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http://pagedudiable.fr (œuvre protégée) J’ai liké la page du diable Prélude – Comment perdre son âme en un clic ? Une heure. Voilà maintenant une heure que Julian Solis se tient devant son ordinateur portable, faisant défiler les différentes pages des sites internet, sans le moindre intérêt. Tout est fade, formaté, rien ne parvient à chasser sa lassitude, et certainement pas les messages intempestifs l’invitant à rencontrer une fille de sa région. Soudain, ô miracle, un site attire son attention : la page Facebook des Associés du Diable. La Diable disposerait-il donc de son propre compte internet ? L’idée plaît à notre héros, suffisamment en tous les cas pour tromper son ennui l’espace d’un instant. Quoi de plus légitime alors, que de « liker » la page en question ? Il s’exécute aussitôt. Le temps se fige, un frisson le parcourt ; une vision étrange vient tout juste de le saisir. Une silhouette indistincte, vaporeuse, s’immisce dans son esprit et d’un geste vif semble effleurer son âme. Puis il revient à la réalité et commence brusquement à regretter sa décision. Aurait-il commis une erreur ? Peut-être, mais ce qui a été fait… ne peut être défait… Trois jours s’écoulent… Julian est de nouveau devant son ordinateur. « Mesdames et messieurs les égarés du net, Aujourd’hui, je ne suis pas d’humeur à vous parler de mes frivolités habituelles … Non, aujourd’hui, je vais élever un peu le débat et partager avec vous mes réflexions. Cela demeurera, bien entendu, de la philosophie de comptoir. Si vous voulez de la vraie réflexion, de haute volée, lisez plutôt Nietzsche ou Aristote (pour ma part, c’est déjà fait). Bref, revenons-en au titre de mon billet : comment perdre son âme en un clic ? Plus le temps passe, et plus internet et les réseaux sociaux prennent une part importante dans notre vie, au point de devenir envahissants. On voit une page qui nous plaît, on clique sur j’aime, et on accepte de dévoiler des informations nous concernant… sans même savoir comment elles seront utilisées. Il est même probable que certaines sociétés en sachent plus sur vous que vos propres parents.

Nouvelles numériques - J'ai liké la page du diable

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Bonjour, amateurs de nouvelles fantastiques. Voici un extrait de l'histoire (gratuite) de Julian Solis, jeune homme qui a commis l'erreur de "liker" la Page Facebook des Associés du Diable. Il a le sentiment d'avoir cédé une part de son âme à un être mystérieux et met tout en œuvre pour "disliker" la fameuse page ; en vain. Celle-ci semble maudite, à tel point qu'il se demande si elle n'est pas réellement tenue par le Diable ou ses Associés.. Je vous laisse découvrir la suite.

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J’ai liké la page du diable

Prélude – Comment perdre son âme en un clic ?

Une heure. Voilà maintenant une heure que Julian Solis se tient devant son ordinateur portable,

faisant défiler les différentes pages des sites internet, sans le moindre intérêt. Tout est fade, formaté,

rien ne parvient à chasser sa lassitude, et certainement pas les messages intempestifs l’invitant à

rencontrer une fille de sa région. Soudain, ô miracle, un site attire son attention : la page Facebook

des Associés du Diable. La Diable disposerait-il donc de son propre compte internet ? L’idée plaît à

notre héros, suffisamment en tous les cas pour tromper son ennui l’espace d’un instant. Quoi de plus

légitime alors, que de « liker » la page en question ? Il s’exécute aussitôt.

Le temps se fige, un frisson le parcourt ; une vision étrange vient tout juste de le saisir. Une

silhouette indistincte, vaporeuse, s’immisce dans son esprit et d’un geste vif semble effleurer son

âme. Puis il revient à la réalité et commence brusquement à regretter sa décision. Aurait-il commis

une erreur ? Peut-être, mais ce qui a été fait… ne peut être défait…

Trois jours s’écoulent… Julian est de nouveau devant son ordinateur.

« Mesdames et messieurs les égarés du net,

Aujourd’hui, je ne suis pas d’humeur à vous parler de mes frivolités habituelles … Non, aujourd’hui, je

vais élever un peu le débat et partager avec vous mes réflexions. Cela demeurera, bien entendu, de la

philosophie de comptoir. Si vous voulez de la vraie réflexion, de haute volée, lisez plutôt Nietzsche ou

Aristote (pour ma part, c’est déjà fait).

Bref, revenons-en au titre de mon billet : comment perdre son âme en un clic ? Plus le temps passe, et

plus internet et les réseaux sociaux prennent une part importante dans notre vie, au point de devenir

envahissants. On voit une page qui nous plaît, on clique sur j’aime, et on accepte de dévoiler des

informations nous concernant… sans même savoir comment elles seront utilisées. Il est même

probable que certaines sociétés en sachent plus sur vous que vos propres parents.

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Mais pour être honnête, si vous souhaitez déballer votre vie personnelle à des inconnus, ça vous

regarde. Là n’est pas mon propos. Si j’ai décidé d’écrire ce billet, c’est parce que je pense que nous

avons franchi un cap. Il y a trois jours, je suis tombé sur cette fameuse page dont tout le monde parle

dernièrement : Les Associés du Diable. Et je dois dire qu’ils ont déployé les grands moyens. Si votre

regard parvient à se détourner des filles magnifiques qui ornent le site (j’ai aussi remarqué la

présence de quelques hommes) vous noterez alors que la page propose toute une gamme de

« produits branchés ». Fatalement, tout comme vous, j’ai liké. Mais pas pour les mêmes raisons…

Simplement parce que j’aimais l’idée que le Diable ait sa propre page. Quelle erreur ! A ce moment

précis un frisson m’a parcouru…

J’ai lu un peu plus en détails le discours de cette page… et je l’ai trouvé étrange. Ceux qui tiennent le

site semblent nous inciter à vivre notre vie « à fond », sans contrainte, sans conséquence. J’ai essayé

ce mode de vie, deux ans plus tôt, il est parfait pour mourir jeune... Par réflexe, j’ai préféré annuler

mon clic et « disliker » la page en question. C’est alors que j’ai été pris d’un malaise plus perturbant

que le précédent, comme si je venais d’attirer sur moi l’attention d’un être invisible ; et mon front

s’est mis à ruisseler de sueur. Cela vous paraîtra sans doute stupide, mais j’ai immédiatement

« reliké » la page. Je me suis alors apaisé.

Mais je m’interroge toujours… Ai-je complètement déliré ? Quel est le but de ces gens, exactement ?

Et si nous avions réellement affaire aux Associés du Diable ?

Fut un temps, nous imaginions que les pactes diaboliques étaient scellés dans le sang, sur de longs

parchemins. Mais l’époque de Faust est révolue, finies les messes sataniques, il faut vivre avec son

temps ! Le Diable l’a peut-être compris ? A l’heure de la dématérialisation, il ne serait pas surprenant

que les pactes avec le Démon soient conclus en un clic.

Quelle est votre expérience à ce sujet ? Surtout, n’hésitez pas à me traiter de fou (je sais de toute

manière que je suis plus intelligent et lucide que les trois-quarts d’entre vous).

Petit Magicien Désabusé »

Julian Solis vient de terminer la relecture de son dernier billet, destiné à son

blog www.petitmage.com, dont le nom complet est : Les frivolités du petit magicien désabusé. Un

titre assez long, voire pompeux, auquel il n’a pas trop pris le temps de réfléchir mais qui lui convenait

bien au moment où il a créé son blog. Aujourd’hui, il le trouve pitoyable. Mais qu’importe.

Julian Solis habite une petite ile cosmopolite de six millions d’habitants, située aux abords du

continent européen, et qui, pour une raison mystérieuse, ne fut découverte que deux siècles plus tôt

par les autres civilisations. Etonnamment, elle ne fut jamais nommée par ses habitants ; c’est

pourquoi les nations voisines se contentèrent de la désigner sous l’appellation de l’Ile, en toute

sobriété. Mise à part cette particularité, il s’agit d’un pays comme les autres dont les habitants sont

de parfaits citoyens du vingt et unième siècle. Pourtant, il serait fort fâcheux de croire que ce

territoire est négligeable, car il sera amené à faire parler de lui dans un très proche avenir…

Mais revenons-en à notre héros, le dénommé Julian Solis. Il a récemment fêté sa vingt-sixième année

et travaille dans une société nommée « Wizard Hat », spécialisée dans l’évènementiel. Leur devise ?

« Tout ce que vous souhaitez, nous l’avons dans notre chapeau ». L’entreprise ne se contente pas

d’organiser des évènements en grande pompe, elle propose également des services de sécurité, des

campagnes de communication, des produits dérivés, des voitures de location et fournit ses propres

plats.

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Vous devrez vous contenter de ces informations sommaires pour le moment, en révéler davantage

constituerait une atteinte à la vie privée de notre ami. Toujours est-il que Julian a eu l’audace d’aimer

la page Facebook du Diable, et ce soir, au moment de se coucher, il est en proie aux doutes.

