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MA Thesis about the poetic language in A la recherche du temps perdu by Marcel Proust. University of Amsterdam, 1999
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Le langage potique dans
A la recherche du temps perdu
de Marcel Proust
Kiki Coumans
Table des matires
Introduction 1
Chapitre I
tat prsent de la critique sur laspect potique chez Proust 2
H. Bonnet: Roman et posie 4
M. Remacle: Llment potique 8
J. Milly: Le Style de Marcel Proust 18
La Phrase de Proust 22
J-Y. Tadi: Le Rcit potique 24
Chapitre II
Synthse de ltat prsent de la critique 28
Chapitre III
Analyse de passages potiques 32
Conclusion 55
Annxe 56
Bibliographie 57
Le langage potique dans
A la recherche du temps perdu
de Marcel proust
Kiki Coumans
Mmoire de fin dtudes
Littrature franaise moderne
Universit dAmsterdam
Sous la direction de Sabine van Wesemael
4-1-1999
Introduction
A la recherche du temps perdu est une oeuvre dune immense richesse, quon peut
apprcier de maintes faons. Cela devient clair dj dans labondance dtudes
conscres Proust, qui rvle la multitude dapproches possibles. On peut aborder
loeuvre du ct du monde qui y est peint partir dobservations fines et analyses
psychologiques profondes, ainsi que du ct thmatique, en ce qui concerne le
traitement des thmes comme le temps et la mmoire. Le ct formel, le style de Proust
nen offre pas moins de matire intressante, comme les innombrables images originelles
et raffines et la complexit et la souplesse des phrases proustiennes.
Nanmoins, la distinction entre contenu et forme apparat pour autant comme
injuste dans le cas de Proust, qui refuse une telle dualit quand il sagit de textes
littraires. Le fond des ides [est] toujours dans un crivain lapparence, et la forme, la
ralit, dit-il. Pour Proust, le style, cest la vision dun individu et non pas un
embellissement superficiel et superflu de la langue. La fusion entre fond et forme est un
phnomne qui vaut en particulier pour le domaine de la posie, qui premire vue
parat si incompatible avec cette oeuvre de longue haleine quest la Recherche.
Beaucoup de critiques ont signal la tendance potique dans la Recherche, mais
la plupart dentre eux se bornent cette constatation sans analyser en quoi consiste
exactement cette valeur potique. Cest ce que nous nous proposons de faire dans ce
mmoire: tenter de prciser en quoi rside leffet potique de loeuvre de Proust,
dabord laide des observations de quatre critiques qui ont tudi le ct potique de
loeuvre de Proust de plus prs.
Le mot potique est un mot difficile cerner. Le dictionnaire donne deux
significations principales; la premire dsigne ce qui qui est relatif la posie et la
deuxime dsigne plus amplement ce qui prsente un caractre de posie et qui meut
par la beaut, le charme et la dlicatesse (dictionnaire du Robert). Nous prenons le
terme potique dans sa signification troite, savoir comme ladjectif de posie.
Nous dfinissions la notion de posie ici, son tour, comme lart du langage, et plus
prcisment, selon la fonction potique de Jakobson, comme la forme de littrature qui
met en jeu non seulement lemploi rfrentiel de la langue (le signifi du mot, la
rfrence au monde extrieur), mais aussi lemploi potique, donc les caractristiques
formelles du signifiant pour voquer dans la langue un surplus qui est inexprimable
dans la langue purement rfrentielle.
La structure de ce mmoire est la suivante. Dans le premier chapitre nous
dresserons un tat prsent de la critique portant sur le ct potique de A la recherche
du temps perdu. Ensuite, nous extrairons dans un chapitre de synthse les observations
qui nous paraissent utilisables pour les appliquer dans le troisime chapitre dans
lanalyse de quelques passages de la Recherche. Dans cette analyse nous tenterons de
dmontrer comment se manifestent concrtement les lments potiques.
Chapitre I
Etat prsent de la critique sur laspect potique chez Proust
Llment potique de loeuvre de Marcel Proust est un aspect signal par beaucoup de
critiques, mais la plupart dentre eux se bornent la constatation du potique sans
lanalyser vritablement. Il y a cependant quelques tudes dans lesquelles llment
potique et la relation entre prose et posie chez Proust sont tudis plus
profondment. Les critiques qui ont tudi cet aspect considrent la Recherche comme
un roman qui contient des lments potiques, ou comme une oeuvre dans laquelle deux
orientations stylistiques se combinent: un style romanesque et un style potique.
Dans Roman et posie (1951) de Henri Bonnet, loeuvre de Proust occupe une
place importante dans la tentative de cerner les diffrences entre la prose et la posie,
et Bonnet nous fournit ainsi une cl pour lapproche de la composante potique dans
loeuvre de Proust. Madeleine Remacle est la seule critique qui ait consacr une thse
llment potique chez Proust: Llment potique dans A la recherche du temps perdu
(1954). Dans cette thse elle a relev des thmes et des caractristiques stylistiques qui
donnent loeuvre une atmosphre potique. Jean Milly a tudi le style de Proust et
sa potique concernant le style, dans ses tudes Le Style de Marcel Proust (1970) et La
Phrase de Proust (1975). Dans ses analyses de passages de la Recherche il a relev les
ingrdients potiques dans cette oeuvre. Dans Le Rcit potique (1978) finalement, Jean-
Yves Tadi dcrit le genre de transition entre la prose et la posie, le rcit potique,
dont la Recherche est selon lui un des exemples majeurs.
Dans ce chapitre nous dresserons le bilan des observations concernant la
composante potique dans A la recherche du temps perdu faites dans les oeuvres
mentionnes ci-dessous. Cet tat prsent de la critique sera suivi dune brve synthse
dans laquelle les observations utilisables seront rsumes pour les appliquer dans le
troisime chapitre des fragments de texte de la Recherche.
1. Henri Bonnet: Roman et posie
Dans Roman et posie (1951) Henri Bonnet considre la recherche du temps perdu
comme un livre de transition entre prose et posie. Selon lui, la posie et la prose (la
plupart du temps il parle de roman) sont deux genres part, qui ont tous les deux
des aspirations tout fait diffrentes. Mais cela nempche pas que les deux, roman et
posie, peuvent coxister ou se mler dans une oeuvre. Nous traiterons dabord la
vision de Bonnet sur la diffrence entre prose et posie pour parler ensuite de la faon
dont les deux peuvent se combiner.
Bonnet tudie la distinction entre roman et posie et les interfrences des genres
dabord au niveau gnral, concernant la nature du pome et du roman et de leurs
centres dintrt. Il part dans cette approche de la personnalit et du temprament de
lcrivain. A son avis, il y a des potes purs et des romanciers purs (mais aussi des
crivains qui runissent les deux tendances dans leur personnalit, ce qui affaiblit
dailleurs limportance de la distinction) (Bonnet 1951, p.116). Cest un point de
dpart difficilement vrifiable et dcrit en des termes trs vagues. Bonnet dit par
exemple: le romancier prend son plaisir dans lobjectivation dun monde qui nest pas
lui (Bonnet, p. 34), et: pour accomplir son oeuvre, il nest besoin au pote que de se
replier sur lui-mme (Bonnet, p. 116), mais les caractristiques qui proviennent de cette
approche sont pourtant judicieuses et utiles.
Bonnet aborde les diffrences entre la posie et le roman laide de trois paires
de notions: subjectivit versus objectivit; statique versus dynamique; et
individualisme (le moi) versus engagement social (le monde). Le roman, selon
Bonnet, est orient vers lobjectivit en voquant un monde extrieur et objectif, alors
que la posie est centre autour de lesprit du pote. Le romancier soccupe
lvocation dun monde fictif, crer des personnages et une psychologie, des faits, des
gestes et des dtails matriels de leur existence. Le pote, par contre, naspire pas
suivre la causalit et le destin des tres et des choses, mais il sintresse uniquement
leffet des tres et des choses sur lui-mme. La posie a donc un caractre introspectif
et dans le pome la faon de voir prend lavantage sur le rcit.
Le deuxime lment dans la distinction de Bonnet est li cette orientation
vers le monde extrieur ou intrieur. Le roman nous transporte dans laction, alors que
la posie a un caractre plutt statique. Le roman, dans son imitation du monde
extrieur, comporte invitablement laction et le mouvement des choses et des tres
dans le temps et lespace, tandis que la posie simmobilise dans la contemplation de
ces tres et choses, dans leffet quils produisent dans le pote. Rien de plus tranger
au pote pur que le fait divers, lvnement dans ce quil a de successif, dit Bonnet
(Bonnet, p. 9). Pour illustrer cette diffrence il compare le roman psychologique un
pome. Les deux peuvent dcrire le monde intrieur dun individu, mais le roman nous
prsentera la vie intrieure comme une suite dvnements, comme un processus dans le
temps qui va vers un dnouement, alors que le pome tend tre centr autour dun
fait, une impression ou une motion statique dans laquelle le pote trouve sa matire.
La troisime diffrence entre le roman et la posie selon Bonnet est le caractre
social du roman. Le roman peint non seulement lindividu objectivement et en action,
mais aussi dans ses relations avec les autres individus, puisque le monde objectif, cest
aussi la socit qui nous entoure. Le pome, par contre, ne sintresse pas au point de
vue des autres et prend seulement conscience de lindividu tel quil se rvle lui dans
sa propre conscience. La posie serait donc selon Bonnet beaucoup plus individualiste
et anti-sociale que le roman.
Bref, selon Bonnet il sagit dans le roman de limitation du monde extrieur
(avec les ingrdients de personnages, espace et temps), et dans la posie de la
contemplation subjective de phnomnes de ce monde.
Ensuite Bonnet approche les diffrences entre prose et posie dun autre point
de vue: du point de vue linguistique, dans lequel il part de lattitude de lcrivain vis
vis de la langue. Selon Bonnet, la langue exprime objectivement et directement les
choses et elle est adquate surtout pour le romancier, pour le dessein de suggrer un
monde fictif. Le pote a cependant besoin dun traitement particulier de la langue pour
pouvoir voquer des tats dme subjectifs, un dessein auquel la langue ordinaire nest
pas apte.
Cest que, selon Bonnet, la langue ne peut jamais recrer exactement les
impressions que le pote veut communiquer parce que les mots sont devenus abstraits,
uss. Ils sont uss par des manipulations frquentes et devenus dun emploi commode.
