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«Celivre,c’estplusqu’uncoupdecœur,c’estuncoupdepoing!Àlireabsolument.»
BlogLESLECTURESDECÉCILE
«J’aipleurépendantlamoitiéduroman.J’aiadoré.Jel’ailuenunesoirée,incapabledem’arrêteretj’aivibréaveccettehistoiredudébutàlafin.»
BlogMONCOINLECTURE
«Unemagnifiquefresquefaited’amour,d’amitié,d’acceptation,deconfianceensoi, detristesse,debonheur,detoutescespetiteschosesquirendentlavieréelle.»
BlogLESLECTURESDEMYLÈNE
«Uncoupdecœur!Parcequelessentimentssontdécritsavectellementdejustesse.Parcequej’airi.Etparcequej’aipleuré.Parcequec’estbeau.
Parcequ’iln’yarienàchanger.»
BlogFÉEBOURBONNAISE
«J’airi, j’aiétéémueetj’aibeaucouppleuré,certainspassagesm’ontbrisélecœur.Lespersonnagessontmagnifiques,ons’attacheprofondémentàeux,etonnelâchepaslelivretantquel’onnel’apasterminé.»
BlogLESFACESCACHÉESD’UNEFLÈCHE
«Celivreestunevéritablepépite!Devraiesmontagnesrussesémotionnelles!»
BlogLESP’T ITSLOISIRSDESIMI
«Énormecoupdecœur!Ceroman,derrièreunemagnifiquehistoired’amitiéetd’amour,c’estavanttoutunesuitederéflexionssurlavieetl’abnégationdesoipourlebonheurdel’êtreaimé.»
BlogLEBOUDOIRÉCARLATE
«Unemagnifiqueetdéchirantehistoiresurlevéritablesensdelabeauté,del’amouretducourage.»
SofiaB.
«Legenrederomanquivoustrottelongtempsdanslatêteetrevientsanscessevoustourmenter.»
BlogLESCHRONIQUESD’EVENUSIA
CollectiondirigéeparGlennTavennec
L’AUTEUR
AmyHarmonfaitpartiedecesraresauteursauto-éditésfigurantaupalmarèsdesmeilleuresventesduNewYorkTimes.Dèssaplustendreenfance,Amyasuqu’ellevoulaitdevenirauteur,partageantainsisontempsentrel’écrituredechansonsetcelledeseshistoires.Chanteuse,elleaégalementsortiunalbumdebluesgospelen2007intituléWhatIKnow.Elleestl’auteurdecinqromanspourjeunesadultes.
Véritablephénomèned’auto-éditionauxÉtats-Unis,Nosfacescachéesabouleversélablogosphèreetleslecteursdetousâges.
Retrouveztoutl’universdeAMYHARMON
surlapageFacebookdelacollectionR:www.facebook.com/collectionr
etsurlafanpageofficiellefrançaise:www.facebook.com/AmyHarmonFrance
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Écrivez-nousàl’adressesuivante,
ennousindiquantvotreadressee-mail:[email protected]
«Cetteœuvreestprotégéeparledroitd’auteuretstrictementréservéeàl’usageprivéduclient.Toutereproductionoudiffusionauprofitdetiers,àtitregratuitouonéreux,detoutoupartiedecetteœuvre,eststrictementinterditeetconstitueunecontrefaçonprévueparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelaPropriétéIntellectuelle.L’éditeurseréserveledroitdepoursuivretouteatteinteàsesdroitsdepropriétéintellectuelledevantlesjuridictionscivilesoupénales.»
Titreoriginal:MAKINGFACES
©AmyHarmon,2013
Traductionfrançaise:©ÉditionsRobertLaffont,S.A.,Paris, 2015
Encouverture:©SoloviovaLiudmyla/Shutterstock
EAN:978-2-221-15781-7
ISSN:2258-2932
(éditionoriginale:ISBN:9781492976424)
CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo.
PourlafamilleRoos:David,Angie,Aaron,GarrettetCameron
Jesuisunsimpleindividu,Maisaumoinsjesuisquelqu’un.Jenepeuxpastoutfaire,Maisjepeuxfairequelquechose;Etparcequejen’aipastouslespouvoirs,Jenerefuseraijamaisd’accomplircequim’estpossible.
EdwardEVERETTHALE
L
Prologue
esGrecscroyaientqu’aprèslamort–touteslesâmes,bonnesoumauvaises,serendaientdansleroyaume souterrain, gouverné par Hadès, et y demeuraient pour l’éternité, lit Bailey à haute
voix.« Ce royaume était gardé par Cerbère, gigantesque et terrifiant chien à trois têtes, doté d’une
queuededragonethérissédeserpentslelongdudos.Baileyfrissonneenimaginantcemonstre;ilsefiguresanspeinecequeHerculeadûressentiren
apercevantpourlapremièrefoisl’animalqu’ildevraitcombattreàmainsnues.—C’étaitladernièretâched’Herculeetlaplusdifficiled’entreelles.Lehérossavaitqu’unefois
descenduauxEnfers,lorsqu’ilauraitaffrontédesmonstresetdesfantômes,combattudesdémonsetdescréaturesmythiquesdetoutessortes,ilyavaitunechancequ’ilnepuisseplusjamaisregagnerlemondedesvivants.
«Maislamortnel’effrayaitpas.Ill’avaitfrôléeàdesinombreusesreprisesqu’ilavaitpresquehâtequ’ellevienneenfinledélivrerdesonesclavage.Ildescenditdoncdansleroyaumedesombres,oùilespéraitsecrètementvoirlesâmesdesêtreaimésdisparusetpourlesquelsilfaisaitpénitence.
1
Êtreunesuperstarouunsuper-héros
LRentréedesclasses–septembre2001
egymnasedulycéeestsibruyantqueFerndoitsepencheràl’oreilledeBaileyetcrierpoursefaireentendre.Baileyesttoutàfaitcapabledemanœuvrerseulsonfauteuilroulantdanslafoule
grouillanted’élèves,maisFernlepousseafinderesterprèsdelui.—TuasvuRita?demande-t-elletoutenparcourantlasalledesyeux.Cette dernière sait qu’elles doivent s’installer sur les gradins du bas pour garder une place à
Bailey.IltendledoigtetFernsuitduregardladirectionindiquée:Ritaagitefrénétiquementlesbras,faisantainsirebondirsesseinsetondulerseslongscheveuxblonds.IlssedirigentverselleetFernlaisseBaileyreprendrelecontrôledesonfauteuilroulanttandisqu’ellegagneladeuxièmerangéedegradins.Elleseglissederrièresonamieafinqu’ilpuisses’installeràl’extrémitédubanc.
Fern déteste les animations d’avant-match. Elle est petite et a tendance à se faire bousculer etécraser où qu’elle s’asseye, et elle n’est pas du genre à pousser des cris d’encouragement et àtrépigner.Ellesoupireetseprépareàsubirunedemi-heuredehurlements,demusiqueàfondetdejoueursdefootballaméricains’excitantcommedesmalades.
—Veuillezvousleverpourl’hymnenational,ordonneunevoixretentissante.Le micro émet un larsen de protestation. Tous grimacent et se bouchent les oreilles, mais le
silencefinitparsefaire.—Nousavonsunesurprisepourvous!ConnorO’Toole,plusconnusous le surnomdeBeans,estaumicro,unsouriremalicieuxaux
lèvres. Il adore faire des farces et sa remarque éveille aussitôt l’intérêt de l’assemblée. Son nezretroussé, sesyeuxnoisettepétillantset sonsourireespièglecontrastentétrangementavecson teintmat.C’est un vraimoulin à paroles et il estmanifestement ravi qu’on lui ait donné l’occasion des’exprimer.
— Notre ami, Ambrose Young, a fait un pari. Il a promis que si nous gagnions le premiermatchdelasaison,ilchanteraitdevantvousaujourd’hui.
Unecertaineagitationserépanddanslesgradins.—Orilsetrouvequenonseulementnousavonsgagnénotrepremiermatch…maisnousavons
aussiremportéledeuxième!Lafouleapplauditettoussemettentàfrapperlesoldeleurspieds.—AmbroseYoungestunhommedeparole.Ilvadoncinterpréterl’hymnenational!s’exclame
Beansenluitendantlemicro.
Mêmes’ilestenterminale,Beansestl’undesjoueurslespluspetitsdel’équipeetilesttaillépourla lutteplutôtquepour le football américain.Égalementen terminale,Ambrose,à ladifférencedesonami,estgrandetcostaud–sonbicepsfaitpresquelatailledelatêtedeBeans–etilsembletoutdroit sorti de la couverture d’une romance. Même son nom aurait pu être celui du héros d’unehistoired’amourtorride.Fernensaitquelquechose,ellequialudesmilliersderomansdecegenre.Mâles alpha, abdos façon tablette de chocolat, regards intenses et fins heureuses. Mais personnen’arriveàlachevilled’AmbroseYoung.Nidanslafictionnidanslaréalité.
Selon Fern, il est absolument magnifique. Un dieu grec descendu parmi les mortels avec lecharisme d’un personnage de conte ou d’une star de cinéma. Contrairement à ceux des autresgarçons, ses cheveux bruns atteignent ses épaules, et il les coiffe parfois en arrière afin qu’ils neretombentpassursesyeuxmarronourlésdelongscils.Samâchoirecarréel’empêched’êtred’unebeauté tropdélicate,demêmequesonmètrequatre-vingt-onzeet sesquatre-vingt-dix-huitkilosdemuscles.Àdix-huitans,iladéjàuncorpsd’athlète.
Larumeurveutquesamère,LilyGrafton,aitfricotéavecunmannequindelingerieitalienàNewYorkalorsqu’ellecherchaitàsefaireunnom.Lefricotageaétébrutalementinterrompulorsquesonamantadécouvertqu’elleattendaitunenfantdelui.Larguéeetenceinte,elleestrentréechezellelatêtebasseetatrouvéduréconfortdanslesbrasdesonamidetoujours,ElliottYoung,quil’aépouséedeboncœuretaaccueilliavecjoielepetitgarçonnésixmoisplustard.Lavilleentièreaprêtéuneattention particulière à la croissance du bel enfant, surtout lorsque le chétif et blondElliottYoungs’est retrouvépèred’unfilssolidementcharpentéauxcheveuxetauxyeuxbrunsetaucorpsdigned’untopmodel.Quatorzeansplustard,quandLilyaquittéElliottpours’installeràNewYork,nuln’aété surprisd’apprendrequ’elleétait retournéeauprèsdupèrebiologiqued’Ambrose.En revanche,personnenes’attendaitàcequel’adolescentresteàHannahLakeavecsonpèreadoptif.
Àcetteépoque,Ambroseétaitdéjàunefigurepopulairedanslapetitevilleetlesgensontpenséque c’était pour cela qu’il avait refusé de partir.À quinze ans, il lançait le javelot tel un guerrierantique,dunkaitàl’instard’unproetrenversaitsesadversairessurleterraindefootballaméricaincommedevulgairesquilles,hissantainsil’équipeenchampionnatrégional.Toutçaétaitremarquableen soi, mais à Hannah Lake, Pennsylvanie, où la lutte est une obsession aussi importante que lefootball américain l’est auTexas (leshabitants ferment leurscommercespour suivre lesmatchsetprennentconnaissancedesclassementscommes’ils’agissaitdutirageduloto),c’estsontalentsuruntapisquiarenduAmbrosecélèbre.
Lorsqu’il saisit lemicro, la foule se tait instantanément, attendant ce qui sera certainement unmassacre fort divertissant de l’hymne national. Il est fort, beau et athlétique,mais personne ne l’ajamais entendu chanter. Le silence est lourd d’anticipationmoqueuse. Le jeune homme rejette sescheveuxenarrièreavantdemettrelamaindanssapochecommes’ilétaitgêné.Puis,lesyeuxrivéssurledrapeau,ilentonnelespremièresparoles.
—Oh,saycanyouseebythedawn’searlylight…Unmurmureparcourtlegymnase.Nonpasparcequ’ilchantemal,bienaucontraire:sontimbre
estceluid’unange,untimbrequicorrespondparfaitementàsonemballageextérieur,àlafoissuave,profondetincroyablementpuissant.Silechocolatnoirpouvaitchanter,ilchanteraitcommeAmbroseYoung. Fern frissonne. Les inflexions l’ont accrochée comme une ancre, prenant racine dans sonventre et l’attirant sous la surface. Elle ferme les yeux derrière ses épaisses lunettes et se laissesubmergerparleson.C’estincroyable.
