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[Texte] ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
MIL L E A N S
théâtre - tout public
Marc-Antoine Cyr
version 4 / juin 2018
Cet extrait vous est proposé dans le cadre du projet “Le théâtre ça se lit aussi !”
2 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
J’ai passé mon enfance à attendre,
à attendre que l’enfance se passe.
- Nathalie Papin
FAIRE DU FEU AVEC DU BOIS MOUILLÉ
3 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
PERSONNAGES
MILAN
JONAS
et 75 vieux de l’île de Diamezek
(un caillou quelque part sur une mer australe - sous des aurores boréales)
la voix de PESTE - parfois
[ Diamezek - éloigné de tout en breton ]
4 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
- 1 -
LE JOUR OÙ PESTE A QUITTÉ L’ÎLE DE DIAMEZEK
ET LA VIE DE MILAN A CHANGÉ POUR DE BON
D’un côté de l’île. Début de nuit.
MILAN - Elle a dit : c’est normal que tu saches rien.
T’as grandi sur un bout de caillou.
Sur ton île de misère à mille bornes de tout.
Elle a dit -
VOIX DE PESTE - Il faut te dépêcher Milan.
Sinon ton enfance tu vas la perdre - ta tête ce sera plus qu’un pruneau.
Tu restes comme t’es là - t’es carrément fichu.
MILAN - On peut la perdre juste comme ça - t’es sûre ?
VOIX DE PESTE - Il faut obéir à tout ce que je dis !
Si ça ratait - je te jure - tu te mettrais à cracher des clous - tes yeux se
changeraient en glu - tout mous - il te pousserait des ventouses partout
pour te brancher des tubes.
MILAN - Oh ça fait trop peur - des tubes tu dis ?
VOIX DE PESTE - On veut pas ça pour toi Milan alors chut !
Je t’apprends allez.
Première étape : va sur la plage là-bas - enfui où personne te verra.
Attends le bon moment - presque la nuit c’est mieux.
Faufile-toi en dessous de la plus brillante étoile - c’est la première qui
s’allume normalement.
Et là -
MILAN - Trouver une pierre plate avec dessus une marque blanche.
Cracher sur la pierre une fois - non deux.
Frotter trois fois dans ce sens-là.
VOIX DE PESTE - C’est très sérieux Milan - faut pas te tromper.
MILAN - Pencher le nez par terre jusqu’à voir une étoile de mer.
Lever très haut la pierre en l’air.
Dire les mots magiques - mais tout bas.
J’enveuxplusçasuffitc’estpaspourmoi.
Trois fois les dire.
5 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
Et là - bam.
Bam ?
VOIX DE PESTE - Pas le choix Milan.
Sinon t’es cassé foutu - on pourra rien pour toi.
Tu seras un pas-normal pour le reste de ta vie - et ça peut être long la vie -
c’est pas à toi que je vais l’apprendre.
MILAN - Mais ils m’ont rien fait à moi - ni l’étoile ni les vieux.
VOIX DE PESTE - Surtout pas un mot à personne.
Secret défense Milan - c’est obligé.
MILAN - Et qu’est-ce qui va se passer après
? Peut-être il vaudrait mieux -
VOIX DE PESTE - Oh ça y est - je vois ton premier cheveu blanc.
Tu deviens un vieux toi aussi !
MILAN - J’enveuxplusçasuffitc’estpaspourmoi.
J’enveuxplusçasuffitc’estpaspour moi.
J’enveuxplusçasuffitc’estpaspour moi.
VOIX DE PESTE - Pas le choix tête de pruneau.
MILAN - Et bam !
De l’autre côté de l’île. Même début de nuit.
JONAS - Gazette de Diamezek. La gazette de Diamezek !
Allons allons c’est l’heure.
Tout ce qui s’est passé aujourd’hui sur notre île.
Population : 76 plus Milan.
Alors alors voyons voyons.
Madame Joséphine - benjamine du village - à part Milan - a fêté ce jour même ses
soixante-huit printemps. Ses amies Robertine Géraldine et Martine se sont faites
belles pour festoyer : rose aux joues pompons manchons. Il y a pas eu de gâteau -
dommage - personne s’est rappelé la recette.