Ils permettent des oprations trs rapides, mais ce quon gagne en rapidit, on le perd
en intensit et en vertu plastique. Par exemple, pour le romancier il suffit de dire arbre
pour suggrer la prsence dun arbre dans le monde fictif de son roman, mais pour le
pote il ne suffit pas de dire ce mot pour voquer limpression particulire dun certain
arbre en lui. Le pote doit donc le dcrire. Et pour que sa description soit potique, il
faudra utiliser la langue dune manire particulire, dune faon prcise, originale,
inaccoutume (Bonnet, p. 169). Le pote doit donc trouver des moyens pour restituer
lefficacit des mots pour leur permettre dvoquer les images et les tats qui leur sont
associs. Ces moyens sont entre autres lexploitation des pouvoirs sonores et imags de
la langue:
Il lui faudra se servir des descriptions, rapprocher les sensations, les comparer
de telle sorte quelles se dtchent des objets et voquent en nous les ralits
subjectives auxquelles elles sont lies. Cest la cration dune vritable langue
musicale et image, propre nous mouvoir au plus profond de nous-mme,
quaboutira le pote. Cette langue nouvelle, cest proprement le style potique.
(Bonnet, p. 149-150)
Les principaux moyens du pote sont donc les images (mtaphores et comparaisons) et
les sonorits: rythme, rime, allitrations, mais aussi le choix de mots, lemploi de mots
rares, pleins de vigueur ou de sonorits (Bonnet, p. 170).
Malgr les distinctions trs nettes que Bonnet fait entre les deux genres, il est
nanmoins davis que le roman et la posie ne se prsentent jamais ltat absolument
pur (Bonnet, p. 97). Il existe bien des oeuvres o roman et posie sont intimement unis.
Bonnet distingue globalement deux formes intermdiaires entre roman et posie: dune
part les oeuvres qui ralisent un mlange, et dautre part les oeuvres qui consistent en
une combinaison. Dans les oeuvres de mlange, entre lesquelles il compte A la recherche
du temps perdu (ainsi que par exemple Michel Onguine de Pouchkine), les morceaux
romanesques et les morceaux potiques sont spars les unes des autres. Dans la vision
de Bonnet, ils alternent sans se confondre. Dans ces oeuvres de mlange, le potique
rside en la primaut du style sur le rcit mme, la primaut de la faon dcrire et de
voir sur la puissance dobjectivation et laction. Chez Proust, le mlange de prose et de
posie consiste selon Bonnet introduire dans des oeuvres romanesques des morceaux,
descriptifs ou autres, qui sont purement potiques. Les deux ne se mlent donc pas
vritablement son avis.
Leffet potique de ces oeuvres de mlange est produit par des moyens
essentiellement potiques, tandis que dans les oeuvres de combinaison le plaisir
potique est produit par des moyens dordre romanesque utiliss dune certaine
manire (Bonnet, p. 100). Bonnet ne spcifie pas quelle est cette manire, et on
pourrait dailleurs remarquer que le contraire serait plus probable: lutilisation de
moyens potiques dune manire romanesque. Bonnet en donne la preuve lui-mme en
traitant diffrents moyens potiques qui sont intgrs dans le roman. Il dit que les
moyens du pote, savoir les images, mtaphores, comparaisons, sonorits, (rythme,
rime, allitrations, choix de mots) peuvent apparatre dans des textes romanesques et
en dterminer la densit potique.
Parmi ces moyens potiques appliqus dans la prose cest la mtaphore, ce
puissant outil potique selon Bonnet, qui frappe le plus (Bonnet, p. 172). La
mtaphore est oppose au romanesque en ce quelle interrompt le mouvement et
lcoulement du temps dont le romanesque se nourrit. Selon Bonnet, limportance de
limage pour la posie est telle quil ny a pas de posie sans images et que le pote na
pas dautre moyen dexpression que limage (Bonnet, p. 169). Il faut cependant
distinguer selon lui la faon dont les prosateurs et les potes utilisent les images. Dans
la posie le nombre dimages est beaucoup plus large, et surtout, dit Bonnet, prosateurs
et potes utilisent les images des fins diffrentes. Il ne spcifie dailleurs pas quelles
sont ces fins diffrentes.
Dautres moyens potiques utiliss de faon romanesque sont le ton et
latmospre. Le ton et latmospre sont pour Bonnet les quivalents de la musique et de
limage dans la posie. Il dfinit ces lments assez vaguement. Le ton reprsente le
style individuel de lcrivain, tandis que latmosphre exprime la qualit dun monde
objectif (le reflet de lpoque et les particularits communes aux tres). Latmosphre
peut nanmoins tre potique, parce quil exprime lauteur, donc une qualit dordre
subjectif et qui se trouve tre potique (Bonnet, p. 160). Bonnet se contorsionne ce
sujet et aboutit la conclusion que la valeur potique de latmosphre romanesques
reste pourtant mdiocre.
Les ides de Bonnet ne sont pas toujours trs labores, surtout en ce qui
concerne les mlanges entre les genres. Il a une vision assez prononce concernant la
diffrence entre roman et posie, mais propos des interfrences des genres il se
contredit souvent. Dabord il dit par exemple que forme et fond peuvent tre nettement
spars (Bonnet, p. 157), pour insister ensuite sur le fait que en art, la forme et le fond
sont si indissolublement lis, que la forme est fond et le fond forme (Bonnet, p. 167).
Un autre point problmatique est le fait quil dcrit la diffrence entre roman et posie
dabord comme une diffrence essentielle, pour dire ensuite quil ny a pas une
diffrence absolue de nature entre le roman et la posie (Bonnet, p. 167).
Il en est de mme pour les moyens du pote et du romancier. Dabord Bonnet
explique que les moyens du pote sont essentiellement diffrents de ceux du romancier,
provenant dune attitude diffrente vis vis de la langue, alors que plus tard il dit que
les moyens du pote ne sont pas essentiellement diffrents de ceux du romancier
(Bonnet, p. 173). Il explique cela en disant quaussi bien le romancier que le pote
utilisent des images. Seulement, le pote en utilise beaucoup plus, et les utilise des
fins diffrentes, qui ne sont pas spcifies. En plus, les images sont constitues par les
ides qui les gonflent de sens, et lide potique soppose sur trop de points lide
romanesque pour quon puisse les confondre (Bonnet, p. 173). Ainsi, Bonnet nous
ramne dans les contradictions et le vague.
Il semble donc quon peut conclure que Bonnet ne sait pas unir sa vision sur la
diffrence entre prose et posie (qui est intressante en elle-mme) et le phnomne des
interfrences des genres. Il est vrai que pour quelquun qui est davis que prose et posie
sont dune nature diffrente, le fait que les deux peuvent tre unis dans une mme
oeuvre semble paradoxale. Mais cest exactement ce qui rend la problmatique des
genres si intressante.
2. Madeleine Remacle, Llment potique dans la Recherche du temps perdu de Marcel
Proust
Le livre qui traite de la manire la plus labore la composante potique dans loeuvre
de Proust est la thse de Madeleine Remacle, Llment potique dans la Recherche du
temps perdu de Marcel Proust (1954). Remacle constate que la plupart des critiques
qualifient Proust de pote, mais que gnralement ils signalent cet lment sans sy
attarder davantage. Elle tente dans son tude de spcifier le ct potique de loeuvre
de Proust.
Elle se rend compte du problme que le potique est une notion subjective et mal
dfinissable. Pour Remacle, la posie dans la Recherche est une posie indpendante de
la versification, une posie au sens large [...] quon trouve dans nimporte quel texte
littraire, vers ou prose, dans la musique, dans la peinture, et mme dans la ralit
(Remacle 1954, p. 13). On pourrait remarquer ici que cette dfinition est assez large, et
que la Recherche, qui est si gnralement conue comme une oeuvre potique,
supporterait une conception de posie plus troite et plus prcise. Dailleurs, Remacle
parle tout au long de son livre en des termes assez vagues de leffet potique chez
Proust, en utilisant frquemment des termes comme vibration potique et atmosphre
potique, sans les spcifier.
Remacle fait la constatation intresssante que llment potique se manifeste
travers loeuvre avec une force progressivement dcroissante. Elle observe que llment
potique, qui est un facteur essentiel dans les premiers volumes, semble par la suite
navoir plus quune valeur accessoire, et apparat des intervalles de plus en plus
loigns. Elle rfre ltude dAlbert Feuillerat, qui a tudi la gense de la Recherche
dans Comment Marcel Proust a compos son roman (1934). Feuillerat conclut que le projet
initial de Proust tait de prsenter une oeuvre dune envergure beaucoup moindre, dun
plan harmonieux, dun intrt surtout potique (Remacle, p. 25). En se basant sur les
manuscrits, Feuillerat observe que les additions ultrieures taient surtout
essayistiques; pas un seul passage potique nouveau, constate-t-il (Remacle, p. 25).
Feuillerat suppose que les passages potiques sont des survivances de la premire
version que lauteur na pas voulu perdre et auxquelles il sest efforc de donner une
place opportune.
Pour Remacle les observations de Feuillerat affirment son ide que A la recherche
du temps perdu tait lorigine une oeuvre intention potique, mais selon elle la
conclusion de Feuillerat pousse trop loin. Elle explique lintensit dcroissante de
llment potique partir des thmes traits. Dans le dbut du livre on assiste au
droulement des souvenirs denfance, la priode la plus vibrante de la vie, fconde en
rveries, en admirations exaltes, en impressions fortes, qui nourrissent de faon
naturelle lintention potique (Remacle, p. 25-26).
Selon Remacle llment potique joue un rle secondaire dans la composition
gnrale de la Recherche. Le livre est en premier lieu une oeuvre narrative dont les
lments sont dabord subordonns les uns aux autres pour constituer lhistoire dune
ou de plusieurs vies. Elle dit que la Recherche est un livre mal classifiable en ce qui
concerne le rapport prose-posie. Selon elle presque tous les romans contiennent des
lments potiques, mais le rapport prose-posie peut diffrer. Elle fait une distinction
entre les romans dans lesquels il y a des passages potiques nettement distinguables
(comme Madame Bovary de Flaubert) et les romans imprgns dune atmosphre
potique continue, dont linspiration mme est potique, de sorte que le rcit a la valeur
dun long pome (comme Sylvie de Nerval). Elle considre Proust comme un cas
particulier qui nest pas classifiable dans lune ou lautre catgorie. Cest que dans la
Recherche se mlent faits, impressions et vrits de toutes sortes, et les pages a-
potiques abondent.