—O’erthelandofthefree…
Lavoixd’Ambroseatteintunultimesommetetelleal’impressiond’avoirgravil’Everest,àboutdesouffle,enthousiasteettriomphante.
—…andthehomeofthebrave!L’assembléerugitautourd’elle,maiselleesttoujourssuspendueàladernièrenote.—Fern!s’exclameRita.Cette dernière lui donne un petit coup dans la jambe. Fern l’ignore. Elle vit quelque chose de
spécial.Aveccequiest,d’aprèselle,laplusbellevoixdelaplanète.—Fernaeusonpremierorgasme,constatel’unedescopinesdeRitaenricanant.La jeune fille ouvre brusquement les yeux et découvre que Rita, Bailey et Cindy Miller la
contemplent,ungrandsourireauxlèvres.Lesapplaudissementsetlescrisdejoieontheureusementempêchélesgensd’àcôtéd’entendrelecommentairehumiliantdeCindy.Fernestpetite,pâle,rousseetbanale.Exactementlegenredefilleàquionneprêtepasattention,qu’onignorefacilementetdontonnerêvejamais.Elleatraversél’enfancesansdrameniéclat,parfaitementconscientedesapropremédiocrité.
CommeZacharieetÉlisabeth,lesparentsdesaintJean-Baptiste,ceuxdeFernavaientlargementpassé l’âge d’enfanter quand ils l’ont eue. Joshua Taylor, le populaire pasteur de la petite villed’HannahLake,alorsâgédecinquante-cinqans,aétéfrappédestupéfactionlorsquesafemme,qu’ilavait épousée quinze ans auparavant, lui a annoncé en pleurant qu’elle était enceinte. Bouche bée,mainstremblantes,ilauraitpucroirequesonépouseluifaisaituneblaguepourlapremièrefoisdesavie,maislajoiesereinequiselisaitsurlevisagedeRachel,quarante-cinqansàl’époque,l’avaitdétrompé. Fern était née sept mois plus tard et la ville avait célébré ce miracle inattendu avec lecouple que tout lemonde appréciait.Avoir été considérée une fois dans sa vie commeunmiraclerelèvepourFerndel’ironie;depuis,sonexistencen’apasétémiraculeusepourunsou.
LajeunefilleôteseslunettesetlesessuiesursonT-shirt.Ainsi,ellenepeutplusvoirlesvisagesamusés qui l’entourent. Ils peuvent bien rire. Parce que la vérité, c’est qu’elle se sent à la foiseuphorique et étourdie, comme ça lui arrive après avoir lu une scène d’amour particulièrementréussiedansundesesromanspréférés.FernTaylorestamoureused’AmbroseYoungdepuissesdixans, lorsqu’elle a entendu sa jeune voix entonner un chant d’une tout autre nature. Mais il vientd’atteindre à présent un pic de beauté inégalé et Fern est prise de vertige,médusée à l’idée qu’ungarçonaitpurecevoirautantdedons.
Août1994
Fern se dirigea vers lamaison deBailey. Elle s’ennuyait et avait terminé tous les livres empruntés à la bibliothèque la semaineprécédente.Elletrouvasonamiassissurlesmarchesencimentquimenaientàsonperron,immobilecommeunestatue,lesyeuxrivéssurle trottoirfaceà lui. Ilnefut tirédesarêveriequelorsquelepieddeFernparvint toutprèsde l’objetdesafascination.Ilcriaetellel’imitaimmédiatementenapercevantl’énormearaignéebruneàquelquescentimètresdesonpied.
Labestiolepoursuivitsonchemin,parcourantlentementlabandedebéton.Baileyexpliquaqu’illatraquaitdepuisunedemi-heuresanss’approchertropd’elle,parcequeaprèstoutc’étaitunearaignéeetqu’elleétaitdoncdégoûtante.Fernn’enavaitjamaisvud’aussigrosse.Soncorpsavaitlatailled’unepiècededixcentimes,maisavecseslonguespatteselleétaitaussilargequ’unepiècedecinquantecentimesetBaileysemblaittrèsimpressionné.C’étaitungarçonaprèstout,ilaimaitleschosesrépugnantes.
Fern vint le rejoindre sur lesmarches et observa l’araignée qui prenait son temps pour traverser le perron. La bête se déplaçaitcommeunevieilledameenpromenade,sanshâteetsanspeur,sansbutapparent,déployantprudemmentsesmembreslongsetgrêles.Ilslacontemplaient,subjuguésparsaterrifiantebeauté.Cettepenséesurpritlapetitefille.Elleétaitbellealorsmêmequ’ellel’effrayait.
—Elleestcool,s’émerveilla-t-elle.—Tum’étonnes!Elleestgéniale!réponditBaileysansquitterl’insectedesyeux.J’aimeraisbienavoirhuitpattes.Jemedemande
pourquoiSpidermannes’estpasretrouvéavechuitpattesquandilaétémorduparl’araignéeradioactive.Aprèstout,elleaaméliorésavisionetluiadonnéunesuperforceenplusdupouvoirdetisserdestoiles.Alorspourquoipashuitpattes?Hé!Peut-êtrequelevenind’araignéeguéritlamyopathieetquesijelalaissemepiquer,jevaisdevenirgrandetfort,poursuivitlegarçonensegrattantlementon,commes’ilysongeaitsérieusement.
—Mmmm.Jenem’yrisqueraispas.Fernfrissonna.Complètementfascinés,aucundesdeuxneremarquaquequelqu’unapprochaitàvélo.En voyant Bailey et Fern assis de la sorte, si immobiles et silencieux, le nouveau venu fut immédiatement intrigué. Il posa sa
bicyclettedansl’herbe,puissuivitladirectiondeleursregardsversl’énormebestiolequiavançaitsansbruit.Lamèredugarçonavaitlaphobiedes araignées.Elle luidemandait toujoursde les tuer sur-le-champ. Il en avait tant écraséqu’il n’enavaitpluspeur.Peut-êtreBaileyetFernavaient-ilslatrouille,aupointd’enêtrepétrifiés.Ilpouvaitlesaider.Ilremontaletrottoirencourantetécrasal’araignéesouslasemelledesagrossebasketblanche.Etvoilà.
Deuxregardshorrifiéssetournèrentverslui.—Ambrose!criaBailey.—Tul’astuée…,murmuraFern,choquée.—Tul’astuée!rugitBailey.Ilselevaets’approchaenchancelantdelaformemarronquiavaitoccupéuneheuredesavie.—J’avaisbesoindesonvenin!cria-t-il.Baileypensaitencoreàsesremèdesimaginairesetsessuper-héros.Puis,àlagrandesurprisedesdeuxautres,iléclataensanglots.Ambroseleconsidéra,bouchebée,tandisqueBaileyregagnaitsamaisond’unpasmalassuréavantdeclaquerlaportederrièrelui.
Ambrosefermalaboucheetenfonçalesmainsdanslespochesdesonshort.—Jesuisdésolé,dit-ilàl’attentiondeFern.Jepensaisque…quevousaviezlatrouille.Vouslaregardiezsansbouger.Moi,jen’ai
paspeurdesaraignées.Jevoulaisjustevousrendreservice.—Tucroisqu’ondevraitl’enterrer?demanda-t-elle,leregardchagrinéderrièresesépaisseslunettes.—L’enterrer?répétaAmbrose,surpris.C’étaitunearaignéedomestique?—Non. On venait juste de faire sa connaissance, répondit Fern avec sérieux.Mais peut-être que Bailey se sentira mieux si on
l’enterre…—Pourquoiest-cequ’ilestsitriste?—Parcequel’araignéeestmorte.—Etalors?
Ambrosen’étaitpasméchant.Ilvoulaitjustecomprendre.Etlapetiterouquineauxcheveuxfriséslefaisaitflipper.Ill’avaitaperçueàl’école,maisilneconnaissaitd’ellequesonnom.Ilsedemandasielleétaithandicapée.Sonpèreluiavaitditqu’ilfallaitêtregentilaveccesenfants-làparcequ’ilsn’étaientpasresponsablesdeleurpathologie.
—Baileyaunemaladie.Sesmusclessontfaibles.Ilvapeut-êtremourir.Iln’aimepasqueleschosesmeurentautourdelui.C’estdurpourlui,expliquaFernavecsincérité.
Elleavaitl’airplutôtmaline,finalement.Soudain,cequis’étaitpassépendantlacolodelutteunpeuplustôtcetétéprit toutsonsens.Baileynepouvaitpassebattreparcequ’ilétaitmalade.Ambrosesesentitdenouveaucoupable.
Legarçons’assitàcôtédelarouquine.—Jevaist’aideràl’enterrer,tu…Elleselevaprécipitammentetcourutverssamaisonavantmêmequ’ilaitfinisaphrase.—J’aiuneboîtequiseraparfaite!Essaiedeladécollerdutrottoir!cria-t-ellepar-dessussonépaule.Ambrose ramassaunmorceaud’écorce sur la plate-bandedesSheenpour récupérer les restesde labête.Trente secondesplus
tard,Fernétaitderetour.Elletintl’écrinblancouverttandisquelegarçondéposaitladépouillesurlecotonimmaculé.Ellerabattitlecouvercleetluifitsolennellementsignedelasuivre.Elleleprécédadansuncoindujardinoùilscreusèrentunepetitetombe.
—Jepensequeçasuffit,commentaAmbroseenprenantlaboîtedesmainsdeFernetenladéposantdansletrou.Ilscontemplèrentlaboîteblanche.—Tucroisqu’ondevraitchanterquelquechose?demanda-t-elle.—Jeconnaisuneseulechansonquiparled’araignée.—«L’araignéeGipsy»?—Oui.—Jelaconnaisaussi.FernetAmbroseentonnèrent à l’unisson l’histoirede l’araignéequi tombaitde lagouttière avantque le soleil ne luidonneune
deuxièmechancedegrimper.Lorsqu’ilseurentfinidechanter,Fernmitsamaindanscelledugarçon.—Ondevraitdireuneprière.Monpèreestpasteur.Jesaiscommentonfait.AmbrosesesentaitbizarreàtenirlamaindeFern.Lapaumedelapetitefilleétaitmoiteetsaled’avoircreusélaterre,etsurtout
toute petite. Mais avant qu’il ait eu le temps de protester, elle s’était mise à parler, les yeux bien fermés, le visage plissé par laconcentration.
—NotrePèrequiesauxcieux,nousteremercionspourtoutcequetuascréé.Nousavonsadoréobservercettearaignée.Elleétaitcooletnousarendusheureuxjusqu’àcequ’Ambrosel’écrabouille.Merciderendrebellesmêmeleschoseslaides.Amen.
Ambrosen’avait pas fermé les yeux. Il regardaitFern.Cette dernièreouvrit les yeux, lui sourit gentiment et lâcha samain.Ellerecouvritlaboîteblanchedeterrequ’elletassasoigneusement.IldénichadescaillouxaveclesquelsildessinalalettreApouraraignée.ElleformaunBdelamêmefaçondevantleAd’Ambrose.
—PourquoiunB?demandaAmbrose.Ilsongeaqu’ilsavaientpeut-êtredonnéunnomàl’araignée.—PourBelleAraignée,répondit-ellesimplement.C’estcommeçaquejemesouviendraid’elle.
2
Êtrecourageux
FSeptembre2001
ernaimel’étéetleslonguesjournéestranquillesqu’ellepasseàlireouàtraîneravecBailey.Elleestcependantobligéedereconnaîtrequel’automneenPennsylvanieestd’unebeautéàcouperle
souffle.Ilestencoretôtdanslasaison,pastoutàfaitlami-septembre,maislesfeuillescommencentdéjààchangerdecouleuretHannahLakebrilledemillenuancessemêlantauvertprofonddel’étéqui s’achève.Le lycéea repris. Ils sonten terminale, et ilne leur resteplusqu’uneannéeavantdepouvoirenfinvivreleurvie.
MaispourBailey,lavraievie,c’estmaintenant;chaquejourl’entraîneversunefininéluctable.Ilnedevientpasplusfortmaisplusfaible;iln’approchepasdel’âgeadultemaisdelamort.Ilneportedoncpassurl’existencelemêmeregardquelesautres.Ilsaitjouirdel’instantsanstirerdesplanssurlacomète.