Pour un conspirationniste tel que lui, certains signes ne trompent pas. Cette page a très

certainement produit un changement en lui… Aurait-elle bouleversé sa vie ?

Pour ne rien vous cacher, très certainement. Mais pour en savoir davantage, nous vous invitons à lire

la suite de ce récit, que nous espérons palpitante.

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Chapitre I – Peut-on rompre un pacte avec le démon ?

Est-il possible de vendre son âme au diable par un simple clic sur internet ? C’est la question cruciale

que se pose Julian Solis depuis qu’il a eu l’audace d’indiquer qu’il aimait la page Facebook des

Associés du Diable. A première vue, cet acte pourrait paraître anodin. Les Associés du Diable est

actuellement l’un des sites internet les plus en vogues. Les internautes y trouvent leur content de

produits de marque : vestes, jeans, sacs, mascottes, alcool en tous genres… Mais au-delà de cet

aspect purement mercantile, Les Associés du Diable véhiculent avant tout un état d’esprit : « Soyez

libres. Ne laissez personne vous dicter votre conduite. Rebellez-vous… »

A la réflexion, Julian Solis n’apprécie pas ces individus et il souhaiterait ardemment défaire ce qu’il a

fait, en « dislikant » leur page Facebook. Néanmoins, par une superstition peut-être excessive, il

craint d’attirer sur lui une menace indicible, en tentant de « rompre » ce pacte avec le Diable. Le

voilà pris au piège, et pour lui, cette situation est inacceptable. Un an et demi plus tôt, il mettait fin à

une relation amoureuse aussi passionnée que destructrice ; sa copine de l’époque, Océane, souffrait

d’une forte addiction à l’héroïne et avait eu le bon goût de l’entraîner dans sa chute. Pour s’en sortir,

il avait dû quitter la jeune femme, certainement la pire des drogues, et entamer une longue période

de désintoxication.

Depuis ce sinistre jour, il combat farouchement toute forme de dépendance ; c’est pourquoi il ne

prend que des forfaits sans engagement, même si ça lui revient plus cher, et il n’accepte jamais les

cartes de fidélité des magasins, quitte à renoncer aux cadeaux offerts. Et dès qu’il devient anxieux, il

se contente de mâchouiller ces « saloperies » de gums mentholées.

Malgré ses états d’âme, notre héros doit, pour l’heure, se rendre à son lieu de travail : la société

Wizard Hat, spécialisée dans l’évènementiel, comme vous le savez sans doute déjà. Aujourd’hui,

Julian n’est pas d’humeur à prendre les transports et à subir la compagnie des badauds. Il enfourche

donc un vélib et pédale à vive allure en direction de son lieu de travail. Le bâtiment de la société,

haut de cinq étages, est facilement identifiable grâce à l’enseigne qui trône au-dessus de l’entrée : un

chapeau et une baguette de magicien.

Le jeune homme pénètre dans l’immeuble, salue nonchalamment les hôtesses d’accueil, puis fait de

même avec les collègues qu’il croise sur sa route, plus ou moins chaleureusement selon les affinités

qu’il partage avec eux. Quelques minutes plus tard, il pousse la porte de son spacieux bureau, situé

au troisième étage, qu’il partage avec deux autres collègues. Il s’apprête à s’installer sur son fauteuil

attitré, mais un obstacle de taille se dresse sur sa route : Jack Leboeuf. Qui est Jack Leboeuf ? Un

homme athlétique, dépassant allégrement le mètre quatre-vingt-dix, qui occupe la fonction de

responsable de la sécurité. A l’arrivée de Julian, il est en train de discuter avec Agathe, l’une des trois

occupantes légitimes du bureau. Les cheveux châtains de la sympathique jeune femme, en harmonie

avec ses yeux noisette, sont attachés en queue de cheval, comme à l’accoutumée.

_ « Tiens, Julian, ça fait plaisir de te voir ! », s’exclame Jack, constatant que le jeune homme le fixe.

_ « Jack, si j’avais vingt kilos de muscle en plus, je t’aurais dégagé de ma place depuis longtemps… »

_ « On dirait que je l’ai échappée belle ! », poursuit l’importun, en quittant le siège.

_ « Tu as une petite mine, Julian », fait remarquer Agathe . « Tu as passé une mauvaise nuit ? »

Son collègue lui fait alors part de ses craintes concernant le site des Associés du Diable, qu’ils

soupçonnent d’être des individus malveillants.

_ « Je vois… », déclare la jeune femme, à la fin de l’exposé. « Tu m’excuses un instant ? Je dois passer

un coup de fil à l’hôpital psychiatrique…»

_ « C’est ça, fous-toi de moi… », grommèle le jeune homme. « Tu es typiquement le genre de

personne qui aurait fait enfermer Galilée, en son temps. Ces types sont louches, je le sais ! ».

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_ « Je ne vois vraiment pas ce qu’ils font de mal », intervient Jack. « On trouve de bons produits sur

leur page, et surtout des filles bien roulées… Je crois que notre petit magicien s’imagine des choses.»

_ « Evidemment, tu as liké leur page toi aussi, n’est-ce pas ? » Devinant déjà la réponse du chef de la

sécurité, notre héros poursuit. « Serais-tu prêt… pour me prouver que je délire… à disliker la page ? »

_ « S’il n’y a que ça pour te faire plaisir… J’espère que Lucifer ne va pas descendre du ciel pour me

punir ». Leboeuf laisse éclater son rire tonitruant, à la mesure de sa masse musculaire. « Encore que,

dans un face à face, c’est peut-être l’ange déchu qui y laisserait des plumes ».

_ « Tu sais faire des métaphores maintenant ? Tu m’épates, ton intellect croît de jours en jours ! »

Sur ces bonnes paroles, Jack s’éclipse, après avoir salué le « petit magicien » et adressé un clin d’œil

à Agathe. Une fois seuls tous les deux, la jeune femme jette à Julian un regard désabusé. En quelques

années, lui et Pedro sont parvenus, à une vitesse époustouflante, à forger à leur service une

réputation de fous, voire de « grands malades », pour s’exprimer plus crument. Pour votre gouverne,

Pedro est le troisième occupant du bureau, absent aujourd’hui. A eux trois, ils remplissent les

fonctions de responsables de l’organisation des évènements. Une tâche ô combien cruciale au sein

de l’entreprise.

Agathe et Julian se connaissaient avant de travailler chez Wizard Hat, et l’histoire de leur rencontre

vaut son pesant de roubles, mais si vous le permettez, nous la garderons pour une autre fois. Pour

l’heure, les deux partenaires partagent des idées sur le prochain grand évènement dont ils ont la

charge : organiser le mariage du prince Hutenberg. Sa douce promise est connue pour ses goûts de

luxe et ses requêtes délirantes. Evidemment, tant que le client paye le prix nécessaire, c’est loin de

constituer un problème pour Wizard Hat.

La dernière exigence de la future princesse est de pouvoir marcher sur un parterre de roses

lorsqu’elle se dirigera vers le prince, lors du mariage. A première vue, ce souhait semble facile à

exaucer. Néanmoins, la demoiselle exige une couleur bien spécifique : un coucher de soleil un soir de

printemps. Cette lubie lui vient d’un récent tableau de son peintre favori, lequel a peint le coucher de

soleil susnommé. Et comme cette couleur n’existe pas pour les roses, Julian et ses collègues ont dû

s’entretenir avec des jardiniers, capables de croiser plusieurs espèces, pour obtenir la nuance

souhaitée. Mais ils ont finalement atteint leur objectif, et Pedro, leur collègue mexicain, est parti en

France pour récupérer les précieuses fleurs.

Tandis que la discussion se poursuit, Julian reçoit un message sur son smartphone, de la part de Jack

Leboeuf : « Ca y est, j’ai disliké la page. Je tremble, brrrrr. Ha ha ha ! ». « Quel crétin fini »,

marmonne Julian. Le lendemain matin, lorsqu’il pénètre dans son bureau, Jack est encore installé à

sa place. Il remarque cependant que le bougre est un peu moins réactif qu’à son habitude et son

visage paraît fatigué, mais il est certainement trop tôt pour tirer des conclusions hâtives. La

conversation s’achève rapidement et le chef de la sécurité retourne vaquer à ses occupations.

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Au cours de l’après-midi, les pas de Julian le portent à la machine à café, « l’aimant à limaces », selon

ses propres termes. Nombre d’employés ont coutume de s’y retrouver pour y discuter de choses bien

futiles. Néanmoins, tandis que le jeune homme attend que le café s’écoule dans son gobelet, il

surprend un échange intrigant. « Je n’aurais jamais cru que Jack se serait fait mettre à terre si

facilement, lors de l’entraînement ». Tels sont les mots de l’un des membres de la sécurité, faisant

référence à leur entraînement en arts martiaux. Notre héros souhaite tirer ça au clair et se rend, d’un

pas décidé, à la rencontre du chef de la sécurité. Cette fois, il n’y a plus de place pour le doute, Jack a

perdu de sa superbe et s’affaiblit. Le jeune homme l’interroge à ce propos, mais Leboeuf se contente

de répondre, de façon fort peu convaincante, qu’il a avalé hier un plat de lasagne qui ne passe pas.