Remacle est davis que la Recherche est base sur deux tendances diffrentes qui
coexistent: dune part un lan potique qui est lorigine de loeuvre, et dautre part
une tendance raliste. Pour elle, le ralisme psychologique est le pivot de la
composition proustienne. Le sujet central de loeuvre est la vie intime dun tre sensible,
intelligent et cultiv, et selon Remacle Proust avait surtout lintention de donner une
description raliste de cette vie. Son plus grand souci, dit elle, tait de faire
ressemblant. Tout au long de loeuvre le narrateur, et travers lui Proust lui-mme, se
montre selon Remacle un spectateur aigu des autres et de soi-mme, et en tant
qucrivain Proust soccupait surtout de la fidlit de ses observations psychologiques.
La coexistance de deux tendances premire vue opposes (une tendance
potique et une tendance raliste) sexplique par le fait quil ne sagit pas dune ralit
objective chez Proust, mais dune ralit intriorise. Remacle rappelle que selon Proust
limage de la ralit est toujours une image subjectiviste. Il dit: La seule ralit qui
existe pour chacun de nous appartient au domaine de sa propre sensibilit (cit dans
Remacle, p. 17). Dans la Recherche, lhistoire est construite autour dun je, et non pas
selon une existence objective ou une succession chronologique. Le livre est bti au gr de
la mmoire du je et se droule selon le rythme dune conscience qui se souvient, et est
par consquent non-linaire. Le projet de Proust est selon Remacle de transcrire avec la
plus grande fidlit possible une ralit psychologique et lenchanement des souvenirs
dans la conscience.
Dans la vision de Remacle la tendance au ralisme psychologique nexclut donc
nullement le ct potique de loeuvre. Selon elle, Proust unit justement lintention de
faire ressemblant, de faire vrai lintention de faire agrable (Remacle, p. 23).
Remacle voit Proust comme un psychologue utilisant des moyens de pote et linverse,
et la posie vient ainsi complter lintention raliste: Proust atteint donc son but de
psychologue avec des moyens de pote. En nous souvenant des remarques de Bonnet,
qui base sa distinction entre la tendance potique et la tendance romanesque entre
autres sur la notion de subjectivit versus objectivit et monde intrieur versus monde
extrieur, on pourrait peut-tre voir un rapport (que Remacle ntablit pas) entre cette
criture subjective de la Recherche et son caractre potique.
Dans la vision de Remacle, la fonction du potique est surtout de raffiner les
piliers principaux de loeuvre. Limpression potique est dune part veille par les
passages (assez peu nombreux, selon Remacle) qui de temps autre, sans vraiment
interrompre le rcit, font spanouir le charme des images, lmotion des sentiments
(Remacle, p. 31), et dautre part par une impression potique persistante, qui est lie
toute une srie de thmes qui concourent crer une atmosphre potique. A part
cette srie de thmes, il y a deux thmes majeurs qui soutiennent la composition entire
de loeuvre.
Cest dabord le thme de lexaltation potique, llan enthousiaste provenant
dune attitude lyrique, qui se rapporte aux moments privilgis, concernant les
souvenirs involontaires (la Madeleine), lmotion musicale (la sonate de Vinteuil) et la
vocation rvle (scne des pavs ingaux).
Ensuite, cest le thme central de la recherche du temps perdu qui contribue la
vibration potique. Remacle observe que le temps saffirme chez Proust dune faon
constante et presque palpable. Il fait peser le temps sur chaque page et il sait suggrer
lobsdant coulement du temps, de faon quil est prsent dune faon active
(Remacle, p. 44). Dans le traitement du temps, il souvre un double mouvement: dune
part le rythme irrgulier de la mmoire, et dautre part le rythme tout aussi irrgulier du
temps intrieur. Selon Remacle, Proust traite ce thme du temps la fois en tant que
philosophe, en romancier et en pote. Elle ne spcifie pas comment se traduit
exactement lapproche potique du temps, mais on peut supposer que la posie se
trouve dans la faon dont Proust sait rendre sensible le temps mme, au lieu de le
dfinir seulement, comme ferait le philosophe (et comme il fait aussi), et au lieu de
montrer uniquement comment elle change les choses dans le cours de lhistoire, comme
fait le romancier (ce que Proust fait aussi), puisque Remacle dit: Une posie grave,
mouvante, parfois pathtique, se dgage de cette oeuvre o saffirme, avec une telle
insistance, non pas lide du temps, mais sa prsence mme (p. 46).
Deux choses sont selon Remacle au service de la conservation et du soutien de
ce temps perdu: le souvenir et lart. Le thme de lart, qui gagne dimportance dans les
derniers volumes, mne des moments de grce, tout aussi bien que le souvenir peut
susciter de brefs moments pendant lesquels ltre, tonn et ravi, chappe la loi
implacable du temps (Remacle, p. 48). Ces moment dexaltation, qui permettent
ltre de sortir de sa solitude et de lcoulement du temps sont, comme tous les autres
thmes majeurs, une source dvocations potiques aussi bien que de rflexions morales
ou philosophiques. Cette fois encore, Remacle ne spcifie pas en quoi rside exactement
le potique, mais elle se borne des conclusions telles que: comme les souvenirs
involontaires, les souvenirs denfance sont, eux aussi, crateurs de posie (Remacle, p.
50) et: ce vague culte de la mmoire et de linconscient, qui se manifeste [...] dans des
vocations potiques (Remacle, p. 49). Elle discute le rle que jouent certains thmes
dans la structure de la Recherche, sans analyser le fonctionnement de laspect potique.
Pour elle, la valeur potique est inhrente aux thmes mmes.
On pourrait formuler la mme critique propos du chapitre o elle passe en
revue les autres thmes exploits de manire crer une impression potique. Ces
thmes sont successivement la nature, la femme, lart, linconscient, le monde et le
quotidien. Remacle dcrit surtout le rle des thmes dans loeuvre, au lieu den tudier
plus prcisment le fonctionnement potique. Selon elle, ces thmes sont potiques par
nature et dans la plupart des cas elle ne fait que nous informer que tel ou tel thme est
potique. Ainsi, elle dcrit le caractre potique de la nature en disant que [l]e
sentiment de la nature circule dun bout lautre de A la recherche du temps perdu , la
vivifiant dune frache posie jusquen ses plus sombres pisodes (Remacle, p. 69). De
mme, propos de limportance des lieux, elle crit: le thme des lieux est, plus que
tout autre, potique, sans prciser pourquoi (Remacle, p. 71). Leffet potique du lieu
de Balbec est expliqu par: [c]est ainsi que se recre dans la pleine saveur, tout en
simbriquant dans des contextes prosaques, la posie des vacances, des flaneries et
des plaisirs au bord de la mer (Remacle, p. 80), ce qui nous semble une approche
presque banale de la posie.
Il y a cependant des analyses de thmes potiques qui sont plus labores. Le
thme de la femme et du mystre est prcis dans lobservation que cest le style et le
choix des comparaisons et des images suggestives (par exemple la mtaphore de la
fleur pour la femme) qui veille une impression de posie. A propos du thme de la
femme Remacle fait lobservation que la posie mane surtout de latmosphre
imprcise o baigne chaque femme ds son apparition, et dans le contraste entre
limaginaire et le rel.
A part la nature et la femme, cest le thme de lart qui nourrit la Recherche de
potique. Tout au long de loeuvre les dcouvertes doeuvres dart, comme les phrases
de Bergotte, lglise de Balbec, la sonate de Vinteuil et autres, ont lieu selon une courbe
captivante. Lenthousiasme provoqu par ces dcouvertes est envelopp dans une
langue image et potique (Remacle, p. 97).
En plus, lart fournit au narrateur des matres, comme Elstir et Vinteuil, qui
influencent sa conception de lart. Remacle montre que lart dElstir enseigne au
narrateur lart de la mtaphore, et que Vinteuil reprsente le thme artistique la fois le
plus important et le plus potique chez Proust: la musique. Elle indique que la peinture
et la musique ne restent pas restreints des thmes, mais que Proust les imite
galement par le langage. Il imite le peintre dans une criture o des mots, des alliances
dexpressions, des comparaisons deviennent les matriaux dun art pictural, et de
mme il sait rendre sensible le charme de la musique par le langage. Par exemple,
chaque fois quapparat la phrase de Vinteuil, Proust laccompagne dun langage
voquant une vague de sensations fraches, dlicieuses, dune douleur enveloppante,
et fait imiter par des adjectifs (comme rapide, menu, mlancolique, incessant et doux)
la fluide lgret en une succession glissante et presse (Remacle, p. 114-115). La
langue, le style velout et frmissant tente ainsi de retracer la mobilit du motif
musical (Remacle, p. 115). (On verra plus loin lanalyse plus dtaille de Jean Milly.)
Le quatrime thme potique dcrit par Remacle est linconscient. Proust traite
ce thme la fois avec lexactitude dun savant et la posie dun pote, dit-elle; sil
veut nous documenter, Proust veut aussi mouvoir notre sensibilit (Remacle, p. 119).
Dans le retracement de ltat hsisant du je au rveil dans Combray, on voit bien
loscillement de lauteur entre posie et psychologie, quon rencontre tout au long de la
Recherche:
La Recherche du temps perdu nest ni psychologie pure ni pure posie. Cest une
oeuvre romanesque o, sur le tissu des vnements, lauteur sest appliqu
broder, intimement enlacs au point de nen former quun seul, ces deux motifs
diffrents: la prcision des analyses psychologiques, le charme des vocations
potiques. (Remacle, p. 119)
A la recherche du temps perdu fait apparatre selon Remacle notre monde mental comme
un monde ferique qui possde sa propre vie. Ce monde est constitu de la mmoire (et
de son opposant: loubli), de lhabitude, du sommeil et des rves. Elle observe que
Proust les dcrit laide de comparaisons qui dvoilent le fonctionnement de ces
phnomnes jusque dans leurs plus fines nuances, ce qui fait un effet potique. Par
exemple, il personnifie lhabitude en la nommant une amnageuse habile mais bien
lente. De mme, la comparaison de loubli avec un lion rend sensible le sentiment
incommode que provoque loubli dans notre esprit:
Et mon amour qui venait de reconnatre le seul ennemi par lequel il pt tre
vaincu, loubli, se mit frmir, comme un lion dans sa cage o lon la enferm a
aperu tout dun coup le serpent python qui le dvorera. (RTP III, p. 447)
Le cinquime thme potique relev par Remacle, le monde, concerne, lopposition
des thmes prcdents, non pas un domaine intrieur, mais un domaine extrieur.