À cause de sa maladie, il ne peut plus lever les bras, même au niveau de la poitrine, ce quil’empêche d’accomplir les petits gestes quotidiens que tout le monde fait sans y penser. Sa mèren’avaitpastrèsenviequ’ilcontinueàalleraulycée.Laplupartdesenfantsatteintsparlamyopathiede Duchenne mourant avant vingt et un ans, les jours de son fils sont comptés. Être exposé auxmicrobes tous les jours est un souci, mais comme Bailey ne peut pas se toucher le visage, il estprotégédesgermesdontsebarbouillentlesautresélèvesetiln’estquasimentjamaisabsent.S’iltientunsupportsursesgenoux,ilpeutsedébrouiller;cependant,silesupportglisseettombe,ilnepeutse pencher pour le ramasser.C’est donc plus facile pour lui de travailler sur un ordinateur ou deplacer son fauteuil roulant près d’une table et de poser ses mains sur cette dernière. Le lycéed’HannahLakeestpetit etmaldoté,néanmoinsavecunpeud’aideetquelquesajustements,Baileyseraàmêmed’obtenirsonbac,certainementbrillamment.
Endeuxièmeheuredecours,enmaths,iln’yaquedesélèvesdeterminale.BaileyetFernsesontinstallésaufonddelasalle,àunetablesuffisammenthautepourlui.Fernestsonassistanteattitrée,mêmesidanscecoursill’aideplusqu’ellenelefait.AmbroseYoungetGrantNielsonsonteuxaussiassisaufond,cequiremplitlajeunefilledejoie–bienquelepremierdesdeuxneluiprêteaucuneattention,coincéqu’ilestderrièreunbureautroppetitpourquelqu’undesacorpulence.
M.Hildyal’habituded’êtreenretard,cequinedérangepersonne,etilpassesontempsdevantlatélévisiondelasalledesprofs,uncaféàlamain.Mais,cematin-là,ilentredanslaclasseetallumetout de suite le téléviseur suspendu dans un coin, en haut à gauche. L’appareil est neuf, le tableauabîméetleprofundinosaureàquipersonneneprêteattention.Ilregardefixementl’écran,fascinéparunjournalistequiparled’unaccidentd’avion.Ilest9heures.
—Silence!aboieM.Hildy.Les élèves s’exécutent lentement. L’image montre deux gratte-ciel. Du flanc de l’un des deux
s’élèveuntourbillondefeuetdefuméenoire.—C’estNewYork?demandeunélèveaupremierrang.—Knudsenyestencemoment,non?—C’est leWorldTradeCenter,expliqueM.Hildy.Etcontrairementàcequ’onveutnousfaire
croire,jenepensepasdutoutquecesoitunvolintérieur.—Regardez!Unautre!—Unautreavion?Uncridestupeurcollectifretentitdanslasalle.—Putainde…!Baileyn’achèvepassaphraseetFernportelamainàsabouche:unavionvients’encastrerdans
ladeuxièmetour,cellequin’étaitpaslaproiedesflammes.Laréactiondesjournalistesressembleàs’yméprendreàcelledesélèvesdanslasalledeclasse:
ilssontsouslechoc,horrifiés.Ilscherchentvainementquelquechosed’intelligentàdire,hypnotisésparleterriblespectaclequin’ariend’unaccident.
Iln’yapasdecoursdemathscematin-là.Àlaplace,tousregardentl’Histoiresedéroulersousleursyeux.Peut-êtreM.Hildypense-t-il qu’ils sont assezâgéspourvoir ces imageset écouter leshypothèsesformuléesparlesjournalistes.
LeurprofesseurestunancienvétéranduVietnamquiapourhabitudedenepasmâchersesmotset quiméprise la politique. Il assiste à l’attaque desÉtats-Unis à la télévision avec ses élèves sanssourciller.Mais, intérieurement, il est en proie à un véritable séisme. Il saitmieux que quiconquequelles seront les conséquences. De jeunes vies seront fauchées. Il y aura une guerre. Après unévénementpareil,elleestinévitable.
—KnudsenestàNew-York,non?demandedenouveauquelqu’un.Iladitqu’ilallaitvisiter lastatuedelaLibertéetd’autrestrucsavecsafamille.
LandonKnudsenest levice-présidentduconseilde lavie lycéenne, il faitpartiede l’équipedefootballaméricainettoutlemondeleconnaîtetl’apprécie.
—Brosey,tamèren’habitepasàNewYork?demandesoudainGrant,lesyeuxécarquillés.Ambrosenequittepasl’écrandesyeux,mâchoirecontractée.Ilacquiesce.Ilaleventrenouéde
terreur.SamèrenesecontentepasdevivreàNewYork:elleestsecrétairedansuneagencedelatournordduWorldTradeCenter.Lejeunehommen’arrêtepasdeserépéterqu’ellevabien,parcequesonbureauestàunétageinférieur.
—Tudevraisl’appeler,lâcheGrant,inquiet.—J’aidéjàessayé,répondAmbroseenlevantsonportable,celuiqu’iln’estpascensésortiren
cours.M.Hildyneprotestepas.Ambroseessaieencore,sousleregardattentifdesescamarades.—Çasonneoccupé.Toutlemondedoitêtreentraindetenterdelajoindre.Il rabat le clapet de son téléphone. Personne ne dit rien. La sonnerie retentit – nul ne bouge.
Quelquesélèvesentrentaucompte-gouttespourassisteraucourssuivant,maislanouvelleserépandcommeunetraînéedepoudredanslelycéeetl’emploidutempsordinairen’estpasdetailleàrésisterau drame. Ceux qui viennent d’arriver se perchent sur les bureaux ou s’adossent aux murs etregardentlesinfosaveclesautres.
C’est alors que la tour sud s’effondre.Elle était là l’instant d’avant, puis elle disparaît.Elle sedissoutdansunénormenuageblanchâtre,épaisetdense,hérissédedécombresetdedésolation.Un
élèvepousseuncriettoutlemondesemetàparleretàmontrerl’écrandudoigt.FernprendlamaindeBaileydanslasienne.Deuxfillessemettentàpleurer.
Le visage deM.Hildy devient aussi blanc que le tableau sur lequel il a l’habitude d’écrire. Ilregardesesélèvesentassésdanslasalleetseditqu’ilauraitpréférénejamaisallumerleposte.Ilsn’ontpasbesoind’assisteràça.Ilssontjeunes,inexpérimentés,innocents.Ilouvrelabouchepourlesrassurer,maissonincapacitéàmentirl’empêchedeparler.Toutcequ’ilpourraitprononcerneseraitquemensongeséhontésoulesterroriseraitdavantageencore.Cen’estpasvrai.Cen’estpaspossible.C’est une illusion, un trucage.Mais la tour n’existe plus. La deuxième touchée est la première às’écrouler.Ilnes’estécouléquecinquante-sixminutesentrel’impactetl’effondrement.
Fern se cramponne à la main de Bailey. Le nuage de fumée tourbillonnant ressemble aurembourragedesonvieiloursenpeluche.C’étaitunprixgagnéàunefêteforaine,remplidebourreduveteuse et bonmarché. Elle avait frappé Bailey sur la tête avec et le bras droit s’était arraché,répandantpartoutsabourreblanche.Cematin-là,cen’estpasunefêteforaine.C’estuntrainfantôme,avecdesrueslabyrinthiquespleinesdegenscouvertsdecendres.Ondiraitdeszombiesquipleurentetappellentàl’aide.
Lorsqu’ilsapprennentqu’untroisièmeavions’estcrashénonloindeShanksville–àunecentainede kilomètres seulement d’Hannah Lake –, les élèves quittent les lieux, incapables d’en supporterdavantage.Ilsseprécipitenthorsdulycéeenpetitsgroupes:ilsontbesoindevoirquelavienes’estpasarrêtéeàHannahLake.Ilsontbesoinderetrouverleursfamilles.AmbroseYoungrestedanslaclasse et assiste à l’effondrement de la tour nord, une heure après la tour sud.Samère ne répondtoujourspas.Commentpeut-elleluifaireça?Commentpeut-elleluifairesubircettesonnerie?Ilsedirigeverslasalledelutte.Là,danslecoinoùilsesentensécurité,assissuruntapismalroulé,ilformule une prière maladroite. Il se sent gêné de demander quelque chose à Dieu, qui amanifestementd’autreschatsàfouetterencemoment.Aprèsun«amen»étranglé,ilappellesamèrepourlaénièmefois.
Juillet1994
Assis tout en haut des gradins branlants, Fern et Bailey dévoraient bruyamment les glaces à l’eau violettes qu’ils venaient dedérober dans le congélateur de la salle des profs. Ils contemplaient les corps qui se tortillaient et s’agitaient sur le tapis, avec lafascinationdesexclus.LepèredeBailey,entraîneurdelutteaulycée,avaitcommechaqueannéeorganiséunecolopourlesjeunesetaucun des deux n’y participait : les filles n’étaient pas spécialement encouragées à pratiquer ce sport, et la maladie de Bailey avaitcommencéàaffaiblirsérieusementsesmembres.
Lesmuscles deBailey ne s’étaient jamais développés correctement, et ce depuis sa naissance, aussi ses parents faisaient-ils trèsattentionàcequ’ilpouvaitpratiquerounon.S’ils’activaittrop,sesmusclespouvaientsedéchirer.Chezunepersonnenormale,lorsqu’unmusclesedéchire,ilseréparetoutseuletdevientplusfort.CeuxdeBaileyn’avaientpascettecapacité.D’unautrecôté,s’ilnefaisaitpasassezd’activitéphysique,sesmuscless’affaibliraientencoreplusvite.Depuisqu’ilavaitétédiagnostiqué,àl’âgedequatreans,samèreavaitsurveillésapratiquesportiveaveclafermetéd’unsergentinstructeur:ellel’obligeaitànageravecungiletdesauvetage–mêmes’ilsedéplaçaitdansl’eauavecl’habiletéd’unpoisson–,etelleluiimposaitdessiestes,destempscalmesetdesmarcheslentesafin de retarder l’échéance du fauteuil roulant. Et jusqu’à présent, ça fonctionnait. À dix ans, la plupart des enfants atteints de lamyopathiedeDuchennenepouvaientplusmarcher;cen’étaitpaslecasdeBailey.
— Je ne suis peut-être pas aussi fort qu’Ambrose,mais je pense que je pourrais le battre, constataBailey, les yeux fixés sur lecombatquisedéroulaitplusbas.
AmbroseYoungdépassaittoutlemonded’unetête.IlétaitdanslamêmeclassequeBaileyetFern.Plusâgé,ilavaitdéjàonzeans.Ilavaitpouradversaireunmembredel’équipedeluttedulycéeetilsedébrouillaitbien.L’entraîneurSheenleregardaitdepuislecôté,luicriantdesordresetarrêtantparfoislematchpourexpliquerunmouvement.
Fern ricana et lécha sa glace. Elle aurait aimé avoir un livre avec elle. S’il n’y avait pas eu la glace, elle serait partie depuislongtemps.Lesgarçonsensueurnel’intéressaientpasspécialement.
—Tunepeuxpaslebattre,Bailey.Maisnetevexepas.Moinonplus,jenepourraispaslebattre.Outré,illafixa.Ilavaitpivotésivitequesaglaceluiéchappaetrebonditsursongenoumaigre.—Jenesuispeut-êtrepassupermusclémaisjesuishypermalinetjeconnaistouteslestechniques.Monpèrem’atoutapprisetil
m’aditquej’avaisl’espritd’ungrandlutteur!protesta-t-il.Toutàsacolère,ilenavaitoubliésaglace.Fernluitapotalegenouetcontinuaàmanger.—Tonpèreditçaparcequ’ilt’aime.Commequandmamèremeditquejesuisjolie.Jenesuispasjolie…ettunepeuxpasbattre
Ambrose,monpote.Baileyselevabrusquementenvacillant.Lapetitefilleeutpeurqu’ilnedévalelesgradins.—Tuesmoche ! s’exclama-t-il, cequi fit instantanément enragerFern.Monpèrenemementirait jamais, lui !Attendsdevoir !
Quandjeseraigrand,jeserailemeilleurlutteurdel’univers!—Mamère dit que tu seras jamais grand ! Tu seras mort avant ! cria-t-elle en répétant ce que disaient ses parents quand ils
pensaientqu’ellen’écoutaitpas.UneprofondedétresseselutsurlevisagedeBailey,quicommençaàdescendrel’escalierensecramponnantàlarambarde.Fern
sentit leslarmesluimonterauxyeux.Ellelesuivitmêmes’ilrefusadeluiadresserunseulregard.Ilsrentrèrentchezeuxenpleuranttouslesdeux.Baileypédalaitaussivitequepossible,sansjamaissetournerversFernnifaireattentionàelle.Fernpédalaitàsescôtésens’essuyantlenezdesesmainscollantes.