Incroyable. Palpitant !
Vers dix heures le voilier de monsieur Josaphat a subi en mer un roulis - cahoté de
ci de là par la bourrasque. Toute la toile d’une voile s’est fendue d’un coup !
Heureusement il a pu revenir à terre - le vent s’est assoupi - Bernadette Mauricette
et Georgette ont reprisé la voile avec de la laine à chaussons.
Formidable. Renversant !
Comme il s’en passe des choses en un jour sur notre caillou à nous !
6 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
Marée basse à 21 heures zéro une - quart de lune ascendant - un peu de pluie
peut-être - tiens ça faisait longtemps.
Oubliez pas d’ajuster vos montres et de prendre votre tension.
Tout bien tout bon - pas de catastrophe - rien de travers - comme d’habitude.
Tiens donc autre chose - ah mais oui - ce midi sur notre île.
Milan a reçu de la belle visite du continent.
Incroyable. Surprenant !
Sa petite-petite-arrière cousine Peste - ah bon - a passé avec lui l’après-midi - oh
non oh non - pour repartir aussitôt par le ferry de six heures et demie.
Petite-petite cousine - après-midi - six heures et demie.
La Peste - malédiction !
S’il a fallu que - oh non oh non !
Milan toujours de son côté d’île.
MILAN - C’est pas de ta faute Milan elle a dit. Ton cerveau c’est du gruau - fallait
quelqu’un pour brasser avant que ça colle au fond.
JONAS - Milan ! Tu m’entends ?
MILAN - Heureusement que je suis venue là sur ton caillou perdu pour
t’apprendre - parce que mon pauvre bientôt t’étais perdu aussi.
JONAS - Milan ! Hého !
MILAN - Oui Jonas - j’ai rien fait !
JONAS - Faudrait qu’on cause de toute urgence.
MILAN - Pourquoi donc ? Tu m’as vu ?
JONAS - Je sais pas t’es où !
MILAN - T’as tes lunettes de proche ou tes lunettes de loin ?
JONAS - Les deux par-dessus !
MILAN - Je suis juste en dessous de l’étoile.
JONAS - Où ça où ?
MILAN - En dessous d’où elle brille - sur la plage ici.
Tu me vois ?
JONAS - Oui voilà ! Je fais vite. J’accours !
7 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
MILAN - Pas trop vite - tes genoux !
JONAS - Le plus rapide que je peux - et un et deux et hop !
Déplié délié dénoué - ça y est - je suis debout !
Me reste plus qu’à avancer.
MILAN - Prends ton temps. J’ai pas fini.
JONAS - T’es vers où tu m’as dit ?
MILAN - Sur la plage. Ici.
JONAS - Je gambade - je sautille - une gazelle !
MILAN - Fais gaffe de pas te casser une patte.
(Pardon l’étoile - c’est Peste qui m’a dit.)
Et là t’es rendu où ?
JONAS - Devant la boulangerie - oh j’ai dû faire un bon dix mètres !
MILAN - À ce rythme-là - fiou - le cœur va pas te lâcher.
JONAS - Une colline allez je la gravis.
MILAN - À peine une bosse mais bon colline - si tu le dis.
JONAS - Ho hisse hisse ho - j’arrive en haut.
C’est toi le petit point là-bas sur la plage ?
MILAN - Je t’attends là j’ai dit.
JONAS - J’arrive - je dévale - je cours - et me voilà.
Enfin - c’est - bon - je -
MILAN - J’ai rien fait - tu voulais me dire quoi ?
JONAS - Deux secondes - que je me reprenne - que je m’assoie un peu - que je -
MILAN - S’est endormi.
JONAS - Mais non mais non.
Je dormais pas - je faisais juste - j’ai oublié quoi.
T’as pleuré toi.
8 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
MILAN - Mais non.
JONAS - Si si.
MILAN - C’est tes lunettes qui voient de travers.
JONAS - Tes yeux.
MILAN - C’est l’eau salée - ça me pique un peu.
JONAS - T’as eu de la visite aujourd’hui paraît.
