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This article was downloaded by: [Universite De Paris 1]On: 12 May 2013, At: 01:24Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registeredoffice: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK
Middle Eastern Literatures:incorporating EdebiyatPublication details, including instructions for authors andsubscription information:http://www.tandfonline.com/loi/came20
Le dialogue chez al-Muwayliḥī: unefascination pour le modèle théâtral?Randa SabryPublished online: 09 Aug 2010.
To cite this article: Randa Sabry (2010): Le dialogue chez al-Muwayliḥī: une fascination pour lemodèle théâtral? , Middle Eastern Literatures: incorporating Edebiyat, 13:2, 211-225
To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/1475262X.2010.487318
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Le dialogue chez al-Muwaylih˙�ı: une fascination pour le
modele theatral?1
RANDA SABRY
English Abstract
When we read H˙
ad�ıth ‘�Is�a Ibn Hish�am we cannot fail to notice the frequency of dialogues
modelled on theatrical pattern. This may suggest that the author was fascinated by
drama. However, al-Muwaylih˙�ı fiercely attacks dramatic arts throughout the 32nd
chapter of his work. How can this paradox be explained?
While al-Muwaylih˙�ı belittled drama as an art, with no roots in Arabic culture and not
yet mature enough for the Egyptian stage, he was nevertheless very much aware of the
vividness of dialogues crafted for their rhetorical and theatrical effects, all in accordance
with the famous metaphor: ‘all life is like a stage’. For that reason he refused to submit to
the rules of western comedy—which demanded a rigorous plot—and preferred instead
the free mode of the picaresque novel, into which he inserted a wide variety of direct
dialogues, thus allowing his actors to participate in, or listen as spectators to, many
debates or sketches representing everyday life. By so doing, al-Muwaylih˙�ı sought to
persuade his contemporaries that the spirit of drama is to be found everywhere. There
was no need to go to a theatre: Egyptian society, with its chaotic mixture of eastern and
western habits, was itself full of fascinating comedies. The attitudes displayed by ‘�Is�a Ibn
Hish�am and the P�ash�a in H˙
ad�ıth ‘�Is�a Ibn Hish�am were intended as models for the
participants in al-Nahd˙a: as part of their reform project, they were supposed to be
impartial spectators who critically observe and comment on ordinary problems from
every point of view. Only thereafter should they proceed to analyse the roots of society’s
weaknesses.
A la lecture de Ce que nous conta ‘Isa Ibn Hicham (H˙
ad�ıth ‘�Is�a Ibn Hish�am), on ne peut
manquer d’etre etonne par la frequence des scenes dialoguees qui s’enchaınent au fil des
chapitres et surtout par leur mode de presentation, inspire directement du dispositif
propre aux textes de theatre, a savoir: une succession de repliques ou de tirades
precedees de la qualite du locuteur ou de son nom avec, de facon facultative, une
didascalie indiquant l’intonation, l’attitude ou la gestuelle adoptee.
Ainsi est-ce sur un mode typiquement theatral (i.e. comme personnage engage dans
un face-a-face verbal et s’exprimant directement sans mediateur) que le narrateur se
Randa Sabry, Universite du Caire, 26 rue Boulos Hanna, Dokki, 12311 Cairo, Egypt.
E-mail: ran.sabry@gmail.com1The Use of Dialogues in Muh
˙ammad al-Muwaylih
˙�ı’s H
˙ad�ıth ‘�Is�a Ibn Hish�am: A Fascination with a
Theatrical Model?
Middle Eastern Literatures, Vol. 13, No. 2, August 2010
ISSN 1475-262X print/ISSN 1475-2638 online/10/020211-15 � 2010 Taylor & Francis
DOI: 10.1080/1475262X.2010.487318
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presente, lors de sa premiere rencontre avec celui qui va bientot devenir son inseparable
compagnon de route, l’emir Hassan Pacha al-Minekli:
‘�Is�a Ibn Hish�am: Je me nomme ‘�Is�a Ibn Hish�am. J’ai pour profession de
manier la calame et si je suis venu mediter sur ces
tombeaux, c’est qu’ils contiennent, a mon sens, plus
d’enseignements que les sermons preches en chaire.
Le defunt: Et o�u est donc ton encrier, maıtre ‘�Is�a, et ton registre ?
‘�Is�a Ibn Hish�am: Je ne suis pas un scribe charge de comptes et de copies, mais
un ecrivain ami des belles-lettres.2
A l’evidence, il s’agit la d’une innovation dans le domaine des textes narratifs arabes et
d’une manifestation tres precise de cette strategie d’emprunts pratiquee durant la Nahd˙a
et qu’on nomme iqtib�as.3 Car le dialogue se taille, certes, une place de choix dans la
tradition arabe o�u il revet des formes diversifiees, mais avec cette particularite qu’on n’y
fait jamais, avant al-Muwaylih˙�ı, l’economie du narrateur qui rapporte les propos. Ou
pour le dire autrement: quelle que soit la discretion du narrateur en distribuant le tour de
parole, il ne renonce jamais a signaler sa presence dans les dialogues, ne serait-ce que par
l’emploi du verbe q�ala et prefere, dans la majorite des cas, presenter l’echange verbal en
enfilade, sans alinea, dans un bloc syntagmatique massif.4
Pour mesurer l’originalite de l’experimentation menee par Muh˙ammad al-Muwaylih
˙�ı
en matiere de dialogue, il suffit de le comparer a quelques-uns de ses contemporains
comme F�aris al-Shidy�aq et Jurj�ı Zayd�an. On constate alors que le premier, pourtant feru
d’excentricites a la Sterne ou a la Rabelais, ordonne les dialogues d’al-S�aq ‘al�a al-s�aq
selon le vieux procede inusable et bien ancre dans la tradition (Q�ala . . . Q�alat . . . ou
Fa-qultu . . . Q�ala . . . ) sans aucun signe de ponctuation entre le verbe introductif et
l’enonce prononce. Quant a Jurj�ı Zayd�an, s’il a recours dans le peritexte de ses romans a
un procede emprunte aux dramaturges—la liste des personnages classes par ordre
d’importance avec une breve mention expliquant leur relation—il s’en tient lui aussi,
dans les scenes de dialogue, a l’usage etabli.
A quelle source al-Muwaylih˙�ı est-il alle puiser ? On peut penser, a premiere vue, qu’il
s’inspire en gros des textes du theatre francais avec lesquels il s’est familiarise durant ses
2Je cite ici ma traduction: Ce que nous conta ‘Isa Ibn Hicham (Editions du Jasmin, 2005), 27–8. Dans le
texte original: ‘�Is�a Ibn Hish�am: Ism�ı ‘�Is�a Ibn Hish�am wa-‘amal�ı s˙in�a‘at al-aql�am, wa-ji’tu hun�a li-a‘tabir bi-
ziy�arat al-maq�abir, fa-hiya ‘ind�ı aw‘as˙
min khut˙ab al-man�abir. Al-daf�ın: Wa-ayna daw�atuka y�a mu‘allim
‘�Is�a wa-daftaruka? ‘�Is�a Ibn Hish�am: An�a lastu min kutt�ab al-h˙
is�ab wa-l-d�ıw�an, wa-l�akinn�ı min kutt�ab al-
insh�a’ wa-l-bay�an. Cf. H˙
ad�ıth ‘�Is�a Ibn Hish�am, dans l’edition des oeuvres completes de Muh˙ammad al-
Muwaylih˙�ı, al-A‘m�al al-k�amila, tome 1 (al-Majlis al-a‘l�a li-l-thaq�afa, 2002), 131.