Sonvisageétaituncataclysmedemorveetdetachesdeglacelorsqu’elleavouaensanglotantàsamèrecequ’elleavaitditàsonami.Samèrelapritparlamainsansunmotetlaconduisitverslamaisonvoisine,celledeBailey.
Lorsqu’ellesgravirentlesmarchesduperron,ellestrouvèrentAngie,latantedeFern,surlavéranda,oùelleberçaitsonfilsdanssesbrasenluiparlantdoucement.RachelTaylors’assitsurlefauteuilàbasculeetpritsafillesursesgenoux.Angielevalesyeuxverslapetitefilleetsouritfaiblementenvoyantsesjoueszébréesdemauveparleslarmes.LevisagedeBaileyétaitdissimulédanslecoudesamère.FernetBaileyétaienttousdeuxunpeuvieuxpours’asseoirainsi,maisl’occasionsemblaits’yprêter.
—Fern,ditsatantedoucement.J’étaisentraind’expliqueràBaileyquec’estlavérité.Ilvamourir.LapetitefilleseremitimmédiatementàpleureretRachell’attiracontreelle.Fernsentaitlecœurdesamèrebattrecontresajoue.
Cependant,sa tanteavait toujoursuneexpressionsereineetellenepleuraitpas.EllesemblaitêtreparvenueàuneconclusionqueFernn’accepteraitpasavantplusieursannées.Baileymitlesbrasautourducoudesamèreetsemitàgémir.
Angieluicaressaledosetdéposaunbaisersurlesommetdesoncrâne.—Bailey,monfils,tuveuxbienm’écouteruninstant?Lepetitgarçonlevaunvisagebaignédelarmesetfixasamère.PuisillançaunregardnoiràFern,commesielleétaitlacausede
tout.—Tuvasmourir,maismoiaussi,etpareilpourFern.Est-cequetusavaisça,Bailey?TatanteRachelaussivamourir.AngielançaunsourirecontritàRachel,commepours’excuserdel’incluredanssasinistreprédiction.Lesenfantsseregardèrenthorrifiés.Ilsétaienttellementchoquésqu’ilsenoublièrentdepleurer.—Tout ce qui vit finit parmourir, Bailey. Certains individus vivent plus longtemps que d’autres.Nous savons qu’à cause de ta
maladietuvivrascertainementmoinslongtempsqued’autres.Maisnulnesaitcombiendetempsdurerasavie.Baileylevalesyeuxverselle.Iln’avaitplusl’airaussichoquénidésespéréqu’avant.—CommePapi?Angieacquiesçaetl’embrassasurlefront.—Oui.Papin’étaitpasmyopathemaisilaeuunaccidentdevoiture.Ilnousaquittésplustôtquecequ’onauraitaimé,c’estlavie.
Onnepeutpaschoisirl’heuredesamort.Personnenelepeut.Angieregardasonfilsbienenfaceetrépétafermement:—TucomprendsBailey?Personnenechoisit.—Alorspeut-êtrequeFernmourraavantmoi?demanda-t-il.Ilyavaitdel’espoirdanssavoix.Fernsentitlapoitrinedesamèresesouleverderirecontenu.Ellel’observa,sidérée.RachelTaylorsouriaitensemordantlalèvre.
Lapetitefillecompritsoudaincequefaisaitsatante.—Oui!s’exclama-t-elleenagitantsesbouclesavecenthousiasme.Jepeuxtrèsbienmenoyerenprenantmonbaincesoir.Oume
casserlecouentombantdansl’escalier.Ouêtrerenverséeparunevoituredemain.Tuvois?Nesoispastriste.Onvatousmourirunjouroul’autre!
AngieetRachelgloussaientetBaileysouritdetoutessesdents.Ilsemitimmédiatementàjouerlejeu:—Peut-êtrequetuvastomberdel’arbredanstonjardin,Fern.Ouquetulirastellementdelivresquetatêteexplosera!Angieserraplusétroitementsonfilscontreelleenriant.—Çasuffit,Bailey.OnnevoudraitpasquelatêtedeFernexplose,n’est-cepas?Ilregardasacousineettouscomprirentqu’ilréfléchissaitsérieusementàlaquestion.—Non.Maisj’espèrequandmêmequ’ellemourraavantmoi.PuisildéfiaFernàlalutteetlabattitàplatecoutureencinqsecondes.Quisait?Peut-êtreétait-ilvraimentplusfortqu’Ambrose
Young.
2001
Durant les jours et les semaines qui suivent les attaques du 11 Septembre, la vie reprend soncours,maistoutestétrange,commequandonportesonT-shirtpréféréàl’envers:c’esttoujourslemême, pourtant il frotte auxmauvais endroits, les coutures exposées, les étiquettes pendantes, lescouleurs fanées, lesmots dans lemauvais sens. Or, contrairement au T-shirt, il est impossible deremettreleschosesàl’endroit.C’estpermanent.C’estlanouvelleréalité.
Baileyregardelesinfosavecunefascinationmêléederépulsion.Ilremplitdespagesetdespagesderéflexionssursonordinateur:ilenregistrel’Histoire,iltranscritlesimagesetlatragédieavecsespropres mots. Alors que Fern s’est toujours plongée dans la romance, Bailey s’immerge dansl’Histoire.Mêmelorsqu’ilétaitenfant,ils’abîmaitdanslesrécitsdupasséetpuisaitduréconfortdansleurintemporalitéetleurlongévité.LirelalégendeduroiArthur,quiavaitvécuetétaitmortplusdemilleansauparavant, luipermetdesecroire immortel,unconceptqui,pourungarçonquisent lesabledutempscoulerentresesdoigts,estenivrant.
Depuisqu’ilsaitécrire,Baileytientunjournalintime.Sescahiersoccupentuneétagèrecomplètedans labibliothèquedesachambre,auxcôtésdediversouvrages.Cesontdes instantschoisisdansunejeunevie,lespenséesetlesrêvesd’unespritbrillant.Mais,malgrésonobsession,Baileyestleseulquinesemblepasêtreaffectéparlesévénements.Iln’estniplusangoisséniplussensiblequed’habitude.IlcontinueàaimerlesmêmeschosesetàtaquinerFern.Quandcettedernièrenepeutplussupporterdevoirlesmêmesimagesàlatélévision,ilparvientàlacalmer.
C’estFernquiestsanscesseauborddeslarmes.Elleestdevenueanxieuseetplusaffectueuse,etcen’estpas laseule.L’indignationet lechagrinontenvahi laviequotidienne.Lamortestdevenueréelle et les élèves de terminale du lycée d’HannahLake éprouvent une rancœurmêlée de crainte.C’estleurdernièreannéeetçaauraitdûêtrelameilleuredetoutes.Ilsneveulentpasavoirpeur.
—J’aimeraisquelavieressembledavantageàmesbouquins,seplaintFernensortantdulycée,sonsacàdosetceluideBaileysursesfrêlesépaules.Dansleslivres,lespersonnagesprincipauxnemeurentjamais.S’ilsmeurent,l’histoireestgâchéeou,alors,elles’arrêtecarrément.
—Toutlemondeestlepersonnageprincipaldequelqu’un,rétorqueBailey.Iltentedesefrayeruncheminverslasortielaplusprocheaumilieudelafoulequiencombrele
couloir.Onestaumoisdenovembre.—Ilyadespersonnagessecondaires,poursuit-il.Penseàcequ’Ambroseadûressentircematin-
là,alorsqu’ilsavaitquesamèretravaillaitdansunedesdeuxtours.Assisàregarderlesinfosense
demandants’ilétaitentraind’assisteràlamortdesapropremère.Cettefemmeestunpersonnagesecondairepournous,maispourlui,c’estlerôleprincipal.
Fern se renfrogna et secoua la tête. Personne n’avait soupçonné à quel point ces événementsavaienttouchéAmbroseYoung.Iln’avaitrienlaisséparaître,assiscalmementdanslasalledemathsàcomposersanscesseunnumérosursontéléphoneportable.Cen’estqueplustardquetoutlemondeavaitsu.L’entraîneurSheenl’avaittrouvédanslasalledeluttecinqheuresaprèsledrame,alorsquelelycéeétaitvidedepuislongtemps.
—Ellenerépondpas,avaitmurmuréAmbrose,commesilechuchotementluipermettaitdenepaspleurer.Jenesaispasquoifaire.Elletravaillaitdanslatournord.Etlatourn’existeplus.Etsielleétaitmorte?
—Tonpèredoitsedemanderoùtuespassé.Tuluiasparlé?—Non.Ilestsûrementdanstoussesétats.Ilditqu’ilnel’aimeplus,maisjesaisquecen’estpasvrai.Jeneveuxpasluiparlertant
qu’onn’aurapaseuunebonnenouvelle.L’entraîneur s’assit à côté du jeune homme auprès de qui il avait l’air minuscule, et passa son bras autour de ses épaules. Si
Ambrosen’étaitpasprêtàrentrerchezsonpère,alorsilattendraitaveclui.Ilsemitàbavarderdechosesetd’autres–lasaisondelutte,lesgarsquiconcouraientdanslamêmecatégoriequ’Ambrose,lesforcesdeséquipesdudistrict.Ilélaboradesstratégiesaveclejeunehomme,ledistrayantpardesanecdotesfutiles.Letempspassa.EtAmbrosedemeuracalmejusqu’àcequelasonneriestridentedesontéléphonelesfassesursautertousdeux.
—Fiston?demandaElliottd’unevoixsuffisammentfortepourparvenirjusqu’àMikeSheen,dontlecœurseserra,inquietàl’idéedecequiallaitsuivre.Ellevabien,Brosey,ellevabien.Ellearrive.
Ambrose tenta de parler, de remercier son père, mais aucunmot ne franchit ses lèvres. Il se leva et tendit le téléphone à sonentraîneur.Ilfitquelquespaspuisserassit,bouleversé.MikeSheenannonçaàElliottqu’ilsrentraientàlamaison,raccrochapuispassasonbrasautourdesépaules tremblantesde lastarde l’équipe.Ambrosenepleuraitpas, il tremblaitcommesous l’effetd’unbrusqueaccèsdefièvre,paralysé.Pendantuninstant,Mikecraignitquel’émotionetl’angoissenel’aientrenduréellementmalade.Auboutd’uncertaintemps,sestremblementscessèrentetilsquittèrentlapièceensemble.Ilséteignirentleslumièresderrièreeuxetfermèrentlaportesurcetaprès-midiaffreux,reconnaissantsd’avoirbénéficié,encejourtragique,d’unsursis.
—MonpèresefaitdusoucipourAmbrose,ditBailey.Ilachangéetilestperturbé.J’airemarquéque,mêmes’ils’entraînetoujoursaussidur,iln’estplusvraimentpareil.
—Lasaisondelutten’acommencéquedepuisdeuxsemaines,protesteFern.Elleéprouve lebesoindedéfendreAmbrose,mêmesicen’estpas lapeine : iln’apasdeplus
grandfanqueBailey.—Deuxmoisseulementsesontécoulésdepuisle11Septembre,remarqueBailey.Etilnes’enest
pasremis.Fernlèvelesyeuxverslecielgris,basetlourd.Unetempêteseprépare.Lesnuagessebousculent
etlevents’estlevé.Elleapproche.—Personnenes’enestremis,Bailey.Etjepensequ’onnes’enremettrajamais.
F
3
S’inventerundéguisement
CherAmbrose,Tuessupercanonettuesunlutteurgénial.Jesuisfoooooolledetoi.Jemedemandaissiçatediraitqu’onsorteensemble.Bisous,
Rita.
ernplisse lenezen lisant la lettreenfantinedeRitapuiscontemple levisagepleind’espoirdesonamie.Fernn’estmanifestementpaslaseuleàavoirremarquéAmbrose.Jusqu’àprésent, il
n’apaseubeaucoupdepetitescopines.Peut-êtreest-ceàcausedelalutte:ilestsanscesseenvoyageets’entraînesansrelâche.SonindisponibilitélerendencoreplussexyetRitaadécidédeledraguer.EllemontreàFernlalettrepleinedecœursqu’elleluiaécritesurdupapierroseparfumé.
