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LES AVOCATS DOIVENT FAIRE LEUR RÉVOLUTION :
réflexions sur le modèle économique des cabinets d’avocats d’affaires
Sébastien VANNEROT
Directeur Général d’USG LEGAL (FRANCE) Vice-président du cercle Alexis de Tocqueville
Attaqués de toutes parts, les avocats d’affaires français sont depuis plusieurs années maintenant, et plus particulièrement en ces temps
de crise, au cœur d’une crise profonde qui, si le laissez-faire actuel demeure, pourrait aller jusqu’à menacer Paris comme place interna-
tionale du droit. Pour la première fois depuis longtemps, les avocats ont connu en 2011 une très légère baisse de leurs revenus après vingt
ans de croissance continue, baisse que les avocats avaient réussi à anticiper lorsqu’ils avaient obtenu en 2011 une extension législative
(loi n°2011-331 du 28 mars 2011) de leur périmètre d’intervention, pensant ainsi contrer la baisse prévisible de leurs revenus et la place
de plus en plus importante des juristes d’entreprise. Mais les avocats se trompent de combat, le mal est beaucoup plus profond que cela et
la défiance des clients envers leurs avocats n’a jamais été aussi importante. Il est grand temps que les avocats repensent en profondeur
leur place dans la société et dans l’économie et, ce faisant, leur modèle économique, part la plus visible et la plus contestée par leurs
propres clients.
© EFFICIENCE JURIDIQUE, janvier 2013
> http://efficiencejuridique.wordpress.com <
UN CONSTAT ALARMANT
Dire que le modèle économique actuel des cabinets
d’affaires est totalement à contre-courant du mo-
dèle économique de leurs clients en deviendrait
presque un pléonasme tellement cette vérité est
aujourd’hui criante : le modèle économique de la
grande majorité des cabinets d’affaires est actuel-
lement basé sur une économie de l'offre1 alors
même que le commerce international, dans son
ensemble, est dirigée par la demande2.
Le modèle économique basée sur le temps passé
(la mesure de l’effort) était totalement compré-
hensible au regard de l’histoire des honoraires et
de la place du droit dans la société jusqu’aux an-
nées 70 ou 80. Bien qu’historiquement compré-
hensible, ce modèle représente aujourd’hui l’exact
contre-exemple du commerce international ; il
sanctionne positivement l’effort mais négative-
ment le résultat ; il récompense l’improductivité au
détriment de la productivité. Les forces de ce mo-
dèle sont aujourd’hui devenues ces faiblesses.
La persistance d’un tel modèle met en lumière, s’il
était encore besoin, la politique d’aveuglement
(volontaire ?) des barreaux français quant aux
profondes mutations que connaît actuellement
l’industrie du droit au plan international, laissant
apparaître de tous bords de nouvelles solutions de
contournements, pour ne pas dire de nouveaux
concurrents, face aux grands cabinets d’affaires.
Les reproches adressés aux cabinets d’affaires sont
généralement toujours les mêmes : manque de
connaissance et de proximité avec leurs clients ;
service inadapté quand il n’est pas inexistant,
manque de valeur ajoutée et donc honoraires trop
élevés. En l’espèce, les symptômes sont l’exact
reflet des causes : un modèle économique adapté
aux avocats (le temps passé protège le mode de
facturation des avocats) mais inadapté aux clients
(pour lesquels le montant à payer est indifférent
de la valeur ajoutée apportée par l’avocat).
Il est donc temps de se plonger au cœur du modèle
économique des cabinets d’avocats et, à ce titre, de
s’intéresser aux travaux du professeur Stephen
Mayson ou encore de Messieurs William Cobb et
Ronald J. Baker sur le sujet.
QU’EST-CE QU’UN MODÈLE ÉCONOMIQUE ?
L'expression « modèle économique » ou « business
model» est d’apparition relativement récente et sa
définition n’est pas encore totalement normalisée,
raison supplémentaire de s’intéresser aux travaux
du professeur Stephen Mayson3.
Tout d’abord, le business model ne se confond pas
avec la stratégie : la stratégie définit les produits et
services proposés autour notamment de la créa-
tion d’avantages concurrentiels.
De son côté, le business model tente d’expliquer
comment les différents facteurs-clefs de l’activité
déployée doivent se combiner et fonctionner de
manière cohérente dans le cadre de la stratégie
établie. En d’autres termes, le business model est
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l’articulation des éléments essentiels de la firme
capable de créer ensemble et délivrer au client
suffisamment de valeur effective pour pouvoir
capturer de manière effective une part de celle-ci
afin d’engendrer des résultats et des retours sur
investissement.
Pour les besoins du présent article nous désigne-
rons les structures d’exercice des avocats sous le
vocable de « firme » et conserverons le vocable
anglais de « business model » car aucune traduction
française n’est satisfaisante à nos yeux, exception
peut-être faite de l’expression québécoise « mo-
dèles d’affaires » mais qui, dans le sens commun,
désigne plus un business plan qu’un business model.
Au-travers de ses recherches, le Professeur May-
son a réussi à définir les facteurs-clefs et structu-
rants du business model des cabinets d’avocats (les
firmes) : (i) la création de valeur, (ii) les res-
sources ; (iii) les investissements et (iv) les re-
tours. Ces éléments ont pour objectif de lier direc-
tement la stratégie à son application en se faisant
le reflet de la réalité de son exécution. D’un point
de vue pratique, le business model est tout sauf un
exercice théorique et statique ; il doit au-contraire
être régulièrement revu et adapté afin de s’ajuster
à l’écosystème de la firme, tout comme devrait être
régulièrement mise à jour la cartographie des
risques de l’entreprise. Le business model a l’intérêt
d’éprouver la stratégie de la firme en la confron-
tant à la structure et aux process de celle-ci : le
business model donne ainsi à la stratégie sa néces-
saire cohérence interne.
En dépit de la difficulté de l’exercice, les bénéfices
du business model sont multiples : (i) conceptuali-
ser la firme comme un jeu interdépendant de choix
stratégiques ; (ii) rechercher des liens dynamiques
supplémentaires entre le positionnement et les
activités de la firme au-travers de combinaisons
spécifiques afin d’encourager la firme à identifier,
créer et conserver un ou plusieurs avantages con-
currentiels ; (iii) assurer un certain degré de cohé-
rence entre la stratégie, la structure, la rentabilité,
la croissance et les options de sortie de la firme ; et
(iv) rendre plus explicite et lisible les choix straté-
giques et structurels pris.