MILAN - Mais non.
JONAS - Arrière-cousine. Ferry de midi.
MILAN - Comment tu le sais ?
JONAS - C’était dans la gazette.
Vous avez joué ?
MILAN - Non.
JONAS - Discuté ?
MILAN - Un tout petit peu.
JONAS - T’as envie de me dire ?
MILAN - Tu comprendrais pas.
JONAS - Comment ?
MILAN - Même si je te dis tu vas oublier.
JONAS - Mais non mais non.
C’est Pierrette qu’elle s’appelait c’est ça ?
MILAN - C’est Peste. Elle est repartie déjà.
JONAS - Six heures et demie je sais.
MILAN - Et on a pas joué.
JONAS - Fiou.
9 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
MILAN - Et on a pas trop parlé.
JONAS - Encore mieux.
MILAN - Et rien de grave est arrivé.
JONAS - Hourra. C’était comment déjà son nom ?
MILAN - Peste.
JONAS - Ah oui voilà.
Et malgré ça tout va comme tu voudrais - tant mieux.
J’avais cru que - j’avais eu peur que -
Je me repose deux secondes et on y va Milan - juste deux.
MILAN - Tout comme je voudrais oui.
Presque.
Jonas est endormi.
MILAN - Elle a dit -
VOIX DE PESTE - Oh la la ça sent fort le zombie sur ton île-aux-
vieux. À part compter les mouettes tu fais quoi sur ton caillou ?
Gamelle ? Chat perché ? Balle en feu ?
MILAN - Euh quoi ?
VOIX DE PESTE - Loup couleur ? Loup glacé ?
Cache-cache au moins ? Corde à sauter ?
MILAN - Mais ils peuvent pas la tenir longtemps la corde les autres - leurs bras
sont fatigués. Et quand ils se cachent après ils oublient de rentrer.
VOIX DE PESTE - Même pas des pétards ?
Même pas des battues ?
MILAN - Des fois ça nous arrive - les cartes ou bien les dés.
VOIX DE PESTE - Mon pauvre Milan - t’es un cas désespéré.
MILAN - Mais je veux pas être cassé foutu pour de bon !
Je fais comment sinon ?
10 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
VOIX DE PESTE - Bah tout comme moi tout pareil : jamais ce qu’on te
dit. C’est l’étape d’après - pour que tu sois guéri !
MILAN - Jamais ce qu’on me dit.
On rentre maintenant Jonas - c’est la nuit.
JONAS - J’arrive Milan.
Je me déplie - je me dépêche - et un et deux.
Oh il est parti déjà.
Nuit plus noire tombant sur l’île.
Une aurore boréale peut-être.
11 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
- 2 -
LE JOUR OÙ MILAN A PAS VOULU FAIRE SA RONDE
ET QUE ÇA FONCTIONNAIT PLUS DU TOUT
Petit matin sur l’île.
Jonas est en train de se faire beau - peigne parfum pull.
Il guette - personne ne vient. Il oublie.
Il se rappelle - il guette - personne ne vient - ça l’inquiète.
Il regarde une montre - s’assure de l’heure aux aiguilles - il la secoue - c’est la bonne
heure pourtant - personne ne vient - c’est pas normal.
JONAS - Milan ! Tu m’entends ?
Hého !
MILAN - Je dors.
JONAS - Cocorico. L’heure a passé.
MILAN - Tant pis pour elle.
JONAS - Comment tu me parles tout à coup ?
MILAN - Je suis fatigué - pas le goût.
JONAS - Ding ding - cloche cloche - matin matin.
Hého !
MILAN - Quoi ?
JONAS - T’entends pas parmi les blés ?
Comment ça grince - comment ça couine.
MILAN - C’est tes appareils - faut les ajuster.
JONAS - Non c’est madame Angèle qui se dit : tiens.
Monsieur Norbert qui pense : ah.
Madame Jacqueline : eh ben eh ben.
Village entier qui songe : bon.
Tout un chacun qui s’inquiète.
C’est son heure pourtant - qu’est-ce qu’il fait qu’il vient pas ?
Mais j’avais fait ses biscuits - tiré sa chaise - versé son lait.