3Sur cette forme d’emprunts inspires de la litterature europeenne et qui servirent de stimulants a la
creation litteraire en langue arabe des la deuxieme moitie du XIXeme siecle, voir le commentaire de
Boutros Hallaq et de Heidi Toelle dans leur Introduction a Histoire de la litterature arabe moderne
(Sindbad, 2007), 14–17.4Il serait interessant d’examiner dans la foulee comment l’essor de l’imprimerie dans la sphere arabe a
entraıne un choix d’options plus ou moins fideles a la pratique du texte manuscrit sur le plan de la mise
en page et de la ponctuation. Mais ce sujet depasse nos competences. Notons simplement, pour H˙
ad�ıth
‘�Is�a Ibn Hish�am, que, si la ponctuation subit certaines variations de la premiere edition a la quatrieme, la
presentation segmentee et « paradigmatique » des dialogues, en rupture avec les usages de la tradition
manuscrite arabe, est mise en place des le debut. Le meme type de presentation sera d’ailleurs repris par
Ibr�ah�ım al-Muwaylih˙�ı dans cette oeuvre jumelle de celle de son fils: Le miroir du monde ou Ce que nous
conta M�us�a Ibn ‘Is˙�am (Mir’�at al-‘�alam, H
˙ad�ıth M�us�a Ibn ‘Is
˙�am).
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etudes scolaires chez les Freres de la Salle. Comme chacun sait, qui etudie la langue de
Moliere echappe difficilement a Moliere lui-meme. Mais il ne faut pas oublier que le genre
theatral, de facon generale, commence a prendre son essor en Egypte sous le regne du
Khedive Ismail et qu’il s’installe dans les habitudes culturelles non seulement comme
spectacle auquel on assiste mais comme texte ecrit. Monica Ruocco rappelle a ce sujet que
l’adaptation par ‘Uthm�an Jal�al de certaines comedies comme le Medecin malgre lui paraıt en
1871 dans Rawd˙at al-mad�aris al-mis
˙riyya5 et par consequent devient accessible a un assez
large public.
Nous aurions donc affaire avec Ce que nous conta ‘Isa Ibn Hicham a un texte hybride, a
une fiction mi-partie de theatre et de roman, laquelle, brisant le moule de la maq�ama,
exploiterait conjointement ces deux nouvelles especes litteraires.
Quelque chose, cependant, peut sembler genant dans cette description. On connaıt en
effet la critique virulente dirigee par l’auteur contre le theatre dans le chapitre 32, Le
maire au theatre (al-‘Umda f�ı l-malh�a), un des morceaux d’anthologie du livre,
generalement cite pour souligner les reticences tres vives auxquelles doit faire face ce
nouveau genre. La denonciation orchestree en sous-main par al-Muwaylih˙�ı se deploie au
moins sur trois niveaux. Tout d’abord, le choix d’une representation grotesque: la piece
a laquelle assistent les protagonistes est (mal) batie sur une intrigue totalement inepte et
l’histoire d’amour qu’elle met en scene tourne d’emblee a la parodie involontaire en
raison du jeu outre des acteurs, de leur accoutrement et de leur maquillage incongru.
Curieusement les dialogues de ce melodrame ne sont pas retranscrits selon les lois en
vigueur dans le theatre, mais a travers l’ecoute hostile du narrateur qui les remodele et
les entretisse de commentaires acerbes. A cela s’ajoute le degout du pacha qui avoue sans
ambages ne percevoir aucune distinction entre ce type de spectacle et les divertissements
d’un gout trivial offerts par les cabarets et salles de danse. Mais pour couronner le tout,
le chapitre s’acheve par une attaque en regle mise dans la bouche d’un tiers—l’ami des
deux protagonistes— qui condamne la transplantation dans la culture arabe d’un genre
en contradiction totale avec son ethique, puisqu’il bafoue l’un de ses tabous
fondamentaux en s’introduisant dans l’intimite des maisons et en fouillant sans pudeur
dans cet autre espace verrouille: celui du sentiment amoureux.
D’o�u un certain nombre de questions: comment concilier ces deux options
contradictoires, l’acclimatation par al-Muwaylih˙�ı, dans son recit, du dialogue theatralise
d’une part et une detestation affichee pour le theatre d’autre part ? Est-il legitime
d’interpreter ce recours au dialogue theatralise comme une fascination pour le modele
theatral ? S’agit-il simplement pour notre auteur de reprendre a son compte un procede
formel tout en evacuant certains contenus lies a la dramaturgie: la mise a decouvert des
secrets de famille et l’emprise de la passion amoureuse, comme le declare l’ami,6 mais
aussi la famille comme cellule de dissensions (jalousies fratricides, tyrannie du Pere,
revolte oedipienne . . . ) selon les analyses de Roland Barthes a propos de la tragedie
racinienne7 ou encore, si l’on pense a La Psychocritique du genre comique de Charles
Mauron,8 le conflit des generations, dont sortent toujours vaincus et ridiculises les
representants de l’autorite parentale ? Indeniablement, cet univers de tensions
familiales que cultive le theatre europeen est etranger aux preoccupations
5« La Nahd˙a par l’Iqtib�as (1): Naissance du theatre arabe », ibid., 183.
6Voir les arguments qu’il developpe dans sa longue tirade, Ce que nous conta ‘Isa Ibn Hicham, 350.7Sur Racine (Seuil, 1963).8Jose Corti, 1964.
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d’al-Muwaylih˙�ı9 et ne tient qu’une place tres marginale dans son œuvre. Mais n’y a-t-il pas
dans le modele theatral d’autres composantes, un certain type de representation du
discours, des ressources rhetoriques et esthetiques qui repondaient au mieux aux visees de
l’ecrivain sans qu’il ait cherche a s’en expliquer, ni juge bon de reconnaıtre une propension
quelconque a son egard ? Placer l’examen du dialogue au centre de son œuvre, n’est-ce pas
un moyen de depasser le tourniquet un peu use du double heritage de la maq�ama et du
roman, et de frayer une voie nouvelle pour saisir certains enjeux majeurs de ce texte ?
***
Mais avant de repondre a ces questions, ou de le tenter, peut-etre faudrait-il faire un
detour pour remettre en cause notre presuppose de depart et regarder vers d’autres
directions car, a y bien reflechir, le dispositif des repliques successives introduites par le
seul nom du locuteur n’est pas l’apanage du seul modele theatral. Al-Muwaylih˙�ı a pu
s’inspirer de deux modeles, ou meme de trois:
Le premier, tres ancien et fort serieux, passe pour avoir acquis ses lettres de noblesse
dans la philosophie—une philosophie qui se donne l’elegance d’un texte litteraire et fuit
l’expose dogmatique. Les theoriciens designent ce genre justement par le terme de
dialogue ou d’entretien10 et mentionnent, parmi les auteurs qui s’y sont illustres avec le
plus de brio: Platon, Lucien de Samosate (dans la veine satirique), puis, au siecle des
Lumieres, Rousseau et surtout Diderot.
La specificite de ce genre par rapport a la fiction theatrale tient a son caractere plus
intellectuel et a sa faible intensite dramatique. Alors que la langue du theatre recourt a la
duplicite, a la dissimulation, au masque, le genre de l’entretien repose sur une quete de la
verite ou du moins sur une confrontation argumentative o�u chacun expose son point de vue
a propos d’un sujet d’ordre general. Autre difference: le personnage de theatre tient
souvent un discours ondoyant selon les situations et les rapports de force o�u il se trouve,
mais ce qu’il profere reflete toujours ses passions et ses defauts, et comme par un ressort
infernal, au fur et a mesure que l’echange verbal progresse, les relations entre interlocuteurs
se modifient jusqu’a s’inverser parfois; dans l’entretien en revanche, on discute dans une
sorte de suspens du temps, sans aucune urgence, et l’on se quitte sans retournement de
situation, sans « coup de theatre», simplement parce qu’on a fait le tour de la question.