LES FACTEURS DU MODÈLE ÉCONOMIQUE
Rentrons un peu plus dans le détail des quatre
facteurs constitutifs du business model :
la création de valeur, c’est-à-dire la manière
dont la firme cherche à créer de la valeur pour
ses clients, en ce compris des sous-facteurs-
clefs tels que le positionnement et la factura-
tion ;
les ressources, c’est-à-dire l’étendue et la na-
ture des ressources auxquelles la firme doit ac-
céder afin de créer de la valeur et atteindre ses
objectifs et déterminer si ces ressources de-
vraient être internalisées ou au contraire ex-
ternalisées ;
l’investissement, c’est-à-dire la philosophie et
la méthodologie permettant de construire et fi-
nancer la firme mais aussi sécuriser les retours
sur investissements ;
les retours, c’est-à-dire la manière dont la
firme envisage, dans le temps, de capturer du-
rablement pour elle-même une part de la va-
leur ajoutée créée par l'investissement et l'utili-
sation des ressources de la firme ; dans de
nombreux cas, la capacité de la firme à capturer
la valeur et de générer des résultats dépendra
en grande partie de l’inscription de la firme
dans la chaîne de création de valeur globale et
de sa proximité ou, au contraire, de son éloi-
gnement du client final.
Le business model est jeu dans laquelle les inter-
dépendances sont complexes et profondes : chaque
facteur du business model est affecté par les
autres, ce qui explique que chaque business model
est unique.
LE FACTEUR CRÉATION DE VALEUR
Le facteur création de valeur est l'élément primor-
dial du business model. Il nécessite de considérer le
positionnement de la firme dans la chaîne de créa-
tion de valeur dans son ensemble. L’identification
de ce positionnement est essentiel car (i) la valeur
peut être créée de différentes manières (internali-
sation ou externalisation ; sous-traitance ou joint-
ventures, etc.) et (ii) sauf pour client ou l’acheteur
final, le coût d'approvisionnement correspond au
prix du fournisseur (ce qui affecte directement le
facteur retours).
La création de valeur est l'élément-clef de l'avan-
tage concurrentiel de la firme ; il n’y a pas
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d’avantage concurrentiel à ressembler à la concur-
rence, pas plus qu’il n’y a de prime à la différence à
moins que celle-ci ne délivre de la valeur ou un
avantage au client). Le business model de la firme
doit s’assurer que la valeur ou l’avantage créé est
effectivement délivré au client.
A cet égard, la capacité de la firme à créer de la
valeur dépend de trois facteurs principaux :
la nature du marché sur lequel la firme
cherche à conquérir ;
le positionnement et la crédibilité de la firme
sur le marché retenu ;
la capacité à délivrer de la valeur ajoutée ef-
fective à ses clients.
Le marché
Pas d’avocats sans clients… La firme doit bien évi-
demment disposer d’une compréhension claire de
la nature de son marché et des attentes de ses
clients. Qui adresser au travers des services propo-
sés et expertises développés ? A quelle étape de la
chaine de valeur la firme se situe-t-elle ? A chaque
segment de marché correspondra à une typologie
de clients qui nécessitera une réponse juridique
différenciée mais aussi une typologie de firmes,
aux service différenciés, aux techniques de business
development, modes de facturation et structures
d’exercice différentes. Dans ce cadre, une vraie
question se pose : comment les clients choisissent-
ils leurs firmes (bouche-à-oreille, réputation, con-
naissances, etc.) ? Comment achètent-ils leurs
prestations juridiques (en personne, via des appels
d’offres, des prescripteurs, une assurance de pro-
tection juridique, etc. ?). Combien dépensent-ils ?
Combien sont-ils prêts à dépenser ? Quelles sont
leurs contraintes, leurs attentes ? Comment éva-
luent-ils la valeur apportée de ces services ?
La réponse à ces questions viendra d’une étude
marketing approfondie mais aussi et surtout du
benchmark de l’historique de la firme dans le
cadre d’une revue stratégique de ses activités,
activité nécessaire et indispensable avant la défini-
tion de toute stratégie et de tout business model.
Le positionnement sur le marché
Le positionnement de la firme sur le marché est un
élément fondamental de la perception de valeur
par les clients. Le positionnement « natif » de la
firme influencera substantiellement et naturelle-
ment la sensibilité au prix que le client sera prêt à
débourser en contrepartie des conseils juridiques.
La perception de la valeur ajoutée et la perception
du prix sont décorrélées l’une de l’autre mais de-
meurent en tout état de cause purement subjec-
tive. En d’autres termes, c’est toujours l’œil du
client qui déterminera la manière dont la firme et
ses services sont perçus. Un seul exemple suffira à
comprendre : deux promoteurs immobiliers réali-
sent une opération identique de promotion d’une
valeur de 100 millions d’Euros. Le premier promo-
teur est un géant du secteur et l’opération sus-
indiquée ne représente qu’une faible partie de son
activité annuelle. Le second promoteur est un petit
promoteur pour qui cette opération représente
trois années de travail. Le travail juridique à réali-
ser est exactement identique. Pensez-vous que les
services et la valeur-ajoutée apportés seront con-
sidérés de manière identique ? Allez-vous facturer
de manière identique vos deux clients ? Le mode
de facturation actuel, basé sur le taux horaire,
semblerait pencher vers l’affirmative alors même
que les attendus et donc la sensibilité au prix de
chacun de ces deux clients est fondamentalement
différente.
Le positionnement de la firme se base notamment
(i) l’importance et la valeur ajoutée des services
effectivement fournis aux clients et (ii) la crédibili-
té perçue de la firme à fournir ces mêmes services
(étant donné ses ressources et son track record).
La valeur délivrée au client
Les clients perçoivent la valeur ajoutée sur une
échelle de valeurs allant de bas à élevé. Au sein de
cette échelle, il existe une relation directe entre la
valeur ajoutée et la sensibilité au prix : la sensibili-
té au prix est inversement proportionnelle à la
perception de la valeur ajoutée. En d’autres
termes, moins la valeur-ajoutée est perçue par le
client, plus la sensibilité au prix est importante ;
plus la valeur-ajoutée perçue est importante,
moins la sensibilité au prix est importante.
Dans ce cadre, l’une des difficultés majeures réside
dans le fait que la perception de la valeur ajoutée,
et donc le positionnement de la firme, évolue rapi-
dement en fonction du marché et de la concur-
rence.
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En conséquence, un service considéré comme à
forte valeur ajoutée à un moment T peut être perçu
comme une commodité, c’est-à-dire sans réelle
valeur ajoutée différenciante, à T+1.
Sur ce point en particulier, les avocats semblent
avoir volontairement occulté le changement de
paradigme intervenu au cours des dernières an-
nées dans la chaîne de valeur de l’économie des
services et du savoir. La smile curve s’est inversée
et la valeur ajoutée de l’exécution est désormais
considérée comme de moindre valeur comparée à
la valeur ajoutée de la conception (nécessitant une
forte expertise) ou encore l’émergence de solu-
tions complètes (nécessitant une connaissance
intime des clients) alors même que ces services
d’exécution sont justement et encore aujourd’hui
considérés à tort comme un point fort, voire une
vraie valeur ajoutée, des firmes. Cette ignorance
par les firmes du sens de la courbe de la valeur
ajoutée démontre si besoin était encore que les
avocats sont demeurés dans une économie de
l’offre et non de la demande. Une seule question :
connaissez-vous un cabinet d’avocats qui inves-
tisse en R&D, en amont des demandes éventuelles
de leurs clients ?