—Euh,c’estbien,oui,Rita,maistuneveuxpasêtreunpeuplusoriginale?Lajeunefillehausselesépaules,perplexe.—Jeveuxjustequ’ilm’aimebien.—Maistuluiasécritpourattirersonattention,non?Rita hocha la tête avec enthousiasme.Fern regarda le visage angéliquede son amie, ses longs
cheveuxblondsqui cascadent sur ses frêles épaules et ses seinsparfaits, et elle ressentunbrusqueaccèsdedésespoir.ElleestpersuadéequeRitaadéjàattirél’attentiond’Ambrose.
—Quellebelleenfant!FernentenditsamèreparleràtanteAngiedanslacuisine.CettedernièreétaitassiseprèsdelaporteetregardaitBaileyetRita,qui
faisaientdelabalançoiredanslejardindeFern.Lapetitefilleavaiteubesoind’allerauxtoilettes,maiselleétaitpasséeparlegarageaulieudetraverserlacuisine,afindejeteruncoupd’œilàlatortuequ’elleavaitcapturéeavecsoncousindansleruisseaulematinmême.Ils l’avaient installéedansuneboîte rempliede feuilles et de tout cequ’il fallait àune tortue.Ellen’avait pasbougédepuis etFerns’étaitdemandés’ilsn’avaientpasfaitunebêtiseenl’arrachantàsamaison.
—Elleestd’unebeautépresqueirréelle,poursuivitlamèredeFernensecouantlatête,cequiattiral’attentiondesafille.Avecsesyeuxbleusetsestraitsdepoupée.
—Etsescheveux!Ilssontentièrementblancs.Jen’enaijamaisvudepareils,ajoutaAngie.Etpourtantellealapeaumate.C’estunmélangerarissimedeblondeuretd’or.
Fernsetenaitdanslecouloir,gênée.Elleécoutaitlaconversationdesdeuxfemmestoutensachantquecesdernièreslacroyaientdanslejardin.Cetété-là,Ritavenaitjusted’emménageràHannahLakeavecsamère,etRachelTaylor,épousedepasteurjusqu’auboutdesongles,avaitétélapremièreàaccueillirlajeunefemmeetsafillededixans.EllelesavaitrapidementinvitéesàdéjeuneretRitase
mitàvenirjouersouventavecFernquil’aimaitbeaucoup.Elleétaitgentille,toujoursdebonnehumeuretacceptaitdefairetoutcequeFernproposait.Ellen’avaitpastropd’imaginationmaisFernenavaitpourdeux.
—JepensequeBaileyalebéguin,poursuivitAngieenriant.Ilesttétanisédepuisqu’ilaposélesyeuxsurelle.C’estamusantdevoiràquelpointlabeautéattirelesenfantsautantquelesadultes.Tuvasvoirqu’ilnevapastarderàvouloirfaireétalagedesestalentsdelutteuretqu’ilvafalloirquejetrouveunmoyendeledissuader,lepauvre.IladenouveausuppliéMikedeluipermettredeparticiperàlacolodelutte.Chaqueannée,c’estlamêmechose.Ilsupplie,ilpleure,etonessaiedeluiexpliquerpourquoic’estimpossible.
Le silence s’installa dans la cuisine. Angie était perdue dans ses pensées et Rachel préparait des sandwiches pour les enfants,incapabledeprotégersasœurdelaréalitédelamaladiedeBailey.
—Fernal’aird’apprécierRita,constataAngieensoupirant.Elleavaitchangédesujetmaisgardaitlesyeuxrivéssursonfilsquisebalançaittoutenbavardantaveclajolieblondeassiseprès
delui.—C’estbienqu’elleaituneamie,poursuivitAngie.EllepassetoutsontempsavecBailey,maisellegranditetilluifautaussiune
amiefille.CefutautourdeRacheldesoupirer.—PauvreFernie.Fern,quiavaittournélestalonsendirectiondestoilettes,s’arrêtabrutalement.PauvreFernie?Ellesedemanda,soudaininquiète,si
elleavaitelleaussiunemaladie,commeBailey,quesamèreluiauraitcachée.«PauvreFernie»annonçaitquelquechosedegrave.Elleécoutaavecattention.
—Ellen’estpasjoliecommeRita.Elleauraitgrandbesoind’unappareildentaire,elleestsimenuequ’ellen’apasencoreperdutoutessesdentsde lait.Ças’arrangerapeut-êtreunefoisqu’elleaura toutessesdentsdéfinitives.Maisà l’allureoùellepousse,elleauraencoreunappareilàvingt-cinqans,constatasamèreenriant.Jemedemandesiellesera jalousedeRita.Pour l’instant,ondiraitqu’elleneserendpascomptedeleursdifférencesphysiques.
—NotrepetiteetdrôleFernie,réponditAngieavecunsouriredanslavoix.C’estuneenfantsibonne.Jeremercielecieltouslesjoursdenousl’avoirenvoyée.Ellefait tantdebienàBailey.Dieunes’estpasméprisenenfaisantdescousins,Rachel.Il lesacréésl’unpourl’autre.Tantdecompassiondélicate…
Fernétaitincapabledebouger.Ellen’entenditpaslafindelaconversation.Ellenesedemandapascequesignifiait«compassiondélicate».Ellen’estpas jolie.Lesmots s’entrechoquaientdans sonesprit commedescasseroles.Ellen’estpas jolie.Petite etdrôleFernie.Ellen’estpasjolie.PauvreFernie.
—Fern ! s’exclameRita tout en agitant lamaindevant sesyeux.Youhou !Tues toujours là ?Qu’est-cequejedoisécrire?
Fernchasselesouvenirdesonesprit.Bizarrecommeleschosesvousreviennentparfois.—Untrucdugenre:«Mêmequandtun’espaslà,jenevoisquetoi.Jepensesansarrêtàtoi.Je
medemandesitoncœurestaussibeauquetonvisageetsitonespritestaussifascinantquelafaçondonttesmusclesjouentsoustapeau.Est-cequetoiaussitupensesàmoi?»
Ferns’interromptetregardesonamie,quiouvredegrandsyeux.—Oh,c’estsuperça!Tuasécritçadansunedetesromances?Rita est l’une des rares personnes à savoir que Fern écrit des romances qu’elle espère voir
publiéesunjour.—Jenesaisplus.Certainement,répond-elletimidement.—Vite!Écris-le!ordonneRitaenluimettantdanslamainunefeuilledepapieretunstylo.Fernessaiedeserappelercequ’ellevientdedire.C’estencoremeilleur ladeuxièmefois.Rita
glousseetesquissedespasdedansetandisqueFernachèvelamissivesurunefioriture.EllesigneàlaplacedeRita,puisluitendlalettre.Sonamiesortunflacondeparfumdesonsac,envaporisesurlepapierpuisplielafeuilleetécritlenomd’Ambrosedessus.
Lejeunehommenerépondpastoutdesuite.Illuifautmêmequelquesjours.Mais,lequatrièmejour,Ritadécouvreuneenveloppedanssoncasier.Ellel’ouvreavecdesmainstremblantes.Ellelitensilence,sourcilsfroncés,etempoignelebrasdeFerncommesiellevenaitd’apprendrequ’elleavaitgagnéauloto.
—Fern!Écouteça!«Ellemarcheenbeauté,commelanuitSousuncielsansnuagesetconstelléd’étoiles;Etleplusbeaudel’ombreetdelalumière
Serencontredanssasilhouetteetsonregard.»
Fernhaussetellementlessourcils,qu’ilsdisparaissentsoussesbouclestroplongues.—Ilécritpresqueaussibienquetoi,Fern!—Ilécritmieux,répond-ellesèchement.Enfin,letypequiaécritçaentoutcas.—Ils’estcontentédesignerdesoninitiale,A,murmureRita.Ilm’aécritunpoème!Jen’arrive
pasàlecroire!—Euh,Rita?C’estunpoèmedeByron.Unpoèmetrèscélèbre.RitasedécomposeetFernlaconsoletoutdesuite.—Maisc’estgénialqu’ilsoitcapabledeciterByron…dansunelettre…pourtoi.Etenfait,c’estvraimentgénial.Fernpensequ’iln’yapasbeaucoupdegarçonsdedix-huitans
capablesderéciterdespoèmescélèbresàdesjoliesfilles.Elleestsoudaintrèsimpressionnée.Ritaaussi.
—Ilfautqu’onluiréponde!Est-cequetucroisqu’ondevraitciterunpoèmecélèbrenousaussi?—Peut-être,songeFernenpenchantlatêtedecôté.—Oualors,jepourraisécrireunpoèmemoi-même.Ritaréfléchitunpeupuissonvisages’illumineetelleouvrelabouchepourparler.—Nemeparlepasderosesrougesetdeviolettesbleues!laprévientFern,quisedoutedecequi
vasuivre.—Mince,boudeRitaenrefermantlabouche.Jenem’apprêtaispasàdirequelesviolettessont
bleues!Jevoulaisdire:«Lesrosessontrougesetparfoisroses.J’aienviedet’embrasser,sij’ose.»Fernglousseetluidonneunebourrade.—Tunepeuxpasrépondreçaàungarçonquiacité:«Ellemarcheenbeauté»!—Ça va sonner, annonce Rita en refermant brutalement la porte de son casier. Tu veux bien
écrirequelquechoseàmaplace,Fern, s’il teplaît?Allez, s’il teplaît?Tusaisbienque j’ensuisincapable.
Ritasentl’hésitationdesonamieetellelasuppliegentimentjusqu’àcequ’ellecède.Etc’estainsiqueFernTaylorcommençaàécriredeslettresd’amouràAmbroseYoung.
1994
—Tufaisquoi?demandaFernenselaissanttombersurlelitdeBaileyetencontemplantsachambre.Ça faisait longtempsqu’ellen’yavaitpasmis lespieds. Ils avaient l’habitudede jouerdehorsoudans le salon.Lesmursde sa
chambre étaient encombrés d’objets relatifs à la lutte, surtout du district dePennState.Aumilieu du bleu et du blanc, il y avait desphotosdesesathlètesfavoris,desclichésavecsafamilleetdespilesdebouquins,descollections«jeunesse»,quicouvraientdessujetsaussivariésquel’histoire,lesportoulamythologiegrecqueetromaine.
—Jefaisuneliste,secontentaderépondreBaileysansleverlesyeux.—Quelgenredeliste?—Unelistedeschosesquejeveuxfaire.—Qu’est-cequetuasécrit?—C’estsecret.—Pourquoi?—Parcequ’ilyadestrucsprivésdedans,réponditBaileysanssefâcher.—Commetuveux.Jevaisfaireunelistemoiaussietjenetediraipascequ’ilyadedans.—Vas-y,répondit-ilenriant.Maisjesuissûrquejesaisd’avancecequetuvasécrire.Ferndénichaunefeuilledepapiersurlebureaudesoncousinettrouvaunstyloauxcouleursdel’équipedeluttedansunpotrempli
depetitemonnaie,decaillouxetdebricoles,posésursatabledenuit.ElleécrivitLISTEenhautpuisregardafixementsontitre.—Tuneveuxpasmedire justeunechoseque tuasmisedans ta liste?demanda-t-ellehumblementaprèsavoirpasséplusieurs
minutesàfixerlafeuillesansqu’aucuneidéeexcitanteluivienneàl’esprit.Baileysoupirabruyamment,commeunadulte.—Situveux.Maisilyadeschosesquejeneferaipastoutdesuite.Cesontdestrucspourquandjeseraiplusgrand…maisqueje
veuxquandmêmefaire.Etd’ailleurs,jelesferai!affirma-t-ilavecemphase.—D’accord.Dis-m’enjusteune,suppliaFern.Alorsquec’étaitunefillettepleined’imagination,ellen’arrivaitpasà trouveruneseulechosequ’ellepouvaitbienvouloir faire.
C’étaitpeut-êtreparcequ’ellevivaitdenouvellesaventurestouslesjoursgrâceauxlivresqu’ellelisaitetqu’ellevivaitd’autresviesquelasiennegrâceauxpersonnagesdeshistoiresqu’elleécrivait.
—Jeveuxêtreunhéros,réponditBaileyenregardantFernavecgravité,commes’ilrévélaituneinformationtopsecret.Jenesaispasencorequelgenredehéros.Peut-êtreHerculeouBruceBaumgartner.