Nombre de scenes dialoguees dans Ce que nous conta ‘Isa Ibn Hicham sont construites
dans l’esprit de ce type d’entretien. Tel le debat qui oppose, dans le chapitre Les noces
(al-‘Urs), un quinquagenaire et un jeune snob, lesquels representent respectivement le
chantre des vieilles coutumes et l’adepte du modernisme, engages dans une controverse
pro et contra l’imitation des mœurs europeennes. Autre exemple encore: les considera-
tions echangees a propos du bon ou du mauvais usage de la therapeutique dans De la
medecine et des medecins (al-T˙
ibb wa-l-at˙ibb�a’), avec cette nuance que dans ce cas, le pole
de parole dominant est occupe par un specialiste en la matiere qui n’hesite pas a critiquer
la profession « de l’interieur ». Mais c’est sans doute au cours du voyage a Paris, dans la
Seconde relation de voyage, qu’on trouve la plus grande concentration d’entretiens a
9La vie et l’oeuvre de Muh˙ammad al-Muwaylih
˙�ı semblent plutot temoigner toutes deux d’une sorte de
fraternite heureuse avec le pere—qui est aussi un pair, un alter ego.10A ce sujet, voir l’etude theorique de Suzanne Guellouz: Le dialogue (PUF, 1992). Jacques Berque avait
tres justement remarque de facon incidente a propos de l’œuvre de al-Muwaylih˙�ı que, partie de la
maq�ama, elle devient « dialogue, comedie et roman. Plusieurs genres a venir pointent dans ces pages »,
L’Egypte. Imperialisme et revolution (Gallimard, Bibliotheque des idees, 1967), 215.
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teneur polemique ou dialectique (sur les pretentions civilisationnelles de la colonisation,
la passion de collectionner, le statut de la danse en Orient et en Occident . . . ) et cela a
l’occasion de diverses choses vues par les protagonistes pendant leurs promenades dans
l’espace de la capitale.
Quelle connaissance al-Muwaylih˙�ı pouvait-il avoir de ce genre litteraire ? Il est
difficile de le preciser pour ce qui touche a Diderot ou Rousseau, mais sans doute
avait-il eu entre les mains les Dialogues des morts de Lucien de Samosate. La preuve,
c’est qu’il n’hesite pas a inserer dans son integralite, au chapitre La Huitieme merveille
(al-Mu‘jiza al-th�amina), l’un des dialogues les plus connus de Lucien, le dialogue 24
o�u Diogene et Mausole rivalisent d’arguments a propos de la gloire qui pourrait
decouler (ou non) de l’edification d’un monument grandiose.11 S’agit-il la d’un texte
que al-Muwaylih˙�ı a connu a travers une traduction francaise ? A-t-il procede lui-meme
a la reecriture de ce dialogue en arabe ? Ces questions restent encore sans reponse. On
peut simplement observer que sur la trentaine d’allusions a la culture greco-latine que
comprend Ce que nous conta ‘Isa Ibn Hicham, ce dialogue constitue la seule citation
textuelle relevant de cette sphere, que la traduction s’y conforme de pres a l’original, et
que la these qu’y soutient Diogene offre un pendant parfait au discours de
denigrement tenu par l’ami devant la Tour Eiffel, symbole a ses yeux d’une vanite
demesuree.
Bien loin de ce genre litteraire d’une grande tenue discursive, on peut penser a une
autre source relevant plutot, elle, de la paralitterature: a savoir les dialogues-sketches nes
de la plume des caricaturistes de l’epoque comme Ya‘q�ub S˙ann�u‘ et qui, places en
dessous d’un dessin humoristique, se presentent comme une legende comportant une
succession plus ou moins developpee de repliques, precedees par la designation de la
categorie sociale du locuteur. Plusieurs dialogues chez Muwaylih˙�ı sont en effet concus
comme des saynetes farcesques entre personnages episodiques renvoyant a des types
immediatement reconnaissables—le bouquiniste ambulant et le fonctionnaire assoupi, le
plaideur et le greffier goguenard, le courtier et sa victime12—et forment autant de
caricatures en puissance, de tableaux croques sur le vif, retracant d’un trait
remarquablement preste la victoire du gaspillage, de la rapacite, des ruses de metier, a
travers tel mot ou reflexe cocasse saisi en situation.
Un bon exemple nous est offert par cette courte scene o�u un fonctionnaire du
Tribunal religieux inflige une remontrance a un tailleur debarque dans son bureau pour
lui livrer de nouveaux habits:
Le monsieur: Voila des habits dont je ne suis pas content. Je ne saurais les
accepter. Fi du tailleur qui les a coupes !
Le tailleur: Voyons, est-il possible, monsieur? Je vous jure par le glorieux
Coran qu’ils sont plus larges que ceux de messieurs ‘Abd al-
‘Az�ız et ‘Abd al-H˙
am�ıd !
Le monsieur: Par le Seigneur de la Kaaba, tu mens ! Les entournures sont
trop etroites et le col ne s’ajuste pas a l’habit.
11L’une des modifications apportees par al-Muwaylih˙�ı a ce dialogue est d’avoir remplace le nom de
Mausole par la designation plus generale: Le roi (al-Malik).12Respectivement: au chapitre 13, Le Tribunal religieux pour les deux premiers exemples; au chapitre 25,
Le maire en societe pour le troisieme.
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Le tailleur: Qu’y puis-je? C’est tout ce qu’il y avait de largeur dans la soie.
Si c’ avait ete comme pour l’ancien costume, monsieur aurait
pu entrer dans son habit avec deux ou trois de ses amis !13
Tout ici participe du dessin caricatural ou l’appelle: l’aspect incongru de ce deballage,
tant verbal que mercantile, qui prend place dans un haut lieu de l’administration
juridique et religieuse (et en dit long sur le laisser-aller ambiant, sur l’impunite et le sans-
gene de ces petits trafics), l’attitude imperieuse du fonctionnaire imbu de ses pretentions
a l’elegance, les protestations a la fois obsequieuses et perseverantes du vendeur qui tient
mordicus a ecouler sa marchandise.
On rappellera toutefois que Ya‘q�ub S˙ann�u‘, dans S
˙uh˙uf Ab�ı Naz
˙z˙
�ara, accompagne ses
dessins satiriques de dialogues o�u il opte le plus souvent pour la langue dialectale
(parsemee ici et la de traces de saj’) et n’hesite pas a deformer l’orthographe pour rendre
les mots dans leur prononciation courante et creer des effets de « parlures ». Muwaylih˙�ı
en revanche, meme lorsqu’il campe un muletier ou un maire de province mal degrossi, et
si bas que tombent leurs propos, a le reflexe classique de les maintenir dans un registre
de langue irreprochable aux yeux d’un grammairien.
A une echelle plus large, sans doute y aurait-il une etude comparative a faire sur les
affinites et les influences reciproques entre caricaturistes et romanciers ou auteurs de
theatre pendant la Nahd˙a sous l’angle de ce genie particulier qui consiste a saisir certains
types sociaux dans leur gestuelle, leurs postures familieres, leur tour d’esprit, leur
habitus, et a les transfigurer, par des raccourcis hallucinants, en representants
emblematiques de l’esprit d’une nation a une epoque donnee.
