on institua des Comités consultatifs auprès des gouver-
neurs : composés de personnages notables, planteurs ou négociants, ces
Comités purent faire valoir les voeux de leurs compatriotes ; ce commen-
cement de représentation était la première atteinte au régime pur et
simple de l'arbitraire gouvernemental.En 1825, les dépenses coloniales furent très justement divisées en
deux parts : dépenses de protection, telles l'entretien des forces navales,des troupes, des forts, etc., qui restaient à la charge du budget français ;
dépenses administratives et intérieures auxquelles devaient pourvoir les
recettes des budgets coloniaux.
L'année suivante, en 1826, on commençait à admettre les farines
1Exemple : un navire étranger entre dans un port : il use des quais, des grues de
déchargement,des bassins, etc. etc. ; il est juste qu'il paie une taxe au port qui a fait desfraispour lui faciliter ses opérations commerciales.
108 LA FRANCE ET SES COLONIES
étrangères, mais chargées d'un droit très fort, presque prohibitif, qui
peu à peu s'abaissa à une taxe raisonnable.
Nous ne parlerons pas encore des droils sur les sucres à leur
entrée en France et de leurs variations perpétuelles, nous réservant d'en
dire un peu plus loin quelques mots et d'examiner rapidement et d'en-
semble les vicissiludes qu'a traversées depuis 1814 le commerce de
cette denrée.
D'autres mesures bien comprises accompagnèrent les précédentes :
on fixa les monnaies, on créa des banques pour organiser le crédit aux
îles, on introduisit le système métrique. L'administration par les règle-
ments, si défectueuse avec des chefs incapables ou déshonnêtes, porta
au contraire de bons fruits avec des ministres de la marine tels que
MM. Portai, de Chabrol, Hyde de Neuville.
Cette période d'ordre et de repos vit en quinze ans quadrupler l'ex-
portalion des sucres coloniaux, la principale production de nos colonies;
ce furent les derniers beaux jours de l'ancien système colonial : dans
ces quinze ans les créoles de la Réunion comme ceux des Antilles amas-
sèrent une fortune qui allait leur être bien nécessaire pour parer aux
difficultés imminentes : concurrence des sucres français, transformation
du régime de l'esclavage et, en 1848, libération brusque et sans transi-
tion de tous les noirs.
LES COLONIESSOUS LE GOUVERNEMENTDE JUILLET. — La Charte
de 1830 laissait les colonies sous un régime commercial particulier,
avec les améliorations dont nous venons de parler. Mais l'administra-
tion perdait le droit de gouverner au moyen dérèglements; les mesures
prises à l'égard des colonies devaient faire désormais l'objet de lois,
soumises à la sanction et au contrôle des Chambres.
Le Gouvernement de Juillet porta principalement ses vues sur le
régime intérieur des colonies et avant toute chose sur la situation maté-
rielle et morale des esclaves. Il y eut, vers 1830, une poussée considérable
de l'opinion clans le sens de l'émancipation : en attendant que celle-ci fût
possible, on voulait au moins que la condition des noirs fût adoucie et
leur libération individuelle facilitée. On n'eût pas trouvé facilement un
partisan de l'esclavage dans la fameuse génération de 1830, si remar-
quable par son énergie, par ses facultés d'action, comme par l'élévation
de l'intelligence et la générosité du coeur. Obéissant à cette impulsion,
le Gouvernement de Louis-Philippe prit une série de mesures en faveur
des esclaves : en 1832, on simplifie les nombreuses formalités jusque-là
nécessaires pour rendre valable raffranchissement et, chose importante,
LES ANCIENNESCOLONIESFRANÇAISES 109
on supprime la taxe à payer par le noir qui voulait devenir libre. L'année
suivante, on déclare abolies la mutilation el la marque, peines barbares
infligées jusqu'alors aux esclaves marrons qui avaient le malheur de se
laisser reprendre.
Les importations clandestines de noirs avaient continué : pour les
arrêter, le Gouvernement impose le recensement à périodes déterminées
sur les plantations el là création d'un élat civil spécial (1833-1835). Il
devenait ainsi fort difficile de dissimuler la présence nouvelle des noirs
africains.
Dans le même ordre d'idées nous trouvons, en 1839, une loi qui
crée des cas d'affranchissement de droit; en 1840, une autre loi destinée
à organiser l'instruction primaire et religieuse des enfants de couleur;
une troisième qui nomme des magistrats chargés de contrôler le régime
des ateliers et le régime auquel sont soumis les esclaves sur les habita-
tions. Des crédits affectés à ces divers services étaient volés en 1840
et 1841.
Toutes ces mesures étaient de nature à préparer l'émancipation, et
il devenait certain que le Gouvernement y tendait. Mais chacune d'elles
trouvait aux colonies un accueil résolument hostile : clans l'affaire du
recensement les délinquants furent extrêmement nombreux; soutenus par
les tribunaux du pays, aucun n'eut à subir de condamnation. De même
les Conseils généraux, consultés en 1835 sur les moyens de favoriser la
libération par rachat, répondaient que la métropole n'avait pas le droit de
s'occuper de ces questions.
L'émancipation avait eu lieu déjà dans les colonies anglaises. En
France tous les esprits élevés en étaient partisans. M. Passy présenta le
premier (1843) un projet de loi sur la matière, et le rapport de M. de Bro-
glie ne laissait aucun cloute sur une solution prochaine et favorable à
l'émancipation.
Deux procédés se partageaient la faveur de l'opinion : par le premieron se proposait d'arriver à l'affranchissement total dans un délai de dix
années, délai qui paraissait nécessaire pour donner aux planteurs le
temps de se préparer à la transformation prévue. Ces dix ans auraient
également servi à rendre les noirs plus capables d'aborder sans péril une
existence nouvelle ; des lois spéciales favoriseraient la liquidation de la
propriété coloniale, chargée d'hypothèques ; on espérait avec raison quedes propriétaires nouveaux sauraient mieux que les anciens adapter les
méthodes appropriées de direction et de culture à la situation si nouvelle
et si pleine d'inconnu qu'allaient créer la mise en liberté des esclaves et
l'avènement du travail libre.
110 LA FRANCEET SES COLONIES
La France payerait aux propriétaires i 200 francs par tête d'esclave.
De plus une élévation temporaire des droits protecteurs serait votée,.pour
empêcher pendant la crise l'écrasement des produits coloniaux français,
devenus alors plus rares, par les denrées étrangères.Pour s'opposer au vagabondage et à l'abandon subit des cultures,
les nègres étaient tenus à un engagement de cinq ans, mais restaient
libres dans le choix de leur maître. Le refus d'engagement était puni du
travail forcé.
L'autre projet ne fixait d'autre délai pour la libération des adultes
que le moment où ils devenaient incapables de travail. Mais tous les
enfants au-dessous de sept ans devenaient libres dès la promulgation de
la loi : ils devaient être élevés aux frais de l'État, et, à l'âge du travail,
engagés chez les maîtres de leurs mères ou clans les établissements
publics. Les esclaves adultes recevaient en se mariant une prime desti-
née à favoriser leur rachat; un jour de travail par semaine appartenait à
chaque esclave et contribuait à former son pécule de libération.
Quant aux planteurs, des indemnités leur seraient accordées propor-tionnellement à leurs sacrifices.
L'adoption de ce deuxième projet eût rendu un peu trop longue la
libération complète, mais il pouvait être amendé et rendait la transition
moins coûteuse et plus facile '.
Bien peu songeaient alors à la libération immédiate et complète.
Cependant M. Schoelcher avait déjà commencé sa généreuse campagne
abolitionniste : àpartquelques tempéraments dans l'exécution il était par-tisan des mesures les plus radicales. Il faut regretter sa généreuse impa-
tience et celle de ses amis dans la question de l'esclavage.Les colonies n'étaient pas suffisamment préparées à faire, en un jour,
un pareil saut en avant ; elles s'en sont ressenties longtemps ; il fallait
arriver par degrés, sans secousse, avec le temps, à la libération complète.
Quoi qu'il en soit, M. Schoelcher a toujours combattu pour la noble
cause des hommes de couleur; aujourd'hui encore il est sur la brèche,
et aux colonies son nom est justement entouré de la plus profondevénération.
PROGRÈS ACCOMPLISEN 1845. — De nouveaux progrès dans le sens
libéral furent réalisés par une loi de 1845 : l'esclave acquérait le droit de
posséder. On ne pouvait lui refuser ni son rachat ni la réunion à sa femme
sur une même habitation : il commençait donc à avoir quelques-uns des
1 Nous avons emprunté beaucoup de ces détails au remarquable ouvrage de M.Paul
Leroy-Beaulieu: De la Colonisation chez les peuples modernes.
LES ANCIENNESCOLONIESFRANÇAISES 111
droits de l'homme. Une autre loi de la même année votait des crédits .-
pour l'introduction d'ouvriers et de cultivateurs européens, pour la for-
mation d'ateliers agricoles à travail libre, pour concourir aux rachats
d'esclaves.
1848. — L'ÉMANCIPATIONIMMÉDIATE.— Nous avons vu comment, par
la force des choses, l'émancipation n'était plus qu'une question de temps,
et même de temps assez court. Un entraînement irréfléchi, dont les consé-
quences funestes furent durement senties, fil voter à la Constituante de
1848 la suppression immédiate et complète de l'esclavage. Une mesure
aussi grave et aussi précipitée ne pouvait manquer d'entraîner à sa suite
des désordres el des ruines. Du jour au lendemain les planteurs se trou-
vèrent en face de ce redoutable problème, le travail aux colonies, sans
avoir eu le temps d'en préparer la solution. Sans doute tous les noirs ne
quittaient pas les ateliers, mais combien allaient manquer et comment
l'aire pour combler les vides? Que deviendraient tous ceux qui quittaient
la culture sans avoir aucun moyen d'existence? Comme on le pense, les
vagabondages se multiplièrent à mesure que les cultures étaient davantage
abandonnées ; le mal devint bien vile si grand qu'on fut obligé de reve-
nir sur quelques-unes des prescriptions édictées par le premier vote.
L'indemnité aux colons aurait dû précéder de quelque temps la mise
en liberté des noirs : ceci est d'une évidence absolue ; on l'avait fait clans
les colonies anglaises. Or c'est seulement un an après qu'on y songea : la
loi du 30 avril 1849 fixa l'indemnité des colons à six millions une fois
donnés, plus une rente ; cela faisait environ 500 francs par nègre : trop
faible, infiniment trop tardive, l'indemnité fut encore mal répartie.
Cependant les colons se débattaient au milieu des difficultés les plus
pénibles. Leurs propriétés, en général fortement grevées d'hypothèques,allaient rester des années improductives. On en arriva nécessairement à
l'expropriation forcée, mesure indispensable pour la liquidation de la
propriété coloniale, et seul moyen de donner du travail aux anciens
esclaves, par suite d'assurer la sécurité dans la colonie. On pouvait éga-lement fournir ainsi aux planteurs un crédit indispensable au moment où
il leur fallait payer le travail des nouveaux affranchis, renouveler leur
outillage, acheter des machines, transformer les méthodes, afin d'arriver
avec moins de bras à des résultats supérieurs comme culture et comme,
rendement.
LES DIVERSESCOLONIESPENDANTCETTEPÉRIODEDIFFICILE.— L'Ile
Bourbon souffrit peu. Les noirs mieux traités qu'ailleurs, les colons plus
112 LA FRANGEET SES COLONIES
entreprenants, plus habiles, arrivèrent vile à une entente : les noirs
s'engagèrent pour deux ans sur les habitations. En même temps la situa-
lion géographique de cette colonie lui permettait de recevoir sans trop de
frais des coolies ou travailleurs indiens engagés, après convention passée
avec le Gouvernement anglais. La prospérité reparut assez vite dans
l'île.
Il n'en fut pas de même à la Guyane qui ne se releva pas du coup el
disparut comme colonie de plantation, pour n'être plus qu'un établissement,
pénitentiaire.
La Martinique, après de longs el patients efforts, put surmonter les
difficultés en perfectionnant ses procédés de culture, en recourant aux
machines, en faisant avec les noirs des accords amiables. Dès le mois de
mai 1849, le rapport d'une Commission d'enquête disait à propos de la
Martinique : « Il est acquis à la Commission que la grande culture, déjà
profondément atteinte par la législation transitoire de 1845 et 1846, a été
complètement abandonnée, à quelques exceptions près, pendant les deux
premiers mois qui ont suivi l'émancipation; mais il est également acquis
que le travail a repris progressivement el se maintient sur tous les points. »
La Guadeloupe était beaucoup plus alleinte : les nègres, plus durement
traités qu'aux autres colonies, reprenaient moins facilement le travail ;
l'inertie et la misère des colons les empêchaient de se remettre à l'oeuvre
comme leurs voisins de la Martinique.
Comme ilélail arrivé aux colonies anglaises à leur période récente de
transition, les événements de 1848 furent suivis chez nous d'un affaisse-
ment considérable des exportations coloniales, qui, de 30 0/0 d'abord,
atteignit, au bout de deux ans, 50 0/0, lorsque se fil sentir l'effet maxi-
mum de la crise. Ces chiffres se rapportent aux exportations du sucre, la
denrée de beaucoup la plus importante, presque unique même à celle
époque, où l'on avait si malheureusement délaissé les autres productions
(café, cacao, etc.).
Mais, dès 1854, les perfectionnements introduits clans la culture de la
canne et dans la fabrication du sucre faisaient remonter les exportations
de cette denrée, pour l'ensemble des colonies, à la .moyenne des années
qui précédèrent 1848. Ce relèvement se produisait à la Réunion et à la
Martinique ; la Guadeloupe restait encore en souffrance et la culture était
morte à la Guyane.
Quelques années après l'émancipation, le nombre des habitations était
supérieur au chiffre de 1847 (propriété plus divisée,.résultat des expro-
priations forcées) ; il y avait moins de travailleurs et moins d'animaux,
mais ceci n'était pas une infériorité, car il est constant que le trop grand
LES ANCIENNESCOLONIESFRANÇAISES 113
nombre de bras gratuitement disponibles avait longtemps retenu les
colons dans la routine et l'inertie. Avec moins de travailleurs, mais avec
une organisation meilleure et l'emploi des machines, la production allait
devenir bien plus considérable. Autres signes de relèvement : l'intérêt de
]'ar°"enl baissait, les banques étaient prospères, on organisait avec succès
les prêts sur récolte. La création des premières usines centrales mani-
festait un progrès nouveau : au lieu de fabriquer elle-même le sucre avec
ses faibles moyens, chaque habitation se bornait à faire la culture de la
canne, puis apportait sa récolte à l'usine centrale desservant un groupe
de propriétés. Bien outillées suivant les procédés les plus nouveaux, opé-
rant sur de grandes quantités, les usines centrales permettaient d'arriver
à des bénéfices nets plus forls. En même
temps la valeur des propriétés remontait,
ce que les contrats de louage el les ventes
permettaient de constater avec évidence.
L'IMMIGRATIONINDOUEET CHINOISE.
— SES RÉSULTATSFUNESTESAUPOINT DE
VUEMORALCOMMESOUSLISRAPPORTÉCO-
NOMIQUE.— En 1858, il y avait à la
Réunion 50 000 engagés, la plupart in-
dous, et 15 000 noirs restaient encore
sur les cultures. D'après le traité conclu
avec le Gouvernement anglais, une quote-
part dans les transports d'immigrants fut
réservée à nos colonies des Antilles, qui,vu leur éloignement, avaient de grandesdifficultés à s'approvisionner de coolies
indons. On cherchait en même temps à leur assurer une immigration
nègre par des engagements analogues ;une certaine proportion de femmes
était introduite dans les transports.Un peu plus tard on pensa également aux Chinois, déjà très nom-
breux en Californie, où ils exerçaient tous les métiers délaissés par les
hommes de race blanche. Leur adresse, leur ténacité laborieuse étaient
très remarquées, et, lorsqu'on les importa aux Antilles et à la Réunion,c esl en songeant aux qualités de travailleurs dont ils avaient fait preuve,mais nullement aux graves défauts et aux vices qu'ils apportaient avec
eux, non plus qu'aux conséquences économiques de cette mesure ; on
courait au plus pressé.
L'immigration indoue et surtout l'immigration chinoise ont donné
15
Indiennedo la Réunion.
114 LA.FRANCEET SES COLONIES
les plus déplorables résultats. Sans doule on avait à se louer de l'apti-tude à tous métiers, de l'assiduité au travail de ces engagés, qui de plus
acceptaient les rétributions minimes dont n'auraient jamais voulu les
ouvriers européens. Mais, enfants de civilisations vieillies et depuis
longtemps arrêtées, ils apportaient avec eux des habitudes religieuses,
des moeurs particulières auxquelles ils restaient fidèles avec la plus com-
plète ténacité et qui les séparaient profondément du reste de la population,
en faisaient une caste à part qui eût pu être un jour pour nos colonies
une cause de dissensions intérieures si elle fût devenue très nombreuse.
L'engagé noir était infiniment plus malléable.
De plus, la moralité des Indous et des Chinois élait aussi mauvaise
que possible. Les crimes devenaient plus fréquents depuis leur importa-
ion el la statistique en mettait à leur compte une quantité vraiment
excessive ; à la Réunion, tandis qu'un seul crime était commis annuelle-
ment pour 300 esclaves, il y en eut un par 60 Indous et un pour13 Chinois.
Les conséquences économiques de cette immigration n'ont pas été
moins fâcheuses que ses conséquences morales. D'abord, et nous avons
déjà appelé sûr ce fait l'attention du lecteur, le nombre de bras-trop con-
sidérable dispense le planteur de chercher la surproduction dans le per-
fectionnement de ses méthodes et de son outillage. Puis ces immigrants
ne font-ils pas qu'une certaine somme de capitaux est inutilement prodi-
guée, pour leur transport aux colonies, à travers de longues distances,
pour les déchets que la mort produit parmi eux, pour leur rapatriement?Les Chinois, d'une économie sordide, ne dépensent absolument rien dans
Caireet Calïine de la Réunion.
LES ANCIENNESCOLONIESFRANÇAISES 115
ies pays où ils émigrent, amassent tout le produit de leur travail el
l'emportent ; le départ successif de toutes ces petites sommes finit par
faire un drainage notable de capitaux qu'on ne revoit jamais.
Pour ces raisons de diverses natures l'immigration indoue et chi-
noise doit être ramenée au minimum indispensable ; c'est au travail noir
libre et aux engagés noirs qu'il faut s'efforcer d'avoir recours, en dimi-
nuant chaque jour, par l'application du progrès scientifique, le nombre de
bras nécessaires pour une production donnée. Déjà le rendement de la
canne a augmenté de 5 à 13 pour un même poids de matière traitée dans
les quinze ans qui ont suivi 1848 ; il y a donc eu là un effort industriel
sérieux et c'est clans cette voie que nos colonies doivent chercher le
retour de leur pleine prospérité.
LE SUCRE ET LA PROSPÉRITÉ COLONIALE.— Il nous reste à parler
maintenant de l'industrie sucrière, dire quelle fut son influence sur la pros-
périté de nos colonies de plantations, par quelles vicissitudes elle a passé,
quelle importance il faut attacher désormais à la production du sucre colo-
nial et la place qu'il doit laisser prendre à côté de lui à d'autres cultures.
Les lois relatives à l'industrie sucrière ont constamment varié
depuis le commencement du siècle ; elles ne sont pas encore fixées et
changent d'une législature à l'autre, sous la pression en tous sens de
vingt intérêts antagonistes : d'un côté, les colons et les ports de mer
français qui commercent avec eux ; ici, les planteurs, et là les raffineurs ;
puis les producteurs de sucre de betterave ; autant d'industries, autant
d'intérêts qui se combattent et tour à tour réussissent à se faire proléger au
détriment des intérêts rivaux, jusqu'à ce qu'une solution équilable puisse:
intervenir. Du choc de tant de compétitions est né cet échafaudage com-
pliqué de droits différentiels sur les sucres, où l'on a peine à se reconnaître.
Pendant assez longtemps, le sucre colonial reste entièrement maître
de la situation, n'ayant aucune concurrence à redouter, ni des sucres
étrangers à cause du pacte colonial, ni des sucres français qui n'exis-
taient pas encore. Dans ces conditions la culture de la canne avait prisun développement extraordinaire, au détriment d'autres productions plus
difficiles à.obtenir, telles que le café, le cacao, etc., qu'on regretta plustard de n'avoir pas maintenues. Lorsque le sucre de betterave eut fait
son apparition et quand un système plus libéral remplaça les pactes
coloniaux, les planteurs commencèrent à traverser les mauvais jours.En dix ans, de 1836 à 1846, la production du sucre indigène doublait
et son prix de revient baissait des deux tiers. Soutenus par les ports de
mer, les colons demandèrent une protection pour le sucre de canne
116 LA FRANCE ET SES COLONIES
contre la betterave '. Mais celle-ci était vigoureusement défendue par
les déparlements du nord, qui ne l'ont jamais cédé à personne lorsqu'il
s'est agi de réclamer une protection douanière. Après diverses péripé-
ties, la lutte finit par aboutir en 1847 à une solution équitable, l'égalité
de droits à payer par le sucre de canne et par le sucre de betterave.
C'est seulement en 1850, alors que l'industrie du sucre indigène était
arrivée déjà à un haut degré de prospérité, que les planteurs enta-
mèrent résolument la lutte par le perfectionnement de la culture el de
l'outillage.
Nous avons dit comment, vers 1855, la situation économique des
colonies n'était pas, en général, inférieure à celle de 1847, malgré les
bouleversements et les ruines individuelles qui avaient accompagné la sup-
pression de l'esclavage. La nécessité de vivre avait été la cause principale
du relèvement el du progrès; un aiguillon nouveau pour l'activité colo-
niale fut la substitution d'un régime de liberté aux vieux pactes coloniaux.
En effet, l'émancipation avait été suivie par l'abolition partielle et
bientôt complète des restrictions qui enchaînaient à la fois le commerce
des colonies et celui de la métropole. Sans doute il faut maintenant plus
d'efforts aux colons, mais le système nouveau leur présente aussi plus de
moyens pour réussir, et en somme il amène avec lui un surcroît de vita-
lité qui est toujours pour un pays un signe et une condition de prospérité.
Le démembrement du pacle colonial commença par l'admission en
France des sucres étrangers. Les planteurs avaient évidemment droit à
des avantages correspondants que la justice ne permettait pas de leur
refuser. D'ailleurs les Conseils généraux de la Réunion, de la Martinique
et de la Guadeloupe avaient déjà réclamé à diverses reprises la rupture
complète du pacte colonial en formulant les voeux ci-dessous :
1° Droit de s'approvisionner à l'étranger pour toutes sortes de mar-
chandises ; 2° liberté absolue de la navigation et suppression de toute
taxe de pavillon; 3° liberté entière pour leur propre industrie (ceci visait
principalement les raffineries de sucre qu'ils n'avaient pas encore droit
d'établir). « L'obligation de s'approvisionner en France, disaient les
représentants des colons, impose aux colonies la charge de payer les
agents de la fabrication du sucre, savoir : les machines deux fois, le
noir animal quatre fois, la houille six fois plus cher que ne les paie la
métropole. » Les prix courants de toutes choses étaient aussi dans nos
colonies d'un tiers supérieurs aux prix payés pour ces mêmes objets
dans les colonies anglaises ou dans les anciennes colonies espagnoles.
1En 1843on alla jusqu'à demanderque la fabrication du sucre debetterave fût interdite!
LES ANCIENNESCOLONIESFRANÇAISES 117
Le monopole de la navigation n'était pas moins un usage suranné
qu'il était temps de faire disparaître. Un seul exemple fera voir combien
ses services pouvaient, à un moment donné, devenir défectueux : en 1860,
la Guadeloupe écrivait dans les ports de la métropole qu'on lui envoyât
des navires, dont elle manquait depuis longtemps. Avec la liberté de navi-
gation, ce fait ne se serait jamais produit, et il n'aurait pu arriver que
les producteurs et les négociants fussent ainsi à la merci des ports fran-
çais pour l'expédition de leurs marchandises. La loi du 3 juillet 1861
donna satisfaction aux voeux des colonies : le pavillon étranger n'était
plus interdit que pour la navigation au cabotage de colonie à colonie
française. Quant aux transports étrangers des colonies en France et
réciproquement ils avaient encore à payer des surtaxes de 20 francs et
10 francs par tonneau que ne supportaient point nos bâtiments. Cette loi
constituait un immense progrès. Aujourd'hui on est allé jusqu'aux
extrêmes conséquences du principe libéral et les derniers vestiges des
privilèges de navigation ont disparu.
DOUANES.— Par le sénatus-consulte du 4 juillet 1866, les colonies
ont reçu la faculté de régler elles-mêmes leurs tarifs de douanes, à
l'exemple de ce qui a lieu pour les colonies anglaises. Ce dernier progrès
a rendu complètes les libertés commerciales qu'elles réclamaient depuis
1840-1845 el dont leurs rivales, les îles espagnoles, anglaises, hollan-
daises, danoises étaient bien avant elles en possession.
C'esl aux Conseils généraux des colonies qu'appartient la prérogative
d'établir des tarifs douaniers; d'une façon générale, après le sénatus-
consulte de 1866, les Conseils généraux ont substitué aux anciens tarifs;
un octroi de mer, perçu à l'entrée des navires. Mais les importations
françaises ayant beaucoup fléchi depuis 1861 devant la concurrence
étrangère, une entente a été préparée depuis 1881 entre les colonies et
la mère-patrie, clans le but de faire peser^davantage les paiements d'entrée
sur les produits d'origine étrangère. La colonie de la Réunion, avec les
ardents sentiments français qui l'ont toujours animée, est entrée d'abord et
très franchement dans cette voie : le 19 janvier 1885, elle a substitué à son
octroi de mer un tarif général favorisant l'importation française. La Marti-
nique el la Guadeloupe ont suivi le mouvement et frappé certains produits
étrangers de droits équivalents à 5 0/0 ou 100/0 de leur valeur 1.A son tour
1Destarifs analogues sont appliqués depuispeu en Gochinchineet au Protectorat dulonkin el de l'Annam : il en est ainsi, sous une forme ou sous une autre, dans toutes lescoloniesétrangères, sans en excepter les coloniesanglaises; ne trouvant pas de réciprocité«bezles autres dans la liberté entière que nous leur offrions,il est prudent et juste d'agircommeeux, toutefois dans la mesure la plus restreinte possible.
118 LA FRANCE ET SES COLONIES
la mère-patrie a répondu à ces généreux procédés par une loi encore
assez récente qui détaxe de 35 0/0 le sucre des colonies françaises.
LES COLONIESDE PLANTATIONsous LE NOUVEAURÉGIME; EFFORTS
QU'ELLESONTAFAIRE POURASSURERLEUR AVENIR.—Ainsi, de 1848 à 1866,
les conditions d'existence de nos anciennes colonies avaient été entière-
ment changées : pour assurer leur prospérité une transformation corres-
pondante était donc nécessaire et dans leurs méthodes agricoles, et dans
leurs procédés industriels, et dans la direction de leurs affaires inté-
rieures. Celte transformation, nous l'avons vu, a été courageusement,
commencée; il s'agit maintenant de la continuer, de la compléter. D'abord
il faut renoncer à la culture exclusive d'un seul produit, d'autant que
ce produit, le sucre, est obligé d'affronter de redoutables concurrences.
Il faut revenir à la production du café, de l'indigo, du cacao, de la
vanille, denrées que la France ne produira jamais. Un autre avantage de
ces dernières, c'est qu'elles peuvent être obtenues dans de bonnes con-
ditions par la petite culture, sur de petites propriétés, el c'est là une
supériorité marquée au point de vue social. Sur les points où ce sera
possible, il sera bon également de songer à l'introduction des cultures
vivrières européennes, le blé par exemple, à côté des denrées d'expor-
tation, de façon à n'être pas sous ce rapport entièrement à la merci des
échanges, ou, chose pire, d'une guerre et d'un blocus. La Réunion est
particulièrement favorisée pour cette innovation à cause de ses diffé-
rentes zones climatériques.« Nos colonies, disait M. Paul Leroy-Beaulieu en 1874, maintenant
qu'a été liquidée la propriété foncière, maintenant que les banques colo-
niales fonctionnent et donnent des bénéfices, avec la liberté du trafic et de
la navigation, surmonteront la crise dont elles souffrent encore si elles
savent comprendre les conditions nouvelles dans lesquelles elles sont pla-
cées et si, renonçant à prolonger, au moyen d'une immigration coûteuse,
et immorale dans ses effets, l'état de choses artificiel où les avaient
plongées l'esclavage elle pacte colonial, elles savent allier clans de justes
proportions et perfectionner sans cesse la culture et la fabrication de la
canne, la production du café, du cacao, de l'indigo, des mille autres pro-
duits secondaires,.avec celle des subsistances. »
Les anciennes colonies ont encore devant elles un bel avenir : elles
connaissent maintenant les méthodes nouvelles nécessaires à un état de
choses nouveau, et savent aussi la valeur du travail obstiné et continu de
tous, dont autrefois peut-être elles ignoraient trop la puissance féconde
CHAPITRE VII
GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE ET ÉCONOMIQUE
DE NOS ANCIENNES COLONIES
LA REUNION
SITUATIONGÉOGRAPHIQUE.— ÉTENDUE. — CÔTES. — Le vrai
nom de cette colonie est Bourbon, et l'on se demande pourquoi une appel-
lation différente et peu motivée lui a été imposée. Quoi qu'il en soit, nous
devons adopter cette dernière puisqu'elle sert de dénomination officielle.
La Réunion forme avec Maurice, l'ancienne Ile-de-France, le groupe
des îles Mascareignes. Elle gît dans l'Océan Indien à la hauteur du
21e degré parallèle sud et par 53 degrés de longitude orientale. Maurice
est à 140 kilomètres nord-est, et Madagascar à 560 kilomètres ouest de la
Réunion. L'île affecte la forme d'une ellipse dont le grand axe, dirigé vers
le nord-ouest, a 72 kilomètres de long. Sur la perpendiculaire à cet axe
l'île mesure une largeur moyenne de 40 kilomètres. La superficie totale
monte à 2 500 ou 2 600 kilomètres carrés et le développement des côtes
a plus de 200 kilomètres. Ces côtes sont peu découpées, presque sans
ports, dangereuses et inhospitalières, avec une mer souvent très grosse.Sous ce rapport, la Réunion est des plus mal partagée el il a fallu cons-
truire à grands frais des ports artificiels qui ne sont pas encore terminés.
MONTAGNESET COURS D'EAU. — Le système montagneux de l'île,
dirigé suivant le grand axe, se compose de deux groupes volcaniques
principaux : l'un s'élève au centre de l'île; on y remarque le piton des
Neiges, qui dépasse 3 000 mètres, le Gros-Morne i, le Grand-Bènard
(2 970 mètres) et d'autres formidables hauteurs. Ces anciens volcans
sont depuis longtemps éteints. Le groupe du sud est dit piton de la
Fournaise; c'est un volcan encore en activité; de temps à autre il
vomit des cendres et des laves qui heureusement s'écoulent du côté de la
120 LA FRANCE ET SES COLONIES
mer, occupant sur les pentes de la montagne et jusqu'au rivage de vastes
espaces qu'on a nommé le Pays-Brûlè. Les éruptions ne sont pas accom-
pagnées de tremblements de terre. Entre les deux massifs principauxs'étend un plateau, dit plaine des Cafres, à 1 600 mètres au-dessus dela mer. Des sources thermales jaillissent dans les grands et beaux cirquesformés par les contreforts du piton des Neiges et des montagnes envi-ronnantes.
Ce système orographique divise le pays en deux versants, arrosés
par une incroyable multitude de ruisseaux et de petites rivières quirayonnent toutes du centre à la circonférence avec les vallées qu'ellessuivent. Aucun de ces cours d'eau n'est navigable, vu leur peu d'éten-due et la raideur des pentes; mais ils sont utilisés comme force motriceou comme agents d'irrigation. L'abondance des eaux courantes est unedes richesses de ce beau pay^.
La partie de l'île à l'est des crêtes est nommée arrondissement du
Vent; c'est en effet sur la côte orientale que soufflent les alises de l'OcéanIndien. L'autre moitié de l'île, à l'ouest, est l'arrondissement sous le Vent.
LES ZONES DE CULTURE. — En s'élevant de la côte vers l'intérieur,on traverse plusieurs zones dont la hauteur progressive, fait passer en
^ Piton et Morne, expressions correspondant à pic et montagne.
La Réunion, Kerguelen, Saint-Paul et Nouvelle-Amsterdam.
LA REUNION 121
rueiques heures le voyageur du climat tropical aux climats tempérés de
nos pays européens : on conçoit que des cultures infiniment variées
puissent être entreprises dans un pays si heureusement partagé de la
nature et doué en outre d'un sol très fertile.
La côte présente tantôt des rives escarpées, tantôt des aspects moins
sévères à l'ouverture des vallées : en la quittant on trouve tout d'abord
les villes el les ports de mer, et une contrée à population dense, à
petite culture intensive, avec les usines, les sucreries. Puis vient la zone
delà canne à sucre, large d'environ6 kilomètres : les champs de cannes,
vus de la mer, forment autour de l'île une ceinture verdoyante. La troi-
sième zone, un peu plus élevée déjà, mais pas assez pour que les plantes
tropicales y manquent de chaleur, les produit toutes en abondance : elles
enveloppent l'île « comme une corbeille de fleurs et de fruits aux senteurs
pénétrantes ».
Les pentes plus élevées et les plateaux forment la quatrième zone, où
poussent les céréales et les plantes européennes. C'est dans cette région
qu'ont été créées des stations de plaisance où les colons et les étrangers
peuvent aller rétablir leur santé altérée par les chaleurs ou même quel-
quefois par les fièvres. Au dessus viennent les grandes forêts, et enfin la
région des solitudes et des neiges.
CLIMAT.— SALUBRITÉ. — La Réunion a été longtemps un des pays
les plus salubres du globe. Depuis un certain nombre d'années, cette salu-
brité, toujours grande et qui pourra redevenir complète, a un peu dimi-
nué : des fièvres de marais sont apparues, causées par l'excès de déboi-
sement, par l'accroissement des alluvions sur les côtes et la présence
nouvelle d'étangs ou lagunes à niveau variable. Mais le mal est peu
étendu; il a déjà diminué sensiblement; quelques travaux bien compris
feraient disparaître ces causes d'insalubrité.
L'année est partagée en deux saisons : la meilleure va de mai en
octobre; la température est alors de 16 à 25 degrés centigrades, avec
des minima de 12 degrés ; ce sont les mois où soufflent les vents ali-
ses. De novembre en avril règne l'hivernage, avec des tempêtes, des
orages el parfois d'effroyables cyclones. Pendant l'hivernage, le thermo-
mètre se tient entre 27 et 33 degrés, avec des maxima de 36 degrés.La moyenne générale de l'année est de 24 degrés. A cette douceur de
température se joignent encore les précieux avantages d'un air pur, d'un
cielmagnifique, de paysages ravissants ou grandioses. La beauté de l'île
lui avait valu le nom d' « Eden».
POPULATION. —ETHNOGRAPHIE. — La population monte environ à
16
122 LA FRANCE ET SES COLONIES
180 000 habitants, dont 1.20 000 Français, 30 00.0 Indous, 6 000 Mal-
gâches, 10 000 Gafres, 500 Chinois, 2 700 hommes de troupes. Sur ce
nombre, 60 000 individus sont d'origine européenne. Les habitants qui
jouissent d'une certaine aisance habitent les villes et les campagnes du
littoral; les autres, et principalement les descendants des premiers colons,
connus sous le nom de petits blancs, préfèrent une existence plus aven-
tureuse, mais plus indépendante : ils habitent les parties les plus élevées
de l'île où ils vivent modestement de petite culture et des produits de
leur chasse. C'est une race remarquablement belle et brave. Ils sonl
ardemment patriotes ; au temps de la République et de l'Empire ce sont.
eux qui formaient les équipages des intrépides corsaires; tout dernière-
ment, ce sonl eux encore qui sont entrés pour le plus grand nombre dans
le corps franc volontaire de l'expédition à Madagascar, accueillie avec
enthousiasme dans toute la Réunion.
Les nègres présentent un contingent considérable. Ils sont maintenant
citoyens français el vivent en parfait accord avec la population blanche
qui, au temps de l'esclavage, ne leur fit jamais sentir durement le joug.
Les préjugés de couleur tendent à disparaître à la Réunion : au théâtre,
dans les lycées, dans les écoles il n'y a plus ni distinction ni différence
entre blancs et hommes de couleur. ' .'
Les Chinois ne sont plus qu'en nombre très restreint ; il est à souhai-
ter que les Indous soient peu à peu remplacés par les Gafres, déjà nom-
breux; ceux-ci s'assimilent à l'élément français avec une prodigieuse
Créoles do la Héunioii.
LA REUNION 123
rapidité. La facilité des communications et l'établissement de notre protec-
torat sur Madagascar tendent aussi à augmenter le nombre des travailleurs
malgaches.
PRODUCTION.— FABRICATIONDU SUCRE. — La canne, importée en
1711, est debeaucoup l'objet des récoltes et des industries les plus impor-
tantes. Nous allons en quelques lignes donner une idée de cette culture
et de la fabrication du sucre.
La canne à sucre est une graminée. Elle se plante par boutures ou
rejetons du mois de mai au mois de novembre. Suivant les conditions
de climat, de saison et de terrain elle met de douze à seize mois pour
atteindre sa complète maturité. Généra-
lement la récolle a lieu en juin : elle est
pour les colonies ce que sonl pour nous
les vendanges, comme gaîté el comme (
animation.
On coupe la canne près du pied, on
la débarrasse de sas [feuilles. Liées en
gerbes, les cannes sont apportées au
moulin, où elles "sont broyées en passant
entre des cylindres de fonte. Le jus qui
s'écoule clans cette opération est le vesou.
On met de côté le restant des cannes
broyées, la bagasse, qu'on fait sécher et
qui sert à chauffer les chaudières. Le
vesou devient le sirop, après qu'on l'a
écume et décanté. Il passe dans des chaudières successives ou batterie,
où il se concentre, puis dans des appareils spéciaux où s'opère la cris-
tallisation. Des opérations supplémentaires de raffinage font du sucre
brut le sucre tel que nous l'achetons. La mélasse est le résidu de fabri-
cation du sucre. Le rhum ou tafia est une liqueur obtenue par la distil-
lation des mélasses ferai entées.
La culture de la canne s'étend sur 42 000 hectares à la Réunion, et la
production du sucre va de 35 000 à 40 000 tonnes annuellement.
Après la canne, la culture la plus importante est celle du caféier,
directement importé de Moka au siècle passé. Plus de 4 000 hectares sont
consacrés à cette culture, qui peu à peu reprend son ancienne importance.Au commencement du siècle (1806, 1807, 1829) des ouragans multipliés
détruisirent les plantations qui ne furent que peu reconstituées, et parce
que le caféier est délicat, difficile à faire venir, et aussi parce que les
Hameau de caféier.
124 LA FRANCE ET SES COLONIES
sucres ne redoutaient alors aucune concurrence. Le café Bourbon était
après le Moka le plus renommé du monde. Il est à souhaiter que les efforts
tentés en ce moment pour reconstituer cette belle culture donnent les
résultats attendus, malgré une maladie nouvelle qui menace les planta-
tions. On a heureusement remarqué que les champs de caféier bien tra-
vaillés, fortifiés par les amendements et les engrais, paraissent exempts
de maladie et présentent en général la plus belle apparence.
La vanille, le quinquina, le cacao, lesépices, introduites par l'inten-
dant Poivre qui, au péril de sa vie, alla en [chercher les plants dans les
Indes Néerlandaises, sont encore parmi les produits de la Réunion. Nous
avons fait comprendre pourquoi il serait sage et facile à la fois d'y joindre,
sur les terres élevées, des cultures européennes assurant au besoin les
vivres à la colonie.
CENTRES PRINCIPAUX; TRAVAUXPUBLICS, PORTS, ROUTES, CHEMINS
DE FER. — Les villes sonl toutes sur la côte, à l'issue des vallées qui
. descendent de l'intérieur. Les plus fortes communes sont celles de Saint-
Denis, la capitale, qui compte 30 000 habitants, de Saint-Paul avec 28 000,
de Saint-Pierre avec 24 000.
La construction des porls,leur entrelien,leur amélioration préoccupa
toujours à l'extrême le Gouvernement de la Réunion: il n'existe pas un
seul port naturel et longtemps les navires ont mouillé sur des rades
foraines ',• obligés de gagner la pleine mer aux premières menaces de
mauvais temps, sous peine d'une destruction certaine. Saint-Denis, la
capitale, possède un port, mais très insuffisant et peu sûr; la disposition
des lieux n'a pas permis d'en construire un meilleur. On cherche à y sup-
pléer par un établissement considérable créé à la Pointe des Galets (nord-
ouest de l'île) que le chemin de fer (20 kilomètres) unit à Saint-Denis. Une
subvention de l'État s'ajoute à 160 000 francs payables par l'île pendant
trente ans pour solder les travaux, estimés au total à quarante-cinq mil-
lions. De très vastes bassins offrant une profondeur de 8 mètres feront à
la Pointe des Galets un port artificiel des plus remarquables. Des travaux
importants sont également entrepris au port de Saint-Pierre, dans le sud-
ouest de l'île. Le réseau des routes (514 kilomètres) est plus complet que
dans aucune autre colonie française. De plus un.chemin de fer (125 kilo-
mètres), qui fera plus tard tout le tour de l'île, suit la côte depuis Saint-
Benoît, à l'est, jusqu'à Saint-Pierre, au sud-ouest, en passant par Saint-
Denis et la Pointe des Galets. Cette voie ferrée a donné des résultats très
*Rades foraines, ouvertes; du latin foris, dehors.
LA RÉUNION 123
supérieurs aux prévisions ; en effet, on estimait son rendement en prenant
pour base du calcul la densité de la population dans l'île, très faible si on
la compare à la surface totale du territoire; et l'on ne songeait pas que
précisément cette population est fort dense sur la zone^que parcourt le che-
min de fer, zone des villes, des cultures et des usines.
COMMERCE,NAVIGATION—Le mouvement commercial en 1888 a été:
A l'exportation. . 15 millions. ) . 0_ „.. .A ,,. . ,• an f \ soit : 37 millions 1/2A1 importation. . 22,5 )
'
Dans l'importation les produits français figuraient pour neuf millions
contre six millions et demi de produits étrangers. Les mesures douanières
prises en 1885, et dont nous avons parlé, ont augmenté sensiblement dans
,es dernières années la part dé l'importation française. Les navires entrés
et sortis sont au nombre de 200 environ, sans compter les paquebotsdes
Messageries-Maritimes, et le tonnage, paquebots compris, dépasseloO 000 tonnes. Le commerce a lieu surtout avec Marseille ; viennent
ensuite Nantes, Le Havre et Bordeaux. Les paquebots de Marseille en Aus-tralie et à Nouméa détachent aux Seychelles une ligne secondaire qui fait
Saint-Denisde la Réunion.
126 , LA FRANCE ET SES COLONIES
chaque quinzaine le- service de la Réunion et de Madagascar. Depuis la
France la durée du voyage est de dix-huit jours. Un autre service men-
suel est organisé entre la Réunion, Tamatave, Sainte-Marie, Diégo-Sua-
rez, Nossi-Bé, Mayotte et Zanzibar.
ADMINISTRATION. — CONSEIL GÉNÉRAL. — REPRÉSENTATION AU
PARLEMENT. —L'organisation actuelle met encore la Réunion sous l'au-
torité d'un gouverneur nommé parle ministre de la marine. Il est aidé du
Conseil privé. La colonie nomme un Conseil général, qui possède des attri-
butions étendues, entre autres la faculté d'établir les tarifs douaniers.
Nous dirons à ce sujet que les recettes de la colonie approchent de cinq
millions et lui servent à payer certains services intérieurs. Quant aux
dépenses de protection, d'administration générale, etc., montant ensemble
à plus de deux millions et demi, elles sont à la charge de la France. La
Réunion est représentée en France par un sénateur et deux députés.
IMPORTANCEDE LA COLONIE. — Très considérable déjà par les
richesses, parle patriotisme des habitants, cette importance grandit encore
depuis notre établissement à Madagascar.
La situation de l'île clans la mer des Indes, sur la grande route du
. Gap à l'empire anglais de l'Indoustan, en fait une position militaire des
plus remarquables.
LA MARTINIQUE
SITUATION.— ÉTENDUE. — CÔTES. — MONTAGNES.— COURSD'EAU.
— La Martinique, découverte par Christophe Colomb le 15 juin 1502,
fait partie des Petites-Antilles. On la relève en mer entre les 14° et 15e
degrés de latitude nord, et 63° et 64° de longitude occidentale. Sa
dislance approximative de Brest est de 1 270 lieues marines 1. La terre
ferme du Venezuela se
trouve à 400 kilomè-
tres dans le sud ; au
nord la Guadeloupe
est à 108 kilomètres,
et, à mi-chemin entre
nos deux possessions,
on rencontre l'île an-
glaise delaDominique.
La plus grande
longueur de l'île, du
nord au sud, est de
(M kilomètres, sur 28
de largeur. Les côtes
sont très escarpées, el,
du côté de l'est, ex-
trêmement découpées,mais renduespeu abor-
dables par de nom-
breux récifs.
La Martinique est entièrement couverte de montagnes qui en ren-
dent l'aspect fort imposant et les paysages très pittoresques. Parmi se
trouvent beaucoup d'anciens volcans. Les sommets les plus élevés attei-
gnent 1 350 mètres (montagne Pelée) et 1 207 (piton du Carbet). De
chaque vallée, de chaque ramification de la chaîne, un cours d'eau des-
1 La lieue marine est de 5 o5Smètres ; il y en a 20 au degré.
128 LA FRANCE ET SES COLONIES
cend à la mer ;. deux seulement sont navigables, la rivière Pilote et la
rivière Salée, avec le canal du Lamantin.
CLIMAT.— L'année se divise en trois saisons : la saison fraîche, qui
commence en décembre et finit en mars ; c'est l'époque la plus agréable ;
les minima de température (17° centigrades) ont lieu dans cette
période. La saison chaude et sèche lui succède et va d'avril en juillet :
la chaleur s'y élève très souvent à 30° et 32° et se maintient assez
constante; le jour, elle est atténuée par les brises de mer qui se lèvent
vers dix heures du matin, et la nuit par la brise de terre ; celle-ci apporte
aux navires en racle les effluves parfumées des jardins et des bois. A la
fin de juillet arrive l'hivernage, saison chaude et humide,qui va jusqu'en
novembre: c'est l'époque des grandes pluies, des vents, des tempêtes,
des violentes perturbations atmosphériques qui causent trop souvent de
terribles ravages.
Les tremblements déterre sont fréquents, mais ne se manifestent guère
que par de légères secousses. Cependant la nature volcanique du sol laisse
toujours à craindre quelque catastrophe. Celle de 1839 bouleversa la
ville de Fort-de-France tout entière.
F^ORE ET FAUNE.— On voit à la Martinique, comme à la Guade-
loupe, les beaux et multiples spécimens de la puissante végétation des
tropiques : l'immense babab, toutes les variétés de palmiers ; les grandes
fougères arborescentes, l'acajou, le bois de fer, le mancenillier, le man-
guier, etc., etc. ; puis les plantes vivrières, le manioc, la patate douce,
l'igname, les légumes divers, l'arbre à pain, la banane, etc.
Les espèces animales indigènes sont peu nombreuses, mais la Mar-
tinique a le triste privilège de posséder une multitude de serpents veni-
meux parmi lesquels le. trigonocéphale, qui sont un vrai fléau pour les
habitants, mais se rendent fort utiles aux cultures au détriment des
multitudes de rats.
PRODUCTIONS.— Nous avons vu, dans l'étude générale sur les colo-
nies de plantations, que la culture de la canne à sucre l'emporte de beau-
coup sur toutes les autres : à la Martinique elle occupe 25 000 hectares
sur 43 000 de cultivés. Viennent ensuite les cultures dites vivrières,
c'est-à-dire qui contribuent à l'alimentation ; puis le cacao, le café, le
coton, le tabac, etc.
En 1882, 71 000 travailleurs agricoles, dont 30 600 pour la câline,
étaient occupés à la Martinique. Il y avait parmi eux 18 000 engagés,dont 12 000 Indous et 6 000 Africains. Cinq cents habitations, dix-sept
LA MARTINIQUE'
131
usines centrales concourent à la production annuelle de 50 000 tonnes de
sucre dont 30 000 sont exportées. Les 22 000 tonnes de mélasse qui
restent, augmentées de mélasses d'importation, sont traitées par cent
cinquante distilleries qui en font 182 000 hectolitres de rhums variés dont
les choix supérieurs justifient leur grande réputation.
Le café, introduit à la Martinique en 1720, par le capitaine Déclieux 1,
s'y développa rapidement et acquit aussi une renommée considérable.
Des causes diverses, dont nous avons relaté plus haut les principales,
ont fait tomber cette culture et la Martinique aujourd'hui produit à
peine du café pour sa consommation. Il est très désirable, que cette situa-
tion fâcheuse ne dure pas.
La culture du cacaoyer reprend faAreur, après avoir été, comme
celle du café, longtemps délaissée. L'exportation de 1885 a atteint
42 500 kilogrammes de cacao, qui ont pu concourir à la fabrication
d'environ 120 000 kilogrammes de chocolat, en admettant toutefois que
ce chocolat ne fût pas falsifié. Le cacao est utilisé, en outre, dans
d'autres industries, la pharmacie par exemple, à cause du corps gras,
dit beurre de cacao, que contient sa fève.
COMMERCE.— RELATIONS.— NAVIGATION.—La valeur générale des
importations (1888) est d'environ vingt-trois millions, sur lesquels huit
sonl représentés par des marchandises françaises. Les exportations cor-
respondantes montent à un chiffre sensiblement égal, l'immense majorité
des marchandises étant à destination de la France.
Les relations commerciales les plus actives ont lieu avec la France,
Saint-Pierre et Miquelon (grand commerce de morues), la Guadeloupe,la Guyane, Pondichéry, les États-Unis, les Antilles, etc.
Un service régulier de la Compagnie Transatlantique met chaque
quinzaine la Martinique en relations avec la France (Saint-Nazaire et
Bordeaux à Fort-de-France). La traversée dure deux semaines. Une
compagnie anglaise,, la Royal-Mail, a aussi un service de quinzaine entre
les colonies et l'Europe. Certains navires continuent sur Panama et,
l'Amérique centrale.
POPULATION.— Il y a à la Martinique près de 176 000 habitants
répartis en deux arrondissements, Saint-Pierre, au nord (90 000 habi-
tants) ; Fort-de-France au sud avec 85 000 environ. L'élément « engagés »
l'ait sur l'ensemble un chiffre d'environ 20 000 individus. Les 160 000
1Déclieuxapportait des plants de café.La traversée se prolongeait; onmanquait d'eau,beaucoupmoururent faute d'arrosage. Un seul résista, grâce à la courageuse persévérancede Déclieux,qui, pour l'arroser, se privait d'une part de sa petite ration d'eau.
132 LA FRANCEET SES COLONIES
qui restent composent la population dite créole, dont les éléments peuvent
se répartir ainsi: blancs, 5 000 ; hommes de couleur, noirs et mulâtres,tout le reste, 145 000 à 150 000. La population de couleur seule se
développe en nombre, et ses progrès au point de vue matériel, intellec-
tuel et moral, dépassent les espérances les plus hardies, surtout en ce
qui concerne les mulâtres. « Les hommes de couleur sont rapidement
devenus, à force de travail et d'intelligence, propriétaires d'une fraction
très importante du sol. C'est entre leurs mains qu'est aujourd'hui l'admi-
nistration des intérêts de la colonie. On les trouve dans tous les emploiset dans toutes les carrières ouvertes au mérite et au savoir. Il faut Aroir
dans la puissance d'assimilation du génie français la cause des progrès
que je signale et.qui ont eu pour point de départ les principes de liberté
et d'égalité, sincèrement propagés par la mélropole dans cette colonie...
Aussi les hommes de couleur sont restés et resteront fidèles à la France
et à la République dont ils n'onl jamais oublié les bienfaits. » (M. Hurard.)
CENTRES PRINCIPAUX.— Forl-de-France, chef-lieu de l'île, siège
du Gouvernement, compte 11 000 habitants. Cette ville est le siège d'une
Cour d'appel, d'un Tribunal de première instance, d'une Chambre de
commerce. Son port est un des plus beaux el des plus sûrs des Antilles.
Saint-Pierre, plus au nord, est le centre du commerce delà colonie.
Elle compte 17 000 habitants. Sa racle est: très belle et très fréquentée,mais n'offre pas un abri sûr aux navires qui, au besoin, vont le chercher
à Forl-de-France.
GOUVERNEMENT.— REPRÉSENTATION.— La direction du Gouver-
nement appartient encore au ministre de la marine. Il y a à la Martiniqueun Conseil général de trente-six membres et une Commission coloniale
de sept membres. La colonie est représentée au Parlement par un séna-
teur et deux députés.
Mulâtressede la Martiniqueen costumedu pays.
LA GUADELOUPE
ET SES DÉPENDANCES
SITUATIONGÉOGRAPHIQUE,FORME, ÉTENDUE,MONTAGNES,COURSD'EAU.
— La Guadeloupe, découverte par Christophe Colomb en novembre 1493,
appartient au groupe des Petites-Antilles. Elle est placée dans la série de
ces îles au nord de la Dominique.
La Guadeloupe, non compris ses dépendances, se compose de deux
•grandes îles que sépare un bras de mer large à peine de 50 mètres, la
Rivière-Salée ; à l'ouest de ce détroit est.la Basse-Terre ou Guadeloupe
proprement dite ; à l'est, la Grande-Terre.
La Basse-Terre est couverte de montagnes boisées; de nombreuses
nvières en descendent parades vallons très pittoresques. Le plus haut
136 LA FRANCE ET SES COLONIES
sommet est le volcan de la Soufrière, qui atteint 1 560 mètres. La Basse-
Terre a une superficie de 950 kilomètres carrés; la Grande-Terre en
mesure seulement 650 ; cette dernière est un pays généralement plat, à
ondulations de terrain peu accentuées. Il est presque entièrement dépourvu
de cours d'eau.
CLIMAT.— Pour le climat, nous renvoyons le lecteur à ce que nous
venons de dire au sujet de la Martinique, les deux îles ayant à cet égard
une ressemblance presque parfaite.
FAUNE ET FLORE. — Il en est de même pour la végétation et les ani-
maux, mais la Guadeloupe a sur l'île soeur cet avantage qu'on n'y
trouve aucun serpent venimeux.
PRODUCTIONS.— Comme à la Martinique la principale est le sucre.
C'est dans les terrains plats de la Grande-Terre que se trouvent le plus
grand nombre des 1 650 plantations de la Guadeloupe. 25 000 hectares
sont occupés par la canne à sucre, dont la production va de 50 000 à
• 60 000 tonnes. La culture et l'industrie de la canne occupaient 52 000 tra-
La Pointe-à-Pilre.
LA GUADELOUPE 137
vailleurs de 1880 à 1884. Il y a eu un mouvement de baisse depuis cette
claie dans la production du sucre.
Les caféiers occupent 5 300 hectares, divisés en 761 plantations qui
emploient 6 500 travailleurs. On récolte annuellement 700000 kilogrammes
de café. La production de cacao va à 190 000 kilogrammes.
La colonie récolte encore des vivres pour son alimentation, puis une
certaine quantité de toutes les denrées tropicales, tabac, coton, rocou,
ananas, indigo, épices, etc.
Le travail des champs est fait soit par les hommes de couleur libres,
soit par des engagés indous et africains : ils demeurent cinq ans aux
colonies, sont logés, habillés, nourris, soignés, et reçoivent de 10 à
12 francs par mois.
COMMERCE,RELATIONS,NAVIGATION.'— Les marchandises importéesen 1888 constituaient une valeur .d'environ vingt-quatre millions sur les-
quels dix et demi de marchandises françaises. L'exportation correspon-
dante, presque entièrement destinée à la France, atteignait vingt-six millions.
Les relations de la Guadeloupe ont_lieu surtout avec la France,
l'Angleterre, la Suède et la Norvège, les États-Unis, l'Autriche, l'Italie,
Saint-Pierre et Miquelon, etc.
Les communications régulières avec la France et l'Europe sont assu-
rées par les mêmes services qui desservent la Martinique : Compagnie
Transatlantique, Royal-Mail, etc.
POPULATION.— CENTRESPRINCIPAUX.—La population delà Guade-
18
Nègresde la Guadeloupe.
138 LA FRANCE ET SES COLONIES
loupe et de ses dépendances se décompose comme suit : Guadeloupe el
Grande-Terre, 165 000 habitants; la Désirade, 1 950; Marie-Galante,
17 000; les Saintes, 1700; Saint-Barlhélemy, 2 900; Saint-Martin,
3 800, faisant ensemble 185 000 individus, dont 23 000 immigrants afri-
cains ou asiatiques.
Le chef-lieu de la colonie est la ville de la Basse-Terre, qui compte
environ 8 000 habitants. La Pointe-à-Pitre, sur la Grande-Terre, offre aux
navires une très belle rade et des travaux fort importants lui préparent
un grand port parfaitement outillé. Ce port est déjà très fréquenté, car la
Pointe-à-Pitre, peuplée de 15 000 habitants, est le marché principal de
la colonie.
GOUVERNEMENT.— REPRÉSENTATION. — Comme à la Martinique,
un gouverneur, nommé par le minisire de la marine, dirige les services
administratifs et représente le Gouvernement central. La Guadeloupe pos-
sède ausi une Commission coloniale, un Conseil général de trente-six
membres et nomme un sénateur et deux députés.
DÉPENDANCESDE LA GUADELOUPE. — Ce sont quelques petites îles
situées dans les parages de la colonie. La plus importante, Marie-Galante,
au sol accidenté, s'étend sur 150 kilomètres carrés. Elle gît à 6 lieues au
sud de la Grande-Terre. La population se livre à la pêche, à l'élève du
bétail, à la culture de la canne. Le chef-lieu s'appelle le Grand-Bourg.
La Désirade n'est qu'à 2 lieues de la pointe orientale de la Grande-
Terre. La superficie de l'île est de 27 kilomètres carrés. Son climat est
très sain. On s'y livre à' la culture du cotonnier el du maïs.
Les Saintes, groupe d'ilôts, tirent leur importance de leur heureuse
position stratégique, à portée de la Guadeloupe, de Marie-Galante et de
la Dominique. De plus, leur port de Terre-de-Ilaut, très sûr el très pro-
fond, présente un excellent mouillage à une flotte.
Saint-Barthélémy n'a que 25 kilomètres de tour. Cette île nous a été
rétrocédée par la Suède en 1877. Son chef-lieu est Gustavia.
Saint-Martin est partagée entre la Hollande et la France. Nous en
occupons le tiers, dont la surface est de 51 kilomètres carrés. Saint-
Martin a pour chef-lieu le Marigot.
LA GUYANE
SITUATION.— LIMITES.— ASPECT GÉNÉRALDU PAYS.— LITTORAL.
COURSD'EAU. — La Guyane est une vaste contrée de l'Amérique
cquinoxiale, découverte en l'année 1500 par un des anciens compagnons
de Christophe Colomb, Vincent Pinzon, qui, parti d'Europe, arrivait à
l'embouchure de l'Amazone et remontait de là jusqu'à l'Orénoque, sui-
vant ainsi toute la côte des Guyanes qu'on appelle maintenant, en par-tant du sud, Guyanes française, hollandaise et anglaise.