C’est pas comme d’habitude - tiens ah eh ben eh ben bon - pourquoi Milan il est
pas là ? Il a oublié de se réveiller ? Il a la fièvre ? Il est tombé ?
12 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
MILAN - Je suis juste - pas disponible.
JONAS - Mais ça grince entre les blés - toute l’île qui t’appelle.
Tu m’écoutes ho ?
Ça te dérange pas qu’on s’inquiète ?
MILAN - Non.
JONAS - Je t’ai jamais raconté l’histoire de - qui donc déjà ?
MILAN - Plein de fois.
JONAS - Ah non - cette fois-là c’est un autre.
C’est euh - comment c’était donc lui - oui voilà - je te raconte allez zou.
MILAN - Tu vas oublier la fin comme à chaque fois.
JONAS - Alors là pas du tout - qu’est-ce qu’on disait déjà ?
J’y suis - je raconte. L’histoire du gars qu’était en retard.
Il avait pas vu l’heure le pauvre - passé la nuit de travers - toujours pas debout
même si le soleil gigotait dans ses rideaux - lui faisait des signes genre hého !
MILAN - Je t’écoute pas - je dors.
JONAS - Seulement ce gars-là c’était loin d’être le premier venu - celui que
personne attend - bah non. Ce gars-là il tenait le fil tu vois.
MILAN - Fil de quoi ?
JONAS - De quoi ?
MILAN - Le fil tu disais.
JONAS - Je disais ça moi ? Oui - de toute l’histoire !
Mais ce matin-là comme il y était pas bah ça pendait de partout - ça déroulait du
fil comme une bobine folle mais ça s’attachait à rien du tout.
L’histoire partait dans tous les sens rien que parce que le gars il y était pas.
Plus rien qui tenait par sa faute tu vois.
MILAN - Tenir mais quoi ?
JONAS - Bah il fallait que le gars soit là pour lui tenir son fil à l’histoire sinon
c’était n’importe quoi. Mais ce matin-là il voulait rester couché - on sait pas trop
pourquoi. Tout partait en cacahuète - même que par bouts le fil allait casser.
13 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
MILAN - Et alors ?
JONAS - Et alors une fois qu’on l’avait perdu le fil - celui qui tenait tout ensemble
attaché - bah tout avait l’air piteux - désordonné perdu.
Ça faisait trop de peine à voir - toute l’histoire après qui tenait plus.
MILAN - Et à la fin ?
JONAS - Ah ben ça t’as raison - j’ai oublié.
Tempête ouragan - tremblement débâcle - qu’est-ce que c’était déjà ?
MILAN - Une catastrophe - c’est sûr ?
JONAS - Ah ça ouais - pas de doute.
MILAN - C’est bon. J’arrive.
JONAS - Ah fiou.
Tout le monde - il arrive ! Il est là !
Milan commence sa ronde quotidienne - visite un à un tous les vieux de son île.
On entend dans l’air leurs bonjours - leurs Milan-te-voilà - leurs viens-là-que-je-te-
raconte - fragments de leurs histoires en quinconce.
Madame Mauricette - monsieur Hervé - les deux demoiselles Ferdinand - madame
Annick - monsieur Robinson - le vieil Ernest et sa femme Suzanne.
JONAS - Milan il est arrivé comme ça sur l’île. Même ses parents
l’espéraient pas - petit miracle de rien - et tous les autres on s’est dit : tiens.
Comme une suite que personne d’autre aurait écrite. Sans trop se le dire
on s’est tous dit : ça en fait un qui va pas oublier le pilulier - un qu’a les
jambes pour quérir le pain - un peu de compagnie depuis que du continent
plus personne vient. Avec ma patte folle et ma solitude j’ai fait comme
tout le monde - j’ai profité - petite présence - comment t’aurais voulu que
non. De l’avoir là et de lui raconter des trucs ça m’enlève les fourmis des
guiboles - les chauves-souris du ciboulot.
Marée montante de voix - plaintes - petits bobos - souvenirs.