« Tu sais, tu peux abandonner notre défi et reconnaître que tu avais tort », lui lance Julian. « Tu n’es

pas sérieux… », lui répond son interlocuteur en ricanant.

Julian est perplexe, mais il n’a d’autre choix que de reprendre le travail, comme tout un chacun.

Puis il rentre chez lui, le cerveau en ébullition. Le jour suivant se déroule comme les précédents ; le

jeune homme arrive à son bureau, salue Agathe, avant de s’installer machinalement à sa place. Il

lance son ordinateur et dans l’attente, se balance sur sa chaise. Il remarque alors soudainement que

quelqu’un manque à l’appel : Jack n’est pas venu les importuner aujourd’hui. Sa collègue lui confirme

son absence, pour cause d’intoxication alimentaire. Notre héros devient de plus en plus sceptique, au

point de se demander s’il n’a pas fait courir un trop grand danger à son camarade. Pourtant, Agathe,

bien plus cartésienne, lui répète à l’envi que ce sont des foutaises et qu’un simple site ne peut pas

nuire à la santé d’une personne. Le soir même, une fois chez lui, Julian cogite. Il a eu l’occasion de lire

de nombreux commentaires de la part d’internautes, sur son blog. La plupart ne prennent pas la

menace au sérieux ; à l’inverse, certains illuminés dramatisent. Mais quelques rares intervenants font

part d’anecdotes étranges, concernant des personnes ayant disliké la page au centre des attentions.

C’est l’esprit encore rongé par le doute qu’il se couche et se rend à sa société le lendemain. Le retour

de Jack est prévu pour cet après-midi ; Julian en profitera pour s’enquérir de sa santé. Mais il n’aura

pas à se donner cette peine. Lors du déjeuner, alors qu’il est assis à une table de la cantine, face à

Agathe, et qu’il écoute cette dernière débattre de la fraicheur des tomates qui leur sont servies,

notre héros sent une main se poser sur son épaule. Leboeuf se dresse devant lui, en grande forme.

« Les lasagnes maléfiques ont quitté mon corps » !, s’exclame-t-il en s’esclaffant. « Dieu merci, cela

me dispensera d’entendre les théories fumeuses de Julian », déclare Agathe, soulagée.

Soulagé, Julian l’est également. Vraisemblablement, c’est par un simple et malencontreux hasard que

Jack est tombé malade récemment. Quatre jours se sont écoulés et son camarade s’en est sorti

indemne, fin de l’histoire. La journée du vendredi se déroule tout à fait paisiblement, et c’est le cœur

léger que notre héros se dirige vers les toilettes en fin d’après-midi. A peine la porte s’est-elle

refermée qu’il l’entend s’ouvrir à nouveau et voit Jack en émerger. Il le croise pour la première fois

depuis hier. Ils s’installent chacun face à un urinoir.

_« Prêt à sortir ta baguette de magicien ? », lui demande le chef de la sécurité, sur le ton de la

plaisanterie.

_ « J’ai été stupide de m’inquiéter pour toi. Je me suis vraiment monté la tête. Ce soir, je vais disliker

la page, moi aussi ». Jack le regarde gravement.

_ « Non… Ne fais pas ça », dit ce dernier. « Que ça reste entre nous, mais… j’ai reliké la page mercredi

matin. » Notre héros s’apprête à faire un commentaire, mais Leboeuf poursuit. « Je deviens peut-

être fou moi aussi… En tout cas, lundi soir, j’ai fait un rêve étrange. Une voix, venue de je ne sais où,

me chuchotait : « Nous étions bien ensemble, pourquoi m’avoir quitté ? ». Je me suis réveillé

immédiatement, mais à ce moment-là, je ne stressais pas trop. Ce n’était qu’un rêve, après tout, et

pas spécialement menaçant. Mais quand je me suis rendormi, j’ai à nouveau entendu la voix, sauf

que cette fois, elle avait un ton plus grave, plus inquiétant. »

_ « Bah, ton subconscient t’a joué des tours, c’est tout. Inconsciemment, mes histoires t’ont

influencé et tu en as rêvé la nuit. Un classique ».

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_ « Ecoute, j’ai entendu cette voix dix fois, dans la nuit du lundi. Et je ne pourrais pas te dire combien

la nuit suivante : « Nous étions vraiment bien ensemble, pourquoi me quitter ? Tu crois que tu peux

me jeter comme ça ? Quand on m’aime, c’est pour la vie ! » Quand je me suis réveillé, le lendemain

matin, j’ai à nouveau cliqué sur la mention j’aime. Et depuis, les rêves ont disparu… Alors tu sais

quoi ? Je vais faire comme si rien n’était arrivé, comme si j’avais halluciné. Mais à partir de

maintenant, je ne touche plus à la page des Associés du Diable et je te conseille d’en faire autant ».

Puis, Jack sourit, tape dans le dos de Julian et quitte les toilettes en lui souhaitant un bon week end.

En dépit de son arrogance, l’Homme est bien peu de choses. Il pense avoir percé la plupart des

mystères du monde, mais tant de secrets lui échappent encore. Un site internet qui vole les âmes,

cela paraît certainement fou. Mais la grande question est : qui sommes-nous pour exclure

catégoriquement cette hypothèse ? Qui est Julian Solis… pour l’exclure ? Voilà un mystère qu’il

compte bien tirer au clair !

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Chapitre II – La Flamme qui consume tout

Comment décrire le jogging ? C’est l’activité de ceux qui souhaitent courir, sans savoir où ils vont. Il

s’agit là, du moins, de la définition de Julian Solis. C’est la raison pour laquelle Agathe, sa collègue,

doit toujours déployer d’immenses efforts pour le convaincre de venir courir avec elle au parc. Et ce

dimanche matin, elle en vient à regretter d’avoir tant insisté. Durant toute leur course, Julian lui fait

part de sa préoccupation du moment : la page des Associés du Diable.

_ « Lâche l’affaire, Julian », lui conseille Agathe. « Les Associés ne sont pas des espèces de démons,

mais de simples commerçants. Cesse de te passionner pour ça ».

_ « Au moins, cette passion-là me fait oublier la précédente : la fille que tu m’as présentée, dont je

suis tombé amoureux et qui m’a fait partager les joies de la poudreuse. »

Sa collègue ne sait que répondre, aussi, elle se contente d’annoncer qu’ils ont achevé leurs douze

kilomètres ; ce qui ne manque pas de surprendre notre héros, lui qui rechigne habituellement à

courir au-delà de cinq kilomètres, n’a pas vu les distances défiler aujourd’hui. Agathe fait remarquer

à Julian que quand il songe aux Associés, il en oublie tout le reste. « Ce n’est pas un mal », pense-t-il.

Après cette saine activité, les deux amis se séparent et Julian rentre chez lui, consulter les

commentaires présents sur son blog. La plupart d’entre eux ne présentent pas de réel intérêt, mais

dernièrement, l’une des personnes postant sur son site l’intrigue. Elle porte le nom de « Petit

Poucet » et partage avec lui des anecdotes alarmantes vécues par des personnes ayant « liké », puis

« disliké » la page Facebook des Associés du Diable. Tout comme notre héros, cet individu semble

désireux d’en apprendre plus. En revanche, de l’avis de Julian, son pseudonyme manque fortement

de goût.

Le lundi matin débute pour lui une nouvelle semaine de travail. Lorsqu’il pénètre dans son bureau,

Agathe est déjà installée au sien, une tasse de café à la main. En revanche, son deuxième collègue,

que vous n’avez pas encore le plaisir de connaître, n’est toujours pas arrivé. Et si le bougre est fidèle

à ses habitudes, il est inutile d’espérer le voir surgir avant une bonne heure. Pedro Castilla était

absent la semaine dernière, puisqu’il avait dû partir en France pour récupérer la commande d’une

cliente : des fleurs couleur coucher de soleil un soir de printemps. Pedro est un grand fou et un grand

charmeur d’origine mexicaine, vêtu d’une chemise à manches courtes et d’un chapeau en toute

saison, et portant toujours une barbe de trois ou quatre jours. Certains prétendent qu’il a appartenu

au cartel, d’autres au contraire qu’il l’a combattu. Mais ce qui fait sa renommée, avant toute chose,

c’est son légendaire « hijo de puta », doté d’une force de conviction incroyable. Quand Pedro Castilla

traite quelqu’un de « hijo de puta », celui-ci a vraiment l’impression d’en être un. D’aucuns le

qualifieront de « cliché sur pattes »… et ils n’auront pas tout à fait tort.

Quand l’homme au chapeau pénètre dans le bureau, il salue chaleureusement ses collègues par un :

« Hola, amigos, que tal ? »

_ « Tiens Pedro… », constate Agathe. « Il t’a fallu cinq jours pour faire l’aller-retour en France… Tu

t’es perdu en route ? ».