La troisieme source serait a chercher dans le « roman dialogue », soit le roman qui
alterne recit et scenes theatralisees offertes sans reference a un pole narratif, avec une
autonomie totale des personnages que le lecteur entend converser directement sans
aucun filtre explicatif. De cet agencement il resulte un effet de vie plus intense dans les
parties dialoguees qui se trouvent liberees momentanement de la voix en surplomb du
narrateur. Diderot a fourni a ce genre un chef d’œuvre hors pair avec Jacques le Fataliste,
Voltaire s’y est essaye dans quelques-uns de ses contes et romans philosophiques, mais a
la fin du XIXe siecle, meme s’il connaıt une certaine faveur aupres du public, le roman
dialogue n’est pratique que par des auteurs mineurs (Jules Renard, Gyp, Hermant . . . ).
Il ne faudrait pas oublier non plus que l’alternance, dans un texte a dominante narrative,
de passages contes par un narrateur et de dialogues dramatiques remonte aux plus
illustres des modeles, soit a l’Iliade et a l’Odyssee. Ici encore la question se pose (et reste
ouverte) du type de curiosite litteraire que possedait al-Muwaylih˙�ı vis-a-vis des œuvres
antiques et modernes.
Au terme du bref detour que nous avons opere pour elargir la perspective, une chose
reste indeniable: l’habilete de Muwaylih˙�ı a diversifier les scenes de dialogue, a passer de
facon tres souple et jamais empruntee, de la saynete humoristique aux discussions et
13Ce que nous conta ‘Isa Ibn Hicham, 133. Dans le texte original: Al-sayyid:H�adhihi thiy�ab l�a ard˙
�ah�a wa-l�aaqbaluh�a wa-bi’sa al-mufas
˙s˙il mufas
˙s˙iluhs
˙�a Al-khayy�at
˙: Kayfa tar�a dh�alik ayyuh�a al-sayyid wa-an�a uqsim
laka bi l-qur’�an al-maj�ıd annah�a awsa‘ min thiy�ab al-sayyidayn ‘Abd al-‘Az�ız wa-‘Abd al-H˙
am�ıd? Al-
sayyid: Kadhibta wa-rabb al-Ka‘ba; fa-inna istid�arat al-kumm d˙ayyiqa wa-l-raqaba l�a tant
˙abiq ‘al�a al-ziyy
al-h˙
�ad˙ir. Al-khayy�at
˙: Wa-m�adh�a as
˙na‘ wa-dh�alik kull m�a f�ı ‘ard
˙al-h
˙ar�ır, wa-law kunn�a ‘al�a al-ziyy al-
qad�ım la-dakhala ma‘a al-sayyid f�ı t˙ayy thiy�abihi ithn�an aw thal�atha min as
˙h˙
�abihi. al-Muwaylih˙�ı, al-A‘m�al
al-k�amila, 212.
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controverses serieuses, ou encore a des conversations a batons rompus reunissant des
participants aux opinions contrastees (comme dans ces reunions d’ulemas, de
commercants, ou d’aristocrates, auxquelles se melent ‘�Is�a Ibn Hish�am et le pacha). Sans
oublier l’enchaınement de scenes a veine comique et meme burlesque qui forment, du 24e
chapitre au 32e, une veritable comedie interne qu’on pourrait intituler «Les deboires d’un
maire de province ».
***
Sur le terrain de la diversite, il faut souligner qu’al-Muwaylih˙�ı pratique aussi des formes
de dialogue o�u l’ingerence du narrateur est perceptible, comme le dialogue narrativise qui
rend compte, en la resumant, de la teneur d’une conversation, sans donner la parole aux
personnages; ou comme le mode du dialogue mixte, communement employe dans les
maq�am�at et le genre romanesque: la, des bribes de discours au style direct sont enrobees
d’un commentaire du narrateur, qui dirige souvent notre attention vers tel aspect de la
situation d’enonciation (jeux de physionomie, attitudes, silences, climat de tension ou
d’harmonie, reaction de l’interlocuteur, etc). A ce propos, on notera—et sans doute n’est-
ce pas insignifiant—que Muwaylih˙�ı opte systematiquement pour ce mode mixte de
dialogue ou pour le dialogue narrativise dans toutes les sequences o�u des personnages
feminins participent a une discussion,14 comme s’il leur refusait par principe le droit a une
presence et une parole autonomes, comme si elles ne pouvaient exister qu’a travers le recit
filtrant et l’optique souvent tres critique du narrateur.
Malgre cet eventail assez large, il reste que le dialogue theatralise est, dans Ce que nous
conta ‘Isa Ibn Hicham, la forme de dialogue la plus importante quantitativement parlant,
la plus originale sans doute, et que l’operation de l’iqtib�as y est realisee avec une maıtrise
et une liberte qui temoignent qu’al-Muwaylih˙�ı retravaille le procede pour le faire servir a
ses propres desseins.
Mon hypothese est donc la suivante:
Conscient des ressources du dialogue theatralise, mais soucieux de se demarquer a la
fois du genre theatral—trop tributaire du jeu hasardeux des acteurs—et du genre de
l’entretien—ligote a un sujet unique de debat—al-Muwaylih˙�ı le libere des contraintes
generiques de la comedie comme de celles du dialogue philosophico-litteraire qui lui
imposeraient une certaine unite de ton, de lieu et de temps, ainsi qu’un personnel
restreint et a peu pres stable du debut a la fin. Ecartant donc le schema de l’intrigue
dramatique, comme celui du va-et-vient regle de la parole dans l’entretien, l’ecrivain
adopte pour son H˙
ad�ıth l’allure deliee du roman picaresque et greffe, tout au long de ce
recit de quete puis d’enquete sociologique, des dialogues dont la tonalite, changeante au
gre des situations, lui permet de creer des effets de theatralite amenes a remplir un
certain nombre de fonctions en correspondance etroite avec le projet d’ensemble de
l’œuvre. Parmi ces fonctions, j’en distinguerais quatre.
***
14On peut le verifier pour la maıtresse du petit-fils du pacha (chapitre 9: Les fils des grands), puis pour la
chanteuse et la danseuse (chapitre 28: Le maire dans la salle de danse) ainsi que pour la jeune premiere et la
vieille intrigante engagees dans l’intrigue de la piece a laquelle assistent les protagonistes (chapitre 32: Le
maire au theatre). La remarque vaut aussi, dans la Seconde relation de voyage, pour la maıtresse de l’ecrivain
partisan du colonialisme, a la fin du chapitre intitule: Paris.
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Je commencerais par la fonction hypertextuelle soit, dans la terminologie proposee par
Gerard Genette, cette fonction chargee d’etablir des liens entre le texte et des textes
anterieurs qu’il donne a lire en transparence par le biais de l’imitation ou de la
transformation.15
En effet al-Muwaylih˙�ı renoue avec la veine spectaculaire inscrite dans la maq�ama. Il
exacerbe, souligne, exhausse cette dimension qui reste implicite dans les seances. Car
celles-ci, on le sait, s’organisent toujours en un cercle o�u l’attention se focalise sur la
prestation d’un genie rhetorique et fabulateur qui fascine son auditoire, dans lequel se
fond discretement le narrateur admiratif (‘�Is�a Ibn Hish�am chez al-Hamadh�an�ı ou al-
H˙
�arith Ibn Hamm�am chez al-H˙
ar�ır�ı). Le one man show y est tenu par un personnage qui
est avant tout un acteur ne, capable de se grimer, d’improviser, d’emprunter divers
masques, diverses rhetoriques, d’enroler sa femme et son fils comme comparses, de
brouiller les limites entre verite et illusion. Ce genie de la dissimulation et du verbe est
amene a parfaire a chaque rencontre une performance inseree dans un monologue, lui-
meme enchasse dans le monologue d’un narrateur anonyme sans visage qui scande
regulierement: H˙
addatha ‘�Is�a Ibn Hish�am q�ala.