Comme les autres dcouvertes, la dcouverte du monde mythique de laristocratie
saccomplit dans lme du hros selon le processus dune exaltation croissante, pour
retomber ensuite devant la rvlation dcevante du rel. Dans la peinture du monde
cest encore lacuit psychologique qui se mle une finesse dobservation.
Remacle dit que leffet potique provient dune part de la conception ptrie de
rve et de merveilleux du monde, et dautre part des vocations de salons, de soires
et de toilettes pleines dimages et de lyrisme (Remacle, p. 129). Le charme du mythe
des Guermantes sexprime dj dans la faon dont le narrateur conoit le nom de
Guermantes, qui rvle pour lui le mystre des temps mrovingiens dans la lumire
orange qui mane de cette syllabe: antes (RTP I, p. 171) et qui est dtermin pour
une grande partie par linaccessibilit de ce monde. Cest une posie faite dinconnu, de
rve et de souvenir, dit Remacle.
Dautre part, il y a les aspects extrieurs du monde dont la beaut et la
distinction offrent de nombreux thmes dvocations potiques, comme le montre
Remacle. Elle donne lexemple de lblouissante soire lOpra, rendu potique par
une extraordinaire mtaphore (soutenue durant plusieurs pages) qui habille la salle de
spectacle en un lumineux domaine sous-marin, anim par le monde ferique des
divinits mondaines. Elle relve aussi les descriptions de toilettes qui non seulement
tmoignent dune connaissance minutieuse de la mode, mais qui sont galement pleines
de trouvailles dimagination originales.
Le dernier thme potique est le merveilleux du quotidien. Remacle analyse
comment Proust sait nous montrer la magie des choses communes, la beaut des choses
usuelles, et des sujets emprunts la ralit quotidienne qui reparaissent comme des
leitmotifs musicaux chantant la posie insouponne de la vie de tous les jours,
comme le thme des noms propres (de lieux et de personnages), les modestes
sensations provoques par des odeurs et des bruits qui fixent dans la mmoire des
circonstances, des sentiments et des penses quelles accompagnent. Pour Remacle
cette foule de sensations forme ensemble une criture impressionniste.
Enfin, elle note que Proust met en jeu son talent descriptif pour des vocations
dintrieurs, soit des intrieurs quil surprend, comme certains peintres hollandais
(comme Vermeer), par une fentre ouverte ou travers une vitrine claire dune
demeure inconnue, soit des chambres o il a dormi, o il a pass les heures les plus
intimes de sa vie en dormant, en rvant ou en souffrant et qui se sont imprgnes de la
vie sentimentale quelles ont abrite. Plus que tous les autres, le thme du quotidien a
selon Remacle mis en valeur la puissance potique du langage proustien:
De ces objets souvent dpourvus de beaut et dintrt, de ces riens offerts la
sensibilit, son imagination, sa culture, le pote fait des ralits pleines de
charme grce de suggestives alliances de mots, grce des mtaphores, des
comparaisons neuves, grce des constructions de phrases subtilement
rythmes, enfin grce la magie dun style riche, original et potique. (Remacle,
p. 146)
Remacle insiste sur limagination originale et la sensibilit exalte, qui sont son avis
les facults matresses de Proust, avec lesquelles il traite ces principaux thmes
potiques.
A lopposition de lanalyse thmatique de la posie dans la Recherche, qui a un
caractre assez gnrale, lanalyse de Remacle des moyens techniques est plus prcise
parce quelle donne plus de place au particulier. Il est dommage que Remacle fasse une
sparation si stricte entre forme et contenu dans son tude du potique dans loeuvre
de Proust. Si elle avait su unir forme et fond, thmes et style (comme lexige dailleurs
lesthtique de Proust mme) son analyse des thmes aurait pu tre plus profonde, et
lanalyse des procds stylistiques moins technique et moins sche. Cest que nous
sommes davis que ni lun, ni lautre peuvent tre potiques en soi. Si les moyens
techniques propres la posie sont vides de sens, ils ne peuvent pas tre potiques, et
inversement, des thmes susceptibles dvelopper potiquement ne le deviendront
quau moment o ils sont traits dans un style potique. La posie nat justement dans
la fusion de forme et de contenu. Cest comme un colle deux composants, qui ne
collent pas sparment, mais qui une fois mis en contact lun de lautre, font un effet
trs fort.
Remacle traite trois niveaux de style chez Proust: la syntaxe, le vocabulaire et
les images. La particularit proustienne la plus saillante quelle relve est la phrase
longue o senchanent et senchevtrent de multiples propositions surcharges
dpithtes, de complments et de parenthses (Remacle, p. 149). Dans ses phrases
sinueuses Proust rconcilie loriginalit et le respect des conventions, du bon usage, dit
Remacle. Proust tait davis que chaque crivain est oblig de se faire sa langue, et quil
peut pour cela avoir recours une syntaxe lgrement dformante.
Remacle tudie quelques phrases-types et essaye de dcouvrir en quoi leur
structure concourt produire un effet potique. son avis, cet effet drive du sens de
la phrase plutt que de sa forme. Cest une vision discutable, car il y a maintes
exemples de phrases dont leffet potique serait entirement perdu si elles taient
formules diffremment (par exemple dnues de leurs allitrations ou de leur rythme).
Remacle explique elle-mme dans lanalyse dune phrase que la construction de la
phrase tend pouser la ligne de la pense, ce qui nous semble tre lessence des
phrases potiques: un accord entre forme et contenu.
Elle montre comment la longueur des phrases peut servir chez Proust analyser
de faon trs prcise, laide de subordonnes et de dterminants, un mouvement ou
une impression. Un bon exemple est une phrase qui dcrit les phrases musicales de
Chopin, au long col sinueux et dmesur, [...] si libres, si flexibles, si tactiles [...] qui
imite par diffrents procds techniques au moyen du langage le mouvement des
phrases de Chopin (RTP I, p. 331). Le rle des structures syntaxiques souligne donc la
valeur des mots.
Remacle inventorie beaucoup de procds techniques: rptitions (dans la
phrase cite: si libres, si flexibles, si tactiles), successions dadjectifs (long, sinueux
et dmesur; et dans la description du son de Parme: compact, lisse, mauve et
doux), la sparation du verbe et de son sujet par des propositions subordonnes ou
des complments circonstantiels, comme dans: [...] quavaient dans les vases et les
jardinires de son salon, / prs du feu allum, / devant le canap de soie, les fleurs [...] (RTP I,
p. 426; Remacle, p. 158), ou des inversions du sujet et verbe.
Une autre caractristique releve par Remacle est lusage frquent de
parenthses, par des tirets ou des virgules, pour placer lune apres lautre les multiples
complments circonstantiels, appositions et dterminations avec lesquels il toffe ses
phrases. Lnumration, souvent sous forme de rectification, est selon Remacle un
moyen par lequel Proust sait voquer, dans un mlange dlments disparates, de faon
intgrale un moment avec toutes ses nuances.
Un autre moyen est form par les nombreuses propositions comparatives et
conscutives, dans lesquelles Proust profite de la valeur intensive des adverbes si,
tant... pour rendre dans toute sa force une qualit ou une motion: mais si mince, si
rose quelle semblait seulement raye sur le ciel par un ongle [qui...] (RTP I, p. 63)
(notez encore la rptition). Remacle note aussi que chez Proust la dtermination (qui
est donc souvent place en succession) a souvent la forme non pas dadjectif, mais de
participe (surtout participe prsent) plac en apposition, comme: nous discernmes,
peine spars du lumineux azur, / sortant des eaux, roses, argentines, imperceptibles, les
petites cloches [...] (paralllisme dans les deux participes et dans les trois adjectifs).
Selon Remacle laccumulation de dterminations est un phnomne typiquement
proustien, quelle appelle groupes ternaires. Elle observe que Proust utilise rarement le
substantif isol, mais ltoffe prfrablement laide dadjectifs ou de complments
dterminatifs qui sont le plus souvent composs de trois (mais aussi de deux ou mme
de quatre termes; par exemple dans le cas des adjectifs pour dcrire le nom de
Parme), mais le plus souvent de trois termes. Un autre exemple de ce procd est la
phrase suivante:
[...] Albertine qui entra souriante, silencieuse, replte, contenant dans la plnitude
de son corps, prpars pour que je continuasse les vivre, venus vers moi, les
jours passs dans ce Balbec o je ntais jamais retourn. (RTP II, p. 350-351)
Remacle note que Proust se sert de ces groupes ternaires avec une telle constance que
notre esprit finit par attendre ce mouvement ternaire et quil se trouve navement
satisfait lorsquil voit apparatre le troisime terme (p. 170). Ces groupes ternaires
crent de longues expressions riches et nuances aptes recevoir une valeur potique,
qui est parfois intensifie par des allitrations entre les mots (cette murmurante
manation mystrieuse). Proust utilise ainsi la disposition des lments de la phrase
pour ajouter la puissance suggestive en donnant la phrase rythme et musicalit.
En ce qui concerne le vocabulaire, Remacle se demande sil existe un vocabulaire
essentiellement potique. Elle constate que la prose de la Recherche nest pas une prose
proche du langage oral, mais une prose savante, crite. Cela se manifeste par exemple
dans le recours au vocabulaire spcialis (comme la description dune robe laide de
mots de couturire), il nhsite pas utiliser des mots comme dittique, protozoaire,
ostriculture. Mais en mme temps il chrit le vocabulaire des domestiques. Il aime
citer textuellement Franoise, la domestique, pour affirmer son tendre respect pour
toutes ces expressions qui rendent savoureux le langage des humbles (cit dans
Remacle, p. 177).