Les possessions françaises vont du Maroni, qui fait notre limite au
140 LA FRANCE ET SES COLONIES
nord-oùesl, à l'Oyapok, au sud-est. Nous avons ainsi 300 kilomètres
de côtes. La limite vers l'intérieur est tout à fait indéterminée. Entre
l'Oyapok, l'Amazone et le Rio-Négro, s'étend un vaste territoire, le ter-
ritoire contesté, dont la France el le Brésil revendiquaient à la fois la
possession. La question a été résolue à l'amiable par voie d'arbitrage et la
plus grande- partie du territoire est revenue au Brésil.
On peut diviser la Gu}rane en deux régions : sur le littoral, une bande
de territoire marécageux, sec l'été, inondé pendant l'hiver, assez bas
pour former cuvette sur certains points où s'amassent les eaux, s'étend
sur une largeur de 15 à 40 kilomètres ; ce sont là les Terres-Basses.
Si l'on s'avance vers l'intérieur, on entre bientôt dans les Terres-
Hautes, qui s'élèvent par gradins successifs; c'est d'abord la région des
chutes, celle où les rivières descendent rapidement dans les Terres-
Basses ; puis le plateau central de l'intérieur et, tout au loin, la chaîne
des monts Tumuc-Humac, qui atteignent 1 000 à 1 200 mètres de hau-
teur. On ne connaît guère les Terres-Hautes que depuis qu'on y cherche
de l'or. Il est fort probable que cette partie des Guyanes ne mérite pas
la réputation d'insalubrité qu'ont acquise les Terres-Basses.
La côte est sans échancrures : sur ses 300 kilomètres, on ne trouve
ni rades ni ports, sauf celui de Cayenne et l'abri des îles du Salut, en
pleine mer. Presque partout le littoral, inondé à des kilomètres de pro-
Vuc de Cayenne.
LA GUYANE 141
fondeur, n'est guère marqué que par une ligne verte de palétuviers, qui,
à haute mer, plongent de plusieurs mètres dans l'eau.
Les rivières sont très nombreuses et quelques-unes roulent une
masse d'eau considérable; mais les sauts et rapides, qu'elles franchissent
en passant des Hautes dans les Basses-Terres, empêchent la navigation
de remonter bien loin dans l'intérieur. Leurs embouchures sont obstruées
par des barres de sable el de vase. En allant du nord au sud, les cours
d'eau les plus importants sont : le Maroni, avec deux forts affluents ; la
Mana, qui peut recevoir les grands navires jusqu'à 16 kilomètres de son
embouchure; le Sinnamary; le Kourou; la Cayenne; YOyapoh. Des
affluents del'Orénoque et de l'Amazone coulent dans l'intérieur. Le Dr Gre-
vaux, qui a fait dans ces contrées de belles et difficiles explorations, pense
que le Yari, affluent de l'Amazone, communique avec l'Oyapok : d'où la
possibilité de relations par eau entre notre colonie et la vallée du grandfleuve.
CLIMAT. — SALUBRITÉ. — La température à la Guyane est fort
élevée : 23° centigrades est le minimum, 28° la moyenne; le thermo-
mètre ne monte pas souvent au-delà de 31°, mais la continuité de la cha-
leur humide est des plus nuisibles à la vigueur et à la santé. Il pleut de
cent soixante à cent quatre-vingts jours par an, et la quantité de pluietombée est six à sept fois supérieure à celle qu'on recueille dans nos
Embouchure du Maroni.
142 LA FRANCE ET SES COLONIES
pays. Après l'hivernage, le soleil évapore les masses d'eau tombées et
restées stagnantes clans les terres basses ; il ne reste plus que des maré-
cages. Ces terres, alternativement couvertes el découvertes par l'eau,
sont des plus insalubres. La fièvre paludéenne, la dysenterie, l'anémie
sont endémiques à la Guyane. Quant à la fièvre jaune, elle est d'impor-
tation. Plus encore peut-être qu'aux marécages, les fièvres paludéennes
semblent dues aux défrichements. Des précautions hygiéniques peuvent
beaucoup contre toutes ces maladies.
FLORE ET FAUNE. — L'abondance des pluies, la grande chaleur
rendent la végétation luxuriante. Toutes les espèces des tropiques se
rencontrent à la Gu-
yane, palmiers, bois
de fer,bois d'ébène,
acajou , cèdres,
arbres à pain, etc. ;
puis quinquina, sal-
separeille, caféiers,
cacaoyers, canne à
sucre.
Les oiseaux aux
magnifiques pluma-
ges sonl très com-
muns à la Guyane,
de même que les
singes. Parmi les
animaux dangereux, on peut citer le jaguar, le boa, les serpents veni-
meux d'espèces variées, les caïmans, les requins. Les moustiques de
toute taille sont un des fléaux du pays.
COMMERCE. — RELATIONS. — Les événements de 1848 ont tué la
production du sucre à la Guyane dont les exportations sont nulles, et quiest devenue simplement une colonie pénitentiaire. La seule industrie
qu'on y pratique est la recherche de l'or, dont on constata la présenceen 1854 sur les rives du Haùt-Approuague : on en retire une valeur
d'à peu près 70 000 francs par mois. Le commerce général, pour 1888,
se chiffrait, à l'importation par une valeur de douze millions, à l'expor-tation par un peu moins de six.
Les communications régulières avec la France ont lieu mensuelle-
ment par un vapeur de la Compagnie Transatlantique. Le mouvement
Scrpeiil boa.
LA GUYANE 143
de navigation est de 190 navires, dont 110 français et 80 étrangers
(année 1883).
POPULATION.— Elle est de 27 à 28 000 habitants, dont 1 500 Fran-
çais de la métropole (fonctionnaires et troupes) ; 100 créoles blancs ;
15 000 créoles mulâtres; 3 000 indous; puis les nègres des bois et les.
indiens de l'intérieur.
Habitantsde Guyenne.
Pénitencier de Sainl-Laurenl-sùr-le-Maroni.
144 LA FRANCE ET SES COLONIES
LE PÉNITENCIER. —Dans le chiffre total d'habitants, nous compre-
nons 3 500 forçais, la plupart arabes et kabyles. Nous nous proposons,
en parlant de la Nouvelle-Calédonie, de traiter plus au long la question
pénitentiaire. Nous dirons donc seulement, à propos de la Guyane, que,
depuis quelques années, on y envoie seulement les condamnés d'origine
asiatique ou africaine. Ils sont répartis en quatre pénitenciers : les îles
du Salut, Cayenne, le Kourou et le Maroni.
CENTRES PRINCIPAUX. —. ADMINISTRATION.— REPRÉSENTATION. —
Cayenne est la seule ville .digne de ce nom ; elle compte 8 000 habitants.
Saint-Laurent-du-Maroni n'en a que 1 000; Mana, 600; Sinnamary, 500 ;
le Kourou, 200.
De même que nos autres colonies anciennes, la Guyane a un
gouverneur, un Conseil privé, un Conseil général. Elle nomme un
représentant à la Chambre des députés.
SAINT-PIERRE & MIQUELON
PÊCHERIES DE TERRE-NEUVE
Le honteux traité de Paris (1763) ne nous laissait, sur toutes nos
possessionsde l'Amérique du Nord, que quelques ilôts, Saint-Pierre et
les deux Miquelon, avec le droit de pêche sur les côtes de Terre-Neuve.
Après de nombreuses vicissitudes, ce petit établissement, de grande
importance à cause de la pêche, nous est resté en 1814.
L'île Saint-Pierre et les Miquelon gisent dans les eaux de Terre-
Neuve, à 4 000 kilomètres ouest de Brest. Saint-Pierre, où se trouve
bâti le chef-lieu de nos établissements, portant le même nom, n'a que
7à8 kilomètres de long sur 5 de large, avec une superficie d'à peu
19
Pêcheries françaises de Terre-Neuve, Saint-Pierre et Miquelon.
146 LA FRANCE ET SES COLONIES
près 26 kilomètres carrés. Les deux Miquelon, dites G>-ande et Petite-
Miquelon, unies par une langue de sable large à peine de quelques cen-
taines de mètres, font ensemble, du nord au sud, une longueur de 30 kilo-
mètres. Le sol de ces îles est assez accidenté. En fait de cours d'eau, il ya seulement quelques ruisseaux. On y trouve aussi des étangs assez nom-
breux. Les côtes de ces îles sont très découpées, mais difficilement abor-
dables, et n'offrent aux navires que la très bonne racle de Saint-Pierre.
Quelques ilôts insi-
gnifiants, comme l'île
aux Chiens, complètent"
nos possessions.
TERRE-NEUVE ET
LE GRAND-BANC.— La
seule raison d'exis-
tence de cette colonie
est la proximité de Terre-Neuve et de ses bancs, où se fait la pêche de
la morue.
Le Grand-Banc de Terre-Neuve n'est point du tout un récif à fleur
d'eau. La profondeur y est partout relativement considérable et va sou-
vent jusqu'à 160 mètres. Le Grand-Banc est le produit des alluvions
vaseuses déposées par
le Gulf-Slream pen-
dant des milliers de
siècles. Il s'étend sur
500 kilomètres de lon-
gueur el 300 de lar-
geur.
LA PÊCHE DE LA
MORUE. —- Dans les
dernières semaines
d avril, les morues, abandonnant les stations inconnues ou elles sont
réfugiées l'hiver, arrivent sur les bancs par troupes innombrables et par
masses dont on ne saurait se faire une idée. Elles apparaissent vers la
même époque sur les côtes d'Islande, dans la mer du Nord, etc. Les
morues demeurent sur les bancs jusqu'en octobre ; on pêche durant cette
période de six mois, qui heureusement appartient à la belle saison, car
la pêche en hiver serait impraticable dans ces régions où la navigation
présente en tout temps les plus graves dangers. .
Morue....
Ligne et couteaux employés pour la morue.
SAINT-PIERREET MIQUELON 147
Bien longtemps les migrations annuelles des morues étaient restées
ignorées ; ce furent les marins basques, poursuivant les baleines avec la
plus grande hardiesse dans les mers du Nord, qui remarquèrent les pre-
miers l'abondance extraordinaire et périodique de la morue sur les bancs
de Terre-Neuve. Ils furent aussi les premiers à pratiquer cette pêche qui
par la suite attira des multitudes de navires français et anglais.
Nos PORTSD'ARMEMENTPOURLAMORUE.—La grande pêche est surtout
faite en France par les ports secondaires et, parmi ceux qui font chaque
année les plus forts armements, nous citerons Gravelines et Dunkerque,sur la mer du Nord ; Boulogne, puis Dieppe, Saint-Valéry, Fécamp, Gran-
ville, en Normandie; Saint-Malo, Saint-Servan, Paimpol, Saint-Brieuc,
en Bretagne; Saint-Jean-de-Luz et Bayonne, dans le golfe de Gascogne.Une partie des navires fait la pêche sur les bancs; d'autres, sur la côte de
Terre-Neuve; d'autres encore, aux abords de l'Islande. Ils quittent la
France en mars et avril. Les premiers produits de la pêche commencent
à arriver en août, par des navires qui complètent leur chargement avec la
pêche des autres. Les marins ont une part proportionnelle à la quantitédu poisson pris et l'on estime que, pour un matelot, le lot annuel a une
valeur de 800 à i 200 francs.
LA PÊCHE. —Après une traversée souvent périlleuse, à travers les
brouillards et quelquefois les glaces, le navire jette l'ancre sur le banc ;
Pèche de la morue.
148 LA FRANCE ET SES COLONIES
ce séjour n'est pas moins dangereux que la traversée et, chaque année,
beaucoup manquent au retour.
Du bord des navires et des embarcations appelées doris on jette de
longues lignes, munies chacune de nombreux hameçons ; les morues se
précipitent sur les appâts avec une incroyable gloutonnerie ; constamment
il faut relever les lignes, détacher les poissons, amorcer de nouveau. On
distingue trois périodes dans la pêche, suivant l'appât employé : dans la
première, d'avril à mai, on amorce avec le hareng, qui passe aussi sur
les bancs en quantités innombrables ; en juin et juillet, on le remplace
par un petit poisson dit capelan. Ces deux saisons fournissent la morue
sèche. Enfin, d'août en octobre, on amorce avec Vencomet, et les morues
de cette dernière période peuvent arriver en France à l'état de morue
verte, qu'on mange dès son arrivée ou qui, subissant dans nos ports un
complément de préparation, passe également à l'état de morue sèche.
Il y a là une période de labeur inouï pour les équipages, qui mènent
les embarcations sur les lieux de pêche et, abord, font subir au poisson
une série de préparations plus ou moins dégoûtantes el pénibles. Le tra-
vail ne cesse ni jour ni nuit; on se relève par bordées, mais chacun ne
dort, que le temps strictement nécessaire. Si la pêche est seulement
moyenne, il n'y a pas un instant d'arrêt jusqu'à ce que le navire ait pris,
préparé, salé, séché de 80 000 à 300 000 morues suivant son tonnage.
Gela dure trois à quatre mois ; alors on fait voile pour la France et, si
l'on est poussé par une belle brise, on mouille trois ou quatre semaines
plus tard au Havre, à Nantes, à Bordeaux. En effet les pêcheurs de mo-
rue ne rentrent au port d'armement qu'après avoir vendu leur cargaison
dans les grands entrepôts que nous venons' de nommer.
La rogue (oeufs de la morue) sert à son tour d'appât pour la pêche à
la sardine. On recueille aussi avec soin les huiles du foie, qui s'emploient
en médecine. Il y a de nombreux déchets, têtes, intestins, etc., dont on
pourrait faire de fort bons engrais.
Nous possédons sur une grande partie de la côte de Terre-Neuve
(French-Shore) des établissements où l'on prépare aussi la morue, avec
plus de facilité qu'à bord des navires : on y traite toute celle qui est pêchée
sur la côte, et même une partie de la pêche du Grand-Banc.
Pendant la belle saison, le port de Saint-Pierre présente une anima-
tion extraordinaire. Son mouvement de navires se chiffre chaque année
par plus de 3 300 entrées et autant de sorties,, faisant près de 350 000 ton-
neaux. La valeur annuelle des exportations de morue est d'environ dix-
sept millions. Les importations diverses pour la colonie, en 1888, repré-
sentaient en valeur treize millions et demi. Le commerce de Saint-Pierre
SAINT-PIERREET MIQUELON 149
et Miquelon a quadruplé dans les derniers trente ans ; il se fait surtout avec
la France et les Antilles françaises.
IMPORTANCEDE LA GRANDE-PÊCHEPOUR NOTREMARINE.— Le Gou-
vernement encourage par des primes la grande pêche, pépinière d'excel-
lents marins : chaque année nos ports arment 600 navires montés par plus
de 8 000 matelots. Ils rapportent 80 000 tonneaux de morue.
CLIMAT.—Il reste peu de chose à dire de Saint-Pierre et Miquelon,
lorsqu'on a parlé de la grande pêche. En effet tout est mort quand les
navires sont partis, et bientôt les îles sont ensevelies sous les brumes et
les neiges. Les hivers, commençant à la fin d'octobre, y sont très froids :
on relève parfois des températures de 26° au-dessous de zéro, avec une
moyenne fort basse. Les îles sont entourées de glaces. De furieuses
tempêtes de neige sont amenées par les vents du nord au nord-est. Le
printemps ne commence guère qu'en mai-juin, et en juillet-août le ther-
momètre monte jusqu'à 24°. Une des curiosités du pays est l'extrême lon-
gueur soit des jours en été, soit des nuits en hiver: à la fin de juin,il y a à peine trois heures d'obscurité ; mais, en décembre, la nuit est
presque continue. .-
Sainl-Pierre.—Unerue.
ISO LA FRANCE ET SES COLONIES
POPULATION. — ADMINISTRATION.— La population sédentaire des îles
est de 6 300 habitants. Un commandant, nommé par la marine, y exerce
l'autorité. Il y a un Conseil général de douze membres et un Conseil privé
auprès du commandant. La colonie n'est pas représentée aux Chambres ;
elle envoie un délégué à Paris ; il siège au Conseil supérieur des colo-
nies.
L'INDE FRANÇAISE
Des importantes et vastes possessions que nous avaient assurées dans
les Indes, au xvif et au XYIII"siècle, François Martin, La Bourdonnais et
Dupleix, il ne nous reste, grâce à la lâche ineptie de Louis XV et de son
gouvernement, qu'un territoire des plus restreints, divisé, dont la surface
el la population totale n'atteignent pas celles d'un département français.
Nospossessions dansl'Indous-
tan sont réduites aux territoires de :
Pondichèry, qui comprend la
capitale de nos établissements, à
143 kilomètres sud de Madras, sur
la côte de Coromandel. Il se divise
en quatre communes, Pondichèry,
Bahour, Oulgaret, Villenour, subdi-
visées elles-mêmes en quatre-vingt-
treize aidées ou villages. La super-
ficie de ce territoire est de 291 kilo-
mètres carrés et sa population de
180 000 habitants. Notre établisse-
ment à Pondichèry date de 1683.
Karikal, sur la même côte, un
peu plus au sud, compte. 135'kilo-
mètres carrés et 60 000 habitants partagés entre trois communes et
cent dix aidées.
Yanaon, sur la côte dite d'Orissa, près de l'embouchure du Godavéry,
est situé à près de 500 kilomètres nord-est de Madras. Ce territoire forme
le long du fleuve une bande de terrain assez longue, mais étroite ; sa
superficie ne dépasse pas 14 kilomètres carrés. Il a 7 000 habitants.
Ghandernagor, dans le Bengale, est bâtie sur le bras du Gange qu'on
appelle l'îlougly, comme Calcutta, dont le port est à 7 lieues plus bas
sur le fleuve. La mer est à 35 lieues de Chandernagor. C'est un territoire
de 5 kilomètres de longueur sur 2 de largeur, avec une population très
dense de 28 000 habitants.
Dupleix.
152 LA FRANCE ET SES COLONIES
Sur la côte de Malabar, vers la mer d'Oman, nous possédons le ter-
ritoire de-Mahè, non loin de la ville de Calicut, qui fut si prospère aux
beaux temps des Portugais (xvie siècle). Mahé est bâtie au milieu de la
verdure et des jardins. Son territoire est accidenté et assez étendu : il
comprend 59 kilomètres carrés, quatre aidées et 8 000 habitants.
A ces territoires, il faut ajouter les Loges, établissements secon-
daires, simples comptoirs sans importance politique que nous possédons
à Surate, Calicut, Masulipatam, Balassore, Yougdia, Dacca, Cassimbazar
et Patna.
CLIMAT. — Le climat de ces pays est salubre, particulièrement celui
de Mahé. Il y a deux saisons, la saison sèche, de janvier en octobre, avec
une température moyenne de 31° à 42°, le jour, et de 27° à 29°, la nuit ;
puis l'hivernage, d'octobre à janvier, où les moyennes de jour sont de
23° à 32°, celles de nuit de 13° à 20°. Sur la côte occidentale, à Mahé,
l'hivernage est plus long et la température plus douce. Le climat de
Ghandernagor est aussi plus frais, plus sain que celui de la côte de Coro-
mandel. Mais, si la température y descend parfois à 8° en janvier, elle
monte en mai jusqu'à 43°.
Les pluies ne sont pas périodiques,- elles accompagnent les orages el
tombent avec une violence torrentielle. Ceci est vrai surtout pour Pondi-
chèry.
Pagode à Pondichèry.
20
L'INDE FRANÇAISE 15S
L'Inde est dans son ensemble sous l'influence de deux courants
aériens généraux, les moussons ; à Pondichèry, la mousson de nord-est
domine du 15 octobre au 15 avril ; la mousson de sud-ouest de mai en
août.
PRINCIPALES CULTURES, INDUSTRIE, COMMERCE.— Le riz, base
essentielle de la nourriture indoue, est la culture la plus importante.
On récolte aussi le colon, le bétel, le tabac, la canne à sucre, l'indigo.
Le cocotier, très commun, a une valeur importante pour son bois, pour
les fibres du coco, pour l'huile qu'on relire de
son fruit.
Gomme industrie on peut citer le tissage et
la teinture d'étoffes bleues de coton, les guinées,
destinées à l'exportation en Afrique, au Sénégal
surtout, où les nègres les achètent.
On a découvert dans ces dernières années,
auprès de Bahour, un gisement de lignite1 im-
portant.
La valeur annuelle des produits.de culture
est eslimée 1 700 000 francs et le mouvement
d'affaires à vingt-cinq millions et demi dont près
de onze pour les échanges avec la France. Pon-
dichèry est en réalité le seul marché de l'Inde
française. De plus, cette ville ne fait payer quede très faibles droits de douane, ce qui augmente
encore son importance comme place de transit.
COMMUNICATIONSPAR MER. —Les établisse-
ments français de l'Inde sont en rapport entre
eux par les vapeurs dune ligne anglaise qui dessert la cote, et Pondi-
chèry est en correspondance par une ligne secondaire avec les navires
de nos Messageries-Maritimes qui touchent à Ceylan. Un autre service
joint Pondichèry aux Seychelles, à Maurice et à la Réunion.
ADMINISTRATION; REPRÉSENTATION; RECETTES; POPULATION.—Un
gouverneur, résidant à Pondichèry, administre nos possessions de
l'Inde ; des conseils locaux, un Conseil général, un sénateur, un députésonl nommés par les colons citoyens français. Les recettes fournies parles divers impôts montent àd 700 000 francs.
1La lignile est un combustibleminéral dont le pouvoircalorifique,à poids égal, équi-vaut aux 2/3 de celui de la houille.
Femmehindoue.
156'
LA FRANCE ET SES COLONIES
Sur les 283 000 habitants, 928 sont de race française européenne,1 750 descendants d'Européens français ; ces derniers sont connus
sous le nom cV'Eurasiens. Il y a 68 Européens anglais ou descen-
dants d'Anglais. La population indigène forme la grande masse ; elle est
divisée en castes religieuses, assez fortement tranchées, mais, malgré
cela, attachées à notre domination et faciles à gouverner.
SÉNÉGAL 1.-
SOUDAN FRANÇAIS
CHAPITRE VIII
GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE
VUE D'ENSEMBLEDE LA RÉGION. — POSITION; LIMITES.— A la
hauteur du 15° degré de latitude nord, sur les bords de l'Océan Atlan-
tique, se trouve en Afrique une vaste région qu'on appelle la Sénégambie,
du nom de ses deux principales rivières, la Gambie et le Sénégal. Les
Anglais sonl établis sur la Gambie ; les Français occupent, en Sénégambie,
la partie la plus vaste et la plus importante à tous égards, les vallées du
Sénégal el de ses affluents.
Leurs possessions confinent vers le nord au Sahara, qui arrive jus--
qu'à la rive droite du fleuve ; c'est là que se fait le passage de la région
des sécheresses à celle des pluies, des sables du désert à la végétation
tropicale ; d'un côté à l'autre du fleuve Sénégal il y a un changement
complet dans le climat, dans l'aspect du pays, clans les espèces animales
et végétales, plus nombreuses el infiniment plus vivaces. De même, aux
populations berbères et arabes, qui dominent jusqu'à cette limite, suc-
cèdent les populations noires ; les habitudes el les moeurs changent avec
les races. C'est la frontière de la Nigritie, du Soudan occidental, de la
véritable Afrique noire.
Les limites de notre colonie sénégalaise sont ainsi à peu près fixées
au nord par le cours du fleuve ; mais, à l'est et au sud-est, elles restent
indéterminées ; nous avons maintenant des postes jusque sur le Niger,à Bammakou (à 1000 kilomètres de Saint-Louis, en ligne droite), et
nous avançons peu à peu dans les vallées du Bafing et de la Falémé.
1Et dépendances.'
1S8 LA FRANCE ET SES COLONIES
Au sud de Saint-Louis, à 230 kilomètres, la rivière Saloum nous
sépare des possessions anglaises. Sur la côte, depuis ce dernier cours
d'eau, nous avons fait reconnaître notre autorité jusqu'au cap Blanc, sur
une étendue de 7° *, dépassant ainsi de beaucoup vers le nord la limite
moyenne de la colonie.
LE LITTORAL. — Gomme presque partout dans l'Afrique occiden-
tale, les côtes sont basses, plates, sans baies ni ports. La mer y est sou-
vent forte et déferle toujours en lames élevées qui forment une barre plus
ou moins difficile à franchir. Les embouchures de cours d'eau sont
encombrées de sables qui provoquent également la formation d'une barre,tout en diminuant les profondeurs, en sorle que le passage est souvent
impossible à franchir pour les navires de quelque tonnage.
Du cap Blanc au cap Vert la côle garde une direction générale
nord-sud. A partir de ce dernier point, où la pointe du cap Vert forme la
baie de Dakar, enfermant la petite île de Gorée, la côle s'infléchit vers le
sud-est jusqu'à notre frontière.
MONTAGNESET COURS D'EAU. — Dans notre colonie sénégalaise,il ne se trouve pas de hauteurs à qui on puisse appliquer le nom de
montagnes. Les vallées de la Falémé et du Bafing sonl formées par les
contreforts septentrionaux du Fouta-Djallon, le massif principal du Sou-
dan occidental, dont les hauteurs maîtresses s'élèvent vers le 12D degréde latitude, à plus de 300 kilomètres dans le sud de Bakel. Ses picsles plus élevés ne dépassent pas 2 000 mètres, et leur altitude moyenne
paraît être de 1 200.
Des montagnes du Fouta-Djallon, immense réservoir de pluies, des-
cendent une quantité de cours d'eau ; vers l'ouest, la Gambie, la Gaza-
. mance et les nombreuses rivières dites Rivières du Sud, sur lesquellesnous avons des établissements ; Arers le nord et le nord-est, la Falémé et
le Bafing. Le Niger et une partie des cours d'eau qui contribuent à le
former descendent également de ce système de montagnes, mais viennent
de plus loin dans le sud.
Après le fleuve Sénégal et ses affluents on ne pourrait citer un cours
d'eau notable dans la partie 'nord de la colonie, mais l'importance du
Sénégal est extrême : en effet c'est par sa vallée que peu à peu nous avons
progressé ; c'est sa vallée qui forme la grande route vers le Haut-Nigeroù nous cherchons à établir des relations de commerce et d'échange, à
étendre notre influence. A tous ces titres il mérite une description un
1 Un degré de latitude mesure un peu plus de 111 kilomètres.
SENEGAL. SOUDANFRANÇAIS 161
peu détaillée, nécessaire d'ailleurs pour bien comprendre l'histoire de
notre colonisation.
Le Sénégal est le premier cours d'eau permanent qui atteigne la mer
au sud des étendues sahariennes. De la source du Bafing, l'une des branches
qui le forment, jusqu'à la barre de Saint-Louis, il mesure 1 700 kilo-
mètres. L'autre branche est le Baoulè, moins long que le Bafing, mais
qui continue l'axe de la vallée principale. Le Baoulé prend sa source
dans une région peu élevée, où se partagent les eaux entre le Sénégal et
le Niger. Grossi du Bakoy, originaire des mêmes régions, il arrive sous ce
dernier nom à Bafoulabèl où il rencontre le Bafing, descendu des mon-
tagnes du Fouta-Djallon par un pays accidenté et des pentes rapides.
C'est à partir de ce point que les eaux réunies prennent le nom de
Sénégal.
En quittant Bafoulabè, par 143 mètres d'altitude, le Sénégal roule
entre des hautes berges de 20 à 30 mètres et plus, avec un courant violent,des rapides et parfois des chutes, par exemple les cascades de Gouina-,
1Bafoulabèveut dire « les deuxrivières ».2 Les chutes de Gouinaonl 16 à 17 mètres de hauteur.
21
Bafoulabè.
162 LA FRANCE ET SES COLONIES
à 60 kilomètres au-dessous de Bafoulabè. Ici le fleuve a déjà 500 mètres
de largeur. Un peu plus loin, conservant la direction générale vers le
nord-ouest qu'il gardera jusqu'à Podor, il est arrêté par un dernier bar-
rage rocheux à une lieue au-dessus de Médine; les eaux retenues
s'étendent comme un lac et, trouvant une étroite issue, s'y précipitent en
formant les magnifiques chutes de Félou 1.
A partir de Médine le fleuve est navigable, même pour des bateaux
d'assez fort tonnage, pendant les hautes eaux, delà fin de mai en octobre;
mais à ce moment il commence à baisser, et en mars-avril la couche
liquide est d'une très faible épaisseur, descendant jusqu'à 10 et 5 centi-
mètres, sur les seuils nombreux qu'on rencontre, à ce point qu'il faut par-
fois haler sur la roche les petites barques naviguant encore. Avant les
traités imposés par Faidherbe, les Maures du Sahara choisissaient
l'époque des basses eaux pour franchir le fleuve à gué et venir piller les
populations de la rive gauche.
Entre les hautes et les basses eaux on relève à Bakel des diffé-
rences de niveau allant jusqu'à 1.5 mètres; le Sénégal en crue roule des
masses d'eau énormes.
Dans le cours inférieur, à partir de Mafou et Podor, l'eau, soutenue
par le flot de marée, offre en tout temps plus de profondeur. C'est juste-
ment au même point que le fleuve commence à changer de direction,
pour couler successivement à l'ouest, au sud-ouest, et enfin au sud au
moment où il approche de son embouchure. Le seuil ou barrage de
• Mafou, à 330 kilomètres de Saint-Louis, marque la limite de la naviga-
tion permanente pour les avisos de la colonie.
Un peu plus bas que Mafou, à la hauteur de Dagana, se trouvent à
di'oite el à gauche deux marigots, sortes de lacs marécageux en commu-
nication avec le fleuve. Ces lacs, longs et étroits (celui delà rive gauche
n'a pas moins de 100 kilomètres), se remplissent à la saison des crues,
puis, quand les eaux viennent abaisser, déversent leur trop-plein dans le
courant. Toute celte région des marigots est comme un delta d'îles et de
bancs marécageux.
A une faible distance au nord de Saint-Louis, le fleuve atteint presque
la mer el n'en esl plus séparé que par une langue de sable étroite, dite
la langue ou flèche de Barbarie, qu'il côloie pendant 50 kilomètres, entou-
rant l'île où est bâti Saint-Louis et venant enfin se jeter à la mer en cou-
pant la faible barrière qui l'en sépare.
La flèche de Barbarie, large de 200 à 400 mètres, se compose de
1 La chute de Félou, comme celle de Gouina, esl de 16 à 17 mètres.
SÉNÉGAL. SOUDANFRANÇAIS 163
petites dunes de sable ayant à peine 5 à 6 mètres de hauteur. Battue
d'un côté par le flot de l'Océan, pressée de l'autre par le courant du
fleuve, elle cède à celui-ci un passage qui se déplace constamment, soit
vers le nord, soit vers le sud: on compte 14 kilomètres de distance entre
le point où fut l'embouchure la plus proche de Saint-Louis et celui où se
trouva la plus éloignée.
Le flot, déferlant toujours avec force dans une eau peu profonde,
forme ce qu'on appelle la barre du Sénégal : à basse mer, la passe pré-
sente seulement 2n';50 à 4 mètres d'eau, et ce peu de profondeur, joint à
la violence des brisants, rend la barre très difficile à franchir pour les
navires d'un certain tonnage, voiliers surtout, qu'on a vu parfois attendre
plus d'un mois le moment favorable à l'entrée. C'est là pour Saint-Louis
et le commerce du Sénégal une condition des plus mauvaises. Des piloteset des matelots spéciaux sont attachés à la barre du Sénégal, soit pour y
guider les navires, soit pour la passer avec des embarcations, ce qui n'a
pas lieu toujours sans quelque émotion pour les nouveaux arrivés.
Saint-Louisdu Sénégal.
164 LA FRANCE ET SES COLONIES
Chaque jour les pilotes ou piroguiers se rendent sur la barre el sondent
avec des perches pour étudier la variation continue des fonds.
Un ingénieur, M. Bouquet de la Grye, a préparé en ces derniers
temps un projet destiné à remédier à ces inconvénients multiples : \m
système de jetées fixerait l'embouchure du fleuve, et, avec l'augmenta-
lion de vitesse des courants, donnerait la profondeur nécessaire pour faire
disparaître la barre et faciliter l'entrée des gros navires. L'avenir ne
peut manquer de donner une suite favorable à ce projet ou à quelque
autre de même nature.
Sur la rive droite du fleuve, le désert et la région des sécheresses com-
mencent presque aussitôt et le fleuve ne reçoit du nord qu'un seul affluent
digne d'être cité, le Koulon, qui donne fort peu d'eau. Parmi les affluents
du sud, le plus considérable est la Falémé, qui descend comme le Bafing
du Fouta-Djallon el qui tombe dans le fleuve lout près de Bakel. La
Falémé a probablement 500 kilomètres de long ; à la saison des pluies
elle roule une masse d'eau imposante, el vers son confluent est large de
300 mètres.
Plus à l'ouest, le pays du Ferlo, absolument plat, ne recevant que peu
de pluies, n'envoie pas au fleuve un seul affluent permanent.
Le Sénégal a été longtemps la voie unique clans la colonie pour le
ravitaillement de nos postes et le transport du matériel ou des marchan-
dises, si l'on excepte toutefois les transports à dos d'homme. Dans la
partie la plus difficile de son cours il est maintenant suppléé par un che-
min de fer qui avec le temps se développera sans doute déplus en plus, à
cause des périodes de basses eaux. La vallée du fleuve esl encore de la
plus extrême importance comme chemin de pénétration dans le Soudan :
c'est en la suivant que nous avons étendu peu à peu notre domination el
nos relations commerciales ; c'est également en passant par le pays du
Baoulé et du Bakoy que nous venons d'atteindre le Niger où un vaste
champ s'ouvre à notre activité et sur les bords duquel se prépare peut-
être un avenir florissant pour l'expansion française dans les régions incon-
nues du Soudan.
LE CLIMATDU SÉNÉGAL. —L'année, au Sénégal, se partage entre deux
saisons : l'une, la saison sèche, commence à la fin de novembre el dure
jusqu'aux premier s jours de juin. Durant cette période régnent les alises,
vents du nord-est au nord-nord-est qui, venant de traverser la fournaise
du Sahara, font monter dans l'intérieur la moyenne thermométrique à
32° centigrades aux mois qui correspondent à notre printemps, et à
25° ou 26° dans ceux d'hiver. Mais à Saint-Louis et à Gorée le voisinage
SÉNÉGAL. SOUDANFRANÇAIS 165
de la mer donne une fraîcheur relative et la température moyenne de la
saison sèche ne va pas au-delà de 21°. L'hivernage, juin à novembre, est
la deuxième saison : c'est un été par ses chaleurs et un hiver par l'abon-
dance de ses pluies ; les vents sont faibles et variables ; la température
moyenne est de 27°, à peu près la même sur la côte que dans l'intérieur.
L'hivernage au Sé-
négal donne moins
de pluies que dans
les autres régions
tropicales, à Sainl-
Louis surtout, où
Ton ne compte par
an que trente jours
pluvieux. La chute
d'eau est plus con-
sidérable vers le
Haut -Sénégal. Les
moyennes de tem-
pérature que nous
venons de citer don-
nent une idée de ce
que doivent être les
températures extrê-
mes. Le soleil du
Sénégal est des plus
redou tables pour les
Européens , et les
troupes ont besoin
d'être très ména-
gées dans les expé-
ditions. C'est la rai-
son qui a provoqué l'extension aussi large que possible du système des
corps indigènes.
La région lacustre du bas Sénégal, où se trouvent les nombreux
marigots dont nous avons parlé, est nécessairement malsaine, les terrains
se trouvant alternativement sous l'eau ou découverts.
L'Européen au Sénégal doit, s'il veut résister au climat et échapper aux
dangers des colonies, s'astreindre à une hygiène sévère, éviter les écarts
de régime, surtout l'usage des boissons alcooliques. Il lui faut encore ne
pas s'exposer au soleil clans les heures chaudes de la journée. Malgré
CavalierToucouleur.
166 LA FRANCE ET SES COLONIES
ces inconvénients on peut affirmer que les risques de maladie sont
infiniment diminués par une hygiène bien entendue. Il n'est malheureuse-
ment pas toujours facile d'en suivre les avis, par exemple en expédition.
Nous verrons cependant les sages mesures par lesquelles nos officiers,
à commencer par le général Faidherbe, conservent dans la mesure du
possible la santé de leurs hommes.
DÉNOMINATIONDES RÉGIONS SÉNÉGALAISES. Pour la Suite de Cette
étude il est nécessaire de connaître sous leur dénomination spéciale les
diverses régions sénégalaises : entre Saint-Louis el le grand marigot du
sud est le Oualo, clans le pays lacustre ; plus au sud le Cayor, puis le Sine
qui touche à notre frontière du Saloum. Le Dimar est à l'est du marigot
bordé de l'autre côté par le Oualo ; au sud, clans l'intérieur, sont le Foula
el le Ferlo ; le Bondou se place sur la rive gauche de la basse Falémé ; le
Bambouk, entre la Falémé et le Sénégal ; le Kaaria est une vaste région
sur la rive droite du fleuve, au nord de Bafoulabè. Enfin le Sëgou se
trouve sur le Niger, au-dessous de Bammakou.
POPULATIONS DUSÉNÉGAL. — Elles peuvenl.se classer en trois groupes
principaux : les Maures, les Noirs el les Peuhls ou Pouhls. 11 y faut
ajouter les Toucouleurs, race métisse produite par le mélange du sang
nègre avec le sang peuhl.
Les Maures occupent les pays de la rive droite du Sénégal. Ils sonl
de race berbère mêlée d'Arabes et vivent en tribus nomades, sous la tente,
errant avec leurs chevaux, leurs chameaux et leurs troupeaux. La race esl
belle : l'homme fort et bien bâli, avec une belle tête ; la femme, de petite
taille, est parfaitement faite; elle a des attaches et des extrémités fines,
de la grâce et souvent une grande beauté.
Les tribus maures apportent à la colonie la gomme, les plumes
d'autruche, les chevaux; ils prennent en échange le mil qui, avec le lait
el le miel, fait le fond de leur nourriture, des armes et d'autres marchan-
dises européennes.
Jusqu'en 1854, chaque année aux basses eaux, les Maures passaient
à gué le Sénégal, pillaient les cultivateurs delà rive gauche, répandaient
partout la terreur et se retiraient avec les provisions et les bestiaux
volés. Ces incursions ont complètement cessé après nombre de leçons
sévères qui leur furent infligées par le général Faidherbe.
Une partie des Maures, les marabouts, sorte de prêtres ou individus
revêtus d'un caractère sacré, ne portent pas les armes. Les autres attaquent
hardiment pour le pillage, dont ils vivent, ou plutôt dont ils vivaient,
mais n'ont aucune solidité en face d'un ennemi résolu.
SENEGAL. SOUDANFRANÇAIS 167
On distingue les Maures en Maures Trarzas, Braknas el Douaich.
Au sud du fleuve vivent les populations sédentaires. Elles s'oc-
cupent d'agriculture. Divisées en groupes nombreux obéissant à un
certain nombre de chefs principaux, ces populations appartiennent à la
race noire ou
àlaracepeuhl.
Les noirs sont
d'abord des
Oaolofs el des
Serrer es. Les
premiershabi- .
lenlleCayor,le
Oualo, le Djo-
lof.etc.;les se-
conds su rie Sa-
loum; ils comp-
tent les uns et
les autres par-
mi les plus
beaux nègres
de l'Afrique.
Grands cl Torts,
ils n'en sonl
pas moins in-
dolents et apa-
thiques, mais à
notre contact
ils deviennent
des soldats, de
bons marins.
Gomme travail
1csFran çai s ob-
tiennent d'eux
également de
bons résultats.
Ce sont eux qui se rallient le plus facilement à noire civilisation parmiles populations du Sénégal. Ils sont convertis à la religion musulmane,
mais ils mêlent à celte croyance leurs anciennes pratiques fétichistes' et
»e sont pas fanatiques comme les Toucouleurs, par exemple.
Dans le pays du Haut-Sénégal et du Niger habitent les nègres Man-
Foullahs.
168 LA FRANCEET SES COLONIES
dingues (Bambaras, Malinkés, Soninkés), hommes de haute taille dont la
physionomie n'est point désagréable. Les Bambaras et les Malinkés sont
fétichistes.
Le troisième groupe des peuplades delà Sénégambie est constitué parles Peuhls, nommés encore Pouhls, Foullahs ou Fellahs, qui paraissent
originaires de la vieille Egypte ; ils ont les cheveux lisses, le visage
ovale, les traits réguliers, les lèvres fines et droites. Ce sont des musul-
mans très fervents et, par cela même, des plus difficiles à assimiler. Leurs
aptitudes intellectuelles sont supérieures à celles des autres races du Sou-
dan. Ils ont fondé d'importants États, comme le Fouta-Djallon, le Fouta
Sénégalais. « Ils jouent vis-à-vis des noirs le rôle de convertisseurs à
main armée que les Arabes et les Berbères ont joué vis-à-vis d'eux. »
Du mélange des Peuhls avec les noirs leurs voisins ou leurs capliTs
viennent les Toucouleurs, oui'élément noir domine cependant. Ils habitent
dans le Foula Sénégalais, leBoundou et le Fouta-Djallon. Ce sonl de bons
agriculteurs, mais des musulmans fanatiques. Joint à l'amour du pillage,ce fanatisme les jette dans toutes les insurrections. Un certain nombre
entrent au service des Français et y cleviennenl de bons soldats.
MoeURS ET COUTUMESDES POPULATIONSDU SÉNÉGAL. « GllCZ
toutes les peuplades du Soudan, dit M. Archinard, la société se divise en
hommes libres et en esclaves ou captifs. Ils sont les uns et les autres
guerriers, agriculteurs, pasteurs, ouvriers, griots (sorciers), chasseurs
ou pêcheurs. Suivant les besoins le même individu est à la fois guerrier,
agriculteur, ouvrier. Mais les forgerons el les griots, libres ou captifs,forment des corporations fermées. »
Les divers métiers ou petites industries existent chez les noirs du
Sénégal, enlre autres celle du cuir. De plus, sur le bord des grands cours
d'eau tout le monde est pêcheur. Pour la chasse, il y a clans chaque vil-
lage quelques individus qui s'en occupent spécialement. Larichesse con-
sidérée comme la principale est la possession d'esclaves : aussi tout est-il
prétexte pour en faire de nouveaux. Le meilleur -moyen-que nous ayons
pour restreindre peu à peu l'esclavage est d'empêcher autant que possibleles collisions entre peuplades, les irruptions de villages sur les villages
voisins, etc. D'ailleurs il faut reconnaître que les esclaves n'ont pas la vie
très malheureuse, comme leur nom pourrait le faire supposer, et qu'en
général ils semblent facilement se résigner à leur sort.
Dans la famille noire, à rencontre de ce qui se passe clans les
ménages européens, c'est la femme qui fait les gros ouvrages, les durs
travaux, en compagnie des enfants et des esclaves, ou bien porte les far-
SENEGAL. SOUDANFRANÇAIS 169
deaux en route, tandis que son seigneur et maître se repose ou la pré-
cède, chargé seulement de son fusil. Cette règle souffre beaucoup d'excep-
tions.
Quand il s'agit de mariage, l'affaire se conclut en général sans que
in fille soit consultée: le fiancé paie une dot au nère de sa femme : en
cas de divorce pour
in-ief sérieux la dot
esl rendue. Les en-
fants sont nombreux
dans les familles
noires et la femme
y esl d'habitude très
aimée du mari.
Nous avons
parlé un peu plus
haut-de la religion
des diverses peu-
plades : il est re-
grettable pour nous
que le fétichisme
continue à dispa-
raître devant la reli-
gion musulmane.Le
musulman fervent
devient beaucoup
plus réfractaire à
notre influence.
Puisque les noirs
fétichistes sont très
accessibles aux
croyances les plus
variées, il nous serait plus profitable de les rallier, plus ou moins com-
plètement, à la religion chrétienne qui, en somme, est l'expression d'une
civilisation supérieure à l'islamisme. Les noirs seraient ainsi bien moins
réfractaires à l'assimilation; on peut compter d'ailleurs que, devenus
chrétiens, ils seraient bien loin et du fanatisme musulman et aussi du
fanatisme catholique ou protestant, qui s'est si fortement développé' dans
les quarante dernières années.
LA FAUNEET L'A FLORE DU SÉNÉGAL. — Les animaux domestiques22
Peulhs.
170 LA FRANCE ET SES COLONIES
sont représentés par le dromadaire, qu'on trouve plus particulièrement
dans le Gayor, par le boeuf, le zébu ou boeuf à bosse, le mouton (lesboeufs et les moutons sont par leur nombre une des vraies richesses du
pays). Comme animaux utiles il faut ajouter aux précédents l'autruche,
les gibiers de toute sorte, pintades, perdrix, cailles ; les poissons, qui pul-
lulent sur les côtes de l'Atlantique, offrant une ressource qui sera peut-
être quelque jour sérieusement mise à profit.
Parmi les animaux des bois et les fauves, nous citerons les singes,
cynocéphales au Sénégal, d'espèces variées dans les Rivières du Sud, et
partout fort nombreux; diverses antilopes; puis les éléphants, mainte-
nant rares, refoulés vers le haut Sénégal et la région du Niger. Parmi les
fauves, on trouve le lion sans crinière, la panthère, le guépard, le chat-
tigre, etc., dont les peaux fort estimées sont l'objet d'un important com-
merce.
Dans la meilleure partie du pays sénégalais, la flore est des plus
variées et des plus riches, comme il est ordinaire aux pays tropicaux.
Les forêts, considérables surtout dans le Haut-Sénégal, sont remplies
Intérieur d'une case ,peulh.
SENEGAL. SOUDANFRANÇAIS 171
d'essences variées, dont beaucoup peuvent servir soit comme bois de
construction, soit comme bois de menuiserie ou d'ébénisterie, etc. Les
bois des Rivières du Sud, entre autres de la Gazamance, ne le cèdent pas
en cela à ceux du Sénégal.
Un des produits les plus utiles du Sénégal est l'arachide, plante
annuelle, rampante, dont la graine, qui finit de mûrir en s'enfonçant dans
le sol, fournit une huile comestible. De nombreux navires chargés d'ara-
chides arrivent chaque année en France et alimentent les usines à huile
fondées pour l'exploitation de ce produit. L'arachide est surtout abon-
dante clans le Cayor.
Sur les limites du Soudan et du Sahara pousse l'acacia-gommier,
dont la sève, dite gomme, est aussi l'objet d'un important commerce. La
gomme sert dans les pharmacies ; elle s'utilise dans les apprêts de rubans,
de dentelles, de tissus, dans la fabrication des toiles peintes. On trouve
encore d'autres graines oléagineuses, le bèraff, le sésame, le ricin. Un
arbre du Haut-Sénégal et du Soudan, le haritë, donne une amande qui,
pilée el passée à l'eau chaude, fournit une sorte de beurre de fort bon
goût, utilisé par les indigènes.
Le mil, cultivé partout, est la base de l'alimentation des noirs. On
trouve également au Sénégal beaucoup de maïs, du tabac, du riz, des
caféiers, celte dernière culture à développer. L'indigotier est une plante
indigène : ses feuilles donnent par la fermentation la couleur bleue que l'on
connaît.
Les richesses minérales de la colonie sont encore à peine connues.
CHAPITRE IX
HISTORIQUE DE L'EXPANSION FRANÇAISE AU SÉNÉGAL
LES ORIGINES. — Les premiers rapports des Français avec le Séné-
gal datent de bien loin, des années 1364-1365, où les marins Dieppois
reconnaissaient le cap Vert et poussaient jusqu'au golfe de Guinée. Mais
les premières tentatives d'établissement ne sont pas antérieures au
XVII0siècle. Elles furent faites par des compagnies de commerce qui se
succédèrent jusqu'en 1758, sans mieux réussir les unes que les autres. A
cette date, la colonie naissante tomba aux mains des Anglais qui la gar-
dèrent jusqu'en 1793 el la reprirent quelques années plus tard. Elle nous
revint par les traités de 1814, mais c'est seulement en 1817 que le Gou-
vernement de la Restauration songea à s'y établir. Il fit armer dans ce
but la frégate la Méduse, dont on connaît le tragique naufrage sur le banc
d'Arguin, un peu au sud du cap Blanc. Le brick YArgus, dont la tra-
versée avait été plus heureuse, arriva seul au Sénégal pour y planter le
drapeau français.
De 1817 à 1854 la colonie ne fit que végéter : quelques essais de
culture, comme celles du coton et de l'indigo, furent tentés çà .et là,
mais sans esprit de suite. Les changements continuels de gouverneur
(presque chaque année) paralysaient toul progrès : ils arrivaient ignorants
de toul et parlaient au moment où, commençant à savoir et à posséder
des vues d'ensemble, ils auraient pu se rendre utiles '.
Nous étions à cette époque étroitement resserrés dans l'île de Saint-
Louis. Avec Saint-Louis nous possédions Gorée, et, en 1854, nous étions
arrivés seulement à occuper quelques postes le long du fleuve, tels que
Bakel, sur, le Haut-Sénégal, et Sénoudébou, non loin de Bakel sur la
Falémé. Les incursions continuelles des Maures Trarzas gênaient notre
trafic : on les voyait jusqu'aux portes de Saint-Louis. Enfin nous conser-
* La troisième République devrait s'attacher avec soin à ne pas imiter cette façon de
faire, très nuisible aux intérêts matériels et à l'influence morale de la l'rance. — Nousparlons ici pour les colonies en général.
SÉNÉGAL. SOUDANFRANÇAIS 173
vions dans le pays l'attitude la moins fière, payant aux chefs indigènes
des tributs annuels ou coutumes pour chaque poste que nous occupions, y
compris Saint-Louis, Gorée seul étant excepté de cette humiliante habi-
tude. Les chefs indigènes, Maures ou autres, faisaient subir aux com-
merçants français des vexations de toute espèce : droits énormes sur les
échanges, interdictions arbitraires de commerce, etc. En outre, on ne
pouvait pratiquer les échanges qu'en des points et à des époques déter-
minées, aux escales ou
foires annuelles.
En 1851, les négo-
ciants de Bordeaux, qui
avaient en main le plus
fort trafic avec le Séné-
gal, firent au ministère
de la marine une péti-
tion demandant la sup-
pression des escales, et
leur remplacement par
des postes d'échange for-
tifiés à Dagana et à Po-
dor, de façon à pouvoir
trouver uu point d'appui
pour résister aux pré-
tentions vexatoires des
Maures avec qui se fai-
sait le commerce de la
gomme, alors le plus im-
portant. Une pétition pa-
reille, en 1854, insistait pour que les gouverneurs du Sénégal res-i
lassent longtemps à leur poste et désignait le capitaine du génie Faid-
herbe au choix du ministre pour celte éminente fonction. Cette année
même, le ministre de la marine, Ducos, bordelais d'origine, cédant aux
instances de ses compatriotes, nommait le capitaine Faidherbe gouver-
neur: il était impossible de faire un meilleur choix. Faidherbe est resté
dix ans au Sénégal : c'est lui qui a fait la colonie. Il a consacré à cette
grande oeuvre le meilleur de ses années et de sa santé, trouvant encore
le moyen en 1870 de prendre une part glorieuse à la défense de la France
envahie ; commandant l'armée du Nord, peu nombreuse et formée d'élé-
ments très neufs et sans cohésion, il sut, malgré la faiblesse de ses
moyens, tenir en échec les corps allemands envoyés contre lui et garder
Faidherbe.
174 LA FRANCE ET SES COLONIES
intact l'honneur du drapeau que Gambetta lui avait confié. Ainsi deux
fois le général Faidherbe s'est montré un éminent serviteur de sa patrie :
il a donné à la France une grande colonie ; il a su, alors que tant de
coeurs ployaient sous la défaite, ne point désespérer de la victoire. Le
nom de Faidherbe restera dans l'histoire de France.
C'est le capitaine Faidherbe qui avait construit, en 1854, et com-
mandé le premier un nouveau poste à Podor ; il avait aussitôt fait sentir
autour de lui la suprématie française. Nommé gouverneur il allait géné-
raliser cette action. Bientôt d'excellentes instructions lui étaient envoyées
par le ministre de la marine Ducos qui, par ses attaches à Bordeaux,
connaissait bien la situation au Sénégal. Ces instructions sont marquées
au coin du bon sens et de la décision. Il fallait, écrivait Ducos, ne pas
hésiter à dicter nos volontés aux chefs maures pour le commerce des
gommes, supprimer les escales et toute espèce de tribut, par la force au
besoin, sauf, quand nous le jugerions convenable, à faire des cadeaux
rémunérateurs aux chefs qui se montreraient nos amis. « Nous devons
être, ajoutait-il, les souverains du fleuve. Il faut émanciper complète-
ment le Oualo et l'arracher aux incursions et aux pillages des Trarzas,
Médine.
SENEGAL. SOUDANFRANÇAIS 175
et, d'une manière générale, protéger les populations de la rive gauche
contre les Maures. Entreprendre enfin l'exécution de ce programme avec
conviction et résolution. »
La France s'apprêtait donc à prendre au Sénégal l'attitude qui conve-
nait à sa. dignité de grande nation, et le ministre trouvait un chef rare pour
exécuter ses ins-
tructions. Le com-
mandant Faidherbe
se mit aussitôt à
l'oeuvre. Chaque
année il faisait deux
campagnes : l'une
à la saison sèche,
dans un des mois
de novembre à mai,
contre les Maures,
qui profilaient tou-
jours de la période
des basses eaux
pour passer à gué
le Sénégal, tomber
sur les villages, en-
lever les troupeaux,
les provisions el les
esclaves, puis se
retirer avec leur
butin. Faidherbe
cherchait à les sur-
prendre avant qu'ils
n'aient pu repasserle fleuve, et alors
leur infligeait quelque rude leçon, mais surtout, chose plus sensible
pour eux, les forçait d'abandonner leurs prisonniers, les animaux et les
vivres qu'ils avaient volés.
Pendant la saison des pluies on se dirigeait vers le Haut-Sénégal, en
remontant le fleuve sur des embarcations, pour ravitailler nos postes, en
établir de nouveaux, donner quelques leçons aux chefs qui voulaient nous
en chasser ou qui dévastaient les territoires des populations amies.
C'est ainsi que furent successivement établis des postes à Dagana
(celui-ci, comme Podor, pour l'échange des gommes), à Saldé, à Matam,
MauresTrarzas.
176 LA FRANCE ET SES COLONIES
à Médine. Ce dernier village est déjà loin sur le Haut-Sénégal, au pieddes chutes de Félou qui arrêtent toute navigation, et à 900 kilomètres
de Saint-Louis. Le fleuve se trouvait ainsi jalonné par de petits établis-
sements où flottait noire drapeau et qui pouvaient couvrir de leur pro-tection nos commerçants et nos alliés.
EXPÉDITIONSCONTRELES MAURES TRARZAS. — CONQUÊTE DU OUALO.
— La terreur répandue par les Maures était si grande et jusque-là les
populations indigènes nous avaient vus toujours si peu fiers dans nos
relations avec eux qu'elles n'admirent point l'idée d'une fin possible pour
la tj-rannie mauresque, et que, par crainte des représailles, elles se levè-
rent contre nous avec leurs pillards. Tout en traquant les Maures, il
fallut donc faire la conquête du Oualo : ce fut l'objet des campagnes de
1854 et 1855. En mars 1855 le Gouvernement nomma roi, à la place de
la reine du Oualo, un chef Yolof rallié à nous depuis 1833. L'annexion
complète suivit de près : on divisa le pays en cercles dont le commande-
ment était remis à des chefs alliés.
Les Maures Trarzas avaient pour chef Mohammed-el-Habid, homme
prudent et réfléchi, mais qui était poussé par un entourage fanatique.
Mohammed, en mars 1855, reçut de Faidherbe un ultimatum exigeant
la suppression des coutumes et des escales, dans certaines conditions, et
la renonciation aux incursions de pillage. Il fit à celte lettre la plus inso-
lente réponse, disant qu'il allait augmenter les coutumes, en établir de
nouvelles, détruire nos forts, défendant à toul bâliment de guerre de
pénétrer dans le fleuve el déclarant qu'il ne reprendrait aucun pour-
parler avant le renvoi « ignominieux » du gouverneur.
Les campagnes de 1856, 1857 et 1858 firent tomber celte arro-
gance : en mars 1858 arrivait à Saint-Louis un chef maure chargé de
négocier les conditions de paix ; au mois de mai, le fils même du roi des
Trarzas revenait avec le traité signé par son père, mais bientôt celui-ci
mourait assassiné parles fanatiques de son entourage. Le 11 juin, un
traité analogue était conclu avec le roi des Maures Braknas. Depuis
1858, nous avons toujours vécu en bonne intelligence avec les Maures,
qui sont constamment restés fidèles aux traités.
Parla convention du 20 mai 1858, Mohammed reconnaissait, pour
lui et pour ses successeurs, que le territoire de Oualo appartenait à la
France et qu'aucune redevance ne pourrait être demandée à ceux qui l'ha-
bitaient ou l'habiteraient. Le roi trarza nous reconnaissait aussi comme
protecteurs des Etals oualofs du Dimar, du Djolof et du Cayor : les tri-
buts que ces États payaient aux Trarzas seraient perçus et transmis par
SÉNÉGAL. SOUDANFRANÇAIS 177
nous ; de même les difficultés soulevées entre les Maures et ces États
seraient jugées par le gouverneur français et, en aucun cas, les Maures ne
pourraienttraverser le fleuve. Le traité déterminait les points, Dagana
et Podor, où pourrait se faire le commerce des gommes et remplaçait
les coutumes par un droit fixe de sortie sur ce produit, égal aux 3 0/0
de sa valeur. Quant aux autres échanges on les pouvait faire en tout
lieu.
Le traité du 10 juin avec le roi des Braknas contenait des disposi- ;
lions analogues : il s'engageait à empêcher les incursions dans le Dimar
elle Djolof, dont il nous reconnaissait protecteurs. On fixait à Podor et
Saldé les lieux de traite de la gomme, réservant au roi le même droit
qu'au roi des Trarzas et supprimant aussi les coutumes. Les Français
pouvaient « couper du bois partout », sans redevance, sur le territoire des
Braknas.
DERNIERS TRAITÉSAVECLES MAURES. — Nous avons conclu en
1877 et en 1879 de nouveaux traités avec les Maures Trarzas : celui de
1877 assure la protection des marins naufragés sur la côte inhospitalière
du Sahara; celui de 1879 facilite le commerce des gommes, qui devient
23
Maures Brakans.
178 LA FRANCE ET SES COLONIES
libre sur tous les points ; une indemnité fixe, que le roi touche à Dagana,
remplace le droit de 3 0/0 ad valorem. Une convention identique aété passée en 1879 avec le roi des Braknas. Il touche à Podor son indem-
nité.
GUERRE CONTREAL-HADJI-OMAR. — Pendant ces mêmes années où il
réprimait les habitudes pillardes des Maures, Faidherbe avait à pareraux attaques contre nos postes du Haut-Sénégal. Un marabout Toucou-
leur, né à Podor. Al-Hadji-Omar, c'est-à-dire Omar le Pèlerin, animé
d'un fanatisme ardent au retour d'un pèlerinage à la Mecque, crut pou-voir jouer au Sénégal le rôle de défenseur des Croyants qui avait rendu
célèbre dans l'Islam le nom d'Abd-el-Kader. Il conçut le projet de fonder
un vaste empire musulman en refoulant les Français et en convertissant,au besoin par la force, les populations noires fétichistes du Kaarta, du
Ségou, comme celles du bas fleuve et de la côte.
En 1854, occupant le Bambouk, il descendait jusqu'auprès de
Sénoudébou et de Bakel, menaçait ce dernier poste et voulait imposerdes conditions à son commandant, mais il dut se retirer devant la fermeté
de celui-ci. Maître du Kaarta, dès le commencement de 1855, il soulève
contre nous les habitants de cette contrée qui nous étaient jusqu'alorsfavorables el leur fait piller tous nos traitants du Haut-Sénégal. En même
temps il adresse une proclamation aux indigènes mêmes de Saint-Louis et
déclare la guerre sainte : « Maintenant, disait-il, je me sers de la force
et je ne cesserai que lorsque la paix me sera demandée par votre tyran,suivant cette parole de notre Maître : Fais la guerre à ceux qui ne sont
pas de ta religion, aux juifs, aux chrétiens et à ceux qui sont avec
eux Quant à vous, enfants de N'dar (Saint-Louis), Dieu vous
défend de vous réunir à eux; il vous a déclaré que celui qui reste avec
les juifs et les chrétiens est infidèle comme eux » A ce moment les
populations fanatisées par lui bloquaient nos postes .de Bakel et de
Podor.