Dans la societe depeinte par al-Muwaylih˙�ı, la scene ou plate-forme du jeu se deplace et
se demultiplie: on la trouve aussi bien dans les lieux publics (palais de justice, ou
cabaret) que dans des assemblees de l’elite sociale (cercles de commercants ou
d’aristocrates, soiree de mariage) avec cette difference notable qu’a la figure centrale, qui
le plus souvent monopolisait la parole dans les maq�am�at, se substituent des duos, des
trios ou des groupes de figurants episodiques charges tour a tour d’illustrer les diverses
facettes de la corruption des mœurs. Autre transformation: au fur et a mesure qu’on
avance dans le texte, ces scenes dialoguees se trouvent encadrees par des entretiens o�u
les deux protagonistes—le pacha et le narrateur accompagnes parfois d’un tiers—
s’interrogent sur ce qu’il leur est donne d’entendre et d’observer, le tout etant rapporte a
la lettre par un narrateur anonyme qui se contente de signaler sa presence par un Q�ala
‘�Is�a Ibn Hish�am.
Malgre ces differences, on constate que Ce que nous conta ‘Isa Ibn Hicham comme son
lointain modele restent largement domines par la structure fondamentale sur laquelle
repose le theatre: la bipartition de l’espace16 ou la contiguıte entre un spectacle et des
spectateurs qui ne se bornent pas a regarder, mais sortent de leur ecoute silencieuse pour
commenter ce a quoi ils ont assiste. On peut renvoyer ici a la discussion qu’entament le
pacha, ‘�Is�a et leur ami a la fin du chapitre Le maire dans la salle de danse, ou encore aux
propos qu’ils echangent dans le musee des Antiquites (chapitre 31) apres le depart du
notable borne et de son fils qui viennent de disputer egyptologie sous leurs yeux.
***
Le dialogue theatralise remplit aussi une fonction rhetorique puisqu’il presente la
particularite de laisser a decouvert, tels quels, dans leur primeur, les mots, le debit des
personnages, les strategies verbales qu’ils empruntent et qui trahissent leur tournure
d’esprit, et cela sans parasitage, sans remodelage ou modulation de la part du narrateur,
15Cf. Palimpsestes (Seuil, 1982), 11–17.16Je me permets de renvoyer ici a un article o�u j’ai deja developpe ce point: « H
˙adıth ‘Isa Ibn Hicham ou un
roman ne du terreau de la maq�ama », in Hallaq and Toelle, eds, Histoire, 260–84.
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lequel s’absente si bien que le recit semble ne pouvoir redemarrer, a la cloture de ces
echanges, qu’a partir de la reprise du fameux refrain: Q�ala ‘�Is�a Ibn Hish�am.
Certains critiques ont regrette le manque d’epaisseur psychologique des personnages
crees par l’auteur, encore trop proches du « type » ou du caractere.17 C’est oublier que,
dans ce mode de dialogue, la psychologie est evacuee au profit d’un effet de presence
beaucoup plus aigu de ces personnages. Prives de cette profondeur que donne l’analyse
des sentiments, ils gagnent en nettete sur le plan du discours, des ruses de langage
auxquelles ils ont recours ou des soubassements ideologiques de leurs paroles dans les
situations de debat. Chaque scene, dans une sorte de decoupe epuree et sans
l’intermediaire d’aucun ecran commentatif, fait la demonstration du poids des mots,
des rapports de force dans une situation de langage, du fonctionnement de la parole dans
ses divers etats: duplicite, eloquence reelle ou (plus souvent) fausse, mauvaise foi,
bavardage creux et importun, pedantisme, arrogance, obsequiosite . . .
En d’autres termes, ce qui interesse au premier chef l’auteur, ce n’est pas la peinture
des etats d’ame, mais la representation plus ou moins satirique de la dynamique a
l’œuvre dans une situation de communication. Ce point pourrait donner lieu a une
analyse detaillee, mais je me contenterai ici de pointer deux situations typiques.
Celle tout d’abord o�u la parole fonctionne comme un piege. En quelques repliques,
nous voyons un locuteur matois poser une souriciere verbale pour attraper sa victime, la
circonvenir, l’abuser et lui faire gober l’appat. C’est la tactique deployee par le courtier,
au chapitre Le maire en societe (al-‘Umda f�ı l-mujtama’) pour amener l’homme riche—
d’abord ennemi jure de la Bourse et du boursicotage—a s’adonner a la speculation. Le
courtier, ne s’etant attire qu’un refus farouche lors de ses premieres manœuvres
d’approche, revient a la charge avec des arguments de plus en plus irresistibles qui ne
laissent aucune echappatoire a sa dupe laquelle, apres un moment de flottement, cede
enfin, consentante et medusee:
Le courtier: Mais voyons, le risque nous colle a la peau quoi que nous
fassions [ . . . ] ! Qui voudrait se premunir du danger,
echapper a tous les aleas, ne doit rien entreprendre, mieux
vaudrait pour lui s’en aller vers un autre monde. [ . . . ]
Puisque vous preferez attendre, pour ces trois mille
quintaux une hausse des prix, qu’est-ce qui vous empeche
d’en faire autant avec trois mille actions et cela sans avoir a
supporter toutes les fatigues que vous donne une recolte ?
Vous n’avez en effet ni terre a acheter, ni labour a payer, ni
taxes a regler, ni champs a irriguer a la sueur de votre front,
ni petits fonctionnaires a implorer le dos courbe, ni proces a
intenter, ni differend a vider, ni calamite celeste ou terrestre
a redouter. Vous toucherez vos benefices nets, avec pour
tout capital les quatre ou cinq lettres que vous aurez tracees
en signant.
L’homme riche: Peut-etre y a-t-il dans votre discours quelque chose de
probant mais j’ai toujours eprouve beaucoup de reticence a
m’engager dans cette voie.
17Voir par exemple les remarques de Roger Allen sur la conception des personnages, dans son
introduction aux oeuvres completes de Muh˙ammad al-Muwaylih
˙�ı, al-A‘m�al al-k�amila, 64–71.
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Le courtier: Vous n’aurez pas a debourser une somme trop importante,
ni a subir la moindre perte.[ . . . ] Achetez deux mille
actions, attendez la montee des prix, avec votre coton
emmagasine, et je vous garantis que vous serez gagnant.
[ . . . ] Devenez dynamique et entreprenant—la reussite des
Europeens tient-elle a autre chose ? Et apprenez que pour la
rapidite, il existe autant de difference entre les gains que l’on
tire du commerce, de l’industrie, de l’agriculture et ceux
que l’on realise grace aux actions en Bourse qu’entre
voyager a dos de chameau et s’envoler sur les ailes d’un
engin a vapeur [ . . . ]. Avec tout cela vous etes libre de
choisir ce qui vous plaira.
L’homme riche: O�u en sont les prix aujourd’hui ?
Le courtier: Au meme point qu’hier. Une veritable aubaine si l’on veut
acheter.
L’homme riche: Bon. Prenez-moi des a present cinq cents quintaux a titre
d’essai.18
Ce dispositif de la souriciere rhetorique sera employe avec un egal succes tout au long
des mesaventures du maire de province dont la naıvete ne cesse d’etre exploitee par le
noceur et le commercant.