A côté de cela, d’autres facteurs externes peuvent
également influer sur le positionnement de la
firme et, par voie de conséquence, influer positi-
vement ou négativement la perception de son posi-
tionnement. Tel est le cas en raison du manque
d’uniformité des marchés, de l’appréciation des
clients de leur propre valeur ajoutée dans leur
propre environnement ou encore la perception de
leurs propres contraintes ou urgences.
Tenir compte de la capacité financière mais égale-
ment de la volonté (ou non) des clients
d’augmenter leur contrepartie en raison d’une
élévation de la valeur ajoutée perçue sont des fac-
teurs déterminants du positionnement de la firme
et de ses objectifs stratégiques.
La valeur ajoutée perçue, puisque subjective, ne
peut être systématique. Pour répondre à cette
problématique, la firme doit donc nécessairement
prendre en compte ses propres coûts de produc-
tion et la nature des ressources utilisées pour déli-
vrer les services afin de pouvoir répondre de ma-
nière différenciée à chacun de ses clients et maxi-
miser la valeur ajoutée pour chacun d’entre eux.
Pour certains d’entre eux, maximiser la valeur
ajoutée peut signifier réduire la qualité de service ;
il ne faut pas que cela soit choquant pour les
firmes.
La crédibilité de la firme
La plupart des firmes aspirent à proposer des
prestations à forte valeur ajoutée. Par voie de con-
séquence, en augmentant la concurrence sur ce
segment de marché, elles le banalisent et rendent
les clients plus sensibles au prix.
Et pourtant, il existe un fossé gigantesque entre les
aspirations de ces firmes et la réalité du marché,
fossé théorisé par le consultant William C. COBB4.
Le choix du positionnement de la firme sur son
marché doit être conduit par l’appréciation de sa
crédibilité dans quatre (4) domaines :
sa réputation (celle de son personnel, de son
portefeuille-clients, de ses prestations, etc.) ; le
positionnement de la firme dépendra notam-
ment de son historique car une réputation ne
s’achète pas, elle se construit de manière volon-
taire ;
sa structure de coûts : le luxe affiché, et par
conséquent le niveau de coûts fixes apparents,
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modifieront bien évidemment la perception des
clients à proposer des services à bas prix. A
l’inverse, une firme hébergée dans des locaux
bas de gamme sera perçue comme moins cré-
dible pour proposer des prestations à forte va-
leur-ajoutée même si cette dernière proposi-
tion repose sur aucun raisonnement logique.
sa situation géographique : le choix géogra-
phique de l’implantation des firmes, en particu-
lier dans le domaine des services profession-
nels dont relèvent les avocats, ne doit bien évi-
demment rien au hasard ; l’emplacement choisi
dictera les marchés que la firme pourra ou ne
pourra pas (légitimement) adresser ;
sa taille : l’importance de la firme, que ce soit le
nombre de ses implantations ou le nombre de
ses employés, crédibilisera ou, au contraire,
desservira la firme dans sa capacité à pouvoir
assumer des affaires importantes ou des dos-
siers volumineux ou, contraire, à de montrer
agile et dynamique.
Ce qui faisait, jusqu’à encore récemment, la force
des grands cabinets d’affaires, anglo-saxons en
particulier, constituent aujourd’hui leur point
faible et le marqueur probant du fossé qui les sé-
parent désormais de leurs clients. Beaucoup de
choses ont changé au cours des dix dernières an-
nées et ce que les clients étaient encore prêts à
tolérer il y a encore quelques années n’est au-
jourd’hui plus accepté, d’autant moins que le mar-
ché des services juridiques s’est largement étendu,
mondialisé mais aussi et surtout banalisé, contrai-
rement à la croyance des avocats.
Pour faire un parallèle, la réputation, la structure
de coûts, l’emplacement et la taille de la firme cor-
respondent en réalité, si l’on substituait un produit
au service proposé par les firmes, à la marque, le
packaging, le réseau de distribution et la présence
internationale du produit proposé par la firme.
En d’autres termes, la grande majorité des acteurs
du petit monde des cabinets d’avocats d’affaires
parisiens sont structurés comme s’ils étaient des
Apple ou Nespresso alors même qu’il a été démon-
tré à plusieurs reprises que la part de marché de
ces mêmes acteurs ne dépassait que rarement plus
de 40% du marché et que plus le nombre d’acteurs
présents sur ce créneau augmentait, plus le mar-
ché des prestations à haute valeur ajoutée se ré-
duisait, car banalisée.
Un dernier exemple suffira à démontrer, s’il était
encore besoin, le fossé existant entre certaines
firmes et leurs clients. Que penser de la structure
de coûts de certains cabinets parisiens qui dépen-
sent plus de 10 millions d’euros par an en loyer
alors que parallèlement toutes les grandes entre-
prises ont fui Paris au profit de la proche banlieue
et, depuis quelques années maintenant, fuient la
proche banlieue pour la grande banlieue comme
Saint-Denis, Massy ou encore Saint-Quentin en
Yvelines afin de réduire plus encore leurs coûts de
structure inutiles. Les prestations délivrées dans
des locaux parisiens à dix millions d’Euros seront-
elles nécessairement meilleures ou à plus forte
valeur ajoutée que celles délivrées depuis Saint-
Denis ? Je vous laisse le soin de répondre mais il
apparaît que les avocats sont à l’origine au-
jourd’hui de nombre de leurs propres contraintes.
Ce paradoxe est d’autant plus notable pour les
analystes économiques du droit que nous sommes
que - compte tenu de la nature même des services
proposés - le montant du loyer pays encapsule en
lui-même nécessairement les moyens de produc-
tion de la firme (les hommes) et constitue donc le
reflet des coûts de production.
Certains acteurs innovants de l’industrie des ser-
vices juridiques, comme l’américain Axiom Law,
tentent actuellement de casser ce modèle et pro-
posent des prestations à forte valeur ajoutée avec
une structure de coûts significativement plus basse
que ses concurrents. Cela fonctionne parfaite-
ment et leur seule problématique aujourd’hui est
de gérer leur croissance.
Le choix du positionnement de chaque firme sur le
marché imposera ses propres exigences, con-
traintes et opportunités en matière de structure,
de locaux, de personnel, d’emplacement, de mon-
tant des honoraires, etc. C’est pourquoi il est ex-
trêmement difficile de positionner la firme de ma-
nière précise sur l'échelle de valeurs : cela néces-
site un travail de positionnement permanent. Plus
la valeur perçue du service proposé se réduit, plus
un travail d’adaptation sera nécessaire pour
rendre compatible la structure de coûts du service
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avec la valeur ajoutée perçue (moins de temps
collaborateur, moins de temps associé, plus de
technologies, plus d'industrialisation, etc.). Une
telle adaptation est d’autant plus nécessaire et
cruciale que la très grande majorité du travail dis-
ponible est considéré comme de la commodity,
c’est-à-dire un service nécessaire, voire banalisé,
mais non différenciant hormis par les prix raison
pour laquelle il est important de pouvoir identifier
de réelles propositions de valeur.