FernsavaitquiétaitHercule;elleconnaissaitaussiBruceBaumgartner,parcequec’étaitlelutteurpréférédeBaileyet,selonlui,l’un desmeilleurs poids lourds de tous les temps.Elle regarda son cousin, perplexe,mais ne répondit pas.Hercule était un héros defictionetBaileyneseraitjamaisaussifortqueBruceBaumgartner.
— Et si je ne peux pas être un héros, alors je voudrais juste sauver quelqu’un, poursuivit Bailey sans se rendre compte duscepticismedeFern.Commeça,j’auraimaphotodanslejournaletjedeviendraicélèbre.
—Jeneveuxpasdevenircélèbre,réponditFernaprèsréflexion.Jeveuxêtreunécrivainreconnumaisjepensequejeprendraiunpseudonyme.Unpseudonyme,c’estunnomquetuutilisesquandtuneveuxpasquelesgenssachentquitues,expliqua-t-elleaucasoùBaileynecomprendraitpas.
—Tuaurasuneidentitésecrète,commeSuperman,murmura-t-il,l’histoiredeFerndevenantencorepluscoolainsi.—Etpersonnenesaurajamaisquec’estmoiquiécris,répondit-elleàvoixbasse.
Cenesontpasdeslettresd’amourbanales.Cesontdeslettresd’amour,parcequeFernydéversesoncœuretsonâmeetqu’Ambrosefaitapparemmentlamêmechose:ilrépondavecunesincéritéetunevulnérabilitéqu’ellen’apasanticipées.Fernn’énumèrepas toutes leschosesqu’elle/Ritaaime
chezlui,ellenedissertepassursonphysique,sescheveux,saforce,sontalent.Ellepourraitfaireça,maiselle estbeaucoupplus intéresséepar tout cequ’ellene saitpas sur lui.Alors, elle choisit sesmotsavecsoinetcisèledesquestionsquiluipermettentd’avoiraccèsàsespenséeslesplusintimes.Elleabeausavoirquec’estunsimulacre,ellenepeutpass’enempêcher.
Au début, les questions sont simples. Des choses du genre « Amer ou sucré ? », « Hiver ouautomne?»,«Pizzaoutacos?».Puisellesdévientversdessujetsprofonds,personnels,révélateurs.Les lettres vont et viennent, questions, réponses, et c’est un peu comme s’ils se déshabillaient : ilsenlèvent d’abord les vêtements sans importance, la veste, les boucles d’oreilles, la casquette debaseball.Puissuiventlesboutons,lesfermeturesÉclair,etleshabitsglissentausol.LecœurdeFernbatplusfortetsonsouffles’accélèrechaquefoisqu’unvêtementmétaphoriqueestôté.
PERDU(E)OUSEUL(E)?Ambroseécrit«Seul»etFernrépond:«Jepréféreraisêtreperdueavectoiqueseulesanstoi,alorsjechoisis“perdue”maisj’yajouteuneclause.»Ambroserétorque:«Pasdeclause»,ceàquoiFernrépond:«Alors“perdue”parceque“seule”c’estpourtoujoursetquequelquechosedeperdupeut-êtreretrouvé.»
LAMPADAIRESOUFEUXROUGES?Fern:Leslampadairesmedonnentl’impressiond’êtreensécurité.Ambrose:Lesfeuxrougesm’agacent.
PERSONNEOUNULLEPART?Fern:Jepréfèreêtrepersonnechezmoiquequelqu’unailleurs.Ambrose : Je préfère être nulle part. N’être personne quand tu es supposé être quelqu’un, c’estdifficile. Fern : Comment sais-tu ça ? As-tu déjà été personne ? Ambrose : Tous ceux qui sontquelqu’undeviennentpersonnequandilséchouent.
L’INTELLIGENCE OU LA BEAUTÉ ? Ambrose affirme qu’il préfère l’intelligence puis ilpoursuitendisantàquelpointilla(Rita)trouvebelle.Fernpréfèrelabeautépuisluiaffirmequ’elleletrouveintelligent.
AVANT OU APRÈS ? Fern : Avant. L’anticipation est souvent meilleure que la réalisation.Ambrose : Après. La chose réelle, si on l’accomplit correctement, vaut toujours mieux que lefantasme.Fernn’enaaucuneidée,doncellenepoursuitpasladiscussion.
CHANSONSD’AMOUROU POÈMES ? Ambrose : Chansons, parce qu’on a le meilleur desdeux,lapoésieetlamusique.Etonpeutmêmedanser.Ilrédigealorslalistedesesballadespréférées.ElleestlongueetFernconsacreunesoiréeentièreàenfaireunecompilation.Ellerépond:Poèmes,etluienenvoiecertainsqu’elleaécritselle-même.C’estrisquéetstupidemais,etbienqu’ellesesoitdéjàmiseànuàcepointdeleurcorrespondance,ellecontinueàjouer.
Autocollantsoucrayons?Bougiesouampoules?Égliseouécole?Clochesousifflets?Vieuxouneuf?Lesquestionss’enchaînent,lesréponsesfusentetFernlitchaquelettreaveclenteur,perchéesurlacuvettedestoilettesdesfilles,puispasselajournéeàconcoctersaréponse.
ElleobligeRitaàliretoutesleslettres,etplusçava,plussonamieestdécontenancée,àlafoisparlesrévélationsd’AmbroseetparlesréponsesdeFern.Elleprotesteplussouventqu’àsontour:«Jenesaispasdequoivousparlez.Tunepeuxpastecontenterdeluifairedescomplimentssursesabdos?Ilssontsublimes.»Rapidement,RitadonneleslettresàFernavecunhaussementd’épaules,puistransmetlesréponsesàAmbroseavecuneindifférencetotale.
Fernessaiedenepaspenserauxabdosd’Ambrose,niaufaitqueRitaafaitleurconnaissancedemanièreintime.Troissemainesaprèslapremièrelettre,elledéambuleentrelessallesdeclasse,parcequ’elleabesoind’allerchercherundevoirdanssoncasieretelledécouvreRita,presséecontre lecasierenquestion,cramponnéeàAmbrose.Ilss’embrassentcommes’ilsvenaientjustededécouvrir
qu’ilsavaientdeslèvres…etdeslangues.Fernpousseunpetitcriettourneimmédiatementlestalons,repartantd’oùellevient.Ellea l’impressionqu’ellevavomiret ravale labilequ’elle sentmonter.Maiscen’estpassonestomacquiestmalade,c’estsoncœur.Etellenepeuts’enprendrequ’àelle-même.EllesedemandesiseslettresontrenduAmbroseencoreplusamoureuxdeRita,raillantainsitoutcequ’elleadévoilédesapersonne.
I
4
RencontrerHercule
lne fautpasplusd’unmoispourque le stratagème soit découvert.Unmatin,Rita se comportebizarrement. Elle détourne les yeux quandFern lui tend la lettre d’amour qu’elle a pris tant de
plaisiràécrirepourAmbrose,etcontemplelepapiersoigneusementpliécommes’ilallaitluisauteràlagorge.Ellenefaitpasminedesaisirlafeuille.
—Euh,enfait,jenevaispasenavoirbesoin,Fern.Onarompu.C’estfini.—Vousavezrompu?demandeFern,atterrée.Qu’est-cequis’estpassé?Est-cequeçava?—Ouais.C’estpaslafindumonde.Vraiment.Ildevenaitétrange.—Commentçaétrange?Fernasoudain l’impressionqu’ellevasemettreàpleurer,commesielleavaitété larguéeelle
aussi,etelleluttepourcontenirletremblementdesavoix.MaisRitaaremarquéquequelquechosen’allaitpasetellelèvelessourcilsjusqu’àsafrange.
—C’estpasgrave,Fern.Ilétaitennuyeux.Sexy,c’estvrai,maisterriblementennuyeux.—Ennuyeuxoubizarre?Lesgensbizarresnesontpasennuyeux,Rita.Fernestperdueetellesesentunpeuencolèreàl’idéequesonamiealaisséAmbroses’éloigner
d’elles.Ritasoupireethausselesépaules,cettefois-cielleregardeFerndroitdanslesyeux,désolée.— Il a compris que ce n’était pas moi qui écrivais les lettres, Fern. Ces lettres ne me
ressemblaientpas.Sontonsefaitaccusateur.—Jenesuispasaussiintelligentequetoi,poursuit-elle.—Tuluiasditquec’étaitmoi?s’étrangleFern,inquiète.—Ehbien…,répondRitaendétournantlesyeux.—Ohnon!Tuleluiasdit!Fernestsûrequ’ellevas’évanouir,là,danscecouloirbondé.Ellepresselefrontcontrelemétal
froiddesoncasierets’obligeàrespirercalmement.—Iln’arrêtaitpasdemedemander,Fern!Ilétaitfoufurieux!J’aieupeur.—Jeveuxquetumeracontestout.Quelletêteilafaitequandilasuquec’étaitmoi?demande
Fern,quisentlabilemonterdanssagorge.— Il a eu l’air unpeu…surpris, répond son amie en semordant la lèvre et en jouant avec sa
bague,embarrassée.
Fernsongeque«surpris»estcertainementloindelavérité.—Jesuisdésolée,Fern.Ilvoulaitquejeluirendetoutesleslettresqu’ilt’aécrites,enfin,qu’il
m’aécrites,bref,peuimporte.Maisjenelesaipas,puisquejetelesaidonnées.—Tuluiasavouéçaaussi?gémitlajeunefillehorrifiéeenportantlesmainsàsabouche.—Euh,oui.Rita tremble à présent et sa détresse se lit sur son joli visage. La dispute avec Ambrose l’a
certainementsecouéedavantagequecequ’elleveutbienadmettre.—Jenesavaispasquoidiresinon,poursuit-elle.Ferntournelestalonsetseprécipiteverslestoilettesdesfilles.Elles’isoledansunecabine,son
sacàdossurlesgenoux,etposelatêtedessus.Ellefermeviolemmentlesyeuxetessaiedenepaspleurer.Elles’enveutdes’êtreplacéedanscettesituation.Elleadix-huitans,elleesttropvieillepoursecacherdanslestoilettes!Maisellenesesentpaslecouraged’assisteraucoursdemaths.Ambroseseralàetellealepressentimentque,dorénavant,elleneseraplusinvisibleàsesyeux.
Lepiredanscettehistoire,c’estquetoutcequ’elleluiaécritestvrai.Chaquemotétaitsincère.EllearédigéceslettrescommesielleétaitaussibellequeRita,commesielleétaitlegenredefemmequipeutséduireunhommeparsasilhouetteetsonsourireetquienplusauncerveau.Orcettepartie-làestunmensonge.Elleestpetiteetordinaire.Moche.Ambrosedoitsesentiridiotdeluiavoirouvertsoncœur.Sesparoless’adressaientàunefillesublime.Pasàelle.
Fernattenddevantlasalledelutte.Ellearangéleslettresqu’AmbroseaenvoyéesàRitadansunegrandeenveloppeenkraft.Baileyluiaproposéderendreceslettrespendantl’entraînement;ilestaucourant de la ruse des deux filles depuis le début. Il a assuré àFern qu’il serait discret et qu’il secontenterait de les donner à Ambrose à la fin de la session. Bailey est un membre honoraire del’équipe, le statisticien et l’acolyte de l’entraîneur, et il assiste à l’entraînement presquequotidiennement.Maissoncousinn’estpasvraimentdugenrediscretetFernneveutpasaggraverleschosesetembarrasser le leaderde l’équipedevantsescamarades.Alorsellepatiente, tapiedansuncouloir,nonloin,etellesurveillelaportedelasalledelutteenattendantquel’entraînements’achève.
Les garçons sortent un par un, plus oumoins habillés, les chaussures de lutte sur une épaule,parfoistorsenumêmes’ilfaitmoinsvingtdegrésdehors.IlsnefontpasattentionàFern,qui,pourunefois,estravied’êtreinvisible.Puisc’estautourd’Ambrosedesortir.Ilvientmanifestementdeprendre sadouche : ses cheveux sonthumides,peignés enarrière.Fernconstate avec soulagementqu’ilestaccompagnédePaulKimballetdeGrantNielson.PaulestgentiletatoujoursétésympaavecFern. Quant à Grant, il partage plusieurs cours avec elle et il est un peu plus geek que ses amis.Lorsqu’ilverraqu’elleveutparleràAmbrose,iln’enferapastoutunplat.