Remacle donne aussi une place importante au vocabulaire mtaphorique. Elle
dit que Proust utilise souvent le procd potique de donner une apparence concrte
aux notions abstraites, de faon ce que termes concrets et non concrets soient
inextricablement mls. Proust vite la nudit des termes abstraits; il les emploie
volontiers (comme le temps, lamour, le bonheur, souvent crits en majuscule), mais
les habille usuellement en les entourant de termes concrets, ou en les personnifiant,
comme lhabitude: qui venait de me prendre dans ses bras et me portait jusqu mon
lit comme un petit enfant (RTP I, p. 115). Remacle note aussi que dans les pithtes
des groupes ternaires mentionns plus haut, un des termes est presque toujours non
concret (par exemple une intonation limpide et dsenchante et mouvant et prcieux
incendie). Dautre part, il emploie relativement beaucoup dadjectifs dsignant des
impressions sensibles, comme des notations de couleurs, de formes et de parfums.
Remacle rappelle que loeuvre de Proust fourmille de comparaisons et
mtaphores originales et labores. Proust termine souvent ses vocations par une
comparaison ou par une image largement dveloppe. Elle indique que Proust choisit
de prfrence des comparaisons et des mtaphores tonnantes, destines accrocher
lintrt et renforcer limpression. Ces images insolites suggrent une ralit imprvue
qui ne parat nullement compatible avec lobjet considr. Par des images si loignes
de la perception initiale, Proust veut nous faire sentir plutt que voir, dit Remacle (p.
185). En plus, le rapport tabli entre deux images premire vue incompatibles nous
tonne, provoque en nous un choc qui correspond la sensation que le pote veut
rendre. Elle rappelle que pour Proust, ainsi que pour certains potes (comme Valry) la
mtaphore tait le procd potique par excellence. Cest une vision assez commune,
quexpriment dans ce contexte aussi Bonnet et Tadi.
Pour finir, Remacle note que les mtaphores de Proust ont souvent un caractre
mtamorphosique, inspir sur le style impressionniste dElstir, dont le narrateur de la
Recherche dit: [d]ans ses marines, je pouvais discerner que le charme de chacune
consistait en une sorte de mtamorphose des choses reprsentes, analogue celle
quen posie on nomme mtaphore [...] (RTP I, p. 835). Cette mtamorphose se traduit
non seulement en la transposition visuelle, dans des images (comme la description de
la mer en des termes Alpestres), mais aussi en des synesthsies, la transposition
auditive sur le plan visuel (le roucoulement iris, fleur sonore). Ainsi, les mtaphores
de Proust ne sont pas seulement des ornements potiques selon Remacle, mais ils
accomplissent une fonction essentielle dvoquer une impression toute personnelle.
Elles illustrent donc que le potique peut complter lintention romanesque.
3. Jean Milly, Le Style de Marcel Proust et La Phrase de Proust
Jean Milly a profondment tudi le style de Marcel Proust, surtout dans Le Style de
Marcel Proust (1970) et La Phrase de Proust (1975). Dans ces livres il analyse les
conceptions de Proust propos du style (son propre style et le style dautres crivains)
et les caractristiques stylistiques de son oeuvre. Les deux, lesthtique et les
caractristiques stylistiques, contiennent des lments qui sont proches de la posie, et
de l les livres forment une contribution intressante dans ce contexte. Nous traiterons
dabord Le Style de Marcel Proust, qui parle surtout de la potique de Proust et de ses
prfrences de lecture, pour passer ensuite La Phrase de Proust, qui contient des
analyses stylistiques dtailles de certains passages de la Recherche dans la lumire de
linfluence de Bergotte et Vinteuil.
Dans Le Style de Marcel Proust Milly note que ce qui frappe aussi bien dans les
prfrences littraires de Proust que dans ses conceptions sur la littrature, cest
limportance de la forme. Dans ses lectures de jeunesse dj Proust sintresse plus au
plan formel quau plan du contenu de livres:
Ce que nous constatons de frappant dans les ractions de cet enfant, cest
quelles sont beaucoup plus inspires par la forme que par le contenu des
lectures. (Milly 1970, p. 4)
Milly indique que plus tard, dans ses activits de critique, les crivains qui lui tiennent
le plus coeur et avec qui il se reconnat un lien de parent sont dabord les potes
Chateaubriand, Nerval et Baudelaire, qui tous trois tiennent largement compte des
valeurs irrationnelles (Milly 1970, p. 27) et puis les romanciers Balzac et Flaubert,
contre qui il a nanmoins des rserves (dans Chroniques (1927) il reproche Balzac
dtre trop proche de la ralit sans la transformer et il reproche Flaubert labsence de
mtaphore).
Dans ses rflexions sur le style, Proust accorde aussi une grande importance
la forme, dabord au niveau de la phrase. Milly montre que travail sur la langue, la
correction grammaticale et laisance de la syntaxe sont fondamentales pour Proust. On
pourrait remarquer ce propos que le souci extrme du langage soign jusque dans les
dtails le rapproche du travail du pote. Milly indique quen ce qui concerne la langue
et les fondements grammaticaux Proust est puriste et conservateur, tandis quen ce qui
concerne lusage littraire de la langue il est rsolument novateur et anticonformiste
(comme la constat Remacle aussi). Cela semble paradoxale, mais pour Proust, qui
considre la langue comme une chose qui nexiste pas en dehors des crivains, les deux
vont ensemble, comme on peut le lire dans une lettre de Proust Mme Straus:
Les seules personnes qui dfendent la langue franaise [...] sont celles qui
lattaquent. Cette ide quil y a une langue franaise, existant en dehors des
crivains quon protge, est inoue. Chaque crivain est oblig de se faire la
langue, comme chaque violoniste est oblig de se faire son son. (cit dans Milly
1970, p. 71)
Cette obligation de se faire son son exprime la deuxime caractristique de
lesthtique de Proust: limportance de loriginalit. Cest loriginalit, le propre son, qui
pousse lcrivain innover la langue, crer sa propre langue. Proust exige de lcrivain
quil innove la langue pour sexprimer, et quil invente en quelque sorte son propre
langage. Milly cite une lettre Mme Straus dans laquelle il dit:
Je ne veux pas dire que jaime les crivains originaux qui crivent mal. Je prfre
- et cest peut-tre une faiblesse - ceux qui crivent bien. Mais ils ne commencent
crire bien qu condition dtre originaux, de faire eux-mme leur langue.
(cit dans Milly 1970, p. 71)
Cest que, comme Milly indique, pour Proust le style nest nullement un enjolivement ou
une question de technique, mais lessence mme de loeuvre. Milly nous montre que
dans lesthtique de Proust, la forme et le contenu font un. Proust est davis, comme le
montre Milly, que la valeur de la littrature nest nullement dans la matire droule
devant lcrivain, mais dans la nature du travail que son esprit droule sur elle (cit
dans Milly 1970, p. 41). Dans la prface de la traduction de la Bible dAmiens de John
Ruskin Proust dit que [l]e fond des ides [est] toujours dans un crivain lapparence,
et la forme, la ralit, une remarque dont on sattendrait plutt chez un pote que chez
un romancier (cit dans Milly 1970, p. 77). Cest que lharmonie entre le fond et la
forme est un aspect qui se prsente le plus pleinement dans la posie. Pour Proust, la
forme est le contenu, parce quelle exprime la vision personnelle de lcrivain:
[L]e style pour lcrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une
question non de technique mais de vision. Il est la rvlation, qui serait
impossible par des moyens directs et conscients, de la diffrence qualitative
quil y a dans la faon dont nous apparat le monde, diffrence qui, sil ny
avait pas lart, resterait le secret ternel de chacun. (RTP III, p. 895)
Proust exige donc de lcrivain un style original qui rvle sa propre vision, mais non
pas dans lextrmit. Il rejette lhermtisme, comme il a expos entre autres dans lessai
Contre lobscurit, dans Chroniques (1927). En ce qui concerne son propre style, Milly
indique que Proust se dveloppe toute sa carrire entre les deux ples de loriginalit et
lintelligibilit.
A ct de la primaut de la forme et de loriginalit, la troisime caractristique
majeure de lesthtique de Proust selon Milly est le rle de la mtaphore. Il dit que selon
Proust, la ralit artistique consiste au fond dans le rapport tabli entre deux objets,
deux ides ou deux sensations, et par consquent, lacte artistique essentiel est de les
mettre dans la prsence lun de lautre. Proust le dit la fin de la Recherche, dans Le
Temps retrouv, dans la phrase suivante (qui est souvent cite parce quelle est cruciale
pour lesthtique de Proust):
On peut faire se succder indfiniment dans une description les objets qui
figuraient dans le lieu dcrit, la vrit ne commencera quau moment o
lcrivain prendra deux objets diffrents, posera leur rapport, analogue dans le
monde de la science, et les enfermera dans les anneaux ncessaires dun beau
style [...]. (RTP III, p. 889)
Comme on la dj vu chez les autres auteurs qui traitent le ct potique de loeuvre
de Proust, limage (la mtaphore) est considre comme un moyen appartenant la
posie. Bien sr, la mtaphore nappartient pas exclusivement au domaine de la
posie, et on la rencontre aussi dans des romans ou dans dautres textes. Mais la place
privilgie que la mtaphore occupe dans loeuvre de Proust aussi bien que dans son
esthtique, la frquence et la mesure dlaboration de la mtaphore proustienne sont
assez exceptionnelles et elle rapproche cette oeuvre notre avis considrablement de la
posie. Pour Proust, le rapport entre deux choses dans une mtaphore est crucial dans
la littrature. On pourrait dire que pour Proust il en est ainsi: sans rapport tabli, pas
de mtaphore; sans mtaphore, pas de style; sans style, pas doeuvre dart. Toute son
esthtique est donc bti autour dun lment essentiellement potique.
En parlant de la nature de la Recherche Milly constate que le roman proustien
repose sur deux bases essentielles: dune part lvocation dexpriences personnelles
fondamentales (les rminiscences involontaires et les impressions) et dautre part la
recherche de lois psychologiques gnrales. Pour Milly, les rminiscences et les
impressions forment ensemble le fond potique de la Recherche. Elles modifient la
structure du rcit dans la mesure que la continut est remplace par la succession de
moments qui ne sont pas relis par la dure, mais par lassociation personnelle (surtout
dans Combray), selon la logique de la mmoire qui nous fait sauter dun fait
chronologique lautre.