Une autre configuration discursive recurrente chez al-Muwaylih˙�ı est celle o�u le dialogue
n’est pas polarise (entre un trompeur et sa dupe, entre le detracteur d’une cause et son
defenseur) mais reparti entre plusieurs locuteurs dont aucun ne tient la vedette. Ce schema,
assez rare au theatre, constitue un sous-genre reconnu de l’entretien, a savoir la «
conversation » et offre l’interet, par exemple dans la serie des assemblees choisies (Les
Ulemas, Notables et commercants, Les grands fonctionnaires, Les aristocrates), de nous faire
entendre, dans une confrontation ouverte, les preoccupations et les avis les plus
frequemment exprimes dans un milieu social donne. Nous voyons ainsi que les
fonctionnaires aiment faire montre de leurs lumieres en matiere de politique etrangere,
que la comparaison avec la classe rivale des commercants tourne chez eux a l’obsession, et
18Ce que nous conta ‘Isa Ibn Hicham, 261–2. Dans le texte original: Al-sims�ar: Amm�a al-mukh�at˙ara fa-
hiya l�as˙iqa bi-l-ins�an f�ı kull h
˙araka wa-suk�un [ . . . ] wa-man ar�ada an yatawaqq�a al-akht
˙�ar, wa-yaslam min
al-makh�awif, fa-l�a yub�ashir ‘amalan min al-a‘m�al, wa-l-awl�a lahu an yatruk h�adh�a al-‘�alam il�a siw�ahu.
[ . . . ] Idh�a kunta fad˙d˙alta al-intiz
˙�ar, li-s
˙u‘�ud al-as‘�ar, ‘al�a h�adhihi al-h
˙‘�al f�ı thal�athat �al�af qint
˙�ar, fa-m�a lladh�ı
yamna‘uka ‘an mithl h�adh�a al-‘amal f�ı thal�ath�ına alfan min « al-kontr�at�at » d�una kulfa wa-l�a mashaqqa ka-
llat�ı ih˙
tamaltah�a f�ı istikhr�aj al-mah˙
s˙�ul? Fa-innaka l�a tadfa‘u hun�a thamana ard
˙in, wa-l�a tunfiqu ‘al�a h
˙arthin,
wa-l�a tu’add�ı d˙ar�ıba, wa-l�a tabdhulu m�a’ wajhika li-rayy al-at
˙y�an, wa-l�a tah
˙n�ı z
˙ahraka li-as
˙�aghir al-h
˙ukk�am,
wa-m�a dakhalta f�ı qad˙iyya, wa-l�a waqa‘ta f�ı mun�aza‘a, wa-l�a takhawwafta shay’an min al-�af�at, sam�awiyya
k�anat, aw ard˙iyya, bal huwa ribh
˙un ya’t�ıka ‘afwan ‘afwan, wa-l�a ra’s m�al lahu siw�a arba‘at h
˙ur�uf aw khamsa
takhut˙t˙uh�a bi-yam�ınika f�ı l-tawq�ı’. Al-ghaniyy: Yaj�uz an yak�un f�ı qawlika h�adh�a ba‘d
˙u m�a yuqni‘. Wa-
l�akinn�ı l�a ajidu nafs�ı tat˙ma’inna yawman il�a wal�uj h�adh�a al-b�ab. Al-Sims�ar: An�a l�a ukallifuka amran
‘az˙�ıman, wa-l�a ad‘�uka il�a adn�a khas�ara, wa-m�a ‘alayka ill�a an [ . . . ] tashtariya alfayn min « al-kontr�at�at»,
fa-tantaz˙ir bih�a s
˙u‘�ud al-as‘�ar ma‘a aqt
˙�anika al-makhz�una, wa-an�a ad
˙manu laka al-ribh
˙[ . . . ] Wa-khudh f�ı
l-nash˙
�at wa-l-iqd�am al-ladhayn hum�a sababu taqaddum al-gharbiyy�ın, wa-‘lam anna l-farq f�ı sur‘at al-ribh˙
bayna m�a yashtaghilu bihi al-n�as min al-tij�ara wa-l-s˙in�a‘a wa-l-zir�a‘a wa-bayna ashgh�al al-b�ursa wa-l-
« kontr�at�at », ka-l-farq m�a bayna al-safar ‘al�a zuh�ur al-jim�al wa-l-t˙ayar�an ‘al�a ajnih
˙at al-bukh�ar [ . . . ] Wa-
anta al-mukhayyar ma‘a dh�alik f�ı-m�a tard˙
�ahu li-nafsika. Al-ghaniyy: Wa-kayfa ‘�al al-as‘�ar al-yawm? Al-
sims�ar: Kam�a k�anat ams wa-hiya furs˙a tham�ına li-l-shir�a’. Al-ghaniyy: Khudh l�ı al-yawm khamsami’at
qint˙�ar li-l-tajriba. al-Muwaylih
˙�ı, al-A‘m�al al-k�amila, 316–17.
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qu’ils sont pour le moins divises lorsqu’il s’agit d’apprecier les avantages et les inconvenients
de la fonction publique (l’un y voit un esclavage qu’il supporte uniquement dans l’attente de
la retraite, un autre une condition enviable et prestigieuse, un troisieme encore, analysant les
motivations qui poussent a entrer dans l’administration, en demontre l’inanite . . . ).
Outre le reproche touchant a la psychologie peu fouillee des personnages, une autre
critique que l’on adresse a Muwaylih˙�ı concerne son recours au saj’ dans certains dialogues.
Sayyid al-Bah˙r�aw�ı notamment y voit un procede stylistique sterile qui emprisonne le
discours des personnages dans une forme traditionnelle, uniformise les enonces et aplatit
l’effet d’authenticite. Il reproche surtout a al-Muwaylih˙�ı son incapacite a creer pour chaque
personnage un idiolecte particulier, tache fondamentale du romancier.19 A cela on peut
repondre au moins trois choses. D’abord, que le saj‘ est loin d’etre systematiquement
employe dans les dialogues de Ce que nous conta ‘Isa Ibn Hicham: la plupart des echanges
(avec les avocats, dans le cercle des commercants ou des grands fonctionnaires, ou lors des
peregrinations du maire avec ses deux acolytes, etc.) sont en prose libre, avec ici et la
l’efflorescence de rythmes binaires rehausses par des rimes et des paronomases, mais sans
qu’on puisse deceler aucune rigidite a ce phenomene, appele tantot a amplifier la solennite
d’une tirade,20 tantot a seconder des effets de formulation sentencieuse,21 tantot encore a
terminer un discours declamatif par une belle pirouette,22 hors de toute regle fixe23 et loin
des contraintes tres strictes qui regissent le discours des personnages dans la maq�ama
traditionnelle. D’autre part, il faut se souvenir que l’individualisation du discours ne s’est
realisee en Occident qu’avec les debuts du roman realiste du XIXe siecle et qu’elle etait a
peu pres inexistante dans la production romanesque des Lumieres avec laquelle le H˙
adıth
presente plusieurs analogies. On ajoutera aussi que le theatre (et a fortiori le genre de
l’entretien) a toujours pratique une stylisation des dialogues, l’essentiel pour un
dramaturge ou un dialoguiste, comme pour Muwaylih˙�ı, etant de faire reconnaıtre le tour
d’esprit d’un type de caractere, les reflexes de sa profession ou de son groupe social, non de
reproduire des tics de langage.