Ambroses’immobiliseenlavoyantetsonsourires’évanouit.Sesamiss’arrêtentenmêmetempsqueluietjettentunregardautourd’eux,perplexes.Ilsn’arriventpasàcroirequ’ilsesoitarrêtépourFern.
—Ambrose?Jepeuxteparleruninstant?LavoixdeFernmanqued’assurance.Elleespèrequ’ellen’aurapasàserépéter.Ilfaitunpetitsignedumentonendirectiondesesamis,quicomprennenttoutdesuitelemessage.
Ilss’éloignent,nonsansjeterunregardcurieuxàlajeunefille.—JerentreavecGrant,annoncePaul.Àdemain.Ambroselessaluedelamainetsonregards’égareau-dessusdelatêtedeFern,commes’ilavait
aussihâtedes’éloigner.Elleauraitaiméquecetteconfrontationait lieuunesemaineplus tard :ondevait lui enlever son appareil dentaire le lundi suivant. Elle l’avait porté pendant trois longuesannées.Sielleavaitsuqu’elleallaitparleràAmbrose,elleauraitessayédedisciplinersescheveux.Et
elleauraitmisseslentilles.Là,ellesetientdevantlui,lescheveuxenpétardetleslunettessurlenez,et elle porte unpull qu’elle possèdedepuis des années, nonpas parce qu’il est flatteurmais parcequ’ilestconfortable.Ilestenlaineépaisseetbleupâle,cequineconvientniàsonteintniàsafrêlesilhouette. Elle songe à tout ça quand elle inspire profondément avant de lui tendre la grosseenveloppe.
—Voilà.Cesontteslettres.Ellesysonttoutes.Ambroses’ensaisit,encolère.Illaregardedroitdanslesyeuxetellesesentclouéeaumur.—Tut’esbienfoutuedemoi,hein?—Non.Ferngrimaceenentendantsavoixenfantine,quiestàl’unissondesasilhouettegamineetdesa
têtepenchée.—Pourquoituasfaitça?—J’aifaitunesuggestion,c’esttout.JepensaisquejerendaisserviceàRita.Ellet’aimaitbien.Et
puisleschosesontdérapé.Jesuis…désolée.C’est la vérité. Elle est désespérément désolée. Désolée que tout soit fini. Désolée de ne plus
jamaisvoirsonécrituresurunefeuille,deneplusjamaisavoiraccèsàsespensées,deneplusjamaispouvoirmieuxleconnaître,ligneaprèsligne.
—Ouais,c’estça.FernetRital’ontblesséetluiontfaithonte.LecœurdeFernestmeurtri:ellenevoulaitpaslui
fairedemal,nilemettreainsidansl’embarras.Ambrosesedirigeverslasortiesansajouterunmot.—Est-cequ’ellest’ontplu?lâche-t-ellesoudain.Lejeunehommeseretourne,surpris.—Jeveuxdire,avantquetudécouvresquilesavaitécrites…Ellest’ontplu?Leslettres?Illaméprisedéjà,alorsautantallerjusqu’aubout.Elleabesoindesavoir.Ambrosesecouelatête,perplexe,commes’ilavaitdumalàcomprendrelaquestion.Ilsepassela
maindanslescheveuxetsedandineunpeu,malàl’aise.—J’aiadoréteslettres,avoueprécipitammentFern,commesiunbarrages’étaitrompu.Jesais
bienqu’ellesnem’étaientpasadressées,maisjelesaiadorées.Tuesdrôleetintelligent.Tum’asfaitrire.Tum’asmêmefaitpleurerunefois.J’auraisaiméqueceslettresaientétéécritespourmoi.C’estpourçaquejemedemandaissituavaisaimélesmiennes.
Leregardd’Ambroses’adoucitetl’airtenduetgênéqu’ilarboredepuisqu’ill’aaperçuedanslecouloirs’estompelégèrement.
—Qu’est-cequeçapeutbientefaire?dit-ildoucement.Ferncherchesesmots.C’estimportant.Qu’ilaitsuounonquec’étaitellequiécrivait,s’ilaaimé
seslettres,çasignifiequ’ill’aaimée,elle.D’unecertainemanière.—Parceque…c’estmoiquilesaiécrites.Etellesétaientsincères.Voilà.Sesmotsemplissentlecorridorvideetrebondissentsurlescasiersvidesetlesolrecouvert
delinocommeunecentainedeballesquel’onnepeutniignorerniéviter.Fernsesentmiseànuetauborddelasyncope,faceaugarçondontelleesttombéeamoureuse.
Ambroseestaussiabasourdiqu’elle.—Ambrose!Brosey!T’estoujourslà,mec?Beans surgit comme s’il venait juste de les voir, mais Fern devine qu’il a entendu toute la
conversation.Ellelevoitàsonsourire.Ildoitpenserqu’ilsauvesonamid’uneagression,ou,pire,d’uneinvitationaubalparunefillemoche.
—Salut,Fern.
Beansfaitsemblantd’êtreétonnédelavoirlà.Elleestsurprisequ’ilconnaissesonprénom.—J’aibesoinquetumedépannes,mec.Monpick-upneveutpasdémarrer.—Ouais,pasdeproblème.Beans le tire par la manche et l’entraîne vers la sortie. Fern rougit, gênée. Elle est peut-être
banale,maisellen’estpasidiote.Ambroseselaisseentraîner,puiss’immobilise.Ilpivotesoudainetsedirigeverselle.Illuitend
l’enveloppequ’elleluiadonnéeunpeuplustôt.Sonamiattend,curieux.—Tiens.Ellessontàtoi.Mais…nelesfaislireàpersonne,d’accord?Ambrosesouritunpeu,unsouriretimidequinesoulèvequ’uncoindeseslèvres.Puisiltourne
lestalonsetquittelebâtiment,Beansderrièrelui.Fern,l’enveloppeàlamain,sedemandepourquoiilafaitça.
—Penseàmettreunfilet,rappellepatiemmentElliottàsonfilslorsquecedernierlaissetombersesaffairesprèsde laportedeservicede laboulangerieetsedirigevers l’évierpourse laver lesmains.
Desdeuxmains,Ambroseramènesescheveuxenarrièreetl’attacheenqueue-de-cheval;ainsiilyamoinsderisquequ’ilentombeundansunecuvedepâteàgâteauxouàcookies.Sachevelureesttoujourshumideàcausedeladouchequ’ilapriseaprèsl’entraînement.Ilfixeunfiletsursatêteetnoueuntablierautourdesataille,commeElliottleluiaapprisilyadecelatrèslongtemps.
—Qu’est-cequetuveuxquejefasse,papa?—Commenceparlespetitspains.Lapâteestprête.Jedoisfinirdedécorercegâteau.J’aipromis
àDaphnéNielsonqu’ilseraitprêtà18h30etilest18heures.—Grantm’a parlé de ce gâteau pendant l’entraînement. Il a dit qu’il avait presque atteint son
poidsetqu’ilespéraitpouvoirenmangerunetranche.C’estungâteaud’anniversairepourCharlie,lepetitfrèredeGrant,composédetroiscouchesde
chocolatetornédespersonnagesdudessinaniméHercule.Ilestjolietcoloré,avecunedécorationsuffisammentchargéepourplaireàungarçondesixans.ElliottYoungaundonpourlesdétails.Sesgâteauxsonttoujoursplusbeauxenvraiquesurlesphotosquelesclientspeuventconsulterdanslecatalogueposésurunlutrindanslavitrine.Mêmelesenfantsaimenttournerlespagesplastifiéesetchoisirlegâteaudeleurprochainanniversaire.
Ambroses’estessayéquelquesfoisàladécoration,maisiladegrandesmainsetlesinstrumentssontpetits.Malgré lapatienced’Elliott,Ambrosen’estpasarrivéàgrand-chose. Ilpeut fairede ladécoration simple et il est beaucoupplusdouépour laboulange : sa force et sa taille conviennentmieuxaudurlabeurqu’àl’élégance.
Ils’attaqueàlapâtetelunpro.Illapétrit,laroule,puisilfaçonnechaquemorceauenunebouleparfaite.Iltravaillevite,sansréfléchir.Danslesboulangeriesplusimportantes,cesontdesmachinesqui fontce travail,maispétrirne ledérangepaset il remplit les immensesplaquesdepetitspains.Cependant, l’odeur de la première fournée en train de cuire est un supplice. Travailler à laboulangeriependantlasaisondelutteestinsupportable.
—Fini.Elliotts’éloignedugâteauetjetteuncoupd’œilàl’horloge.—C’estbeau,constateAmbroseenregardant lesmusclespuissantsduhérosmythologiquequi
lèvelesbrassurlegâteau.MaislevéritableHerculeportaitunepeaudelion.—Ahbon?demandeElliottenriant.Etcommenttulesais?Ambrosehausselesépaules.
—C’estBaileySheenquim’aapprisçailyalongtemps.IlaimaitbienHercule.
Baileyavaitunlivreouvertsurlesgenoux.Ambrosejetauncoupd’œilpar-dessussonépaulepourvoirdequoiils’agissaitet ilaperçutdes imagesdiversesd’unguerriernuquicombattaitcequi ressemblaitàdesmonstresmythologiques.Certainesdeces imagesauraienteuleurplacesurlesmursdelasalledelutte.Surl’une,leguerrieraffrontaitunlion,surl’autre,unsanglier.C’étaitcertainementpourçaqueSheenlelisait;Ambroseneconnaissaitpersonnequiensacheautantqueluisurlalutte.
Ils’assitsurlestapisàcôtédufauteuilroulantetcommençaànouerleslacetsdeseschaussuresdelutte.—Tulisquoi,Sheen?Baileylevalesyeux,surpris.Ilétaittellementabsorbéparsalecturequ’iln’avaitpasremarquéAmbrose.Illedévisageapendant
unebonneminute,s’attardantsurseslongscheveuxetsonT-shirtàl’envers.Lesadolescentsdequatorzeansétaientréputéspournepasfaire attention à leurs vêtements et à leur coiffure, mais la mère de Bailey ne lui aurait jamais permis de quitter la maison dans cetaccoutrement. Il se souvint alorsqueLilyYoungnevivaitplusavecAmbroseet il se rendit comptequec’était lapremière foisqu’ilvoyaitAmbrosedetoutl’été.Maiscedernierétaitlàpourlacolodelutte,commetouslesans.
—UnlivresurHercule,finitparrépondreBailey.—J’aientenduparlerdelui.LelutteurachevadelacerseschaussuresetselevatandisqueBaileytournaitunepage.—Herculeétaitlefilsd’undieugrec,Zeus,expliqua-t-il.Maissamèreétaithumaine.Ilétaitréputépoursaforceextraordinaire.Il
aétéobligéd’accomplirdes travauxetdecombattredesmonstres. Ilavaincu le taureaudeCrète. Ila tuéun liondoréquiavaitunefourrurequirésistaitauxarmesmortelles.Ilamassacréunehydreàneuftêtes,capturédesjumentsquisenourrissaientdechairhumaineetilestvenuàboutd’oiseauxmangeursd’hommesquiavaientlebecetlesplumesenbronze,etdontlamerdeétaitempoisonnée.
AmbrosesemitàrireetBaileyrayonna.—C’estcequeracontel’histoire!Herculeétaithallucinant,mec!Cinquantepourcentdieu,cinquantepourcentmortel,centpour
centhéros.Sonarmefavoriteétaitunemassueetilneretiraitjamaissapeaudelion,lelionqu’ilatuépouraccomplirsonpremiertravail.BaileydévisageaAmbrose,lesyeuxplissés.—Tuluiressemblesunpeu,maintenantquetescheveuxsontpluslongs,poursuivit-il.Tudevrais lesgardercommeça,voireles
laisser pousser davantage. Peut-être que ça te rendra encore plus fort, comme Hercule. En plus, ça te donne l’air méchant. Tesadversairesvontsepisserdessusentevoyantarriver.
Ambrosesepassalamaindanslescheveux,qu’iln’avaitpascoupésdepuisleprintemps.Àprésentquesamèreétaitpartieetqu’ilsvivaiententrehommes,biendeschosesluipassaientpar-dessuslatête.Sescheveuxétaientlecadetdesessoucis.
—Tuensaisdestrucs,hein,Sheen?—Ouais.Quandtunepeuxpasfairegrand-chosed’autrequ’étudieretapprendre,tufinisparensavoirdeuxoutrois.Etpuisj’aime
me documenter sur lesmecs qui savent ce qu’est la lutte. Tu vois cette image ? demanda-t-il en posant le doigt sur la page. C’estHerculequiaccomplitsapremièretâche.Illuimetunesacréepâtéeàcelion,hein?