_ « Hé, j’y peux rien si ces roses sont aussi délicates que des femmes. J’ai pris toutes les précautions

d’usage pour les conserver. C’est ma faute si j’aime le travail bien fait ? »

Comme vous le savez déjà, les trois comparses travaillent chez Wizard Hat, société spécialisée dans

l’évènementiel. Et actuellement, leur principale mission consiste à préparer le mariage du prince

Hutenberg, et plus particulièrement à satisfaire les souhaits de sa promise. Cette dernière a d’ailleurs

formulé une nouvelle exigence, depuis que son chef cuisinier favori a conseillé d’accompagner le

dernier dessert qu’il a confectionné d’un verre de champagne Vermeille Palace, année 1994. Le

véritable problème réside dans le fait que ces bouteilles sont rares et qu’il en faudrait une vingtaine.

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Nos trois protagonistes ont dû faire jouer tout leur carnet d’adresse pour réunir les précieux objets.

Et Pedro sait justement comment en récupérer quatre bouteilles dans un bar des environs, et ce de

façon presque licite. « J’y vais dans une heure », déclare-t-il. Puis, sans mot dire, il se saisit d’un

paquet, en extrait une cigarette et la porte à ses lèvres. « T’es lourd, Pedro, », se plaint Agathe. « Va

enfumer un autre bureau ». Comme pour répondre à cette remarque, l’homme au chapeau

s’approche de la fenêtre et l’ouvre. Après quoi, il fouille sa poche et en sort une boite d’allumettes.

Julian, par pure curiosité, jette un regard à la boîte et interrompt soudainement son collègue. Il lui

prend l’objet des mains et l’étudie. Une illustration représente une silhouette, entourée de flammes,

sous laquelle figure un texte : « La flamme qui brûle en moi peut tout consumer. Les Associés du

Diable ».

_ « Où as-tu trouvé cette boîte, Pedro ? »

_ « Il les filait dans le fameux bar où j’ai trouvé les bouteilles de champ’. C’est bon, t’as fini de la fixer,

hombre, je peux la récupérer ? »

_ « Je crois que je vais t’accompagner dans ce bar pour aller chercher ces bouteilles… »

_ « La dernière fois que vous vous êtes rendu tous les deux, sans surveillance, dans un bar, ça s’est

mal terminé », lance Agathe. « Cette fois, je ne vous lâche pas d’une semelle ! »

Une heure plus tard, voilà notre trio qui franchit le seuil du débit d’alcool. Pedro tient entre ses mains

une boîte de Monopoly, qu’il tend au propriétaire, en échange de quatre bouteilles emballées. « Je te

souhaite de bonnes et fructueuses parties, hombre ». Il y a de cela deux ans, Pedro Castilla a acheté

tout un stock de boites de Monopoly à vil prix, sans trop savoir qu’en faire. Julian avait alors fait

remarquer que ce serait un moyen de paiement idéal pour les grosses transactions douteuses, en

remplaçant les faux billets de Monopoly par des vrais. Notre héros plaisantait-il ? Qu’importe, l’idée

plut à son ami mexicain et il a souvent recours à ce stratagème depuis. Inutile de vous préciser la

raison pour laquelle Agathe n’aime pas l’idée de laisser ses deux collègues seuls.

Très vite, Julian presse le propriétaire du bar de questions, afin de savoir d’où proviennent les boites

d’allumettes. Il apprend alors qu’une boutique des Associés du Diable, qui a ouvert dans les environs,

fournit à tous les débits de boisson des produits dérivés en tout genre, et ce gratuitement.

Evidemment, l’alcool, la cigarette et tous les autres produits provoquant une accoutumance,

constituent le moyen idéal de fidéliser la clientèle. Notre héros, en tant qu’ancien toxicomane, en

sait quelque chose. De grandes corporations l’ont compris bien avant les Associés du Diable.

Visiblement, la série de questions que pose Julian n’est pas du goût de certains clients, qui le fixent

étrangement. Ces individus ont le crâne rasé et portent de longs manteaux noirs.

_ « Tu poses beaucoup de questions, petit branleur. Continue comme ça et tu vas finir en cendres. »

Julian leur jette un regard laissant penser qu’il leur accorde autant de crédit qu’à une fiente de

pigeon, avant d’interpeller le barman : « Chef, sers un verre d’eau à ces jeunes loups qui semblent

brûler de l’intérieur. C’est pour moi. »

Aussitôt, l’une des brutes attrape notre héros par le col et le menace. Julian ne lui laisse cependant

pas le temps de passer à l’acte, il se saisit d’une pinte de bière à moitié vide et en asperge le visage

de l’agressif inconnu, pour lui rafraîchir les idées. Un second individu, fou de rage, se précipite vers

notre héros, mais il est interrompu dans sa course ; Agathe s’interpose, lui tord le bras et le plaque

contre le comptoir. Sa longue pratique des arts martiaux s’avère toujours utile dans ces cas-là. Les

autres trouble-fêtes s’approchent ; pour toute réponse, la jeune femme rabat sa veste en arrière et

leur dévoile un pistolet. « Vous voulez goûter au vrai pouvoir du feu ? », leur demande-t-elle.

Vraisemblablement, non ; les perturbateurs prennent le large.

_ « Ces petits hijos de puta ont bien de la chance que je ne m’en sois pas mêlé ! », s’exclame Pedro.

« Je les aurais mis en sang ! Malheureusement, il fallait que je protège nos bouteilles… ».

_ « C’est ça, ouais ! », rétorque Agathe. « C’est toujours la même chose. Toi ou Julian déclenchez un

conflit et c’est moi qui dois intervenir ensuite, pour vous sauver la mise ! ».

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_ « Ouais, merci pour tout, Agathe », lance Julian. « Bon, je vous laisse régler les derniers détails

ici. Des affaires plus urgentes m’appellent ». Et il s’éloigne sous le regard médusé de sa collègue.

Après cette aventure malencontreuse, surtout pour leurs agresseurs, Julian Solis ressent le besoin de

s’exprimer sur les réseaux sociaux. Passé le seuil de la porte de son appartement, il se dirige vers son

ordinateur pour se connecter à son compte Facebook. Il remarque au passage que le Petit Poucet, le

mystérieux individu avec qui il partage ses doutes, lui a laissé un message. Il lui confirme, s’il en était

encore besoin, que leurs « ennemis » sont dangereux et qu’il reste encore de nombreuses zones

d’ombre à éclaircir. Mais qu’importe les risques, Julian doit se confronter à eux ; tant qu’il se focalise

sur ces escrocs, il oublie ses plus terribles démons… Océane et la drogue. Il se connecte à la page des

Associés du Diable et lit les messages de quelques internautes critiquant l’attitude de délinquants

prétendant œuvrer pour les Associés. Récemment, l’un des gérants de la page a jugé bon de réagir :

L’ange de feu : « Chers amis et clients, notre but n’a jamais été de provoquer le moindre désordre.

Nous pensons que les valeurs que nous défendons, le désir de liberté, la confiance en soi, sont saines.

Si certains les interprètent mal, nous en sommes désolés, mais en aucun cas nous ne pouvons être

assimilés à un quelconque groupuscule violent ».

La réplique de Julian ne se fait pas attendre :

Petit magicien désabusé : « Aujourd’hui, j’ai fait l’objet d’une agression. Une bande de junkies a pris

au pied de la lettre le message de vos boites d’allumettes, sur le feu intérieur qui consume tout. Vous

êtes nécessairement conscients du fait qu’une partie de votre clientèle est jeune et influençable. Vous

devriez revoir votre communication, et vite ».

Le jeune homme omet de préciser, sans doute volontairement, qu’il a provoqué lesdits « junkies ».

L’ange de feu : « Tout message peut être mal interprété. Même les plus grands artistes se sont vu

accuser des pires intentions. Faut-il cesser de communiquer par peur d’être mal compris ? »

Petit magicien désabusé : « Des artistes, ben voyons. Parce que vous poursuivez un but artistique,

peut-être ? Non, vous êtes des commerçants et vous recherchez avant tout le profit. La seule question

qui subsiste étant : quel genre de commerce pratiquez-vous ? Pas celui des âmes tout de même…

Mesdames et Messieurs les Associés du Diable ? »

Julian interrompt à ce stade la joute verbale. Sa journée s’est révélée épuisante et il souhaite se

reposer un peu. Il s’allonge dans son lit et se laisse gagner par le sommeil du juste. Une délicate

chaleur l’enveloppe progressivement, puis elle s’intensifie, jusqu’à devenir suffocante. Il se réveille

brusquement, il constate avec stupeur qu’il n’est plus dans son lit ; il est allongé à même le sol. Il se

redresse et observe son environnement d’un rapide coup d’œil, il se trouve sur une petite falaise

cernée par les flammes, une mer infinie de flammes. Même le ciel, rougeoyant, évoque la fournaise.

Notre héros ne voit aucune issue, il ne peut que s’approcher du bord de la falaise. Cependant, au

loin, il aperçoit une silhouette immobile, silencieuse, qui lui tourne le dos. Il décide de se diriger vers

elle.