La proposition de valeur
Une proposition de valeur est l’aspiration de la
firme elle-même à procurer de manière effective
un avantage à son client, mais pas seulement5. Une
vraie proposition de valeur doit également pouvoir
procurer de la valeur directe au client et de ma-
nière indirecte au client de son client.
En toutes hypothèses, l’avantage concurrentiel est
vain à moins qu’il ne créé de la valeur à la fois pour
le client et pour la firme. La valeur apportée naît de
la combinaison de plusieurs facteurs : la nature et
la qualité des services fournis (ou non), son rôle
exact attendu (spécialiste, expert, volume, etc.), la
manière dont le service est fourni au client (en
face-à-face, à distance, etc.) et le mode de factura-
tion.
C’est ainsi qu’il est primordial de ne jamais perdre
de vue que la valeur délivrée au client n’est pas
créée par les efforts déployés par la firme pour
délivrer ses services mais par les avantages directs
et significatifs que le client retirera de ses relations
avec la firme. En d’autres termes, la proposition de
valeur qui devra être effectivement délivrée au
client n’a aucun rapport direct avec les efforts
déployés (donc le temps passé) pour rendre ce
service.
Si aucune proposition de valeur ne peut être effec-
tivement identifiée, formulée et soutenue, alors la
firme est nécessairement conduite à la seule con-
currence sur les prix parce que celui-ci sera alors
le seul facteur différenciant susceptible d’être utili-
sé par le client pour comparer et choisir....
D’expérience, la majeure partie des firmes aujour-
d'hui disposent de l’expertise nécessaire pour
créer cette valeur au bénéfice de leurs clients mais
sont incapables de la leur délivrer, et par consé-
quent, de la capturer correctement.
Le chiffre d’affaires est l’échelle de mesure clas-
sique grâce auquel la firme peut savoir si de la
valeur a été créée ou non et ce, sur la base du pos-
tulat que si aucune valeur ajoutée n’était perçue
par le client, la firme ne réaliserait alors aucun
chiffre d’affaires.
La réalité est toute autre : le principal moteur du
chiffre d’affaires est la capacité de la firme à créer
et délivrer de manière effective des « propositions
de valeur ». Les travaux des professeurs Mayson6
et Maister7 ont abouti à identifier neuf (9) proposi-
tions de valeur génériques applicables aux cabi-
nets d’avocats. L’accouchement – c’est-à-dire la
délivrance effective - de toute proposition de va-
leur est l’élément central et crucial dépendant de la
capacité de la firme à acquérir, développer et, plus
largement, accéder aux ressources nécessaires à
son activité, quel que soit le mode d’accès à ces
ressources.
Le fondement de la création de valeur réside dans
la compréhension par la firme que celle-ci peut
être délivrée à plusieurs niveaux : plus la création
de valeur et sa délivrance effective dépendent d’un
comportement collectif et de ressources distinctes
au sein de la firme, plus l’environnement sera fa-
vorable à la création de valeur et à sa capture
comparativement à une création de valeur dépen-
dant d’un seul individu (de type rainmaker). Dans
ce dernier cas, le phénomène de capture de valeur
sera alors hypothéqué, pour les raisons explicitées
ultérieurement.
Le défi des firmes consiste donc à proposer une
multitude de propositions de valeurs à leurs
clients et cela complexifie naturellement inévita-
blement les affaires et donc le modèle développé.
Il convient donc, avant toute chose, de se ques-
tionner sur le fait de savoir si un ou plusieurs busi-
ness models doivent construits et exploités.
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Classiquement, les firmes telles que les cabinets
d’avocats sont intimement convaincues que la
création de valeur réside dans le faire-valoir de
leur expertise, l’utilisation d’avocats qualifiés et
expérimentés facturant le temps passé et la capaci-
té de leurs clients à payer les honoraires ainsi dé-
comptés. C’est bien évidemment une erreur…
La valeur peut être créée de différentes manières
et à différents niveaux, y compris même dans les
cas où l’expertise ne frôle pas l’excellence, voire
même, dans les cas où l’expertise ne constitue pas
le bénéfice majeur attendu par le client. Ce phé-
nomène sera sans nul amené à s’accentuer encore
sous l’influence de la génération Y pour laquelle
tout ou partie de certains services seront perçus
par les clients comme ayant peu ou pas de valeur
ajoutée et devront être nécessairement fournis à
titre gracieux.
LA FONCTION RESSOURCES
Les facteurs différenciateurs, tels que la valeur
ajoutée ou l’avantage concurrentiel, ne peuvent
évidemment pas reposer sur rien. Le rôle du busi-
ness model est donc de définir les ressources et les
compétences nécessaires pour sécuriser le posi-
tionnement de la firme sur le marché mais aussi
dans la chaîne de création de valeur.
Cela comprend bien évidement les ressources
humaines pas seulement ; les ressources finan-
cières, techniques ou technologiques, les partena-
riats, l’organisation ou encore les process doivent
être envisagés. Toutes ces ressources ne pourront
évidemment pas être toutes internalisées et le rôle
primordial du management de la firme sera alors
de définir celles qui devront être internalisées de
celles auxquelles la firme pourra accéder de ma-
nière ad hoc ou par le biais de sous-traitance ou de
partenariats.
De manière synthétique, les ressources de la firme
correspondent à la délicate alchimie des res-
sources financières, physiques, humaines, sociales
et organisationnelles nécessaires à l’exercice de
l’activité de la firme.
Sur les cinq types ressources citées, seules trois
peuvent légitimement appartenir à la firme en tant
que telle, les autres étant seulement mises à dispo-
sition de celle-ci : les ressources financières, phy-
siques et organisationnelles. Ce sont bien ces
mêmes ressources qui devront permettre à la
firme de maximiser la capture de la valeur ajoutée
et ainsi de générer des retours pour elle-même.
Or, bien évidemment, aucune firme ne peut exister
sans ressources humaines : le capital humain
(compétences, expériences et savoirs) est
l’élément nécessaire et consubstantiel à la création
de valeur mais la question, dans le cadre de
l’analyse du business model, est de savoir dans
quelle mesure le capital humain est attaché à la
firme ou indépendant de celle-ci. En d’autres
termes, comment le capital humain contribue-t-il à
la proposition de création de valeur de la firme ?
Quelle valeur est créée sur la base de propositions
exigeant un comportement collectif, la forme la
plus attachée et plus dépendante de la firme.
Le capital humain étant par nature indissociable de
son détenteur, l’incorporation du capital humain
dans la firme a deux conséquences : l’impossibilité
de se l’approprier et sa limitation. Parce qu’il est
nécessairement personnel, le capital humain im-
plique l’individu tout entier dans une démarche
d’investissement constante (l’individu s’enrichit en
permanence de nouveaux savoirs et expériences).