Milan continue sa ronde - va chez madame Georgette - chez Séraphin le très ancien -
chez monsieur Clovis qui n’habite pas loin - puis chez madame Anna.
Milan écoute - ne fait que ça.
JONAS - Petit chahut Milan - petit remous - grâce à lui que ça tient - qu’on
ouvre un œil et un autre le matin - le tri dans nos souvenirs pour se
rappeler de les lui dire. On peut tout lui raconter à Milan - et même pas
14 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
s’en faire quand on meurt - un à un quand le temps nous rattrape - rien
que parce qu’il est là - au bout du bout on est bon.
Milan arrive chez monsieur Onésime - tout recroquevillé tout vieux dans un fauteuil à
trous - qui lui fait signe d’approcher de son long doigt fourchu.
JONAS - Tous autant qu’on est - un par un - le matin qu’on sent que ça
vient - on lui fait signe à Milan - chacun son jour.
ONÉSIME - Milan Milan - ce sera pour aujourd’hui.
MILAN - J’ai pris du retard ce matin Onésime.
Laisse-moi revenir une autre fois.
ONÉSIME - Là. Allons. J’ai cassé ma pendule. Paré pour le grand clac.
Prête-moi une main - ton oreille que j’y glisse mes trois mots.
MILAN - Je préfère pas.
ONÉSIME - Comment - puisque c’est mon jour.
MILAN - Je veux pas être un cassé foutu - tu comprends.
ONÉSIME - L’heure est là qui sonne.
Approche allons - fais pas l’enfant.
MILAN - J’enveuxplusçasuffitc’estpaspourmoi.
ONÉSIME - Le bagage est rangé.
Au revoir monde. Adieu mon île.
MILAN - J’enveuxplusçasuffitc’estpaspourmoi.
J’enveuxplusçasuffitc’estpaspourmoi.
ONÉSIME - Ah ben purée. Ça fait pas clac.
Viens là que je dépose - dernière fois.
MILAN - J’ai dit non !
Milan s’est enfui en courant.
Onésime reste là tout désemparé recroquevillé dans son fauteuil à trous.
Tente de retenir son souffle une dernière fois - mais rien.
JONAS - Tout va comme tu voudrais Milan ?
Tout bien tout bon comme d’habitude ?
15 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
MILAN - Tout comme je voudrais oui.
Presque.
Milan continue sa route.
JONAS - Comme ça que ça marche sur l’île et heureusement.
Parce que quand viendra mon jour - mon tour à moi - il sera là Milan.
La marée redescend.
Milan plus loin sur l’île.
MILAN - Peste elle m’a dit -
VOIX DE PESTE - Je te le jure - ça s’attrape comme un virus - être vieux.
MILAN - Et tu crois que moi je l’ai ?
VOIX DE PESTE - Si je le dis !
Je serais médecin je te prescrirais une bêtise par jour au moins.
M’étonnerait pas sinon que ta peau se mette à froisser - que ton dos casse
comme une branche - qu’on te retrouve tout plié.
MILAN - Des bêtises - mais comment - c’est vraiment obligé ?
VOIX DE PESTE - Faut vraiment tout t’expliquer à toi.
Tu dois en faire deux trois quatre cents au moins.
Pense un peu tête de nœud - tu vas trouver.
Milan poursuit son chemin - a peut-être une idée.
Le jour déjà tire à sa fin.
Un nuage devant le soleil peut-être.
16 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
- 3 -
LE JOUR OÙ MILAN A LEVÉ LE DOIGT EN CLASSE
ET SOULEVÉ DU MÊME COUP DES TEMPÊTES DE QUESTIONS
Un autre petit matin sur l’île.
JONAS - Depuis quelque jours d’étranges choses se passaient à Diamezek.
La gazette en tenait le compte - et nous laissait chaque fois dans l’étonnement.
Le vieil Auguste un de ces quatre matins avait trouvé au fond du puits toutes les
pommes de son verger.
Étrange. Étonnant !
Les trois vieilles couturières venant acheter leur bobine avaient découvert par
terre au milieu de l’avenue des pattes de sauterelles et des ailes de papillons bleus -
arrachées.
Pas glop et stupéfiant !