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A mesure qu’il s’avance, il perçoit mieux les contours de l’individu ; il s’agit d’un humanoïde massif,

paré d’un large manteau couleur bourgogne et qui semble tenir, à deux mains, une lame de longue

taille. Il émane de lui une aura terrifiante, et lorsqu’il se trouve à moins de cinq mètres de lui, Julian a

l’impression que ses forces l’abandonnent, accablé par une pression sans pareille.

_ « Bienvenue, petit magicien », déclare l’être d’une voix tranchante comme l’acier d’une lame. « Te

voilà piégé par la Flamme qui consume tout. Si tu veux t’échapper par l’un de tes tours de magie, le

moment est bien choisi. Tu as posé bien des questions. Mais es-tu prêt à entendre les réponses ?

Peux-tu vraiment nous défier ? Ne te vois-tu pas plus grand que tu n’es ? »

_ « Un rêve… Ceci n’est qu’un rêve… Vous croyez m’impressionner !? Votre principale arme est la

communication, n’est-ce pas ? C’est aussi ma spécialité ! Je ne vous crains pas. Retournez-vous si vous

l’osez ! ».

_ « Si je l’ose ? », ricane le mystérieux inconnu. « Mais comme tu l’as dit, nous sommes dans ton rêve.

Si je te tourne le dos, c’est par ta seule volonté, n’est-ce pas ? Peut-être crains-tu de croiser mon

regard, de contempler mon visage ? Mais si tu insistes, je peux me retourner… Après quoi, je lirai la

peur dans tes yeux, puis je mordrai ta petite gorge à pleines dents ».

L’être se retourne lentement, tandis que les battements de cœur de notre héros s’accélèrent. C’est

alors qu’il entend une petit voix, affolée, lui murmurer : « Réveille-toi, vite, sinon il te consumera ! ».

Julian commence à deviner les contours du visage de l’individu… Ils n’ont rien d’humain ! Il s’éveille

brusquement, le corps inondé de sueur. Il n’aura que brièvement aperçu le faciès de son

interlocuteur, mais cela lui aura amplement suffi.

Cependant, une rage inexplicable l’habite. Il se lève d’un bond, lance son ordinateur, et s’apprête à

disliker la page des Associés du Diable, tel le gant du défi que l’on jette à la figure de son adversaire.

Mais avant qu’il n’ait pu tenter quoi que ce soit, il reçoit un message du Petit Poucet : « Suite à tes

messages, tu as fait des cauchemars, non ? Surtout ne tente rien de dangereux pour l’instant. Nous

trouverons le moyen de te libérer le moment venu. »

La colère de Julian s’évanouit et fait place à la crainte. Il repense à cette phrase : « Ne te vois-tu pas

plus grand que tu n’es ? » Que cherche-t-il à faire, exactement ? Les héros marquent éternellement

l’histoire, mais ils meurent soudainement. Les lâches tombent dans l’oubli, mais ils vivent plus

longuement. Ce soir, notre « héros » renonce à la bravoure. Ce soir, il choisit d’être un lâche. Et

comment les lâches combattent-ils leur anxiété ? Avec une petite ligne, par exemple ? Non, Julian se

ressaisit et se contente de mâchouiller, une fois encore, ces « saloperies » de gums mentholées.

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Chapitre III – Petit Poucet cherche les cailloux qu’il a semés

« C’est l’histoire d’un petit oiseau, qui dormait dans un nid bien chaud,

Perché sur le plus haut branchage, d’un chêne sans âge,

Sa famille et lui vivaient loin de la Terre, préservés de sa laideur, de sa misère,

Mais un jour un vent mauvais souffla, et la branche céda,

L’oiseau fut emporté loin des siens, pour un voyage sans lendemain,

Puis le souffle cessa, le petit oiseau chuta, et ses ailes se brisèrent sous son poids,

Il voulut retrouver le chemin de son nid, mais n’avait laissé aucun caillou derrière lui,

Il partit alors en quête d’une terre d’accueil, où il pourrait se cacher du mauvais œil,

Dans un monde où il ne pouvait plus voler, il se résigna à marcher,

Longtemps dura son errance, sa solitude et sa souffrance,

Mais un soir le périple s’acheva, lorsqu’un homme l’accueillit sous son toit,

Et lui permit de rester en son domaine, le temps de soigner sa peine. »

*****

Melydice est installée à son bureau, devant son ordinateur ; elle lit un message qu’elle vient de

recevoir et réfléchit à la réponse qu’elle va lui apporter. Cela fait maintenant près de trois mois que

ses pieds ont foulé le domaine d’Ethan De Witter et qu’elle a trouvé refuge dans son manoir. Depuis

ce jour, la jeune femme n’est pas parvenue à aller au-delà du jardin boisé qui entoure la demeure,

ses forces ne le lui permettent pas. Le monde extérieur lui paraît trop corrompu, il lui est étranger,

hostile. Le manoir est son seul havre de paix. Jusqu’à présent, sa principale activité a consisté à visiter

le vaste domaine, mais aussi à se connecter sur internet, pour en apprendre plus sur les hommes, sur

leur société.

Très vite, un site internet, et sa page Facebook, ont attiré l’attention de Melydice : les Associés du

Diable. Le nom du site, les messages qu’il véhicule, l’aura qui s’en dégage, ont tout de suite entraîné

sa suspicion. Au fil de ses errances sur internet, elle a rencontré d’autres personnes qui se méfiaient

de ce phénomène et leur a conseillé de s’en tenir éloignées. « Dislikez leur page sans hésiter », c’est

la recommandation qu’elle donne à tous. Mais se serait-elle trompée ? Aujourd’hui, elle vient de

recevoir un message d’Océane, une internaute avec qui elle converse depuis deux mois. Cette

dernière lui signale qu’elle ressent des signes de fatigue, depuis qu’elle a « disliké » la page des

Associés, et qu’elle fait, de temps à autres, des cauchemars ; cependant, elle se refuse à abandonner

en « likant » à nouveau la page des Associés, elle ne leur cédera jamais.

Melydice rédige sa réponse :

« Je suis heureuse d’avoir de tes nouvelles Océane. Mais tes cauchemars m’inquiètent. Penses-tu que

c’est vraiment une bonne idée de continuer de disliker la page Facebook des Associés ? Ne force pas

trop. J’aimerais pouvoir t’aider. Donne-moi de tes nouvelles très vite ».

Le Petit Poucet.

Une semaine s’écoule et Melydice n’a toujours pas de nouvelles de sa correspondante. Océane est la

troisième avec qui elle converse au sujet des Associés du Diable ; elle est la troisième qu’elle exhorte

à « disliker » leur page, et il se pourrait bien qu’elle soit la troisième à connaître, comme ses deux

prédécesseurs, une fin mystérieuse. « Ça recommence », pense la jeune femme. « J’ai encore causé

la perte d’une personne ». Une larme s’écoule sur sa joue couleur albâtre.

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« Ne pleure pas, Mely, ne pleure pas », répètent en cœur deux voix synthétiques. Melydice se tourne

immédiatement vers les êtres à l’origine de ces encouragements ; il s’agit de deux petites créatures

métalliques, dont le corps est de forme ovale. Leurs yeux sont des lentilles lumineuses, l’un étant

deux fois plus gros que l’autre. L’un des robots approche timidement sa main du visage de la jeune

femme mais s’interrompt, craignant que son contact ne lui déplaise. Cependant, Melydice agrippe les

deux êtres d’acier pour les étreindre. Leur corps est froid, et pourtant, ils réchauffent son âme.

Deux petits robots, capables de communiquer de leur propre initiative, et même d’éprouver des

sentiments. « Invraisemblable », penseront certains. « La science ne nous permet pas encore de tels

prodiges ». Partout ailleurs, peut-être. Mais l’Ile sur laquelle prend place notre histoire recèle

quelques mystères, tenez-le vous pour dit.

Melydice s’assoupit, entourée de ses deux compagnons de métal ; elle est apaisée.

Malheureusement, sa sérénité est de courte durée. Bientôt, le souffle mauvais envahi ses songes. Sa

conscience erre en un lieu lointain, ténébreux, dont elle ne parvient pas à distinguer les contours.

Mais elle entend des voix, des voix cruelles, pernicieuses, pleines de malice ; parfois elles chuchotent

et parfois elles hurlent, du moins lui semble-t-il. Ces engeances déclarent que leur heure de gloire est

révolue. Désormais, les hommes ne font plus appel à elles, car ils ne les révèrent plus. La science les a

supplantées, dans la société actuelle, avec un peu d’argent, on peut goûter tous les plaisirs et rester

jeune cinquante années de plus.

Puisque c’est la science qui les a condamnés, c’est également la science qui leur procurera la victoire,

clame l’un des êtres. S’ils veulent attirer les hommes dans les mailles de leur filet, ils doivent

communiquer avec eux, les séduire. Et quel meilleur moyen de séduction… qu’internet ?

Qui sont ces inconnus dérobeurs d’âme ? Des mânes ? Des ombres ? Des monstres ? Des démons ?