D’autre part, le capital humain est limité à
l’individu qui l’incorpore : il dépend de ses capaci-
tés physiques et mentales, de son cycle vital. La
gestion des ressources humaines, le talent mana-
gement et, plus largement, toute politique qui ten-
drait à favoriser la fidélité et le développement du
capital humain sont donc des outils essentiels.
Complément naturel des ressources humaines, le
capital de ressources sociales couvre, quant à lui, le
réseau de relations, de valeurs, de croyances,
normes et obligations réciproques portées par le
capital humain. A cet égard, les professionnels du
droit ont une croyance forte à penser que les
clients et prescripteurs « leur appartiennent », en
particulier lors des périodes à risque (négociations
salariales, menaces de quitter le cabinet, etc.).
C’est une erreur fondamentale…
Les relations sont par définition à double-sens.
Assurément, celles-ci sont nouées au-travers des
membres de la firme et ces derniers sont libres de
choisir s’ils souhaitent ou non les mobiliser dans
l’intérêt de cette dernière. D’un autre côté, ces
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mêmes relations n’appartiennent pas plus aux
individus qu’à la firme, puisqu’elles sont à double
sens. Il existe donc un risque fort quant à la viabili-
té des business model qui reposeraient pour une
grande part sur ces ressources sociales, ce réseau
de relations, dans la mesure où la firme ne peut
s’assurer que les ressources sociales appropriées
seront mises à la disposition de la firme mais éga-
lement utilisées dans son intérêt et non dans
l’intérêt des individualités.
Afin d’être en mesure de délivrer de manière effec-
tive et donc d’être en position de capturer une
partie de valeur créée, les firmes doivent trouver
et mettre en place la bonne alchimie entre les dif-
férentes ressources, afin de s’assurer que celle-ci a
accès à toutes les ressources auxquelles elle se doit
d’accéder pour l’exercice de son activité, soit en
internalisant, soit en concluant les accords perti-
nents (sous-traitance, partenariats, joint-ventures,
ad hoc, etc.).
En principe, toutes les ressources nécessaires à
l’exercice de l’activité définie par le positionne-
ment de la firme doivent pouvoir être accessibles.
Bien évidemment, toutes les ressources considé-
rées comme stratégiques tant pour la firme que
pour la pérennité de son business model doivent
être internalisées dans la mesure du possible afin
de maximiser la capture de la valeur ajoutée créée.
La sous-traitance est en principe la forme habi-
tuelle de fourniture dans la chaîne de valeur jus-
qu’au client final, sous réserve que le fournisseur
créé et capture pour lui-même une part de la va-
leur ajoutée du cycle, faute de quoi celui-ci sera
naturellement amenée à disparaître. L’analyse des
coûts de transaction suggère qu’une telle approche
puisse être retenue dès lors que le ratio coûts/
bénéfices d’un contrat spot avec un sous-traitant
est supérieur aux coûts d’une internalisation.
Les ressources humaines des firmes – élément
consubstantiel à création de valeur des cabinets
d’avocats - sont aujourd’hui au cœur de toutes les
tensions. Historiquement, les ressources humaines
étaient synonymes d’emploi à temps plein
d’avocats expérimentés et d’internalisation du plus
grand nombre de ressources aboutissant à des
cabinets de plus en plus grands, de plus en plus
gros, embarquant en leur sein toutes les compé-
tences possibles, cabinets que les travaux de re-
cherche en la matière dénomment le « Big Law »8 et 9. En parallèle, la majorité des chercheurs prédi-
sent la fin ces mêmes cabinets, trop gros pour sur-
vivre et s’adapter aux profondes modifications du
marché des services juridiques. La pression gran-
dissante sur ces firmes, en particulier les firmes de
type « big law », poussent celles-ci à repenser leur
modèle pyramidal et commencent à s’ouvrir vers
l’outsourcing, l’off-shoring ou encore à des alterna-
tives salariales jusque là inenvisageables (temps
partiel, travail à distance, temps partagé, etc.).
L’augmentation des recrutements latéraux est à la
fois la preuve du besoin de « juste-à-temps » dont
font désormais preuve les cabinets mais sont aussi
le reflet des travers ayant hypothéqué le modèle
des « big law », à savoir une croissance volontai-
rement supérieure à la croissance organique de
leur capital humain et organisationnel, synonyme
d’une parte de valeurs communes et de l’abandon
d’un comportement collectif.
Par ailleurs, la pression des clients sur les hono-
raires aboutira également nécessairement à faire
redescendre le niveau d’intervention de chaque
maillon de la chaîne au niveau inférieur : une part
du travail réalisé par l’associé sera désormais as-
surée par un collaborateur senior, celle du senior
par un collaborateur junior, celle du collaborateur
junior par un paralegal et celle du paralegal par
des outils informatiques. Cette pression, qui ne
cessera de s’accroître au fur à mesure que le mar-
ché grandira, s’accentuera sur les firmes qui ne
sauront pas introduire dans leur capital organisa-
tionnel plus de process, de marketing, de modes de
facturation alternatifs, de gestion de projet et, plus
largement, plus d’efficience et d’efficacité.
LE FACTEUR INVESTISSEMENT
Le facteur investissement reflète les ambitions des
associés pour la firme : son marché, sa taille, sa
capacité à financer son développement et sa crois-
sance. Les aspirations de la firme quant à son posi-
tionnement, sa croissance et sa rentabilité sont
directement influencées par les associés, eux-
mêmes influencés par leurs propres expériences.
Les aspirations de la collectivité de la firme, par le
biais des associés notamment, sont difficiles à syn-
thétiser et peuvent être très diverses, de modestes
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à extrêmement ambitieuses. En partie conduit par
le facteur investissement, chaque business model
contiendra alors en son sein un objectif
d’investissement unique. Cette unicité est néan-
moins influencée par quatre éléments récurrents :
l’appétence au risque : l’appétence au risque,
ou au contraire l’aversion au risque, influera di-
rectement le positionnement (market leader ou
market follower) ;
l’horizon de temps : court, moyen ou long
terme ;
les retours sur investissement attendus : ils
peuvent être très divers et se concentrer sur un
ou plusieurs éléments du type : chiffre
d’affaires (part de marché), bénéfice (rentabili-
té), capital (croissance ou sortie) ou encore res-
sources (acquisition et développement) ;
la capacité de financement : les capacités de
financement sont rarement infinies et les aspi-
rations des associés peuvent quelques fois ex-
céder les capacités de financement, obligeant
ainsi à une révision du business model.
La combinaison de ces quatre (4) facteurs abouti-
ra, selon les choix des associés, à un objectif
d’investissement, étant précisé que le résultat
combinatoire de ces quatre catégories de retours
sur investissement possibles (chiffre d’affaires,
bénéfice, capital et ressources) engendra quinze
(15) combinaisons possibles. Parmi celles-ci, trois
(3) objectifs d’investissement (début d’activité,
part de marché et nouveau marché) ne produiront
aucun retour en bénéfice ou en capital.