Au niveau de la phrase Milly constate que Proust naime pas les phrases
courtes. Il prfre les phrases longues parce quelles favorisent lanalyse de nuances
complexes. Ces phrases longues doivent nanmoins tre dbarasses dlments
inutiles; Proust prfere avant tout la concentration, mme dans la longueur (cit dans
Milly, p. 118). Il rejette les phrases dont lampleur est factice et due des symtries de
pure forme, sans rapport avec lexpression ncessaire de la pense.
Milly est davis que lart de Proust est beaucoup plus orient vers la phrase que
vers le mot isol, parce quil exprime les impressions subjectives par des chanes
dassociations. Cependant, les mots ont aussi une certaine importance stylistique.
Milly note que celle-ci rside le plus clairement dans la valeur sonore des noms propres,
mais dautres mots peuvent aussi recevoir chez Proust une dignit potique. En se
plaant sur le point de vue du pote, Proust tire de leurs sonorits, de leurs rsonances
tymologiques et de leur situation contextuelle de multiples et riches vocations, dit
Milly. Lattrait rside en particulier en des noms de lieux (Parme, Florence, Balbec) et
en les noms de familles illustres (Guermantes).
Milly montre aussi que Proust manifestait dans certains crits une conscience
prononce des puissances vocatrices du mot. Dans une lettre la jeune pote Marie
Nordlinger il lui donne un conseil qui manifeste une grande tendresse lgard du mot:
Aussi vous aimez les mots, vous ne leur faites pas de mal, vous jouez avec eux,
vous leur confiez vos secrets, vous leur apprenez peindre, vous leur apprenez
chanter. (cit dans Milly 1970, p. 126)
De mme, dans Contre lobscurit Proust parle de leffet du mot sur notre sensibilit,
qui claircit en mme temps leffet de son propre langage:
[C]e que chaque mot garde, dans sa figure ou dans son harmonie, du charme de
son origine ou de la grandeur de son pass, a sur notre imagination et sur notre
sensibilit une puissance dvocation au moins aussi grande que sa puissance
de stricte signification. Ce sont des affinits anciennes et mystrieuses entre
notre langage maternel et notre sensibilit qui, au lieu dun langage
conventionnel comme sont les langues trangres, en font une sorte de musique
latente que le pote peut faire rsonner en nous avec une douceur incomparable.
Il rajeunit un mot en la prenant dans une vieille acceptation, il oscille entre deux
images disjointes des harmonies oublies, tout moment il nous fait respirer
avec dlices le parfum de la terre natale. (cit dans Milly 1970, p. 125-126)
Ces noncs sur le mot potique nous donnent en effet limpression dune sensibilit
des puissances vocatives du mot exceptionnelle, et qui nous donnerait croire que
cest un pote qui parle. Milly constate que, mme si le mot nest pas lessentiel dans le
style de Proust, il possde nanmoins ses yeux une certaine valeur esthtique par ses
qualits potiques et son emploi mtaphorique, bref par des associations dides,
dimages et de sonorits.
Un autre aspect que Milly a relev dans le style de Proust et qui se rapporte au
ct potique de son oeuvre est linfluence dautres arts sur lart du narrateur de la
Recherche. Milly note que dans la Recherche, le peintre Elstir et le compositeur Vinteuil
sont les modles esthtiques principaux, et, un degr moindre, Bergotte aussi, dont
linfluence sestompe nanmoins au cours du roman selon Milly. Cest Elstir qui
enseigne au narrateur lart de la mtaphore, en nemployant pour la petite ville que des
termes marins, et que des termes urbains pour la mer, dont lattrait pour le narrateur
consiste en une sorte de mtamorphose des choses reprsentes, analogue celle quen
posie on nomme mtaphore (RTP I, 835; notez dailleurs que Proust lui-mme associe
la mtaphore la posie).
Linfluence de Vinteuil se manifeste selon Milly surtout dans ladoption dun
style musical pour dcrire la musique. Selon Milly, lcrivain utilise le droulement dans
le temps pour imiter les phrases des grands musiciens par les inflexions de ses phrases,
par exemple dans une phrase consacre aux phrases, au long col sinueux et dmesur,
de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles [...] (RTP I, p. 331, nous reviendrons sur les
caractristiques musicales de cette phrase dans le troisime chapitre). Linfluence de la
musique se manifeste encore, dit Milly, dans le fait que chez les crivains quil
commente il se plat relever des traits musicaux et il utilise aussi des termes musicaux
pour caractriser le style de certains personnages anecdotiques.
Cest galement la musique qui merveille le narrateur de la Recherche dans le
style de Bergotte. Milly indique que la joie du narrateur de la Recherche en lisant des
romans de Bergotte, tient surtout aux caractristiques musicales de sa langue, et ensuite
aux expressions rares, aux images, et aux notions philosophiques. Cest donc surtout le
ct potique de loeuvre de Bergotte qui plat tant au je.
De mme, Proust apprcie dans la ralit loeuvre de Chateaubriand (la prose)
surtout cause dun procd musical et potique, savoir la rptition de certains
mots une certaine distance, quil compare un cri de chouette:
Jaime lire Chateaubriand parce quen faisant entendre toutes les deux ou trois
pages, comme aprs un intervalle de silence dans les nuits dt on entend les
deux notes, toujours les mmes, qui composent le chant de la chouette, ce qui
est son cri lui, aussi monotone mais aussi inimitable, on sent bien que cest un
pote. (cit dans Milly 1970, p. 75)
On voit donc dans le livre de Milly que les prfrences de Proust, aussi bien que ses
propres ides et sa pratique de la littrature rvlent un got littraire qui est proche de
la posie.
La Phrase de Proust
La Phrase de Proust (1975) recouvre en partie les observations faites dans Le Style de
Marcel Proust (surtout en ce qui concerne linfluence de Bergotte et de Vinteuil), et nous
nous bornerons ici quelques observations complmentaires qui prcisent le caractre
potique du langage proustien. Le livre recherche linfluence du style de Bergotte et de
Vinteuil sur les caractristiques de la phrase proustienne. Pour Milly la phrase de
Proust se caractrise par sa structuration potique, qui se place un autre niveau, o
ne se sparent pas la forme et le sens, ce qui rapproche le style de Proust de la posie
(Milly 1975, p. 5).
Milly analyse linfluence de Bergotte et de Vinteuil sur le style des phrases de
Proust. Linfluence de Bergotte (qui reprsente en ralit selon Milly un mlange de la
posie symboliste et de lcriture de Chateaubriand) se manifeste dans la musicalit et
dans la cohsion de lcriture par ltablissement de chanes phoniques et des rythmes
accentuels et syllabiques. Le style de Bergotte, selon ce quen a pu relever Milly partir
des rares phrases cites, se caractrise avant tout par la musicalit: Tout est musique
dans sa prose, crit Milly propos du style de Bergotte (Milly 1975, p. 15). Cest cet
aspect phonique qui intresse surtout le narrateur. Il associe la musicalit avec le
caractre potique du style de Bergotte; en analysant la ressemblance entre la voix de
Bergotte et son style crit, il dcouvre une exacte correspondance avec la partie de ses
livres o sa forme devenait si potique et musicale (RTP I, p. 550).
Milly relve quelques sonorits dans des citations littrales de Bergotte (par
exemple vain songe de la vie, tourment strile et dlicieux de comprendre et daimer,
et linpuisable torrent des belles apparences). Il constate que ces sonorits font
parcourir les phrases par des sries dchos qui renforcent leur unit. Dautre part, elles
crent une musicalit indpendante du sens direct; elles suscitent des rapports de sens
entre les mots qui nen ont pas ncessairement dans la langue dnotative. Ces
phnomnes sont gnralement considrs comme propres la posie. Milly remarque
quils peuvent tre placs dans le cadre de la fonction potique de Jakobson, dont parle
de faon plus labore Yves Tadi (comme on verra un peu plus loin).
La deuxime caractristique musicale est le rythme de la phrase de Bergotte.
Selon Milly, Bergotte a tendance lorganisation syllabique ou accentuel de vers (vain
songe de la vie et tourment strile et dlicieux sont des hexasyllabes). Les phrases de
Bergotte rapprochent les mots autant par leurs phonmes et par leur rythme que par
leur puissance dvocation. Les chanes de sonorits et les rythmes sajoutent aux
thmes dvelopps, crant ainsi une densit de signification et formant un tout
insparable de contenu et dexpression. Cest pour cela que Milly parle dans ce
contexte du style potique (Milly 1975, p. 37) qui relve de lanti-rcit et de la
tendance la posie pure.
Milly tudie un certain nombre de fragments de texte qui sont selon lui inspires
du style bergottien. Dans ces fragments il relve surtout les allitrations, les assonances
et le rythme, donc les caractristiques majeures du style de Bergotte. Cette analyse
montre la richesse formelle et musicale dans le langage de Proust, et rvle son attitude
de pote.
Linfluence de Vinteuil (qui est selon Milly bas principalement sur la musique
de Wagner) se manifesterait dans la variation et lexpansion, en moyen de
duplications, et dans lagencement cyclique de motifs. Le procd de duplication se
manifeste par un systme binaire. Milly note les nombreuses phrases construites
partir dun tronc central qui se scinde par ddoublement en des sries de bras. Elles se
caractrisent par des reprises (parfois grande distance), numrations deux termes,
disjonction, exclusion, parallles et oppositions, des anaphores, comparaisons et des
verbes deux complments ainsi que les groupes ternaires. Le binarismese caractrise
par le fait de rapprocher le mme et lautre.
Les procds lis au style de Vinteuil sont nanmoins trop gnraux pour tre
classifis potiques a priori, tandis que la musicalit (somnorits et rythme) emprunte
(selon Milly) Bergotte est un procd plus nettement potique. Mais sans doute
certaines phrases potiques porteront des caractristiques numres par Milly qui,
elles aussi, attribuent la valeur rythmique de la phrase.
4. Yves Tadi: Le Rcit potique
Dans Le rcit potique (1978), Jean-Yves Tadi tente de cerner les caractristiques dun
genre littraire de transition entre la prose et la posie, le rcit potique. Malgr la
longueur de la Recherche (le rcit potique est gnralement assez court) Tadi lui donne
un place importante parmi les rcits potiques. Tadi dfinit le rcit (il nest pas clair
sil dsigne par l le rcit potique) comme une relation dvnements raconts et relis.