Personne avait trouvé de quelle lanterne éclairer ces mystères - ni comment
prévoir ce qui nous attendrait demain.
Pourtant le soleil remplaçait la lune et après l’inverse - la marée montait pour
après redescendre - on arrivait encore à croire que tout irait d’équerre et d’aplomb.
Milan se levait chaque jour à l’heure - mais traînait sur sa face un petit sourire - un
peu mystère un peu rictus - allez comprendre.
Après sa ronde il entrait dans sa classe où l’attendait madame Jeannine avec son
tableau et ses craies.
Milan à l’école - seul élève de sa classe.
MILAN - Georgette plus Mauricette plus Norbert plus Annick plus Honoré plus
Anna plus Séraphin plus Joséphine plus Géraldine plus Jonas plus Angélique -
JONAS - Ainsi disait chaque soir la gazette de Diamezek : population -
MILAN - 76 plus moi - 77.
JONAS - Depuis des jours et des lunes plus aucun clac sur l’île - incroyable temps -
même pas pour Onésime qui l’attendait pourtant - qui chaque matin nouveau se
disait : quoi ah vraiment ?
MILAN - 77 moins moi égale 76. Ça fait toujours ça.
JONAS - Quelques soleils et quelques lunes nous avaient tourné autour - et par on
ne sait quelle diablerie la vie continuait d’aller par devant.
Et puis soudain - ce matin-là -
17 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
Milan lève le doigt - comme pour poser une question.
JONAS - Une chose incroyable se passe. Imprévue.
Dans la classe de madame Jeannine où chaque jour Milan notait son nouveau
savoir dans un cartable - sans jamais une objection -
Milan insiste avec son doigt pointé au plafond.
JONAS - Soudain son doigt pointe en l’air - vlam - une flèche !
Madame Jeannine a cru qu’elle en avait la berlue.
Dans ce bout de classe où on a tous usé nos fesses - mais où on n’entre plus
depuis des centaines de lunes - nous autres les 76 au bout de l’addition -
Milan insiste - doigt levé à s’en démettre l’épaule.
JONAS - Comment ça peut être possible une chose pareille ?
Son doigt levé comme qui voudrait prendre la parole - doigt bien en haut comme
qui voudrait dire - même si ça se fait pas de le faire -
MILAN - J’ai une question !
JONAS - Impossible. Stupéfiant !
Madame Jeannine avale de travers - se dit j’ai dû confondre mes pilules - en oublie
tout - additions soustractions fables grammaire angles et directions.
MILAN - J’ai une question madame Jeannine.
JONAS - L’île entière retient son souffle - au moins quarante d’entre nous se
mettent à tousser - kof kof - dans leur maison.
Certains restent comme ça étonnés : hum ?
D’autres encore : comment ?
Révolution de bon matin !
Milan les yeux levés du cartable - Milan qui fait ce geste incroyable de lever le
doigt et qui demande -
MILAN - Pourquoi ?
JONAS - Madame Jeannine sent la classe entière qui tangue - vacille à gauche
vacille à droite - un navire - elle passe pas loin de choir.
Et moi de mon côté de l’île - kof kof aussi vertige un peu mais hop - je perds pas
une seconde. Encore en pyjama la joue à moitié rasée mais oh - je sais que l’heure
est grave ! Et un et deux j’enfile mes galoches et je déplie mes jambes.
MILAN - Pourquoi ?
18 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
JONAS - Déroule dérouille désentortille et hop - je tangue à mon tour - à gauche à
droite - peine à tenir debout -
MILAN - Pourquoi ?
JONAS - Mais je m’accroche à une table - un arbre un lampadaire - à une clôture à
un clou - et je vole - je saute - et c’est parti j’accours !
Oh j’ai dû faire un bon cinq mètres maintenant !
MILAN - Pourquoi pourquoi pourquoi ?
JONAS - Je vole au secours de madame Jeannine qui sait plus trop où ça a
commencé - raz-de-marée qui veut l’engloutir tout à coup - et que Milan semble
soulever juste avec son doigt et un mot impossible et grave -
MILAN - Pourquoi ?