***
Beaucoup de pieces injouables sur scene se voient reconnaıtre, dans la tradition
theatrale, le statut de « spectacle dans un fauteuil ». Bien que l’œuvre de Muwaylih˙�ı
releve essentiellement du genre romanesque, cette designation lui conviendrait pour une
19Sayyid Bah˙r�aw�ı: Muh
˙taw�a al-shakl f�ı l-nus
˙�us˙
al-mis˙riyya al-�ul�a (Al-Hay’a al-mis
˙riyya al-‘�amma li-l-kit�ab,
1996), 66–7.20Voir par exemple la tirade du Pacha, a la suite de l’enonce du verdict qui le condamne a dix-huit mois
de prison, au chapitre 5 (Le Tribunal national).21Comme la kyrielle de plaintes debitees par plusieurs creanciers contre le petit-fils du pacha, au chapitre
14 (Le palais du Petit-fils du Pacha) ou les eloges qui fusent apres la lecture de l’article delirant publie par
un ulema mal inspire, au chapitre 19 (Les ulemas).22Cf. par exemple la fin du grand requisitoire de l’avocat contre les emirs d’autrefois, au chapitre 7 (La
Cour d’appel).23On pourrait ajouter: et hors de tout a priori ideologique. C’est pourquoi nous ne pouvons suivre
Mahmoud Tarchouna lorsqu’il interprete le recours au saj’ dans les dialogues comme le reflet fidele de
l’artificialite et de l’hypocrisie des personnages, de leur strategie du leurre et du masque, que Muwaylih˙�ı
s’appliquerait a denoncer. Cf. son introduction intitulee « H˙
ad�ıth al-wa‘y », H˙
ad�ıth ‘�Is�a Ibn Hish�am
(Tunis, D�ar al-Jan�ub, 1992), 10. Sur les divers usages que Muwaylih˙�ı fait du saj‘, voir notre article
« Hadıth ‘Isa Ibn Hicham ou un roman ne du terreau de la maqama », dans Hallaq and Toelle, eds,
Histoire, 270–3.
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part. Le procede du dialogue theatralise place le lecteur dans la meme position qu’un
spectateur appele a percevoir le non-dit d’une scene et a comprendre des significations
qui demeurent cachees aux personnages engages dans le dialogue. On pourrait parler ici,
faute de mieux, de fonction pragmatique, en d’autres termes de cette fonction relative a la
saisie de la portee des enonces proferes en situation. Or cette saisie, dans un texte
theatral, est toujours double, on le sait: a un premier niveau, il y a la saisie, souvent
aveugle et incomplete, effectuee par les personnages, et a un second niveau, notre ecoute
a nous, en tant que spectateurs.
Dans les scenes a coloration comique comme celle, citee plus haut, du courtier
embobelinant sa victime, notre plaisir naıt de la superiorite eprouvee lorsqu’on entend
bien au-dela du destinataire premier qui, implique dans l’action, tombe dans le piege
machine par son interlocuteur precisement parce qu’il ne sait pas evaluer la part de
duplicite du discours qu’on lui adresse. Protege par la distance qui le separe du
spectacle, informe du contexte general de la sequence dialoguee, le lecteur goute au
plaisir intellectuel d’avoir une ouıe beaucoup plus fine, de decoder l’envers du discours
qui s’enonce, d’apercevoir les ficelles de la rhetorique fallacieuse mise en jeu et de suivre
jusqu’a son terme l’operation de manipulation verbale. Tout cela obliquement, sans
l’intermediaire d’un narrateur qui, a travers le filtre de son commentaire, attirerait notre
attention sur tel detail de la scene ou nous traduirait telle signification implicite.
Les conversations qui se deroulent dans les assemblees choisies—du 19e au 22e
chapitre—vehiculent un autre non-dit: elles amenent le lecteur a observer que chaque
cercle, obnubile par des soucis communautaires, tend a se refermer sur lui-meme, a ne
parler que de preoccupations egoıstes et mercantiles, sans aucune vision patriotique ou
d’interet general. Mais au fur et a mesure que progresse chacun de ces chapitres, nous
assistons a un spectacle plus deplorable encore: les interlocuteurs, une fois epuises les
lieux communs les plus courants sur les sujets qui leur tiennent a cœur, glissent peu a
peu vers le desoeuvrement la lecture des journaux, et de la, par ennui et mesquinerie, a
des querelles personnelles qui degenerent parfois en empoignades. D’o�u ce message fort
clair qui se degage de l’agencement de ces chapitres: l’idee que l’esprit sectaire de la
caste ou de la communaute jalouse de ses prerogatives (les grands fonctionnaires, les
aristocrates) aboutit tres vite a un individualisme encore plus borne, particulierement
dangereux aux yeux d’un nationaliste fervent comme Muwaylih˙�ı.
En revanche, et comme pour creer un pendant gratifiant a ces conversations
decevantes, l’auteur amenage des entretiens qui nous invitent au plaisir « humaniste »
que procure une causerie entre esprits eclaires—causerie o�u un etre charismatique, au
langage novateur et audacieux prend l’initiative de defendre des vues a contre-courant
des opinions professees dans son clan. Les quelques figures hors pair que met en scene le
livre se singularisent toutes par leur vaste culture, par leur critique sans complaisance a
l’egard de leurs congeneres, et par un discours qui respire une ethique genereuse. C’est
le cas du medecin qui, apres avoir sauve la vie du pacha, autopsie en toute sincerite les
maux dont souffre la pratique de la medecine en Egypte. C’est aussi le cas du « cheikh
attarde a la noce » (dans lequel certains ont cru reconnaıtre le cheikh Muh˙ammad
‘Abduh) et du philosophe francais qui, plus severement encore que ne pourraient le faire
les trois touristes egyptiens, denonce l’alibi civilisationnel dont se targuent les
colonialistes et l’exploitation des ouvriers par le capitalisme triomphant.
Les discours que tiennent ces etres d’exception debordent par leur eloquence inspiree
et les valeurs qui les habitent le contexte o�u ils sont prononces. Sans les reduire au
message qu’elles vehiculent ou au vouloir-dire de l’auteur (selon le reflexe d’une vieille
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critique), on peut les interpreter comme le modele, propose aux lecteurs de la Nahd˙a et,
dans leur sillage, aux lecteurs que nous sommes, d’une parole—mais aussi d’une attitude
morale—exemplaire: critique, exigeante, desinteressee, non partisane, libre, cultivee et
eminemment seduisante bien que—ou parce que—ne cherchant pas a seduire.
***
Cela nous amene a la fonction speculaire, ou en miroir, des dialogues theatralises. Ce que
nous conta ‘Isa Ibn Hicham est une de ces œuvres structurees de telle sorte que la position
du lecteur spectateur est representee en abyme par celle des protagonistes, en
l’occurrence le narrateur et le pacha qui, souvent en retrait par rapport a l’action,
suivent avec une curiosite effaree puis fascinee certaines scenes de la vie sociale au Caire.
On a pas manque de considerer cette passivite des heros, relegues au second plan et
occupes essentiellement a commenter ce qu’ils voient, comme un defaut, un manque de
maturite chez ce romancier encore debutant qu’est Muwaylih˙�ı. En realite, le fait
d’ecouter, de contempler un evenement, une scene, a proximite immediate, puis de
discuter de ce qu’on vient d’observer, constitue une etape fondamentale dans l’itineraire
spirituel du pacha et du narrateur.
Le premier en effet, encore imbu des prerogatives de sa caste, commence par reagir avec
une exasperation forcenee a tout ce qu’il rencontre, n’y voyant qu’offense a sa personne et
renversement criminel a l’encontre des fondements memes de l’Ancien regime.