L'armée d'Al-Hadji-Omar se composait surtout de Toucouleurs, les
plus fanatiques parmi les musulmans de ces contrées.; il s'y joignait beau-
coup de Peuhls du Fouta-Djallon, duBondou, du Dimar, puis des nègresBambaras. Les hostilités commencèrent dès les premiers mois de 1855 :
Faidherbe, arrivant à Bakel, le 14 juillet, voyait son escorte menacée
et accueillie à coups de fusil. La guerre allait durer jusqu'en 1860.
Omar ne cachait-pas ses prétentions exorbitantes et parlait en souverain.
« Les blancs ne sont que des marchands, disait-il ; qu'ils apportent des
marchandises par leurs bateaux, qu'ils me payent un fort tribut lorsque
SÉNÉGAL.— SOUDANFRANÇAIS 179
je serai maître des noirs, et je vivrai en paix avec eux. Mais je ne veux
pas qu'ils forment des établissements à terre ni qu'ils envoient des bâti-
ments de guerre dans le fleuve. »
Le gouverneur, ayant à faire front de tous côtés, eut l'heureuse idée
d'opposer indigènes à indigènes, comme il avait fait dans le Oualo, et
d'associer un chef à notre fortune en le reconnaissant pour roi du Boun-
dou : le chef Boubakar-Saada, qui est resté notre ami fidèle, sut réunir
aulour de lui des forces respectables et tint en échec les partisans
d'Omar.
LE SIÈGE DE MÉDINE. — Il y eut un moment très critique à passer
durant la saison sèche de 1856. Nous possédions depuis peu à Médine
un poste d'une importance extrême par sa position aux pieds des chutes
du Félou, au milieu du pays occupé par l'armée du prophète. La chute
de Médine nous faisait reculer d'un coup jusqu'à Bakel. Les 64 hommes,
dont 11 Français, qui occupaient le fort, étaient sous le commandement de
Paul Holl. Ils avaient quatre pièces de canon. Plus de 6 000 hommes,
femmes et enfants, échappés aux massacres du prophète, s'étaient réfu-
giés à l'abri du fort; ils avaient bâti un village et un tata, ou citadelle en
Poste de Bakel.
180 LA FRANCE ET SES COLONIES
pierres sèches et en terre. Paul Holl s'empressa de joindre par un terras-
sement les défenses du tata à celles du fort. Ses exhortations vigoureuses,
aussi bien que la peur, lui assurèrent le concours des indigènes réfugiés
dans le tata; il arma les hommes, attendant de jour en jour l'attaqued'Omar. Elle ne manqua pas : le 20 avril, la place était brusquement
assaillie par 20 000 musulmans. Fanatisés par la prédication, ils s'avancenl
silencieux, contre leur habitude, et rangés en masses profondes ; le pro-
phète avait dit que les canons ne partiraient point. A bonne portée, Paul
Holl ouvre le feu à mitraille, et nos pièces, aidées par une mousqueterie
très vive, porlent le ravage et le désordre dans les rangs des assaillants
qui cherchent en vain à forcer les murailles du tata ou du fort. Mais les
perles subies découragent les ennemis, qui, aussi bien que les Arabes,
étaient loin d'avoir pour l'attaque d'une position l'élan et la fermeté de
nos troupes. Ramenés encore à l'assaut, ils sont de nouveau repoussés
avec des perles cruelles, et, dès lors, renonçant à toute tentative de vive
force, ils établissent autour de la place un blocus rigoureux. Commen-
cées au point du jour, les attaques cessaient à onze heures du malin.
Holl avait en hâte expédié des émissaires à tous les postes pour
demander des secours en vivres et en munitions, mais rienn'élail encore
venu, el maintenant l'ennemi coupait toule communication. Les combats
du 20 avril avaient consommé la plus forte part des munitions; malgré
cela, il fallait tirailler constamment pour parer aux surprises de jour el
de nuit. De plus, il y avait 6 000 personnes à nourrir. Dès le début, le
commandant rationna tout le monde, la population du tata comme ses
hommes, et, pour économiser les vivres, concentra dans sa main tout ce
qui en restait. C'était une mesure des plus sages, qui relarda un peu la
disette ; cependant, aux derniers jours de mai, la famine commençait à se
faire sentir cruellement. Les arachides étaient la principale ressource des
assiégés ; comme on n'avait point de feu pour les faire griller, on les man-
geait pilées et mouillées. 11n'y avait plus à ce moment ni vin ni eau-de-vie ;
le peu de farine et de biscuits qui restaient encore étaient avariés. L'en-
tassemenl d'une masse de monde clans un petit espace, la putréfaction des
nombreux corps tombés au pied des murailles dans la journée du 20 avril
avaient fait éclater des maladies ; les assiégeants, comprenant la situation
critique et les souffrances des assiégés, essayaient par menaces ou pro-
messes de décourager les noirs du tata; — tout enfin contribuait à rendre
la situation désespérée. C'est en de pareilles occurences que se révèlent
les vraies qualités d'un chef : heureusement pour l'honneur du drapeau,
Paul Holl était un de ces hommes, comme plus tard Denfert à Belfort,
dont la fermeté ne cède jamais à la pression, même la plus terrible, des
SÉNÉGAL. SOUDANFRANÇAIS 181
circonstances. Il avait su comprendre la beauté et la grandeur du Code
militaire, lorsqu'il ordonne aux commandants de place d'épuiser tous leurs
moyens, toutes leurs ressources avant de songer à se rendre, de ne pas
sacrifier les heures suprêmes qui peuvent être leur salut et celui du
pays.« Le 18 juillet, disent les Annales Sénégalaises, les gens du village
de Médine n'avaient plus de poudre ; il restait à chacun des hommes de la
garnison du fort un ou deux coups de fusil à tirer, à chacune des quatre
pièces deux gargousses. Les embuscades des assiégeants s'approchaient
jusqu'à moins de 50 mètres de l'enceinte et jusqu'à 25 mètres du tata. »
On avait vidé les obus pour se procurer un peu de mauvaise poudre.
Gomme les noirs demandaient des munitions, Holl avait répondu : « J'en
ai beaucoup en réserve, mais je n'en veux point donner pour ne pas ajou-
ter encore des cadavres à ceux qui sont autour de nous el qui nous
donnent des maladies. » Quand les hommes du tata surent plus lard quelle
avait été la situation, un de leurs chefs dit à Holl qu'il avait bien fait de
leur répondre ainsi : la vérité eût fini de les démoraliser.
Faidherbe était prévenu, mais les eaux exceptionnellement basses
avaient retardé son départ. Tandis que la garnison de Médine agonisait,
il était en route sur le fleuve, luttant contre d'incroyables difficultés
pour franchir les seuils et les rapides. De son côté, le commandant de
Sénoudébou avait fait une pointe vers Médine, mais, abandonné de ses
troupes indigènes, il avait dû battre en retraite.
Holl voyait arriver le moment où l'ennemi entrerait à Médine sans
coup férir; il convint avec le sergent Desplat de mettre le feu au reste
des munitions el de se faire sauter avec le fort quand les soldais d'Omar
en prendraient possession. Cette résolution héroïque était sur le point de
s'accomplir, quand, le 18 juillet au matin, une immense émotion saisit au
coeur les défenseurs de Médine : on entendait le canon vers le bas de la;
rivière... Plus de doute c'étaient les Français qui attaquaient l'année du
Prophète. C'était bien eux, en effet ; après avoir traîné des bateaux sur
les roches à force de bras, après avoir dompté les rapides en surchauf-
fant les chaudières, devinant la situation désespérée de Médine, compre-
nant l'impérieuse nécessité de ne pas perdre une heure, le gouverneur
arrivait enfin avec deux vapeurs et 300 hommes seulement. En aval
de Médine, il trouvait gardé le passage des KippesK, mais évitant une
lutte meurtrière et non décisive où, entravé par un furieux courant,
il eût éprouvé beaucoup de mal sans en faire à l'ennemi, Faidherbe
KLesKippes sont deux rochers élevés qui dominent le Sénégalet en rétrécissent lecours.
182 LA FRANCE ET SES COLONIES
débarquait son monde sur la rive droite et, sans hésiter, lançait sa faible
troupe à l'attaque du camp ennemi et de sa nombreuse garnison. En
même temps deux obusiers jetaient le trouble dans les troupes embus-
quées sur le Kippe de la rive gauche. L'attaque, menée avec ensemble,
exécutée avec un remarquable entrain, brisait en un moment la résis-
tance courageuse, mais sans direction, des troupes musulmanes. « Les
Toucouleurs, disent les Annales Sénégalaises, montrèrent jusqu'au der-
nier moment une ardeur incroyable ; ils se faisaient tuer plutôt que de
fuir, tant était grande leur exaspération de laisser s'échapper une proie
qu'ils tenaient déjà. »
Après quatre-vingt-dix-sept jours de siège les vaillants défenseurs
de Médine trouvaient enfin la récompense de leur belle conduite.
Nous avons raconté en détail cet épisode des campagnes sénéga-
laises parce qu'il fit à nos armes le plus grand honneur : il est bon poul-
ies générations nouvelles de ne pas laisser perdre le souvenir des belles
actions de leurs aînés; c'est en y pensant beaucoup, c'est en les honorant
que nos jeunes hommes sauront à leur tour, s'il en est besoin, renouveler
pour la patrie les exploits de ceux qui les précédèrent sous le drapeau.
Al-Hadji-Omar, vaincu, s'était retiré avec les débris de son armée.
Peu à peu il parvint à la rallier. Atteint de nouveau il était de nouveau
vaincu, mais les défaites successives ne parvenaient pas à l'abattre :
en effet, pendant la saison sèche, il restait maître du terrain et pouvait
refaire son prestige sur les populations ignorantes et crédules. Il dévas-
tait alors le pays, brûlait les villages de nos alliés, répandait partout la
terreur. Seul, notre allié Boubakar-Saada, roi du Bounclou, lui tenait
tête. Quand revenait la saison des hautes eaux, le gouverneur ou l'un de
ses lieutenants s'embarquait à Saint-Louis avec une petite troupe, remon-
tait en quelques jours jusqu'à Bakel ou jusqu'à Médine, el après infor-
mations prises lâchait de surprendre le marabout ou bien exécutait à son
tour quelques-uns des villages ennemis. Pour ménager la santé des
hommes, Faidherbe avait reconnu indispensable de faire de très courtes
expéditions : on préparait avec soin la colonne à Saint-Louis où elle était
embarquée. A peine mise à terre, elle marchait le jour même vers le but
désigné pour l'expédition, rentrait à bord presque aussitôt et redescen-
dait le fleuve. Ainsi l'expédition d'octobre 1859, qui mit fin à la guerre
contre Al-Hadji-Omar, dura douze jours en tout, du départ de Saint-
Louis à la rentrée clans cette ville; elle fut signalée par le violent combat
de Guémar, où nous eûmes 136 tués ou blessés, ce qui indique pour l'en-
nemi une proportion beaucoup plus forte. Nous avions, il est vrai, pris
d'assaut une position bien défendue. « On se demandera pourquoi, disent
SÉNÉG-AL.— SOUDANFRANÇAIS. 183
à ce sujet les Annales, au lieu de sacrifier dans une attaque de vive force
150 hommes, on n'assiège pas les villages au moyen de tranchées et de
o-abionnages en y consacrant plusieurs jours, si c'est nécessaire. C'est que
le climat ne permet généralement pas cette manière de faire. La maladie
ravagerait la colonne exposée sans repos à l'action d'un soleil malsain ;
les approvisionnements seraient très difficiles à assurer ; enfin le moindre
retard enhardirait les défenseurs et leur attirerait peut-être des alliés qui,
venant inquiéter les assiégeants par l'extérieur, couperaient les convois et
augmenteraient les difficultés ; de sorte qu'au lieu d'éviter des pertes con-
sidérables, on arriverait probablement à un résultat très opposé. » Ajou-
tons à ces raisons l'effet moral de l'attaque de vive force dont le succès
manifeste mieux que tout autre moyen la supériorité guerrière de l'as-
saillant, et nous comprendrons le principe d'action des expéditions séné-
galaises, qui doivent toujours tenir compte, dans une si large mesure,
des influences du climat et du temps.
Abandonné par ses troupes après la prise de Guémar, Al-Hadji-Omar
s'élait retiré dans le Ségou dont il ne put soulever les populations. En
août 1860, reconnaissant enfin l'inutilité de la lutte contre les Français,
il fit faire des démarches auprès du commandant de Bakel. Un traité de
paix fut signé avec lui à Médine par le gouverneur Faidherbe, traité
délimitant les territoires dont Omar ne devrait pas sortir. Il réussit à fon-
der un royaume musulman dans le Ségou et le Kaarta.
En 1860, nous étions définitivement maîtres de la vallée du Séné-
gal jusqu'aux chutes de Félou, à 900 kilomètres de Saint-Louis. Sur la
côle nous dominions également sans conteste, entre la capitale el le
Saloum;la période guerrière, pendant laquelle une colonie se trouve
quelquefois en danger, était passée pour le Sénégal, comme elle le fut pour
l'Algérie en 1847, après la reddition d'Abd-el-Kader, mais l'expansion
française ne devait pas pour cela s'arrêter, et, bien que nous fussions
devenus des maîtres redoutés, nous devions avoir, pendant longtemps et de
nos jours encore, à réprimer de temps à autre quelque soulèvement,
occasionné d'habitude par le fanatisme musulman.
MOUVEMENTD'EXPANSION-VERSL'EST. — La pacification bien éta-
blie, le gouverneur put envoyer des missions explorer les régions encore
inconnues du Soudan occidental et du Sahara. Le sous-lieutenant Lam-
bert parcourut tout le Fouta-DjaRon et conclut divers traités avec les
chefs indigènes. Plus tard le Dr Bayol reprit son oeuvre dans la même
contrée. Le lieutenant de vaisseau Mage et le Dr Quintin gagnèrent
Ségou où ils se mirent en relations avec le sultan Ahmadou, fils d'Al-
184 LA FRANCE ET SES COLONIES
Hadji-Omar. Le gouverneur avait donné au lieutenant de vaisseau Magedes instructions qui formulent avec une netteté remarquable le pro-
gramme d'expansion vers le Niger et le Soudan : « Votre mission, lui
disait-il, consiste à explorer la ligne qui joint nos établissements du
Haut-Sénégal avec le Haut-Niger et spécialement avec Bammakou, qui
paraît le point le plus rapproché en aval duquel le Niger ne présente
peut-être plus d'obstacles sérieux à la navigation. » Faidherbe parlaitaussi dans ses instructions de postes à établir de 30 en 30 lieues
pour jalonner la ligne de
Médine au Niger. Ce
programme a été depuis
réalisé, comme nous le
verrons tout à l'heure.
ANNEXION DU CAYOR.
— LA SITUATIONA SAINT-
LOUIS. — DÉPART DU
GOUVERNEURFAIDHERBE.
— Un traité de 1861
avec les chefs indigènes
nous céda toute la côte
entre Saint-Louis et Go-
rée sur une profondeur
de 3 lieues ; mais certains
chefs du Cayor ayant
voulu s'opposer à l'exé-
cution de ce traité et
gêner les communica-
tions entre nos deux éta-
blissements, deux expéditions (1861-1852) furent dirigées contre eux
par le commandant Jauréguiberry et amena l'annexion du Cayor tout
entier.
Faidherbe avait quitté le Sénégal en 1861, emportant les regrets de
toute la colonie à laquelle il avait rendu de si nombreux et de si éminents
services. Bientôt, comme les affaires du Sénégal périclitaient déjà en son
absence, il y était rappelé (1863) ; mais, deux ans après, sa santé rendait
nécessaire un départ définitif (1865). Nous avons dit plus haut les rai-
sons, pour lesquelles la France met Faidherbe au rang de ses premiers
serviteurs.
Pendant la période de progrès rapides qui va de 1854 à 1861, la
Jauréguiberry.
SÉNÉGAL.— SOUDANFRANÇAIS 185
ville de Saint-Louis s'était étendue, embellie. Des monuments et des
institutions utiles avaient été édifiés ou fondés ': une imprimerie, un
journal,une banque, tous organes nécessaires d'une cité commerciale
existaient maintenant. Un pont sur pilotis joignait Saint-Louis à Guet-
N'dar, bâti sur la flèche de Barbarie ; un autre pont, long de 600 mètres,
reliait la ville à la rive gauche.
DE 1865 A 1876. — Dans cette période il ne fut pas donné suite
aux projets d'expansion vers le Niger. Comme autrefois les gouverneurs
ou bien étaient étrangers aux affaires dont on les chargeait ou bien res-
taient trop peu de temps. On eut plus d'une fois à lutter contre de nou-
veaux prophètes ; on accrut le nombre des postes établis sur les rives du
fleuve ou dans le Cayor ; quelques comptoirs furent créés sur les
Rivières du Sud ; mais nous ne dépassâmes pas Médine et le Haut-Séné-
gal, ainsi que Faidherbe en avait conçu le projet.
REPRISE DE LA MARCHEEN 'AVANTVERS L'EST. — Nommé gouver-
neur en 1876, le colonel d'infanterie de marine Brière de Flsle reprit
avec vigueur le programme de Faidherbe et fut suivi par ses successeurs
dans celle voie où nous faisons chaque jour de nouveaux progrès. Nous
allons faire le récit de l'expansion française clans cette dernière période
el rappeler les incidents insurrectionnels qui, tout en occupant une par-
tie de nos troupes sur divers points de la colonie, n'ont point arrêté notre
marche en avant vers le Niger.
La longue période d'inaction qui précéda l'arrivée du colonel
Brière de l'Isle avait compromis notre autorité vers le Haul-Fleuve. Des
Toucbuleurs, obéissant au sultan de Ségou et habitant Sabouciré, à
quelques kilomètres seulement en amonl de Médine, arrêtaient nos trafi-
quants et pillaient les villages de nos alliés; le village fui pris d'assaut
en 1878 et les Toucouleurs chassés. En 1879 le Gouvernement français
ordonna une expédition de reconnaissance vers le Niger. Celte expédition
devait en même temps procéder aux premières études d'un chemin de
fer qui unirait le Haut-Sénégal au grand fleuve du Soudan. C'est clans la
même année qu'un fort fut construit à Bafoulabè. Les noirs Malinkés
accueillirent avec joie cet établissement dont la protection allait leur
assurer un peu de paix et de sécurité.
Une mission, composée de MM. Gallieni, capitaine d'infanterie de
marine, de quelques officiers et des Drs Tautain et Bayol, fut envoyée
vers Ahmadou, sultan de Ségou, pour lui affirmer le caractère pacifique
de l'entreprise que nous allions tenter vers le Niger. Un peu avant.de
186 LA FRANCE ET SES COLONIES
toucher au fleuve, à Dio,.la mission, attaquée par 2 000 Bambaras, per-
dit 17 hommes de son escorte et tout le convoi (11 mai 1880). Arrêtés
par ordre du sultan avant d'arriver à Ségou, le capitaine Gallieni et ses
compagnons furent retenus plus d'un an dans une sorte de captivité, sans
réussir à voir Ahmadou. Gependant les Français étaient en marche sur
le Haut-Sénégal et, à la nouvelle de leurs progrès, le sultan, devenu
moins orgueilleux, remit en liberté la mission Gallieni en signant un
traité qui reconnaissait le protectorat de la France sur le Haut-Niger
(10 mars 1881).
LES CAMPAGNESSUR LE HAUT-SÉNÉGAL ET LE HAUT-NIGER. — La
colonne expéditionnaire du Haut-Fleuve, formée pour exécuter les pro-
jets de l'année précédente, était commandée par le lieutenant-colonel
Borgnis-Desbordes, de l'artillerie de marine. Relardée par la baisse
prématurée des eaux (fin 1880), par l'insuffisance des moyens de trans-
port pour le matériel et les subsistances, elle eut encore à lutter contre
les maladies. A partir de Bafoulabè elle marchait clans un pays à peu
près inconnu ; remontant la vallée du Bakoy, elle parvint malgré toutes
les difficultés jusqu'à Kita, à plus de 150 kilomètres de Bafoulabè el y
fonda un établissement, après avoir détruit tout à côté Goubanko, village
de pillards qui répandaient la terreur dans la contrée (février 1881 ). Après
cette exécution la colonne reprit le chemin de Saint-Louis.
Une terrible épidémie de fièvre jaune qui sévissait à Saint-Louis,
celte année-là, rendit particulièrement difficile la formalion d'une colonne
pour la seconde campagne (1881-1882). Transportés par bateaux jusqu'à
Kayes, les hommes y séjournèrent en novembre et décembre, s'employant
à la construction de locaux d'habitation, d'écuries, de magasins pour les
vivres et le matériel ; puis on prit le chemin de Kita et l'on construisit
un fortin à Badombé pour jalonner la route. On poussa, la même année,
une reconnaissance jusqu'au-delà du Niger. Le prophète Samory désolait
ce pays, assiégeait Keniéra et avait emprisonné un officier indigène
envoyé vers lui par le commandant de Kita pour lui demander de ne pas
détruire Keniéra. Samory prit la fuite devant nous, mais Keniéra était
déjà pris, pillé et les habitanls massacrés. Par cette expédition, toutefois,
nous affermissions notre situation dans le pays, nous arrêtions momen-
tanément les progrès de Samory, nous nous assurions l'amitié du pays
situé entre Bafoulabè et Kita que deux fois déjà avaient traversé nos
colonnes ; enfin nous rassurions les populations mandingues du Niger
toujours menacées de pillages et de massacre.
La troisième campagne du colonel Borgnis-Desbordes (1882-1883)
SENEGAL. SOUDANFRANÇAIS- 187
allait établir mieux encore notre autorité sur le pays : arrivée le 16 dé.-
cembre à "Kita, la colonne expéditionnaire attegnait, le 22. Mourgoula,
village commandé par des chefs Toucouleurs hostiles à notre influence
et obéissant à celle d'Ahmadou ; ils furent forcés de quitter aussitôt le
pays. La colonne, revenue à.Kita, prit bientôt après la route de Bammakou,
dont elle était séparée par 280 kilomètres d'un pays inconnu où quelques
sentiers à peine étaient tracés. En arrivant à Daba, grand village à peu
près à égale distance entre Kita et Bammakou et au nord de ces deux
points, les Français furent arrêtés par les indigènes : il fallut prendre
d'assaut le village, vaillamment défendu, mais sa destruction brisa toute
autre résistance, et, le 1erfévrier 1883, nous étions sur le Niger, à Bam-
makou, où les travaux d'un fort commencèrent immédiatement.
Cependant Samory, qui prétendait dominer cette contrée, ne voyait
pas sans colère le pavillon français flotter à Bammakou. Comprenant quenotre présence arracherait les habitants du pays à son despotisme fana-
tique, il essaya de détruire notre établissement nouveau. Son frère, par
Bammakou.
188 LA FRANCE ET SES COLONIES
ses ordres, se porta sur notre ligne de retraite et attaqua nos convois de
ravitaillement. Il fallut lui courir sus. Atteint et battu plusieurs fois en
avril 1883, il se retira définitivement. La colonne put repartir, laissant la
garnison de Bammakou solidement'installée.
« Pendant ces trois années, dit M. Archinard, non seulement on
avait édifié les postes de Bafoulabè, Badombé, Kita et Bammakou,
mais on avait travaillé à une route carrossable destinée à les relier les
uns aux autres et établi une ligne télégraphique de Kayes à Bam-
makou. »
Ces travaux étaient de première utilité, car au Sénégal, comme
antérieurement en Algérie, le point important pour assurer notre supré-
matie aux époques troublées des débuts, consiste à posséder des moyens
d'information rapide el des communications faciles, qui sont toujours
entièrement à créer dans les pays neufs. Après avoir servi à la défense
et à la marche en avant, ces travaux ne seront pas moins utiles plus
tard aux relations commerciales.
LE CHEMIN DE FER DE KAYES ABAFOULABÈ. —Se conformant à ces
principes, on avait songé à établir un chemin de fer dans la vallée du
Sénégal, à partir de Kayes (près de Médine) jusqu'à Bafoulabè, car le
fleuve se trouve fermé aux navires venant du bas parles chutes de Félou
el n'est guère navigable au-dessus à cause des rapides et des chutes de
Gouina. On comprend quelles difficultés d'exécution présente rétablisse-
ment d'une voie ferrée à 1 000 kilomètres et plus de Saint-Louis, diffi-
cultés pour le personnel, difficultés pour le transport du matériel. Les
noirs sont inaccoutumés à des travaux de ce genre ; il faut en tout les
diriger de près. Les ouvriers européens manquent ou supportent diffici-
lement le travail en plein air ; pour la plupart ils sont remplacés par les
militaires au Sénégal. On doit faire venir de France les rails, et tous les
accessoires, les poutrelles des ponts, etc., les machines et les véhicules,
les instruments de toute espèce ; à Saint-Louis il faut mettre tout ce
matériel sur des chalands, attendre la saison favorable et enfin lentement
remorquer le tout pendant 900 kilomètres.
On s'explique ainsi comment les travaux ont peu avancé dans les pre-
mières années. « En 1882-1884 les chantiers, définitivement constitués et
pleins d'activité, ont pu produire 55 kilomètres de voie complètement
terminée et pousser la plate-forme*
jusqu'au kilomètre 110, c'est-à-dire
tout près de Bafoulabè. » C'est alors, en décembre 1883, que la Chambre
4Les premiers terrassements.
SENEGAL. SOUDAN-FRANÇAIS 189
des députés, par un vote absolument irréfléchi et contraire à des déci-
sions précédentes, vote motivé sans doute par une connaissance très
imparfaite des besoins et des lieux, a supprimé les crédits qui auraient
permisde terminer la voie jusqu'à Bafoulabè. Jusqu'à 1884 les sommes
dépensées s'élevaient à vingt-cinq millions pour les travaux déjà faits.
Depuis le Gouvernement a pu obtenir le vote de crédits nouveaux, la
construction a été reprise : nous verrons plus loin son état d'avancement.
Les années 1884
et 1885 ont été em-
ployées à étendre et
à consolider notre
influence sur le
Haut-Fleuve, tout
en combattant celle
de Samory. Un
traité de protectorat
a été conclu avec
les chefs du- Bouré,
l'une des régions au-
rifères du Soudan
occidental. Nous
avons établi le poste
de Koundou, entre
Kita et Bamma -
Ivou ; la roule entre
ces deux points a
été continuée et des
ponts permanents
sont déjà jetés sur
un certain nombre
de cours d'eau. C'est
ainsi que le travail
de chaque année
s'ajoute aux oeuvres
des années précédentes pour rendre les relations plus faciles, plus
sûres, pour étendre de plus en plus la civilisation. Enfin une canonnière
démontable, transportée par pièces à dos de chameaux, a été lancée
en 1885 sur le Niger, et un poste construit la même année à Niagassola
couvre dans la mesure du possible contre les incursions de Samory le
pays entre Kita et le Niger.
Samory.
190 LA FRANCE ET SES COLONIES
LES DERNIÈRES INSURRECTIONS.— Samory, battu en juin 1885 parle
commandant Combes, n'avait pas tardé à reprendre les hostilités contre
nous : fanatique, dévoré de jalousie de nous voir établi sur un pays où il
comptait imposer sa domination, il ne manquait'pas de nous attaquer dès
qu'il espérait pouvoir surprendre un poste ou rester le plus fort. Malgréses échecs tout récents, il se trouvait, en janvier 1886, entre KitaetMar-
goula, retranché avec plusieurs milliers d'hommes et attendant la colonne
du lieutenant-colonel Frey, qui allait ravitailler notre nouveau poste de
Niaganda. Attaquée avec vigueur et forcée dans ses lignes, l'armée de
Samory s'enfuit vers le Niger et il demanda à signer un traité de paix.
On y consentit, mais, connaissant sa mauvaise foi, nous lui demandâmes
un de ses fils en otage.
Vers le nord, clans le Kaarta, nous avions toujours, pendant ce temps,
affaire à l'hostilité plus ou moins déguisée cl'Ahmadou, qui cherchait à
nous créer des embarras en défendant aux populations de nous vendre du
bétail.
Au même moment apparaissait près de Saint-Louis un nouveau pro-
phète, le marabout Mahmadou-Lamine qui, excilant le fanatisme des Ton-
couleurs el d'autres musulmans, avait pu réunir une petite armée, envahir
le Boundou, surprendre une compagnie de tirailleurs et ravager le village
de Bakel. Mais deux attaques à fond conlre le fort de Bakel furent vic-
torieusement rep.oussées (3 et 4 avril 1886), et bientôt ses bandes se
dispersèrent pour un temps devant les soldats du colonel Frey.
En novembre 1886, le colonel Gallieni vint prendre le commandement
supérieur du Haut-Fleuve. La situation était de nouveau très tendue :
malgré les échecs infligés à Mahmadou-Lamine, il menaçait encore la
station de Kayes, tête de ligne du chemin de fer ; maître de ce point il
eût été posté sur notre ligne de communications. En même temps Ahma-
dou se dirigeait vers Bammakou, et Samory ne dissimulait guère son
intention de recommencer lalulle.
Ruinées et démoralisées parla guerre incessante, les populations du
Haut-Fleuve osaient à peine reconstruire leurs villages incendiés, encore
moins se remettre aux cultures, et, craignant de voir encore leurs mois-
sons détruites ou pillées, souffrant de la famine, surmenées par nos ser-
vices de transports, elles étaient prêtes à se donner au vainqueur : le moindre
échec de notre côté les eût jetées dans les bras de l'un ou de l'autre mara-
bout.
Le peu de sécurité qu'offraient les routes depuis quelques années
avait fait reprendre aux traitants le chemin de Sierra-Leone, où ils por-
SENEGAL. — SOUDANFRANÇAIS 191
(aient l'ivoire, le caoutchouc recueillis sur les bords du Niger, au lieu
de descendre avec leurs produits par la vallée du Sénégal. Le commerce
avait presque entièrement cessé avec les pays sous la domination d'Ahma-
dou, qui interdisait avec nous toute relation.
Le colonel Gallieni résolut de se débarrasser d'abord deMahmadou- .;
Lamine. Deux colonnes partirent simultanément : l'une, formée aux envi-
rons de Bakel et commandée par le colonel Gallieni en personne, marcha
vers le sud, tandis que la deuxième de Diamou marchait vers l'ouest.
Chassant tout devant elles, elles arrivèrent le 25 décembre 1886 sous les
murs de Diamah qu'elles prirent d'assaut et brûlèrent, tandis que le pro-
phète, dépouillé à la fois de son prestige et de ses ressources, s'enfuyaitdans les possessions anglaises. Lé colonel Gallieni profitait de cette expé-
dition pour assurer notre protectorat sur toute la région jusqu'à la Gambie.
Ahmadou, terrifié à ces nouvelles, demandait lui-même le protec-torat de la France. Non moins effrayé, Samory renonçait en même tempsà toute prétention sur la rive gauche du Niger.
Bissandougou.
192 LA FRANCE ET SES COLONIES
Tels sont les beaux résultats de la campagne 1886-1887; elle aramené partout le calme et la sécurité, étendu et consolidé fortement
notre influence. On peut bien s'attendre à voir quelque jour repa-raître Mahmadou-Lamine ou d'autres marabouts, mais il n'y a pas
à en concevoir d'in-
quiétude.
La campagne
1887-1888 débuta
delà manière la plus
heureuse : le 8 dé-
cembre 1887, la co-
lonne volante que le
colonel Gallieni
avait lancée vers la
vallée de la Gambie
s'empara de Tou-
bakouta, la place
d'armes du mara-
bout Mahmadou-
Lamine et, le 11 dé-
cembre,notre tenace
et insaisissable ad-
versaire était lui-
même cerné et tué.
Cet heureux événe-
ment éliminait une
cause d'inquiétude
perpétuelle pour la
tranquillité de la
colonne et pour la
sécurité de nos communications entre le Haut et le Las-hleuve.
Aux opérations militaires succédèrent, dans la même campagne,
plusieurs explorations fructueuses : des groupes d'officiers furent
envoyés clans diverses directions pour reconnaître le pays situé au
sud de nos possessions : il s'agissait pour le Fouta-Djallon de nous
ouvrir des communications vers nos comptoirs de la Cazamance, du Rio-
Nunar, du Rio-Pongo. MM. Liotard, Levasseur, Pichon, Ménard,
Monteil, Binger et Mizon leur succédèrent ; plus tard MM. Brosselard-
Faidherbe, Fortin, Oberdorf et Plat eurent l'honneur de ces utiles
expéditions.
Ahmadou.
SÉNÉGAL. -— SOUDANFRANÇAIS 193
En d'autres régions africaines, MM. Paul Grampel, Trivier,
Dybowski, etc., soutenaient la réputation des explorateurs français.
En même temps une colonne volante parcourait le pays situé entre
la rive droite du Haut-Sénégal et le Niger, vers Sokdo et Nyamina ;
une autre visitait la région bordée par le Baoulé.
Dans celte campagne, on poussait jusqu'au kilomètre 95 la cons-
truction du chemin de fer de Kayes à Bafoulabè.
En 1888, le colonel Archinard succédait au colonel Gallieni, en;
qualité de commandant supérieur du Haut-Fleuve. Comme son prédé-
cesseur, le colonel Archinard avait compris l'impossibilité pour notre
domination et notre commerce de se développer, de subsister même, tant
qu'Ahmadou régnerait sur le pays de Ségou, terrorisant toutes les con-
trées environnantes, barrant les routes de terre, supprimant la navigation
sur le Niger moyen, aux environs mêmes de notre établissement deBam-
makou. Il fallait briser cet obstacle, une expédition fut décidée.
La campagne 1888-1889 fut la préparation à l'entreprise décisive :
on enleva la forteresse toucouleure de Koundian ; on intimida les Tou-
couleurs du Fouta-Djallon. En même temps le colonel Archinard impo-
sait à Samory un nouveau traité qui lui enlevaiUous ses territoires sur
25
Environs de Timbo(Foula-Ujallou).
194 LA FRANCE ET SES COLONIES
la rive gauche du Haut-Niger jusqu'à Siguiri ; nous nous sommes même
avancés jusqu'à Gouroussa, qu'occupe un poste français.
Momentanément intimidé par nos. progrès, Ahmadou essaya un
instant de se rapprocher de nous, mais, dans l'automne de 1889, son
attitude redevenait brusquement hostile : il pillait des villages alliés aux
Français et poussait ses déprédations jusqu'aux environs de Kayes et de
Médine. Sommé de respecter notre territoire el nos alliés, il faisait une
réponse hautaine, énumérant avec acrimonie lous ses griefs contre nous.
A partir de ce moment les relations cessaient complètement, et l'on
se trouvait virtuellement en état de guerre.
Le 15 février 1890, les troupes parlaient de Médine : la petite
armée comprenait 742 combattants, dont 103 Européens ; deux pièces de
campagne, deux pièces de 80 "'/,„ de montagne, et quatre pièces de
quatre de montagne. Un millier de fantassins et cavaliers bambaras,
400 autres auxiliaires nègres el 800 porteurs indigènes complétaient
l'expédition.
On arriva au Niger, près de Bammakou, et l'on descendit le fleuve
sur sa rive gauche, avec une escorte de canonnières, jusqu'en face de
SégoiirSikoro, où l'on arrivait après quarante-trois jours de marche.
« De Ségou on nous regarde arriver, écrit M. Alfred Rambaud,
qui a fait une très intéressante et très complète relation de cette cam-
pagne. Les hautes et épaisses murailles en pizé se couvrent de specta-
teurs; les habitants rentrent clans la ville, les pêcheurs regagnent la rive
droite. On entend le tabala, le grand tam-tam de guerre qui appelle les
guerriers aux armes... »
Le 6 avril, à huit heures du matin, les pièces sont mises en batterie
pour protéger le passage; à neuf heures vingt-cinq minutes les hommes
s'embarquent dans des pirogues et le passage commence ; sur une île
au milieu du fleuve, et qui sert de relai, on a pu amener les pièces de
80 "'/,„ qui bombardent le grand village des Somonos, appuyant la ville
à l'est. A midi, les Somonos font leur soumission, et le feu de l'artillerie
a pratiqué une brèche dans les murailles de la ville. L'infanterie de
marine et les tirailleurs y pénètrent sans difficulté, parles portes mêmes,
qui ne sont pas défendues. A trois heures, la ville est en notre pouvoir,
sauf un réduit fortifié dont on a bientôt bi'isé les portes et où l'on cap-
ture les femmes d'Ahmadou et ses fils.
Ségou passait pour imprenable : .la chute si prompte de cette ville a
eu dans tout le Soudan un grand retentissement éminemment favorable
à la tranquille expansion de notre influence.
Après avoir laissé un résident et une garnison dans Ségou, la
SÉNÉGAL. — SOUDANFRANÇAIS 195
colonne repassait le Niger, dès le 11 avril, et, de Nyamina, le comman-
dant supérieur dirigeait une expédition contre le tata d'Ouossébougou,
autre forteresse d'Ahmadou, qu'on atteignait le 25 avril à huit heures
du matin. Avant neuf heures, deux pièces mises en batterie à 400, puis
à 300 mètres, battaient les murs de la place. A dix heures quarante-cinq
minutes, une large brèche est pratiquée. La garnison répond vaillam-
ment au feu des Français. A quatre heures, la place tient toujours ; il
est temps de donner l'assaut si l'on veut en finir avant la nuit. Protégée
par les pièces, la colonne d'assaut s'avance en bon ordre, décimée par
un feu meurtrier ; elle arrive sur la brèche et force l'entrée ; mais la ville
n'est pas prise encore : les défenseurs tiennent courageusement et se
retranchent dans une multitude de petits.tatas particuliers compris dans
l'enceinte du grand village. On passe la nuit sur la position, et ce n'est
que le lendemain à deux heures et demie, après une série de luttes
pénibles et meurtrières que les Français sont enfin maîtres d'Ouossébougou.
A la fin de mai, au moment où la campagne semblait terminée,
Ahmadou, voulant venger sa double défaite, reprenait l'offensive ; un de
Ségou-Sikoro.
196 LA FRANCE ET SES COLONIES
nos convois était attaqué vers Kayes, et l'ennemi cherchait à couper la
voie du chemin de fer.
Le capitaine Ruault, avec 124 hommes, dont 11 Européens, se
met à la recherche de l'adversaire. Il le rencontre à Kalé, le 5 juin, et le
disperse, malgré sa supériorité numérique.En même temps, le commandant supérieur se décidait à s'emparer
de Koniakary, ville bien fortifiée, foyer de brigandage dangereux pour
nous, vu sa proximité de Kayes et de Médine. L'expédition, forte de
475 hommes, dont 22 Européens, quitta Médine le 14 juin, livra en
route deux combats victorieux, et entra, sans coup férir, à Koniakaryle 16.
Le 20 août, Ahmadou, revenant à la charge, inveslissail Koniakaryavec 8 000 Toucouleurs; après vingt jours de siège, le 8 septembre,il donnait l'assaut et, repoussé avec des perles considérables, abandonnait
la partie.
La campagne de 1890 atteignait fortement le prestige de la puis-sance cl'Ahmadou et, avec elle, la propagande musulmane, essentielle-
ment redoutable pour notre influence. Cependant il faut chaque année
une nouvelle campagne du Soudan, soit contre Ahmadou, soit contre
Samory.
Quand la tranquillité sera revenue, nous aurons à rassurer les
populations, aies ramener dans leurs villages, à favoriser la culture;
puis nous songerons plus tard, par des méthodes appropriées, à "ins-
truire peu à peu les jeunes noirs ; c'est avec la paix assurée et les
bons procédés un moyen de les amener à nous. Notre programme em-
brasse encore d'autres articles : .il s'agit de développer l'étendue des
roules carrossables ; nous en avons poussé une jusqu'à Bammakou sur le
Niger; elle continue la voie ferrée qui a atteint Bafoulabè en 1888. Il
faut encore délivrer le commerce de toute entrave, lui assurer la sécu-
rité, étudier les productions diverses du pa}rs et voir comment nous les
pourrons exploiter, organiser une administration spéciale à la contrée et
aux moeurs de ses habitants, proléger et favoriser le commerce fluvial.
Une flottille enfin sera nécessaire pour effectuer les transports si variés
et si nombreux que demandent l'entretien et le progrès de nos éta-
blissements.
Les Français ont voulu porter' plus loin encore leur drapeau et
leur influence : on a reconnu le grand fleuve du Niger, vers sa source
comme vers le bas ; deux expéditions ont montré notre pavillon jusqu'àla mystérieuse Tombouctou qu'aucun Français n'avait vue depuis René
Caillié.
SÉNÉGAL.— SOUDANFRANÇAIS 197
Dans son voyage (1889) si fécond en résultats pour la connaissance
de ces régions elpour l'extension de notre influence, le capitaine Binger
a traversé les États de Samory, de Tiéba, le pays de Kong, pour arriver
au golfe de Guinée, à Grand-Bassam. »
Enfin, MM. Monteil et Ménard, officiers d'infanterie de marine, ont
été chargés chacun d'une mission au Soudair; le capitaine Monteil, de
Bammakou au Soudan central; Grand-Bassam était le point de départ
choisi pour l'exploration du capitaine Ménard vers l'intérieur.
En 1892, une convention de protectorat a été signée avec le pays
ÏÏAdrar, situé au nord de nos possessions sénégalaises et à faible dis-
tance de la côte. Ce traité propage notre influence vers la région du
cap Blanc et du Sahara ; c'est un pas de plus vers les pays déjà soumis
à notre influence dans l'Afrique du Nord.
Le jour viendra bientôt sans doute où les relations avec ce grand
centre soudanien donneront une importance considérable à nos ports sur
le Niger et à la route de Bammakou vers la vallée du Sénégal. Dans ces
derniers temps, les projets de chemin de fer transsaharien et le « partage
de l'Afrique » ont rappelé vivement l'attention sur nos possessions colo-
Tomhouctou.
198 LA FRANCE ET SES COLONIES
niales du Soudan. Nous reviendrons un peu plus loin sur ces deux
faits.
Nos établissements du Soudan français offrent une preuve nouvelle
de l'aptitude de notre race à coloniser. Ils paraissent appelés à beaucoupd'avenir, et les vies des Français tombés au Sénégal n'auront pas été
sacrifiées en vain. La patrie profitera de leurs peines et de leurs dévoue-
ments ; toute terre nouvelle où s'établit notre influence est, quoi qu'onen ait dit, la source de nouvelles forces ajoutées aux forces de la France.
L'ACCORDFRANCO-ANGLAISDE 1890. — DÉLIMITATIONDESZONESD'INFLUENCE
DE CESDEUXNATIONS
L'expansion coloniale des nations européennes en Afrique avait
déterminé, dès 1884, la réunion à Berlin d'une Conférence chargée de
poser les bases du droit international qui devait régir l'action réciproquede ces nations au point de vue des acquisitions de territoire, du com-
merce, etc. Cette conférence avait en outre réglé le litige entre la France
el l'Association internationale au Congo. Une autre convention était inter-
venue entre la France et l'Allemagne pour délimiter leurs possessions et
leurs droits réciproques dans les mêmes contrées.
Depuis, les progrès constants de l'Angleterre et de l'Allemagne dans
la partie orientale de l'Afrique, et aussi clans les pays du Bas-Niger, ceux
de la France dans le Soudan el le Haut-Niger menaçaient de créer avant
longtemps des conflits, inévitables dès le jour où les prétentions de deux
pays rivaux se rencontreraient sur un même terrain. On en eut un exempleen 1889: l'Angleterre, avec le manque absolu de scrupules qui a toujourscaractérisé sa politique, ne se fit pas faute de spolier indignement le Por-
tugal, nation trop faible pour opposer une résistance armée à l'acte de
banditisme qui l'atteignait dans ses possessions africaines de l'est.
"Vis-à-vis de la France, on ne pouvait agir de même ; de notre côté,
nous voulions écarter les causes de conflit et suivre dans cette conjonc-ture la politique d'équité qui presque toujours fut la nôtre. De ce double
désir d'entente est résulté une convention, signée le 5 août 1890, et dite
« Accord franco-anglais » ; on l'a nommée encore « le partage de
l'Afrique ».
Cet accord règle comme suit la situation réciproque de l'Angleterreet de la France à Zanzibar, à Madagascar et dans les bassins du Nigeret le lac Tchad :
L'Angleterre reconnaît le protectorat de la France suri'île de Mada-
SENEGAL. SOUDANFRANÇAIS 199
gascar. La France reconnaît le protectorat anglais sur les îles Zanzibar
et de Pemba.
Le Gouvernement britannique reconnaît que la zone d'influence de
la France, au sud de ses possessions méditerranéennes, doit s'étendre
jusqu'à une ligne allant du nord-ouest du lac Tchad jusqu'à Sa? ou Say
sur le Niger, de manière que le royaume de Sokolo reste compris dans
la zone d'action de la Compagnie anglaise du Niger.
Les commissaires nommés par les deux Gouvernements ont aussi à
déterminer avec précision les zones d'influence respective des deux pays
dans la région qui s'étend à l'ouest et au sud du moj^en et du haut Niger.
CHAPITRE X
RESSOURCES DU SÉNÉGAL
. Agriculture. — Commerce. — Centres principaux et ports. — Navigation.Administration de la colonie.
RESSOURCES AGRICOLES, COMMERCE.— Deux parties surtout, clans
noire vaste colonie, sont assez fertiles pour nous permettre un riche ave-
nir : la région alluvionnaire et très arrosée dite du bas de côte, dans la
partie lacustre, et la région montueuse, bien arrosée également et aux
terres riches du Haut-Sénégal et du Haul-Niger. La partie moyenne,
depuis Bakel jusque vers Podor, est trop pauvre en cours d'eau, trop
sèche, pour qu'on puisse espérer y faire des cultures productives. En
outre, la population est beaucoup plus dense, soit vers les côtes, soilvers
le Haut-Fleuve.
Actuellement; clans toute la colonie, la culture principale est le mil
qui fait le fond de la nourriture chez les noirs comme chez les Maures :
vanné pour le débarrasser de sa peau, pilé, bouilli avec des plantes muci-
lagineuses, telles que la feuille de baobab, il devient le couscous, mets
national du pays. Après la saison des pluies on peut voir partout, sur la
rive gauche du Sénégal, s'étendre de vastes champs de mil. Le maïs esl
également l'objet d'une culture importante, servant aussi dans une cer-
taine mesure à l'alimentation des indigènes. La production du maïs et du
mil en Sénégambie est assez considérable pour qu'il en soit exporté une
grande quantité, chez les Maures, qui ne se livrent point à l'agri-
cullure;
Une sorte de haricot vient aussi en abondance, surtout vers le Haut-
Fleuve ; il s'ajoute aux denrées de consommation. L'indigo, à qui le pays
convient parfaitement et qui est déjà assez répandu, pourrait devenir
l'objet d'importantes cultures industrielles ; de même pour le coton, qui
pousse très bien, mais avec une soie trop courte pour concurrencer les
SENEGAL. SOUDANFRANÇAIS 201
cotons américains ; peut-être le choix des espèces et une culture bien
entendue pourraient faire disparaître ou
au moins atténuer ce défaut.
Depuis la fin des troubles, des échan-
tillons de caoutchouc et de gutta-percha
d'une très belle qualité affluent en abon-
dance à Kayes de tout le territoire sou-
danien.
D'immenses forêts de harilcs, cel
arbre à beurre dont nous avons parlé,
s'étendent dans les bassins du Bakoy, du
Bafing et du Niger. On en recueille les
fruits au commencement des pluies, en
juillet-août. Débarrassés de leur coque,
ils sont mis en pâte par les femmes dans
des mortiers de bois ; on chauffe la pâle
plongée dans l'eau et la matière grasse
monte à la surface où on la recueille.
Ce beurre, qui rancit très peu, sert au
Sénégal à tous les usages de la cuisine ;
étant donné le nombre immense des karitës on pourrait songer à donner
au fruit une application industrielle, par
exemple dans la fabrication des savons.
1J arachide est de beaucoup en pre-
mière ligne pour les bénéfices qu'elle pro-
cure à la colonie. On la cultive partout sur
de vastes espaces, dans le Cayor en parti-
culier. Elle sert d'abord aux indigènes
qui la mangent grillée. Mais surtout elle
fait l'objet d'un très grand commerce d'ex-
portation : les arachides descendent de
l'intérieur à Saint-Louis et à Dakar et vont
y charger de très nombreux navires qui
gagnent quelques ports français, surtout
Marseille et Bordeaux. L'arachide, broyée
clans des moulins et comprimée sous des
presses hydrauliques, donne une huile qui
sert dans la fabrication des savons et
d'autres usages industriels ; épurée, l'huile devient parfaitement comes-
tible et s'emploie même beaucoup sous cette forme. Le résidu de la
26
Karilé, arbre à beurre.
Arachide.
202 LA FRANCE ET SES COLONIES
fabrication donne des tourteaux qu'on mêle à la nourriture des bestiaux
et qui servent aussi comme engrais. L'exportation des arachides, variable
suivant les années, peut dépasser 45 000 tonnes, valant plus de dix-sept
millions.
La culture du sésame se développe également, l'huile que contient
cette graine étant employée par l'industrie à des usages spéciaux et très
demandée.
Le tabac et le caféier se rencontrent aussi au Sénégal; on paraît
encourager ces cultures, mais surloul celle de l'arachide et celle du colon,
pour lequel nous sommes tributaires de l'Amérique. On peut compter que
le noir s'adonnerait davantage au travail s'il était sûr de vendre ses
récoltes ; graduellement il contracterait l'habitude du labeur quotidien.
L'aisance plus grande lui ferait acquérir certains besoins dont il ne se
doule même pas et nos industries françaises y trouveraient tout profit dans
leur commerce d'exportation. Déjà l'on peut voir, à l'appui de ce que
nous disons, quel développement ont pris les cultures dans les conces-
sions de terrains faites auprès des gares sur le chemin de fer de Dakar à
Saint-Louis : le débouché étant facile et sûr, les progrès sont naturelle-
ment continus.
Sur la rive droite du fleuve il n'y a pas de champs cultivés, mais
c'est le pays de l'acacia-gommier. La gomme, ou sève de la plante, sort
par les fentes de Técorce à la saison des pluies et sèche à l'air. Les
Maures la recueillent el l'apportent aux points ordinaires d'échange.
Podor, Dagana, etc. L'exportation des gommes, en 1883, s'est élevée à
2 500 000 kilogrammes valant à peu près quatre millions de francs.
Comme on le voit par cette longue énumération, le Sénégal est une
importante colonie d'exploitation : en 1888 ses exportations se sont éle-
vées à quatorze millions de francs, plus un million de numéraire (l'or
apporté du Soudan) ; on estimait pour la même année la valeur de l'im-
portation au Sénégal à plus de vingt-cinq millions.
Pour donner une idée plus complète du trafic sénégalais, il nous faut
ajouter aux chiffres d'exportation cités plus haut ceux donnés par les
produits suivants :
Peaux brutes. . . environ 170 000 kil. Valeur approx. 300 000 fr.
Plumes d'autruche et autres. 1830 » — 90 000 »
Dents d'éléphants.... 769 » — 18 000 »
Caoutchouc. ...... 105 000 » — 800 000 »
Bois de teinture .... 1 043 000 » — 198 000 »
Les noirs et les Maures échangent ces diverses denrées ou objets
SÉNÉGAL. SOUDANFRANÇAIS 203
précieuxcontre les produits de l'industrie européenne et indienne ; parmi
ceux qui font l'objet du trafic le plus important, il faut citer, en première
ligne, les cotonnades bleues ou guinées, universellement employées en
Afrique pour le vêlement. Les cotonnades de Pondichèry, dont beaucoup
sont fabriquées en France, teintes seulement à Pondichèry, sont préférées
par les Maures. Les noirs sont attirés davantage par le bon marché des
guinées allemandes, anglaises ou belges. Les filatures de Rouen ont
entrepris de lutter pour l'exportation de cet article avec nos voisins
d'Europe, et l'on peut espérer qu'elles s'en tireront à leur avantage.
Après les guinées viennent le tabac en feuilles, qu'envoie l'Amérique
du Nord, et l'eau-de-vie à bas prix ; ici l'Allemagne reste maîtresse du
marché à cause du bon marché excessif de ses détestables produits. Pour
la concurrencer utilement, il faudrait d'abord se rendre compte des con-
ditions de qualité et de prix exigées par les indigènes ; mais, si nous vou-
lons élever le niveau intellectuel de ceux-ci, les empoisonner avec des
alcools nuisibles n'est pas un bon moyen ; d'autres, il est vrai, se chargent
de cette mauvaise besogne et en font profiter leur industrie ; il se pose là
Dakar.
204 LA FRANCE ET SES COLONIES
une délicate question de morale sociale en face de l'intérêt économiqueimmédiat.
Les fusils et leurs munitions sont très demandés dans toute l'Afrique,
grand déversoir des armes de rebut et des modèles anciens ; le fusil à
pierre y est encore fortement représenté.
Actuellement la majeure partie des importations appartient à la
France, que les tarifs favorisent seulement pour la guinëe, celle d'ori-
gine française payant deux centimes et demi le mètre, alors que les étran-
gères supportent un droit de six centimes et demi.
Les centres commerciaux les plus importants sont, vers le bas fleuve
et sur la côle Saint-Louis, Dakar, Rufisque, Joal; nous y reviendrons en
parlant de la navigation et de son importance ; sur le fleuve moyen, Dagana,
Podor, Matam, Saldé, Bakel; ce sont les entrepôts de commerce et
d'échange entre les Maures, d'un côté, qui }r apportent les gommes el yviennent chercher le mil de leur provision annuelle, et, d'un autre côté,
les négociants français et les noirs : ceux-ci apportent le mil, le maïs, et,
comme les Maures, s'approvisionnent de nos produits industriels. Sur le
haut fleuve il faut citer Médine. Bafoulabè, Kita, Bammakou. Dai:> ces
villages, comme sur le fleuve moyen, la traite a lieu de janvier à juillet :
son importance dépend du nombre el de la richesse des caravanes qui
viennent du Sahara el du Soudan, amenant des chevaux, des ânes, des
moutons, des boeufs, puis delà gomme, de l'ivoire, des plumes d'autruche,
des cuirs travaillés. Elles remportent du miel, du mil, des arachides, des
guinées, des fusils avec munitions, des ustensiles de ménage. Médine est
devenue importante comme place d'échange. Bammakou a été un centre
commercial des plus notables : là s'arrêtaient les caravanes venant du
nord ; les Maures s'}-- rencontraient avec les nègres du Soudan qui leur
vendaient, outre les objets d'alimentation, de l'or et des captifs. Bammakou
était aussi le point d'arrivée des marchandises anglaises de Sierra-Leone.
Les troubles de ces dernières années, les interdictions de passage el de
commerce faites par le roi de Ségou ont atteint fortement la prospérité
de ce centre commercial. Mais la paix esl revenue et, comme tête de
ligne de nos postes dans le Soudan, Bammakou est appelée à beaucoup
d'avenir, surtout si nous réussissons dans nos tentatives d'expansion
vers Tombouctou.
IMPORTANCEDE LA NAVIGATION; PORTS ; RELATIONSMARITIMES.— Il
y a au Sénégal seulement trois ports que peuvent fréquenter les navires
d'un certain tonnage, Saint-Louis, Dakar el Rufisque.
Saint-Louis, peuplée avec ses faubourgs de 20 000 habitants, siège
SÉNÉGAL. SOUDANFRANÇAIS 203
du Gouvernement, centre le plus important du commerce, avec des quais
étendus munis d'un outillage suffisant, aurait un port réunissant les
conditions les plus favorables, si l'accès n'en était pas extrêmement diffi-
cile à cause de la barre du fleuve. Nous avons parlé d'un projet de fixa-
lion de la barre et d'approfondissement des passes. Un autre projet
consiste simplement à construire de longs et vastes appontements en mer,
au-delà de Guet-Nd'ar et de la flèche de Barbarie. Ils dépasseraient la
ligne des brisants, et les navires, sans êlre en sûreté comme dans le port,
pourraient cependant y faire avec facilité leurs opérations. Les deux pro-
jets sont à l'étude.
Après Saint-Louis vient Dakar, uni à la capitale par un chemin de fer.
Dakar, bien protégé par la pointe du cap Vert, possède des appontements
où ont accès les plus grands navires. La population de Dakar est de
1 000 habitants. L'île de Gorée, située tout auprès, dans la même rade,
est un rocher élevé, important par sa position stratégique comme dépôt
de charbon. Un fort commande la racle.
A 15 kilomètres seulement de Dakar est Rufisque, pelil port très pros-
père de 10 000 habitants, où peuvent mouiller des bâtiments de tout
tonnage. Par malheur il esl encore dépourvu d'appointements permettant
aux grands navires de faire directement leurs opérations avec la terre :
il faut employer des chalands comme intermédiaires, d'où perle de temps
et dépense supplémentaire.
Saint-Louis, d'un côté, Gorée avec Rufisque, de l'autre, ont à peu près
le même mouvement de navigation, mais Gorée esl le point d'escale des
grands paquebots. Les entrées et sorties de ou pour la France sont à
Saint-Louis de 59 000 tonneaux; à Gorée, de 49 000 tonneaux; de ou
pour les colonies et l'étranger : à Saint-Louis, 33 000 tonneaux; à Gorée,
57 000 tonneaux, et la valeur totale des chargements était estimée à
quarante-cinq millions pour 1883.
Les relations de la colonie avec les Rivières du Sud sonl assurées
par un vapeur mensuel qui part de Dakar. De plus, une ligne anglaise et
une ligne allemande font le même service, la première tous les vingt et
un jours, l'autre une fois par mois. Le paquebot de Bordeaux au Brésil
et à la Plata (Messageries-Maritimes) touche à Dakar (aller) les 14 et 29,
et (au retour) les 11 et 26 de chaque mois. De nombreux navires à vapeur
et à voile mettent Saint-Louis el Dakar en communication presque jour-
nalière avec la France, principalement avec Marseille et Bordeaux.
Cette dernière ville a demandé et obtenu la création d'un service à vapeur
régulier desservant toutes nos possessions de la côte occidentale d'Afrique,
du Sénégal jusqu'au Congo.
206 LA FRANCE ET SES COLONIES
GOUVERNEMENT; ORGANISATION; REPRÉSENTATION.— La colonie esl
administrée.par un gouverneur aux ordres du ministre de la marine ; ilest assisté d'un Conseil colonial composé de hauts fonctionnaires et des
principaux notables. Un Conseil général élu vote le budget de la colonie,montant.environ à deux millions et demi. Quatre communes, Saint-Louis,
Dakar, Gorée et Rufisque, possèdent un Conseil municipal élu. Il y a
douze écoles seulement, situées dans les communes de plein exercice ; il
faut souhaiter que leur nombre croisse rapidement, afin que les jeunesnoirs s'initient en grand nombre et à notre langue et à notre civilisation ;
les commandants de poste ont compris l'importance de l'école, et presquetous en ont établi.
Quant au Soudan français, un décret du 22 août 1890 a pourvu à
son organisation administrative : ce pays reste sous la direction d'un
officier supérieur ayant le titre de commandant supérieur, ne relevant
plus que nominalement du gouverneur du Sénégal.La résidence du commandant supérieur est fixée à Kayes ; il exer-
Kaycs.