Non, tous ces termes ont été imaginés par les hommes, pour désigner ceux qu’ils craignent. Mais ces

êtres se sont attribué leur propre appellation. Dans l’esprit de Melydice, une seule expression lui

vient : « Ceux d’En Bas ». Soudainement, il semble à la jeune femme que toutes les voix se sont tues,

et que dans l’obscurité, leurs yeux la fixent. Son corps tremble ; son cœur s’emballe. Puis, une douce

chaleur l’envahit. Elle provient des petits robots, qui ne se doutent peut-être pas qu’elle

cauchemarde, mais ont remarqué ses tremblements. Ils utilisent une de leurs fonctions pour se

transformer en radiateurs.

Les mauvais songes se dissipent. Melydice se revoit plusieurs mois en arrière, quand sa longue

errance a pris fin. C’était un soir d’hiver, elle avait échoué dans un jardin boisé, dont le sol

disparaissait sous un manteau de neige. Elle appelait à l’aide, et au fond d’elle, elle entendait la voix

d’un homme qui lui répondait. Peut-être avait-elle déliré. Toujours est-il que ses pas l’avaient guidée

jusqu’au manoir De Witter. A moitié consciente, elle avait été ramassée par une grande forme

humanoïde, au contact métallique. Lorsqu’elle s’était éveillée, elle se trouvait dans un lit douillet. Un

homme, de chair cette fois, la fixait avec attention ; le seigneur des lieux, Ethan De Witter.

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_ « Qui es-tu, belle enfant ? », lui demanda le comte.

_ « Melydice », lui répondit la jeune femme égarée.

_ « T’es-tu perdue ? De quel Eden es-tu tombée ? »

_ « Je ne me rappelle plus très bien. Je me souviens seulement d’une fuite sans fin et de mon cœur

qui se serre. J’ai traversé trop de fois ces lieux froids et pollués, que les hommes appellent villes ».

_ « Tu préfères la nature, sans doute ? », interrogea De Witter.

_ « Oui. Mais dans les bois, la nuit, toute seule, j’avais peur que le Loup vienne me trouver ».

_ « Le Loup dis-tu ? Quel étrange personnage de conte de fée es-tu ? »

_ « Je ne sais pas. Mais… j’aimerais tellement rentrer chez moi ».

_ « Ne t’en fais pas. Tu es semblable au Petit Poucet. Lui et ses frères s’étaient égarés dans la forêt.

Heureusement, il avait semé derrière lui des petits cailloux, pour retrouver son chemin ».

_ « Mais moi, je n’ai semé aucun caillou », rectifia Melydice.

_ « C’est ce que tu crois. Nous laissons tous des traces derrière nous. Des traces qui peuvent nous

ramener à nos origines. Tu as certainement accompli des choses, fais des rencontres. Et, m’est avis

que ton visage est de ceux qu’on n’oublie pas. Un jour, tu retrouveras tes cailloux perdus ».

_ « Et en attendant, que dois-je faire ? »

_ « Je me suis exilé, pour vivre à l’écart du monde, loin des hommes, de leur folie. Cela dit, pour toi,

je ferai une exception. Mes portes te sont grandes ouvertes. Reste autant que tu le souhaites ».

Une poigne de fer frappe à la porte de sa chambre et tire Melydice de ses rêveries. La porte s’ouvre

lentement et laisse apparaître un individu métallique, vêtu comme un humain. « Ethan t’attend dans

la salle à manger, pour le petit déjeuner, Melydice », déclare l’androïde. La jeune femme hoche la

tête, s’habille à la hâte et part retrouver le comte. Avant même d’avoir pris place, elle fait part au

maître des lieux de ses inquiétudes, du fait qu’elle n’a plus aucune nouvelle d’Océane. Ethan De

Witter lui souffle qu’ils entreprendront les recherches nécessaires pour obtenir plus d’informations,

tout en se tournant vers l’androïde. Puis, il invite la jeune femme à s’attabler. Cette dernière agrippe

une tartine délicatement tranchée et beurrée avec soin et la plonge dans sa tasse de thé à la mure,

tout juste chaud. Les saveurs se marient dans sa bouche. Comme à son habitude, elle discute une

petite heure avec le comte, après quoi, elle retourne dans sa chambre et lance l’ordinateur portable

que son hôte a mis à sa disposition.

Au gré de ses recherches sur internet, elle tombe sur un blog qui l’interpelle : Les Frivolités du Petit

Magicien Désabusé. Pour les plus dissipés d’entre vous, rappelons qu’il s’agit du blog de notre héros,

Julian Solis, où il y fait part de ses pensées, de ses réflexions sur le monde, et parfois de ses passions.

Mais ce qui retient l’attention de Melydice, c’est surtout un article qu’il a écrit sur le site des Associés

du Diable. Il s’interroge sur les véritables intentions de ces mystérieux associés et sur les dangers que

représente leur site, et plus particulièrement leur page Facebook. La plupart des commentaires écrits

par les lecteurs ne présentent pas le moindre intérêt. La jeune femme décide d’élever un peu le

niveau, elle met en garde le « Petit Magicien Désabusé » et lui affirme qu’elle partage ses craintes

mais qu’elle préfère en discuter en privé. Comme toujours, elle écrit sous le pseudo du Petit Poucet.

Deux jours plus tard, elle reçoit sur sa page Facebook une demande d’ajout à la liste d’amis, de la

part du Petit Magicien Désabusé. Bien évidemment, elle accepte. Le soir même, le jeune homme

prend contact avec elle, en ouvrant une fenêtre de discussion sur sa page Facebook. Les deux petits

robots s’installent sur les genoux de la jeune femme et observent la discussion.

Petit Magicien Désabusé : « Petit_Poucet_Cherche_Cailloux ? Superbe nom de compte. Vraiment. »

« Hmmm, ce sont des sarcasmes, c’est bien ça ? », s’interroge Mélydice, à voix haute.

« C’est un authentique abruti ! », s’exclame l’un des petits robots. « Oui, un authentique abruti ! »,

reprend l’autre. La jeune femme hoche la tête et reprend la phrase telle quelle.

Petit_Poucet_Cherche_Cailloux : « Tu sais que tu es un authentique abruti, Petit Magicien ? »

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Petit Magicien Désabusé : « Ouais, un vrai de vrai… Alors, prêt à tout me balancer sur les diables ? »

Petit_Poucet_Cherche_Cailloux : « Pour faire simple, je connais 3 personnes qui ont disliké la page

des Associés. Et à ma connaissance, au moins 2 des 3 sont mortes dans les semaines qui ont suivi ».

La conversation se poursuit. Son interlocuteur semble réceptif à ses mises en garde, mais elle n’est

pas certaine qu’il ait pris toute la mesure de la menace. Il lui paraît un peu trop téméraire. Les jours

passent et la jeune femme continue de s’intéresser au phénomène. Un matin, l’androïde frappe à sa

porte, pour lui annoncer qu’il a retrouvé la trace d’Océane ; celle-ci a été récemment admise dans un

hôpital et son état serait inquiétant. Mais il n’en sait guère plus. Melydice souhaiterait la rencontrer,

la convaincre de « disliker » la page, mais il lui faudrait se rendre en ville et elle ne s’en sent pas la

force. « J’ai peut-être causé sa perte… Plus jamais ça ! », se jure-t-elle. Le soir, elle se rend sur la page

Facebook des Associés du Diable et constate que Le Petit Magicien, Julian Solis, leur a posé de

multiples questions. Il semble désireux de les défier. Mélydice est curieuse de connaître la suite des

évènements.

Cette nuit-là, alors que le sommeil la gagne, elle se laisse à nouveau aller à la rêverie. L’atmosphère

est pesante ; dans une mer de flammes infinies, le seul lieu accueillant est une petite falaise. Elle y

aperçoit, d’ailleurs, Julian Solis. Elle ne l’a jamais vu auparavant, mais le reconnaît instinctivement.

Elle comprend alors que ce rêve n’est pas le sien, mais celui du jeune homme. C’est pourquoi elle n’y

est pas présente « physiquement », elle n’est qu’une pensée, une conscience. Elle remarque

également, au bout de la falaise, la silhouette menaçante d’un être de grande taille. Et lorsque ses

yeux se posent sur cet inconnu, tout de rouge vêtu, une seule expression lui vient à l’esprit : « Ceux

d’En Bas ». Julian Solis se dirige vers la sinistre créature, en dépit de toute règle de survie. Ce n’est

peut-être qu’un songe, mais les flammes que répand son adversaire sont capables de tout consumer,

même l’âme. Alors, Melydice crie de toutes ses forces pour que le jeune homme se réveille.

Un instant plus tard, la jeune femme est revenue à la réalité. Elle se précipite vers son ordinateur et

tape un message de façon frénétique, avant de l’envoyer à Julian : « Suite à tes messages, tu as fait

des cauchemars, non ? Surtout ne tente rien de dangereux pour l’instant. Nous trouverons le moyen

de te libérer le moment venu. » Il est impératif qu’il ne « dislike » pas la page Facebook des Associés,

les conséquences sont encore trop incertaines. Ne jamais abattre toutes ses cartes, tant que

l’adversaire n’a montré aucune des siennes.