Il semble donc probable que, dans ces derniers cas,
des investisseurs avisés considéreraient alors ces
objectifs d’investissements comme des investisse-
ments à court-terme ; cette analyse sera certaine-
ment celle d’investisseurs professionnels, cepen-
dant l’histoire démontre que les cabinets d'avocats
ont souvent la fâcheuse tendance, pour des raisons
d’ego en particulier, à réitérer des investissements
court-terme douteux, initialement conçus pour
pénétrer de nouveaux marchés ou acquérir de
nouvelles parts de marché mais généralement sans
aucun retour sur investissement. Un business mo-
del qui ne générerait aucun retour sur investisse-
ment ou bénéfice devrait bien évidemment être
modifié en profondeur au profit d’un business mo-
del plus rentable. Dit autrement, la plupart des
objectifs d’investissement, en particulier les objec-
tifs à court-terme, devraient toujours être considé-
rés comme des objectifs transitoires : si les objec-
tifs sont atteints, de nouveaux objectifs devraient
alors définis ; si les objectifs ne sont pas atteints,
l’hémorragie devrait alors être immédiatement
stoppée, décision que les cabinets d’avocats ont
généralement du mal à prendre. La modernisation
de la pratique et l’évolution des structures
d’exercice professionnel ont permis l’émergence
de nouvelles opportunités d’investissements qui
n’existaient pas autrefois.
En tout état de cause, la capacité de la firme à pro-
duire et à capturer une part de la valeur créée
dépendra de la position de la firme dans la chaîne
de création de valeur et de son pouvoir de négocia-
tion vis-à-vis des autres acteurs dans cette même
chaîne.
LE FACTEUR RETOUR
Générer un retour, par la capture d’une partie de la
valeur ajoutée créée, présuppose un grand nombre
de pré-requis indispensables.
Tout d’abord, il convient de s’assurer que la valeur
a effectivement créée au bénéfice des clients qui
sont prêts à rémunérer ladite valeur. Deuxième-
ment, la firme doit être capable de capturer la va-
leur pour elle-même, par préférence aux autres
demandeurs (fournisseurs ou membres de la
firme). Troisièmement, la firme doit savoir gérer
ses ressources ainsi que les coûts associés de la
manière la plus optimale possible.
Même si la firme est en position de capturer une
partie de la valeur, elle peut néanmoins échouer à
générer un retour pour elle-même en raison de son
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inaptitude ou son incapacité à engendrer une ren-
tabilité de la valeur. Le facteur retour du business
model pose en réalité la question : comment la
firme réalise-t-elle sa marge ou son bénéfice ?
La capture de valeur
Si la stratégie définit la manière dont la firme en-
tend créer un avantage compétitif, le business mo-
del définit quant à lui comment cet avantage com-
pétitif doit être délivré. Dit autrement, comment et
quelle valeur sera créée à l’avantage du client et
capturée par la firme en retour. Il est possible,
dans une chaîne de valeur, que la firme créée de la
valeur mais ne soit pas capable d’en capturer suffi-
samment pour elle-même.
Face à cette problématique, deux points doivent
être pris en compte : (i) la position de la firme dans
le processus de création de valeur et ; (ii) le pou-
voir de négociation de la firme face aux autres
acteurs de la chaîne de création de valeur.
Le concept de chaîne de valeur a été élaboré par
Michael Porter10. La capacité à créer et capturer de
la valeur est un élément crucial pour chaque parti-
cipant de la chaîne de valeur car la position rela-
tive dans la chaîne détermine la capacité de chacun
à créer et capturer de la valeur. Si la firme vend
directement à ses clients, travaille via des prescrip-
teurs ou sur la base d’appel d’offres, sa capacité à
créer et capturer de la valeur sera substantielle-
ment différente.
La problématique sous-jacente est la question de la
création et de la capture de la valeur au sein même
de la chaîne de valeur, considérée dans son en-
semble. Du point de vue des participants de la
chaîne, la capacité à capturer de la valeur sera
différemment appréciée par les autres.
Cependant dans le temps, la chaîne de valeur clas-
sique s’est considérablement complexifiée en rai-
son notamment de l’émergence d’intermédiaires,
lesquels peuvent notamment agir comme origina-
teurs ou prescripteurs (les cabinets comptables,
les assurances, les banques, etc.) mais pas seule-
ment (les juristes internes, les départements
achats, etc.) et, à ce titre, capturer une partie de la
valeur du cycle de valeur initial.
De plus, aucune chaîne de valeur n’est statique et
toutes évoluent dans un écosystème au sein duquel
les concurrents sont présents. Plus la chaîne de
valeur est longue ou complexe, plus les coûts
d’entrée dans la chaîne seront élevés et il arrive
nécessairement un moment où le point d’équilibre
est dépassé, c’est-à-dire un moment où les coûts
totaux de chaque acteur de la chaîne sont supé-
rieurs à ce que le marché peut supporter.
La capacité de la firme à capturer de valeur sera
donc en partie déterminée par la manière dont les
autres participants sont placés dans la chaîne de
valeur et leur comportement de prédation de toute
ou partie de la valeur. Plus le nombre de partici-
pants à la chaîne de valeur est important, moins la
valeur capturée sera importante pour chacun
d’entre eux et, dans ce cas, leur pouvoir de négo-
ciation, voire de nuisance, sera entièrement dévolu
à sécuriser la capture de leur part, voire plus, de
valeur.
Les avocats gagneraient beaucoup à comprendre
que les juristes d’entreprise sont leur premier allié
dans la place et non l’ennemi qu’il faut abattre et
remplacer… A cet égard, le rapport Darrois se
trompe totalement de sens…
Le pouvoir de négociation
Le fait qu’une firme occupe une position privilé-
giée dans la chaîne de valeur ne signifie pas néces-
sairement que la capacité de la firme à capturer de
la valeur soit prédéterminée.
Cela dépendra en partie du pouvoir de négociation
de la firme. Souvent, le pouvoir de négociation
(disons plutôt de nuisance) est inversement pro-
portionnel à la valeur ajoutée effectivement créée
(exemple des intermédiaires prescripteurs). La
firme doit donc intégrer son positionnement relatif
dans la chaîne de valeur lorsqu’elle établit son
business model.
Les clients également ont leur propre pouvoir de
négociation qu’il convient de ne pas négliger,
d’autant que de lourdes tendances sont actuelle-
ment en train de modifier en profondeur le busi-
ness model des cabinets d’avocats.
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Tout d’abord, le nombre croissant de directions
juridiques combiné à la prégnance de la rationali-
sation des achats des prestations intellectuelles
proposées par les avocats conduisent à renforcer
le pouvoir de négociation des clients sur les avo-
cats.
Les firmes doivent faire face à modifications pro-
fondes des attentes de leurs clients, en particulier
celles des générations les plus jeunes (principale-
ment la génération Y) ; ces derniers sont beaucoup
plus habitués aux technologies et aux réseaux so-
ciaux mais pas seulement. La valeur même de cer-
tains services – ou partie de ceux-ci – a été profon-
dément bouleversée, au point qu’ils ne puissent
plus aujourd’hui être facturés. L’avenir de la pro-
fession juridique passe notamment par la détermi-
nation des éléments qui devraient aujourd’hui être
offerts ou qui au contraire peuvent être facturés.