LES RIVIÈRESDU SUD 207
cera clans le Soudan les pouvoirs administratifs et financiers dévolus
jusqu'ici au gouverneur du Sénégal. Le personnel1civil et militaire
relèvera directement de lui. Il correspondra directement avec l'adminis-
tration supérieure des colonies.
Le Sénégal envoie un député au Parlement.
LES RIVIÈRES DU SUD
Au sud-est de Dakar, en suivant la côte, on rencontre l'embouchure
d'un grand nombre de cours d'eau, descendus des montagnes du Fouta-
Djallon : ce sont les Rivières du Sud. Nous possédons des postes avec de
petits territoires et des établissements de commerce sur un certain nombre
de ces cours d'eau.
C'est d'abord la Gazamance, avec le poste français de Carabane et
Konakry(Rivièresdu Sud).
208 LA FRANCE ET SES COLONIES
la petite ville de Sedhiou; puis un établissement sur le rio Nunez;\m autre,
Boffd, sur le rio Pongo; enfin un dernier poste à Benty, sur la Mellacorée.
Le commerce de ces petits établissements est analogue à celui du
Sénégal. Ils sont mis en communication avec la colonie par les lignes de
vapeurs dont nous avons parlé. Leur trafic total pour 1888 était estimé à
plus de cinq millions, dont un peu plus de la moitié représentait la valeur
des produits coloniaux exportés.
Depuis 1889, on a donné aux Rivières du Sud l'autorité administra-
tive et financière. Elles ne sont plus sous l'autorité du gouverneur du
Sénégal; un lieutenant-gouverneur, résidant à Konakry, y exerce l'auto-
rité gouvernementale.
ÉTABLISSEMENTSFRANÇAISDANS LA GUINÉE DU NORD 209
ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS DANS LA GUINÉE DU NORD
A la hauteur du cap Palmas, entre le 3e el le 4° degré de latitude
nord, la côte africaine l'ail vers l'est un énorme rentrant de plus de
2 000 kilomètres, puis reprend sa direction générale vers le sud: ce ren-
trant est connu sous le nom de golfe de Guinée, et le rivage dirigé de
l'ouesl à l'est constitue la Guinée du Nord ou Guinée supérieure. Nous
avons fondé dans ce pays plu-
sieurs établissements qu'on peut
diviser en deux groupes : les
comptoirs de la côle d'Or, Grand-
Bassam el Assinie, et ceux de
la côle des Esclaves, vers le
fond du golfe, Porlo-Novo, Ko-
tonou, Grand-Popo.
Les établissements de
Grand-Bassam el cl'Assinie da-
tent de 1843. Il existait déjà sur
celle côle des comptoirs fran-
çais qui y faisaient un commerce
important. Ne se sentant pas
suffisamment soutenus, ils de-
mandèrent l'appui cle notre pa-
villon et l'occupation fut déci-
dée. Un traité conclu avec le
roi d'Assinie et les chefs de
Grand-Bassam nous donnait une
certaine étendue cle territoire et
nous promettait la liberté des relations commerciales. Nous payions en
échange une coutume annuelle. Depuis 1870, les postes militaires sont
retirés, mais les coutumes onl toujours été payées, el M. Verdier, repré-
sentant une maison de La Rochelle qui a le monopole du trafic dans le
pays, a pris le titre de résident français.
ASPECT DUPAYS. — CLIMAT. — La côte est basse ; une barre énorme
y déferle constamment, surtout à l'embouchure des rivières. Les navires,
27
Village nègre.
210 LA FRANCE ET SES COLONIES
obligés de mouiller au large, communiquent avec les factoreries au moven
de baleinières montées par cle vigoureux pagayeurs habitués à la manoeuvre
dans les brisants. Derrière l'étroite bande de sable de la côte, de vastes
lagunes s'étendent à l'intérieur, alimentées par de nombreux cours d'eau :
celle de Grand-Bassam suit le rivage sur une longueur de 80 milles. Au
delà, toul. le pays n'est qu'une immense forêt, à la végétation luxuriante.
Le climat esl très chaud. En saison sèche, de novembre à avril, la
température va en moyenne de 28° ;'i 34" centigrades. De fréquents orages
apportent heureusement un peu de fraîcheur. D'avril à juillet tombent les
pluies, ainsi qu'en octobre el novembre. Entre ces mois il yen a deux 1res
chauds, aoùl el septembre.
LA POPULATION. — Les noirs de ce pays, de belle race, sont de
moeurs fort, douces. Us s'occupent à la pêche el à la fabrication de l'huile
de palme.
PRODUCTIONS ET COMMERCE.— Le palmier à huile esl extrêmement
abondant sur les bords des lagunes. C'est de mars à juin que se fait la
récolte de ses fruits; on les fait bouillir clans des chaudières el on recueille
à la surface l'huile ainsi obtenue. Les noyaux sont cassés et les amandes
qu'ils contiennent mises à part. L'huile de palme l'ail en ce pays l'objet
du principal commerce. Les factoreries d'Assinie et de Grand-Bassam
exportent annuellement: 2 000 tonnes d'huiles et 400 tonnes d'amandes
représentant une valeur d'un million et demi. L'huile de palme est deman-
dée par les fabriques cle bougies et de savons du midi cle la France. Assi-
nie esl aussi un marché de poudre d'or assez important: les noirs en
apportent de fort loin pour une valeur annuelle de 500 000 francs. Ils
achètent en échange des guinées, des spiritueux, des armes et de la pondre,
du tabac, cle la quincaillerie, des parfums.
La maison Verdier a créé dans les îles de la lagune d'Assinie une
grande plantation de café qui donnera bientôt d'abondantes récoltes.
ETABLISSEMENTS DE LA CÔTE DES ESCLAVES : PORTO-NOVO, KOTO-
NOU, GRAND-POPO, ETC. — Les Français se sonl établis à Porlo-Novo
en 1863, par une convention passée entre les chefs du pays environnant
et le commandant cle notre station navale, assisté du consul français.
C'est un territoire étendu sur 40 ou 45 kilomètres cle côte et à une
certaine profondeur dans les terres. A l'est il est limité par les établisse-
ments anglais, à l'ouest il confine ^au royaume ..de Dahomey, au nord à
divers petits Etats indigènes.
ÉTABLISSEMENTSFRANÇAIS DANS LA GUINÉE DU NORD 211
Au-delà du Dahomey, à l'ouest, nous possédons quelques postes,
Grand-Popo (depuis 1857), Agoué (1868), Pelit-Popo (1864) et Porlo-
Seguro (1868). Le roi de Dahomey nous avail cédé spontanément Koto-
nou, seul port où les navires peuvent aborder sur toute la côle.
PORTO-NOVO. — Nous dirons seulement deux mots de Porto-Novo,
ce territoire ayant seul quelque importance. La lagune ordinaire à ces
côtes le divise en deux parties, maritime et continentale. Cette lagune
communique avec une autre plus grande qui conduit à notre port de
Kolonou.
Le climat de la région est sensiblement le même que celui de la côte
d'Or.
La population esl dense: il y a 20 000 habitants à Porto-Novo même,
et 150 000 sur tout le territoire.
Le produit principal du pays est l'huile et les amandes de palme ; il
y faut ajouter quelques arachides, un peu d'ivoire, etc.
Il convient cle rappeler ici les événements survenus à Porto-Novo et
au Dahomey en 1890 et 1892.
Femmes de la côle.d'Or.
212 LA FRANCE ET SES COLONIES
AFFAIRES DU DAHOMEY
Aux termes d'un traité de 1851, les Français ont le droit de commer-
cer clans toutes les villes du royaume du Dahomey. Dans ce traité, le roi
nègre confirme la cession, déjà très ancienne, du territoire où est cons-
truit le fort de Whydah. Noire établissement à "Whydah remonte au tempsdes navigateurs dieppois (1364). En 1868, esl intervenu un nouvel acte
diplomatique faisant à la France la cession complète de Kolonou, avec le
territoire environnant. Nous y avons depuis entretenu un petit poste mili-
taire, el, à l'abri de notre pavillon, quelques établissements de commerce
el d'échange se sonl installés.
TROISIÈME TRAITÉ COMPLÉMENTAIREEN 1882. — Entre temps, nous
avions conclu en 1863 el renouvelé en 1882 un traité de protectorat avec
le royaume de Porto-Novo, voisin de Kolonou. .
Rien ne semblait devoir troubler nos rapports avec les deux pays,
quand le roi du Dahomey, Glé-Glé, contesta (1889) la validité des traités,
prétendant n'avoir jamais entendu céder de territoire à la France el nous
invitant à nous retirer. On temporisa.M. Bayol, lieutenant-général des Rivières du Sud, fut envoyé auprès
du roi pour lui faire entendre raison. On retint notre représentant pendanttrente-trois jours; il dut assister aux effroyables égorgemenls qui cons-
tituent les fêtes de ce pays. Après quoi le roi répondit à nos représenta-tions par une fin de non-recevoir insultante. M. Bayol rejoignit la côte,
non sans difficulté.
Peu cle temps après, trois compagnies françaises débarquées à Kolo-
nou étaient attaquées (4 mars 1890) par les troupes du roi du Dahomey,
y compris le bataillon des Amazones. L'ennemi, énormément supérieur en
nombre, fut repoussé avec de grandes pertes. Le 20 avril, nouveau com-
bat, très dur, contre les forces ennemies évaluées à 7 000 guerriers et à
2 000 Amazones. L'énergie, la décision et l'habile tactique du colonel
Terrillon, le sang-froid el la solidité de ses troupes nous tirent victorieu-
sement d'une situation difficile et déterminent la retraite définitive de l'ar-
mée royale.
Un moment la question d'une marche sur Abomey, capitale daho-
méenne, fut agitée. On allait s'y décider, quand arriva la nouvelle d'un
arrangement conclu avec le roi sur les bases suivantes : Respect de tous
AFFAIRESDU DAHOMEY 213
les traités antérieurs , le territoire cleKolonou aux Français, noire protec-
torat sur Porto-Novo reconnu (3 octobre). Ce traité, conclu par l'amiral
de Cuverville, avec l'entremise d'un missionnaire, était humiliant pour la
dignité nationale par l'indemnité annuelle de 20 000 francs qu'on avait eu
la faiblesse d'accorder au roi; il était insuffisant, car on aurail dû
stipuler avant tout l'occupation permanente par les Français de Whydah,
la clef du Dahomey, la ville par où passe tout le commerce clans ce paysavec la côte.
Peu de temps allait suffire à montrer l'imprévoyance de nos négo-
ciateurs improvisés, que le Gouvernement eut le tort cle couvrir.
Behanzin, qui avait succédé à Glé-Glé comme roi du Dahomey,
commença bientôt des razzias incessantes autour cle nos établissements
el même sur notre territoire. En même temps, par Whydah, que nous
avions eu la faiblesse cle ne pas occuper, il se procurait facilement une
grande quantité d'armes et de munitions, les payant en esclaves — soi-
disant engagés — ramassés au cours de ses incursions pillardes.
L'année 1891 se passa ainsi. Au début de 1892, les Dahoméens
menaçaient sérieusement Kotonou et occupaient le territoire français cle
Carie du Dahomey.
214 LV FRANCE ET SES COLONIES
Porto-Novo. 11 était plus que temps d'agir. On n'y mil ni la promptitudeni la décision nécessaires. C'est seulement le 21 mars que l'affaire fut
confiée à l'Administration de la Marine, dont la mollesse el l'insuffisance
ont soulevé une réprobation méritée. Mais le 11 avril, une demande du
nouveau ministre cle la Marine, M. Burdeau, tendant à obtenir l'ouver-
ture d'un crédit cle 3 000 000 pour les opérations au Dahomey, fut pré-sentée à la Chambre des députés, qui l'adopta.
Enfin, l'on débarquait quelques troupes; des navires établissaient le
blocus de Whydah, de petites canonnières pénétraient clans les lagunes
pour soutenir de leur feu les troupes de terre el protéger les bateaux
chargés des transports de matériel entre le wharf cle débarquement, à
Kolonou, et notre place de Porto-Novo, qui allait devenir notre base
d'opérations pour la marche sur Abomey, la capitale du roi Behanzin.
Après être demeurés quelque temps sur la défensive, après avoir
dégagé les abords de Kotonou el d'Abome}', nous allions à notre tour
marcher en avant. L'objectif était le suivant : atteindre et détruire l'armée
royale ; s'avancer au coeur du pays et prendre les villes principales,Kana et Abomey.
Porlo-Novo. — Indigènes devant une case.'
AFFAIRESDU DAHOMEY 215
L'expédition, trop faible comme effectif (elle ne complaît, en effet,
que 800 hommes au débnl et 5 500 au mois de juillet), fut confiée à la
direction du colonel Dodds, cle l'infanterie de marine. On ne pouvait faire
un meilleur choix : sa grande capacité militaire, son énergie supérieure
onl compensé, l'insuffisance des moyens mis à sa disposition.
Le chemin direct cle la côle à Abomey est. barré par des marais
impraticables. On les a tournés à l'est en suivant le cours cle l'Ouémé.
Celle route oifrail un
autre avantage : la fa-
culté de faire appuyer la
colonne par des canon-
nières el de l'approvi-
sionner par eau assez
lacilemenl.
Les opérations of-
fensives commençaient le
9 août., autour de Kolo-
nou. Le même jour, deux
avisos bombardaient
Whydah. Les abords cle
nos positions dégagés ,
une colonne de 1 200
hommes se mettait en
roule le 17 août, et par une
courte expédition préli-
minaire cle cinq jours,
chassait les Dahoméens
du pays Décamé, au nord
et clans le voisinage de Porto-Novo. La vallée de l'Ouémé se trouvait
ouverte et l'ensemble de la colonne commençait à la fin du mois sa
marche vers l'intérieur. Notre petite armée était forte d'environ quatreà cinq mille hommes: un bataillon de légion étrangère, des troupes
sénégalaises, de l'infanterie cle marine, des détachements d'artillerie et
du génie, et deux mille auxiliaires noirs du roi de Sakélé.
Le 18 septembre, nous étions à Dogba, à 80 kilomètres environ cle
Porlo-NoAro. Le 19, à cinq heures du malin, les troupes dahoméennes
attaquaient à l'improviste le camp français : la surprise avait été complète.On se battit à quelques mètres des lentes el, si nous n'avions pas eu des
troupes remarquables de solidité et cle discipline, l'affaire se fût terminée
par un désastre. Après quatre heures d'une lutle acharnée, nous étions
Général Dodds.
216 LA FRANCE ET SES COLONIES
maîtres de la situation. Les Dahoméens, extrêmement courageux ,
avaient subi cle grandes pertes. Presque jamais, aux colonies, nous
n'avons eu affaire à un ennemi aussi valeureux, d'autant plus difficile à
réduire qu'il était en grande partie armé à l'européenne. Ces deux
raisons et la faiblesse numérique de nos troupes expliquent la durée
relativement longue de la campagne, la victoire ayant été chaque fois
très disputée et l'ennemi se retirant sans être détruit ni même démoralisé.
De Dogba, nous continuions notre marche en avant, nous passions
l'Ouémé pour tourner à l'ouest vers Abomey, trouvant toujours l'ennemi
devant nous et, après cle nombreux combats, nous attaquions et enlevions,
le 12 octobre, les retranchements d'Akpa, à 10 kilomètres en avant de
Kana, la ville sainte du Dahomey. Les 14 et 15, nouveaux et vigoureux
retours offensifs de l'ennemi, six fois supérieur en nombre. Le 25, attaque
et prise de positions fortifiées à Kalopa, et prise de Kana le 4 novembre,
après plusieurs jours de luttes en avant de celle ville. Enfin le 17, Abo-
mey, la capitale, tombait entre nos mains.
La lutte était pour le moment terminée, sans que nos troupes aient
jamais subi un échec. Elle a fait le plus grand honneur au chef qui l'a
conduite, aux soldats qui ont su la mener à bien, grâce à leur vigueur
et à leur discipline, el qui se sonl montrés les clignes successeurs des
héros d'Algérie,- du Sénégal el du Tonkin.
Résultats cle la campagne : annexion cle Whydah et du territoire
côlier environnant ; disparition el morcellement du royaume du Dahomey.
Expansion coloniale de la France de 1814 à 1870
LA COCHINCHINE
CHAPITRE XI
GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE
Ressourcesdu pays.—Population
SITUATION.— LIMITES. — SUPERFICIE.— Limitée au nord par le
Cambodge et l'Annam, au sud par la mer de Chine, à l'ouesl par le golfe
de Siam, notre possession de la Basse-Cochinchine 's'étend, à la pointe
sud-ouest de la péninsule annamite, sur un espace-cle 56 000 kilomètres
carrés, soit à peu près le neuvième de la France.
La plus grande partie cle ce territoire appartient au delta du Mékong-
joint à ceux des rivières de Saïgon et de Bien-Hoâ, ou Donnai'. Ce sont
des terres basses d'alluvion, entrecoupées'd'une quantité infinie de cours
d'eau, de canaux naturels [arroyos) ou artificiels, qui font communiquer
par une multitude clebranches secondaires les onze embouchures du Mé-
kong et des autres rivières du delta. Dans la saison des pluies, une grande
partie de la région est sous l'eau.
La province de Bien-Hoâ, à Test de la colonie, n'appartient pas au
delta, le terrain en esl plus élevé ; il forme les dernières assises de la
longue chaîne cle montagnes el cle plateaux qui courent du nord au sud
entre le Mékong et la mer de Chine, clans loute la péninsule annamile :
le cap Saint-Jacques, à l'entrée du Donnai esl le point terminus de cette
formation. Hors cette contrée, le pays est plat absolument, sauf un petit
1 Basse-Cochinchine,ou Cochinchineproprement dile. L'ancien empire d'Annam sedivisaiten Haute-Cochinchine.paysmontagneuxse prolongeantau nord jusqu'auVunnan,et comprenantce que nous appelonsl'Annam,avec Huépour capitale;Tonkin,conquisparl'Annamau commencementdu xix°siècle; et Basse-Cochinchineau delta duMékong.
28
218 LA FRANCE ET SES COLONIES
chaînon insignifiant entre Ghaudoc et Ha-Tien : on ne retrouve plus les
hauteurs qu'en s'enfonçant clans le Cambodge, vers le Haut-Mékong.
LE COURSDUMÉKONG. — Le Mé-Kong, Mékong ou Cambodge, prend
sa source dans les montagnes du Yunnan,.en Chine, el se développe du
nord au sud à travers 20° de latitude environ ; en ajoutant ses sinuosités
à celte étendue, immense déjà, on voit que la longueur de son cours va
de 3 500 à 4 000 kilomètres.
Pin sortant des hautes montagnes, il traverse d'abord la Birmanie,
puis entre par le Laos clans la péninsule annamite et suit à peu près l'axe
de l'ancien royaume du Cambodge. Dans tout le Laos et dans tout le
Cambodge il n'est point navigable malgré le volume de ses eaux, dans la
saison sèche à cause des seuils nombreux, des rapides el des chutes, dans
la saison des pluies par la violence inouïe de son courant. Cependant
quelques-uns des bassins plus tranquilles, limités par ces rapides et par
ces chutes, ont une 1res grande longueur ; une navigation locale y fonc-
tionne el dans l'avenir, alors que les projets de pénétration vers le Laos
seront entrés davantage dans la période d'exécution, on pourra songer à
profiter cle ces longs biefs pour remonter le fleuve par eau,-établis-
sant la roule latérale d'abord sur les parcours où la navigation est
impossible.
La grande navigation de rivière pousse actuellement jusqu'à Pnom-
Penh, à 300 kilomètres de la mer. Un peu plus haut, à Chelong,
•commencent les premiers rapides. Ceux de Sambor et de Préa-Patang ont
été successivement franchis, le premier par une canonnière à vapeur, il y
a quelques années, en affrontant des dangers sérieux, le secpnd un
peu plus lard par un torpilleur dont les puissantes machines ont été
nécessaires pour dompter la violence furieuse des eaux : tout bateau moins
rapide eût été à la merci des remous et des terribles courants qui l'eussent
bientôt brisé et chaviré sur quelque roche. Depuis, plusieurs rapides ont
été franchis par quelques bateaux des Messageries fluviales qui veulent
pousser au-delà de Pnom-Penh la navigation régulière du fleuve. L'éta-
blissement de canaux entre les biefs navigables serait trop coûteux parce
qu'il en faudrait de très longues sections. Il est probable qu'une route
latérale, puis un chemin de fer à voie étroite suivront cette grande voie
de pénétration vers le Laos.
Dans les hautes eaux les indigènes descendent hardiment les rapides.Une partie des barques qui apportent les produits du haut fleuve ne
remontent pas et sont démolies à leur point d'arrivée. Quelques-unes des
plus petites, calant fort peu d'eau, sont halées à force de bras contre le
LA COCHINCHINE 21»
courant dans les petites passes où l'eau sans profondeur a moins de
vitesse.
En arrivant à Pnom-Penh, le Mékong reçoit l'émissaire d'un très
grand lac (le Tonlé-Sap) qui occupe un vaste espace à la frontière du
Cambodge et du Siam ; vers la pointe nord du lac se trouvent les fameuses
ruines d'Ang-Kor qui fut une grande et riche cité.
De Pnom-Penh jusqu'à la mer, le fleuve coule en deux bras assez
éloignés l'un de l'autre, mais unis de loin en loin par des branches de
communication : celui de l'ouest, dit fleuve postérieur, se perd dans la
mer cle Chine par une seule bouche, fortement ensablée et impraticable
aux navires. Au contraire, le fleuve antérieur, arrivant à Vinh-Long, s'y
divise en plusieurs bras, joint ses eaux par une multitude de canaux,
à'arroyos, à celles du Donnai', et, formant tous les deux unlacis compliqué
cle cours d'eau, ils tombent à la mer par un grand nombre d'embouchures ;
on ne compte pas moins de onze entrées, dont le petit nombre seulement
esl accessible à la grande navigation, par exemple celle du Donnai', qui
mène à Saigon, où montent les plus forls bâtiments ; puis celle par où
les navires des Messageries fluviales cle Cochinchine abordent l'entrée du
Mékong pour monter à Vinh-Long, Ghaudoc, Pnom-Penh, où le fleuve
antérieur a encore 600 mètres de large.
Deux canaux naturels font communiquer le Mékong avec le golfe
de Siam ; l'un va de Ghaudoc à Hatien, l'autre de Longxuyen à
Rachgia.
Le Mékong a une crue annuelle qui commence en juin pour finir
en février, élevant parfois le .niveau des eaux à 12 mètres au-dessus de
l'étiage.
Une expédition française, dirigée par le commandant Doudart cle
Lagrée, a reconnu le cours du Mékong en 1866-1868. « Ce chef remar-
quable, un des hommes qui ont le mieux préparé l'action de la France
en Extrême-Orient, mourut d'épuisement au Yunnan en mars 1868 et
fut remplacé par le lieutenant cle vaisseau Francis Garnier, son compa-
gnon, qui put atteindre Hong-Kong... » L'expédition française reçut les
félicitations de tout le monde savant pour ce voyage si remarquable et si
fécond au point cle vue géographique.
LE DELTA. — Du cap Saint-Jacques, à l'entrée du Donnai', jusqu'àla bouche du fleuve postérieur, le delta présente 120 kilomètres de côtes,
coupées à intervalles rapprochés par les bouches du fleuve. Sa profon-
deur, de la mer vers l'intérieur, va de 50 à 100 kilomètres. C'est dans
220 LA FRANCE ET SES COLONIES
cet espace qu'est massée la population cochinchinoise. c'est là que se
trouvent les grandes rizières aux récoltes abondantes.
Les nombreux arroyos ou canaux naturels y forment, nous l'avons
dit, un réseau très fourni cle voies cle communication ; cependant les rela-
tions entre Saïgon, à l'extrémité orientale du delta el certains points
importants de la colonie, Mylho surtout, au centre, n'étaient pas facile-
ment assurées à cause du manque de profondeur des arroyos en certains
endroits où les petites canonnières même avaient de la peine à passer.
Dès les premiers temps de la colonie, on a ouvert, en quelques jours,
avec une corvée de 40 000 Annamites, le canal de Che-gao. Un projet
de canal, plus large el plus important, a été dressé en 1880, mais non
approuvé, et l'on a jugé meilleur d'assurer par un chemin de fer de
72 kilomètres les redations entre Saïgon et Mylho; cette ligne a été
ouverte en 1885.
Commençant non loin du cap Saint-Jacques, dont le haut profil
signale de loin aux navires l'entrée de Saïgon, la côte, basse et maréca-
geuse, se dirige vers le sud-ouesl jusqu'à la pointe Camau ou cap Cam-
bodge, là elle se relève au nord vers le golfe de Siam el, finalement, de
Rachgia à Italien, s'infléchil vers le nord-ouest. A la pointe de Camau
esl l'île de Poulo-Obi ; celles de Poulo-Condor gisent dans le sud et à
120 kilomètres de la bouche du Pleuve postérieur.
LE CLIMAT. — Le climat de Gochinchine est chaud, humide el peu
sain. Après un séjour de quelque temps, les Européens prennent un teint
jaunâtre ; leurs joues s'amincissent, leurs yeux sonl comme brillants de
fièvre. Cependant une hygiène bien entendue leur permet cle conserver la
santé, pourvu qu'au bout de trois ou quatre ans ils viennent se refaire
dans un pays tempéré. Les gens adonnés aux liqueurs spiritueuses et
aux excès de table ou autres contractent facilement des maladies de
foie, des dysenteries, etc.
L'année se partage en deux saisons : durant la saison sèche, de
décembre en avril, le thermomètre monte couramment le jour à 30 ou
35° centigrades et, la nuit, ne descend pas au-dessous de 17°. 11 fait
de violents orages, mais sans eau. La végélalion est arrêtée et toul
semble mort; mais, viennent les premières pluies, tout renaît, tout se
couvre subitement d'un tapis d'herbe verte ou d'un manteau cle feuilles
vigoureuses.
LES ANIMAUX.— Les animaux sauvages sont nombreux et variés. Il
y a quelques tigres, mais surtout énormément cle crocodiles, ceux-ci
LA COCIiINCHINE 223
chassés par les indigènes qui apprécient beaucoup leur chair, à ce point
qu'il existe près cle Saïgon un parc à crocodiles où l'on peut les saisir
quand on en a besoin : il s'agit alors de les réduire à l'impuissance par
des liens nombreux pour les exécuter tout à l'aise. Les moustiques sont
une des plaies de ce pays : ils ont heureusement un ennemi redoutable
dans le margouilla, qui les dévore par centaines. On est également infesté
de cancrelats, horribles et puants, que mange le gecko, sorte de gros
lézard, d'araignées énormes, de fourmis. Les reptiles présentent d'in-
nombrables variétés, venimeuses ou non, parmi lesquelles le python et
d'autres gros serpents. Voilà pour les bêtes nuisibles. Quant aux animaux
domestiques, la Cochinchine nourrit un grand nombre de buffles,
employés dans l'exploilation agricole ; très peu de boeufs ; des porcs ; des
volailles, canards, poules, etc., en immense quantité. C'est là une des
ressources principales
de la colonie, de même
que le poisson de mer
ou de rivière, en telle
abondance qu'il fait
avec le riz le fond de
la nourriture indigène:
tout Annamite est pê-
cheur et ses engins sont
nombreux et variés.
PRODUITS AGRI-
COLES. — Le premier de tous est le riz, dont les champs occupent
300 000 hectares donnant 500 000 tonnes de riz, d'une valeur approxi-
mative de cent millions. La Cochinchine produit bien au-delà du néces-
saire à sa consommation ; elle exporte beaucoup de riz en Chine, et
l'on peut croire qu'avec de plus grands débouchés assurés la culture
du riz prendrait encore une plus large extension. Les rizières occupent
les terrains bas et humides. On sème le riz en août et septembre; un
peu plus tard, on repique les jeunes pousses, qui grandissent dans les
terrains inondés par la crue du fleuve. Lorsque le moment de la
récolte est venu, on fait écouler les eaux, on fauche le riz, qui est battu
et vanné, décortiqué à la meule ou au fléau.
Le coton, bien que d'une soie courte, est pour la Cochinchine une
culture d'avenir, ainsi que la canne à sucre. On récolte encore du tabac,
des fèves, des haricots, des arachides, des textiles variés, des épices. Le
bambou, le cocotier croissent en abondance et servent à une multitude
Voiture à buffles.
224 LA FRANCE ET SES COLONIES
d'usages. Les bois ne se trouvent qu'assez loin clans l'intérieur el sont
parmi les régions les plus malsaines.
POPULATION. — Les Annamites appartiennent à la race jaune. Ils
sonl petits et peu musclés; cependant aucun Européen ne saurait, comme
eux, tenir dix heures à ramer au soleil. Ils ont les pommettes saillantes,le visage plat, le nez épaté, écrasé à sa racine ; l'habitude de porter les
pieds en dehors leur donne une démarche très disgracieuse. Pour se
reposer, au lieu cle s'asseoir comme nous, souvent ils s'accroupissent sur
les talons, position qui nous paraîtrait bien vite fatigante.
Les habitudes d'hygiène cle l'Annamite sont encore des plus rudi-
mentaires ; il se préoccupe peu de la saleté de sa case el du village qu'il
habite, et porte ses vêtements jusqu'à ce qu'ils tombent en lambeaux. Le
contact des Français ne manquera pas de lui faire faire de grands
progrès sous ce rapport, d'autant qu'il est intelligent et avide d'apprendre.A ces qualités se joignent la gaieté, une grande politesse, un grand
courage cle résistance ; mais l'Annamite possède en même temps de gravesdéfauts: il est par-dessus tout joueur, toujours et partout ; il ne répugne
pas le moins du monde au vol et au mensonge. On peut admettre que
Types de Cochinchinois.
LA COCHINCHINE 22a
cette fausseté native esl le résultat du long esclavage où il fut tenu par
les mandarins ; plus libre, traité avec justice, il perdra peu à peu ce trait
fâcheux cle caractère.
La famille annamite esl fortement constituée : l'autorité du père de
famille est grande. Cependant le divorce libre existe, ainsi que la poly-
gamie ; mais la première femme jouit d'une certaine supériorité sociale.
Les familles annamites sonl très fécondes.
CHAPITRE Xll
HISTORIQUE DE L'ÉTABLISSEMENT FRANÇAIS
EN COCHINCHINE
PREMIÈRES DIFFICULTÉS AVEC L'ANNAM. — Dès 18-47, les vexations
répétées qu'avaient à subir les missionnaires français amenèrent notre
Gouvernement à faire à celui cle Hué des représentations qui furent
rejetées avec dédain : il en résulta un premier conflit, clans la baie de
Tourane et. la destruction d'un certain nombre de jonques de guerre anna-
mites. Le nouvel empereur, Tu-duc, continua vis-à-vis des Européens
les errements de son prédécesseur et, en 1856, il fallut renouveler l'expé-
dition de la baie de Tourane; les marins français s'emparèrent des forls,
mirent hors cle service le matériel, mais le coup de main n'eut d'autre
résultat qu'un redoublement de persécutions.
EXPÉDITION FRANCO-ESPAGNOLE DE 1858. —La France, el l'Espagne
avaient les mêmes griefs. Elles joignirent leurs forces pour obtenir enfin
à Hué un résultat-décisif : celte fois il s'agissait, après le débarquementà Tourane, de marcher sur la capitale de l'Annam el d'y imposer nos
conditions. On s'aperçut bientôt que l'exécution du projet ne serait pas
facile. Débarqué encore à Tourane, puisqu'il ne pouvait se servir de la
rivière de Hué, l'amiral Rigault de Genouillv se vit dans un pays totale-
ment dépourvu de chemins, couvert de forôls presque impénétrables, où
la marche des iroupes eût été des plus difficiles el le transport de l'artil-
lerie tout à fait impossible. En même temps les maladies atteignaient ses
Iroupes, aux effectifs déjà très faibles, et toul lui faisait comprendre que
les missionnaires, avec la meilleure foi du monde, l'avaient absolument
égaré sur la valeur de la résistance que pourrait nous opposer l'Annam.
En présence de ces difficultés, l'amiral songea à réduire la cour de
Hué en la prenant par la famine: il s'agissail de mettre l'embargo sur
les jonques qui, chargeant dans la Basse-Cochinchine d'immenses
LA COCHINCHINE 227
quantités de riz, les apportent au pays plus pauvre d'Annam. Pour
atteindre ce but il devenait nécessaire d'occuper un point bien choisi du
delta cochinchinois. L'amiral ayant fait choix cle Saïgon, ville commer-
ciale et militaire, située à 25 lieues dans l'intérieur, sur une rivière
accessible aux bâtiments de fort tonnage, quitta Tourane en n'y laissant
que très peu de monde et prit possession de Saïgon le 17 février 1859,
avec les quelques centaines d'hommes qui l'accompagnaient.
SAÏGONOCCUPÉ.— LA GARNISONEN FACE DESANNAMITES.—Mais, à ce
moment, l'expédition de Chine venait d'être décidée. Nommé commandant
de nos forces navales, l'amiral Rigault de Genouilly laissait dans Saïgonune petite garnison aux ordres du colonel espagnol Palanca Guiderez et
du capitaine français d'Arles. Dès les premiers jours, une armée anna-
mite s'était approchée de Saïgon et, désespérant d'enlever la position de
vive force, avait établi le blocus, resserrant peu à peu ses lignes autour
de la place. Deux mois après le départ de l'amiral, arrivait le comman-
dant Jauréguiberry, en route pour la Chine. Débarqué avec quelques
lourane.
22S LA FRANCE ET SES COLONIES
compagnies de marins il voulut briser les lignes par trop rapprochées cle
l'assiégeant : l'attaque héroïque de cette poignée d'hommes échoua contre
le nombre et contre les défenses accumulées. L'armée annamite se com-
posait alors de 3 000 réguliers soutenus par 7 000 miliciens. Elle était
très fortement retranchée autour du village cle Ki-Hoâ où elle avait mul-
tiplié les pieux pointus fichés en terre, les palissades, les terrassements
réguliers, les pièces d'artillerie. De notre côté, nous occupions la ligne
dite des Pagodes, en dehors de Saïgon.
PRISE DES LIGNES DE KI-HOA. —Après nombre de mois écoulés
dans cetle situation qui devenait de jour en jour plus critique, l'amiral
Charner débarqua enfin avec des forces suffisantes le 2 février 1861. Le
24 du même mois, l'armée française marchait à l'attaque : cetle première
journée fut surtout un combal-d'artillerie ; nos pièces battaient les retran-
chements annamites, en même temps que des canonnières, embossées
sur le Donnai', prenaient à revers la position. Le 25, au malin, les Fran-
çais s'élancèrent à l'assaut. Une première fois repoussés, ils revinrent à
la charge avec vigueur : les lignes de Ki-Hoâ furent emportées. Nous
avions fait des perles cruelles et l'ennemi cle plus grandes encore. 11
avait soutenu l'attaque avec le plus grand courage ; on vit, chose
inouïe chez les Asiatiques, les soldais ennemis soutenir la charge à la
baïonnette et combattre à l'arme blanche.
Cetle victoire dégageait Saïgon, mais elle n'était pas décisive :
l'armée annamite se retirait en assez bon ordre et, dans ce pays tout à
fait inconnu pour nous, il nous était impossible d'organiser la poursuite.
Retirée dans le voisinage, cette armée avait aussitôt reçu cle nombreux
secours cle l'empereur d'Annam, s'était reformée el reprenait peu à peu
courage. Soutenant les révoltes el les brigandages qu'il nous fallait
réprimer cle tous côtés, elle allail pouvoir bientôt recommencer la lutte.
En outre, nous ne pouvions arrêter les jonques chargées de riz, qui, au
lieu de descendre par Saïgon, se servaient des mille canaux intérieurs
pour gagner les autres embouchures el sortir au moment propice ; pour
atteindre notre but, il devenait nécessaire de nous rendre maîtres du
delta, et c'est ainsi qu'après avoir simplement voulu occuper quelques
mois un point stratégique, pour un objet déterminé, nous allions forcé-
ment et de proche en proche être entraînés à la conquête et à l'établisse-
ment définitif.
PRISE DE MYTI-IO.— Mytho est le point central du delta : autour de
cette ville les cours d'eau rayonnent dans toutes les directions : aussi
LA COCHINCHINE 229
était-ce le plus grand entrepôt de riz de la contrée. Le Gouvernement
annamite avait parfaitement, fortifié la place : eslacades, barrages, haies,
forts bien armés en rendaient l'approché des plus difficiles aux canon-
nières et aux troupes. Cependant la résistance de Mylho ne fui pas com-
parable à celle des lignes cle Ki-Hoâ ; cette victoire nous avail donné
l'ascendant moral dont nous allions profiler de plus en plus désormais.
Mylho était prise le 21 avril 1861 el annexée avec sa province à notre
conquête.
COMBATDE BIEN-HOA. —ANNEXIONDE LAPROVINCEDU MÊMENOM.—
Le gouverneur se retourna aussitôt contre l'armée annamite, retranchée
à Bien-Hoâ el, malgré son échec, toujours dévouée à l'empereur Tu-duc
et toujours disciplinée. En revanche, l'empereur faisait tout pour cetle
armée qui avail à profusion les armes, les canons, les vêtements et les
vivres.
La rivière cleBien-Hoâ, le Donnai', était obstruée par neuf solides bar-
rages en bois et par une eslacade en pierre, défendus encore en avant par
une série de pilotis très rapprochés ; tout cela soutenu par des forls bien
construits et bien armés. L'action fut vigoureusement conduite ; malgré
tous les obstacles, Bien-Hoâ lombail entre nos mainsle 15 décembre 1861.
Les Annamites laissaient 1 500 hommes sur le terrain, ce qui prouve
l'énergie de la résistance. L'annexion de la province de Bien-Hoâ suivit
naturellement celle affaire.
TRAITÉ AVECTU-DUC. — Cette fois la résistance annamite était bri-
sée. Tu-duc demanda la paix. Un traité, signé le 5 juin 1862 par l'ami-
ral Bonnard, successeur de Charner, nous donnait les trois provinces
de Saïgon, Bien-Hoâ et Mytho, avec les îles de Poulo-Gondor. Le traité
fut sur le point d'être rejeté : le Gouvernement français, circonvenu par
des conseils timides et par les offres insinuantes d'une ambassade anna-
mite, faillit accepter une offre cle quinze millions en échange des trois
provinces. Le ministre Duru}r, qui a rendu d'autre part d'éminents ser-
vices dans 1'inslruction publique, pesa fortement sur la volonté de l'empe-
reur, et grâce à son patriotisme éclairé, persuasif, à son intelligence des
intérêts français, réussit à faire maintenir l'occupation.
L'AMIRAL DE LA GRANDIÈRE.—PROTECTORATSURLE CAMBODGE.—
Aux menées des mandarins annamites, ceux qui avaient charge de l'hon-
neur du drapeau dans l'Extrême-Orient répondirent par l'extension de
notre autorité et par des mesures aussi heureuses que prévoyantes dont
230 LA FRANCE ET SES COLONIES
ils surent prendre l'initiative : le Cambodge, autrefois vaste el puissant
royaume, avait perdu peu à peu des provinces, que lui arrachaient ses
deux voisins l'Annam et le Siam. Ce dernier royaume n'attendait qu'une
occasion pour se jeter sur les débris du Cambodge : si cet événement
s'accomplissait, il nous donnait des voisins qui seraient devenus très
incommodes. En effet l'influence anglaise était loule-puissanle à Siam.
et sur le fleuve si important du Mékong nous aurions eu la rivalité de
l'Angleterre dont les intérêts commerciaux et politiques sont, en opposi-
tion constante avec les nôtres.
Le roi de Cambodge, comprenant sa faiblesse, sollicitait lui-même
notre protectorat : l'amiral La Grandière, homme aux vues justes, à
l'esprit ferme et cle courageuse initiative, n'hésitait pas à conclure avec
le Cambodge le traité de protectorat (11 août 1863).
ANNEXIONDE VINH-LONG, CMAUDOCET HA-TIKN. — Nous n'étions pas
tranquilles dans notre possession : il nous fallait réprimer des insurrec-
tions constamment renaissantes cl des brigandages permanents ; des
bandes irrégulières, stipendiées et poussées par l'Annam, sortaient des
provinces occidentales du delta pour se jeter sur notre territoire. L'assas-
sinat du capitaine Larclause mil le comble à la mesure el détermina l'ex-
plosion : en quarante-huit heures un corps expéditionnaire élail formé el
embarqué sur les canonnières : le 19 juin 1867 nous étions devant Vinh-
Long, qui fut pris le même jour ; le 21, Ghaudoc, el, le 23, Ha-lien tom-
baient entre nos mains. La prise cle ces trois provinces nous faisait
maîtres de toute la Basse-Cochinchine. L'empereur Tu-duc accepta en
silence le fait accompli.
CHAPITRE XIII
COLONISATION DE LA COCHINCHINE
Travauxeffectuésel à faire. — Centres principaux.— Commerce. - Administration.
Les premiers travaux de la colonisation ont eu nécessairement pour
théâtre la ville cle Saïgon el ses environs immédiats ; il a fallu tout
d'abord assainir la ville au moyen de drainages, d'égouts, de terrasse-
ments ; ouvrir des rues, faire des plantations, etc. Bien des vies ont été
sacrifiées pour le profil de ceux qui sont venus plus lard : aujourd'hui
Saïgon, peuplée de 15 000 habitants, esl la plus belle ville de toutes
nos possessions coloniales, el, eu France même, les villes cle son impor-
tance sont bien loin d'en approcher par le charme, des aspects el l'im-
portance des monuments publics. La ville est bien percée, les rues
plantées d'arbres, arrosées, les maisons agrémentées cle jardins'touffus.
Le palais du gouverneur, l'hôpital maritime, l'arsenal sont des édifices
publics sans rivaux.
VOIES DE COMMUNICATION.—Longtemps on a négligé la construc-
tion des roules, pensant que la navigation parles arroyos suffirait à tous
les besoins et, jusqu'à ces dernières années, rien n'avait été fait comme
viabilité, sauf autour de Saïgon. Un projet cle 1880 comporte l'exécution
de 10 000 kilomètres de routes, comprenant 900 kilomètres de routes
coloniales, 2 000 cle roules d'arrondissement, 3 000 de chemins de
grande communication el 4 000 de petite communication. Un budget
annuel cle cinq millions est affecté aux travaux cle voirie. Il y a dès
maintenant 4 000 kilomètres cle roules exéculés, qui ont augmenté dans
des proportions très grandes la facilité des transactions. Les Annamites
ont accepté avec enthousiasme cette nouveauté et contribué de leur
mieux à l'exécution des travaux.
Nous avons parlé plus haut, en faisant la description du Delta, des
232 LA FRANCE ET SES COLONIES
canaux creusés et à creuser et du chemin de fer de 72 kilomètres, ouvert
en 1885, qui unit Saïgon àMytho.
CENTRES PRINCIPAUX.— COMMERCE.— NAVIGATION.— Saïgonest la première ville et surtout le premier port de la colonie, celui où se
concentre tout le trafic maritime. En 1883, Saïgon a reçu cinq cents
vapeurs, la plupart anglais ou allemands et vingt-cinq voiliers, plus d'in-
nombrables jonques chinoises. Le pavillon français n'est guère repré-
senté que par les navires des Messageries-Maritimes qui font, il est vrai,
un tonnage considérable. Celte Compagnie a un service régulier cle Saïgon
en Europe. Un de ses vapeurs quitte deux fois par semaine la capitale de
la Cochinchine pour Haïphong et Hong-Kong. Depuis 1881, la Compa-
gnie française dite Messageries fluviales de Cochinchine a organisé des
services qui desservenl toutes les villes et centres principaux du delta.
Cette Compagnie possède un grand nombre de bateaux à vapeur, des
ateliers considérables à Saïgon, et fait un trafic très important. Elle
s'efforce cle développer les relations françaises avec le Haut-Mékong, pour
attirer les produits du Laos et introduire vers l'intérieur les marchan-
dises françaises. Elle a déjà poussé ses lignes, non seulement jusqu'à
Pnom-Penh, mais fort loin au dessus ; d'une part, elle atteint Baltambang,
de l'autre, elle remonte au pied des rapides de Sombok, et compte
dépasser ces limites.
. Il y a en Cochinchine environ 1 650 000 habitants, dont 5 000 Euro-
péens, 1 475 000 Annamites, 100 000 Cambodgiens, 55 000 Chinois.
Tout près de Saïgon, peuplée de 15 000 habitants (50 000 avec sa
banlieue) esl la ville chinoise, Cholon (40 000 habitants) ; puis viennent
Mytho (6 000) ; Vinh-Long (5 000) ; Chaudoc (5 000) ; Ha-tien, Bien-Hoâ,
Pnom-Penh, etc.
Les importations en Cochinchine comprennent surtout les métaux,
les outils et les machines, le thé, les vins el spiritueux, les tissus, les
articles cle Paris, les conserves alimentaires, etc.
Le riz fait les trois quarts de l'exportation totale ; viennent après :
le poisson salé, les légumes secs, etc. Le riz cle Cochinchine va non
seulement en Chine, mais encore au Brésil, à la Plata, au Chili, à la
Havane.
Le trafic intérieur est considérable. Les services des Messageries
fluviales, dont nous parlions tout à l'heure, ont plus que quadruplé le
mouvement des échanges entre le Cambodge el la Basse-Cochinchine.
ADMINISTRATION.— La Cochinchine est sous le: régime civil
Saïgon.—LePalaisduGouvernement.
LA COCHINCHINE 235
depuis 1879. Depuis 1887, elle est comprise dans l'union douanière et
administrative, dite Union indo-chinoise (Voir plus loin, page 322.) Le
gouverneur général cle l'Indo-Chine a sous ses ordres, pour la Cochin-
chine, un lieutenant-gouverneur, résidant à Saïgon. Ils sont assistés cle
Conseils supérieur et privé, formés des chefs administratifs et militaires,
et du Conseil colonial, composé cle seize membres civils, dont six Anna-
mites. Les attributions du Conseil colonial sont très étendues, particuliè-
rement en matière financière : il vole le budget et établit des impôts. Le
budget pour 1887 s'équilibrait en receltes el dépenses à 30 millions.
Depuis celte époque, et au grand dommage cle la Cochinchine, ce budget
a été incorporé clans le budget général de l'Union indo-chinoise. Chaque
année, la Cochinchine doit venir en aide, pour une dizaine de millions,
aux pays de protectorat, Annam, Tonkin et Cambodge. Cette mesure a
mécontenté gravement la colonie, jusqu'alors très prospère ; on l'a jetée
dans des difficultés imméritées. C'est à la mère-patrie qu'incombent les
dépenses nécessaires pour la mise en valeur du Protectorat, et non à la
colonie que le hasard de la position géographique a fait entrer clans l'Union
indo-chinoise. Des Conseils d'arrondissement où siègent des conseillers
annamites élus par les villages fonctionnent depuis 1882 à la satisfaction
de tous ; il y a vingt et un arrondissements.
La Cochinchine envoie un député au Parlement.
L'instruction publique et l'enseignement français se développent
Vue do Cholon.
236 LA FRANCE ET SES COLONIES
rapidement parmi les indigènes el sont déjà fort prospères ; c'est là un
gage heureux d'avenir pour la colonie.
Après l'Afrique du Nord, la Cochinchine est notre plus belle pos-
session, non point pour la beauté ni l'agrément du séjour, mais pour sa
grande importance économique, toujours en voie cle développement.
Quant à l'importance politique, déjà considérable, elle esl devenue plus
grande encore depuis que les événements nous ont conduits à établir
notre protectorat sur le Tonkin et l'Annam ; ces possessions ajoutées à
la Cochinchine nous donnent en Extrême-Orient un véritable empirecolonial dont la capitale naturelle est Saïgon.
LA NOUVELLE-CALÉDONIE
CHAPITRE XIV
GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE
Climat.— Productions.
SITUATION, FORME, KTisNmjK. — La Nouvelle-Calédonie, grande
île océanienne, gît dans l'Océan Pacifique entre le 20" el le 2.2e'degré de
latitude sud, cl les 162'' et KM0 de longitude orientale, à 1 800 kilo-
mètres environ de la côte australienne ; ISouméa, la capitale, est à
2 300 kilomètres de Sydney. Longue et étroite, l'île s'étend du sud-est
au nord-est, sur une étendue de 70 à 75 lieues marines, à vol d'oiseau.
Elle n'a que 18 lieues de large.
ÀSPISCT «KNÉKAL. — MONTAGNESHTLITTORAL. — Vue de la mer,
elle apparaît comme un entassement de montagnes ; et, en effet, une chaîne
divisée en plusieurs massifs la parcourt dans toute sa longueur. Le
sommet le plus élevé, le pic Humboldt, dans le massif du sud, ne
dépasse pas 1 700 mètres. La Dent de Saint-Vincent (1 500 mètres)
appartient également à ce massif ; \apic Table est dans celui du centre.
Un grand nombre de ruisseaux descendent en chutes rapides el en
cascades directement à la mer ; un petit nombre, devenus de minces
rivières, portent les bateaux pendant quelques kilomètres. Un seul cours
d'eau a une certaine longueur, c'est le Diahot qui, avanl de gagner la
côte, coule longtemps entre deux chaînons longitudinaux. Les vallées,
étroites du côté de l'est, s'ouvrent plus largement et s'étalent en plainesdu côté de l'ouest, où elles offrent des terrains propices aux pâturages et
à l'élève des bestiaux.
238 LA FRANCE KT SUS COLONIES
Le littoral de la Nouvelle-Calédonie est découpé d'une quantitéinfinie de baies, d'anses, de caps, mais il est difficilement abordable,sauf en quelques points choisis ; une ceinture de récifs madrêporiquesl'enserre complètement à quelques kilomètres de distance, laissant à
peine de loin en loin une faible ouverture par où se glissent, les petitsnavires. Toute la navigation côtière se fait entre la ceinture de récifs et
la côte. Les ports principaux du littoral calédonien sont : Ourail et
Bourail sur la côle ouest ; Balade, Coma-la- el Pain sur la côte orientale,
et enfin le port principal, Nouméa, avec sa magnifique rade, à la.pointe
sud-ouest de l'île. La rade de Nouméa, s'ouvrant à l'ouest-nord-ouesl est
abritée au nord par la presqu'île Ducos ; en face, Yîle Nou la garantit
des vents du sud ; au fond de la rade et au sud, se présente le port de
Nouméa, entre l'île Nou et la grande terre. Le port a 800 mètres de lar-
geur sur une longueur double, el la rade présente une surface de 15 à
18 kilomètres carrés.
Dans le prolongement de la grande île, vers le sud, et séparée d'elle
par un bras de mer de 10 lieues, se trouve Yîle des Pins, dont on a fait
un dépôt pour les condamnés. Le groupe des îles calédoniennes est com-
plété par les Loyalty situées au large dans l'est, et par l'île Huon qui fait,
au nord, le pendant de l'île des Pins.
Nouvelle-Calédonie,Loyally, NonvclIcs-IK'.brides.
LA NOUVELLE-CALEDONIE 239
CLIMATET. SAISONS.— Le climat de la Nouvelle-Calédonie est
reconnu comme extrêmement sain et agréable. Cette île, malgré sa lati-
tude équatoriale jouit d'une température modérée, grâce aux brises de
mer. Pendant les mois les plus chauds, janvier et février, le thermomètre
ne dépasse point 32° centigrades ; en juillet el aoûl, les plus froids, il ne
tombe pas la nuit au-dessous de 8° à 9°, ni le jour au-dessous de 16°.
Dans le reste de l'année les moyennes de jour varient de 20" à 25°. Les
vents dominants soufflent de l'esl-sud-est. Il y a deux saisons, l'hivernage
ou saison des pluies, de janvier jusqu'en avril, et la saison sèche, pen-
dant les huit autres mois, avec des pluies assez rares. Les seuls fléaux
météorologiques à déplorer sont des coups de vent ou cyclones qui font
parfois beaucoup de ravages.
LA FAUNE ET LA FLORE. — Il n'y a pas à la Nouvelle-Calédonie
d'autres animaux féroces que les requins, mais ils abondent. Les mous-
tiques sont forl à craindre, les cancrelats nombreux et désagréables, les
sauterelles dangereuses pour les récoltes.. Un seul mammifère, la rous-
sette est indigène. Le nolou, sorte de pigeon aussi gros qu'un dindon et
dont la voix ressemble au mugissement du boeuf ; le hagou, autre grand
oiseau ; Yholothurie, gros mollusque, sont encore des animaux indigènes,
dont les espèces, comme on le voit, sont très peu nombreuses. Mais tous
les animaux européens s'acclimatent avec facilité.
Vufide Nouméa.
2-10 LA FRANCE ET SES COLONIES
La flore de l'île est départagée en deux régions distinctes ; dans les
terrains de montagne, de formation éruplive, sont les forêts de pins,mêlées d'aulres essences ; l'autre région, celle des terrains de sédiment,
comprend des plaines et des vallées fertiles, avec des pâturages ou des
terres de culture. Parmi les arbres spéciaux du pays, se remarque le
niaoulè : son écorce, peu perméable, serl à divers usages domestiques; sa
feuille paraît assainir les terrains marécageux par une vigoureuse absorp-tion d'eau, comme fait celle de l'eucalyptus; son bois est excellent poul-ies constructions immergées. Après lui viennent le santal, le bois de fer,le kaouou pin cylindre, allant jusqu'à 40 mètres de bailleur en gardantun diamètre presque constant.
Les gisements minéraux paraissent nombreux; on exploite les mine-
rais de nickel el de fer; In présence de l'or a été constatée ; enfin, décou-
verte très importante, on a signalé des affleurements de houille aux envi-
rons de Nouméa.
LA POPULVTION.—On appelle Canaques les Néo-Calédoniens : leur
peau est couleur chocolat ; ils ont des yeux noirs et de grandes dents
blanches proéminentes qui donnent, un caractère féroce à leur physiono-
mie. Leurs femmes, dites popinèes, sont en général très laides. Les rudes
travaux elles privations auxquelles elles sont soumises en l'ont de bonne
heure d'affreuses vieilles'.
La population canaque diminue sous l'influence de la phtisie pulmo-
naire el de l'alcoolisme, deux tristes cadeaux apportés par les Européens
et qui font chez les Canaques de bien autres ravages que chez nous.
Canaques de la Nouvc.lUi-Cali'donii'.
CHAPITRE XV
LA COLONISATION
DÉCOUVERTE ET OCCUPATION.— La Nouvelle-Calédonie a été dé-
couverte par le célèbre navigateur anglais Cook, le 4 septembre 1774.
Vers 1861, le Gouvernement français, cherchant une contrée salubre où
les condamnés pussent être transportés, songea à la Nouvelle-Calédonie,
et, le 24 septembre 1853, l'amiral Febvrier-Despoinles plantait le dra-
peau français sur la grande île; cinq jours après il occupait l'île des
Pins. Trois mois plus tard, M. de Montravel découvrait la rade de
Nouméa et, malgré le manque d'eau douce, y établissait le chef-lieu
de la colonie, vu la supériorité de la position. La Nouvelle-Calédonie
ne fut cependant déclarée colonie française et ne reçut un gouverneur
qu'en 1860.
L'établissement successif sur les divers points de l'île s'est fait sans
difficulté. Les Canaques n'ont tenté aucune résistance ; les uns se sont
retirés dans l'intérieur, les autres sont entrés en relation avec nous. Il y
a eu cependant une grande insurrection canaque en 1878: la surprise et
le manque de troupes ont rendu un instant la situation critique, mais
l'ordre a été promptement rétabli.
PREMIÈRES MESURESPRISES POUR LA COLONISATION.— Aussitôt que
l'île fut devenue colonie, on chercha à y attirer des émigrants en accor-
dant des concessions de terres avec fourniture temporaire de vivres et
d'outils. Il est venu à cette époque un certain nombre de familles qui ont
fait souche dans le pays. Malheureusement on s'est avisé de faire de la
Nouvelle-Calédonie un lieu de transportation pour les condamnés de droit
commun : c'est ïà qu'il faut chercher l'obstacle le plus sérieux aux pro-
grès de la colonisation; en effet, après plus de vingt-cinq ans, il n'y a
encore que 2 500 colons libres pour une surface de territoire égale à
celle de trois ou quatre départements français, et pourtant c'est un des
rares pays, tropicaux où les Européens peuvent s'adonner sans danger à
31
242 LA FRANCE ET SES COLONIES
la culture. Une grande surface de terres choisies parmi les meilleures a
été réservée par l'administration aux condamnés libérés, d'où un choix
plus restreint pour le colon libre ; il y a ainsi plus de 100 000 hectares
qu'on peut dire sacrifiés ; nous verrons pourquoi un peu. plus loin. Et
puis, le colon n'aime guère le voisinage d'un homme qui, après avoir
commis quelque crime, après avoir au bagne contracté tous les vices s'il
ne les avait pas déjà, ne peut être que dangereux ou tout au moins
d'un exemple démoralisateur.
Une autre faute commise par l'administration et qui s'oppose, comme
la première, à l'arrivée des colons libres, consiste à prêter aux fonction-
naires ou commerçants de Nouméa, comme ouvriers et domestiques, les
hommes des pénitenciers : ces hommes-là travaillent nécessairement à un
prix très bas que ne pourraient accepter les ouvriers libres; or on peut'
affirmer que cet avantage du travail à bas prix est peu de chose, si on le
compare à celui que procurerait à la colonie l'arrivée d'un grand nombre
d'ouvriers européens ; ouvriers el colons agricoles font par leur nombre
la prospérité des colonies, puisque chacun d'eux est un producteur direc-
tement intéressé à bien faire et à faire beaucoup.
Tout en reconnaissant les intentions excellentes de l'administration,
qui s'est bercée un temps du fol espoir de ramener au bien les libérés, on
ne peut que déplorer sa tendance constante à sacrifier à ces derniers les
intérêts de la colonisation libre.
Pendant longtemps, les concessions accordées ont été infiniment
trop vastes ; il en est résulté que le colon, trouvant commode d'en pro-fiter pour l'élevage des bestiaux, ne s'est livré à aucune espèce de cul-
ture; sur un immense espace, à la garde d'un seul libéré et de deux
Canaques, errait un troupeau de boeufs et de vaches qui, ne recevant
aucun soin, dépérissait de génération en génération, sur des pâturages
surmenés, abandonnés à eux-mêmes, qui diminuaient chaque jour de
valeur. Le procédé était donc mauvais, même pour l'élevage. On a com-
pris aujourd'hui qu'on était tombé dans un excès, et l'on est revenu au
système des concessions plus réduites ; les libérés ne reçoivent plus que3 hectares de terres à cultures et 10 de pâturages ; le décret du 7 mai 1885
accorde gratuitement aux colons libres un lot de 10 ares, clans les villes
et bourgs, 4 hectares de terres à culture et 20 de pâturages; le colon
reçoit en outre des vivres pendant six mois, des outils, des animaux de
basse-cour et des graines ; les concessionnaires sont tenus de résider au
moins quatre ans consécutifs sur la concession et de la mettre en valeur ;
seulement alors elle leur appartient en toute propriété. Les militaires,
marins, agents retraités ont droit aussi à la même concession. Deuxhec-
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 243
tares de terres à culture sont donnés à tout enfant né dans l'intérieur de
la colonie, ailleurs qu'à Nouméa. Enfin tout artisan reçoit dans le vil-
lage où il s'établit un lot de 20 ares. On peut attendre de bons résultats de
ces mesures; pour les compléter il faudrait restreindre les avantages
trop libéralement accordés aux condamnés, avantages nuisibles aux
autres colons.
On prend aussi une excellente mesure relative aux trop vastes con-
cessions de terres, en décidant que celles abandonnées ou inoccupées
feront retour à la colonie qui pourra de nouveau les distribuer dans des
conditions meilleures.