JONAS - Dix mètres encore au moins - souffle et m’essouffle - tenez bon mes
genoux - le plus rapide que je peux malgré les obstacles et mes poumons kof kof -
parce que je sais bien que ce mot-là - que jamais Milan avait prononcé avant - ce
mot terrible tout à coup peut déclencher tempête.
MILAN - Pourquoi il a fallu que je tombe ici ? À mille bornes de tout ?
JONAS - Alors je cours encore - douze mètres je dirais maintenant - mais c’est
trop tard déjà - la houle se lève sur Diamezek et va tout emporter peut-être.
MILAN - Pourquoi moi ?
JONAS - Je franchis des fossés - trébuche sur des pierres - avale de la poussière.
Catastrophe - un de mes lacets s’est défait - plier déplier délier.
MILAN - Tout le temps que j’ai perdu - c’est pour de bon déjà ?
JONAS - Et je reprends ma course - une et deux hop - allons mes jambes c’est par
devant. Attends-moi Milan - je cours j’accours vers toi !
MILAN - Pourquoi pourquoi pourquoi ?
JONAS - Madame Jeannine suffoque - soulevée tourneboulée sans bouée -
emportée loin sans réponse à donner.
MILAN - Pourquoi pourquoi pourquoi ?
19 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
JONAS - Et juste quand je me croyais sur le point d’arriver - prêt à soulever ma
canne et mes vieux poings pour stopper la bourrasque - tempête de questions
dans la petite tête pas finie de Milan -
MILAN - Pourquoi pourquoi pourquoi ?
JONAS - Je m’aperçois qu’oh non j’ai fait erreur - parti du mauvais bord - et me
voilà complètement à rebrousse-chemin ! Je voudrais vite repartir en arrière mais
je perds pied - m’affale - trop tard pour l’arrêter Milan.
MILAN - Et comment ça se pourrait de tout chambouler maintenant ?
JONAS - Et je rage moi aussi contre le vent de tempête - et je dis pardon - pardon
Milan - mais ma voix se perd - mon souffle faiblit - et ta question Milan -
pourquoi pourquoi - comme si j’avais le temps moi de répondre à tout ça.
Fin de jour et nuit qui tombe encore - qui tombe quand même.
20 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
- 4 -
LE JOUR OÙ MILAN A VOULU FAIRE UNE GROSSE BÊTISE
JUSTE UNE FOIS POUR VOIR - POUR ESSAYER
Brouhaha de voix - marée montante.
Jonas au centre de l’île.
JONAS - Cinquante-trois cinquante-quatre - cinq six sept - il en manque encore
pas mal. Où est-ce qu’ils sont tous passés ?
Venez venez approchez !
Monsieur Ernest - comment - la roue de son fauteuil qu’est coincée ?
Madame Huguette et son homme - pas fini de dîner ?
Sinon quoi - sept huit neuf qu’ont la grippe - quatre qu’ont oublié ?
L’heure est grave pourtant. Il faut qu’on parle de -
Monsieur Honoré - ça va vous m’entendez ?
Quoi madame Géraldine - vous avez pas votre insuline ?
Madame Angélique - tapez-lui dans le dos qu’il arrête de tousser.
Il faut qu’on parle de - quoi donc déjà ?
Milan oui voilà - Milan qui m’inquiète - qu’est pas comme d’habitude - Milan qui -
Comment - z’aviez pas remarqué ?
Normal en même temps monsieur Laurent - vos lunettes sont cassées.
Quoi madame Suzanne - pas entendu parler ?
Je dis : vous en avez pas entendu parler ?
Je dis : vous en avez pas entendu - dites-lui fort à l’oreille madame Philomène.
Quelque chose est arrivé ça c’est sûr - que notre Milan soit plus trop comme il
était. C’était il y a quelques jours il me semble - quelqu’un serait passé le voir -
mais qui donc déjà - il vient jamais personne jusqu’à Diamezek.
Oui oui cette fois-là il me semble que -
Avant-avant-avant-hier - par le ferry - oui voilà.
Comment donc qu’elle s’appelait déjà ?
Milan dans un recoin de l’île - écrivant.