Le rcit nest pas un genre distinct; il y a du rcit dans tous les genres littraires, dit
Tadi (Tadi, p. 7). Il se distingue du roman par le fait que dans le rcit tout est
subordonn au rcit, en tablissant un lien entre les vnements et les personnages. En
plus, le rcit abandonne la complexit des personnages et lpaisseur de la dure du
roman, des lments qui sont compenss ensuite par quelques variables comme le
rationnel, lenchanement tragique ou la posie (Tadi, p. 7). Le rcit potique est n,
dit Tadi, de lestompage de la vieille distinction entre les genres dans la littrature
moderne depuis le dbut du vingtime sicle. Ainsi, Ulysse de James Joyce serait par
exemple un roman autant quun pome. Cela vaut selon Tadi pour tous les romans:
Tout roman est, si peu que ce soit, pome; tout pome est, quelque degr, rcit.
(Tadi, p. 6).
Il explique labolition des vieilles distinctions laide des fonctions de Roman
Jakobson (dcrites dans son essai Linguistique et potique, 1960). Jakobson part de
lide que la communication consiste en six facteurs, les fonctions du langage, qui
peuvent tre accentus dans diffrentes sortes de texte. Selon Jakobson le langage parl
et le langage crit, voire littraire, sont spars par le dosage de fonctions. Dans la
fonction motive, laccent est sur le destinateur, alors que dans la fonction conative il
est sur le destinataire. Dans la fonction rfrentielle, laccent est sur le contexte du
message, et dans la fonction potique laccent est sur le message mme. Ensuite, il y a
deux fonctions moins importantes, la fonction mtalinguale qui met laccent sur le code,
et la fonction phatique qui met laccent sur le contact.
Dans le prolongement de Jakobson, Tadi raisonne que les diffrences entre les
genres littraires ne tiennent pas des oppositions brutales, comme celle entre prose et
posie, souvent dfinie par lopposition entre vocation raliste et musique. Ces
diffrences sont dues au contraire des rpartitions variables de fonctions. Dans la
posie, cest la fonction potique qui domine, tandis que dans le roman raliste, cest la
fonction rfrentielle.
Selon Tadi, le rcit potique est essentiellement bas sur la tension entre la
fonction rfrentielle et la fonction potique, qui reprsentent le ct romanesque et le
ct potique. Dans la fonction rfrentielle, qui sert reprsenter, suggrer un monde
fictif (consistant en les lments de temps, espace et personnages), laccent est sur le
signifi, la rfrence du mot la ralit extrieure au mot; tandis que dans la fonction
potique laccent est sur le signifiant, les caractristiques formelles du mot. La fonction
potique attire ainsi lattention sur la forme du message mme.
Selon Tadi, le rcit potique garde dune part le caractre fictif du roman (qui
fait partie du ct romanesque et rfrentiel): il sagit de personnages auxquels il arrive
une histoire en un ou plusieurs lieux. Dautre part le rcit potique contient des
procds emprunts la posie, littralement ou transposs au plan narratif. Les
procds potiques sont des paralllismes sonores et des figures de rhtorique, comme
la mtaphore, qui, selon Tadi, se signale dans le rcit potique par une frquence
analogue celle du pome. A part des moyens daction directements emprunts la
posie, le rcit potique contient selon Tadi grande chelle des paralllismes
smantiques. Ce sont des chos, des reprises et des contrastes qui sont les quivalents
des assonances, allitrations et rimes de la posie, transports au niveau narratif.
Tadi traite sparment six aspects diffrents du rcit potique: ce sont les
personnages, lespace, le temps, la structure, la relation avec le mythe et le style. Il
dcrit comment fonctionnent ces lments dans le genre du rcit potique en gnral et
passe en revue quelques aspects de textes concrets. Malheureusement pour le lecteur
qui cherche dans Le Rcit potique des rponses la question de savoir en quoi consiste
leffet potique dans des rcits potiques, les rponses sont un peu dcevantes par le
caractre thorique et abstrait du livre de Tadi. On retrouve ces rponses surtout dans
les chapitres consacrs la structure et au style. Nous rendrons ici lessentiel des
chapitres consacrs au rle des personnages, de lespace et du temps pour traiter
ensuite de faon plus labore les chapitres sur la structure et le style (le chapitre sur
les mythes ne contient pas dinformation relevante au sujet du ct potique).
En ce qui concerne les personnages, Tadi est davis quils nont pas les mmes
possibilits dans le rcit potique que dans le roman, cause de la brivet et de la
subordination de toute lhistoire au rcit. Cest pour cela que les personnages
possdent moins de profondeur, moins de qualits diffrentes et moins de
contradictions. Les personnages sont en quelque sorte morcels, pulvriss; ils nont
pas une identit stable et arrondie: En morceaux, en petits morceaux, en tout petits
morceaux, Tadi reprend les mots de Jules Renard (Tadi, p. 14). On voit ce
morclement dans la Recherche par exemple dans le personnage dAlbertine qui est
construite partir de plusieures Albertines diffrentes, et qui na pas didentit
consistente.
Le hros du rcit potique est selon Tadi un hros dsaffect et loign de toute
action et dans la plupart des cas il est en quelque sorte dvor par le narrateur et son
envahissante prsence. Celui-ci semble se donner lui-mme tout ce quil a retir aux
tres autonomes du roman classique. Combien de rcits potiques sont crits la
premire personne!, remarque Tad (Tadi, p. 18). Ce je est tellement au centre de
lattention que les autres personnages finissent par tre rduits des ombres et leur
nature dtres de langage. Il est vrai que dans la Recherche, mme si beaucoup de
personnages passent la revue et sont souvent dcrits de faon profonde (par exemple
Swann dans Un amour de Swann), on sent bien quil ny a quun seul personnage qui
compte vritablement et autour duquel tout le livre est centr; cest en effet le narrateur.
A propos de lespace Tadi sexprime en partie de faon assez abstraite et
vague. Il enchane des remarques comme: Lespace est toujours autre, toujours
ailleurs, et: devenu personnage, lespace a une langue, une action, une fonction, et
peut-tre la principale, sans les expliquer (Tadi, p. 76). Tadi dfinit lespace comme
lensemble des signes qui produisent un effet de reprsentation (Tadi, p. 48). Cest
donc un lment rfrentiel par excellence et pour cela, dpendant de descriptions. Ces
descriptions de lespace impliquent un arrt dans la progression linaire du temps du
rcit.
Dautre part, Tadi traite lespace de faon trs concrte. Il dit que lespace du
rcit potique nest jamais neutre, et le plus souvent bnfique (rfrant au thme du
locus amoenus), et parfois malfique. Tadi dcrit deux demeures privilgies dorigine
potique quon retrouve frquemment dans le rcit potique: le chteau et la chambre. Il
note que ce dernier est prsent de faon insistante dans la Recherche, entre autres dans
une phrase extrmement longue voquant les sept chambres du pass du narrateur
(dans Combray), une phrase que Tadi considre comme un pome en prose en soi.
Dans cette phrase la chambre hostile (la chambre de Balbec) est la contre-preuve du
locus amoenus. Lhtel reprsente selon Tadi chez Proust une variante dgrade du
chteau. Finalement Tadi constate que le rcit potique donne souvent une valeur
potique la rue (parisienne).
Le dernier aspect concernant lespace, cest lorganisation de lespace potique
selon un rythme binaire. Tadi illustre cette caractristique laide de A la recherche du
temps perdu, o les espaces sont organiss en chambres, en cts et en chemins de fer,
et selon lalternance de la ville avec la campagne ou la mer. Parlant de la Recherche
Tadi note enfin que chez Proust la rvlation de lcriture est lie certains paysages
privilgis qui procurent un plaisir vif, comme le chemin des aubpines, les cloches de
Martinville et les trois arbres de Balbec, qui imposent une organisation de lespace non
pas seulement linaire, mais aussi verticale et paradigmatique.
En ce qui concerne le temps, le rcit potique se caractrise avant tout par la
discontinuit. Cest un aspect quon reconnait immdiatement dans la Recherche, o la
chronologie est remplace par la logique de la mmoire et de lassociation personnelle.
La chronologie est remplace dans le rcit potique par la rptition (paralllisme), de
faon ce que le rcit potique (selon Tadi) prenne la forme dun cercle, ou plutt
dune spirale, qui reprsente la fois la rptition et la progression. Cest ce qui amne
Tadi appeller ces rcits des livres-escargots, dont la coquille senroule sur elle-
mme en mme temps quils progressent doucement (Tadi, p. 11).
Un autre trait essentiel du rcit potique concernant le temps est selon Tadi le
culte de linstant provenant des lois de la dure potique (Tadi, p. 10). Comme la
posie, le rcit potique veut triompher du temps par lvocation des moments heureux
et il est ainsi au service dune qute dinstants privilgis. Il trouve ces instants
privilgis surtout dans les origines de la vie, de lhistoire et du monde (Tadi, p. 85),
et notamment dans lenfance, un thme qui a un intrt particulier dans le rcit
potique. Lenfance reprsente la naissance de lindividu et une dure qui ne passe pas,
et en plus elle reprsente la magie de la premire fois, qui a une certaine valeur
potique.
En ce qui concerne la structure du rcit potique, Tadi lui attribue une double
nature: elle est prosaque et potique la fois. Elle est prosaque, cest dire
horizontale et linaire, en ce quelle relie les diverses tapes de lodysse du hros
travers les espaces et les instants. En deuxime instance la structure est potique,
verticale et isotopique, parce quelle est btie partir de segments avec une pluralit de
significations superposes. Ces segments se font cho dans une srie de comparaisons
ou mtaphores structurelles, ce qui rend aussi le texte dans son entier isotopique.
En utilisant la fois des ressources de la prose et celles du pome pour la
structure, le rcit potique dilue deux types de contrainte: dune part il est moins tenu
lenchanement linaire du roman, et dautre part il est libr de la versification du
pome. Lenchanement linaire propre au roman est devenu moins urgente dans le rcit
potique parce quil est compens par des ingrdients littraires provenant de la
posie. Si le fil de lhistoire, lintrigue, perd de son intrt, il est en partie remplac par
la prsence dun lment que Tadi appelle la force dattraction centrale, la cohsion
nuclaire (Tadi, p. 138). Ce facteur de cohsion est form par des paralllismes
dlments analogues. Les paralllismes nexistent pas pour eux, mais servent attirer
lattention du lecteur par la forme du message, la matrialit du texte.