La richesse actuelle de la colonie en bétail est de 80 000 bêtes à
cornes. Les moulons sont relativement peu nombreux (15 000), les pâtu-
rages ne leur étant pas favorables ; on s'occupe d'améliorer cette situa-
lion. Toutes ces bêtes, pour les raisons que nous avons données, sont de
mauvaise apparence; il y en a trop pour la consommation de la colonie,
et leur maigreur, leur qualité inférieure s'opposent à ce qu'on les emploie
utilement pour les conserver. La première chose à faire pour développer
cette richesse est donc d'améliorer les pâturages et de donner aux bêtes
les soins suffisants pour obtenir de beaux produits. On pourrait songer
aussi à l'élève des chevaux, qui serviraient à remonter la gendarmerie et
les divers services de l'île, en ce moment tributaires de l'Australie. L'éle-
vage du porc serait très facile : il se nourrit avantageusement de manioc,
très commun dans la colonie.
La plupart des cultures réussissent à la Nouvelle-Calédonie ; ainsi
on peut récolter du blé, des pommes de terre, du maïs, du riz ; les plantes
spécialement tropicales donnent également des résultats, et rien ne
s'opposera, quand l'organisation de la culture coloniale aura fait les pro-
grès désirés, à ce que la Nouvelle-Calédonie produise du coton, du café,
de la vanille, du sucre ; des essais sont commencés. Le tabac est déjà très
cultivé. On fabrique aussi une bonne eau-de-vie en distillant les ananas.
Un grand progrès est à faire en ce qui concerne les voies de com-
munication ; longtemps on a négligé ces travaux si nécessaires, et pour-
tant on avait à sa disposition les forçats; il eût été plus sage de les
employer à cette utile besogne que de perdre son temps à poursuivre
l'idée chimérique de leur retour au bien par les concessions de terre et
les libérations presque toujours prématurées. A la fin de 1882, il n'y
avait encore dans la colonie que 57 kilomètres de route. De 1882 à 1884
le commandant Pallu de la Barrière a donné aux travaux des chemins
une vive impulsion, mais après son départ on était retombé dans les
244 LA FRANCE ET SES COLONIES
vieux errements. Depuis, et surtout depuis l'administration coloniale de
M. Etienne, on s'est remis à l'oeuvre avec vigueur; on a l'instrument
sous la main, peu coûteux justement quand on l'emploie de cette manière,
alors qu'à ne rien faire les forçats constituent une grosse charge ; on
doit se rappeler que la facilité des communications est l'un des premiers
besoins d'un pays en même temps qu'un instrument puissant de civilisa-
tion, d'ordre et de progrès.
Une oeuvre absolument nécessaire à la vitalité et à la sécurité de la
colonie devrait être achevée depuis longtemps : encore maintenant il n'y a
pas à Nouméa de docks de réparation pour les grands navires, en sorte
que les paquebots et même les bâtiments de l'État doivent aller chercher
de l'aide aux chantiers anglais de S}rdney ; c'est là une situation qui ne
peut durer et qui serait grave en cas de guerre. De même, le port et la
rade de Nouméa ne sont pas protégés, alors qu'une défense bien enten-
due de ce point vital suffirait pour mettre la colonie à l'abri de tout
désastre, tandis que nous pourrions choisir pour nos attaques entre les
ports nombreux de la côte australienne. Il y a donc urgence encore de
ce côté.
COMMERCE. — NAVIGATION.— Les tableaux ci-dessous donneront
une idée de leur importance :
1881 1882 1883 1888
( Pour la France .. . 215.000 348.000 425.000 1.160.000\alcurdesexportationsl Pour les autres pays 1.313.000 3.937.000 0.062.000 l .800.000
f Ensemble 1.528.000 4.285.000 6.487.000 2.060.000
1881 1882 1883 1888
( De France 2.000.000 2.250.000 4.750.000 3.860.000\ De l'étranger .... 4.870.000 7.280.000 5.290.000 5.325.000
Valeurdesimportations/ DeTahiti et autres îles
jfranc, duPacifique. .) 33.000 50.000 »
[Ensemble......6.870.000 9.563 000 10.090.000 9.185.000
Comme on le voit, les progrès ont été rapides. C'est naturellement
avec l'Australie que se fait la plus grosse somme d'échanges.Une ligne directe de navigation française est établie de Marseille à
Nouméa, touchant en Australie, depuis novembre 1883. Il vient d'être
créé tout récemment une autre ligne qui est appelée à beaucoup d'avenir
entre la Cochinchine et la Calédonie, bien entendu avec escale en Aus-
tralie ; les navires accomplissant ce voyage sont dispensés de tous droits
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 245
de phare, balisage, ancrage, etc. Un vapeur bi-mensuel fait ce qu'on
nomme le tour de côte, desservant tous les ports autour de l'île. Des
goélettes à voiles et autres petits bâtiments se livrent à la pêche et au
cabotage dans les mêmes eaux et y entretiennent une navigation assez
active.
Un réseau télégraphique et postal très complet dessert les divers
points de l'île. Bientôt un câble sous-marin unira la Calédonie à l'Aus-
tralie et, par suite, à la France.
POPULATION. — CENTRES PRINCIPAUX.— ADMINISTRATION.— En
1888, la population civileétaitde 6 OOOpersonnes, dont 1 200 à 1 500 fonc-
tionnaires, officiers et employés. Il y faut ajouter 1 500 hommes de
troupes et 10 à 12 000 condamnés. La population indigène paraît être
de 55 000 individus, dont 30 000 sur la grande terre, 16 000 aux
Loj'ahVy, et 14 000 à l'île des Pins. Il y a cinq arrondissements ayant
pour chefs-lieux : Nouméa; Canala (côteesl) ; Houaïlou (côte est) ; Touho
(côte est); Ouêgoa, dans les terres, au nord. Gomme autres localités
importantes nous citerons : Bouloupari eiBourail (côte ouest).La colonie est sous les ordres d'un gouverneur assisté d'un Conseil
colonial. Depuis 1885, les colons français nomment un Conseil général.
Nouméa (environ .4 000 habitants avec les fonctionnaires et les troupes)
possède depuis 1874 un Conseil municipal. Des travaux de voirie impor-
tants y ont été exécutés, et l'on a dû aller chercher les eaux potables à
13 kilomètres.
CHAPITRE XVI
LA TRANSPORTATION A LA NOUVELLE-CALÉDONIE
La colonisation pénale. — Désastreux résultats. — Réformesnécessaires.
En présence de la mortalité considérable qui sévissait aux péniten-
ciers de Gayenne, le Gouvernement songea, vers 1863, à envoyer désor-
mais les forçats -dans la nouvelle possession océanienne, réservant
Gayenne pour les condamnés d'Algérie ou des autres pays chauds. De
1864 à 1880 plus de 12 000 transportés, dont 308 femmes, ont débarqué
à la Nouvelle-Calédonie. Leur nombre dans la colonie s'élève en ce
moment à plus de 8 000, dont 6 000 en cours de peine.
ORGANISATIONPÉNITENTIAIRE. — Ntmméa avec ses environs est le
centre principal des établissements pénitentiaires. Un commissaire de
police de la transportation, secondé par un personnel spécial, est chargé
de la surveillance des forçats. Ceux-ci sont distribués en cinq classes
suivant la nature de leur condamnation, leur conduite et le temps depuis
lequel ils se trouvent en cours de peine ; les quatrième et cinquièmeclasses sont formées des plus incorrigibles. Ils sont parqués dans l'île
Nou où ils travaillent aux ateliers de réparation pour les navires, aux
forges, aux ateliers de charpente et de menuiserie. Ils habitent un cer-
tain nombre de baraques dans une enceinte close par une mui'aille,
enceinte qui comprend aussi un hôpital, une prison, un jardin et une
ferme.
Pendant longtemps on a mis avec eux les nouveaux arrivés, qu'on
soustrait maintenant à leur influence mauvaise en les débarquant dans
un camp particulier/le camp de Montravel, voisin de Nouméa.
Il y a en outre quatre pénitenciers agricoles : Le plus ancien et le
plus important est celui de Bourail, qui occupe un vaste espace sur des
terres excellentes. Comme culture, il n'a jamais donné que des résul-
LA NOUVELLE-CALEDONIE 247
tats dérisoires si on les compare aux sommes dépensées chaque année
pour l'entretien du domaine et celui des condamnés, qui travaillent peu
ou point, jouissent d'une somme -de liberté assez grande et d'une exis-
tence matérielle infiniment trop douce pour leurs mérites.
Le condamné passe par les diverses phases suivantes : il reste
d'abord un certain temps au dépôt du pénitencier; de là, il est attaché à
un pénitencier agricole; si sa conduite est ou paraît satisfaisante, il
peut aussi être employé comme ouvrier dans une exploitation agricole ou
industrielle, comme ouvrier et domestique en ville, ce qui est une
faveur très recherchée, poursuivie par tous les moyens et, comme on le
pense, sans l'ombre d'un scrupule. Enfin le condamné appartient au
camp mobile. Or ici apparaît un des nombreux contre-sens ordinaires à
l'administration pénitentiaire de la Calédonie : le camp mobile, ainsi
nommé parce qu'il se transporte sur les points où l'administration veut
faire exécuter des travaux de route et de défrichement, est le seul des
pénitenciers où le condamné soit astreint à quelque chose qui ressemble
aux travaux forcés, et il y passe après avoir appartenu à divers péni-
tenciers où l'on n'a jamais exigé de lui un travail sérieux, alors qu'il
serait à la fois équitable et rationnel d'astreindre ces hommes, sans excep-
tion, aux travaux forcés d'abord, pendant un nombre d'années variable,
pour les répartir ensuite dans les ateliers où le travail est moins dur, s'ils
s'étaient montrés laborieux et absolument soumis.
Installation de déportés.
248 . LA FRANCE ET SES COLONIES
Mais là n'est pas le seul grief à élever contre l'administration péni-tentiaire : d'une manière générale on peut affirmer qu'elle a sacrifié les
intérêts de la colonisation libre, tout en enlevant à la répression pénalela meilleure part de son efficacité et sa sanction réelle, par un adoucisse-
ment continuel des peines accordé à des individus qui n'en étaient dignesen aucune façon. Les choses en sont venues à un tel point que le séjourà « la Nouvelle » est considéré par les chenapans de France comme une
retraite à se ménager en cas de malheur, et qu'il n'est pas rare de voir
quelque gredin condamné à la prison commettre exprès un délit nouveau
entraînant la déportation.
Ce que nous avançons ici est trop facile à prouver : le journal la
Gironde a publié en janvier et février 1887 une série remarquable de
correspondances calédoniennes d'où se dégagent nettement les affirma-
tions suivantes, corroborant loutes celte opinion que le système péniten-
tiaire dont nous parlons ne répond nullement à son objet et qu'il est à
la fois faux, immoral et coûteux :
1° Le rendement clés pénitenciers agricoles est très faible ; les con-
damnés y coûtent fort cher et ne fournissent qu'une somme de travail
dérisoire, tout en étant eux mêmes parfaitement nourris et entretenus,
avantages connus et appréciés par les malfaiteurs restés en France ;
2° Les concessions aux libérés sont accordées beaucoup trop faci-
lement et plus souvent à l'intrigue qu'au mérite ; on abuse des libéra-
tions anticipées ; les secours accordés aux concessionnaires se donnent
trop longtemps et sont excessifs ; d'où charges que nous ne devrions pas
avoir à supporter! De plus il est fort rare que le libéré mette en valeur sa
concession ; il vit d'abord avec l'aide de l'État, puis de ressources plus ou
moins irrégulières ; couramment il revient au délit et même au crime ;
3° L'administration favorise les pénitenciers et les libérés au détri-
ment du travail libre ; le fait paraîtra évident, si l'on sait que tout d'abord
il a été réservé pour les condamnés 110 000 hectares des meilleures terres ;
4° L'administration, voulant se montrer humaine et sensible, en est
arrivée à une faiblesse déplorable vis-à-vis des forçats ; non seulement
toutes les peines corporelles sont supprimées, mais encore on a pu voir
dans les traversées les forçats mieux nourris que les matelots mis aux
fers; parfois même ils ne faisaient pas les corvées dures ou répugnantes
imposées aux passagers libres. Dans les pénitenciers leur ordinaire est
plus substantiel et beaucoup plus varié que l'éternel boeuf bouilli qui
naguère était avec la soupe le mets unique du soldat V;
1 De très heureux essais sont faits depuis quelque temps dans tous les régiments pourprocurer aux hommes un ordinaire varié.
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 249
5° En somme, les travaux forcés n'existent pas, ce qui, joint à la
faiblesse des moyens de répression, à la mollesse qu'on met aies employer,
tend à multiplier et multiplie en effet les crimes contre les propriétés et
les personnes. L'insolence des forçats ne connaît plus de bornes et ils
se rendent si bien compte de leur situation, étrange pour des condamnés,
que l'un d'eux a pu dire, alors qu'on voulait le forcer à travailler :
« Nous ne sommes pas des soldats! »
6° Il n'y a absolument rien de bon à attendre des unions entre libérés
et femmes condamnées 1; en général, les couples ainsi formés vivent de
rapines el de la prostitution de la femme ;
7° On abuse des fonctions de domestique, employé, etc., accordées
aux condamnés ; c'est une façon de plus de ne pas leur faire subir la
peine qu'ils ont méritée.
On le voit, le tableau est complet. Mais en lire les détails est chose
plus déplorable encore. Heureusement cet excès de faiblesse envers les
criminels, fait général depuis un certain nombre d'années, commence à
déterminer un mouvement de réaction en sens contraire et l'on peut espé-
rer que d'ici à peu de temps nous n'aurons plus à regretter ce scandale
de voir les forçais mieux traités que des soldats ou des matelots.
« Les condamnés, dit la loi de 1852, seront employés aux travaux
les plus pénibles de la colonisation et à tous autres travaux d'utilité
publique.» Il faut en revenir absolument à l'exécution de cette loi. Il y a
pour en agir ainsi des raisons d'ordre moral en même temps que d'ordre
économique; le criminel d'habitude, devenu si commun, doit savoir qu'il
subira les peines dans toute leur rigueur, qu'il sera astreint par tous les
mo3rens de coercition aux travaux les plus pénibles, que ses besoins maté-
riels seront satisfaits, mais dans la limite du strict nécessaire, et que le
soldat n'aura plus à lui envier sa ration ; qu'il lui faudra des années de
travail et de soumission pour obtenir une situation meilleure; que,
libéré quelquefois par anticipation, il sera suivi de près et privé de
ses avantages à la première faute ; enfin qu'aucune exceplion ne sera faite
à ce dur traitement.
Ainsi le voyage à « la Nouvelle » ne sera plus désiré ; ainsi une
contrainte morale sérieuse pèsera sur la tourbe de greclins qui infestent
nos grandes villes. Et si, à ces légitimes rigueurs, on joint en France
l'isolement cellulaire pour des cas déterminés, ceux par exemple où le
jury, n'osant appliquer la peine de mort, accorde quand même des cir-
1Les femmes condamnéesvenuesde France sont gardéesprès deBourail à un endroitqu'on appelle le couvent.
32
230 LA FRANCE ET SES COLONIES
constances atténuantes, ou encore pour les individus graciés 1, on peutavoir l'assurance que la criminalité baissera en quelques années.
Il est devenu trop évident qu'on ne ramène pas au bien, sauf excep-tions infiniment rares, un récidiviste endurci dans le crime. Là où le
philanthrope doit porter son effort, c'est du côté de l'enfance abandonnée
et vagabonde ; ce sont ces enfants, proie assurée pour le vice et le crime
si on les abandonne aux mauvais exemples et à leurs penchants hérédi-
taires, ce sont ces enfants dont il faut s'emparer de bonne heure; on
pourra les préparer à une vie honnête en modifiant leurs mauvais ins-
tincts par l'action longue et continue de la bonne parole et du bon
exemple, par l'habitude du travail, par l'enseignement intellectuel et pro-
fessionnel. Trouvant leur place dans la vie régulière, ils comprendront
qu'elle vaut mieux encore que l'autre et qu'il est plus sage et plus habile,
en même temps que meilleur, de s'y tenir, au lieu de s'exposer aux impi-
toyables châtiments réservés par la société à ceux qui lui nuisent.
Aux raisons d'ordre moral qui commandent un changement absolu
dans le régime des transportés, s'ajoutent des raisons d'ordre écono-
mique, el d'abord une très importante : pourquoi retenir pour les péni-
tenciers des terres qui seraient en bien meilleures mains si elles apparte-naient aux colons? Elles deviendraient alors productives, et les colons se
présenteraient s'ils trouvaient, comme ce sérail le cas à Bourail, des
terres déjà préparées pour la cullure el pouvant donner une récolte
dès la'première année.
Il est constant que, dans beaucoup de colonies, en Calédonie, en
Gochinehine, au Tonlun, au Sénégal, on a à exécuter « les travaux
les plus pénibles de la colonisation », comme dit la loi pénale :
routes, terrassements de chemins de fer, défrichements, préparation du
sol pour le colon qui le cultivera, travaux d'irrigation, drainage et assè-
chement des marais, tous travaux où la difficulté première est le recrute-
ment du personnel ouvrier. Pourquoi ne pas y affecter les forçats, sui-
vant les termes de la loi''
? Seraient-ils plus dangereux alors qu'ils
seraient plus divisés? et oserait-on affirmer que les frais deviendraient
plus grands, alors qu'on aurait à payer seulement ceux de surveillance
1Le droit de grâce est un droit régalien, qui ne devrait exister que dans les pays depouvoir absolu. Il est absolument incompatible avec le principe républicain : un magistral,de la République ne peut être investi d'un droit tel qu'il modifie la sentence d'un jury. Ledroit de grâce est à supprimer en France.
2Une circulaire encore récente (septembre 1887)de M.Etienne, directeur des Colonies,prescrit d'adopter le système dont nous parlons : emploi des transportés pour les défriche-ments et les travaux difficilesd'installation. C'est un premier pas dans la voie de réactioncontre les scandaleuses faiblesses et les erreurs économiques que nous avons signalées.
LA NOUVELLE-CALÉDONIE 251
et de nourriture ? On nous objectera peut-être les risques de mortalité :
vaut-il mieux les faire courir à de braves soldats?
Nous pensons qu'on doit tendre à ce résultat, le condamné payant
par son travail ce qu'il coûte à l'Etat. Afin de l'encourager à ce travail,
lui faire entrevoir une situation meilleure, mais ne l'accorder absolument
qu'à l'assiduité laborieuse, à la soumission et à la bonne conduite.
Si l'intérêt du simple citoyen doit disparaître toujours quand il
s'agit des intérêts généraux, à plus forte raison les considérations soi-
disant humanitaires relatives aux condamnés doivent-elles compter pour
peu de chose, comparées aux intérêts de la collectivité. En tout et tou-
jours, restant d'ailleurs fidèles à l'esprit de justice, nous devons sauve-
garder d'abord l'intérêt supérieur de la nation.
DÉPENDANCESDE LA NOUVELLE-CALÉDONIE
ILES LOYALTY
NOUVELLES-HÉBRIDES
Les îles Loyalty gisent à 100 kilomètres dans l'est de la Nouvelle-
Calédonie ; elles forment une chaîne d'îles dont la plus grande et la pluscentrale est lile Lifou. Le climat yestsalubre;
la température modérée ; 15 à 16 000 Canaques
les habitent.
L'archipel des Nouvelles-Hébrides est à 700
ou 800 kilomètres dans le nord-est de la Nouvelle-
Calédonie, soit deux jours de navigation à vapeur.
II était important pour nous d'y planter notre
pavillon ou, tout au moins, d'empêcher une autre
nation de s'y établir, car, en l'occupant, on pour-
rait nous barrer la roule de Nouméa à Tahiti et
Panama. Les Anglais, convoitant ces îles malgré,
leur éloignement de l'Australie et malgré la proxi-
mité de la Calédonie qui les en sépare, ont fini par
obtenir qu'aucune des deux nations ne les occu-
perait (1878). Gomme partout leurs missionnaires
y travaillent avec ardeur les habitants contre notre
influence. Devant ces rivalités, les colons de Nou-
méa résolurent, en 1882, d'occuper l'archipel
commercialement : en trois jours ils formèrent
une Société au capital de 500 000 francs et ac-
quirent dans les Hébrides les établissements déjà fondés, plus de
400 000 hectares de terrains ; les Anglais allaient en faire autant, mais
arrivèrent trop tard et, le 10 novembre 1884, les indigènes se plaçaient
Canaque d'Ouvéa
(Loyally)
2b4 LA FRANCE ET SES COLONIES
sous la protection du pavillon français. Après de nombreux litiges, il
a été décidé (1887) que nous nous en tiendrions aux tenues de la
convention de 1878 et que nous ne conserverions pas de forces mili-
taires aux Nouvelles-Hébrides, mais qu'aucune autre nation ne pourraitnon plus y planter son pavillon.
Canaque d'Erronan (Nouvelles-Hébrides).
LES ILES TAHITI
ET NOS AUTRES POSSESSIONS OCÉANIENNES
CHAPITRE XVII
ILES DE LA SOCIÉTÉ—
ILES GAMBIER—
ILES MARQUISES— ILE RAPA
ILE CLIPPERTON
Les îles Tahiti, découvertes par "Wallis en 1767 ', se composent de
deux groupes : les îles du Vent, appartenant à la France, et les îles sous
le Vent. Elles sont situées entre les 17e el 18° degrés de latitude sud et
vers le 152e degré de longitude occidentale.
LES MISSIONSANGLAISES. •— Les premiers Européens qui s'y éta-
blirent à demeure furent les envoyés de la Société protestante des Mis-
sions de Londres, en 1797. Après vingt-cinq ans d'efforts, ils avaient
converti les indigènes, en apparence du moins, et transformé partielle-
ment les moeurs.
INTERVENTIONFRANÇAISE.— En 1842, des prêtres catholiques vou-
lurent débarquer à leur tour. A l'instigation des missionnaires proles-
tants, la reine, Pomaré IV, s'y opposa, même avec menaces et violences.
A ce moment arrivait sur rade de Papeete, la capitale, le commandant
français Dupetit-Thouars, qui, comprenant l'intérêt politique masqué sous
la question de rivalité religieuse, répondit à la demande de protection
des prêtres français, fit reconnaître les droits de nos nationaux, puis,
comme le missionnaire Pritchard suscitait des difficultés nouvelles,
décida la reine à solliciter le protectorat de la France (convention du
9 septembre 1842). Mais Pomaré, retombée bien vite sous l'influence de
Pritchard et de ses amis, refusa de hisser le pavillon français, et le com-
1D'autres disent par Quiros en 160a.
236 LA FRANCE ET SES COLONIES
mandant Bruat, successeur de Dupelit-Thouars, prit simplement posses-sion de l'île. Cet acte de vigueur ne fut pas ratifié par le timide Gouver-
nement de Louis-Philippe. On en revint, après de longs désordres, à une
convention de protectorat (juin 1847). Sous notre influence des progrèsont été accomplis dans la législation indigène; en 1865,. le Code et la
justice française sont entrés en vigueur à Tahiti.
Pomaré mourut en 1877 sans avoir, désigné de successeur. Le nou-
veau roi, marié avec une anglaise, fut sollicité d'abdiquer moyennant une
indemnité pécuniaire. 11y consentit, et le traité du 29 juin 1880 annexa
complètement Tahiti à la France.
ASPECT DU PAYS. — La beauté de îles Tahiti est incomparable :
leurs hautes montagnes (jusqu'à 2 000 mètres), leurs vallées arrosées parde nombreux ruisseaux ou des torrents fougueux, les mille aspects d*une
nature aux richesses exubérantes, la ceinture bleue de la mer qui se
montre de tous côtés, la pureté de l'air, la douceur du climat font de ces
îles un délicieux pays.
LES ILES TAHITI ET NOS AUTRESPOSSESSIONSOCEANIENNES 2o7
Sur le bord de la mer, la grande nourricière de Tahiti, se con-
centrent l'existence et le mouvement. Les ports sont nombreux et sûrs :
celui de Papeete, la capitale, est profond et spacieux. Papeete, le centre
commercial des îles, compte 3 500 habitants.
LA POPULATION. — Elle n'atteint pas 12 000 habitants, dont
1 600 Européens, tous fixés à Papeete. La race indigène, sans être belle, est
gracieuse de formes et de visage ; lés récils de voyages ont fait une
réputation aux filles de Tahiti et aux moeurs faciles et douces de ce paysenchanteur.
CULTURES; INDUSTRIE.— Toutes les cullures tropicales réussissent
à Tahiti. Parmi celles qui ont quelque importance, il faut citer le coton
el la canne à sucre. Les cocotiers sont très multipliés. Puis viennent la
vanille, le café, le maïs, le tabac, etc. Les usines à sucre produisent
ensemble 75 000 kilogrammes de sucre et 80 000 litres de rhum. On pré-
pare en quantité la fécule de noix de coco qui, en pâtisserie, remplace
les amandes.
COMMERCE.— Il suit une marche ascendante depuis quelquesannées : le mouvement total d'échanges atteignait en 1884 neuf millions et
demi. Les Allemands ont la première place parmi les maisons de commerce
de Tahiti ; après eux viennent les Américains des États-Unis, les Anglais,33
Vuede Papeete.
238 LA FRANCE ET SES COLONIES
les Français et les Chinois. Pour reprendre dans cette liste un rang meil-
leur, il nous faudrait créer entre Tahiti et Nouméa une ligne annexe des
Messageries-Maritimes, qui donnerait à la possession une communication
facile et régulière avec la France. En fait de lignes régulières de-naviga-
tion, Tahiti ne possède qu'un service mensuel, le reliant à San-Francisco.
Le percement de l'isthme de Panama, qu'on réalisera certainement
quelque jour, rendra considérable l'importance de Tahiti, située sur la
grande route d'Australie à l'Amérique centrale ; des études ont été pres-crites afin de préparer, en vue de cet avenir, le développement et l'outil-
lage du port de Papeete.
Les Iles G-ambier ont une surface de 30 kilomètres carrés et sont
peuplées de 550 habitants. Sous notre protectorat depuis 1844, elles ont
été annexées en 1881. On s'y livre à la pêche des huîtres perlières, pêchedont la valeur annuelle atteint un million.
Un juge de paix français y réside.
Les îles Tubuaï, les Tuamotou sont aussi annexées à la France.
Les Iles Marquises, découvertes en 1595, comptent de 5 000
à 6 000 habitants, dont 130 Européens. La population indigène est des
plus belles. Le chef-lieu des Marquises est Nouha-Hiva, où habite un
Tahitiennes devant une case.
LES ILES TAHITIET NOSAUTRESPOSSESSIONSOCEANIENNES 239
résident français qui remplit les diverses fonctions nécessaires à la vie
civilisée.
Le climat des Marquises est des plus agréables, comme celui de
Tahiti. La vie y est facile. Elles possèdent en abondance des denrées de
toute sorte et des animaux domestiques, richesses toutes prêtes à se déve-
lopper avec les besoins.
La position des Marquises sur la roule qui conduit de Panama à
l'Océanie occidentale les appelle à beaucoup d'avenir.
L'Ile Râpa est la plus méridionale des possessions françaises en
Océanie. Elle gît à 1 600 kilomètres sud-sud-est de Tahiti, sur le
27e parallèle sud et le 146e degré de longitude orientale. Située sur la
route directe de Panama à la Nouvelle-Zélande et à l'Australie, Râpa
aura, comme les Marquises, beaucoup d'importance après l'ouverture du
canal. Sa rade, parfaitement abritée, est déjà point de relâche pour les
paquebots de Panama à la Nouvelle-Zélande. Râpa possède un gisement
de charbon qui, une fois en exploitation, pourra devenir une précieuse
richesse et faire de l'île un centre de ravitaillement pour les paquebots
et les croiseurs.
Ile Glipperton. — Autant que l'île Râpa, et peut-être davantage,
elle aura une sérieuse importance comme point de relâche et comme
point stratégique après l'ouverture du canal de Panama. En effet, l'île
Clipperton, à trois ou quatre jours de distance à l'ouest de Panama,
commanderait les roules des bâtiments se dirigeant vers le Japon, la
Chine, l'Indo-Chine, l'archipel Malais ; de même tous les navires se ren-
dant d'un point à l'autre des deux Amériques, sur la côte occidentale, du
Chili et du Pérou à San-Francisco et Vancouver, ou inversement, passe-
raient forcément à peu de distance de l'île Clipperton, maintenant posses-
sion française.
m
m
Expansion coloniale de la France sons la troisième République
PAYS DE PROTECTORAT
LA TUNISIE
CHAPITRE XVIII
GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE
SITUATION; ASPECT GÉNÉRALDU PAYS. — La Tunisie 'occupe la
partie la plus orientale de l'Afrique du Nord ou Berbérie, dont l'Algérieest la partie centrale et que termine à l'ouest le Maroc. Entre l'Algérie et
la Tunisie la division est tout artificielle et les deux pays ne font
qu'un en réalité sous le rapport de la configuration physique. Le même
système de montagnes avec la même orientation générale constitue leur
charpenle. Le régime des cours d'eau, le climat, la race berbère qui fait
le fond de la population, sont à peu près identiques en Algérie et en
Tunisie.
LIMITES, LITTORAL, SUPERFICIE. — Il résulte de ces considérations
que la frontière entre les deux pays est purement artificielle. De la mer,
entre la Galle et Tabarka, elle se dirige d'abord au sud-ouest et prendla direction du sud en atteignant la vallée de la haute Medjerda. Parve-
nue au désert, elle contourne le grand Ghot-el-Djerid, reste indéterminée
dans cette partie et vient rejoindre la mer à Zarzis, au sud du golfe de
Gabès et de l'île Djerbah.
Au nord et à l'est la Méditerranée limite la Tunisie ; partant de l'île
. Tabarka la côte est peu accidentée jusqu'à Bizerte; elle forme, à la
hauteur de ce port, une belle rade complétée par un magnifique bassin,
que nous commençons à utiliser comme port militaire. Quelques lieues plus
1 Voir carte, page 10.
262 -. LA FRANCE ET SES COLONIES
loin se présente une profonde échancrure, c'est le golfe de Tunis, ouvert
au nord-est et que limite vers le sud la grande presqu'île de Ras-el-
Melha. A partir du golfe de Tunis, la côte a pris la direction générale
nord-sud. Un enfoncement peu marqué, mais très étendu, est connu sous
le nom de golfe de Hammamet. Plus loin s'ouvre le golfe de Gabès, la
Petite-Syrie des anciens, avec les îles Kerkena et Djerbah qui en accen-
tuent les lignes.
Le territoire ainsi délimité présente une surface de 116 à 120 000 kilo-
mètres carrés, le quart environ de nos possessions algériennes.
MONTAGNES, COURS D'EAU. — D'une manière générale les massifs
tunisiens sont orientés du sud-ouest au nord-est, comme les chaînes
algériennes, qu'elles continuent ; on constate cette direction jusque dans
la presqu'île de Ras-el-Melha, dernier éperon du s}rstème montagneux de
la Berbérie. Le relief du sol se rapproche plus particulièrement de ce
qu'il esl dans la province de Gonslantine et se caractérise aussi par la
disparition presque complète des Hauts-Plateaux devant l'extension du
Tell ou système des montagnes bordières. Cependant, non loin de la côte,
près de Kairouan, est une plaine assez étendue, entourée de montagnes,
el dont les eaux, comme celles des Hauts-Plateaux, n'ont d'écoulement
que vers une Sebkha ou lac salé central.
Les cours d^eau qui tombent dans la Méditerranée par le versant
nord sont peu nombreux et de très faible échantillon: un seul esta citer,
celui qui se jette dans les lacs de Bizerte. C'est le golfe de Tunis qui
reçoit la masse d'eau principale des bassins tunisiens, et la rivière la plus
importante s'appelle la Medjerda. Née dans la province de Constanline
par diverses branches qui s'unissent près de Soukharras, la Medjerda
descend vers Ghardimaou en Tunisie par des gorges étroites et pitto-
resques, où de difficiles Iravaux ont tout récemment ouvert un chemin à
l'importante voie ferrée de Tunis en Algérie. Un peu plus loin la rivière
roule déjà dans un pays aux vallées plus larges, mais encore accidenté, où
de brusques ressauts de terrain lui imposent des inflexions nombreuses.
Elle atteint le pays plat à 30 kilomètres environ de Tunis, qu'elle laisse
à droite pour pointer au nord vers Porto-Farina, où elle se jette à la mer
après avoir traversé une vaste plaine d'alluvions et de marécages. Il y eut
là un golfe profond au temps des Carthaginois ; depuis, le rivage de la
mer a reculé de trois lieues.
La Medjerda est doublée en volume, vers le milieu de son cours,
par l'Oued-Mellégue, qu'elle reçoit vers Souk-el-Arba et qui lui apporte
les eaux de tout le haut pays entre le Kef et Tebessa.
LA TUNISIE 263
Au fond du golfe de Tunis, tout près de la Goulelle, arrive l'Oued-el-
Kebir. Il n'y a plus ensuite jusqu'à Zarzis aucun cours d'eau digne d'être
noté.
Nous avons cité la Sebkha de Kairouan. Plus loin, au sud, à l'entrée
du Sahara, se trouve la ligne des Ghotls qui font suite au Ghott-el-Melrir
du sud algérien : ce sont le Chott-el-Rarsa, le Ghott-el-Djerid, le Ghotl-
el-Fedjid. Un isthme de sable peu large et peu élevé sépare ce dernier
de Gabès et de la Méditerranée ; or on observa que le niveau des chotts
était un peu inférieur à
celui des eaux du golfe.
Celte opinion confirmée,
le capitaine Roudaire
pensa qu'en ouvrant un
canal dans le seuil de
Gabès, il serait possible
de créer une mer inté-
rieure au sud de la Tu-
nisie et de Gonslanline.
Laprésence de cette mer,
disait-il, devait apporter
au climat des modifica-
tions faArorables ou même
une prof oncle transforma-
lion. Le capitaine Rou-
daire mourut après avoir
fait d'incroyables efforts
pour la réussite de son
idée. A l'examiner de
plus près, il semble à peu
près certain que la réalisation de cette énorme entreprise ne donnerait pas,
de bien loin, les grands résultats espérés d'abord. Et puis les dépenses
monteraienl si haul qu'on ne saurait les risquer pour une oeuvre très
problématique, alors surtout qu'en France et dans nos colonies, en
Tunisie même, nous avons tant à faire en dépenses de première utilité.
CLIMAT,SALUBRITÉ.— Les saisons en Tunisie sont un peu différentes
de celles delà France ; ainsi le printemps est plus court; l'été va de juin
à la fin d'octobre ; l'automne est encore agréable, et l'hiver, saison des
pluies et des boues, mais non des froids, comprend janvier et février
seulement. A Sousse les moyennes diurnes de température sont de 36°
Roudaire.
264 LA FRANCE ET SES COLONIES
pour la saison chaude, 16° pendant la saison des pluies, et 24° pourl'année. En été, la fraîcheur relative des nuits repose des grandes cha-
leurs du jour.
Le climat delà Tunisie est généralement sain. Il a, on le comprend,
beaucoup de rapports avec celui de l'Algérie.
POPULATIONS DE LA TUNISIE. — Comme en Algérie, la race berbère
fait le fond de la population; il y a aussi beaucoup d'Arabes et de
Maures. Plus mêlés comme races que les indigènes d'Algérie, ceux de
Tunisie sont aussi plus facilement assimilables. Leur nombre ne doit pas
dépasser 1 300 000 à 1 400 000. Les Israélites, établis depuis les temps
les plus reculés, sont au nombre d'environ 50 000. Ils habitent les villes,
où ils exercent, comme partout, les métiers d'orfèvres, brocanteurs, chan-
geurs, banquiers, etc. La population d'origine européenne comprend
environ 40 000 individus, dont 15 000 Français ou Algériens français,
12000 Italiens; plus de 10 000 Maltais, quelques centaines d'pjspagnols,
de Grecs, d'Allemands, etc. Sur les 15 000 Français, 3 000 environ sont
originaires de France, 8 000 sont des Algériens musulmans; 4 200 des
Algériens israélites.
Types Tunisiens.
CHAPITRE XIX
PARTIE HISTORIQUE
JUSQU'EN 1880. — Tunis est une ville d'origine phénicienne. Elle
figure pour la première fois dans l'histoire deux cent cinquante-six ans
avant l'ère chrétienne, durant la première guerre punique. Plus lard, elle
passe sous la domination numide et romaine el, après la destruction de
Garlhage par les Vandales au ve siècle, devient la ville principale de
l'Afrique du Nord.
Le pays était habité par la race berbère que les conquérants succes-
sifs ne firent jamais disparaître, mais à laquelle ils mêlèrent seulement un
peu de leur sang.
L'expansion continue de l'islamisme parla conquête amenait en 645
l'invasion des Arabes : ils fondent Kairouan, qui devient la capitale de
la contrée, Sousse, et plus tard (736), élèvent la grande mosquée de Tunis.
Au xn° et au xmc siècle, la Tunisie reste un moment au pouvoir
des races européennes : Roger, roi de Sicile, reste maître de Tunis
pendant une trentaine d'années ; un peu plus tard Charles d'Anjou, inquiet
du développement que prenait le royaume musulman de Tunis, détourne
son frère Louis IX de la route de Syrie et le décide à diriger la croisade
vers la côte d'Afrique (1270). L'armée chrétienne s'empare de Garthage
et impose ses conditions au roi de Tunis. Mais bientôt les maladies qui
ravageaient l'armée, la mort même du roi de France, déterminaient la
retraite.
L'histoire intérieure du pays pendant cette période, comme durant les
suivantes, n'est qu'une succession de guerres intestines, de changements• violents de dynastie, de désordres et d'exactions qui diminuent la richesse
du pays, l'ancien grenier de l'Italie.
En 1525, Barberousse s'empare de Tunis, qui passe ainsi sous la
domination turque. Charles-Quint, à son tour, chasse les Turcs de la Tuni-
sie, rétablit les princes détrônés par Barberousse et leur impose le pro-
266 LA FRANCE ET SES COLONIES
tectorat espagnol ; enfin, en 1573, les Turcs font une nouvelle conquête,
cette fois définitive. La Tunisie, gouvernée par un dey, est vassale de la
Porte. Plus tard, aux dernières années du xvnf siècle, un changement
de dynastie rend la Tunisie à peu près indépendante. On l'appelle alors
la « Régence de Tunis ».
La Régence de Tunis, en guerre perpétuelle avec les Régences
d'Alger et de Tripoli, pratique comme ces dernières la piraterie et le
brigandage vis-à-vis des Européens. Du xvie siècle à nos jours, de nom-
breux traités furent passés entre la Tunisie et la France ; ils avaient
généralement pour but de proléger notre commerce et nos nationaux. Poul-
ies obtenir ou les faire exécuter, il fallait parfois des menaces ou même
quelque bombardement (expédition du duc de Beaufort en 1665; de
Duquesne, en 1712 ; bombardement de Bizerle et de Sousse, en 1781 et
178.2). Un des derniers traités, celui de 1802, exigé par Bonaparte, est
remarquable dans sa teneur : « La nation française, dit-il, sera mainte-
nue dans la jouissance des privilèges et exemptions dont elle jouissait ;
comme étant la plus distinguée et la plus utile des autres nations établies
à Tunis, elle sera aussi la plus favorisée. » Ainsi la prépondérance fran-
çaise en Tunisie est un fait ancien et bien établi.
Le Congrès de Vienne essaya sans succès de faire supprimer à Tunis
la course et l'esclavage, mais un traité signé au Bardo 1, le 8 août 1830,
1 t.e Bardo est le palais du hoy de Tunis, situé non loin de la capilale.
Tunis. — Palais du Bardo.
LA TUNISIE 267
par le consul français M. de Lesseps, au nom de Charles X, les abolit
d'une façon définitive. Le bey était alors sous l'impression salutaire de la
conquête d'Alger. De 1830 à nos.jours, des tentatives isolées de progrès
et de réformes furent, faites par quelques beys, mais elles « ne pouvaient
suffire à établir l'ordre dans la Régence. L'imprévoyance, la mauvaise
administration amenèrent en 1869 une première banqueroute de l'Etat
tunisien. » L'Europe, qui avait de gros intérêts engagés en Tunisie, se
trouvait amenée à intervenir.
Les rapports de la France avec Tunis étaient plus nombreux et plus
étroits que ceux de toute autre nation ; tous les travaux d'utilité publique
étaient dus à des Français, aussi bien que les quelques réformes derniè-
rement accomplies. Nous ne pouvions permettre à une autre puissance de
s'établir en Tunisie, dont nous nous considérions comme les protecteurs
naturels par toutes les raisons qu'on vient d'énumérer, comme aussi par
le voisinage de notre possession algérienne. La Turquie elle-même était
arrêtée par notre ferme attitude dans ses fréquentes velléités de rétablir
sur le pays ses droits suzerains, depuis longtemps tombés en désuétude.
Les Gouvernements européens comprenaient que notre influence prépon-
dérante résultait de la nature des choses et ne s'opposaient pas au maintien
de cette influence. (Congrès de Berlin, 1878.)
Après sa banqueroute de 1869, le bey avait imploré le secours de
la France, de l'Angleterre et de l'Italie qui procédèrent à un règlement
financier; une Commission internationale fut chargée d'administrer les
ressources du pays. Les créanciers, qui étaient surtout des Français,
durent consentir à.une réduction de leur capital (de cent soixante-quinze
millions à cent vingt-cinq) et à l'abaissement à 4,75 0/0 du taux des inté-
rêts. Même réduits, ces intérêts furent irrégulièrement payés jusqu'à
l'occupation française. De plus, le bey se livrait à des dépenses sans
mesure et l'on s'acheminait rapidement à une nouvelle banqueroute.
INTERVENTION FRANÇAISE. — Les raisons de politique générale qui
ne nous permettaient pas de laisser prendre à une autre nation la prépon-
dérance en Tunisie, et cette question des intérêts français compromis
furent les motifs réels de notre intervention. La timidité et les vues
étroites des Chambres, leur ignorance en matière de politique, extérieure
obligèrent lé Gouvernement à se servir d'un prétexte et à présenter d'abord
notre action comme destinée à réprimer les incursions et les désordres
commis sur notre frontière algérienne par la tribu des Khroumirs. Mais
les circulaires à nos agents diplomatiques et aux puissances montrent
bien qu'on avait dès lors arrêté un plan d'intervention à Tunis : « Depuis
268 LA FRANCE ET SES COLONIES
quelque temps, écrivait M. Barthélémy Saint-Hilaire, alors ministre des
affaires étrangères (mai 1881), les dispositions du Gouvernement tunisien
envers nous ont totalement changé; une guerre, sourde d'abord, puis de
plus en plus manifeste et audacieuse, a été poursuivie contre toutes les
entreprises françaises en Tunisiel »
M. ROUSTAN,CONSULDE FRANCE. —L'agent principal de cette guerre
à l'influence française était le consul d'Italie, M. Maccio ; le consul
anglais, comme il est ordinaire, nous combattait également. Heureuse-
ment M. Maccio avait en face de lui un homme supérieur, M. Roustan,
consul de France. Il était arrivé à Tunis, en 1874, au moment même où
notre prestige se trouvait bien diminué, tant à cause des événements de
1870, que parce que nous élions ardemment combattus par l'Italie, quitendait secrètement à se substituer à nous et convoitait la Tunisie, admi-
rable établissement à quelques heures de la Sicile. On comprend quel
grave danger eût été pour la France la présence d'une grande puissance
européenne à côté de ses possessions d'Algérie. « Avec un tact infini,
une habileté consommée, sans nous brouiller avec aucune des puissancesni provoquer de querelles internationales, M. Roustan sut rendre tout
d'abord à notre pays sa place dans les affaires delà Régence. » Grâce à
ses efforts continus et adroitement dirigés il avait partoul, en Tunisie,
développé notre influence et préparé notre avenir.
L'EXPÉDITION. — Un vote du 4 avril 1881 donnait au ministère les
crédits nécessaires pour agir : dès le 26 du même mois, le général For-
gemol commençait les opérations avec 23 000hommes en deux divisions:
la division Delebecque, traversant le pays des Khroumirs sans trouver de
résistance sérieuse, gagnait la mer, s'emparait de l'île Tabarka, puis
redescendait au sud vers Béja ; la division Logerot, marchant du sud au
nord par la vallée de l'Oued-Mellégue, prenait El-Kef, gagnait la vallée
de la Medjerda et rejoignait à Béja la première division. La brigade Bréart,
débarquée à Bizerte le 1er mai, complétait l'investissement du pays :
Tunis, enveloppée de nos troupes, était à notre discrétion. M. Roustan fit
comprendre au be}r que la solution pour lui la plus profitable était d'ac-
cepter notre protectorat.
TRAITÉ DE KASR-ES-SAÏD. — Par le traité signé à Kasr-es-Saïd, le
4 M. Barthélemy-Saiut-Hilaire faisait allusion, entre autres choses, à l'affaire de
l'Enflda, nouveau grief des Français contre le Gouvernement tunisien; une Société finan-cière de Marseille avait été sans motif, dépossédée du très grand domaine dit l'Enfida,qu'elle avait acquis. De même, les travaux du chemin de fer de Tunis à Sousse, confiésàune Compagnie française, avaient été arrêtés.
LA TUNISIE 269
12 mai 1881, le bey acceptait le protectorat de la France, nous aban-
donnait la direction de ses affaires étrangères et celle des finances. Nous
pouvions occuper la Tunisie un temps indéterminé. De son côté, la
France s'engagait à protéger le bey contre tout danger menaçant sa
dynastie, à exécuter les traités conclus parla Bégence et à réorganiser
les finances. M. Roustan était nommé ministre résident de France.
RÉVOLTE EN TUNISIE. — Nous avions retiré des troupes pour
donner satisfaction à l'opposition et aussi pour réprimer une insurrection
dans le Sud-Oranais : une révolte éclata aussitôt en Tunisie (juin), mais
lut vite réprimée ; l'escadre bombarda Sfax et ses compagnies de débar-
quement occupèrent cette ville après une lutte longue et acharnée : c'est,
l'affaire la plus sérieuse de la campagne; Gabès et l'île Djerbah furent
également occupées (juillet 1881). Mais un échec devant Hammamet
décida l'envoi de renforts importants. Le général Saussier conduisit les
nouvelles opérations avec méthode et vigueur ; trois colonnes, parties de
Sousse, Zaghouan et Tebessa, opérèrent une marche concentrique sur
Kairouan, la capitale du fanatisme religieux; arrivées au rendez-vous au
jour précis, elles firent, le 26 octobre, leur entrée dans la ville sainte.
Les insurgés se retiraient vers le sud ; poursuivis avec vigueur, ils furent
atteints et défaits à Gabsa, dans la région des Chotts.
A l'automne, le pays était entièrement pacifié.
Kairouan. — La mosquée.
CHAPITRE XX
LE PROTECTORAT FRANÇAIS EN TUNISIE
Réformes exécutées. — Progrès accomplis. — Progrès nouveaux à réaliser.
Après M. Roustan qui avait rendu de si éminents services, la France
eut encore le bonheur de trouver comme résident général un adminis-
trateur de premier ordre, M. Cambon, dont le premier mérite fut de
saisir nettement quel était l'esprit du traité de protectorat : « Ni annexion,ni abandon ; exécution loyale du traité du 12 mai, » avait dit Gambetta.
Développer d'une façon continue l'influence française et l'action fran-
çaise en Tunisie, agir discrètement, mais avec constance, sur l'esprit du
bey, augmenter nos moyens de contrôle et de direction sans paraître
s'ingérer dans l'administration intérieure, respecter les usages de la
Régence et les institutions religieuses, tel fui pendant quatre ans le rôle
joué par M. Cambon avec un esprit de suite, une netteté de vues, une
habileté d'exécution qui amenèrent en ce peu d'années d'étonnants résul-
tats. Nous passerons un peu plus loin en revue les réformes accomplies
par M. Cambon dans les finances, la justice, l'instruction publique. Il
faut voir d'abord comment fonctionnait le gouvernement de la Régence,et quelles modifications a introduites le protectorat dans ce vieil orga-nisme.
GOUVERNEMENTET ADMINISTRATION.— Théoriquement le bey pos-
sède dans la Régence le pouvoir absolu ; mais les conventions interna-
tionales ont successivement porté atteinte à ses droits despotiques ; en
fait, depuis le traité de 1881 et celui de 1883, qui le complète, la France
peut mettre son veto à tout acte du bey susceptible de nuire à la bonne
administration du pays ; le droit de contrôle appartient au résident de
France qui, de plus, a dans ses mains la direction des affaires étran-
gères.
Au-dessous du bey sont les ministres ; mais les services principaux,
LA TUNISIE 271
commandement des troupes, direction des finances, travaux publics,
enseignement, sont confiés à des fonctionnaires français. Depuis 1883,
un Français occupe le poste de secrétaire général du Gouvernement ; il
surveille l'administration indigène, « sert de rouage central dans ce vieux
mécanisme qu'il eût été imprudent de briser du premier coup et qui, peu
à peu, grâce à des efforts constants, tend à se rajeunir et à se réparer ».
On a conservé l'ancienne division en vingt-deux, gouvernements
administrés par des caïds (chefs de.tribus), avec des cheiks pour les
fractions de tribu ; de ce côté-là aussi nous portons nos efforts pour
améliorer le personnel el ses habitudes; nous avons obtenu déjà des
résultats sérieux : « Les exactions que nos chefs nous faisaient supporter
sont devenues rares, » disait à M. Cambon une députation indigène. En
octobre 1884, un corps de contrôleurs civils français (au nombre de six)
a été institué pour prévenir les abus dont les caïds étaient trop coulu-
miers. Des municipalités ont été créées en 1883 et 1884 à Tunis, à la
Goulette et dans les villes où l'élément européen a de l'importance : le
président de ces municipalités est Tunisien ; il est secondé par un ou deux
adjoints français, et les conseillers français et tunisiens sont en nombre
égal.
En même temps que ces progrès étaient accomplis dans l'ordre admi-
nistratif, le résident de France s'occupait activement des réformes néces-
saires.
LA RÉFORMEFINANCIÈRE.— La plus urgente de toutes était la réforme
financière : il n'y avait en 1881 ni budget régulier, ni comptabilité sérieuse ;
une banqueroute nouvelle se montrait à l'horizon. L'impôt, réparti sans
le moindre souci de la justice, écrasait le commerçant et le cultivateur,
atteignait à peine le riche privilégié ; l'huile d'olive, par exemple, était
frappée de droits allant jusqu'à 80 0/0 de sa valeur; c'était là un système
infaillible pour tarir toutes les ressources d'un pays. Du haut en bas les
abus de confiance et le vol étaient des faits courants : le caïd ne livrait
jamais qu'une partie de l'impôt perçu ; les administrateurs plus élevés
s'attribuaient une large aubaine, et, avec les faibles sommes échappées à
la rapacité de tous, il fallait faire face non seulement à une dette crois-
sante, mais aussi à des dépenses aussi multipliées qu'inutiles. Ajouter à
cela que l'impôt rentrait fort mal et qu'il fallait souvent de vraies expédi-
tions à main armée pour l'extorquer aux malheureux cultivateurs.
Tout était à faire pour les finances. M. Cambon, obligé de respecterles droits delà Commission internationale, obtint du bey que la première
préparation du budget serait confiée à un Conseil composé en majorité de
272 LA FRANCE ET SES COLONIES
fonctionnaires français. Ge Conseil se mit à l'oeuvre et s'occupa avant
toute chose de faire rentrer au Trésor les sommes indûment retenues par
les intermédiaires, et de chercher des revenus nouveaux sans augmenter
les charges. Puis, passant aux dépenses, il trancha d'une main ferme
dans le chapitre des dons, pensions, etc., où l'abus avait atteint un
degré extraordinaire. Nous inaugurions en Tunisie « la méthode de
l'économie et de la probité ».
Cependant la Commission internationale des Finances, où l'élément
français était en minorité, pouvait entraver nos réformes et créer même
un jour des dangers au protectorat. Or, en supprimant la dette tunisienne,
celte Commission disparaîtrait du même coup. M. Cambon proposa donc
au Gouvernement de la République une mesure à la fois hardie et bien
conçue, la conversion de la dette tunisienne : la France se chargeait
seule de la garantir aux créanciers ; il prouvait que cette opération n'entraî-
nerait pour nous aucun sacrifice. En effet le service annuel de la dette,
avec les économies qu'on y pouvait réaliser, ne dépasserait pas 5 millions.
Or les recettes du budget tunisien, montées depuis l'occupation de treize
à seize millions, suffiraient à assurer les services et à payer les intérêts
de la dette, surtout avec les mesures d'ordre et d'économie que prenait
l'administration française. La Chambre des députés accepta le projet de
M. Cambon; la conversion réussit avec la plus grande facilité. Dès lors
nous étions libres dans notre action financière.
Le résident institua aussitôt une recette générale, une administra-
tion des domaines et de la monnaie, en niellant la direction de ces impor-
tants services entre des mains françaises expérimentées. Les fermes et
monopoles furent soumis à de rigoureuses adjudications.
Bientôt M. Cambon put annoncer au bejr, en lui faisant habilement
honneur de ces progrès, l'amélioration considérable réalisée dans les
finances : les recettes de 1884 atteignaient 18 millions, en augmenta-
lion de 4 millions sur celles de l'année précédente. On put doter plus
largement le service des travaux publics, si important pour le développe-
ment économique de la Tunisie : il eut 6 millions au lieu de 2. Celui
de l'enseignement fut étendu ; des services nouveaux furent créés :
magistrature française, sûreté publique, contrôle civil. En juillet 1885,
M. Cambon pouvait dire avec un légitime orgueil : « Grâce à la réorga-
nisation complète des services financiers, à la suppression des emplois
inutiles, à la répression des abus, à la défense énergique des droits de
l'État, nous avons mis les finances tunisiennes dans une situation telle
que, je ne crains pas de l'affirmer, aucun État de l'Europe n'a de finances
plus claires et de ressources plus assurées. »
LA TUNISIE 273
LA RÉFORMEDE LAJUSTICE.— « A son début en Tunisie, dit M. Fon-
cin, le protectorat avait l'attitude d'un prisonnier plutôt que d'un maître :
il traînait un boulet à chaque pied, la Commission financière d'un côté,
la juridiction consulaire de l'autre. » Nous avons vu comment la conver-
sion de la dette nous avait débarrassés de la première entrave. Il était
plus difficile encore de supprimer la seconde.
La juridiction consulaire, établie en vertu des capitulations ', consis-
tait en ceci que chaque consul jugeait, les plaintes portées par ses natio-
naux et demeurait chargé d'exécuter les jugements rendus contre eux par
les autres consuls ; l'exécution de ces jugements se trouvait ainsi soumise
à son bon plaisir ; c'était l'anarchie même. Pour en sortir, le moyen le
plus sûr était de constituer une justice française dont le savoir juridique
et l'impartialité attireraient à elle les Européens de toute nationalité. En
conséquence un tribunal français fut créé à Tunis (mars 1883), el des
juges de paix à compétence élendue installés en même temps dans les
centres principaux. On y ajouta les organes nécessaires en pays étran-
gers, tels qu'interprètes, défenseurs remplissant à la fois les fonctions
d'avoué et celles d'avocat, etc.
La justesse des vues de M. Cambon recul bientôt un éclatant témoi-
gnage : le 31 décembre de l'année même, l'Angleterre renonçait à sa
juridiction consulaire ; au mois de janvier suivant l'Espagne, l'Allemagne,
la Suède, la Norvège suivirent cet exemple; en juillet, l'Italie fil de
même.
Bientôt la compétence du tribunal français put être étendue à toutes
affaires civiles et criminelles où les Européens étaient en cause, la justice
française prenant ainsi en Tunisie une incontestable prépondérance, mais
laissant aux juges indigènes le soin de régler les contestations entre
indigènes.
Pour assurer l'exécution des décisions judiciaires, pour donner à la
justice des moyens d'information sûrs et rapides, il a fallu une police ;
des commissaires spéciaux la dirigent. Les zaptiès ou gendarmes tuni-
siens, avec le corps d'occupation, assurent l'ordre matériel qui n'a jamais
été sérieusement troublé ; sauf les rixes, délits et crimes, commis égale-
ment dans toutes les contrées civilisées, l'ensemble du pays est parfaite-
ment tranquille depuis l'occupation.
RÉORGANISATIONDES TRAVAUXPUBLICS. — Les travaux publics
n'avaient jamais existé que de nom en Tunisie. Il y avait bien des ingé-
KOu conventions des beys avecles puissances européennes.
274 LA FRANCE ET SES COLONIES
nieurs el des employés de tous grades ; mais les inférieurs n'étaient point
payés et ne faisaient rien ; les autres touchaient un traitement et ne tra-
vaillaient pas davantage, les crédits qu'ils auraient dû employer à leurs
travaux se trouvant d'avance et constamment dilapidés. Les seuls travaux
dont on s'occupât étaient ceux destinés à l'agrément personnel du bey el
à l'ornement de ses résidences. Mais les ports, les quais, les aqueducs
étaient dans le plus triste élat de délabrement, et les routes à ce point cou-
pées de fondrières que « les cochers maltais préféraient souvent conduire
à travers champs leurs légères arabas » que de suivre le chemin. Les
rues de Tunis, comme des autres villes, étaient affreusement sales : ni
pavage, ni nettoiement, partout des mares fétides, des immondices de
toute provenance.
En fail d'entreprises de travaux, existaient seuls encore le chemin de
fer de Tunis à la Goulette, construit et exploité par une Société italienne,
et la voie ferrée de Tunis à Gharclimaou appartenant à notre Compagnie
Bône-Guelma, qui l'avait construite.
Dès septembre 1882, une direction générale des travaux publics fut
instituée à Tunis et confiée à un ingénieur de l'État français. Gomme nous
l'avons vu, les moyens d'action ne lui sont pas ménagés; aussi a-t-elle
obtenu déjà d'importants résultats, de concert avec l'armée qui avait ouvert
des routes stratégiques en Khroumirie et de Gabès à Gafsa. L'administra-
tion des travaux publics s'est occupée d'abord de la mise en état des routes
avoisinant Tunis ou reliant entre eux les centres les plus importants.
'J'unis.
LA TUNISIE 275
En même temps elle cherchait à transformer peu à peu la voirie et les
conditions hygiéniques de la capitale. Il a fallu créer de toutes pièces les
services que nous voyons fonctionner dans nos grandes villes et qui nous
paraissent avec raison indispensables à leur salubrité : niveler les rues,
les débarrasser de tous les dépôts d'immondices, construire un hôpital,
un abattoir, un marché aux bestiaux, des marchés, s'occuper du balayage,des égouls, des cimetières, etc. Dès maintenant l'éclairage au gaz fonc-
tionne et l'on s'occupe du numérotage des maisons et du nom des rues.
Mais l'assainissement d'une grande ville n'est pas l'affaire d'un jour, el
d'importants travaux seront nécessaires pendant de longues années.
Une grosse affaire pour les travaux publics a été la question des
eaux de Tunis. Les travaux des Romains, nos maîtres en celte matière,
pouvaient être ulilisés. Une première restauration des aqueducs antiques,exécutée par un ingénieur français, de 1859 à 1862, avait rélabli la cana-
lisation des sources de Zaghouan et de Djouggar; mais, au moment
où le protectorat fut. établi, la Société des eaux de Zaghouan se trou-
vait hors d'élat d'entretenir son aqueduc el d'entreprendre les travaux
supplémentaires indispensables. Une Compagnie française, approuvée en
novembre 1884, a pris l'affaire en main : un cahier des charges assure la
bonne exécution du service et le contrôle par les Travaux publics. Là
comme ailleurs, il a fallu supprimer les privilèges qui rendaient l'exploita-tion impossible et supprimer loule concession gratuite,— d'où vive irrita-
tion et clameurs parmi ceux qui profilaient des abus. Quelques mesures
libérales prises par la Compagnie ont apaisé le mouvement. La Com-
pagnie concessionnaire a établi un réservoir de 15 000 mètres cubes et
réparé, pour alimenter la Gouletle, les citernes de Garthage, qui contiennent
25 000 mètres cubes. Elle a aussi exécuté des travaux pour amener à
Tunis, dans les cas cle sécheresse, les eaux de la région de Zaghouan.