Les enjeux sous-jacents à la création et à la capture
de la valeur ne doivent pas être sous-estimés à
l’aune de la restructuration du paysage juridique
du 21ème siècle.
La problématique de la construction ou décons-
truction de la chaîne de valeur n’est pas seulement
une problématique exogène. Aborder cette pro-
blématique au sein des firmes proposant des ser-
vices professionnels (avocats, expertise-
comptables, commissaires aux comptes, etc.) con-
siste également à s’intéresser à la chaîne de valeur
interne de la firme.
En effet, les associés et collaborateurs de la firme
sont également considérés comme des fournis-
seurs au sein de la chaîne de valeur. Dans le sys-
tème de valeurs proposé par Michael Porter, les
membres de la firme forment un sous-ensemble de
la chaîne de valeur intrinsèque de la firme et, à ce
titre, sont capables de capturer une part impor-
tante de la valeur créée pour eux-mêmes aux dé-
pends de la firme, notamment en exigeant des
avantages personnels disproportionnés (en parti-
culier rémunération) réduisant d’autant le retour
disponible pour les autres acteurs de la chaîne
(associés, firme elle-même, etc.).
La problématique de la rémunération des
membres de la firme doit donc nécessairement
abordée : il existe une confusion forte et volontaire
entre la rémunération et la répartition du bénéfice.
Cette confusion emporte nécessairement une con-
fusion dans les éléments du business model. Une
part significative de la valeur ajoutée pourrait être
capturée par le mode de rémunération des asso-
ciés au détriment de la récompense des autres
membres de la firme, ce qui créera une distorsion
dans le business model et donc hypothèquera sa
viabilité, entraînant le départ des collaborateurs.
La capacité à capturer la valeur en interne, et donc
le potentiel de spoliation du retour de la valeur
ajoutée vers la firme, dépend des facteurs sui-
vants :
la détermination de la partie prenante qui doit
être récompensée (finance, salarié, entrepre-
neur, associé, etc.) ;
le pouvoir de négociation entre les parties
prenantes potentielles ;
le degré de dépendance des individus par
rapport à la firme et vice-versa ;
l’identification des membres de la firme à la
firme elle-même ;
la crédibilité de toute menace d’un membre de
la firme à quitter la firme.
Les trois derniers facteurs évoqués poussent ainsi
sortir du cercle des associés pour adopter un com-
portement plus collectif, à disposer d’une vision
non pas axée sur les individualités mais autour de
la firme. Plus un individu est prégnant au sein de la
firme (comme un rainmaker par exemple), plus sa
capacité à capturer pour lui-même de la valeur au
détriment de la firme sera forte et moins la firme
sera en mesure de capturer de valeur pour elle-
même. Toute firme acceptant des individualités
fortes au détriment de la collectivité, de la firme,
génère elle-même sa propre dépendance et entre-
tient le cercle infernal dont il lui sera impossible de
sortir.
Si le retour attendu de l’activité exercée grâce à
l’utilisation des ressources est la création et la
délivrance de la valeur au client, la firme devrait
alors moins dépendre des individus que de la firme
elle-même (c’est-à-dire la collectivité de la firme)
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pour la productivité. Plus la création de valeur
reposera sur un comportement collectif, plus la
firme sera à même de capturer pour elle-même
une part importante de valeur créée. A l’inverser,
plus la création de valeur reposera des individuali-
tés, moins la firme sera à même de capturer la
valeur créée et plus les retours seront minorés.
Dans ce dernier cas, le business model ne pourra
pas durablement être soutenu sauf à ce que la pro-
priété de la firme reste dans les mains de ceux
dont dépendent la proposition de valeur (ce qui a
été le cas durant de nombreuses années).
Pour résumer, plus la valeur ajoutée créée dépen-
dra d’un comportement collectif, et non
d’individualités, plus la valeur ajoutée créée sera
importante et plus la probabilité de capturer une
partie de celle-ci au profit de la firme (et non au
profit de certaines individualités) sera forte. Cela
renvoie notamment au développement du capital
humain et du capital organisationnel mais aussi à
la pertinence de certains recrutements latéraux,
aussi bénéfiques qu’ils peuvent être destructeurs
de valeur.
Bénéfice dégagé
Le facteur retour ne se résume pas à la question de
savoir si une quantité de valeur créée a été captu-
rée mais si suffisamment de valeur ajoutée créée a
été capturée.
La capacité de dégager et de maintenir un niveau
de rentabilité dépendra de nombreux leviers (fac-
turation et modes de facturation alternatifs, mana-
gement de l’utilisation des ressources, utilisation
efficace de tous les moyens d’action, etc.).
Quelques questions simples suffiront à répondre à
ces questions : d’où vient le bénéfice ? Du volume
ou de la marge ? D’un mix des deux ? Quel potentiel
représentent les économies d’échelle ? A quelle
étape de la chaîne de valeur la firme se situe-t-
elle ?
En ces jours tourmentés, la rentabilité de
l’industrie est fortement remise en cause et consti-
tue une problématique qui nécessite d’être gérée
finement plutôt que d’être assumée. Pour ce faire,
les avocats se doivent de comprendre en profon-
deur les différents moteurs de leur rentabilité tout
autant que chaque composante de leur activité, ce
dont ils n’ont pas l’habitude.
Le business model doit donc établir si les retours
sont issus d’une position de marché privilégiée
permettant d’opérer sur des prestations à forte
valeur-ajoutée sur des segments de marché à
haute marge et surprime importante, d’une rente
de situation ou d’un quasi-monopole ou s’ils pro-
viennent d’une efficacité opérationnelle basée sur
le volume, l’utilisation de process et de technolo-
gies par exemple… Seule une analyse en profon-
deur de l’activité permettra de répondre à ces
questions.
Les retours sous leur forme monétaire, la marge ou
le bénéfice, peuvent être réinvestis dans la firme
elle-même pour l’acquisition ou le développement
de nouvelles ressources ou de ressources supplé-
mentaires dans l’espoir de créer et de capturer
plus de valeur ajoutée encore. Le réinvestissement
des bénéfices permet en général un retour sur
investissement plus rapide que dans le cas d’un
investissement en capital.
Les modèles appliqués aujourd’hui dans l’industrie
du droit étaient jusqu’alors essentiellement tour-
nés vers la recherche du bénéfice. D’abord, nombre
de firmes se sont concentrées sur la croissance de
leur chiffre d’affaires sans prêter attention à leur
rentabilité puis, plus récemment, les firmes ont
commencé à prêter attention à la gestion de leur
bénéfice mais uniquement sur la base d’une éléva-
tion de leur taux horaire et du nombre d’heures
facturables.