Tadi observe que la structure du rcit potique est plus proche de lunit,
lharmonie et le fondu du pome que de lhtroclite du roman; ils ne se proposent pas
dexplorer la totalit du monde mais suivent un sentier travers bois (Tadi, p. 11).
Cest pourquoi il propose de lire le rcit potique comme un pome, comme un objet
construit partir de paralllismes. Ces paralllismes smantiques compensent
laffaiblissement des paralllismes phoniques par rapport au pome. Ils sont bass sur
les mmes principes fondamentaux que loeuvre musicale, dune part par la tendance
la rptition, et dautre part par le rythme de tension suivie de dtente. Pour Tadi, la
Recherche est en particulier un texte qui ncessite dtre lu non seulement
prosaquement, mais qui exige une lecture potique ct.
Le rcit potique a donc une structure rythmique, qui sexprime dans les
rptitions, le retour des mmes scnes, de phrases et de mots qui crent des rimes
intrieures. Certains rcits sont construits selon un modle circulaire: ceux, parmi
lesquels aussi la Recherche, dont la fin recouvre exactement le commencement. La
fonction de cette structure circulaire est dabolir le temps, de nier lintrigue en fermant
sur lui le monde dune enfance morte (Tadi, p. 119).
Le dernier aspect trait par Tadi est le style du rcit potique. Cest ici, dans le
traitement de la langue, quil indique le plus concrtement et le plus prcisment par
quels moyens cette espce particulire de prose utilise ou remplace les moyens par
lesquels la posie agit sur la sensibilit, la perception, limagination des lecteurs, qui
est en ses propres mots le but du livre de Tadi (Tadi, p. 188). Tadi lui-mme
reconnat que cest en effet le traitement du langage qui caractrise dabord le rcit
potique:
Ni la conception des personnages, ni celle du temps, ou de lespace, ou de la
structure ne sont une condition suffisante: la densit, la musicalit, les images ne
manquent au contraire jamais, et peuvent aller jusqu limpression quouvrir ces
rcits cest lire de longs pomes en prose. (Tadi, p. 179)
Selon Tadi le rcit potique utilise les deux grands moyens potiques: la densit
sonore et la puissance imageante. Leffet de ces moyens potiques peut aller jusqu
faire ressembler les rcits potiques de longs pomes en prose. Pour pouvoir unir la
tendance musicale et imageante avec le but du rcit qui est de raconter une aventure
arrive quelques tres de papier, le rcit potique contient des moments a-
chroniques o le rcit sarrte, dcrit ou rcapitule, et qui permettent lenvol de la
mlodie. Cest l quon peut constater concrtement la tension entre la fonction
potique et la fonction rfrentielle, la friction entre la ncessit de la progression
linaire appele par la fiction et les arrts o le rcit revient sur sa propre formule
(Tadi, p. 186).
Les sonorits (allitrations, assonances et rythme des phrases) et les images
(comparaisons et mtaphores) sont donc selon Tadi les ingrdients principaux du
langage potique du rcit potique. La musicalit tablit des paralllismes au niveau du
signifiant, et il pose ainsi des rapports entre des mots qui nen ont pas ncessairement
dans la langue dnotative (puisque la forme du signe est arbitraire). Ainsi, la
convergence des sens pallie la divergence des sons, lopposition du rcit non-
potique, o les sens et les sons la fois divergent.
Tadi note que limage impose une parallellie des signifis en ouvrant un
ventail de connotations (sans que le lecteur soit requis de choisir entre elles, comme
dans la posie). En plus elle est lun des moyens dintroduire dans le texte une srie
dlments qui ne sont pas amens par la logique de la narration. Car chaque fois
quune comparaison ou une mtaphore est introduite, le temps du rcit arrte
ncessairement de couler. Laction de lhistoire fictive sarrte un moment pour donner
de la place la liaison statique de deux choses diffrentes (cest une constatation
quon a rencontr galement chez Bonnet). Enfin, Tadi rsume la double nature du
rcit potique en disant: le pome transforme le monde en posie; le rcit potique en
prose suggre, lui, un monde potique (Tadi, p. 195).
En guise de conclusion on peut constater que les cinq livres traits ouvrent chacun des
perspectives diffrentes sur laspect du potique dans loeuvre de Proust. L o Bonnet
tudie le thme de la distinction entre prose et posie dans le sens le plus large
possible, Remacle se concentre uniquement sur la Recherche en y relevant les thmes et
les techniques formelles qui contribuent selon elle leffet potique. Milly fait en partie
la mme chose que Remacle dans son analyse des principaux procds stylistiques
proustiens, quil tudie sous langle de linfluence de lcrivain-modle Bergotte et du
compositeur Vinteuil. En plus, il inventorie les diffrents lments de lesthtique
proustienne, qui comporte bien des tendances proches de celles du pote. Tadi
approche le ct potique de la prose telle que la Recherche du point de vue
structuraliste, en dfinissant le rcit potique comme un genre de mlange dingrdients
prosaques et potiques bas sur la tension entre la fonction rfrentielle et la fonction
potique.
Dans la suite nous tudierons de plus prs, laide dexemples concrets, le
fonctionnement du langage potique de Proust dans des passages concrets. cette fin
nous utiliserons la rcolte des observations inventoris dans ce chapitre, dont nous
selectionnerons dabord les lments qui nous paraissent valables dans un bref chapitre
de synthse.
Chapitre II
Synthse de ltat prsent de la critique
Dans ce chapitre de synthse nous rsumons les lments utilisables avancs par les
critiques propos de leffet potique de A la recherche du temps perdu. Nous attribuons
ici un rle primordial deux paires de notions: premirement la distinction entre
lobjectivit romanesque et la subjectivit potique, et deuximement la distinction
entre la fonction rfrentielle de la langue et la fonction potique.
La distinction entre la tendance potique et la tendance romanesque par la
paire de notions de subjectivit versus objectivit est faite explicitement par Henri
Bonnet. Nous rappelons que lobjectivit telle que Bonnet la conoit se manifeste dans
lvocation dune ralit (fictive) qui engendre des personnages qui excutent des
actions dans le temps et dans lespace (qui correspond la notion de mimesis,
limitation de la ralit), alors que la subjectivit rend compte des impressions
subjectives des phnomnes dans la ralit sur une instance subjective. Lobjectivit
met laccent sur les vnements, alors que la subjectivit met laccent sur leffet de ces
vnements sur un individu.
Dans les textes des autres critiques on rencontre la mme distinction, mme si
ne soit pas toujours formule explicitement. Elle est prsente par exemple dans la
tension entre la tendance raliste (ralisme psychologique) et la tendance potique
quobserve Madeleine Remacle. Le ralisme psychologique de Proust peut selon elle
aboutir des passages potiques parce quil ne sagit pas chez Proust dune ralit
objective, mais dune ralit intriorise, donc subjective. Elle rappelle que selon Proust
limage de la ralit est toujours une interprtation personnelle. Dans la Recherche les
vnements ne sont pas dcrits selon une existence objective ou une succession
chronologique, mais selon la mmoire dun je, autour duquel tout le roman est
construit. La posie complte ainsi lintention raliste.
Cette distinction entre la description objective dun monde extrieur et
lvocation dimpressions personnelles correspond la distinction entre deux
traitements diffrents de la langue, que Bonnet et Tadi expliquent partir de la
diffrence entre la fonction rfrentielle et la fonction potique formules par Jakobson.
Tadi observe que la prose potique (le rcit potique) est base sur la tension entre ces
deux fonctions. La fonction rfrentielle sert voquer un monde objectif, tandis que la
fonction potique met en jeu des particularits linguistiques pour pouvoir voquer les
impressions subjectives.
Les particularits du langage potique dans la prose sont selon Bonnet et Tadi
lutilisation des pouvoirs sonores et imags: le rythme, la rime (allitrations et
assonances) et les images (surtout la mtaphore). Limportance majeure de la
mtaphore chez Proust est gnralement reconnue par les critiques. Cest un lment qui
rend visible de faon trs nette la tension entre le romanesque et le potique, parce
quelle interrompt le mouvement et lcoulement du temps. Tadi distingue en plus de
ces moyens proprement potiques des caractristiques essentiellement potiques
transposs dans la prose, notamment les paralllismes smantiques (chos, reprises et
contrastes), qui sont selon lui les quivalents romanesques des assonances, allitrations
et rimes de la posie.
Remacle et Milly mettent laccent sur la structure de la phrase proustienne. Ils
constatent la prfrence de phrases longues qui favorisent lanalyse de nuances
complexes. Dans les phrases longues ils relvent de multiples procds syntaxiques,
dont les plus importants sont les rptitions et les accumulations (tous les deux
distinguent les groupes ternaires), les subordonnes embotes (qui souvent sparent de
loin le verbe et son sujet) et les parenthses.
Milly traite aussi les caractristiques sonores, que Remacle ignore curieusement.
Pour Milly les allitrations et le rythme de certaines phrases sont lis soit au style de
Bergotte et la musique de Vinteuil (et la musique en gnral). Dautre part, Remacle
est seule signaler le vocabulaire potique, qui est surtout li des impressions
sensibles et aux images (la mtaphore). Elle est aussi seule rserver une place
importante aux thmes potiques. Elle est davis que certains thmes (lart, la nature, la
femme, le quotidien, le monde et linconscient) sont susceptibles la posie.
La place importante que Remacle rserve aux thmes potiques provient dune
sparation nette entre le niveau thmatique et le niveau stylistique, quon ne retrouve
pas chez les autres critiques. Milly part de lesthtique de Proust mme, une esthtique
dans laquelle le style reprsente la vision personnelle de lcrivain, et dans laquelle
forme et contenu sont par consquent troitement lis. On peut en effet opposer deux
arguments la distinction de Remacle entre thmes et style. Dabord la conception de
littrature de Proust lui-mme refuse apparemment une telle distinction. Mais ce qui est
peut-tre plus important, cest que le thme dit potique ne garantit nullement la
valeur potique du passage dans lequel ce thme est trait.
Un bon exemple pour illustrer que le thme ne suffit pas pour produire des
passages potiques est le passage de la Madeleine (RTP I, p. 45-48), dont on
sattendrait quelle soit potique selon le raisonnement de Remacle. Mais, bienque
lexprience du je dans le passage de la Madeleine stimule hautement limagination, le
passage nest proprement dire pas potique. Si lon part de lide que l
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