VOIESDE COMMUNICATION.— 1° Routes.-—En 1883, au moment où les
Français prenaient la direction administrative, il n'existait guère, en fait
de véritables routes, que celle de Tunis au Bardo, soit 4 kilomètres. De
1883 à 1887, nous en avons construit 221 kilomètres ; el 310, de 1887 à
1890 ; 99 au 1res kilomètres seront bientôt achevés : soit ensemble 630 kilo-
mètres de routes livrées à la circulation en huit ans, avec deux cent
quinze ponts dont seize en maçonnerie, et onze métalliques.
2° Chemins de fer.— La branche maîtresse du futur réseau tunisien
est la ligne en exploitation qui, de Tunis par la vallée de la Medjerda, se
joint aux lignes algériennes. Cette voie, dans la partie qui court à travers
les montagnes, a été très coûteuse à établir; sur les 55 kilomètres de
276 LA FRANCE ET SES COLONIES
Soukharras à Ghardimaou, il a fallu quinze grands ponts et huit tunnels. A
cette voie principale se raccorderont des lignes descendant vers la mer
pour gagner d'une part Bizerte, de l'autre Tabarka par Beja; les mines de
Mokla-el-Hadid seront, en même temps jointes à la côte par la voie ferrée.
Il faudra également songer à la pénétration dans le sud vers l'Enflda,
Sousse, Kairouan, Sfax et Gabès. En ce moment, un Decauville unit
Sousse à Kairouan. Un peu plus tard, il faudra joindre à l'ensemble du
réseau Kef et le pajrs qui l'entoure.
LES TRAVAUXDES PORTS. — Gomme tout le reste avant l'occupation
française, les ports, en Tunisie, avaient été laissés dans le plus complet
abandon. Nous avions tout à faire. La police maritime el la police sani-
taire furent bientôt organisées, en même temps que de divers côtés com-
mençaient les travaux d'amélioration les plus urgents. L'éclairage des
côtes était très défectueux : on a fait déjà de très grands progrès de ce
côté.
La question capitale était celle de la création d'un port à Tunis.
Tunis est bâtie au fond du lac Bahira, sorte de lagune peu profonde,
séparée delà mer par une langue de terre étroite où se trouve la Goulelle,
avant-port de la capitale. Seuls les très petits bateaux et les embarcations
de charge peuvent venir à Tunis. Les navires mouillent en vue de la
Gouletle, qu'un chemin de fer joint à la grande ville. On comprend
quelle gêne éprouvent ainsi les transactions, et combien une situation
pareille est faite pour arrêter le développement commercial cle Tunis. 11
était indispensable de remédier à cet étal de choses. Des projets furent
dressés, et les travaux, concédés à la Société des Batignolles, sont en
pleine exécution. Dans quelques années Tunis aura un port véritable et
bien outillé.
La création d'un port à Bizerte est également décidée; il faut sou-
haiter qu'un établissement, naval militaire soit adjoint au port marchand;
la position stratégique est importante ; elle commande, comme Malte, le
passage cle la Méditerranée occidentale dans le bassin gréco-turc de la
même mer. En ce moment Bizerte possède une station de torpilleurs. Le
canal d'entrée a été aménagé cle façon à permettre aux navires d'un tirant
d'eau cle moins de 3 mètres d'accoster aux quais et cle pénétrer dans le
lac. Sousse a été doté d'un appontement qui sera protégé par une jetée-
abri. A Sfax, on a terminé la construction du mur de quai auquel un
chenal, dragué jusqu'à la profondeur de 3m,50 permet d'accoster.
POSTES ET TÉLÉGRAPHES. — Ces services sont assurés par des
LA TUNISIE 277
administrations françaises depuis 1847 (postes) et 1859 (télégraphes).
Elles ont beaucoup contribué à répandre notre influence dans le pays.
En résumé, les travaux publics accomplis parles Français en Tunisie
préparent et développent l'outillage sans lequel eût été très difficile et
même impossible l'exploitation des richesses que renferme ce beau
pays.
ENSEIGNEMENTPUBLIC. — Nous avons eu plus d'une fois l'occasion
de le dire clans cette étude, la diffusion de la langue française compte
parmi les moyens les plus puissants d'assurer notre expansion coloniale.
En Tunisie notre langue n'occupait qu'une situation inférieure à côté de
l'arabe et de l'italien ; il y avait là un progrès des plus utiles à réaliser.
Quand le protectorat français fut établi, l'enseignement qui se donnait
en Tunisie était pour la plus grande partie soumis à l'influence religieuse
mahométane, et, sauf à l'université cle Tunis, ne produisait aucun résultat
intellectuel.
A côté.de l'enseignement arabe, quelques congrégations françaises
avaient établi des écoles, mais les établissements italiens étaient bien plus
nombreux.
Notre directeur de l'enseignement public, sans toucher aux insti-
tutions centenaires d'enseignement religieux, a commencé par établir des
cours cle français et d'arabe pour les interprètes, employés, etc. Un col-
lège français, le collège Saint-Charles, sous la haute direction du car-
dinal Lavigerie, a été transféré de Carthage dans la capitale et a pris une
grande importance ; notons que l'enseignement y est donné par des pro-
fesseurs de l'Université. Un autre collège, le collège Sadiki, fondé parle
bey pour la jeunesse musulmane, a été doté par notre administration, qui
Iîizerle.
278 LA FRANCE ET SES COLONIES
a la haute main sur son enseignement. La fondation la plus importanteest celle de l'École normale (collège Alaouï) en 1884 ; elle reçoit des
élèves indigènes et européens qu'elle prépare à l'enseignement primaire;
elle, admet aussi cle simples écoliers ; tous apprennent l'arabe et le fran-
çais. Dans l'enseignement primaire'nos progrès sont très rapides.
L'administration se propose, en outre, cle développer l'enseignement
de notre langue par l'ingénieux moyen employé en Algérie et dont nous
avons parlé : des instituteurs français, connaissant l'arabe et installés
dans les centres, préparent des élèves pour le collège Alaouï et contrôlent
l'enseignement donné par les instituteurs indigènes des villages.
Enfin des cours de français pour les jeunes filles, une école primaire
supérieure et professionnelle, des cours publics el gratuits de français,
qui ont parfaitement réussi, complètent ce bel ensemble d'établissements
enseignants. « Nulle part, en aucun pays, une puissance civilisée n'a
entrepris avec une telle décision l'éducation intellectuelle d'un peuple
conquis. » L'Alliance françaisei a vigoureusement soutenu ce mouve-
ment ; elle est représentée par un nombreux comité qui compte beau-
coup d'indigènes.
LES RÉFORMES ÉCONOMIQUES.— Les réformes accomplies déjà
sont nombreuses : suppression des barrières ou douanes intérieures qui
chargeaient les marchandises des taxes les plus lourdes ; réduction des
droits cle sortie sur les huiles ; suppression d'une multitude de droits
injustifiés et nuisibles au commerce qui frappaient à peu près toutes les
marchandises, telle a été l'oeuvre de quelques mois. Mais M. Cambon,
quand il a voulu mener cette tâche complètement à bien, s'est trouvé
arrêté par un article du traité cle Kasr-es-Saïd, qui garantit aux puis-
sances le traitement de la nation la plus favorisée, en sorte que tout abais-
sement cle droits cle douane accordé aux produits tunisiens en France,
ou français en Tunisie doit profiter à tous les commerçants étrangers.
La colonie tunisienne demanda avec insistance que, chez nous, ses
marchandises fussent considérées comme marchandises françaises ; en
même temps le commerce français réclamait des avantages pour ses
importations en Tunisie, faisant remarquer que nous ne pouvons avoir
consacré nos efforts et notre crédit aux progrès de la Tunisie sans en
retirer quelques compensations directes.
Sur le premier point une solution favorable est intervenue en juil-
let 1889. Mais la seconde question est plus difficile. On peut affirmer cepen-
1 Nous en avons parlé à propos de l'Algérie.
LA TUNISIE . 279
danl que la situation respective de la France et de la Tunisie, depuis l'éta-
blissement du protectorat, n'a plus rien de comparable à celle de ces
deux pays vis-à-vis des autres puissances. C'est là un fait indéniable qui
pourrait servir cle base à une action diplomatique, si elle devenait néces-
saire pour compléter les résultats acquis.
Il y a encore beaucoup à faire en Tunisie pour activer le progrès
économique : la transformation progressive du système d'impôts : entamée
par M. Cambon, continuée par M. Massicault, son digne successeur,
est parmi les oeuvres les plus importantes. Du temps de la Régence, non
seulement les impôts étaient écrasants el multipliés, mais encore leur
nature était si mal choisie et leur répartition si injuste que ni agri-
culture, ni commerce ne pouvaient résister. Un exemple de ce qui
existe encore : l'huile d'olives, un des produits notables de la Tunisie,
paie jusqu'à 28 0/0 cle sa valeur quand elle est consommée clans le pays,
el a payé 46 0/0 quand elle arrive en France.
La répartition de l'impôt de Yachour ou des céréales est encore l'oc-
casion de flagrantes et nombreuses injustices, malgré les efforts de l'ad-
ministration française, qui, on n'en peut douter, arrivera, en supprimant
les vols, en utilisant mieux les ressources, à diminuer les charges de
chacun, tout en faisant grossir les rendements.
Actuellement les plus gros revenus sont fournis par : 1° la taxe de
capitalion, levée sur les adultes des tribus ; 2° les douanes et les muta-
tions immobilières ; 3° les monopoles (tabac, poudres, sel, peaux) ; 4° la
taxe des oliviers et des dattiers.
Les dépenses les plus grosses incombent : 1° au service de la dette;
2° aux travaux publics ; 3° subventions aux communes ; 4° dépenses pour
l'armée; 5° dépenses pour l'enseignement public.
CHAPITRE XXII
RESSOURCES DU PAYS. - LEUR MISE EN VALEUR
La proportion du sol fertile en Tunisie dépasse cle beaucoup celle
des autres contrées de l'Afrique du Nord. Les pluies y sont également
plus abondantes.
La race est douce, pour la plus grande partie sédentaire, non belli-
queuse, habituée au travail, connaissant et pratiquant comme régime
ordinaire la propriété individuelle, — toutes conditions qui doivent favo-
riser l'établissement français el le rendre bien plus facile qu'il ne le fut en
Algérie.
LES RÉGIONS ET LA FLORE. — Les produits végétaux sont abon-
dants et variés. Toute la vallée de la Medjerda jusqu'à Tunis, toute une
large bande de terrain sur la côte orientale sont d'une extrême fertilité el
produisent en abondance les céréales, les oliviers, les figuiers, les oran-
gers, la vigne, etc. Les pâturages représentent aussi une large part cle la
richesse agricole.
La partie centrale et méridionale cle la Tunisie, avec les bords du
golfe de Gabès, est au contraire à peu près stérile, mais produit beau-
coup d'alfa; plus au sud est la région des oasis, où le palmier est très
abondant.
Au nord, le massif montagneux autour de Tabarka est couvert de
riches forêts avec les essences les plus variées.
Au temps de l'occupation romaine, la Tunisie fut, pendant des cen-
taines d'années le grenier, la terre nourricière de l'Italie, où elle exportait
ses énormes récoltes de céréales. Les guerres, l'oppression administra-
tive, les désordres séculaires ont appauvri le pays dans d'incroyables pro-
portions ; mais il est permis de croire qu'avec l'ordre, la justice dans la
répartition des impôts, la modération des charges, la suppression des
entraves de toute sorte, cette contrée si heureusement dotée de la nature
retrouvera son ancienne richesse et sa grande valeur économique.
LA TUNISIE 281
Nos compatriotes se portent déjà en grand nombre vers la Tunisie, et
la colonisation, essentiellement agricole, s'y développe sérieusement.
Nous allons résumer à cet égard les conclusions d'une remarquable étude
qu'a publiée sur la matière M. P. Leroy-Beaulieu.
Il faut observer d'abord que l'acte Torrens, complété par M. Cam-
bon, crée pour la Tunisie une méthode sommaire et simple de cons-
tatation, d'enregistrement, de conservation, de mutation de la pro-
priété. Les transactions immobilières, le crédit gagnent infiniment à ce
système.
Le sol, nous l'avons dit, est propre à toutes les cultures, mais « dans
les circonstances présentes, la Tunisie ne se prête pas encore à l'instal-
lation de petits propriétaires français ». C'est au régime de la grande
propriété qu'il appartient d'ouvrir la voie, de commencer l'exploitation
intelligente du sol. Déjà, avant l'occupation française, une Compagnie
de Marseille avait, acheté l'Enfida, domaine de 130 000 hectares. Déjà,
en 1886, 250 000 hectares de terres appartenaient à des Français. Ces
terres contiennent surtout de grands domaines, dont les moindres sont
encore considérables. Le prix d'acquisition est peu élevé, de30 à 100 francs
l'hectare, mais il y a au début des dépenses considérables : défrichement,
constructions, mise en culture, plantation des vignes, etc. ; c'est pourquoi
les petits propriétaires ne pourraient se risquer encore ; il faut des
particuliers ou des sociétés qui puissent attendre plusieurs années une
rémunération des gros capitaux engagés.
Deux sortes d'essais dominent : l'élève des bestiaux et la plantation
des vignes. Cette dernière culture, on le sait, a des chances bien nom-
breuses à courir, s'il est vrai que sa réussite donne de si beaux bénéfices.
Il y a déjà d'énormes capilaux placés en vignes ;plus de 4 000 heclares ont
été plantés par les Européens. Ils ont produit, en 1889, plus de 32 000 hec-
tolitres devin.
A la culture de la vigne, si exposée, il serait prudent de joindre, dit
M. Leroy-Beaulieu, celles de l'oranger, du citronnier, des primeurs. Les
entreprises agricoles emploient le cultivateur indigène pour les travaux
ordinaires ; le Sicilien et surtout le Français du Midi, comme vignerons el
pour diriger la fabrication du vin.
Le sol d'une grande partie de la Tunisie se prête admirablement à la
culture en grand des céréales : de ce côté-là encore peut se porter l'actif
vite intelligente de nos colons.
Les oliviers constituent de leur côté une part importante des richesses
agricoles tunisiennes. Cette culture se développe; en même temps, on
apprend à faire de bonnes huiles comestibles.
36
282 LA FRANCE ET SES COLONIES
L'exportation de l'huile d'olive a passé de 10 000 quintaux, en 1878,
à 73 000 quintaux, en 1888.
N'oublions pas les ressources croissantes offertes par les troupeaux :
en 1878, la Tunisie exporte 4 800 têtes de bétail, et 13 000 têtes en 1888.
Un des produits considérables delà Régence sera, d'ici peu d'années,
le produit des forêts, quand on aura eu le temps de rendre l'exploitation
régulière et d'ouvrir des routes facilitant les transports ; depuis 1883
on a fait dans les forêts 600 kilomètres de sentiers et chemins ; ce travail
se poursuit rapidement ; pour l'exploitation régulière et la conservation des
forêts, on s'occupe parallèlement d'ouvrir des tranchées qui empêchent la
propagation des incendies, d'annihiler l'action destructive des torrents
par des barrages successifs qui rompent le cours de l'eau, de démascler
les chênes-liège, c'est-à-dire de leur enlever leur écorce à mesure qu'elle
peut être utilisée. Pour plus tard, on peut estimer le produit annuel des
forêts à trois millions.
« Le sol de la Régence nous payera amplement de nos soins, de nos
efforts, si nous y mettons la prudence et l'énergie, l'initiative et la pa-
tience nécessaires. »
INDUSTRIE ET COMMERCE.— L'activité des colons s'est également
portée du côté des centres urbains, cle Tunis d'abord; elle a même com-
mencé par là. Des spéculations sur les terrains ont été entamées à Tunis,
à Bizerte, etc. Elles n'ont pas eu le prompt succès attendu, mais pourront
dans l'avenir donner des résultats. Un grand nombre de Français sont éta-
blis à Tunis et dans quelques autres villes, y faisant le commerce ou exer-
çant diverses industries.
Les mines de fer du pays desKhroumirs, près de Tabarka et du cap
Serrât, sont exploitées par deux compagnies. Dans l'année 1886, la Com-
pagnie de Mokta-el-Hadid a extrait 435 000 tonnes de minerais,
125 000 tonnes de charbon et a fait un bénéfice net de deux millions.
L'industrie indigène est peu développée. L'enseignement des nou-
velles écoles d'arts et métiers et surtout l'initiative et les capitaux euro-
péens détermineront le progrès de ce côté.
CENTRES PRINCIPAUX. — La plupart des villes sont au bord de la
mer ; presque toutes ont gardé jusqu'ici leur antique caractère de cités
musulmanes.
Tunis, la capitale, compte près de 120 000 habitants, dont25 000 Israé-
lites et 15 000 Européens (4 000 Français). Les environs de Tunis
sont des plus agréables, pleins de sites charmants où se rencontrent les
LA TUNISIE 283
maisons de campagne des riches Tunisiens, ainsi que les palais du bey
(Bardo et Kasr-es-Saïd), les beaux villages de la Manouba, l'Ariana, la
Marsa, près de Carthage.
La Gouletle, le port cle Tunis, compte 8 000 habitants. Plus loin, sur
le golfe, on va prendre les bains de mer à Hammam-Lif. Bizerte est une
ville cle . 5 000 habitants ; Sfax en compte 20 000 ; Sousse, 8 000. On
trouve encore, en descendant vers le sud, Monastir et Gabès. Les habi-
tants de cette côte se livrent, à la pêche de la sardine et à celle des
éponges.
Dans l'intérieur nous citerons Béja (4 000 habitants) appelée à
beaucoup d'avenir par sa position sur le chemin de fer principal, au
milieu d'un pays très riche ; puis El-Kef (7 000 habitants) ; Zaghouan, à
40 kilomètres cle Tunis et d'où part l'aqueduc portant l'eau à la capitale ;
on y fabrique spécialement les chéchias (bonnets de spahis) ; plus au sud
Kairouan, la ville sainte (15 000 habitants), qui renferme nombre de
belles mosquées, el dont les théologiens ont gardé beaucoup d'influence
parmi les Croyants. Kairouan se distingue dans le travail des cuirs.
La Tunisie esl rapidement devenue une des plus belles possessions
françaises ; de telles colonies sont plus que toutes les autres une force
nouvelle ajoutée à celle cle la mère-patrie et pour l'avenir une terre fran-
çaise ajoutée à la terre déjà si française de l'Algérie. Pour réaliser ces
belles promesses, nous avons « à développer, avec nos capitaux, nos
forces morales et intellectuelles, à l'avantage cle la Tunisie comme cle la
France, les richesses naturelles du pays ».
%Le Protectorat français dans l'Indo-Chine
TONKIN & ANNAM.-CAMBODGE
CHAPITRE XXII
GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE
L'ancien empire d'Annam se divisait en trois parties principales : au
nord, le Tonkin, qui, confinant à la Chine, occupait sur la côte le delta
du Song-Koï ou fleuve Rouge, el dans l'intérieur les vallées de ce fleuve
et de ses affluents ; au centre,la Haule-Cochinchine, ou bien Annam pro-
prement, dit, comprenant tout le pays entre la mer de Chine et le cours
du Mékong ; enfin la Basse-Cochinchine, devenue la première posses-
sion française.
La limite occidentale cle l'empire était marquée à peu près par le
Mékong et il touchait de ce côté aux royaumes de Cambodge et de
Siam.
Nous avons décrit le cours du Mékong en parlant de la Cochin-
chine. Son bassin est limité, à l'est, par une longue chaîne de montagnes
venant du plateau central asiatique et suivant dans toute sa longueur la
péninsule indo-chinoise. La.ligne cle faîte se tient entre 250 et 300 kilo-
mètres de la mer, à partir du golfe du Tonkin; mais les contreforts de la
chaîne s'avancent jusqu'au rivage et font du pays, particulièrement de
la province de Hué, une contrée très montagneuse.
Il n'y a pas cle grands cours d'eau en Annam; chaque rivière des-
cend droit à la mer de Chine entre deux contreforts de montagnes, ne
recevant que les eaux d'un très petit bassin.
Les points à noter sur la côte sont l'entrée de la rivière, de Hué,
avec le port de Thuan-An, et la baie cle Tourane, un peu plus au "sud :
286 LA FRANCE ET SES COLONIES
l'un et l'autre ont été plus d'une fois le théâtre de faits de guerre impor-
tants. La baie cle Tourane, s'enfonçant dans les terres à plusieurs kilo-
mètres, et large de 3 lieues, offre aux navires une vaste surface, bien
abritée par les hauteurs superbes et boisées qui lui font un admirable
cadre.
La partie septentrionale de l'empire d'Annam, le Tonkin, présente
une constitution physique toute différente : là un grand fleuve à bassin
étendu réunit les eaux d'un vaste territoire ; vers la partie basse de son
cours ses apports alluvionnaires ont formé peu à peu, dans la longueurdes siècles, un pays; plat, riche, parfaitement arrosé, le delta du fleuve
Rouge, où se masse la population tonkinoise.
Le fleuve Rouge ou Song-Koï naît en Chine dans le haut pays du
Yunnan et prend aussitôt la direction générale du sud-est qu'il garde
jusqu'à la mer. La dernière ville chinoise qu'il arrose est Mang-hao ; un
Sampangs. tonkinois.
TONKIN, ANNAMET CAMBODGE 289
peu au dessous, à Lao-Kaï, il pénètre sur le territoire tonkinois, à
350 kilomètres de la mer. Jusqu'à Lao-Kaï, le fleuve, encaissé entre de
hautes berges, torrentueux, coupé de lits de roches où se forment les
rapides, n'est point navigable, sauf pour de petites barques de 4 ou
5 tonneaux, que les indigènes tirent à la cordelle. De Lao-Kaï à Hong-
Hoà, il devient plus accessible ; cependant il est coupé de rapides assez
nombreux, et c'est seulement dans la saison des hautes eaux, de mai à
décembre, que des bateaux à vapeur, ne calant pas plus de 2 mètres, peu-
vent remonter de Hong-Hoâ jusqu'à Lao-Kaï. Dans la saison sèche cetle
navigation n'est permise qu'à de faibles vapeurs d'une construction spé-
ciale n'ayant pas besoin de plus de 60 centimètres d'eau. Une améliora-
tion du cours du fleuve Rouge est possible dans cette région et serait
fort importante; il s'agirait de faire sauter quelques bancs de roches,
d'avoir peut-être quelques digues cle retenue, d'établir le louage à la
chaîne. Ce sont là d'utiles travaux réservés à un prochain avenir.
A Hong-Hoâ (plus cle 100 kilomètres cle la mer) le fleuve a 500 mètres ;
c'est là qu'il reçoit son principal affluent de droite, la Rivière-Noire,
dont le cours, commencé clans le Yunnan, est au moins aussi long que
celui du fleuve Rouge. Dix -kilomètres plus bas, à gauche, est le con-
fluent de la Rivière-Claire, qui commence également en Chine, descend
du nord au sud, passe à Tuyen-Quan, se grossit tout près de là d'une
rivière descendue des environs de Cao-Bang et de Langson.
Le fleuve Rouge, après s'être grossi de tous ces affluents, passe
à Sontay, puis devant Hanoï, très grande ville et capitale du Tonkin,
où sa largeur n'est pas moindre de 1 kilomètre, et où il se divise en
plusieurs branches dont l'ensemble, joint à celles du Thaï-binh et aux
nombreux arroyos transversaux, conslitue le delta du Tonkin. De Hong-
Hoâ à Hanoï, le fleuve est encore difficile aux fortes embarcations pen-
dant la saison sèche. A la saison des pluies, qui commence à la fin cle mai,
il roule une masse d'eau très considérable, et la différence de niveau entre
les hauteurs du fleuve aux deux saisons ne va pas à moins de 5 à 6 mètres.
Pendant quelque temps une bonne partie du delta est inondée.
Le Thaï-Binh, dont le point d'origine n'est pas bien déterminé, paraît.
naître clans la province chinoise de Kouang-si. Il passe non loin de Lang-
son, descend vers le sud, arrose Thaï-nguyen, infléchit un peu plus bas
son cours au sud-est, passe près de Bac-Ninh et arrive bientôt, large cle
300 mètres, dans la région du delta, que ses branches multiples, jointes
à celles du fleuve Rouge par les arroyos, contribuent à former et limitent
du côté de l'est.
290 LA FRANCE ET SES COLONIES
LE DELTA.— Vu d'ensemble, le delta du Tonkin présente la forme d'un
triangle isocèle dont la côte serait la base et Hanoï le sommet ; cette base
s'étend sur 120 kilomètres environ, les côtés du triangle ayant une lon-
gueur à peu près égale. La surface de territoire ainsi délimitée est à peine
égale à celle d'un cle nos départements moyens. Mais la richesse du sol
et la densité de la population donnent au delta une importance bien supé-rieure à celle que ferait supposer son étendue restreinte. Comme le delta
du Mékong, le delta du Song-koï est un lacis compliqué de cours d'eau
baignant des terres très basses, souvent protégées par des digues et
remarquables par leur fertilité. Un grand nombre de villages bien peuplés
y sont bâtis, au milieu des bambous, des bananiers et des banians ; de
riches cultures les entourent, parmi lesquelles dominent les rizières.
Malheureusement les grands navires ne trouvent pas dans cette mul-
titude de cours d'eau un canal assez profond qui leur permette de monter
devant Hanoï. Un seul port leur est accessible dans le delta, c'est celui cle
Haïphong, sur le Thaï-Binh ; on y arrive par l'embouchure dite de Gua-
Cam qui présente 3m,30 d'eau à basse mer el 5'",40 quand la marée est
haute. La difficulté d'entrée est aggravée de ce fait que, dans le golfe du
Tonkin, il se produit une seule marée chaque jour.
LA CÔTEDU TONKIN. — Du cap Paklung à la frontière chinoise, jus-
qu'au delta, la côte, très découpée, se présente sous forme de falaises
Haïphong.
LeFleuve-Rouge.
TONKIN,ANNAMET CAMBODGE 293
élevées et à pic, el est longée par une multitude d'îles et d'ilôts rocheux
des plus pittoresques. Toute celle région servait et sert encore cle refuge
aux pirates du golfe ; on y connaît même un archipel dénommé îles des
Pirates. C'est dans celte partie cle la côte que se trouve la baie d'Halong,
mouillage vaste et sûr, protégé par des roches de 30 à 50 mètres d'élé-
vation, et, chose précieuse, possédant dans le voisinage des gisements
considérables cle charbon 1, reconnu propre à l'approvisionnement des
navires. Ces houillères sont maintenant en pleine exploitation. Elles
constituent une richesse inestimable et pour notre marine et pour la
colonie, vu la rareté et le haut prix cle la houille en Extrême-Orient.
Dans le delta, les côtes sont basses et émergent à peine, les approche
en sont difficiles pour les grands navires.
SYSTÈME OROGRAPHIQUEDU TONKIN. —On y peut considérer deux
4 Les terrains houillers de Hon-Gayet de Kebao(voirpage295).
Femmes tonkinoises.
294 LA FRANCE ET SES COLONIES
massifs principaux; l'un descend du plateau central cle l'Asie et limite le
bassin du fleuve Rouge du côté cle l'ouest ; il appartient à la grande chaîne
longitudinale de l'Indo-Ghine dont nous avons parlé plus haut ; l'autre,
le massif du nord (province deCao-Bang), forme la ligne de partage entre
les eaux qui se rendent au Thaï-Binh et au fleuve Rouge et celles quidescendent vers la rivière de Canton ; c'est dans les chaînons secon-
daires de ce massif que se trouvent les défilés maintenant bien connus de
Bac-Lé et Don-Sang.
CLIMAT DU TONKIN. —Les conditions climalériques sont bien meil-
leures au Tonkin qu'en Cochinchine. On y peut distinguer quatre
saisons, mais aux différences moins tranchées qu'en Europe :
l'été va de mai en octobre, avec des pluies irrégulières et cle
fréquents orages; pendant les mois d'été la température se lient
entre 25" el 35° ; mai et juin présentent les jours les plus chauds.
Puis vient l'automne, au temps sec, agréable et sain, salutaire
à l'Européen ; l'hiver, de décembre à février, avec cle forts
écarts de température (7" à 25") ; enfin le printemps est une
saison cle transition, sans caractère marqué.La mousson du nord-est, rafraîchissante, souffle d'octobre
à mars; celle du sud-ouest domine le reste du temps.
Le pays est assez sain en plaine, mais non dans les contrées
boisées des montagnes. 11 faut citer la dysenterie parmi les mala-
dies à redouter; veiller de' près à la qualité des eaux de boisson
est un des bons moyens de s'en garantir.
On peut affirmer que les conditions sanitaires du Tonkin
deviendront peu à peu meilleures avec les progrès cle la coloni-
sation ; c'est là un fait d'observation commun à tous les pays
neufs, à toutes les colonies.
PRODUCTIONS.—Gomme en Cochinchine, la première cle toutes
est le riz, dont les cultures couvrent les terres basses du delta, et qui fait
le fond de la nourriture indigène. Les autres produits tropicaux, tels que
la canne à sucre, le colon, l'arbre à thé, réussissent également; le rende-
ment cle toutes, ces denrées augmentera sûrement beaucoup, caria popu-
lation est très laborieuse, avec'le maintien de la tranquillité dans le pays,
la création de débouchés nouveaux et les progrès cle notre établissement.
Parmi les animaux utiles, le porc et surtout la volaille se trouvent
en abondance au Tonkin ; il en est de même pour le poisson, qu'on pêche
en quantité dans tous les arroyos.
Riz.
TONKIN, ANNAMET CAMBODGE 295
Dans les forêts on rencontre quelques fauves, ours, tigres, pan-
thères, etc.
RICHESSES MINÉRALES.— La plupart des explorateurs du Tonkin
avaient signalé les richesses minérales du pays et notamment les dépôts
houillers.
Dès la fin de 1881, MM. Fuchs et Saladin (Voir Annales des Mines,
1882) avaient constaté que ces gisements étaient cle premier ordre, au
moins pour la quantité. M. Sarran, ingénieur des mines, continua, en 1885
et 1886, les études commencées par MM. Fuchs et Saladin.
Les dépôts houillers se présentent sous forme d'une bande longue cle
plus de 200 kilomètres, qui englobe une bonne partie du cours cle la
rivière Glaire, venant cle Tuj^en-Quan, touche la ville cle Son-Tay ; de là
suit les deux rives du fleuve Rouge jusqu'à son coude vers Hanoï, se
dirige alors vers l'est, passe au nord de Quang-Hyen et se dirige sur la
baie d'Halong pour finir à l'île de Kebao. .
La première concession, celle d'Hon-Gay, est exploitée par la
Société française des charbonnages du Tonkin ; la seconde par la
Société anonyme de Kebao. Les Anglais de Hong-Kong et les Chinois,
flairant là une excellente affaire, ont enlevé la majeure partie des titres,
Femme Muong.
296 LA FRANCE ET SES COLONIES
maintenant très.recherchés, et que la timidité des capitaux français leur a
laissé prendre.
L'ensemble des deux exploitations forme une zone allongée d'envi-
ron 70 kilomètres de long sur une largeur de 4 à 8 kilomètres. Les
. couches sont cle grande épaisseur, jusqu'à 30 mètres à Kebao. Vu leur
étendue, le bassin houiller offre donc d'immenses ressources. L'exploita-
tion est largement entamée.
Ces houilles ont été soumises à de nombreux essais pourle chauffage
des chaudières marines. Gomparées aux bons charbons de Gardiff, elles
présentaient une infériorité cle 10 à 15 0/0 dans la puissance de vaporisa-
lion, infériorité compensée largement par le prix de revient très élevé des
houilles anglaises apportées clans les mers de Chine. Il est probable que
d'ici à très peu de temps les houillères de Hon-Gay et de Kebao alimen-
teront couramment cle combustible les bâtiments dé guerre, les paquebots
et les autres navires.
LA POPULATION. — Comme en Cochinchine elle est formée en
immense majorité d'Annamites ; nous ne reviendrons, pas ici sur les
caractères physiques et moraux de cette population, dont nous avons
parlé en décrivant la Cochinchine.
CHAPITRE XXIII
HISTORIQUE DE L'ÉTABLISSEMENT FRANÇAIS
Dès 1867, l'amiral de la Grandière, constatant l'état cle décomposi-
tion cle l'empire cl'Annam, pensait à lui imposer notre protectorat et à
soumettre ainsi à l'influence française toute la péninsule, jusqu'à la fron-
tière chinoise. Des négociations étaient même entamées à cet effet, lorsque
les revers de la France
portèrent le coup le plus
funeste à son prestige en
Orient, el détournèrent
aussi nos regards cle ces
régions lointaines.
M. DUPUIS SUR LE
FLEUVE ROUGE: — Au
commencement cle 1873,
un Français, M. Jean Du-
puis, homme d'énergie et
d'intelligente initiative ,
connaissant bien l'Ex-
trême-Orient où depuis
longtemps il étaitfixé, s'a-
visa de prendre la voie du
fleuve Rouge pour livrer
une fourniture d'armes et
de munitions à un général
chinois en expédition au
Yunnan. Francis Garnier et les autres membres de la mission Doudart de
Lagrée avaient autrefois rencontré en Chine M. Dupuis et lui avaient appris
que le Song-Koï pouvait être remonté par bateaux jusqu'à Mang-hao. Il mit
donc à exécution son hardi projet ; sa constance résolue triompha d'abord
du mauvais vouloir et des obstacles que lui opposaient partout les man-
darins annamites. Mais bientôt le conflit s'accentua, les bateaux des con-• 3S
Jean Dupuis.
298 LA FRANCE ET SES COLONIES
vois furent saisis et M. Dupuis, avec quelques centaines d'hommes bien
armés, ne se laissant nullement intimider par les menaces de la cour cle
Hué, s'établit et se fortifia dans Hanoï, décidé à ne se retirer que lorsquel'Annam lui aurait remis une indemnité proportionnée au dommage dont
son commerce avait souffert.
MISSION DE FRANCIS GARNIUR. —L'amiral Dupré commandait alors
a Saïgon ; Tu-duc,
impuissant contre
M. Dupuis, lui de-
manda d'intervenir
pour amener l'éva-
cuation d'Hanoï.
L'amiral songea
aussitôt à profiter
cle la circonstance
pour reprendre les
projets d'expansion
française en Annam
et choisit, pour la
mission qu'il prépa-
rait, un ancien com-
pagnon cle Doudart
cle Lagrée, le lieu-
tenant cle vaisseau
Francis Garnier,
homme énergique,
connaissant bien l'O-
rient et ses moeurs,
cloué de vues nettes
et justes sur les in-
térêtsfrançaisetleur
avenir. Garnier a caractérisé lui-même sa mission en quelques paroles, qui
contiennent en partie le programme cle notre action au Tonkin. Il fallait,
écrivait-il, « chercher à apaiser le conflit entre Dupuis et les mandarins
annamites, étudier les dispositions des populations et, au besoin, s'en servir
comme d'une arme pour vaincre les dernières résistances des lettrés anna-
mites ; négocier avec eux et les autorités du Yunnan un tarif douanier don-
nant satisfaction à toutes les parties; essayer enfin d'obtenir pour notre
industrie et nos nationaux l'exploitation des mines du Yunnan ».
Francis Garnier.
TONKIN,ANNAMET CAMBODGE 299
Après s'être mis en rapport à Tourane avec la cour de Hué, Garnier
arrivait au Tonkin en octobre 1873, avec deux canonnières etl75 hommes.
Le 5 novembre, il mouillait devant Hanoï, était bien reçu par M. Dupuis,
mais fort mal accueilli par les autorités annamites, malgré le carac-
tère conciliant de sa mission. Bientôt, voyant l'impossibilité d'ar-
river à un accord, après un ultimatum auquel il ne fut pas répondu, il
prit le parti cle faire acte d'autorité et le 15 novembre, déclarait le Song-
Koï ouvert au commerce européen, fixant en même temps les droits de
douane à percevoir par le Gouvernement annamite. Il notifiait aussi celte
décision aux autorités indigènes et aux consuls des ports d'Orient.
La situation se tendait de plus en plus : le général annamite, concen-
trant des troupes dans Hanoï, préparait les hostilités et n'attendait qu'un
moment favorable pour tomber sur les Français : il ne fallait pas lui lais-
ser le temps de devenir trop fort.
PRISE DE HANOÏ. — Homme cle décision, voyant nettement les
choses, Garnier n'hésita pas : le 20 novembre sa petite troupe, soutenue
parles Chinois de M. Dupuis et par le feu des deux canonnières, mar-
chait sur la citadelle avec une incroyable hardiesse et s'en emparait après
deux heures de combat et un assaut énergiquement mené. Les Annamites
étaient mal armés, il est vrai, et mal dirigés aussi, mais leur nombre seul
fait de ce coup de main une remarquable action de guerre : 175 hommes
Citadelled'Hanoï.
300 LA FRANCE ET SES COLONIES
s'étaient rendus maîtres en deux heures d'une citadelle défendue par
6 000 soldats et imposaient leur volonté à une ville de 100 000 habitants.
CONQUÊTE DU DELTA. -— MORT DE GARNIER. — ÉVACUATION.—
TRAITÉ DE 1874. —Garnier prit aussitôt en main le gouvernement de la
province et continua le cours de sa merveilleuse campagne, qui rappelle
les exploits fabuleux des conquistadores, en s'emparant successivement
des places principales du delta, où nous dominions partout quelques
semaines après. Le 21 décembre, cet officier d'un si grand avenir trouvait
la mort dans une sortie autour d'Hanoï. « La disparition de Garnier était
un malheur irréparable ; lui seul pouvait réussir dans les négociations
avec les Annamites et dénouer la situation où la force des choses nous
avait entraînés. » Les compagnons de Garnier ne quittèrent point la fière
attitude qui convenait à leurs exploits. Mais le cabinet de Versailles, opposé
à l'occupation militaire du Tonkin, fil entamer des négociations qui
aboutirent à llabandon du delta par notre pelite troupe el par M. Dupuis.
Une amnistie était promise aux indigènes compromis avec nous : elle fut
odieusement violée. A la suite de ces préliminaires fut signé le traité de
Saïgon (mars 1874) : nous reconnaissions la pleine indépendance cle
l'Annam vis-à-vis cle toutes les puissances et nous lui promettions l'appui
nécessaire pour maintenir l'ordre dans ses Etals ; Tu-duc s'engageait à
conformer sa politique extérieure à celle de la France et reconnaissait
noire pleine souveraineté sur les provinces cle Cochinchine. Le fleuve
Rouge était ouvert elle commerce français assuré d'avantages particuliers
dans les ports. Pour permettre à l'empereur cl'Annam cle réorganiser ses
forces, nous lui donnions cinq bâtiments à vapeur, cent canons et mille fusils.
DIFFICULTÉS NOUVELLESAVECL'ANNAM. — Bien que les gouverneurs
de Cochinchine s'attachassent avec une extrême prudence à éviter toutes
les occasions cle conflit, à garder avec soin le caractère le plus pacifique
à notre présence clans le delta, la cour de Hué, redoutant cle voir grandir
l'influence française, tourna ses yeux du côté de la Chine, rappelant à cette
puissance les liens cle vassalité, depuis longtemps tombés en "désuétude, qui
pouvaient fournir aux Chinois une occasion cle soutenir l'Annam contre les
Français. L'ambassadeur cle Chine à Paris fit entendre à noire Gouverae-
menl(1882) queson paysnereconnaissaitpasletraité de 1874,non approuvé
par la Chine, puissance suzeraine. Gambetta, alors président du Conseil,
répondit que nous ne pouvions admettre une réclamation aussi tardive.
MISSION DU COMMANDANTRIVIÈRE. —NOUVELLE PRISE DE HANOÏ. —
Cependant nos nationaux et nos protégés se trouvaient sur le fleuve
Hanoï.—RuedesInerusleurs.
TONKIN,ANNAMET CAMBODGE 303
Rouge clans la situation la plus critique, exposés aux vexations conti-
nuelles des autorités annamites et aux attaques à main armée des Pavil-
lons-Noirs, troupes de rebelles combattues par la Chine aux temps des
entreprises Dupuis, el maintenant soutenues et encouragées par les vice-
rois du Kouang-si et du Yunnan. Le gouverneur cle Cochinchine, ne pou-
vant obtenir du Gouvernement cle Hué le rétablissement cle Tordre, se
décida à envoyer à Hanoï le commandant Rivière, afin d'en imposer par
l'arrivée d'une force française à la fois aux mandarins et aux Pavillons-
Noirs. On voulait encore éviter tout conflit, mais l'hostilité des autorités
annamites allait le rendre inévitable.
Dès l'arrivée de Rivière, on lui refusait l'entrée de la citadelle
d'Hanoï et « cédant aux entraînements auxquels sont exposés les militaires,
dont le principal objectif doit être l'honneur du drapeau et la sécurité
PavillonsNoirs.
304 LA FRANCE ET SES COLONIES
des troupes qu'ils commandent, » Rivière, comme autrefois Garnier,
donna l'ordre de l'attaque. Il disposait de 600 hommes, sept canons et
trois canonnières ; un bombardement prépara l'assaut qui, exécuté avec
audace et vigueur, ne nous coûta que 4 blessés. Le feu de l'artillerie
avait fait beaucoup cle mal aux Annamites (25 avril 1882). Pour protester
de nos intentions pacifiques, M. le Myre de Villers, gouverneur de
Cochinchine, fit remettre la citadelle aux Annamites, sauf une position
dominante destinée à nous garer de toute surprise.
PROJETBOURÉE. — Une intervention du marquis Tseng, ambassadeur
de Chine à Paris, suivit cette affaire ; il lui fut répondu qu'elle concer-
nait uniquement les deux États signataires du traité cle 1874. Le conflit
entre la France et la Chine était imminent ; pour l'éviter, M. Bourée, notre
ministre à Pékin, proposa la désignation d'une zone neutre, entre le Ton-
kin el la Chine, la France s'engageant à respecter la souveraineté terri-
toriale de l'Annam: signer un pareil traité eût été s'incliner devant les
menaces cle la Chine ; le Gouvernement de la République rejeta ce projet
et rappela M. Bourée.
NOUVELLE CONQUÊTEDU DELTA. — MORT DE RIVIÈRE. —Cependant
Rivière occupait successivement Ilon-Gay, sur la côte où se trouvent
les gisements de houille ; puis Nam-DinJi, où les Annamites construisaient
des barrages qui eussent coupé nos communications avec la mer. Nam-
Dinh fut enlevé d'assaut le 27 mars 1883. Pendant cette expédition, notre
poste d'Hanoï eut à repousser une vigoureuse attaque cle nuit des Pavil-
lons-Noirs (26-27 mars). Malgré cet échec, ces derniers continuaient à
menacer Hanoï; enhardis par le petit nombre cle nos soldats, ils péné-
traient la nuit dans la ville commerciale où ils commettaienl cle nombreux
pillages. Rivière voulut en finir avec eux. Concentrant ses forces sur
Hanoï et renforcé par quelques compagnies de marins débarqués, il décida
pour le 19 mai une reconnaissance offensive, afin cle dégager la ville.
Deux compagnies d'infanterie cle marine, avec les hommes débarqués et
trois pièces de canon, quittèrent Hanoï à quatre heures du matin par la
route de Sonlay. A six heures l'action commençait à Can-Giay ; un
moment après tombait grièvement blessé le commandant Berthe de Villers.
L'ennemi, très supérieur en nombre, tout en cédant sur le front, tournait
notre droite pour s'emparer du Ponl-de-Papier franchi par nos soldats au
début de l'action et nous couper d'Hanoï. On dut battre en retraite pour
parer à cette manoeuvre ; les Pavillons-Noirs, armés de fusils à tir rapide,
faisaient un feu très intense et très meurtrier ; beaucoup de nos hommes
et de nos officiers étaient tués ou blessés. Gomme une pièce embourbée
TONKIN,ANNAMET CAMBODGE 303
dans la rizière se trouvait compromise, Rivière veut la dégager à tout
prix ; poussant lui-même à la roue avec un autre officier et quelques
hommes, il est surpris par les Chinois et massacré sur place. Un retour
offensif sauve pourtant la pièce. Après ce malheur, la retraite n'en est
pas moins vaillamment soutenue et la petite troupe rentre à neuf heures
et demie dans la concession française, après avoir perdu 30 morts et
55 blessés, plus du tiers de son effectif (19 mai 1883).
L'honneur français ne pouvait rester sur cet échec ; à la nouvelle du
triste événement, le ministère dépose une demande de crédits et donne
l'ordre au général Bouët, commandant des troupes en Cochinchine, de
partir aussitôt pour le Tonkin avec des renforts. En même temps la
division navale du Tonkin était créée avec l'amiral Courbet pour chef;
elle comprenait deux cuirassés, le Ba,yard et YAtalante, un croiseur et
trois autres navires. L'affaire du 19 mai engageait d'une façon décisive
notre action militaire. Le Dr Harmand, ancien compagnon de Garnier,
était parti en même temps crue le général Bouët et se trouvait chargé de
39
Commandant Rivière.
306 LA FRANCE ET SES COLONIES
l'organisation politique et administrative du delta, avec le titre de corn
missaire général civil de la République.
Le général Bouët eut, dès les premiers jours, à repousser deux
attaques, lune sur Hanoï, et l'autre sur Haï-Phong, notre port de débar-
quement. Bientôt l'arrivée de trois grands transports venus de Toulon fit
monter à 2 500 hommes l'effectif du corps expéditionnaire
EXPÉDITION DE HUÉ. - Une action simultanée de l'armée et de la
flotte ut résolue. L'escadre, avec des troupes de débarquement, se pré-
senta le 16 août à l'entrée cle la rivière de Hué, prépara son action le 17
bombarda les forls de Thuan-An le 18 et le 19, et termina l'affaire par un
débarquements 20. L'empereur Tu-duc venait cle mourir : l'action vigou-
reuse de 1 amiral Courbet effraya le Gouvernement annamite, qui sollicita
un armistice. MM. Harmand et de Champeaux se rendirent à Hué où ils
imposèrent les conditions suivantes : annexion à la Cochinchine de la
provmce de Binh-Tuan\ occupation permanente des forts cle la rivière
été ma^lT™'d°VenUC ^ ^ 1<3traUé dc ProleclOTat sur ^«nan,, n'a pas
Vue de Hué.
TONKIN,ANNAMET CAMBODGE 307
de Hué, ouverture au commerce européen des ports de Tourane et de
Xuanday. Nous acquérions le droit d'avoir un résident à Hué, d'adminis-
trer les douanes du pays et de compléter ces avantages par un traité de
commerce (août 1883).
OPÉRATIONSAU TONKIN. — Pendant cette expédition, couronnée
d'un plein succès, nous rencontrions au Tonkin des difficultés sérieuses:
les Pavillons-Noirs, nombreux el parfaitement armés, retranchés dans de
fortes positions sur la route de Sonlay, ne pouvaient être forcés par une
première auaque, le
15 août; mais, le len-
demain, impressionnés
sans doute par la vi-
gueur de nos troupes,
•et craignant une nou-
velle affaire, ils quit-
taient la position pour
en occuper une plus
-éloignée de Hanoï, re-
nonçant à inquiéter la
place, tous les jours
menacée depuis la
mort de Rivière.Le 19,
le lieutenant - colonel
Brionval prenait Ilaï-
Dsuong aux troupes
annamites, avec leurs
trésors, des armes et
cent cinquante canons.
Cette place, au centre
du delta, sûr la route cleHaï-Phong a Hanoi, était d une sérieuse importance.
M. Harmand, revenu de Hué au Tonkin, avait des vues très diffé-
rentes cle celles du général Bouët : celui-ci, en conflit avec le commissaire
civil, dut rentrer en France, après avoir livré le combat de Phung (1ersep-
tembre) où se distinguèrent les auxiliaires annamites : c'était un nouveau
pas en avant sur la route de Sonlay.
INTERVENTIONCHINOISE.— PRISE DE SONTAY.— La situation res-
tait cependant difficile ; de jour en jour les troupes ennemies se grossis-
saient des réguliers chinois qui passaient la frontière. M. Harmand, com-
prenant la nécessité cle concentrer pour le moment toute l'autorité dans
Amiral Courbet.
308 LA FRANGE ET SES COLONIES
une seule main, demanda lui-même à rentrer en France, et l'amiral
Courbet réunit tous les pouvoirs. Presque en même temps (novembre 1883),l'ambassadeur chinois Tseng notifiait officiellement au Gouvernement
français l'intervention de la Chine, effective depuis des mois.
Les renforts arrivés de France et d'Algérie permirent à Courbet de
prendre une offensive vigoureuse. A 35 kilomètres nord-ouest de
Hanoï est la citadelle cle Sontay où l'ennemi avait accumulé les moyens
de défense. La position de celte place à une marche de la capitale ren-
dait toujours précaire la tranquillité cle celle-ci ; on résolut de modifier
cet état de choses. L'amiral Courbet mit en marche deux colonnes,
comprenant ensemble 6 000 hommes, appuyés par la flottille cle canon-
nières. Les abords de la place reconnus, il prit ses dispositions de com-
bat, l'une des colonnes détournant l'attention cle l'ennemi par une diver-
sion accentuée, l'autre chargée de l'attaque principale. L'enlèvement des
premières lignes exigea toute la journée du 14 décembre; on employa
la nuit à reconstituer les munitions des corps. Le 15, on fit un pas en
avant en s'établissant dans les positions abandonnées. Le 16, au malin,
un bombardement méthodique préparait l'opération décisive. Comme
le 14, il y eut deux attaques, une diversion sur la citadelle et l'attaque
principale sur une des portes de la ville. On se battit toute la journée,
ne progressant que pas à pas ; à cinq heures seulement, comme nos
tirailleurs arrivaient à 100 mètres du fossé, l'amiral, cessant le feu,
donna le signal de l'assaut ; la légion étrangère, les marins el l'infanterie
de marine s'élancent à la fois dans la place; avant dix heures du soir toute
résistance avait cessé (14-16 décembre 1883) ; l'ennemi fuyait en désordre
vers le nord, perdant 1 000 hommes, plus cle cent canons, des fusils et des
munitions. Nous avions 83 tués et 319 blessés. La prise cle Sonlay a été
l'affaire la plus sanglante cle la campagne du Tonkin. Les troupes et les
officiers y firent preuve d'un entrain et d'un élan extraordinaires. La
conduite des opérations fut également tout à l'honneur du colonel Bichot,
commandant supérieur des troupes, et du chef remarquable qui, l'année
suivante, allait illustrer son nom dans la direction des opérations navales.
ENVOI DE RENFORTS. — COMMANDEMENTDU GÉNÉRAL MILLOT. —
Malgré ce grand succès, de nouveaux renforts étaient nécessaires. En
effet la prise même de Sontay exigeait l'immobilisation de quelques
troupes ; il en était de même à chaque point nouveau que nous occu-
pions ; ainsi les effectifs diminuaient à mesure que s'étendait le champ
d'action. De plus, la Chine préparait évidemment des forces nouvelles, et la
cour de Hué, voyant la Chine engagée, se reprenait à l'espoir : le successeur
TONKIN,ANNAMET CAMBODGE 309
de Tu-duc, coupable d'avoir signé le traité de 1883, mourait empoisonné;
M. de Champeaux, résident à Hué, menacé dans sa légation, était obligé
de faire renforcer la garnison de Thuan-an. Cependant l'arrivée à Hué de
M. Tricou, notre ambassadeur en Chine, put rétablir la tranquillité.
Pour compléter les résultats de la prise cle Sontay, l'amiral Courbet
voulait remonter le fleuve jusqu'à Hong-Hoâ et forcer aussi cette posi-
tion, mais on ne put donner suite à ce projet, les eaux étant trop basses
pour les canonnières.
Le 12 février 1884, Courbet remit son commandement au général
Millot qui arrivait de France avec une brigade de renfort. Il était devenu
nécessaire, en effet, vu l'importance des effectifs, de donner la direction à
un chef de l'armée de terre ; nous disposions maintenant de 16 000 hommes,
divisés en deux brigades sous les ordres des généraux Brière de l'Isle
et de Négrier. L'amiral reprit le commandement de l'escadre.
Pirates chinois.
310 LA FRANCE ET SES COLONIES
PRISE DE BAC-NINH. — La capitale était dégagée vers la vallée du
fleuve Rouge par la prise et l'occupation de Sontay ; mais une placeaussi menaçante pour elle et par sa proximité et par sa position était
encore aux mains des Chinois : c'était Bac-Ninh, à une marche dans le
nord-est, au point où s'ouvre dans le delta la vallée du Thaï-Binh,débouché du chemin de Langson et route d'invasion directe pour une
armée venant de Chine. Ainsi la prise cle Bac-Ninh s'imposait, et pourassurer la défense du delta et pour nous créer une base d'opérations si
nous voulions à notre tour marcher vers la frontière chinoise.
Le général Millot, prenant à revers les formidables retranchements
de Bac-Ninh, menaça la ligne de retraite cle l'ennemi ; cette manoeuvre
bien conçue contribua dans une forte proportion à faire tomber la résis-
tance de la place, qui ne demanda pas, à beaucoup près, le même effort.
que Sonlay pour être réduite ; une série d'opérations nous avait rendus
maîtres du canal des Rapides, et des autres arroyos, tous fortifiés, quifont de Bac-Ninh un centre stratégique important ; la chute de ces posLtions entraîna celle cle la AÙUe elle-même dont les défenseurs risquaientd'être cernés (7-12 mars 1884). Poursuivis avec vigueur sur la route cle
Langson, les Chinois étaient atteints et battus à Lang-Kep.La prise de Hong-Hoâ (10-13 avril) complétait et assurait notre
premier établissement. De quelque temps nous n'allions pas revoir
l'ennemi.
Le général Millot profita cle celle période cle tranquillité relative
pour organiser les corps indigènes dits tirailleurs tonhinois, avec officiers
et sous-officiers français. Celle formation n'était pas entièrement nou-
velle ; les efforts du général Millot tendirent à développer le nombre et
la qualité de ces. corps indigènes, connaissant quelles ressources on peuttrouver en eux lorsqu'on a su les attacher au drapeau.
L'été de 1884 fut signalé par l'occupation cle Tuyen-Quan, posteavancé sur la rivière Glaire, à 50 kilomètres au nord de Sontajr et sur
l'une des routes qui descendent du Kouang-Si.
APPARENCES DE PAIX. — Le Gouvernement chinois, lassé d'une
campagne qui ne lui apportait aucun profit, craignant peut-être une
offensive plus dangereuse sur quelque point vulnérable de son immense
territoire, entrait en relations avec le capitaine de frégate Fournier et
signait, le 11 mai 1884, la première Convention de Tien-Tsin : promesse
de respecter nos traités avec l'Annam, de retirer ses troupes du Tonkin ;
engagement de la France de maintenir l'ordre sur la frontière méridio-
TONKIN,ANNAMET CAMBODGE 311
nale de la Chine et de la proléger contre toute agression, tels étaient les
termes du traité que signa le grand-mandarin Li-Hung-Chang, partisan
de la paix, dont l'influence malheureusement fut combattue avec succès
par le parli de la guerre ; d'où un événement très inattendu qui fit rompre
toute négociation.
AFFAIRE DE BAC-LÉ. —D'après la teneur et les garanties du traité
de Tien-Tsin, le général Millot se prépara à prendre possession des
villes qui devaient être évacuées par les Chinois ; une colonne de
800 hommes, dirigée par le lieutenant-colonel Dugenne, se mit en marche
sur Langson, et, comme elle avait dépassé Bac-Lé cle quelques kilomètres,
se trouva en présence des réguliers chinois (23 juin). Un parlementaire
se présenta disant que les Chinois n'avaient pas l'intention d'atlaquer,
mais qu'ils étaient sans ordres pour battre en retraite ; le colonel Dugenne
répondit simplement qu'il allait reprendre sa marche ; une heure après,
l'avant-garde était engagée avec les Chinois, qui avaient lire les premiers
coups cle fusil. Nous couchions sur la position. Au malin, le combat
recommençait. L'ennemi, profitant à la fois de sa grande supériorité
numérique et de la nature du terrain, nous entoura de tous côtés. Le
colonel Dugenne dut se retirer sur Bac-Lé, s'y arrêta un jour, en gardant
une très ferme altitude, puis gagna une forte position en arrière où le géné-
ral cle Négrier vint le recueillir. La colonne rentra sans encombre à Hanoï.
Le Gouvernement delà République fit aussitôt demander satisfaction
à la Chine pour cette flagrante violation d'un tout récent traité ; M. Pate-
nôlre, plénipotentiaire français, devait être appuyé par deux divisions
navales d'Extrême-Orient dont l'amiral Gourbel, secondé par le contre-
amiral Lespès, avail le commandement supérieur. Nous verrons un peu
plus tard par quelle action aussi énergique qu'habile et brillante ce
remarquable homme de mer amena la Chine à composition. Il faut d'abord
nous reporter un moment aux affaires d'Annam el à celles du Cambodge.
AFFAIRES D'ANNAM.— Le nouvel empereur d'Annam était mort
subitement comme son prédécesseur. Les régents appelèrent au trône un
enfant de quatorze ans, sans tenir compte des observations présentées par
M. Rheinart, notre résident, qui, d'après le dernier traité, voulait que
le Gouvernement français fût consulté sur ce choix. M. Rheinart pro-
testa officiellement el avertit le général Millot ; le 12 août 1884, un ulti-
matum était présenté à la régence et nos représentants, grâce à leur
fermeté, étaient introduits à la première réception du nouveau souverain,
détail important chez un peuple aussi formaliste : il établissait d'une
manière patente nos droits de suzerains.
312 LA FRANCE ET SES COLONIES
AFFAIRES DU CAMBODGE.— Le roi de Cambodge, Norodom, malgré
nos avis pressants, continuait el accentuait son système d'exploitation à
outrance des populations cambodgiennes ; de plus, il ne tenait aucun de
ses engagements avec nous. M. Thomson, gouverneur cle Cochinchine,
gagna Pnom-Penh avec quelques troupes et, tant par persuasion qu'en
l'intimidant, fit accepter au roi la convention du 17 juin 1884, qui cons-
tituait la propriété individuelle ; le pays cessait d'être la chose du roi,
dont il pouvait user el abuser ; c'était une véritable révolution.
OPÉRATIONS DE L'AMIRAL COURBET. — L'amiral Courbet avait dès
longtemps compris que notre adversaire le plus dangereux était la
Chine. Il ne put faire accepter au Gouvernement son plan d'attaquedirecte comprenant un débarquement et une marche sur Pékin, qui nous
eût entraînés à une augmentation considérable de nos effectifs en Orient,
alors que déjà, dans le Parlement et dans la presse, s'élevaient des cla-
meurs aussi violentes que peu réfléchies sur la quantité des troupes
envoyées au Tonkin. Courbet chercha donc quelque autre moyen d'ame-
ner la Chine à composition et résolut : 1° de détruire l'arsenal de Fbu-
tchéou, où se trouvaient concentrées les ressources navales de la Chine;
2° d'occuper les ports de l'île Formose ; 3° d'arrêler les jonques chargées
de riz et d'affamer ainsi Pékin et les provinces du nord. Le conlre-
Piioin-Pcuh, capitale du Cambodge.
TONKIN,ANNAMET CAMBODGE 313
amiral Lespès fut chargé, d'occuper Formose. Courbet se réserva la
partie la plus importante et la plus délicate des opérations.