Cependant, grace au dialogue patient qu’etablit avec lui ‘�Is�a Ibn Hish�am, le pacha
commence a ouvrir les yeux sur le monde qui l’entoure et c’est surtout en pretant l’oreille
aux discours ridicules proferes par les « grands », censes appartenir a son clan, qu’il s’en
desolidarise pour atteindre a une vision moins meprisante et plus philosophique de la
societe contemporaine. Le narrateur quant a lui nous etait apparu a l’ouverture du recit
comme un reveur en monologue avec lui-meme, perdu dans des souvenirs poetiques et
des meditations sur le neant. Ses premieres repliques—adressees au pacha, au muletier, au
brigadier—laissent deviner en lui la naıvete d’un etre sans malice, porte par inexperience
aux vues theoriques et aux explications parfois un peu simplistes.24 Mais l’observation en
temoin silencieux de plusieurs scenes (aupres du parquet, au Tribunal national, a la
Commission de controle, chez les grands du temps jadis . . . ) l’amene a une ecoute
critique beaucoup plus lucide de la realite sociale et a une prise de conscience a la fois
morale et nationale. C’est lui qui, apres la visite decevante aux cercles des ulemas propose
au pacha revulse de continuer ces visites, mais d’y assister comme a un spectacle instructif
et divertissant, en prenant pour modele le philosophe Democrite:
Je ne veux que vous montrer quelques scenes de la vie des hommes qui
puissent vous distraire de vos soucis et vous consoler plaisamment. Mais
gardez-vous en observant leurs allees et venues, leurs rires et leurs tristesses,
leur bonheur et leurs malheurs, leurs espoirs et leurs desespoirs, de faire
comme le philosophe Heraclite qui pleurait et plaignait les comportements des
hommes. Faites plutot comme le philosophe Democrite qui, a ce spectacle ne
pouvait s’empecher de rire et de se gausser.25
24Voir par exemple la facon dont il lui explique ce qu’est un inspecteur (chapitre 2) ou la definition qu’il
donne du parquet (chapitre 3).25Ce que nous conta ‘Isa Ibn Hicham, 193–4.
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«Je ne veux que vous montrer quelques scenes de la vie des hommes »: ces paroles
equivalent a un geste de devoilement, de monstration, de lever de rideau, de la part du
narrateur qui semble donner le signal du commencement d’une comedie aux multiples
tableaux.
Cette etape o�u les deux compagnons de route se font spectateurs des divers cercles de
l’elite sociale, avant de choisir comme cobaye de leur enquete le maire et ses deux
parasites, peut facilement s’interpreter comme la version fictionalisee d’un projet de
reforme plus vaste a l’intention des lecteurs contemporains: elle leur suggere par la
bande que, si l’on aspire a un quelconque progres en ces temps chaotiques o�u l’identite
nationale se perd, il est urgent d’apprendre a regarder et a ecouter sans complaisance,
afin de reperer les divers scandales, les devoiements typiques qui troublent le bon
fonctionnement de la societe, et de prendre conscience de la menace qu’ils representent.
A cet art de l’ecoute porteur d’une vertu cathartique, s’ajoute un art de discuter. Car
ce qui s’aiguise chez le pacha c’est, au-dela d’une capacite a ecouter les autres et a
interioriser l’enseignement qu’il en tire, une passion pour la discussion et une curiosite a
en apprendre toujours davantage qui l’amene a interroger en permanence. Cette attitude
essentielle dans son initiation a la sagesse tranche a la fois avec sa morgue brutale de
naguere et avec l’egoısme des cercles de l’elite sociale fermes aux grands ideaux qui
devraient unir l’ensemble des Egyptiens.
***
En relisant attentivement le chapitre 32, Le maire au theatre, auquel nous faisions
reference plus haut, on s’apercoit que la critique du theatre n’y est pas monolithique.
Outre le pacha qui souligne la nocivite d’un art tourne essentiellement vers la
representation exaltee et litteraire de l’amour—enveloppe artistique plus perverse a ses
yeux que le simple devergondage—le narrateur et l’ami s’y expriment aussi pour proner
respectivement deux theses, l’une de defense, l’autre de fustigation, sur ce genre de
spectacle encore tout nouveau en Egypte.
‘�Is�a Ibn Hish�am expose en gros le programme que le theatre se donne pour objectif de
remplir: reformer les mœurs en representant les plus nobles vertus et en mettant en
pleine lumiere devant les spectateurs des exemples de bassesse et d’immoralite si
frappants qu’ils les detournent de ces vices. Mais il constate que, tenu en grande estime
depuis l’Antiquite en Occident, le theatre n’est pas encore un genre bien affermi en
Egypte o�u il oscille entre divertissement et devergondage.
Le requisitoire prononce par l’ami est, en comparaison, bien plus developpe. Il choisit
pour principe de son raisonnement l’adequation necessaire d’un art aux coutumes qu’il
depeint. Or pour lui, nous l’avons deja signale, l’inadequation est flagrante entre le
theatre toujours « fonde sur la passion amoureuse »26 et le tabou que constitue ce sujet
dans la culture arabe. La scenographie elle-meme, qui necessite la participation des
femmes au jeu theatral, ne peut qu’etre reprouvee par l’islam. Quant a transformer de
grandes figures du passe, comme le fait le drame historique, en roles d’amoureux ou de
baladins que vient endosser un acteur, il n’y a pas « de plus grande offense a l’egard des
Anciens ».27 Enfin, derniere fleche decochee par l’ami: loin d’exercer une influence
26Ibid., 349.27Ibid., 350.
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cathartique, la peinture dramatique des crimes et des passions ne peut qu’alimenter
l’imagination perverse de certains spectateurs, voire les inciter a imiter ces forfaits.
Tout se passe comme si Muwaylih˙�ı presentait indirectement a travers ce debat
l’ambition de son propre texte: reprendre a son compte l’ideal que se fixe en theorie le
genre dramatique mais qu’il n’a pas su remplir en Orient, c’est-a-dire œuvrer a la
regeneration des mœurs, mais en faisant l’economie de la presence encombrante des
acteurs et des actrices, et s’eloigner a la fois de la representation des Anciens, et de la
peinture de la passion, de la vie intime et des crimes sanglants, l’essentiel etant de
derober au theatre sa force hallucinatoire, nee en grande partie de ces dialogues dont les
personnages semblent vivre et parler librement devant nous sans l’entremise d’un
narrateur. On comprend mieux des lors le soin pris a rabaisser ce genre rival, en plein
essor—strategie eminemment efficace pour se mettre soi-meme en valeur.
De plus, par la facon dont il organise son œuvre, Muwaylih˙�ı nous suggere en filigrane
qu’il est inutile au fond d’entrer dans un theatre, que ce lieu ne reserve nulle revelation
particuliere, bien au contraire, car la societe elle-meme est un spectacle permanent et
bien plus veridique. Le theatre est partout, d’o�u l’inutilite, pour un auteur soucieux de
verite, de se soumettre a une unite d’action, a une intrigue dramatique, ou de rediger
une piece destinee a des comediens: tous les lieux publics (poste de police, tribunaux
divers, reunions d’ulemas ou d’aristocrates, restaurant, soiree de noces . . . ), tout est en
puissance spectacle vivant et plein d’enseignement, il suffit de savoir le regarder et de
preter l’oreille a tous les discours alentour, a la facon de ce maıtre en voyeurisme (un
voyeurisme au service de la justice) qu’est le calife Haroun al-Rachid dans l’imaginaire
arabe. A la facon aussi des deux protagonistes, tantot acteurs, tantot spectateurs, gagnes
peu a peu a l’idee de la vie comme theatre. On notera a ce propos que la seule citation qui
revient deux fois dans le texte est une citation attribuee a Democrite et qu’elle use d’une
metaphore curieuse:
Cette vie est fiction par un auteur contee
La nuit y est rideau, la scene y est journee.28
Quel auteur ? Dieu comme dramaturge ? Muwaylih˙�ı comme thaumaturge ? Questions
que l’on peut mediter.
28Ibid.,194 et 222. Dans le texte original: H�adh�ı l-h˙
ay�atu riw�ayatun li-mushakhkhis˙in / fa l-laylu sitrun wa-l-
nah�aru l-mal‘abu al-Muwaylih�ı, al-A‘m�al al-k�amila, 260 et 285.
Le dialogue chez al-Muwaylih˙�ı 225
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