Melydice est perdue, dans un monde froid, qui n’est pas le sien. Mais elle ne laissera pas « Ceux d’En

Bas » dicter leurs lois. Julian Solis ne mourra pas. Elle y veillera.

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Chapitre IV – Une larme dans l’océan

Dernièrement, Julian Solis avait un seul et unique objectif en tête : se libérer de l’emprise des

Associés du Diable, le nouveau site internet en vogue. Malheureusement, depuis qu’il a « liké » leur

page facebook, il semble incapable de s’en dépêtrer. Il se voyait comme un héros rebelle, tel Che

Guevara ; mais en fin de compte, il n’était peut-être rien de plus qu’un lâche. Un récent cauchemar le

lui a rappelé, un cauchemar qui paraissait bien plus réel que ses rêves de grandeur. Il était piégé sur

une falaise, cerné par les flammes, et à quelques mètres de lui se tenait une figure diabolique parée

d’un large manteau pourpre, qui se contentait de lui tourner le dos. Et pourtant, le seul dos de cet

être suffisait à le terrifier ; le jeune homme sentit qu’en cas de confrontation avec la créature, il n’en

réchapperait pas.

Dans ces conditions, lequel d’entre vous osera lui reprocher de capituler ? Peut-être parviendra-t-il

un jour à « disliker » la page des Associés du Diable, mais il le fera discrètement, sans vague. L’un de

ses contacts, le Petit Poucet, lui assure qu’il redouble d’efforts pour trouver une solution, mais qui

pourrait sérieusement compter sur quelqu’un qui se fait appeler le Petit Poucet ? Quoiqu’il en soit,

Julian a grand besoin de faire une pause, de passer à autre chose ; dans de telles circonstances, quoi

de mieux que de se replonger dans le passé ?

Notre « héros » repense à sa dernière véritable relation amoureuse, qui s’est achevée un an et demi

plus tôt… Océane. Une fille belle, intelligente… et camée. A l’origine, il s’agissait d’une connaissance

d’Agathe, la collègue et amie de Julian. Celle-ci les avait présentés l’un à l’autre :

_ « Hé, Julian, je te présente Océane. Une fille sympa, un peu tarée… ».

_ « Et qui aurait bien besoin de quelqu’un de fiable pour la maintenir sur les rails », avait conclu

Océane, un sourire aux lèvres.

_ « Ça tombe plutôt bien, conduire les trains, c’est ma spécialité », avait lancé Julian.

_ « Tu m’avais caché qu’il était drôle, Agathe… ».

Océane et Julian s’étaient immédiatement plu et leurs premiers mois de vie de couple avaient été

d’une intensité proche de l’éruption d’un volcan ; sans doute un peu moins, mais tout juste d’un

cheveu. Mais lorsque la fille belle et intelligente a cédé la place à la toxicomane, les choses sont

devenues… beaucoup plus compliquées. Agathe avait rapproché les deux jeunes gens en espérant

que la force de conviction de Julian l’emporterait sur les démons d’Océane ; pari perdu. Ce fut tout

l’inverse, la jeune épicurienne entraîna son compagnon dans sa chute. Notre « héros », qui avait

toujours refusé de s’abandonner aux paradis artificiels, devenait dépendant lui aussi, à tel point qu’il

en vint à abandonner ses brillantes études. Nul ne sait où cela l’aurait mené, si Agathe n’avait pas

pris conscience de sa lente déchéance et ne s’était pas décidée à intervenir.

Julian et Agathe se sont confrontés l’un à l’autre, se sont criés dessus. « Vu la loque que tu es

devenu, je ne te laisse pas le choix, Julian », s’était exclamé son amie de longue date. « Tu vas lâcher

Océane et me suivre au centre de désintox’ ! » Son collègue sut qu’elle disait vrai, prit conscience du

fait qu’il devait se ressaisir et quitter Océane si besoin était ; et besoin était. Agathe l’accompagna à

l’appartement de sa copine, pour s’assurer qu’il ne se laisserait pas attendrir par la partenaire de ses

nuits. Dans un premier temps, Océane le supplia, puis le menaça, avant de lui ordonner de quitter les

lieux au plus vite, couteau en main. « J’aimerais que tu te ressaisisses, toi aussi », avait soupiré

Agathe. « Mais nous savons toutes deux que c’est peine perdue, n’est-ce pas ? ». Océane la noya

sous les insultes, la traitant, elle et sa famille, de noms qu’il ne serait pas décent de répéter en ces

lignes. Toujours est-il que la rupture ne se fit pas dans le calme, loin de là.

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La tension atteignit son paroxysme lorsque Océane accusa Julian de viol. « Moi, un violeur !? ». Elle

n’avait aucune preuve, juste sa fragilité féminine et son désespoir ; ce n’était sans doute pas suffisant

pour faire condamner notre « héros », mais largement assez pour insinuer le doute.

« Moi, un violeur !? ». Finalement, dans un sursaut de bon sens, son ex-copine revint sur ses

accusations, s’excusa plaintivement… Le jeune homme se contenta de couper les ponts. « Moi, un

violeur !? ». Il bloqua tous les appels d’Océane et archiva automatiquement ses e-mails, fin de

l’histoire. Et depuis ce jour, il fuit les relations durables comme la peste, c’est une source de

complications inutiles.

Mais aujourd’hui, un an et demi se sont écoulés, et Julian oublie un instant l’amertume de leur

rupture pour songer à la douceur de leurs nuits. Il n’a toujours pas pardonné la jeune femme mais

s’interroge sur son sort, il va donc chercher ses e-mails dans la boîte d’archive, une quinzaine de

messages apparaît. Les premiers contiennent d’interminables excuses, notre « héros » les balaye

d’une traite. Cependant, vers la moitié des correspondances, le titre d’un message attire son

attention « Les Associés du Diable ». Le jeune homme en fait défiler le contenu avec empressement :

« …

Récemment, j’ai liké une drôle de page Facebook, les Associés du Diable. Quoi de moins étonnant

pour une camée comme moi ? J’ai eu un sentiment bizarre à ce moment-là. Est-ce encore l’un de mes

délires ? Je sais que tu aimes bien les théories conspirationnistes, alors tu penseras peut-être, comme

moi, que ces types sont louches… »

Julian poursuit la lecture, s’attardant particulièrement sur les passages les plus marquants :

« …

J’ai fait la connaissance d’un drôle de personnage, sur internet, Le Petit Poucet. Il m’assure qu’il est

préférable de disliker la page des Associés du Diable. C’est sans doute ce que je vais faire ».

« Cela fait des mois que je ne me drogue plus, j’aimerais que tu vois ça… Et pourtant, ça ne va pas fort

depuis que j’ai disliké la page des Associés. Comme s’ils voulaient me punir de vouloir leur échapper et

m’obliger à revenir vers eux. Mais je refuse de céder, cette fois, je tiendrai bon… Du coup, me voilà

clouée à un lit d’hôpital, sans trop savoir ce qui m’attend. J’ai l’impression que des forces occultes

m’absorbent la vie. Délire d’ex-camée ? Je suis peut-être tout simplement en manque…

J’aimerais te voir une dernière fois, au cas où, dans la pire des hypothèses, je quitterais ce monde

prochainement. J’aimerais revoir Agathe aussi, mais tu sais tout comme moi qu’elle n’est pas

prompte à pardonner. Toi, peut-être un peu plus…

A tout hasard, je suis à l’hôpital Saint Raphael, chambre 403… »

Notre « héros » ferme le message et s’accorde quelques instants pour méditer. Souhaite-t-il la

revoir ? Il ne lui a pas encore pardonné, cela est certain ; une part de lui la hait, une autre part l’aime

encore profondément, et c’est finalement cette dernière qui prend l’emporte. Il enfile son manteau

et se précipite en direction de l’hôpital en question. Une demi-heure plus tard, il arrive à destination,

gravit les escaliers menant à la chambre de son ancienne compagne et après un instant d’hésitation,

frappe à la porte. Océane est allongée, les yeux à moitié clos. En entendant quelqu’un entrer elle

demande, d’une voix faible : « papa, maman ? ».

_ « Pas exactement », répond Julian.

_ « Julian ? ». Une larme s’écoule de la joue de la jeune femme. « Tu es venu, finalement… »

_ « Il faut croire », déclare son interlocuteur, tandis qu’il s’installe sur un siège à côté d’elle.

_ « Tu ne prends pas ma main ? »

_ « Je t’en veux toujours, tu sais… la drogue, l’accusation de viol… »

_ « Pour la drogue, je ne t’ai pas forcée à consommer ! », se défend la jeune femme. « Et pour ce qui

est de mes accusations… je n’ai pas vraiment d’excuses. C’est le désespoir qui m’a fait dire n’importe

quoi. Je ne supportais pas l’idée que tu m’abandonnes ! »

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Julian ne sait que répondre à cette dernière remarque, il recentre donc la conversation.