L'arsenal de Fou-tchêou est établi sur la rivière Min, à 30 kilo-
mètres de la mer ; les passés dé la rivière sont très fortement défendues
par une série de batteries et de redoutes; l'arsenal lui-même et ses abords
sont également fortifiés. Prévoyant la rupture, Courbet était hardiment
entré dans la rivière depuis le 16 juillet et avait mouillé non loin de
Fou-tchéou, avec une partie- seulement de ses navires, les plus forts
ayant dû rester hors des passes à cause de leur tirant d'eau. Le 22 août,
il reçut l'autorisation d'agir. Prenant la résolution la plus hardie, il
décida l'attaque sans tenir compte des forts qui fermaient les passes et
qui, en cas d'insuccès, eussent achevé la destruction de son escadre.
L'amiral montait le Volta ; il avait avec lui deux autres grands bâti-
ments, trois canonnières et les torpilleurs 45 et 46. Vingt-trois navires
40
Mandarin annamite.
314 LA FRANCE ET SES COLONIES
chinois, dont quelques croiseurs très puissants, se trouvaient devant
Fou-tchéou. Le 23 août, à deux heures du soir, quand le flot de marée
fut bien établi, l'amiral donna le signal de l'attaque; les deux torpilleurs
s'élancent à toute vitesse sur deux des plus grands navires ennemis, et,
malgré la mitraille et le feu de mousqueterie, vont porter leur torpille
sous le flanc même des bâtiments; le torpilleur 46, engagé, reste deux
minutes sous un feu terrible, à bout portant; son capitaine, le lieutenant
de vaisseau Duboc, a l'oeil crevé d'un coup de fusil; le petit bateau se
dégage enfin; les deux navires coulaient bas. Les autres bâtiments fran-
çais cependant, ayant chacun leur tâche déterminée, l'accomplissaient
avec une étonnante précision ; le feu des Français fut si intense et si
juste qu'après une heure de combat la flotte chinoise ne comptait plus
que des débris; elle avait perdu 2 000 hommes et vingt-deux navires.
Les torpilleurs chinois, fuyant l'action, avaient remonté la rivière. La
journée du 24 fut employée au bombardement de l'arsenal el d'un croi-
seur en construction.
Il s'agissait maintenant de descendre le Min, opération périlleuse,
le fleuve présentant dans le parcours deux passes de moins de 500 mètres,
où les navires se trouvent à une excellente portée des forts. Mais l'évé-
nement prouva que les calculs cle l'amiral étaient aussi justes qu'ils
semblaient téméraires ; les forts, construits en vue d'une attaque venant
de la mer, étaient peu armés et peu défendus vers le haut de la rivière ;
nous pouvions avec succès prendre à revers leurs batteries. Du 25 au 28,
elles furent successivement bombardées par l'escadre, puis enlevées par
des marins mis à terre.. Le 29, l'escadre sortait de la rivière et ralliait
ses cuirassés au mouillage cle Mafou (23-29 août 1884). Le bombarde-
ment de Fou-tchéou causait à la Chine une perte cle trente millions.
OPÉRATIONS DANS L'ÎLE FORMOSE. — L'amiral Lespès avait bom-
bardé et pris Kelung le 5 août, puis rallié l'escadre cle l'amiral Courbet.
Quand celui-ci put disposer d'un petit corps de débarquement, Kelung
fut attaqué et pris de nouveau (2 octobre), mais avec beaucoup de peine;
en même temps l'attaque sur Tamsui, port voisin, échouait, à cause de
la faiblesse de nos moyens. Nous dûmes à Kelung rester sur la défen-
sive et même repousser plusieurs attaques des Chinois. Les troupes
employées à l'île Formose furent très éprouvées par les mauvais temps
et les maladies.
POURSUITE D'UNE ESCADRE CHINOISE. — BLOCUSDU RIZ. — L'ami-
ral Courbet cherchait depuis longtemps à joindre-l'escadre chinoise ; il
l'aperçut enfin le 13 janvier 1885, et la chasse commença. Trois des
TONKIN, ANNAMET CAMBODGE 315
bâtiments chinois, meilleurs marcheurs et moins fatigués que les nôtres,
ne tardèrent pas à se mettre hors de vue; deux autres trouvèrent un
refuge devant Sheipoo ; attaqués de nuit par deux canots à vapeur porte-
torpilles, ils furent coulés l'un et l'autre.
Peu après l'amiral occupait les îles Pescadores, qui commandent le
détroit de Formose, et bloquait l'entrée du Pé-tché-li, mettant ainsi à
exécution le blocus du riz. Prolongé quelque temps, c'était là un des
moyens les plus sûrs de réduire le Gouvernement chinois. Sur ces
entrefaites on signait les préliminaires de paix, et le blocus était levé le
16 avril 1885.
MORT DE COURBET. — Un peu plus tard, l'amiral Courbet, écrasé
par la maladie, mais dont la force d'âme avait jusque-là dompté le mal,
mourait à bord du Bayard; la France perdait un grand homme de mer.
OPÉRATIONSAU TONKIN. — Tandis que la marine rendait ainsi les
plus éminents services, l'armée de terre ne restait pas inactive.
Le général Brière de l'Isle, successeur du général Millot, avait
affaire aux forces chinoises du Kouang-si descendues par la route de
Langson et par la vallée du Loch-Nam (affluent de gauche du Thaï-
Binh) ; d'autres arrivaient par la rivière Claire. Elles menaçaient donc
d'un côté Bac-Ninh, de l'autre Tuyen-Quan. Des troupes marchèrent
•contre elles ; Tuyen-Quan fut dégagé ; Kep et Chu, positions importantes
sur la route de Langson, occupées après de brillants, combats. Le
moment était venu de prendre l'offensive et de rejeter l'ennemi en Chine.
MARCHE SURLANGSON.— Il fallut d'abord s'occuper avec un soin
minutieux cle la question des ravitaillements en vivres et en munitions.
Le pays est difficile, boisé, sans chemins ; on le connaissait très peu.
Dans ces conditions on peut comprendre quelles précautions, quels tra-
vaux étaient nécessaires pour assurer ces services de première impor-tance. L'effectif du corps expéditionnaire montait à 7 000 hommes
divisés en deux brigades, Giovaninelli et de Négrier ; Brière de l'Isle
commandait l'expédition.
Les Chinois nous attendaient aux défilés de Bac-Lé, forte et difficile
position où en juin 1884 avait été arrêtée la colonne Dugenne. Le général
français, appuyant à l'est, prit la route des montagnes par Chu, plus
difficile, mais qui tournait la position de Bac-Lé. La marche en avant,
commença le 3 février 1885; le 13 mars, nous étions à Langson aprèsavoir poussé devant nous, aux combats de Dong-Sung, Deo-quan, Ki-loa,
les arrière-gardes chinoises.
316 LA FRANCE ET SES COLONIES .
DÉFENSE DE TUYEN-QUAN. — Aussitôt le général en chef, laissant.
à Langson le général de Négrier avec la deuxième brigade, se dirigeait
à marches forcées, avec la brigade Giovaninelli sur la place de Tuyen-
Quan qu'il savait vivement pressée par les Chinois. Cette place, comme
nous l'avons dit, commande la vallée de la rivière Claire et l'une des
routes d'invasion de Chine au Tonkin. Depuis le 20 novembre 1884, le
chef de bataillon Dominé, avec 600 hommes et une canonnière, posté
derrière des ébauches de retranchements qu'il fallait relever chaque jour,
était assiégé par 15 000 Chinois.
L'ennemi fit preuve à la fois de beaucoup d'énergie et d'une grande
habileté, conduisant ses travaux d'attaque à l'européenne ;. on soupçonnamême à ce sujet la présence dans son camp d'officiers européens. Mais
.toute la garnison, du chef au dernier homme, opposait à ^l'assiégeant
une fermeté, une vigueur, une activité incomparables. Le génie était
dirigé par un simple sous-officier, le sergent Bobillot, jeune homme de
grande espérance, qui fut blessé mortellement, après avoir, presque jus-
qu'au dernier jour, rendu les plus éminents services à la défense. Au
mois de février, le tiers de la garnison était hors de combat ; les sorties-
les plus vigoureuses ne parvenaient qu'à détruire pour un jour les tra-
vaux d'approche des Chinois ; déjà ils avaient, pratiqué plusieurs brèches..
L'indomptable énergie du commandant Dominé soutenait toujours le
moral de son héroïque garnison, mais le jour était proche où tout cou-
rage deviendrait inutile, où l'on succomberait à coup sûr au milieu des
débris delà place Enfin, le 28 février, on aperçut des fusées trico-
lores ; elles annonçaient aux défenseurs de Tuyen-Quan l'approche des
Français. Le 2 mars, la brigade Giovaninelli attaquait les positions défen-
sives préparées par Lu-Vin-Phuoc, chef des Pavillons-Noirs, qui avait
prévu l'arrivée d'un secours extérieur. On se battit jusqu'au soir ; la nuit
se passa à quelques mètres de l'ennemi ; le 3 mars, au matin, la garnison
de Tuyen-Quan était délivrée après une héroïque défense de . cent trois-
jours.
EVÉNEMENTS DE LANGSON. — A Langson le général de Négrieravait poursuivi le succès, battu les Chinois en plusieurs rencontres,
atteint la Porte de Chine et Dong-Dang, puis Bang-Bo, le 24 mars. Dans
cette journée même, les Chinois'très renforcés reprirent l'offensive, et l'on
dut reculer pas à pas jusqu'à la Porte de Chine devant des masses consi-
dérables. Le 26, .de Négrier ralliait Langson sans être inquiété. Nous
avions alors 3 500 hommes.
Le 28 mars, les Chinois attaquaient le fort de Ki-lua, en avant de
TONKIN, ANNAMT3T CAMBODGE 317
Langson ; une contre-attaque eut un plein succès et les obligea à la
retraite, après des pertes considérables. Nos troupes avaient combattu
avec entrain et vigueur ; mais de Négrier, blessé, remettait le comman-
dement au lieutenant-colonel Herbinger à trois heures et demie. Celui-ci
télégraphiait aussitôt au général en chef que, ne pouvant se maintenir,
faute de munitions et de vivres, il allait profiter de la nuit pour rétrogra-
der vers Cut.
Ainsi le colonel Herbinger ordonnait la retraite, sur l'heure, à des
troupes qui venaient de livrer un combat victorieux et dont le moral
n'était nullement atteint. Manquait-on vraiment de vivres et de munitions?
Il a été établi que, sans compter les ravitaillements attendus le 30, le 28
au soir l'artillerie avait plus de deux mille six cents coups de canon à
tirer (plus qu'on n'avait dépensé dans les combats du 4 au 12 février) ;
quant à l'infanterie, les hommes étaient « surchargés » cle cartouches
(cent vingt par homme), et il. y en avait trente mille au parc: on pou-
. vait faire face à plusieurs affaires. Le général de Négrier pensant, comme
l'événement l'a prouvé, que l'ennemi n'attaquerait pas de nouveau, con-
seillait de rester à Langson. Mais le colonel Herbinger, sous une
influence dépressive dont on n'a pas déterminé les causes, sembla perdre
la tête el précipita au contraire le mouvement de retraite, abandonnant
le trésor, une batterie de montagne, des vivres qui ne furent même pas
détruits ! C'était faire tout le possible pour porter une sérieuse atteinte
au moral des troupes. Une marche forcée les amenait, déjà en désordre,
jusqu'àDong-song, et c'est seulement sur un ordre formel du général en chef
que le colonel Herbinger consentait à s'arrêter sur les positions deDong-
song et de Than-Moï. L'ennemi n'avait pas un instant inquiété la retraite.
De nouvelles erreurs d'appréciation déterminaient l'évacuation cle Dong-
song, malgré l'avis du général en chef, et l'on regagnait Kep et Chu.'
Après enquête, le colonel Borgnis-Desbordes fit sur la conduite du
colonel Herbinger un rapport ne démontrant qu'avec trop d'évidence la
culpabilité de ce malheureux officier.
La nouvelle de la retraite de Langson arrivait à Paris le 29 mars et
y causait un affolement absolument indigne d'une nation comme la France.
La Chambre des députés, n'ayant pas moins perdu la tête, infligeait à
M. Jules Ferry, président du Conseil, un vote de défiance, alors que le
soin de la dignité nationale et le patriotisme lui faisaient un impérieux
devoir de soutenir le Gouvernement, sauf à examiner plus tard comment
il avait conduit nos affaires et à le mettre au besoin en accusation. La
minorité royaliste et celle d'extrême-gauche avaient toujours combattu
la politique coloniale" de M. Ferry: leur vote de défiance était donc
318 LA FRANCE ET SES COLONIES
logique. Mais ceux qui, ayant suivi jusqu'alors le président du Conseil,
votèrent ce jour-là contre lui, firent preuve d'un manque de sang-froid et
d'une faiblesse plus que regrettables chez les représentants d'une grande
nation. C'est avec une attitude plus virile qu'un peuple doit accueillir les
mauvaises nouvelles ; c'est par sa fermeté qu'il arrête et déconcerte son
ennemi ; c'est par l'union et la constance dans les revers qu'il prépare
la victoire.
Au jour même où ce vote, à pareil moment si blâmable, renversait
Jules Ferry, ce ministre avait terminé les négociations d'un traité de paix
avec la Chine. L'affaire de Langson, petit succès qui, sûrement, ne
serait pas poursuivi, ne pouvait changer les dispositions du Gouverne-
ment de Pékin ; les effets du blocus commençaient à se faire sentir et les
ressources financières de la Chine étaient à bout.
Dès le 4 avril, les préliminaires de paix étaient signés à Paris, et la
paix définitive à Tien-Tsin, le 9 juin 1885. Ce traité supprime l'antique suze-
raineté chinoise sur l'Annam et le Tonkin, règle la question des fron-
tières, ouvre à notre commerce le Yunnan et le Kouang-si.
Depuis cette époque, les événements de guerre sont terminés;il nous
a fallu seulement réprimer quelques insurrections, entre autres celles de
Hué (4-5 juillet 1886) et maintenir l'ordre en Annam et au Tonkin au
moyen de colonnes volantes. Mais la plus grande partie des troupes a
pu être rappelée et l'établissement d'une complète tranquillité n'est plus
qu'une question de temps.
CHAPITRE XXIV
COLONISATION
Administrationdu Protectorat Indo-Chinois
La conquête terminée, c'est l'organisation du Tonkin et de l'Annam
qui est devenue question prépondérante. Un vole cle décembre 1885
avait consacré le principe cle noire établissement : Paul Bert, si justement
regretté, avait alors su
faire comprendre à la
Chambre quelle honte
une évacuation inflige-
rait au drapeau, quelle
atteinte serait ainsi por-
tée à notre prestige en
Orient. Puis il avait exa-
miné la question par son
côlé économique ; il faut
se rendre compte, disait-
il, de l'importance des
marchés du Yunnan et
du Kouang-si, pays l'un
el l'autre très peuplés ;
dans un avenir prochain
le commerce du Tonkin
ne pouvait manquer de
prendre des proportions
très considérables. Com-
ment, ajoutait-il, paye-
rons-nous les cinq cents
millions (soit vingt millions de rente) que nous aurons coûtés l'expé-
dition et l'établissement? Le Tonkin lui-même, pacifié, avec un système
financier basé sur l'équité et la justice, pourra sans être foulé nous
donner plusieurs fois cette rente : en effet la Cochinchine paie 20 francs
Paul Bert.
320 LA FRANCE ET SES COLONIES
d'impôts par tête d'habitant; le Tonkin, pays riche comme elle et de
mêmes cultures, ne pourra-t-il fournir un impôt proportionnel, soit cent
cinquante à deux cents millions ? Non pas tout de suite ; il faut laisser
aux plaies de la guerre le temps de se fermer, à une organisation bien
conçue le temps de porter ses fruits. D'ailleurs, dès qu'on obtiendra 4 ou
5 francs par t'ête d'habitant, les intérêts de nos. avances seront couverts
et le pays pourra en même temps entretenir ses services. Ajoutons à
ces raisons le développement de l'industrie et du commerce français,
trouvant en Orient de nouveaux et importants débouchés.
L'intérêt politique n'était pas moindre : l'évacuation du Tonkin et
de l'Annam pouvait entraîner celle de la Cochinchine. L'ensemble de ces
considérations nous montre nettement quelles raisons ont déterminé notre
établissement définitif en Indo-Chine.
Pour que notre entreprise porte tous ses fruits, il reste donc la
question si délicate d'une organisation appropriée au pays. Nous avons
pris le parti très sage cle laisser aux indigènes la plus grande parlpossible
dans l'administration de leurs affaires intérieures, en gardant seulement
le contrôle el la direction. C'est un des moyens pour rallier vite el bien
à la cause française la population annamite.
Nommé résident général en Annam el au Tonkin au mois cle jan-
vier 1886, Paul Bert arrivait avec une foi entière clans l'avenir cle la
colonisation. De plus, armé comme il l'était cle toutes les ressources de
la science, de l'érudition, de l'intelligence, aucun homme ne se fût trouvé
plus apte que lui à mener à bien sa tâche difficile.
Au Tonkin, il avait à développer les richesses du pays, à en
exploiter les ressources, à favoriser le mouvement des échanges avec
les provinces chinoises ; en Annam, à surveiller et contrôler à la fois les
finances el les agissements suspects de la cour.
Une des plus importantes questions, pour nos progrès à venir, se
rapportait à l'extension de notre langue. Paul Bert pensa avec raison
qu'il fallait d'abord non pas s'adresser directement à l'enfance, mais bien
lui préparer des maîtres: des cours, favorisés par des primes en argent
ou des distinctions honorifiques, furent donc institués à Hanoï et dans
les autres villes ; ils ont un grand succès et contribueront pour une large
part à la diffusion rapide du français.
Une autre tâche grave s'imposait, relative à Tassiette et à la quotité
des impôts. Paul Bert adopta le principe de repousser toute taxe qui,
indisposant les indigènes ou gênant les colons, pourrait entraver le déve-
loppement de la richesse publique. Il sut trouver pour les douanes un
administrateur de premier ordre, M. Roche, qu'il chargea de les réorga-
TONKIN, ANNAMET CAMBODGE 321
niser. Il s'entourait de fonctionnaires de choix dans toutes les spécialités,
encourageait le commerce par tous les moyens : renseignements fournis,
conseils sur la marche à suivre, indications sur les besoins et la demande
du pays, suppression progressive des entraves de toute nature. Il encou-
rageait surtout la formation de sociétés à capitaux puissants, bien plus
capables cle réussir dans un pays neuf que les efforts individuels, parce
qu'elles peuvent largement préparer les affaires et attendre longtemps les
bénéfices. Un comité spécial et permanent avait été formé, avec la charge
d'étudier de près toutes les questions intéressant l'agriculture, le commerce
et l'industrie en Annam comme au Tonkin. On le voit, cette oeuvre de
quelques mois fut considérable : des assises solides avaient été posées,
qui pouvaient servir de base à un établissement colonial bien conçu. Il
n'est pas douteux que l'administration cle Paul Bert, continuée, fût un gage
de prospérité pour le protectorat indo-chinois.
Sa mort, à jamais déplorable, stupéfia un moment les plus audacieux,
mais on reprit bientôt courage ; malheureusement on ne sut point suivre
la voie tracée par Paul Bert, ni adopter une ligne de conduite et s'ytenir. « Si j'étais, disait M. Chailley, gendre de Paul Bert et son compa-
gnon au Tonkin, un des hommes considérables qui sont défavorables à la
politique coloniale, et au Tonkin en particulier, je choisirais un homme
sûr, sagace et impartial ; je lui donnerais mandat de tout étudier ; je
41
Bourgeoisd'Hanoï et sa famille.
322 LA FRANCE ET SES COLONIES
l'adresserais à ceux qui sont allés là-bas y chercher leur fortune. Je lui
dirais aussi d'interroger ceux qui ont navigué sur le Haut-Fleuve, sur la
rivière Claire, sur la rivière Noire. Puis il demanderait à Hanoï les
tableaux de mortalité parmi la population civile européenne; à Haï-Phong,
au directeur des douanes, ses tableaux de recettes. Enfin il irait à Hong-
Kong; il s'enquerrait, parmi les Anglais, de l'opinion moyenne sur le
Tonkin...; et j'attendrais en toute confiance le résultat d'une enquête où
les chiffres, les hommes et la nature viendraient affirmer la beauté et
l'utilité de notre conquête si discutée. »
ADMINISTRATIONDE L'INDO-CHINE. —Après des tergiversations re-
grettables, des indécisions, des tâtonnements qui ont contribué à retarder
l'essor de la colonisation, après des changements de personnel d'une fré-
quence regrettable, l'administration supérieure de l'Indo-Ghine française
est maintenant constituée cle la manière suivante, d'après les décrets
de 1887 et de 1889 qui inaugurent et complètent le système dit cle l'Union
Indo-Chinoise, union politique et douanière formée par la Cochinchine,
le Cambodge, l'Annam et le Tonkin:
Un gouverneur général de l'Union a la haute main sur tous les ser-
vices, civils et militaires ; il réside soit à Saïgon, soit momentanément à
Hanoï et à Hué. Il est secondé, pour laCochinchine, parun lieutenant-gou-
verneur, résidant à Saïgon ; et, pour les pays de protectorat, par les rési-
Village sur les bords de la rivière Claire.
TONKIN,ANNAMET CAMBODGE 323
dents supérieurs du Tonkin, à Hanoï; de l'Annam, à Hué; du Cambodge,à Pnom-Penh.
Les troupes et la marine ont chacune leur commandant supérieur, quidoit obéissance au gouverneur général cle l'Union. Un chef du service
judiciaire, un directeur des douanes et régies, un directeur des postes et
télégraphes, un trésorier-payeur, un directeur des travaux publics com-
plètent le haut personnel.
Le Tonkin, tant décrié, sera quelque jour, peut-être avant peu
d'années, une cle nos
plus belles colonies : tous
ceux, oupeu s'en faut, qui
l'ont étudié de près, qui
ont vu le pa}rs et ses res-
sources, sont maintenant
d'accord pour l'affirmer.
Il faudrait seulement ne
pas entraver son essor
dans les mailles multi-
pliées d'une réglementa-
tion étroite ettracassière,
qui ne vaut rien pour les
pays neufs, pour les or-
ganismes ruclimentaires.
Il faudrait aussi se
décider virilement à en-
gager les capitaux néces-
saires pour la mise en
valeur du pays, mise en
valeur qui ne sera réelle el ne deviendra fructueuse que le jour où le
réseau des voies cle communication, les ports, les télégraphes, en un
mot, l'outillage agricole et commercial, pourra répondre aux besoins
du pays. A la fin de 1890, le sous-secrétaire d'État aux colonies,
M. Etienne, à présenté dans ce but un projet d'emprunt qu'on n'a pas
accepté ; on estime que la situation financière de l'Indo-Ghine et les
ressources annuelles régulières suffiront à mener à bien les travaux
les plus nécessaires. Souhaitons que l'événement prouve la justesse de ce
calcul. Prenons garde pourtant, en ajoutant aux indécisions précédentesdes hésitations nouvelles, de compromettre pour longtemps les progrès
de la colonie. La France, en faisant largement et tout de suite les
dépenses nécessaires, fera un placement fructueux de ses capitaux, non
Cambodgiens.
324 LA FRANCE ET SES COLONIES
point peut-être comme rémunération directe en intérêts — ce n'est là
qu'un point secondaire en matière coloniale — mais en fournissant à
la colonie les éléments indispensables d'un développement et d'une
prospérité dont profiteront nécessairement la prospérité, l'influence et
la grandeur de la mère-patrie.
CENTRES PRINCIPAUX. — Parmi les villes les plus importantes du
Tonkin, il faut citer Hanoï, avec 150 000 habitants ; Bac-Ninh (12 000) ;
Sontay (4 000-12 000 avant la guerre) ; Haï-Dzuong (10 000) ; Haï-phong
(10 000), port principal du Tonkin.
En Annam, Hué compte 30 000 habitants. Tourane, Fei-Fo, Thuan-
An, Qui-Nhon sont les ports principaux. Kampot, sur le golfe de Siam est
le port du Cambodge; il fait un commerce important, susceptible d'aug-menter beaucoup.
COMMUNICATIONSRÉGULIÈRES AVEC LA FRANCE ET LA CHINE. —
Nous avons vu quels étaient les services réguliers de France en Cochin-
chine. Une ligne bi-hebdomadaire joint Saïgon à Tourane, Haï-Phong et
Hong-Kong, assurant ainsi les relations régulières de nos paj's de pro-
tectorat, dont les ports ont d'ailleurs un mouvement de jonques chinoises
considérable.
RESSOURCES ACTUELLES DU TONKIN ET DE L'ANNAM. — En 1886,
la valeur de nos importations au Tonkin et en Annam montait à vingt-neuf
millions ; celle des exportations dépassait neuf millions. Ces deux chiffres
présentent un excédent considérable sur ceux de 1885 qui étaient respec-tivement de moins de vingt-deux el de huitmillions. En 1889, le commerce
du Tonkin, importations et exportations, s'élevait à quarante-quatre mil-
lions.
Le mouvement cle la navigation est aussi en progrès : Haï-Phong,
Tourane et Qui-Nhon reçoivent ensemble et expédient plus de mille navires
et jonques.
MADAGASCAR
CHAPITRE XXV
GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE
Population. — Productions.
SITUATION;ÉTENDUE. —Madagascar est une des plus grandes îles
du monde; elle s'étend du 11° au 24° degré cle latitude sud; sa largeur
moyenne est cle 500 kilomètres environ; elle diminue de moitié dans le
quart nord de l'île. Sa superficie dépasse celle delà France. Le canal de
Mozambique la sépare du continent africain: il mesure 85 lieues marines
dans sa partie la plus étroite. Par cette position, Madagascar commande
deux des routes de l'Inde, celle qui embouque le canal et celle qui passe
entre la grande île. et les Mascareignes.
LITTORAL. — Le cap d'Ambre fait l'extrême pointe nord de Mada-
gascar; il termine une presqu'île aux rivages très découpés, dontune par-tie se développe autour de la célèbre baie de Diego-Suarez.
BAIE DE DIEGO-SUAREZ.— Le traité de décembre 1885 nous l'a
cédée en toute propriété, avec un territoire qu'on a peut-être eu le tort de
ne pas prendre assez étendu. « La vue de cette baie, dit un correspon-
dant du Temps, émerveille les voyageurs ; on ne peut lui comparer que la
rade deRio-Janeiro, la baie de San-Francisco et, celle de Sydney. Le pa-
norama est superbe ; elle est entourée de vastes plaines qui s'élèvent peu
à peu pour finir en un cirque de montagnes imposantes. La végétation s'y
montre d'une vigueur extraordinaire, les sources jaillissent de partout.
Les magnifiques pâturages et les bestiaux y abondent. Cet endroit prédes-
tiné est peut-être le plus salubre de Madagascar. On peut en faire le port
326 LA FRANCE ET SES COLONIES
de guerre le plus sûr, le plus inattaquable ; les établissements, profondé-
ment enfoncés dans les baies secondaires, seraient hors de portée de l'ar-
tillerie ennemie. » De l'entrée, fort étroite et divisée par des îles en plu-
sieurs passes, il y a en effet, jusqu'au fond des ports, de 70 à 80 kilo-
mètres . La baie de Diego-Suarez est pour la France une acquisition pré-
cieuse.
La côte orientale de l'île continue, de Diego-Suarez jusqu'à Tin-
MADAGASCAR 327
tingue, élevée, avec un rivage abrupt, de beaux promontoires rocheux,
des hauteurs couvertes d'une belle végétation. La baie de Vohémar et la
profonde baie (YAntongil appartiennent à cette partie de la côte. En face
de Tintingue, à 10 kilomètres au large de la Pointe à Larrèe, est l'île
longue et étroite de Sainte-Marie, possession française.
A partir de Tamatave, les montagnes s'éloignent de la côte, qui-
devient basse et par endroits marécageuse, par exemple aux embou-
chures des rivières, où se forment des lagunes; ces contrées sont mal-
saines.
Le cap Sainte-Marie fait la pointe sud de Madagascar. Sur la côte
occidentale, on relève les baies de Saint-Augustin, de Baly, etc. ; à par-
tir de Saint-André, cette oôte se découpe en baies nombreuses et très
profondes, Bombètoli, Mazamba, Narindina, Pasandava, cette dernière
très importante pour nous à cause de la proximité de la petite île de
Nossi-bé, l'une de nos possessions. De plus, la baie cle Pasandava avoi-
sine un bassin houiller.
OROGRAPHIE; HYDROGRAPHIE.,— Sur toule la longueur de l'île,
une chaîne court parallèlement à la côte orientale, à des distances
variables, mais très petites depuis la baie d'Antongil jusqu'au sud
de Tamatave, clans la partie même où nos relations avec l'intérieur sont le
plus actives. S'élevant en moyenne à 800 ou 900 mèlres, elle est dominée
de 400 à 500 par une deuxième chaîne ; le pays compris entre les deux
lignes de faîte est très tourmenté et présente les plus irréguliers acci-
dents de terrain. La partie centrale cle l'île forme un plateau élevé, dont
la pente générale, indiquée par la direction des cours d'eau, incline à par-
tir de la deuxième ligne cle faîte ci-dessus indiquée, vers le nord-ouest et
le canal de Mozambique. Il en. résulte que les seules rivières importantes
sont celles de ce dernier versant ; quelques-unes ont un cours de 400 kilo-
mètres.
CLIMAT.— Nous avons dit plus haut quelques mots sur l'insalu-
brité de la côte orientale. On y échappe en s'élevant sur les pentes et vers
les plateaux de l'intérieur, où la température est plus modérée, où même
le froid devient sensible pendant les mois d'hiver, et qui ne sont plus
exposés au voisinage malsain des lagunes.
Deux saisons tranchées partagent l'année : la saison sèche, de mai
en octobre, etl'hivernage durant les autres mois.
POPULATIONSDE MADAGASCAR.— Les plus anciens habitants sont
328 LA FRANCE ET SES COLONIES
de race africaine, des Gafres en majorité; le plus grand nombre, formant
environ les trois quarts de la population malgache, est connu sous le
nom de Salialaves; ils habitent le sud, l'ouest et le nord-ouest de l'île ;ils occupaient aussi la côte orientale, d'où l'expansion des Hovas les a
chassés.
Le quatrième quart de la population, soit un million d'habitants, est
constitué par les Hovas. Les caractères physiques de ceux-ci les diffé-
rencient de la race nègre et font croire qu'ils sont originaires de la
Malaisie, d'où ils seraient débarqués il y a des centaines d'années. Établis
sur le plateau central, dans le pays à'Imerina, plus intelligents, plus
civilisés que les autres Malgaches, ils ont pris peu à peu l'ascendant,
surtout depuis le commencement du siècle, aspirant à la domination sur
Femmes sakalaves dans une case.
MADAGASCAR 329
l'île entière; mais, bien établie vers l'est, leur autorité est précaire sur
l'autre versant.
Le Hova est intelligent, plein d'aptitudes au progrès, mais menteur,
rapace, d'une fourberie insigne. A côté de ces graves défauts, il faut
lui reconnaître des qualités sociales très importantes : « L'attachement
aux liens de la-
mille, l'habitude
du travail, l'esprit
d'obéissance ont
permis au peuple
hova de s'orga-
niser en nation,
tandis que les au-
tres Malgaches
en restaient à la
tribu. »
L'organisa-
tion des Hovas
est toute féodale :
la personne du
roi est sacrée; on
considère toute
chose comme sa
propriété ; toute
parole émanant
de lui ou des no-
bles, comme un
ordre à ne jamais
transgresser. Les
castes sont diffé-
renciées avec ri-
gueur par le cos-
tume, comme par les marques de respect. C'est là, croyons-nous, un
élément nuisible dans l'organisation sociale des Hovas et qu'il leur
faudra faire disparaître, s'ils veulent marcher en avant dans la voie du
progrès social.
Les Hovas, qui ont accepté l'enseignement des missionnaires et le
contact des Européens, parce qu'ils tiraient profit de relations avec les
peuples plus avancés, ne sont chrétiens absolument qu'en apparence; de
même, et ceci est peut-être une conséquence de leur organisation sociale,
42
Musiciensmalgaches.
330 LA FRANCE ET SES COLONIES
ils se montrent réfractaires à certains côtés de la civilisation et repoussent
de leur mieux l'élément étranger.
PRODUCTIONS.— Peu fertile sur.les hauts plateaux rocailleux de
l'intérieur, Madagascar possède au contraire des régions très produc-
tives sur les flancs des coteaux et des montagnes. Des pâturages étendus
nourrissent une énorme quantité de bétail : c'est là le premier article
d'exportation du pays, expédié surtout vers les îles Mascareignes ; on
paie un boeuf de 25 à 55 francs. Les peaux sont également exportées par
centaines de mille. Le mouton, payé de 4 à 5 francs, donne une laine
excellente et se trouve dans toute l'île ; de même les porcs, si abondants
qu'ils n'ont, pour ainsi dire, aucune valeur. La volaille pullule et la poule
ne coûte pas plus cher que chez nous son oeuf. Les côtes, très poisson-
neuses, sont fournies de grosses tortues, dites caret, qu'on prend entre le
cap d'Ambre et Vohémar par deux cents et trois cents chaque année :
leur carapace a une assez grande valeur.
Les produits végétaux sont le riz, la canne à sucre, très grande et
très grosse, le caféier dont la culture se développe et qui vient à l'alti-
tude cle 300 à 500 mètres; le blé, sur les hauts plateaux; le maïs, le
manioc, les gros pois du Gap, l'arachide, le sésame, les arbres fruitiers
cle nos pays, etc. Les environs cle Fort-Dauphin, clans le sud et la baie
d'Anlongil, fournissent des bois cle construction navale.
Gomme on le voit, les produits de Madagascar sont extrêmement
variés; mais le climat, la mauvaise volonté des indigènes, la distance
en rendront l'exploitation d'abord difficile. Là encore, c'est sur le temps
qu'il faut compter, pour tirer de notre établissement les avantages que
tout nous promet.
CHAPITRE XXVI
HISTORIQUE DES RELATIONS FRANÇAISES
AVEC MADAGASCAR
C'est à la fin du xvf siècle qu'un Français, le capitaine Parmentier,
touchait pour la première fois à Madagascar, dont il relevait avec soin la
côte occidentale. Des marins normands, venus après lui, y demeurèrent
el, en 1642, le capitaine dieppoisRigaull demanda à Richelieu l'aulorisa-
tion cle fonder une colonie dans la grande île. Des lettres patentes lui
furent signées, qui forment la première base de nos droits sur Madagascar.
Des agents de la Compagnie des Indes, Pronis, Flacourt,lui succédèrent.
Mais, l'insuccès de cette Compagnie élait complet. Colbert, prenant en
main les affaires de Madagascar, fait patronner l'entreprise par Louis XIV
lui-même, et concède en 16641a propriété el l'exploitation cle l'île à une
Compagnie nouvelle. Un édit cle 1665 nomme Madagascar île Dauphine
et, sur le sceau de la Compagnie, on peut lire l'appellation plus glorieuse
de France orientale. Enfin, mal administrée, exploitée sans mesure, ne
donnant que des déboires, la colonie fait retour à la couronne en 1670.
Bientôt naissaient des conflits avec les Madécasses ; à un premier échec
succède la prise du Fort-Dauphin (25 décembre 1672) ; la colonie avait
vécu. Trop occupé en Europe les années suivantes, le Gouvernement ne .
put envoyer une expédition, mais des arrêts répétés du Conseil (1686,
1719, 1720, 1721) ont déclaré sous toutes les formes Madagascar pos-
session française.
Au XVIHCsiècle, l'Ile-de-France et Bourbon commercèrent avec la
grande île. Une tentative d'établissement faite par Bénowski eût réussi
peut-être, sans les entraves jalouses et le mauvais vouloir du gouverne-
neur et des habitants de l'Ile-de-France.
Pendant les guerres de la Révolution et de l'Empire, les relations se
multiplièrent entre les îles Mascareignes et la côte orientale de Mada-
gascar ; nos établissements y devinrent assez importants pour que le gêné
rai Decaen installât à Tamatave une sorte de représentant officiel, Syl-
332 LA FRANCE ET SES COLONIES
vain Roux. Mais la chute de nos établissements à Madagascar suivit cle
près la prise de nos îles par les Anglais.
LA SITUATIONEN 1814. — L'agent du général Decaen avait été
expulsé, les forts qui protégeaient nos comptoirs détruits, le pays aban-
donné. Malgré les traités, les Anglais ne voulaient pas nous rendre nos éta-
blissements, les considérant comme une dépendance de l'île Maurice
qui leur avait été cédée. Cependant, en 1816, le gouverneur anglais
de Maurice, sir Robert Farqhuar reçut de son Gouvernement l'ordre
d'évacuer Tamatave, Foulpointe et de remettre aux Français les points
qu'ils occupaient précédemment. Cet ordre implique évidemment la recon-
naissance par l'Angleterre de nos droits sur Madagascar. On verra com-
ment elle en tint compte plus tard et jusqu'à nos jours inclusivement.
C'est seulement en 1818 que le Gouvernement français faisait réoc-
cuper l'île Sainte-Marie, en face delà baie d'Antongil: il en donnait le
commandement à Sylvain Roux.
EFFORTS DES ANGLAIS POUR ACQUÉRIR UNE INFLUENCE PRÉPONDÉ-
RANTE. — Sir Robert Farqhuar mettait nos lenteurs à profit et n'avait pas
abandonné son idée de nous primer clans les relations avec Madagascar.
Il se mit en rapport avec le petit peuple actif et remuant des Hovas, dont
nous avons parlé plus haut. Leur chef, Radama, roi depuis 1810, préten-
dait à la domination cle l'île tout entière. Farqhuar l'encouragea dans ses
projets, se promettant de le diriger à sa guise et, quand il serait maître
à la fois de l'intérieur et des ports de la côte, d'obtenir de lui, pour les
Anglais seulement, la permission de fréquenter les ports et d'entretenir
avec les indigènes des relations de commerce. Des présents et une pen-
sion promise et donnée firentbien accueillir les envo3rés anglaisa Tanana-
rive, la capitale (1816). Derrière eux arrivèrent les missionnaires et des
instructeurs pour les troupes hovas. Les. missionnaires et surtout le
représentant anglais, M. Hasties, homme d'une capacité supérieure,
prenaient peu à peu par leurs discours, par leurs conseils, par leur supé-
riorité de civilisation, par leur volonté tenace dirigée vers un but déter-
miné, une autorité complète sur l'esprit de Radama, et déjà ils lui fai-
saient envisager avec crainte et colère le progrès de nos établissements
sur la côte orientale.
Cependant les Anglais étendaient leur influence à Tananarive : la
Société des Missions de Londres avait envoyé un groupe de prédicants
qui, à l'enseignement religieux et scolaire, ajoutèrent celui des divers
métiers (1820).
MADAGASCAR'
333
PREMIÈRESDIFFICULTÉS,DESHOVASAVECLESFRANÇAIS.— La domi-
nation des Hovas atteignait la côte orientale. Excités sous main par les
•envoyés anglais, ils ne craignirent pas d'incendier nos établissements de
Tintingue et de Fondarate (1823). En même temps Radama déclarait
ne reconnaître aux Français que la possession de Sainte-Marie, et s'attri-
buait la propriété de toute la grande île ; il voulait bien cependant auto-
riser nos comptoirs sur la côte, mais à la condition qu'il fussent soumis
aux lois et à l'autorité des Hovas.
« Il y avait trois partis à prendre, le Gouvernement français ne sut
s'arrêter à aucun: disputer Radama à l'Angleterre, c'était possible, mais
•c'était l'abandon de nos droits séculaires ; l'attaquer directement, les res-
sources de notre budget s'y opposaient ; ameuter contre les Hovas les
tribus Madécasses, six fois plus nombreuses, leur fournir des armes et
leur donner pour instructeurs quelques-uns de ces officiers en demi-solde
qui gênaient tant la Restauration, c'eût été peut-être le parti le plus habile
et le moins compromettant. Liguées d'elles-mêmes contre les Hovas, les
tribus malgaches furent écrasées. » Les enseignements et les armes des
instructeurs anglais avaient porté leurs fruits.
Radama élail mort (1828) ; sa femme Ranavalolui succéda. L'amiral
•Gourbeyre, chargé de faire valoir nos droits la trouva intraitable et des
opérations cle guerre furent décidées. On devait : 1° occuper Tintingue
et exiger la reconnaissance de nos droits sur la côte orientale ; 2° nouer
avec les tribus sakalaves des relations d'amitié et cle commerce, et com-
battre ainsi l'influence prépondérante des Hovas. Des combats vigoureux
signalèrent l'expédition; nous éprouvâmes un échec à Foulpointe, mais
Tamalave et Tintingue furent pris. Les Hovas, intimidés, se disposaient
à céder, mais les missionnaires anglais, nos adversaires comme toujours
-et partout, dissuadèrent la reine de conclure un traité. Il était question
d'une expédition imposante; mais notre situation intérieure troublée, puis
la Révolution dé juillet empêchèrent d'y donner suite.
Le Gouvernement de Louis-Philippe, détournant son attention de
Madagascar, abandonna Tintingue. A ce moment l'habile représentant
anglais, M. Hasties, venait de mourir. Il ne pouvait guère être remplacé;
•et d'ailleurs les Hovas, n'ayant plus besoin des Anglais contre nous,
cherchaient à se débarrasser de tout élément étranger. L'arrivée des mis-
sionnaires fut d'abord interdite, et finalement ils furent tous expulsésen 1836.
LE FRANÇAISJEAN LABORDE A MADAGASCAR.— Ranavalo était
accessible aux bienfaits de la civilisation : n'ayant rien à craindre de
334 LA FRANCE ET SES COLONIES
l'influence d'un simple particulier, elle avait laissé se développer les
entreprises de Jean Laborde, un Français qui avait fait naufrage en 1831,
à l'âge de vingt ans, sur la côte malgache. Laborde, homme plein d'ini-
tiative et doué des facultés créatrices les plus éminentes, construisit suc-
cessivement des bâtiments à Tananarive, puis, non loin de cette ville,
installa des usines, briqueteries, tuileries, verreries ; fabriques de pote-
ries, de savon ; fours à chaux, etc. ; il alla jusqu'à fabriquer de la fonte.
Une ville ouvrière de 10 000 habitants s'était élevée à côté de Tananarive.
Malheureusement pour le pays, il n'avait pu former des chefs ; son retour
Vue de Tananarive.
MADAGASCAR 335
en France pour quelques années fut la ruine de tous les établissements.
Mais il possédait encore de très vastes propriétés que nous verrons plus
tard être l'objet d'un litige entre la France et le Gouvernement de Tana-
narive.
Nos RELATIONSAVECMADAGASCARDE 1836 A 1882. — A partir de
1836, Madagascar avait rompu toutes relations avec l'Europe ; seul un
commerce de bétail subsistait sur la côte cle Tamatave. L'apparitiond'une escadre franco-anglaise en 1838 eut pour seule conséquence de
faire incendier une fois de plus les établissements.
De nouvelles lois restrictives et tyranniques, des avanies répétées
provoquèrent les protestations les
plus vives de nos nationaux, et, d'ac-
cord avec les Anglais, nous bombar-
dâmes une fois de plus Tamatave
en 1845.
Nous fûmes plus heureux sur la
côte nord-ouest, avec les Sakalavès.
De 1840 à 1842 ils nous reconnurent
la possession des' îles' Mayotle, Nos-
si-Bé, Nossi-Miisiou, Nossi-Cumba,
heureuses positions sur la côte et
dans le canal de Mozambique. En
même temps les territoires, depuisla baie de Pasandava jusqu'au cap
Saint-André, se plaçaient sous notre
protection.
Les relations avec les Hovas,
complètement interrompues pendant
quelques années, reprirent en 1853, et les établissements de commerce
purent être relevés, moyennant indemnité au Gouvernement hova. C'est
vers cette époque que M. Lambert, négociant de la Réunion, qui avait
rendu des services signalés au Gouvernement hova, forma le projet d'une
grande société qui exploiterait les richesses forestières et minières de
Madagascar. Napoléon III n'avait qu'une chose à faire : soutenir M. Lam-
bert ; mais il voulut d'abord s'entendre avec les Anglais ; ceux-ci, se
gardant bien d'appuyer les projets de notre compatriote, profitèrent de
cette occasion pour pénétrer cle nouveau à Tananarive, y dépêcher un
représentant, M. Ellis, et tâcher d'y ressaisir toute l'influence. M. Ellis
persuada à la reine qu'elle allait être victime d'une conspiration ourdie
Hadama II.
336 LA FRANCE ET SES COLONIES
par MM. Laborde et de Lastelle, associés dé M. Lambert : ils furent expulsés
et leurs biens confisqués.
Radama II, successeur cle Ranavalo, morte en 1861, rappela
MM. Laborde et Lambert; mais leurs projets ne purent aboutir; les
réformes trop hâtives de Radama irritèrent son entourage et furent cause
de son assassinat. La main d'Ellis, notre ennemi acharné, se laisse
reconnaître dans cette criminelle intrigue. Depuis cetle époque, les mis-
sions britanniques se développèrent considérablement, et, quelques
années plus tard, nous allions les trouver en face de nous, animées à la
fois de jalousie religieuse et de haine politique.
CONFLIT DE LA FRANCE AVEC MADAGASCAR. — Les héritiers de
M. Laborde, mort en 1878, se virent contester la légitimité de leur fortune
territoriale « qui, disait le Gouvernement hova, faisait retour par la mort
du concessionnaire au domaine national ». C'était là une violation flagrante
du traité de 1868, qui donnait à la fois aux Français el le droit d'acquérir
et celui d'hériter des biens acquis par leurs compatriotes. L'agent fran-
çais réclama ; il fut éconduit avec la dernière mauvaise foi.
Nous avions d'autres griefs contre les Hovas : massacre cle matelots
français, non-reconnaissance cle noire protectorat sur les Sakalaves. Ici,
il faut le dire, Napoléon III, avec l'inconséquence el la légèreté habituelle
cle sa politique, nous avait mis quelque peu dans notre torl : en effet, sans
songer aux traités de 1842 (protectorat sur la côte nord-ouest), il avait
permis que le roi des Hovas prît, dans les conventions plus récentes, le
titre de roi cle Madagascar.
Mais le Gouvernement de la République française, fort de ses réels
droits, fit entendre des réclamations énergiques auxquelles ne s'attendaient
guère les Hovas, persuadés par les Anglais que notre puissance était
entièrement déchue.
Sur ces entrefaites, les chefs sakalaves, intimidés, consentaient à
arborer sur leur territoire le pavillon hova et à amener le pavillon français.
M. cle Freycinel, président du Conseil, télégraphiait aussitôt à notre
consul que le Gouvernement de la République élait absolument résolu
« à ne point laisser porter directement ou indirectement atteinte à la
situation qui nous appartient à Madagascar ». En même temps le com-
mandant Le Timbre, avec quelques navires, visitait et rassurait les chefs
sakalaves et, passant à Tamatave, s'emparait d'un navire hova; puis,
retournant à la côte nord-ouest il amenait partout le pavillon hova et his-
sait de nouveau le drapeau français (juin 1882). Notre consul avait
rompu toute relation avec Tananarive où le Madagascar Times, journal
MADAGASCAR 337
des ministres anglicans, publiait contre la France des articles d'une vio-
lence extrême. Nos compatriotes menacés étaient forcés de se retirer sur
la côte.
Les Hovas, craignant une action sérieuse, envoyèrent une ambassade
à Paris pour traîner les choses en longueur ; leurs prétentions étaient
inacceptables. Quittant brusquement Paris, ils se rendirent successive-
ment à Londres, à Berlin, aux Etats-Unis, pour obtenir une médiation,
mais sans aucun succès.
OPÉRATIONSDEL'AMIRALPIERRE. — Le 7 mai 1883, l'amiral Pierre,
chef de la division navale, commençait les opérations, bombardait plu-
sieurs forts ennemis, et le 15, attaquait Majunga, port très bien fortifié
de la côte occidentale ; les Hovas ne purent tenir sous le feu de l'escadre.
De Majunga, où il établit une garnison, l'amiral Pierre fil route sur
Tamatave, d'où il expédia à Tananarive un ultimatum réclamant pour la
France la propriété du territoire situé au nord du 15" degré de latitude
(31 mai 1883). La réponse fut négative. Aussitôt Tamatave fut bombardé
à son tour; mais, peu après, l'amiral, gravement malade, quittait le com-
mandement où il avait fait preuve à la fois d'habileté et d'énergie.
RÉSISTANCEDES HoVAS ENCOURAGÉEPAR LES HÉSITATIONSDE LA
CHAMBRE.—Le Gouvernement français rencontrait au Parlement les mêmes
difficultés qu'à l'occasion des affaires cle Tunisie et des affaires du Tonkin.
Une partie très nolable de la Chambre, effrayée de nous voir engagés sur
plusieurs points du monde, ne saisissant pas la nécessité de l'expansion
coloniale, ne comprenant pas surtout que les hésitations en pareille matière
sont le pire des procédés et que frapper vite el fort est le plus économique
et le plus sûr, ne se laissait arracher les crédits et les hommes que par
petites quantités âprement disputées. Les discussions passionnées que
provoquaient ces votes encourageaient les Hovas à résister encore; ils
étaient en droit d'espérer chaque jour un changement cle politique el peut-
être l'abandon de nos droits et de notre honneur. M. J. Ferry persévéra
dans sa ligne de conduite à Madagascar comme au Tonkin ;la France lui
en saura gré dans l'avenir.
OPÉRATIONSDE L'AMIRALMIOT.— Dans le courant de 1884, l'amiral
Miot exécuta successivement Fénérife, Vohémar et d'autres ports hovas.
Au commencement de 1885 il prenait possession de la magnifique baie
de Diego-Suarez. Nous étions alors maîtres de tout le nord de Madagas-
car. Mais le temps perdu à Paris en tergiversations avait permis aux
Hovas de s'organiser : ils avaient des instructeurs anglais et des fusils à
338 LA FRANCE ET SES COLONIES
tir rapide. Bientôt nous pûmes nous apercevoir de leurs progrès : le
10 décembre 1885, auprès àeFarafate, une colonne en reconnaissance était
arrêtée par l'ennemi, fortement retranché. Son feu meurtrier empêcha nos
hommes, trop peu nombreux, d'aborder la position et ils durent se retirer
avec des pertes sensibles. Mais presque au même moment, à la baie de
Pasadanva, le commandant Pennequin, avec 40 Français et 70 auxiliaires
sakalaves, infligeait un sanglant échec à l'ennemi qui, malgré son énorme
supériorité numérique, se retirait après quatre assauts inutiles cle notre
position (fin août 1885).
TRAITÉ DE PAIX.-— Cependant les négociations se poursuivaient ; les
Hovas étaient à bout d'efforts et nous aurions pu, avec la menace d'une
marche sur Tananarive, imposer toutes nos conditions ; mais on se heur-
lait toujours à la timidité des Chambres. On se contenta donc d'une demi-
solution. Un traité de paix et de protectorat fut signé le 17 décembre
1885; nous reconnaissions Ranavalona pour reine de Madagascar, lui
donnant ainsi un titre auquel elle n'avait pas droit ; en revanche, elle
acceptait le protectorat français. Un résident nous représente depuis Cette
époque à Tananarive et la politique extérieure est confiée à la direction
française. Le traité stipulait aussi que dix millions seraient payés par le
Gouvernement hova pour indemniser les Français des pertes subies
pendant la guerre. La baie de Diego-Suarez, avec un territoire peu
Vue de Diego-Suarez.
MADAGASCAR 339
étendu, il est vrai, nous était cédée en toute propriété. Toutes facilités
étaient données à nos établissements dans Madagascar.
IMPORTANCEDE MADAGASCARPOUR LA FRANCE. — AVENIR DE LA
COLONISATION.— Nous avons montré plus haut, dans la partie géogra-
phique de cette étude, quelle importance politique a pour nous Mada-
gascar par sa situation clans la mer des Indes et par les ressources de
toute nature que peut offrir un aussi grand pays.Au point cle vue économique, il y a à Madagascar un champ sans
limites à exploiter et, pour l'avenir, de grandes richesses en réserve ; ce
sont d'abord les créoles de la Réunion el ceux cle Maurice qui mettront
en valeur les ressources de la terre nouvelle. Plus tard, les indigènes
venant à la civilisation, les relations commerciales pourront se développerdans de grandes proportions, les richesses du pays seront vraiment utili-
sées, et en même temps la France trouvera à Madagascar un vaste marché
pour ses produits industriels.
Mais déjà deux points importants sont acquis : la sûreté et la faci-
lité des transactions avec les îles Mascareignes, l'acquisition d'une
remarquable position maritime, la baie de Diego-Suarez, où, de plus,
commencent dès maintenant à s'établir des colons français ; le territoire
de Diego-Suarez, quoique restreint, est encore assez vaste cependant
pour la fondation d'une belle colonie, et il a le triple avantage d'une
admirable situation, d'une grande fertilité, d'une salubrité bien supé-
rieure à celle de toute la côte. Le gouverneur de Diego-Suarez a offert
Nossi-Bé.— Vuedu villagede Douani.
340 .A FRANCE ET SES COLONIES
(août 1887) 500 hectares de terrain à la Société française de colonisation,
ajoutant à cette offre toutes les instructions nécessaires à la réussite des
entreprises sur la terre nouvelle.
A notre possession de Madagascar on peut rattacher les îles côtières
de Sainte-Marie, sur la côte orientale ; de Nossi-Bè, Nossi-Mitsiou,
et quelques ilôts, sur la côte occidentale, devant la baie de Pasandava.
Nous avons déjà cité ces petites possessions.
A l'ouvert du canal de Mozambique, et au milieu de ce passage,à peu près sous la latitude du cap d'Ambre, est situé le groupe des
Comores. Mayotte, la plus orientale de ces îles, est une ancienne pos-
session française. Nous avons établi notre protectorat sur le reste de
l'archipel des Comores, peuplé d'environ 65 000 habitants.
En 1892, le pavillon français a été arboré sur les Iles Glorieuses,
petit archipel situé à 150 kilomètres ouest du cap d'Ambre.
Dan's l'océan Indien, la France possède également le groupe désert
et désolé des îles Kerguelen, à mi-distance entre le sud de l'Afriqueet la côte australienne. Sans aucun avenir colonial, elles peuvent,
comme les Comores, prendre quelque importance au point cle vue straté-
gique, à la condition d'y posséder des dépôts cle combustible bien pro-
tégés contre les agressions.
C'est le cas, aussi, des îles Saint-Paul, de la Nouvelle-Amsterdam et
Kerguelen, qui gisent dans les mêmes mers et où la France a tout récem-
ment planté son pavillon.
Village de l'île de Mayotte.
L'OUEST AFRICAIN
GABON & CONGO FRANÇAIS
CHAPITRE XXVII
GÉOGRAPHIE GÉNÉRALE
SITUATION,LIMITES,SUPERFICIE. —: Le Congo français est la partiede l'Afrique équatoriale qui a pour limites : à l'ouest, l'Atlantique, depuis
le rio Campo (2e degré de latitude
nord) jusqu'à l'embouchure du
Chiloango, par 5° cle latitude mé-
ridionale. La direction générale
de la côte est du nord-nord-ouest
au sud-sud-esl ; elle compte envi-
ron 1 000 kilomètres d'étendue.
La limite méridionale du Congo
français est formée par le rio Chi-
loango et par une ligne qui, cou-
rant vers l'est, va rejoindre le grand
fleuve Congo kManianga. A l'est,
le territoire soumis à notre in-
fluence est borné par le fleuve lui-
même jusqu'au point où il coupe
l'équaleur ; de là la ligne frontière
remonte droit au nord suivant une
ligne idéale qui coupe à angle
droit la frontière septentrionale,
celle-ci coïncidant avec le 2e degré de latitude et nous séparant de la
province allemande de Biafra. Un territoire plus grand d'un cinquième
que la France est ainsi délimité.
Savorgnande Brazza.
342 LA FRANCE ET SES COLONIES
Notre établissement plus ancien du Gabon ne forme plus qu'une^
petite enclave dans cette vaste région. C'est à la courageuse initiative, à
la persévérance, au dévouement sans bornes de M. de Brazza que la
France doit cette possession nouvelle.
ASPECT GÉNÉRAL DU PAYS; RELIEF DU SOL. — Un massif monta-
gneux, bordant à l'ouest le grand plateau central africain, forme la
région intermédiaire entre ce plateau lui-même et la zone côtière. Les
hauteurs ne dépassent pas 800 mètres,, mais la largeur du massif est.
considérable (de 200 à 300 kilomètres). La zone côtière est un peu moins
étendue. L'une et l'autre sont très boisées. Le littoral est bas, parfois,
marécageux, et présente partout, sauf à l'entrée des grands estuaires,
cette redoutable barre qui brise sur toute la côte africaine de l'Atlantique...La situation géographique de ce pays est remarquable; par trois,
voies principales que nous décrirons plus loin, il se trouve en communi-
cation avec le cours moyen du grand fleuve, c'est-à-dire avec la voie de-
pénétration vers le plateau central de l'Afrique équatoriale, la région des.
Gabon et Congo.
GABONET CONGOFRANÇAIS 343
grands lacs; cette contrée est à peu près inconnue encore ; mais, pour
l'avenir, se trouver sur les meilleures routes qui y conduisent sera d'un
grand intérêt économique.
LE CONGO.— Le Congo naît dans le plateau central africain, peut-
être dans le lac Tanganyka, par 1 300 mètres d'altitude. Gardant la direc-
tion générale du sud au nord jusqu'aux chutes de Stanley {Stanley
fails), il décrit ensuite une courbe de plus cle 1 000 kilomètres d'étendue,
pour se diriger enfin vers le sud-
ouest et l'Océan, où il arrive après
3 000 kilomètres de cours, ayant
draîné les eaux d'un immense bassin.
Des chutes cle Stanley à Brazzaville,
le fleuve est navigable ; clans cette
partie de son cours, longue d'environ
1 700 kilomètres, il présente une
largeur moyenne de 1 300 mètres.
De Brazzaville à Vivi, il descend du
plateau central de l'Afrique par une
série cle rapides et de chutes qu
s'opposent à toute navigation ; en
moins de 300 kilomètres, il se fait
une dénivellation cle 300 mètres.
C'est au milieu de ce dernier par-
cours, à Manianga, que notre fron-
tière quitte le fleuve pour gagner la
vallée du Ghiloangô. Au-dessous de
Vivi jusqu'à l'embouchure, pendant180 kilomètres, le fleuve, pendant les
basses eaux, est navigable pour les
navires d'une faible calaison. C'est
alors un vaste estuaire, de 10 à 12 kilomètres de large; un chenal
beaucoup plus étroit lui donne accès à la mer. A l'embouchure (rive
droite) est le port de Banane.
On connaît peu les affluents de gauche du Congo, sauf deux grandslacs et leurs émissaires, les lacs Manumba et Léopold II. Un des
remarquables affluents de droite est YAlima, grande rivière au cours
de 400 kilomètres, dont la vallée, faisant suite à celle de l'Ogôoué est
une de nos voies de pénétration cle la côte vers le grand bassin. Les
montagnes bordières du plateau central africain séparent le bassin de
Fétieheur en prières.
344 LA FRANCE ET SES COLONIES
l'Alima de celui de l'Ogôoué, celui-ci portant directement ses eaux à
l'Atlantique.
LES AUTRES COURS D'EAU. — VOIES DE PÉNÉTRATION VERS LE
BASSININTÉRIEUR. — D'autres fleuves importants, appartenant à la région
côtière, arrosent l'ouest africain. Le Gabon, large et profond estuaire,
formé par deux rivières de faible longueur, s'ouvre dans l'Océan presque
sous l'Equateur. Un peu plus au sud est le bassin de YOgôouë. Ce fleuve,
dont les sources sont à peine séparées des sources de l'Alima, coule
d'abord au nord-nord-ouest, arrose Franceville, un de nos postes impor
tants, et change peu à peu de direction pour se diriger à l'ouest, puis
au sud-ouest. Gomme le Congo, il descend des hautes terres par une
série de rapides jusqu'à Njolé (à 400 kilomètres de la mer), point où
il devient navigable en toute saison pour des embarcations de 1 mètre
de tirant d'eau. Il a son embouchure non loin du cap Lopez.