MILAN - Chère Peste,
J’ai tout fait comme tu m’avais montré.
La pierre plate avec la marque - l’étoile en haut celle en bas - les mots qu’il fallait
dire trois fois.
J’ai tout fait et bam - ça a marché je crois.
Rien sera plus pareil et c’est grâce à toi.
Jonas avec les autres vieux.
21 ECRI-TÔT, le centre de ressources pour les écritures théâtrales jeunesse de Très Tôt Théâtre
JONAS - Depuis qu’elle est passée sur l’île la cousine - c’était Pierrette son nom je
crois - notre Milan a la tête ailleurs - fait les choses de travers - commence à poser
des questions - même que l’autre matin il a refusé de se lever pour sa ronde.
Sais pas trop ce qu’il nous trame mais ça trime fort là-dedans.
S’il vous plaît lâchez vos cartes - laissez de côté vos dés - arrêtez de faire du bruit
avec vos cannes. Je vous parle et c’est grave hého !
Milan dans son recoin - écrivant.
MILAN - Tu m’as dit que j’étais foutu presque et je t’avoue ça m’a embêté.
Mais j’ai beau essayer - c’est pas si facile de rien faire comme on dit.
J’ai tenté l’autre jour un coup avec des pommes - le jour d’après des sauterelles et
des papillons bleus - c’était pas trop glop - mais c’est déjà un début.
Jonas avec les autres vieux.
JONAS - Vous avez su pour monsieur Onésime ?
Bah ouais c’était l’autre matin -
Oui madame Suzanne je raconte pour monsieur Onésime.
Pour monsieur Onésime je dis.
Bah non - toujours pas clac.
Tout ça parce que notre Milan - bah non.
Quand je vous disais que ça allait pas.
Milan dans son recoin - écrivant.
MILAN - Maintenant - j’ai pas le goût de m’arrêter.
Je peux faire tout comme je veux - si je veux.
Jonas avec les autres vieux.
JONAS - J’y pense j’en ai des vertiges - peut-être même la fièvre.
J’ai tout mon bide qu’est à l’envers depuis que Milan a vu - comment elle
s’appelait donc la petite - Peste oui voilà !
Malédiction !
Milan dans son recoin - écrivant.
MILAN - Ce serait dommage de rester un pas-normal le reste de ma vie - ça peut
être long la vie - si tu crois que j’avais pas remarqué.
Jonas avec les autres vieux.
JONAS - Comment - je m’en fais pour rien vous dites.
Devrais pas me ronger les sangs.
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Oui mais - oui mais - Milan !
Tout bien tout bon comme d’habitude - marée haute marée basse - sert à rien de
s’épouvanter ? Z’aimeriez faire la sieste maintenant ?
Eh ben eh ben - puisque vous le dites - z’avez peut-être raison.
Milan dans son recoin - écrivant.
MILAN - Ce matin j’ai pensé à un truc - genre grosse bêtise terrible - il faut que je
te raconte -
Jonas avec les autres vieux.
JONAS - Sais pas trop ce qui m’a pris - j’avais cru que - j’avais eu peur que -
Que quoi déjà ?
Oh tiens - il y a du thé là tout prêt - quelqu’un en veut ?
C’est Milan qui nous l’a fait - c’est marqué là - qu’est-ce qu’il est gentil.
Comment j’ai pu douter - franchement.
T’es tout fêlé Jonas - encore tourneboulé pour rien.
Milan dans son recoin - écrivant.
MILAN - Qu’est-ce que t’en penses Peste de mon idée - dis-moi honnêtement.
Est-ce que vraiment c’est ce qu’il faut - ça va me guérir pour de bon ?
Jonas avec les autres vieux.
Il se met à cracher des bulles.
JONAS - Mais mais mais - ça alors.
C’est pas du thé qu’il y a là-dedans - c’est du savon ! Pouah !
MILAN - Si tu penses à mieux tu me le dis.
Sincèrement à toi -
JONAS - Milaaaaan !
Partout sur l’île résonne un temps le rire de Milan.
Le ciel du village se remplit de bulles.
Jusqu’à ce que la nuit tombe.
(…)
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