_ « J’ai lu tes messages sur ton état de santé… et les Associés du Diable… »

_ « Ah oui… tu as dû entendre parler de ce site, n’est-ce pas ? Je divague peut-être, mais j’ai bien

l’impression que le fait de disliker leur page provoque un affaiblissement inquiétant. »

_ « Tu ne divagues pas, ou alors nous sommes deux. J’ai liké leur page, moi aussi… »

_ « Il faut croire que nous avons le don de faire les mêmes erreurs », dit-elle en souriant tristement.

_ « Bah, il te suffit de reliker leur page et les symptômes disparaîtront… »

_ « Je sais comment ça marche. Pour vérifier, j’ai re-liké leur page, et je me suis senti mieux. Puis je

l’ai également disliké une seconde fois. Cela devrait bientôt faire un mois. En dépit de la fatigue,

cette fois, je veux tenir bon, prouver que j’ai du courage et de la volonté ».

_ « Laisse tomber », soupire le jeune homme. « Inutile de jouer aux héros, tout ce que tu vas gagner,

c’est un tête-à-tête avec Satan ».

_ « Oh, mais alors il faut croire que tu tiens encore un peu à moi ? ».

_ « Evidemment ! Même si m’as pourri la vie, tu crois que j’ai oublié tous les bons moments !? »

_ « C’est vrai qu’il y en a eu… Nos nuits passionnées, bien sûr… Mais aussi nos parties d’échec, quand

nous étions ivres. Tu te rappelles ? C’est moi qui gagnais le plus souvent ».

Julian secoue la tête de dépit.

_ « Tu parles, nous avions complètement modifié les règles. Le roi pouvait générer des pions, la reine

pouvait donner ses couleurs à un pion pour le changer en cavalier, et on pouvait fusionner un fou et

un cavalier pour obtenir un cavalier fou. Impossible d’établir une stratégie digne de ce nom dans ces

conditions. N’importe qui te le dirait…»

_ « Tu es toujours aussi mauvais perdant, Julian Solis », déclare Océane, en souriant. « Au fait, si tu

t’es renseigné sur les Associés du Diable, tu es peut-être entré en contact avec le Petit Poucet ? »

_ « Tout juste. Il m’a mis en garde contre les Associés (contre eux). »

_ « Moi aussi. Et tu as vu son avatar ? Une belle jeune femme blonde, alors que dans la réalité, c’est

sans doute un petit geek à lunettes ».

_ « Oui, ça ne fait même aucun doute », assure Julian, un léger sourire au coin des lèvres. « Il faut

vraiment être un geek fini pour choisir un pseudo pareil. Mais il semble bien informé, cela dit.

Ecoute, Océane, je dois te laisser. Mais… je reviendrai peut-être… D’ici là, par précaution, relike la

page des Associés. Nous trouverons un autre moyen d’échapper à leur emprise, d’accord ? ».

Son ex compagne opine.

Les jours passent, Julian retourne voir Océane à plusieurs reprises, tout d’abord à des intervalles

irréguliers, puis avec une plus grande constance. Un jour, la jeune femme émet le souhait, sans trop y

croire, de revoir Agathe, son ancienne amie. « Après ce que tu as sorti sur son père, je ne suis pas

certain qu’elle accepte de te voir », déclare notre héros. « Mais je veux bien essayer… ». Il se saisit de

son smartphone et sort de la pièce. Lorsqu’il annonce à Agathe qu’Océane souhaiterait la revoir, la

réponse ne se fait pas attendre.

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_ « Si j’accepte de voir la fille qui t’a accusé de viol et m’a traité de tous les noms, ainsi que ma

famille ? », demande-t-elle. « Tu pourrais arrêter tes sarcasmes un jour, s’il te plait ? »

_ « Nous avons aussi notre part de responsabilité… Nous l’avons abandonnée ».

_ « J’ignorais que nous étions ses tuteurs... »

_ « Peut-être bien, mais… Elle n’est pas en grande forme et ton soutien pourrait lui être utile ».

Agathe marque une pause. « Je vais sans doute le regretter… mais j’arrive… donne-moi l’adresse ».

La collègue de Julian débarque, une heure plus tard.

_ « Agathe, tu es venue ! », s’exclame Océane.

En voyant le sourire angélique de son ancienne amie, Agathe en oublie un bref instant sa rancœur.

_ « Oui, me voilà… C’est vrai que tu as une petite mine, Océane. »

_ « Ne t’en fais pas, puisqu’elle a reliké la page des Associés, cela devrait aller en s’améliorant »,

assure Julian.

_ « S’il te plaît, ne recommence pas avec ça… Vu les circonstances, je préfère ne pas en débattre. »

_ « Au sujet de ce que j’ai dit sur ton père… », esquisse Océane.

_ « Je voudrais que nous laissions aussi ce problème de côté… De toute manière, la drogue t’a fait

dire beaucoup d’horreur. Si seulement tu n’avais pas consommé cette saloperie… Quel gâchis ! »

_ « Oui, il y a des personnes qui sont douées pour tout gâcher… »

_ « Vous auriez vraiment pu former un beau couple, avec Julian… », soupire Agathe.

_ « C’est possible », murmure Julian, tout en effleurant la joue d’Océane. « Mais… tu es brûlante… »

_ « Oui, j’aurais peut-être besoin d’un rafraichissement ».

_ « Ne bouge pas, Julian, je m’en occupe », déclare sa collègue.

Agathe se dirige vers le distributeur et s’immobilise devant, songeant à ce qu’elle aurait peut-être dû

faire pour Océane. Mais il est absurde d’espérer venir en aide à toutes les âmes perdues, n’est-ce

pas ? Seul un imbécile consacre sa vie aux autres et il connaît souvent une fin tragique, n’est-ce pas ?

Combien de fois ce distributeur de boissons a-t-il vu, au sein de cet hôpital, les proches des patients

méditer longuement, tandis qu’ils attendaient que la tasse de café se remplisse ou que la canette de

soda dégringole. Bien souvent, les personnes chères au malade profitent de cet instant de solitude

pour réfléchir, tandis que la machine reflète leur triste mine. Oui, si ce distributeur était une

personne, il serait certainement un grand connaisseur de l’âme humaine.

Pendant ce temps, Julian s’inquiète de la chaleur grandissante du corps d’Océane.

_ « Ton état empire, je devrais appeler un médecin. »

_ « Nous savons tous deux que ça ne servira à rien, ce sont les Associés qui viennent me chercher »,

murmure la jeune femme.

_ « Ne dis pas n’importe quoi. Ils ne devraient plus se préoccuper de toi, depuis que tu as re-liké leur

page ! A moins que… »

_ « Oui, je t’ai menti… Je n’ai pas cédé à la facilité, j’ai continué de disliker leur page. J’ai trop

longtemps échoué face à mes démons intérieurs. Pour une fois, je voulais gagner ».

_ « Pas contre eux, pas comme ça ! », hurle Julian. « Pas maintenant ! Pas maintenant ! »

Notre « héros » sort précipitamment de sa poche son smartphone et s’empresse de se connecter à

Facebook, puis de sa main libre, il prend celle de son ancienne compagne.

_ « Donne-moi ton mot de passe, je vais liker leur page pour toi ! »

_ « D’acc… D’accord… C’est Petitmagicien15… »

Julian tape avec empressement, dans sa précipitation, il inverse deux lettres, il recommence.

_ « Je… je sens que quelque chose arrive », murmure Océane. « Julian, j’ai peur… Je le vois dans mon

esprit. Il est grand, il porte un manteau pourpre. Et les flammes autour de lui… les flammes

consument tout. »

_ « Tiens bon ! Voilà, j’ai tapé le mot de passe ! Mot de passe invalide !? Merde ! C’est pas le bon ? »

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_ « Ah… je ne sais plus, c’était peut-être Petitmagicien66… Julian je brûle, surtout ne me lâche pas. »

_ « Ne t’inquiète pas, je te tiens… Oui, le mot de passe est bon, je n’ai plus qu’à me rendre sur la

page des Associés ».

_ « Trop tard, *il* est là… La flamme… me consume… »

_ « Non ! Non ! », s’écrie Julian. « J’y suis presque ! Attends dix secondes, enfoiré de démon ! Tu

m’entends !? »

Océane regarde l’amour de sa vie une dernière fois, les yeux humides, mais pleins de reconnaissance.

_ « Hé Julian… cette fois, j’ai tenu bon. Cette fois, j’ai gagné, hein ? »

Ce sont ses ultimes paroles, la chaleur quitte son corps et le cardiogramme pousse son chant du

cygne. Le jeune homme se penche sur le corps de sa bien-aimée ; « oui, tu as gagné », chuchote-t-il,

« et moi, j’ai tout perdu… » Une unique larme s’écoule… Une larme sur Océane, une larme dans

l’océan. Agathe entre, elle voit, elle comprend. La cannette lui échappe des mains, sa gorge se noue.

Elle voit Julian agripper le corps de son amie et l’entend murmurer : « Devant toi, je fais le serment

d’éradiquer les Associés du Diable et ce type au manteau pourpre… Quoiqu’il m’en coûte, j’éteindrai

ce brasier… Quoiqu’il m’en coûte ». La messe est dite.

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