L'Ogôoué, fleuve comparable à la Loire par la longueur de son
cours, mais supérieur à elle par son débit, coule clans un des bassins
les plus riches de l'ouest africain, el très important comme voie de péné-
tration : c'est en remontant l'Ogôoué, en passant cle son bassin dans celui
cle l'Alima, qu'on arrive sur le Congo moyen.
Le Niari ou Niari-Kiliou prend sa source clans la région des chutes .
du Congo, et par un cours à méandres nombreux arrive à la mer dans
le pays de Loango. Menant de la côte à Brazzaville, la vallée du Niari
.est une deuxième voie de pénétration vers l'intérieur.
La troisième est celle qui suit le Congo même ; mais dans celte der-
nière contrée les dispositions des indigènes sont moins bonnes, les trans-
ports (qui partout se font encore à dos d'homme) plus difficiles el plus
coûteux, et en outre le bas Congo n'est pas français jusqu'à la mer. 11 est
vraisemblable que les entreprises françaises se porteront davantage sur les
deux autres voies, Ogôoué et Niari.
Cette question des voies d'accès vers l'intérieur est dominante. Nous
allons voir comment, grâce aux courageux efforts cle quelques hommes
dévoués, elles ont été découvertes, explorées ; comment on a noué avec
les indigènes des relations qui permettent de les utiliser; comment enfin
on prépare dans ces pays inconnus et sauvages, mais abondants en pro-
ductions de toutes sortes, l'avenir cle l'expansion française.
CHAPITRE XXVIII
HISTORIQUE DE L'ÉTABLISSEMENT FRANÇAIS
DANS L'OUEST AFRICAIN
LA COLONIEDU GABON.— Pour la répression cle la traite des noirs
el, en même temps, pour assurer à nos navires un port cle relâche, la
France avait besoin d'un petit établissement clans l'Afrique équatoriale.
Un premier traité fut passé dans ce but en 1S39, entre le chef indigène
Denis et le commandant Bouët-Willaumez. En 1844, un nouveau traité
confirma le premier et fut suivi (1846) de la fondation de Libreville-; en
même temps nous prenions possession du territoire côtier depuis le cap
Saint-Jean jusqu'à l'embouchure de l'Ogôoué. Dans l'intérieur nous
allions jusqu'au méridien de Njolé, c'est-à-dire à une profondeur de
Vue de Libreville.
346 LA FRANCE ET SES COLONIES
200 kilomètres. Mais, jusqu'en 1882, rien n'avait été fait pour tirer parti
de cette région déjà très vaste et nous ne possédions qu'un petit nombre
d'établissements sur la côte.
IMPORTANCE DU GABON. — Pourtant le territoire du Gabon est le
mieux partagé entre tous ceux de l'ouest africain : rivières nombreuses,
pays d'accès relativement facile, où sans trop de frais l'on aurait pu
ouvrir des routes, population pacifique, grandes ressources naturelles,
bien des conditions de réussite se trouvaient là réunies pour des établis-
sements coloniaux de commerce et d'exploitation. Espérons qu'une
administration plus habile, mieux au courant des intérêts commerciaux
et des procédés à suivre pour assurer cle bonnes relations avec les
indigènes, mettra plus lard en valeur les grandes ressources du Gabon.
PREMIERS EXPLORATEURS. — MISSIONS DE BRAZZA DANS L'OUEST
AFRICAIN. — Les premiers et successivement, MM. du Chaillu, Walter,
de Gompiègne et Marche avaient fait, de 1856 à 1859, puis en 1872, des
explorations dans l'intérieur el s'étaient avancés jusqu'à Lambarenè, à
200 kilomètres de la côte. Ils y avaient établi un avant-poste de com-
merce, mais plus loin s'étaient trouvés arrêtés par l'hostilité des indigènes.
En 1872-1874, MM. de Compiègne et Marche, Griffon du Bellay et
Duval avaient exploré l'Ogôoué et trouvé celte fois un accueil meilleur
des chefs noirs.
En octobre 1875, M. Sàvorgnan de Brazza, officier de la marine
française, accompagné deM. Marche et du Dr Ballay renouvela l'expédition •
de l'Ogôoué; il la poursuivit plus loin que ses compagnons et arriva seul
jusque dans le bassin de l'Alima. M. de Brazza inaugurait la méthode d'ex-
ploration qui devait assurer l'établissement progressif cle notre influence
dans ces pays difficiles : se souciant peu d'aller vile, il s'arrêtait beaucoup
en route. De tribu en tribu, par sa douceur, par son habileté persuasive,
par sa connaissance profonde des indigènes, il arrivait à la fois à se créer
d'amicales relations et à nous rendre les noirs favorables en éveillant
leur intérêt commercial. Toute contraire était la méthode de Stanley,
explorant aussi le Congo, mais pour le compte de l'Association interna-
tionale africaine. Stanley prétendait établir par la force son autorité et
son influence. « Dans un premier voyage de trois ans, de Brazza avait non
seulement accompli une magnifique exploration, mais encore il avait
gagné les populations si diverses de races, cle langues, de moeurs qui
vivent, sans lien politique, entre la côte et le bassin central du Congo ; il
les avait disposées à renoncer à leurs innombrables monopoles, à vivre
GABONET CONGOFRANÇAIS 347
sous noire influence, à accepter notre direction; nous pouvions désor-
mais suivre en toute sécurité la voie de l'Ogôoué pour pénétrer dans
l'Afrique centrale équatoriale. » (Dulreuil de Rhins.)
L'ASSOCIATIONINTERNATIONALEAFRICAINE.— Fondée par Léopold II,
roi des Belges, elle s'était donné pour but l'exploration du Congo
à la fois clans un but scientifique et dans un but économique. Elle
organisa plusieurs expéditions à la tête desquelles fut mis Stanley,
le grand explorateur africain.
Les territoires sous la dépen-
dance de l'Association ont
été délimités par la Convention
européenne de février 1885 ;
d'une manière générale elles
occupent la rive gauche du
bas et du moyen Congo.
On comprend que plus
d'un litige ait été soulevé entre
deux entreprises voisines et
rivales; si la lutte est restée
pacifique, on le doit unique-ment à la patience, à la fer-
meté el à l'extrême modéra-
tion de M. de Brazza et de
nos compatriotes.
DEUXIÈME MISSIONSAVOR-
GNANDE BRAZZA.— En 1879,
de Brazza repartit, muni d'une faible somme de 100 000 francs votée par
le Parlement comme subvention à son entreprise. De ce deuxième voyagedate la fondation de Franceville, sur le haut Ogôoué, et de Brazzaville, au-
dessus des rapides du Congo, au point où commence, en remontant vers
l'intérieur, la'navigation du grand bassin qui conduit jusqu'aux chutes
de Stanley. De ce voyage, de Brazza rapportait un traité, avec Makoko, un
des chefs les plus importants du moyen Congo. Makoko nous concédait
un territoire autour de Brazzaville et nous donnait le protectorat sur ses
États.
En 188.2, de Brazza remontait pour la troisième fois l'Ogôoué, et de
l'Ogôoué passait sur l'Alima, reconnaissant la supériorité de cette route
sur la voie de pénétration par le Congo lui-même.
Nègresdu Congo.
348- LA FRANCE ET SES COLONIES
Enfin il explorait aussi le Niari-Kiliou, étudiant avec soin les avan-
tages particuliers à cette nouvelle voie, indiquée pour les transactions
entre Brazzaville et la côte (Loango), surtout depuis que la convention cle
février 1885 met l'embouchure du Congo en dehors de notre action.
Dans ces diverses explorations, de Brazza et ses collaborateurs
avaient établi des postes en grand nombre :
Onze sur l'Ogôoué, les principaux au cap Lopez, à Njalé, à France-
ville ;
Quatre sur l'Alima, Alima-Drélé, en rapport direct avec France-
ville, et Bonga au confluent du Congo;
Quatre sur le Congo, Makoko, Brazzaville, etc.;
Trois sur le Niari-Kiliou et cinq autres sur la côte.
Avec des ressources infimes la mission cle l'Ouest africain a rendu
et continue cle rendre les plus grands services. Ces ressources ont bien
été augmentées, mais dans des proportions assez faibles; on a créé à
M. Brazza des difficultés et des embarras parce que tel ou tel crédit avait
été dépassé. C'est le fait de la politique mesquine el des vues étroites qui
n'ont cessé d'être appliquées à nos affaires coloniales par la Chambre
des députés.
Depuis, M. Etienne, sous-secrétaire d'État, a essayé de réagir. Avec
lui les intérêts français et coloniaux se sont trouvés en bonnes mains.
LA CONFÉRENCEDE BERLIN. — En 1884, une Conférence s'est réunie
à Berlin et a posé les bases du droit international que doivent respecter
les nations européennes dans les pays nouveaux où elles s'établissent con-
curremment avec d'autres nations. En particulier, elle a réglé la question
du litige entre la France et l'Association internationale africaine, et déli-
mité les territoires au nord entre nous et l'établissement allemand, au
sud entre le Congo français et les possessions portugaises.
En même temps elle a déclaré libre la navigation du Haut et du Bas-
Niger pour les bâtiments marchands de toute nation, ainsi que les routes
et voies ferrées ouvertes et à «ouvrir dans la vallée de ce fleuve. Les
mêmes principes sont appliqués à la navigation du Congo.
PRÉSENT ET AVENIR DE L'OUEST AFRICAIN. — Pour longtemps
encore le trafic du Congo sera réduit, borné aux produits de la région
côtière : huile de palme, peaux, arachides, bois rouge, etc. ; quant aux
produits de l'intérieur, leur commerce ne sera rémunérateur que pour
les objets riches et peu encombrants, or, ivoire, caoutchouc, etc., à
cause de la difficulté des communications et du prix très élevé des trans-
ports.
GABONET CONGOFRANÇAIS 349
Plus tard, les moyens de communication deviendront plus faciles
et meilleurs ; des débouchés nouveaux et peut-être considérables seront
ouverts aux produits de l'intérieur vers la côte et à ceux cle notre industrie
vers l'intérieur.
Un pas important a été fait pour mieux assurer dès maintenant les
'relations du Congo avec la France ; sur l'initiative de la Chambre de
commerce et cle la Société cle géographie cle Bordeaux, à la demande cle
qui s'étaient associés les autres grands ports, une ligne régulière à
vapeur desservant toutes nos possessions de l'Afrique occidentale, depuis
le Sénégal jusqu'au Congo, a été créée en 1888, avec départs dans les
deux sens tous les deux mois. Ces départs deviendront plus fréquents
•quand les relations commerciales se seront développées.
Typesde femmesdu Congo.
LA MER ROUGE, OBOCK ET CHEÏK-SA1D
CHAPITRE XXIX
En prévision cle l'ouverture du canal de Suez, le Gouvernement
français s'était dès longtemps préoccupé cle posséder un poste dans la
mer Rouge, sur la route de l'Extrême-Orient.
OBOCK.— Des traités de 1855 à 1862 avec les chefs musulmans
du pays nous ont donné Obock avec un territoire, dans la baie cle Tad-
jourah, à l'issue du détroit de Bab-el-Mandeb. Un autre traité, conclu par
M. Paul Soleillet, en 1882, nous a valu le port et la rade de Sagallo, au
fond cle la même baie. En 1885 nous avons occupé d'autres points dans
les mêmes parages.
L'établissement d'Obock nous est nécessaire comme port de relâche
et de ravitaillement (en charbon surtout). Le mouillage est très, bon
et très sûr. 11 serait urgent de construire les fortifications nécessaires
Rade d'Obock.
3b2 LA FRANCE ET SES COLONIES
à la défense des dépôts de charbon, cet organe vital de la marine-
moderne.
Obock peut devenir en outre un centre de commerce et une tête de-
ligne de pénétration vers l'Abyssinie, en particulier vers le pays du Ghoa
qui, avec ses trois millions de population chrétienne peut un jour devenir
un débouché considérable pour nos produits manufacturés, les relations
cle la France avec l'Abyssinie étant dès maintenant excellentes.
CHEIK-SAÏD. — Nous occupons Cheik-Saïd depuis 1868, et nous y
avons installé un dépôt de charbon. Ce port est sur le détroit même de
Bab-el-Mandeb.
BAIE D'ADULIS. — Nous avons également des droits formels sur la
baie d'Adulis et son territoire côtier, cédé à la France en 1859 par le roi
de Tigri. La baie d'Adulis est sur la côte occidentale de la mer Rouge,.1
à faible distance au sud cle la possession italienne de Massaouah.
Habitants d'Obock.
Femme d'un chef. Guerrier.
LA FRANGE & SES COLONIES
VUESD'ENSEMBLE
CONCLUSION
Nous avons étudié successivement l'expansion coloniale des Fran-
çais sur les divers points du globe ; nous avons vu se déployer dans les
ordres les plus divers l'activité féconde de notre nation : les courageux
efforts et la constance dévouée de nos soldais et cle nos marins préparant
d'abord les voies ; les autres éléments de colonisation arrivant à leur
suite, planteurs entreprenants, commerçants hardis, aventuriers cher-
chant une vie nouvelle. Peu à peu, clans ces pays nouveaux et sauvages,
leur intelligence, leur travail acharné triomphaient cle tous les obstacles
et des déboires sans nombre qu'il fallait subir au début ; d'autres venaient
après eux ; tous ensemble, aidés du temps, soutenus par les multiples
avantages d'une civilisation supérieure, créaient dans les contrées loin-
taines comme des France nouvelles, et, à mesure que la marine et l'armée
portaient plus loin l'honneur du drapeau, ils étendaient le champ d'action
•économique de leur patrie, sa langue, sa civilisation, son influence dans
le monde.
Les résultats que tire une nation, la nôtre en particulier, de l'expan-
sion coloniale, sont-ils en proportion de tant d'efforts? valent-ils tant de
vies sacrifiées, de capitaux engagés, tant de risques de conflits onéreux
et gênants, tant d'inquiétudes, cle déboires, de longues attentes ? Les
colonies, en un mot, sont-elles utiles à la nation, au développement de son
influence et de ses richesses, à sa grandeur, à sa puissance ? Ou bien,
comme certains l'ont prétendu, un pays dans la situation critique où se
trouve, où surtout s'est trouvée la France, avant qu'elle n'eût mis de
356 LA FRANCE ET SES COLONIES
nouveau ses forces à la hauteur de tous les événements, ce pays-là n'au-
rait-il pas mieux fait de se ramasser sur lui-même, de concentrer ses
ressources, au lieu de disperser son action et peut-être ainsi de s'affaiblir
soit pour le moment des grandes luttes militaires, soit pour la lutte éco-
nomique qui se poursuit en Europe, chaque jour plus difficile et plus
âpre.
Nous essaierons tout à l'heure, autant du moins que le permettra
notre faible compétence en ces matières, de donner une réponse, une
solution à cette question si sérieuse et si légitime.
Mais d'abord, il nous faut constater un fait, c'est que tous les peuples
civilisés, à de très rares exceptions près, ont colonisé ou colonisent, et
que ce mouvement d'expansion s'est énormément accru dans ces der-
nières années. Aux temps anciens, les Grecs ont colonisé en Asie-
Mineure, en Sicile, dans l'Italie méridionale, jusqu'en Gaule 1. Les Phé-
niciens ont fondé l'empire carthaginois. Plus tard, Rome n'a-t-elle pas
transformé la Gaule à ce point qu'en parlant de nos pères on disait « les
Gallo-Romains ». Nous ne parlerons pas des peuples modernes, le Por-
tugal, l'Espagne, la Hollande, l'Angleterre, la France, vieilles puis-
sances colonisatrices ; l'une d'elles, l'Angleterre, n'a pas un instant
arrêté ses progrès, et possède un empire si étendu sur le monde que « le
soleil ne s'y couche jamais ». La France, depuis 1830, a repris avec
vigueur ses anciennes et belles traditions d'expansion coloniale. L'Alle-
magne, l'Italie veulent à leur tour entrer dans la lice et ne manquent pas
une occasion d'affirmer cette politique nouvelle.
Quelles raisons donner à un phénomène si général? Parmi les causes
qui le déterminent, il faut noter d'abord la supériorité productrice des
pays chauds et humides : c'est en effet de ces régions que viennent nos
plantes les plus indispensables, y compris le blé, plantes qui sous leurs
climats d'origine fournissent encore (à culture égale) des rendements
supérieurs. Ces plantes alimentaires, acclimatées dans les pays tempérés,
y donnent aussi maintenant de fort beaux résultats grâce à un travail
acharné et aux progrès agricoles. Mais il existe dans les pays chauds
nombre de produits naturels que jamais ailleurs on ne saurait obtenir :
tels le coton, la canne à sucre 2, le café, le riz, le cacao, le caoutchouc,
la plupart des plantes oléagineuses 3, etc.
Sans doute il fut un temps où l'on se passait de toutes ces denrées ;
1 Marseille est une colonie grecque.2 Cependant on tire aussi le sucre de la betterave el d'autres plantes des pays tempérés.3 L'olivier lui-même est déjà un produit dés pays chauds.
VUES D ENSEMBLE 357
mais les premières expéditions lointaines commencèrent à les faire con-
naître, leur arrivée créa des besoins nouveaux ; il fallut armer d'autres
navires et s'établir dans les pays tropicaux pour se les procurer. Ne
regrettons pas cet accroissement des besoins : leur satisfaction donne à
l'homme civilisé une somme plus grande de bien-être ; pour les pouvoir
satisfaire il lui faut travailler davantage ; de ces deux facteurs, bien-être,
travail, naît le progrès, aussi bien dans l'ordre moral que dans l'ordre
matériel.
L'esprit naturel de curiosité et d'aventures que possède l'homme le
poussa d'abord aux expéditions vers les contrées inconnues : au xv° et au
xvie siècle le merveilleux dominait les imaginations, mêlé à quelquesidées scientifiques et raisonnées ; Gama et ses prédécesseurs cherchant
autour de l'Afrique la route de l'Inde, si difficile par terre ; Colomb la
poursuivant à travers l'Atlantique, par une intuition cle génie. Mais bien-
tôt les récits fabuleux de leurs compagnons jetaient vers les pays nou-
veaux les hardis aventuriers, les conquistadores espagnols. Comme dit le
poète :
« Ils allaient conquérir le fabuleuxmétal
Que Cipango' mûrit en ses mines lointaines... »
ils cherchaient le merveilleux pays de l'or, YEldorado ; mais quand ils ne
le rencontraient pas, ils arrivaient sur quelque terre aux splendides
richesses naturelles. Les uns alors chargeaient leurs navires de denrées
précieuses, les autres commençaient des établissements que d'abord ils
n'avaient point songé à fonder. Un peu plus tard, l'importation des pro-
duits tropicaux avait fait naître de nouveaux besoins dans les diverses
nations européennes ; sollicitées aussi par l'esprit d'aventure et l'ambi-
tion commerciale, elles suivaient tour à tour l'exemple des Portugais et
des Espagnols, cherchaient et trouvaient leur place dans le monde. Ainsi
étaient fondées les magnifiques colonies des Antilles, de l'Amérique-
espagnole, du Brésil, des Indes néerlandaises ; ainsi naquirent les éta-
blissements des Français e'n Amérique et dans l'Indoustan, qu'une poli-
tique inepte et lâche fit tomber aux mains de l'Angleterre, malgré le cou-
rage, l'énergie, les facultés sans égales de nos colons et de leurs chefs,
les Montcalm, les Dupleix et les La Bourdonnais.
A notre époque, une cause nouvelle et puissante s'est ajoutée à
celles que nous venons d'énumérer, et pousse de plus en plus les nations
{ Cipango,nom qu'on donnait alors à un fabuleuxpays d'outre-mer, où, pensait-on,l'or se ramassait commeles pierres sur les chemins.
358 LA FRANCE ET SES COLONIES
européennes vers les pays neufs des régions tropicales. Le nombre des
peuples civilisés où l'industrie est peu développée diminue chaque jour,
et parmi ceux qui sont entrés les derniers dans le mouvement industriel
du siècle, on constate un déploiement d'activité et des progrès extraordi-
naires. Des débouchés que les plus anciens trouvaient chez ces derniers .
sont donc naturellement fermés ou diminués dans une forte proportion. Il
en résulte, malgré l'accroissement presque continu des besoins, une sur-
production industrielle qui doit chercher son écoulement à tout prix ; elle
le trouve dans les pays tropicaux, ceux-ci fournissant des productions
naturelles et manquant d'industries ; ainsi l'Europe a été conduite à une
expansion coloniale nouvelle, dont l'origine coïncida justement avec le
développement industriel inouï des cinquante dernières années.
Afin d'écouler ses produits, il ne .suffit pas des colonies étrangères
que la prohibition, la guerre, mille entraves peuvent nous fermer, il
devient nécessaire d'avoir soi-même des colonies, où il n'y a point les
risques à courir, où de plus la communauté de langues, cle moeurs, d'habi-
tudes avec les compatriotes qui y sont établis assurent la supériorité
économique.
Pour toutes ces causes les nations modernes, el d'abord celles où la
marine était très développée, se sonl trouvées successivement conduites,
par la force des choses, à foncier des établissements coloniaux. Reste à
examiner si les nations européennes ne suivent pas là une voie nuisible
à leurs intérêts et à leur puissance.
La création des colonies entraîne nécessairement la sortie, l'émigra-
tion d'une quantité notable de capitaux; les uns servent aux dépenses
militaires, les autres à l'établissement même dans le pays colonisé. Y a-t-il
là une perle sèche ou un placement ? Quand les capitaux émigrent d'un
pays comme l'Angleterre ou la France, pays à développement complet
sous le rapport de l'industrie et du commerce, où la surproduction règne
clans toutes les branches, où par suite l'argent est peu productif d'intérêts,
on peut affirmer que ces capitaux trouveront dans un pays nouveau un
placement plus rémunérateur. Le grand risque à courir vient de l'igno-
rance où trop souvent l'on est du pays à coloniser, de sa géographie
économique, de ses besoins, de ses habitudes^ cause si fréquente de non-
réussite dans les premiers établissements. Malgré ces échecs, le capital
englouti n'a pas été inutile à l'intérêt général : il a préparé la voie aux
entreprises mieux instruites qui suivront.
Les capitaux émigrés sont la base nécessaire du commerce colonial ;
il faut donc rechercher si ce commerce est utile à la métropole, comment
VUESD ENSEMBLE 359
et dans quelles proportions. Nous 1!avons dit un peu plus haut, les colonies
nouvelles ouvrent aux produits fabriqués des débouchés nouveaux ; ainsi
une activité, une puissance plus considérables sont données au commerce,
à la marine, à l'industrie de la mère-patrie ; il en résulte chez elle un
accroissement de profits, de salaires, cle bien-être; à leur tour les pro-ductions coloniales sont plus demandées, puisque"la'puissance d'achat a
augmenté; et la colonie, voyant croître ses profits, élend son champ
d'action, augmente elle-même ses demandes à l'industrie. Dans une
colonie exploitée d'après des principes rationnels, ce va-et-vient d'échangesdoit donc augmenter constamment, au grand profit de tous.
Pour le commerce français, les colonies françaises sont de beaucouple marché le meilleur. Nos échanges avec les colonies étrangères sont
peu de chose, si on les compare aux transactions entre la France et ses
propres colonies. Il n'en peut guère être autrement, même avec le plus
complet libre-échange ; la communauté d'origine, cle langue, d'habitudes,
les liens d'affection, cle patriotisme, les relations de toute nature main-
tenues avec la France expliquent parfaitement ce phénomène, dont la
conséquence logique est celle-ci : un grand peuple ne saurait se conten-
ter des colonies étrangères pour le développement cle son activité indus-
trielle et commerciale ; il n'y pourrait soutenir la lutte. Des colonies
nationales lui sont donc nécessaires, « sous peine de rester en arrière du
mouvement général, sous peine de s'appauvrir, de voir périr ses indus-
tries et son commerce, disparaître aussi son prestige dans le monde, et
perdre sa puissance morale en même temps que sa force matérielle. »
Les conditions les plus avantageuses d'un établissement colonial se
trouvent dans les échanges entre une contrée industrielle et les paysneufs agricoles ; il n'y a rien cle meilleur pour le développement cle l'un
el cle l'autre ; c'est, par exemple, le cas de la France avec la Cochinchine
et le Tonkin, avec d'autres pays plus lard.
Pour résumer d'un mot cette grosse question, nous ne saurions
mieux faire que de citer l'opinion d'un homme dont personne ne contes-
tera l'immense autorité : « Dans l'état actuel du monde, on peut affirmer,
dit Stuart Mill, que la fondation des colonies est la meilleure affaire dans
laquelle on puisse engager les capitaux d'un vieil et riche pays. »
Une autre objection est souvent posée à propos des établissements
coloniaux. Au fond elle se rattache à la précédente : « Les capitaux ne
sont-ils pas jetés au vent sans résultat? » Les colonies sont toutes plusou moins coûteuses pour le budget de la métropole ; en conséquence, ont
360 LA FRANCE ET SES COLONIES
conclu certains par un raisonnement peu réfléchi, elles lui sont une charge
et pas autre chose.
Il est excessivement rare, en effet, qu'une colonie donne un revenu
net : on ne connaît clans ce cas que Cuba et Java, encore Cuba a-t-elle été
fort longtemps soutenue. Mais on peut affirmer que ce serait agir bien
maladroitement et tarir dans leurs sources les richesses de l'avenir que de
vouloir tirer, soit par de gros impôts, soit par tout autre moyen, des pro-
fits nets d'une colonie. Nous parlons ici d'une façon générale en admet-
tant qu'il peut y avoir des exceptions, la Gochinchine, par exemple, après
réformes dans ses dépenses et, pensait Paul Bert 1, le Tonkin dans
quelques aimées. Mais se donner pour but de faire des revenus avec une
colonie aboutirait, si elle est jeune, à arrêter ses progrès, plus tard à pro-
voquer une séparation. L'histoire nous offre de ce fait un exemple frappant
dans la révolution de la Nouvelle-Angleterre, devenue au siècle dernier
les États-Unis. Établir l'impôt sur des bases très modérées est d'une poli-
tique sage et prévoyante ; la manière d'agir opposée ne manquerait pas
d'arrêter le développement des transactions et surtout celui des cultures.
Il semble qu'à cet égard nous nous soyons écartés des bons principes en
Algérie, où le cultivateur indigène supporte des charges excessives.
Ge qu'on peut raisonnablement demander aux meilleures colonies,
c'est qu'elles arrivent avec le temps à se suffire à elles-même, à équilibrer
leur budget au moyen de leurs seules ressources, mais sans interrompre
pour cela le développement de leur outillage en voies de communication,
ports, etc., condition nécessaire et primordiale du progrès continu.
Il faut comprendre que les gros frais d'établissement rentrent par des
voies détournées, sous forme de progrès industriel, d'accroissement dans
les échanges. On peut, dit M. Paul Leroy-Beaulieu en usant d'une com-
paraison saisissante d'évidence, comparer les frais considérables entraî-
nés par la fondation d'une colonie à ceux que fait un grand pays quand
il ouvre des routes, creuse des canaux, construit des chemins de fer :
notre réseau de voies ferrées nous a coûté des milliards, dont une partie
n'a point donné de rémunération. Et pourtant l'énorme développement de
la richesse et de la puissance nationale dû aux chemins de fer est chose
évidente pour tout le monde. Il s'est agi seulement de bien choisir les'
tracés, de diriger avec intelligence la construction et l'exploitation;— de
même, en matière coloniale, l'idéal est de choisir les meilleurs emplace-
ments et d'administrer avec des méthodes appropriées à chaque région.
Pour appuyer ces considérations générales, il sera bon de citer
1 M. Vial, remarquable auxiliaire de Paul Berl, ancien résident supérieur à Hanoï, estaussi de cet avis.
VUESD'ENSEMBLE 361
-quelques chiffres relatifs à l'importance des échanges entre la France et
ses colonies, en comparant leur valeur à celle de nos transactions avec
différents peuples.
En 1885, la valeur totale des échanges de nos colonies, en ne comp-
tant pas l'Algérie et la Tunisie, est montée à quatre cent soixante-quinze
millions. Le commerce avec la France représente les 40/100 de ce chiffre,
soit cent quatre-vingt-dix millions. De leur côté, l'Algérie et la Tunisie ont
fait des transactions commerciales pour une valeur presque aussi grande,
•quatre cent millions pour l'Algérie, trente-cinq pour la Tunisie, et ici la
part, de la France s'élève à 70 0/0, soit trois cents millions. Mettant donc
à part le commerce de nos colonies avec l'étranger, qui pourtant contribue
à leur prospérité, tenant compte seulement de leurs relations avec la
métropole et de l'influence directe qu'elles ont ainsi sur l'exportation
industrielle et l'activité commerciale de la France, nous arrivons déjà au
chiffre considérable de quatre cent quatre-vingt-dix millions. Or, si nos
échanges avec l'Angleterre atteignent quinze cents millions, si notre
commerce avec la Belgique, l'Allemagne, les États-Unis, l'Italie arrive
aux chiffres respectifs de neuf cent soixante, sept cent quatre-vingt, sept
cent, cinq cent millions, en revanche nos colonies ensemble « nous sont
un meilleur client que toute autre nation », Suisse, Russie, Autriche, Tur-
quie, la Plata.
Quant aux importations de France aux colonies, chose intéressant au
plus haut degré nos manufactures, elles montent à trois cent quarante
millions, deux cenl quarante pour les importations françaises en Algérie,
cent pour les autres colonies.
Le commerce total des colonies françaises représente la dixième
partie de nos échanges ; leur commerce spécial avec la France en est la
dix-septième partie. Il faut noter en outre que la majorité de nos colonies,
surtout celles que nous avons acquises depuis 1814, sont en sensible pro-
grès ; le commerce de l'Algérie est vingt fois ce qu'il était en 1840 ; celui
du Sénégal s'est multiplié par '8 depuis 1820; celui de Saint-Pierre et
Miquelon par 3 et 1/2 depuis 1854. La Gochinchine est déjà parmi nos
meilleures entreprises ; elle a devant elle un magnifique avenir. On peut
espérer beaucoup du Tonldn pacifié et organisé.
Quant aux avantages procurés à notre marine marchande par l'exis-
tence de colonies françaises, on ne peut nier qu'ils sont très considérables,
le pavillon français comptant pour la plus grande part, et de beaucoup,
dans le trafic de nos ports coloniaux.
Cet ensemble de chiffres vient certainement à l'appui de la discus-
-'ifi
362 LA FRANCE ET SES COLONIES
sion de principes qui l'avait précédé. Mais ce n'est pas seulement à la
valeur matérielle des échanges qu'on doit mesurer l'utilité des colonies
pour une nation. Il y a d'autres facteurs dont il faut tenir compte ; le pre-
mier, le principal est l'expansion de notre influence, la propagation de
notre langue et de la population de race française, le nombre croissant
des peuples ralliés à notre action. Et l'on va voir combien ce facteur est
important: en Algérie, plus de trois millions d'indigènes nous obéissent
et ne peuvent manquer d'être pénétrés peu à peu par notre influence civi-
lisatrice ; à côté d'eux vivent 435 000 Européens, dont 225 000 Français,
et ceux-ci représentent, on ne peut le nier, une force considérable ajoutée
à celles de la France. « Les colons algériens, dit M. P. Leroy-Beaulieu,
ont montré une force morale, une persévérance, une patience qui fait
beaucoup augurer de l'avenir. » La Tunisie paraît devoir venir à nous
bien plus vite que l'Algérie ; il y a là un groupe de 1 600 000 habitants.
Cette Afrique du Nord sera bientôt une autre France.
Gomme elle, plus encore, d'autres colonies sont des terres toutes
françaises, telles la Réunion, la Martinique, la Guadeloupe, les comp-
toirs des Indes, Saint-Pierre et Miquelon. Autant de points sur le globe
où la France trouve pour son action clans les ordres les plus divers une
base solide et sûre.
L'empire colonial français comprend aujourd'hui des territoires
ayant près de six fois l'étendue de la mère-patrie, et, fait plus important,
présente une population totale d'à peu près vingt-cinq millions d'habi-
tants, comme avait la France de 17S9. Sans cloute ce ne sont pas là des
Français, mais au moins le grand nombre sent-il déjà notre influence;
une plus faible part, que le temps grossira, est en train de se rallier fran-
chement à nous ; et enfin, dans ce gros total, sont compris 800 O'OOFran-
çais, chiffre d'autant moins à dédaigner que la quantité d'action déployée
par eux et les richesses que forme leur activité sonten général supérieures
à ce qu'ils auraient fourni en France.
Enfin il faut faire entrer en ligne de compte, et c'est encore très
important, la valeur des établissements coloniaux au point de vue poli-
tique et militaire. Qu'étions-nous en Extrême-Orient avant notre établisse-
ment de Cochinchine, en Océanie avant la prise de possession de Tahiti,
des Marquises et de la Nouvelle-Calédonie? Pas un point de ces immenses
régions où flottât le drapeau français; pas un seul port où nos navires
eussent la faculté de se réparer, de se ravitailler, de chercher un abri,
sans être tributaires de l'étranger.
Qui niera l'importance de positions telles que Tahiti, les Marquises,
VUESD'ENSEMBLE 363
l'île Râpa, la Nouvelle-Calédonie comme points de relâche dans les
vastes solitudes du Pacifique, importance qui sera bien plus grande encore
lorsque le canal de Panama sera ouvert ; les paquebots, se dirigeant vers
l'Australie, la Nouvelle-Zélande, les îles de la Sonde, auront nos posses-
sions sur leur passage.
Et, sous le rapport militaire, combien plus grande encore la nécessité
pour une nation de tenir un bon nombre de semblables points stratégiques.Dès longtemps l'Angleterre a pris soin de s'assurer les meilleurs; elle
marque les étapes de la roule des Indes par Gibraltar, Malte, Aden ; sur-
tous les points du globe elle est fortement établie. Venus plus tard, nous
avons pourtant ajouté à nos anciennes positions des Antilles et de la mer
des Indes celles d'Algérie, celles du golfe d'Aden, Saigon, la baie d'Ha-
long au Tonkin, nos importantes stations du Pacifique, enfin la célèbre
baie de Diego-Suarez.
De ces positions stratégiques nous n'en posséderons jamais trop,
pour l'attaque comme pour la retraite : refuges pour noire marine mar-
chande et pour nos navires trop faibles ou désemparés, ils sont indis-
pensables à l'action offensive ; la marine rapide de nos jours, les
grands croiseurs, qui chasseraient le commerce ennemi ou affronteraient
ses vaisseaux, consomment d'effroyables quantités de charbon ; une
marine est vite impuissante si elle n'a pas de nombreux dépôts de com-
bustible bien placés, bien approvisionnés, bien défendus.
Et, puisque nous en sommes à la question militaire, qu'il nous soit
permis de souhaiter ici la prompte constitution d'une armée spéciale à la
défense des colonies, armée qui serait aidée dans sa tâche et par des
milices coloniales et par une petite marine défensive, organisée en vue
de ce rôle spécial. Nous étendre sur cette question, discuter les moyens
de la résoudre sortirait de notre cadre ; nous croyons seulement pou-
voir dire qu'avec l'expansion actuelle de la France dans le monde nous
ne saurions échapper à la nécessité de cette création nouvelle.
La France peut avoir foi clans son avenir colonial. Elle a reconstitué
ses forces, on compte avec elle en Europe. En même temps elle s'est
assagie ; elle s'est reprise au travail avec une ardeur féconde ; elle sou-
tient vaillamment la lutte économique et il semble que déjà elle commence
à y ressaisir l'avantage. Elle portera dans ses colonies autant d'activité,
autant d'énergie productrice, la même persévérance, le même esprit de
méthode scientifique. Plus qu'aucun autre peuple elle sait rapprocher
d'elle les races inférieures : c'est là un immense avantage pour l'avenir
364 LA FRANGE ET SES COLONIES
et ce sera peut-être la source d'un accroissement de puissance main-
tenant difficile à mesurer.
A l'heure actuelle les questions coloniales sont étudiées avec fruit,
approfondies chaque jour davantage, d'où une amélioration certaine et.
continue de nos méthodes d'action ; des indices nombreux font voir que
nous sommes entrés dès maintenant dans cette voie de progrès. De la
volonté, de la persévérance, de la fermeté dans les revers inévitables, et
le xx" siècle verra reconstitué, prospère, vivace, puissamment assis sur de
fortes bases, un empire colonial français contribuant pour une large part.
à1 la puissance et à la grandeur de la Patrie.
FIN-
TABLE DES CARTES
Algérieet Tunisie 10La Réunion 120lie Kerguelen ". 120Ile Saint-Paul 120Ile de la Nouvelle-Amsterdam 120La Martinique 127La Guadeloupe,Sainl-Marlin, Sainl-Barthélemy,La Désirade et Marie-Galaule.. 138
Guyanefrançaise 139Terre-Neuveet le French-Shore 145Saint-Pierre et Miquelon . 14bPossessionsfrançaisesdans l'Inde 152
Sénégal.— Rivièresdu Sud et Soudanfrançais 159
Dahomey 213Possessionsfrançaisesen Indo-Chine 221
Nouvelle-Calédonie,Loyalty,Nouvelles-Hébrides 238
Iles Tubuaï . ; .. 2ri6Iles de la Société . . . •. . . 256Iles Marquises 250lies Tuamotou ". 256Ile Clipperlon 256
Chine,Tonkin.— Fleuve-Rouge 287
Madagascar.— lies Comores 326Gabonet Congofrançais 34-2Raded'Obock 353Golfed'Aden, Obocket Tadjourab . . . . 353
TABLE DES GRAVURES
Vue de Touggourl 17Arabe '. . . 19Jeune Kabyle 20Femme Arabe du M'zab 20Femme Kabyle préparant le couscous 21Le dey frappa Irois fois de son chasse-mouches le consul français au visage ... 25Charles X. 31Général Clauzel 33lusur
". . . . 36
Abd-el-Kader 37Guizol 39Maréchal Buguaud 41Prise de Constantine 44Défense de Mazagran 48Prise de la smala d'Abd-el-Kader 50Notre cavalerie sorl de son réduit et charge avec la plus grande vigueur 53
Spahi 72
Vue d'Alger 73
Mers-el-Kébir, le port d'Oran. . . '. 77Riskra. — Le marché 79Vue d'Ouargla 81Alfa (Stipa tenacissima) 84
Criquet voyageur 85Gardaïa dans le M'zab 87Esclaves nègres sur un navire faisant la traite des noirs 99Canne à sucre 102Indienne de la Réunion -.......*.. 113Cafre et Calrine de la Réunion. 114Créoles de la Ttéunion 122Rameau de caféier 123
Saint-Denis de la Réunion 125Rade de Forl-de-France 129Mulâtresse de la Martinique en costume du pays 133La Pointe-à Pitre. . .: 136
Nègres de la Guadeloupe 137
Vue de Cayenne. 140
Embouchure du Maroni ; . . . 141
Serpent boa 142
TABLE DES GRAVURES 367
Habitantsde Cayennc 143Pénitencier de Saint-Laurent 143Morue 146Ligne et couteauxemployéspour la morue 146Pochede la morue 147Saint-Pierre. —Une rue 149Dupleix
•loi
Pagodeà Pondichéry 153Femmeindoue 155Bafoulabé 161Saint-Louisdu Séuégal 163Cavalierloucpuleur 165Foullahs 167Peulhs '...'.." 169Intérieur d'une case peulh 170Faidberbe 173Médine 174MauresTrarzas 175Maures Braknàs . 177Poste de Bakel '
179Jauréguiberry 184Bammakou 187
Samory 189Bissandougou 191Ahmadou 192Paysagedes environs de Timbo (Fouta-Djallon) 193
Ségou-Sikoro 195Tombouclou 197Karilé, arbre à beurre 201Arachide 201Dakar , 203Kayes 206Konakry(Rivièresdu Sud) 207Villagenègre 209Femmesde la côte d'Or . 211Porto-Novo.— Indigènes devant une case 214GénéralDodds . . 215Voitureà buffles 223Typesde Cochinchinois 224Tourane 227Saigon.— Le palais du gouvernement 233Vuede Cholon 235Vuede Nouméa. . 239Canaquesde la Nouvelle-Calédonie 240Installation de déportés 247Canaqued'Ouvéa(Loyally) - . . 254Canaqued'Erronan (Nouvelles-Hébrides) 253Vuede Papeete 257Tahiliennes devant une case 258Roudairc . 263Typestunisiens . . 264
368 LA. FRANCE ET SES COLONIES
Tunis. — Palais du Bardo . 266
Kairouan. — La masquée 269
Tunis 274
Bizerte 277
Sampangs tonkinois 286
Haïphong 290
Le Fleuve-Rouge 291
Femmes tonkinoises. 293
Riz 294
Femme Muong 295
Jean Dupuis 297
Francis Garnier 298
Citadelle d'Hanoï . 299
Hanoï. —Rue des Incrusteurs 301
Pavillons-Noirs 303
Commandant Rivière 305
Vue de Hué 306
Amiral Courbet 307
Pirates chinois 309
Pnom-Penb 312
Mandarin annamite 313
Pau) Bert 319
Bourgeois d'Hanoï et sa famille 321
Village sur les bords de la Rivière Claire ... ; 322
Cambodgiens 323
Femmes sakalaves dans une case 328
Musiciens malgaches 329
Vue de Tananarive 334
Radama II 335
Vue de Diégo-Suarez 338
Nossi-Bé. — Vue du village de Douani 339
Village de l'île de Mayolte 340
Savorgnan de Brazza 341
Félicheur en prières 34-3
Vue de Libreville 345
Nègres du Congo 347
Types de femmes du Congo 349
Rade d'Obock 351
Obock. — Femme d'un chef 352
Obock. — Guerrier 352
TABLE DES MATIÈRES
Sommairegénéral 1Introduction 3LesFrançaisexplorateurset fondateursde colonies 3Ceque nous avonspossédé 4-Commentnous l'avonsperdu 4
L'ALGÉRIE
CHAPITRE PREMIER
Géographie générale
MONTAGNESET LITTOHAL
Situation,limites, superficie 9Les montagneset'le littoral. — Les trois grandes divisions-del'Algérii: 9LeTell 11Le littoral IlLa régiondes Hauts-Plateaux -.-....' ilL'Atlassaharien v 12La région saharienne . ; 12
LESCOURSI)'EAU
Considérationsgénérales. \->Les cours d'eau du Tell . J3
LE CLIMAT
Généralités 14Lessaisons , 15Lesvents et les pluies 15Température. ; 10La lumière 16La salubrité . . . 16L'eau insuffisanteen Algérie; les montagnesdénudées; utilitédu reboisement. . . 17
4".
370 LA FRANCE ET SES COLONIES
RÉGIONSNATURELLES
Les régions naturelles ; leur imperfection; moyens d'y remédier 18
POPULATIONSINDIGÈNES
Les populations indigènes. . 18
Organisation sociale des indigènes. — La tribu 21
CHAPITRE II
Établissement des Français en Algérie
Les corsaires barbaresques 22
Gouvernement des deys d'Alger. —Avènement de Hussein 23
Difficultésavec la France 24
La rupture 24
Blocus d'Alger 25
L'expédition est résolue.— Préparation• 26
Opposition de l'Angleterre 27
Départ de la flotte 28Le débarquement. 29Marche en avant; combats; bataille de Slaouëli 30Prise d'Alger 30
Révolution de 1830; arrivée du général Clauzel 31Suite des affaires d'Alger.— Indécisions du Gouvernement deJuillel. — Rappel d'une
partie de l'armée. — Formation de corps indigènes 32
Projets du général Clauzel 33
Expédition de Môdéa 34
Gouvernement des généraux Berthezène, duc de Rovigo et Voirol. . 35
Occupation de divers points de la côte 36Affaires d'Oran. —-Abd-el-Kadcr. » 37
Drouet d'Erlon.— Intrigues d'Abd-el-Kader • 38Défaitede la Macla 38
L'Algérie devant les Chambres (1833-1835) 38
Deuxième gouvernement de Clauzel. —Expéditions de Mascara et de Tlemcen . . 39Echec de Sidi Yacoub.—Arrivée de Bugeaud 40Traité de la Tafaa (30mai 1837) 41Plan de Clauzel. — Première expédition de Constanline 42
Deuxième expédition de Constantine 43
CHAPITRE III
Continuation et fin de la Conquête
La situation de 1838 à 1839 46
Passage des Bibans. —Les Portes-de-Fer .-.".'. 47
Rupture avec Abd-el-Kader. \. ". 47
TABLÉDES MATIÈRES 37^
Défensede Mazagran. . 47
Affairesdu centre. — Conquêtedu Tell. —Pointessur les Hauts-Plateaux. ... 48
Bugeaudgouverneurgénéral. 49-
Prisede la Smala (16mai 1843) ...... 49-
Tranquillitérelative de la provincede Conslantine 31
Guerreavec le Maroc 51
Bombardementdesportsmarocains 51
Bataillede ITsly . . 52
Insurrectionde 1845 54
Reddition d'Abd-el-Kader 54
Pacificationen 1848.—Progrès de l'établissementdesFrançais . . . 54
Expéditionsdansle Sud 55
Conquêtede la grande Kabylie 55
Campagne de 1856 55
Campagnede1857 . . 56Autresévénementsdepuis1857 . 56-
CHAPITRE IV
La Colonisation
Premiers essais d'administration 57
Arrivéedes premiers colons;écbecde cette tentative. . . : 57
Spéculationssur les terrains ; erreurs et abus 58
Lejardin d'essai (1832) 58Accroissementde la populationeuropéenne 59
Travauxpour la colonisation 59
Les bureaux arabes 59
Années1835à 1840 60
Lacolonisationà Constantine 60
Les colonies militaires 60Le régimedes concessions(1841à 1848) :-61Améliorationdelà santépublique. —Population.—Travaux.—Reconnaissance ;
desforêls 62
Legouvernementmilitaire 63
Le gouvernementcivilen 18^8 63
Les colons en 1848. . . 63
Retour au régime administratifmilitaire. 64
Le Ministère de l'Algérie (1858-1860) 64
Lescompagniesconcessionnaires 65
LesAlsaciens-Lorrainsen Algérie 65
La colonisationdansces dernières années 66
"CHAPITRE V
La Colonieactuelle
Organisation civile. . . . . . . .... ... 68:Administrationcommunale, 68-
372 LA FRANCE ET SES COLONIES
Droits politiques des indigènes. 69
Administration de la justice. 69
Justice européenne 69
Impôts 69
Instruction publique 69
L'armée 71
Centres principaux et ports 72
Relations avec la France et les pays méditerranéens 79
Population des villes et centres principaux 80
Les roules et les chemins 80
Chemins de fer 80
Télégraphes et postes. . 82
Les produits agricoles 83
Les bestiaux 84
Animaux nuisibles • 84
Les forêts 84
Autres travaux publics agricoles . 85
Les puits artésiens 85
Les oasis -. 86
L'industrie en Algérie 86
Industrie minière ; carrières 87
Gommerce de l'Algérie 88
La population en Algérie 88
La question des terres. 89
L'acte Torrens 89
La question indigène. 90
Dépenses de la France pour l'Algérie 91
Le déficit n'est qu'apparent et pourquoi 92
LES ANCIENNES COLONIES FRANÇAISES
CHAPITRE VI
Caractère de leurs relations avec la Métropole depuis 1814 jusqu'à nos jours
Étal des colonies en 1815 96
Les éléments divers de la population 96
Question de l'esclavage . . . 97
Les planteurs de Saint-Domingue 97
Le travail aux colonies après 1815. —La traite. —Le régime de l'esclavage. . . 98
Condition des esclaves au xrx» siècle 101
Travail et vie des esclaves 101
Reprise considérable des affaires aux premières années de la Restauration. — Cequimotivait celte reprise 102
Prospérité de la marine, marchande. 103
Les moyens de communication à cette époque . 104
L'industrie sucrière dans les porls. — Les raffineries du Havre, de Nantes et de
Bordeaux 105
TABLEDES MATIÈRES 373
Régimedesrelations commercialesdes coloniesavecla métropoleet des colonies
avecl'étranger.—Mesuressuccessivesquiontmodifiécerégimedans le senslibé-
ral 106
Lescoloniessousle GouvernementdeJuillet 108
Progrès accomplisen 1845 HO
1848.—L'émancipationimmédiate 111Lesdiversescoloniespendantcettepériodedifficile 111
L'immigrationindoue et chinoise.—Ses résultats funestesau point de vuemoral
commesousle rapport économique 113Lesucre et la prospéritécoloniale 115
Douanes , 117Lescoloniesde plantationsousle nouveaurégime; effortsqu'ellesont à fairepour
assurer leur avenir 118
CHAPITRE VII
Géographie générale et économiquede nos anciennes Colonies
LA RÉUNION
Situationgéographique.—Etendue.—Côtes 119
Montagneset cours d'eau . . . 119Leszonesdeculture. . . .' i20Climat.—Salubrité. . 121
Population.—Ethnographie 121Production.—Fabricationdu sucre 123Centresprincipaux;travauxpublics,ponts, roules, cheminsde fer 124
Commerce,navigation 125Administration.—Conseilgénéral. —Représentationau Parlement 126
Importancede la colonie. . . 126
LA MARTINIQUE
Situation.—Étendue.— Côtes.— Montagnes.—Cours d'eau 127
Climat 128Flore et faune • 128
Productions 128
Commerce.— Relations.— Navigation 131
Population 131Centresprincipaux. - . 132
Gouvernement.—Représentation. 132
LA GUADELOUPE ET SES DÉPENDANCES
Situationgéographique,forme, étendue,montagnes,coursd'eau . 135Climat. 136Fauneet flore. , 136Productions - 136
374 LA FRANGE ET SES COLONIES
Commerce, relations, navigation ....:.... 137
Population. — Centres principaux • 137
Gouvernement. — Représentation <. 138
Dépendances de la Guadeloupe. 138
LA GUYANE
Situation.— Limites.— Aspect général du pays. — Littoral. — Cours d'eau. . . 139
Climat. — Salubrité 141
Flore et faune. 14
Commerce. — Relalions. . 142
Population . . . 143
Le pénitencier 144
Centres principaux.—Administration.—Représentation 144
SAINT-PIERRE ET MIQUELON. — PÊCHERIES DE TERRE-NEUVE
Terre-Neuve elle Grand-Banc. ... ; 146
La pêche de la morue. . . 146
Nos ports d'armement pour la morue. . 147
La pêche• 147
Importance de la grande pêche pour notre marine 149
Climat 149
Population. — Administration 150
L'INDE FRANÇAISE
Climat 152
Principales cultures, industrie, commerce 155
Communications par mer 155
Administration ; représentation ; receltes ; population 155
SÉNÉGAL. — SOUDAN FRANÇAIS
CHAPITRE VIII
Géographie générale
Vue d'ensemble de la région.— Position.— Limites 157
Le littoral • . 158
Montagnes et cours d'eau. ...-..- 158
Le climat du Sénégal. 164
Dénomination des régions sénégalaises. . . 166
Populations du Sénégal 166
Moeurs et coutumes des populations du Sénégal . 168
La faune et la flore du Sénégal. 169
TABLEDES MATIÈRES 375
CHAPITRE IX
Historique de l'expansion française au Sénégal
Les origines '. 172
Expéditioncontre les MauresTrarzas 176
Derniers traités avec les Maures 177
Guerre contre Al-Hadji-Omar 178
Le siège de Médine 179
Mouvementd'expansionvers l'est 183
Annexiondu Cayor. —La situation à Saint-Louis. — Départ du gouverneurFaidherbe 184
De 1865à 1876 185
Reprisede la marcheen avant versl'est 185
Lescampagnessur le Haut-Sénégalelle Haut-Niger 186
Lechemin-defer de Kayesà Bafoulabé 188
Lesdernièresinsurrections 190
L'accordfranco-anglaisde 1890.— Délimitationdeszones d'inllucnccde ces deuxnations 198
CHAPITRE X
Ressources du Sénégal
Ressourcesagricoles,commerce 200
Importancede la navigation; ports ; relations maritimes 204
Gouvernement;organisation; représentation 206LESRIVIÈRESDUSUD 207ÉTABLISSEMENTSFRANÇAISDANSLAGUINÉEnu NOIID 209
Aspectdu pays. —Climat 209Lapopulation , 210Productionset commerce 210ÉABLissEMKNTSDELACÔTEDESESCLAVES.—Porto-Novo,Kotoiiou,Grand-Popo,etc. 210Porlo-Novo 211AFFAIRESDUDAHOMEY 212Troisièmetraité complémentaireen 1882 212
EXPANSIONCOLONIALEDELAFRANCEDE 1814 A 1870
LA COCHINCHINE
CHAPITRE XI
Géographie générale
Situation.—Limites. — Superficie. . 217
376 LA FRANGE ET SES COLONIES
Le cours du Mékong 218Le delta 219Le climat. 220Les animaux 220.Produits agricoles - 223
Population .' ... ; ^ ... s- ....'
224
CHAPITRE XII
Historique de l'établissement français en Cochinchine
Premières difficultés avec l'Annam. 226
Expédition franco-espagnole de 1858 226
Saigon occupé. —La garnison en face des Annamites . . ... ........... . . . 227Prise des lignes de Ki-Hoa 228
Prise de Mitho 228Combat de Bien-Hoa. — Annexion de la province, du même nom 229Traité avec Tu-Duc 229
L'amiral de la Grandiôre. — Protectorat sur le Cambodge 229
Annexion de Vinh-l.ong, Chaudoc et Ha-tien 230
CHAPITRE XIII
Colonisation de la Cochinchine
Voies de communication 231
Centres principaux. —•Commerce.—Navigation 232Administration 232
LA NOUVELLE-CALÉDONIE
CHAPITRE XIV
Géographie générale
Situation, forme, étendue . 237
Aspect général.— Montagnes el littoral 237Climal et saisons 239La faune et la flore ,. 239La population •...'..' 240
CHAPITRE XV
La Colonisation
Découverte et occupation 241
Premières mesures prises pour la colonisation 241
Commerce. — Navigation 244
Population. —Centres principaux.—• Administration. . . . . 245
TABLEDES MATIÈRES 377
CHAPITRE XVI
La Transportation à la Nouvelle-Calédonie
Organisationpénitentiaire 246
DÉPENDANCESDELANOUVELLE-CALÉDONIE
IlesLoyally.—Nouvelles-Hébrides 253
LES ILES TAHITI
ET NOS AUTRES POSSESSIONS OCÉANIENNES
CHAPITRE XVII
Iles de la Société.— Iles Gambier.— Iles Marquises. — Ile Râpa. — Ile Glipperten
Les missionsanglaises 255
Interventionfrançaise 255
Aspectdu pays 256
La population 257
Culture,industrie 257
Commerce 257
Les iles Gambier 258
Les îlesMarquises 258
L'îleRâpa 239
lie Clipperlon 259
EXPANSIONCOLONIALEDELA FRANCEsous LATROISIÈMERÉPUBLIQUE
PAYSDEPHOTECTOHAT
LA TUNISIE
CHAPITRE XVIII
Géographie générale
Situation; aspectgénéral du pays 261
Limiles,littoral, superficie 261
Montagnes,coursd'eau 262
Climat.— Salubrité 263
Populations de la Tunisie. . 264
CHAPITRE XIX
Partie historique
Jusqu'en1880 '.. . ; 265
48
378 LA FRANCE ET SES C0L0ND3S
Intervention française 267
M. Roustan, consul de France 268
L'expédition 268
Traité de Kasr-es-Saïd 268
Révolte en Tunisie 269
CHAPITRE XX
Le Protectorat français en Tunisie
Gouvernement el administration 270
La réforme financière 271
La réforme de la justice 273
Réorganisation des travaux publics 273
Voies de communication 275
Les travaux des ports 276
Postes el télégraphes 276
Enseignement public 277
Les réformes économiques 278
CHAPITRE XXI
Ressources du pays.— Leur mise en valeur
Les régions et la flore 280
Industrie el commerce 282
Centres principaux 282
LE PROTECTORATFRANÇAISDANSL'INDO-CHINE
TONKIN ET ANNAM. — CAMBODGE
CHAPITRE XXII
Géographie générale
Le delta 290
La côte du Tonkin 290
Système orographique du Tonkin 293
Climat du Tonkin 294
Productions'
294
Richesses minérales 295
La population 296
CHAPITRE XXIII
Historique de l'Établissement français
M. Dupuis sur le Fleuve-Rouge 297
TABLEDES MATIÈRES 379
Missionde FrancisGarnier 297
Prise de Hanoï 299
Conquêtedu Delta.—Morlde Garnier.—Évacuation.—Traité de 1874 299
Difficultésnouvellesavec l'Annam 300
Missiondu commandantRivière.—Nouvelleprise de Hanoï. 300
Projet Bourrée 304
Nouvelleconquêtedu Delta.—Mortde Rivière 304
Expéditionde Hué 305
Opérationsau Tonkin 306
Interventionchinoise.— Prise de Sontay•. . 307
Envoide renforts. — Commandementdu généralMillol 308
Prise de Bac-Ninh 309
Apparencesde paix 310
Affairede Bac-Lé 311
Affairesd'Annam 311
Affairesdu Cambodge 312
Opérationsde l'amiral Courbet 312
Opérationsdans l'île Formose 314
Poursuiled'une escadre chinoise.— Blocusdu riz ; 314
Morlde Courbet 315
Opérationsau Tonkin 315
Marchesur Langson 315
Défensede Tuyen-Quan 316
ÉvénementsdeLangson• 316
CHAPITRE XXIV
Colonisation
Administrationdu protectorat Indo-Chinois 319Administrationde l'Indo-Chine 322Centres principaux 324Communicationsrégulièresavecla Franceet la Chine 324Ressourcesactuellesdu Tonkin et de l'Annam 324
MADAGASCAR
CHAPITRE XXV
Géographie générale
Situation; étendue . .'
325Littoral 325Baiede Diégo-Suarez . . . . . . . 325
Orographie;hydrographie .." 327Climat '. . . . . ..'. ...... . 327
PopulationsdeMadagascar :. 327Productions. ./'. _. ... ... . 330
380 . LA. FRANCE ET SES COLONIES
CHAPITRE XXVI
Historique des relations françaises avec Madagascar
La situation en 1814. -....'. 332Efforts des Anglais pour acquérir une influence prépondérante ....... 332
Premières difficultés des Hovas avec les Français 333 .
Le Français Jean Laborde à Madagascar 333
Nos relations avec Madagascar de 1836 à 1882 335
Conflit de la France avec Madagascar . 336
Opérations de l'amiral Pierre 337
Résistance des Hovas encouragée par les hésitations de la France 337
Opérations de l'amiral Miot 337
Traité de paix 338
Importance de Madagascar pour la France.—Avenir de la colonisation .... 339
L'OUEST AFRICAIN. — GABON ET CONGO FRANÇAIS
CHAPITRE XXVII
Géographie générale
Situation, limites, superficie 341
Aspect général du pays. — Relief du sol 342
Le Congo . 343
Les autres cours d'eau . . ; 344
CHAPITRE XXVIII
Historique de l'Établissement français dans l'Ouest africain
La colonie du Gabon 345
Importance du Gabon 346
Premiers explorateurs. — Missions de Brazza dans l'Ouest africain 346
L'Association internationale africaine 347
Deuxième mission Savorgnan de Brazza 347
La conférence de Berlin 348
Présent et avenir de l'Ouest africain . . - 349
LA MER ROUGE, OBÔGK ET CHEIK-SAID
CHAPITRE XXIX
Obock 351
Cheik-Saïd 352
Raie d'Adulis 352
LA FRANCE ET SES COLONIES
VUES D'ENSEMBLE
Conclusion 355
Paris, imprimerieAlcidePicardet Kaan.—493.D.T.
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