Conséquence directe, nombre de grandes firmes
sont devenus de plus en plus dépendantes de leurs
collaborateurs seniors, plus que ces derniers ne
sont dépendants de la firme car le taux de crois-
sance recherché par les associés de la firme était
supérieur aux possibilités de croissance organique,
cassant ainsi par le biais du recrutement latéral
tout le modèle d’association qui avait jusque là fait
la forces des firmes. La recherche du profit au
cours des quinze dernières années a entraîné le
modèle économique d’alors dans sa chute.
Cette situation oblige les firmes à rechercher des
modèles alternatifs à la situation actuelle afin,
d’une part, d’essayer de conserver leur modèle de
rentabilité et, d’autre part, conserver leur propre
clientèle devenue de plus en plus exigeante finan-
cièrement au cours de ces dernières ?
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Cette situation met la lumière sur la situation par-
ticulière des associés des firmes et en particulier
de leur mode de rémunération.
La situation actuelle n’est en réalité pas brillante :
les politiques d’association sont inexistantes ou
obscures, ne font généralement aucune distinction
entre la « rémunération normale » et le partage
des bénéfices, pas plus qu’il ne rémunère les vrais
créateurs de valeur au sein la firme ou ne créée du
capital pour financer la croissance.
Enfin, le système de rémunération est générale-
ment plus basé sur les individualités, donc hypo-
théquant ou détruisant de la valeur, plutôt que sur
un comportement collectif, créateur de valeur.
A cet égard, l’introduction de Legal Process Out-
sourcing ou d’Alternative Business Structure est
un élément intéressant, d’abord parce qu’ils ré-
pondent aujourd’hui à de vrais besoins non cou-
verts par les cabinets d’avocats mais surtout parce
qu’ils introduisent dans le monde du droit ces
notions d’investissement et de capital, inexistantes
au sein des firmes.
Il est nécessaire de le dire et de le répéter mais les
avocats ne sont plus une profession d’exception et
doivent, s’ils souhaitent survivre, désormais se
considérer et agir des comme des entreprises…
UNE TYPOLOGIE DU BUSINESS MODEL DES
AVOCATS ?
Les nombre de variables à factoriser dans le cadre
du business model d’une firme suggère qu’un
nombre quasi-infini de modèles peut être valable-
ment défini. Pourquoi donc autant de firmes se
ressemblent-t-elles, sans réel autre facteur diffé-
renciant que la personnalité de leurs associés alors
même que le nombre des possibilités semble infi-
ni ?
Pour être en mesure de définir mais aussi et sur-
tout de valoriser son busines model, chaque firme
doit porter une attention particulière aux points
génériques suivants :
l’analyse stratégique de l’activité doit identi-
fier les forces et les faiblesses de la firme ; pour
cela, la firme doit avoir une bonne compréhen-
sion de la nature de son marché, de ses res-
sources et de ses aspirations économiques ;
une ou plusieurs propositions de valeur doi-
vent pouvoir se dégager de la stratégie de la
firme ; il est important à ce point de connaître
le degré de dépendance des propositions de va-
leur aux individualités de la firme ; la firme doit
alors décider si la proposition de valeur est co-
hérente ou non avec son positionnement sur le
marché et dans la chaîne de valeur ainsi que sa
capacité à en capturer suffisamment pour pou-
voir en dégager un retour ;
le résultat global (dit autrement, le retour de
la création de valeur) doit être généré par une
ou plusieurs positions marché pertinentes mais
aussi par une grande efficience de la firme elle-
même ;
les ressources doivent être mise en phase avec
la stratégie et le business model ; comme indi-
qué précédemment, toutes les ressources ne
doivent pas nécessairement être internalisées
mais toutes doivent être accessibles ; bien évi-
demment, les ressources les plus critiques né-
cessaires aux propositions de valeur devront
être nécessairement internalisées ;
l’analyse financière doit pouvoir compléter
utilement le business model développé par la
firme à l’instar de n’importe quelle société ; la
rentabilité des investissements réalisés doit
être mesurée et tous les outils de financement
classiques doivent être explorés, il ne suffit pas
de regarder en fin d’année le seul bénéfice dé-
gagé mais il convient de déterminer comment
et par quel biais ce bénéfice a été dégagé.
Pour finir, la question du niveau d’analyse du busi-
ness model au sein des cabinets d’avocats est une
question extrêmement pertinente : tout dépendra
de la stratégie adoptée mais il est certain que si le
business model ne peut englober la totalité de
l’activité alors, soit la stratégie doit être revue, soit
plusieurs business models doivent être définis mais
tous doivent, dans leur ensemble, demeurer cohé-
rents.
Michael Porter soulignait à juste titre que
l’avantage concurrentiel ne peut pas être compris
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en regardant l’entreprise comme un tout ; dit au-
trement, la firme elle-même – aussi performante
qu’elle soit - ne peut être considérée en elle-même
comme un avantage concurrentiel.
Les processus de création et de capture de valeur
diffèreront nécessairement en fonction des clients,
des marchés, des secteurs…
Pour cette raison, il est possible d’imaginer la
coexistence de plusieurs business models au sein
d’une même firme correspondant aux unités stra-
tégiques de la firme ; pour autant, il est nécessaire
de réunir ces différents business models straté-
giques sous une stratégie claire, lisible et compré-
hensible par l’ensemble des parties prenantes.
Mais dans un grand nombre de cas, cette stratégie
globale n’existe pas…
CONCLUSION
Face aux difficultés rencontrées par les cabinets
d’avocats et ayant démontré à leurs dépends que
sortir du « judiciaire » pour faire du « juridique »
impose de suivre les mêmes règles que leurs
clients, les avocats doivent repenser de manière
profonde l’ancrage de leur profession dans la so-
ciété et, au-delà, leur modèle économique.
Les avocats sont devenus malgré des entreprises
du droit et doivent apprendre à agir comme telles.
Il est temps que les avocats fassent faire leur révo-
lution, leur révolution copernicienne...
[FIN]
1 L'économie de l’offre impose de produire le maximum (en l’espère de facturer le maxi-
mum) afin de transférer les coûts fixes vers les clients en espérant pouvoir produire et vendre plus que le montant desdits coûts fixes.
2 L’économie de la demande est essentiellement structurée autour de la valeur ajoutée et
du juste-à-temps. 3 Stephen Mayson, Professeur de stratégie et directeur du College of Law of England and
Wales. 4 “ How To Create Real Added Value” de William C. Cobb 5 “ The elusive value added” de William C. Cobb. 6 “Law Firm Strategy: Competitive Advantage and Valuation ” (2007) de Stephen Mayson
(ISBN 978-0199231744).
7 “ Managing the Professional Services Firm ” (1997) de David H. Maister (ISBN 978-0684834313).
8 “ The death of the big law ” de Larry E. Ribstein 9 “ The End of Lawyers?: Rethinking the nature of legal services ” de Richard Susskind (ISBN
978-0199593613) 10 “ Competitive Advantage” de Michael E. Porter (ISBN 978-0684841465)
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