Ambroseobtempéramaissesyeuxfurentattirésparunautredessin.C’était laphotod’uneautrestatue,quinereprésentaitquelevisageetletorseduhéros.Herculeavaitl’airsérieux,presquetriste,etilavaitlamainposéesurlecœur,commesicedernierluifaisaitmal.
—C’estquoicettestatue?Baileyplissalesyeuxetcontemplalaphotocommes’ilhésitait.—Lalégendedit :«Levisaged’unhéros», lutBaileyavantde lever lesyeuxversAmbrose.Jesupposequ’êtreunchampion
n’estpastoujoursfacile.Ambrosesepenchaetlutàhautevoix:—«Herculeétaitlepluscélèbredetousleshérosdel’Antiquité,etleplusaimé,maisnombreuxsontceuxquioublientqueles
douzetravauxluiontétéimposéscommeunepunition.LadéesseHéral’aconduitàlafolieetilatuésafemmeetsesenfants.Dévoréparlechagrinetemplideculpabilité,Herculeacherchélemoyenderétablirl’équilibreetd’apaisersonâmetourmentée.»
Baileygrogna.—C’estidiot.Sij’appelaismasculptureLeVisaged’unhéros,jenelereprésenteraispastriste.Jeluiferaisunvisagecommeça.Baileydécouvritsesdentsetécarquillalesyeux.Avecsesboucleschâtainenpétard,sesyeuxbleusetsesjouesrouges,iln’avait
pas vraiment l’air inquiétant. Ambrose ricana et s’éloigna en le saluant de la main pour rejoindre ses camarades d’entraînement quis’échauffaientsurlestapis.Maisilnepouvaitchasserl’imaged’Herculeendeuildesonesprit.
—Il est trop tardpour fabriquerunepeaude lion,mais jepenseque ça fera l’affaire, répondElliottensouriant.J’aiencoreunautregâteauàfinir,puisonpourrafermer.Rentreàlamaison.Jeneveuxpasquetut’épuises.
—Toiaussi,tudoisrentrer,rétorquegentimentAmbrose.ElliottYoung répartit ses heures afin de passer ses soirées à lamaison, ce qui veut dire qu’il
commencesajournéeà2heuresdumatin.Ilrentreà7heures,quandMmeLuebkeprendsonservice,
et revient vers 15 heures quand elle rentre chez elle, puis il travaille jusqu’à 18 ou 19 heures. Laplupartdutemps,Ambroselerejointaprèsl’entraînement,afind’accélérerlacadence.
—Cen’estpasmoiquiessaied’avoirdebonnesnotestoutenm’entraînantmatinetsoir.Tun’asmêmepasdetempsàconsacreràtajoliepetiteamie.
—Yaplusdejoliepetiteamie,marmonneAmbrose.—Ahbon?ElliottYoungcherchedestracesdechagrinsurlevisagedesonfils.Envain.—Qu’est-cequ’ils’estpassé?demande-t-il.Ambrosehausselesépaules.—Disonsjustequ’ellen’étaitpascellequejecroyais.—Ah,soupireElliott.Désolépourtoi,Brosey.—Labeautéoul’intelligence?demandaAmbroseàsonpèreaprèsunlongsilence,sanscesser
defaçonnerdespetitspains.—L’intelligence,répondimmédiatementElliott.—N’importequoi!C’estpourçaquetuaschoisimaman,hein?Parcequ’elleétaittrèsmoche.ElliottYoungal’airsonnépendantuninstant.—Jesuisdésolé,papa.Cen’estpascequejevoulaisdire…Elliott hoche la tête et tente de sourire,maisAmbrose voit bien qu’il l’a blessé. Ambrose les
accumuleaujourd’hui:d’abordFernTaylor,puissonpère.Peut-êtrequ’ildevraitêtrepuni,commeHercule.Pour la première fois depuis des années, il songe au champion endeuil et les paroles deBailey résonnent à ses oreilles comme s’il les avait prononcées la veille. Je suppose qu’être unchampionn’estpastoujoursfacile.
—Papa?—Oui,Brosey?—Tuvast’ensortirquandjeseraiparti?—Tuveuxdirequand tuserasà la fac?Biensûr.MmeLuebkem’aideraetJamie, lamèrede
PaulKimball,estpasséedéposersonCVaujourd’hui.Ellechercheuntravailàtempspartiel.Jepenseque je vais l’embaucher. Financièrement, c’est jamais facile, mais entre ta bourse sportive et deséconomiesçàetlà,jepensequeçadevraitaller.
Ambrose ne répondit pas. Il n’était pas certain que « parti » veuille dire « parti à la fac ».Çavoulaitjustedire«parti».
S
5
Dompterunlion
urlabannièreaccrochéeàlamairie,aucoindeMainStreetetCenterStreet,onpeutlire:«Onattendlaquatrièmevictoire!Vas-y,Ambrose!»Iln’yapasécrit:«AllezlesLakers!»,juste:
«Vas-y,Ambrose!».Jesserâle,maispaslesautresgarçons.Ambroseestl’und’eux,c’estmêmelecapitainedel’équipe,etilssontcertainsqu’ilvalesconduireàlavictoire,c’esttoutcequicompte.
LabannièreneplaîtpasàAmbrosenonplus.Commeàsonhabitude,ildécidedenepasypenser.IlsvontàHershey, toujoursenPennsylvanie,pour lechampionnat régionaletAmbroseahâtequetoutçasoitfini,parcequ’ilpourraalorssoufflerunpeu,réfléchiretavoirlapaix.
Si la lutte se limitait au tapis, ce serait génial. Il adore ce sport, sa technique, son histoire, lesentimentdecontrôlerl’issueducombat,lebonheurd’exécuterungesteparfait.Ilaimesasimplicité.Labataille.Maisildétestelesfansendélire,lesembrassadesetlafaçonqu’ontcertainsdeleprendrepourunrobot.
ElliottYoungl’aemmenécombattredanstoutlepays.Depuisquesonfilsahuitans,ilainvestijusqu’auderniercentimepourfairedeluiunchampion,nonpasparcequ’ilenavaitenviemaisparcequeletalentd’Ambroseleméritait.Etlefilsaaiméça:êtreavecsonpère,êtrel’undesmilliersdebonslutteursduweek-endetsebattrepourmontersurlepodium.Or,cesdernièresannées,lorsquelavilleadécouvertqu’Ambroseavaitacquisunestaturenationale,elleenafaitsastaret toutacesséd’êtreamusant.Ambrosen’aimepluslalutte.
Ilrepenseaurecruteurdel’arméequiestpasséaulycéeilyaunmoisdeça.Ilaétéincapabled’oublier cette visite. Comme le pays tout entier, il veut que quelqu’un paie pour les trois millevictimes du 11 Septembre. Il veut que justice soit faite pour les enfants qui ont perdu un de leursparents.Ilsesouvientdecequeçafaitdenepassavoirsisamèreestenvie.Levol93s’estécrasénonloind’HannahLakeetcelarendleschosesencoreplusdifficiles.
L’arméeaméricaineestenAfghanistan,maisdesrumeursdisentqu’ensuiteellesedéploieraenIrak. Il faut bien que quelqu’un se dévoue et aille se battre. Si ce n’est pas lui, qui le fera ? Et sipersonnenes’enrôle?Est-cequepareildramese reproduira?Enrèglegénérale, il s’empêchedepenseràça,pourtant,àcetinstant,ilsesentinquietetnerveux,l’estomacvideetl’esprittourmenté.
Ilmangeraaprèslapesée.Ilaeubeaucoupdemalàatteindrelesquatre-vingt-dixkilos.Endehorsde la saison de lutte, quand il ne se surveille pas, il est plus près de quatre-vingt-dix-huit. Il pèsequatre-vingt-dix-kilosdepuissancepureetdemusclessecs.Satailleestinhabituellepourunlutteur.Son envergure et la longueur de sesmembres lui donnent un avantage sur ses adversaires, qui ne
peuvent s’appuyer que sur leur force. Il est fort, lui aussi. Très fort. Et depuis quatre saisons, ildemeureinvaincu.
Samèrevoulaitqu’ilfassedufootballaméricainparcequ’ilatoujoursétégrandpoursonâge.Mais le footballestpasséausecondplanquand ila regardé les jeuxOlympiquesdeBarcelone,enaoût1992.AmbroseavaitneufansquandJohnSmithadécrochésadeuxièmemédailled’orenbattantenfinaleunlutteuriranien.ElliottYoungadansédanslesalon,petithommequiavaitjadistrouvéduréconfortdanslalutte.C’estunsportouvertauxhommesdetoutetailleet,mêmes’iln’ajamaiseuunexcellentniveau,Elliottpartagesapassionavecsonfils.Cesoir-là,ilsontluttéensemblesurletapisdusalon,ElliottamontréàAmbrosequelquesgestesdebaseetluiapromisdel’inscrireàlacolod’étédel’entraîneurSheen.
Lebusestbrutalementsecouélorsquelechauffeurroulesurunnid-de-pouleavantd’emprunterl’autoroute et de laisser Hannah Lake derrière lui. Lorsque Ambrose rentrera chez lui, ce seraterminé.C’estalorsquelavéritablefoliedébutera:ilfaudraqu’ilchoisissepourl’équipedequellefacilveutsebattreetcequ’ilveutétudier.Sera-t-ilàmêmedesupporterindéfinimentlapression?Ilestfatigué.Ilsongeàcequisepasseraits’ilperdait.Est-cequetoutdeviendraitplusfacile?
Ilsecoueénergiquement la têteetBeans,enlevoyantfaire,froncelessourcils,surpris.Ilcroitqu’Ambroseessaiedeluidirequelquechose.Lejeunehommesetourneverslavitresansluiprêterattention.Ilneperdrapas.Pasquestion.Ilneselepermettrapas.
Chaquefoisqu’Ambroseesttentédetoutlaissertomber,lecoupdesiffletinitialretentitetilsemetàcombattreparceque lesportifen luineveutpas,nepeutpasnepas toutdonner.Lesport lemérite. Son père, son entraîneur, son équipe, sa ville leméritent aussi. Il voudrait juste trouver lemoyenderespirerunpeu.
«BienvenueàHershey,Pennsylvanie, laville laplus sympadumonde, etbienvenueauGiantsCenteroùvasedéroulerendirectlepremierjourduchampionnatscolairedelutte2002!»Lavoixduprésentateuremplitlestadegigantesquepleinàcraquerdeparentsetdelutteurs,d’amisetdefans,quiportent touslescouleursdeleur lycéeetbrandissentdespancartespresqueaussihautqueleursespoirs.BaileyetFernsontaupremierrang,devantlestapisétaléstoutdulong.
D’après Bailey, le fauteuil roulant présente parfois des avantages. De plus, il est le fils del’entraîneur, et en tantque statisticiende l’équipe, il aune tâcheàmeneràbien, tâchequ’il entendaccomplir correctement. Fern est chargée de l’assister, de lui fournir àmanger ou tout ce dont ilpourraitavoirbesoin.Elledoitavertirsonpèrelorsqu’ildoitserendreauxtoilettesouabesoindequelquechosequ’ellenepeutpasluidonner.Leurduoestparfaitementrodé.
Ils ont prévude faire des pauses entre chaque round et ont planifié chaque journée à l’avance.C’est parfois Angie qui joue les assistantes, parfois l’une des grandes sœurs de Bailey, mais, laplupartdutemps,c’estFernquisetientàsescôtés.Quandilvaauxtoilettes,Baileymetsonpèreaucourantduclassementdel’équipe,del’écartdepoints,descoursesindividuelles,pendantqu’ill’aideàfairecequ’ilnepeutpasfairetoutseul.
Grâceàeuxetàsonpèrequileportesansproblème,Baileyn’ajamaismanquéunchampionnat.Sonpèreagagnéunepetitecélébritéetbeaucoupderespectdelapartdelacommunautédeslutteurspouravoirsuconjuguersesresponsabilitésenverssonéquipeaveclesbesoinsdesonfils.Sheenapourcoutumededirequ’ilestlegrandgagnantdecetteaffaire:Baileyaundonpourlesfaitsetleschiffresetilestdevenuindispensable.
Ilaassistéàtouslesmatchsd’Ambrosedetousleschampionnats.C’estsonlutteurpréféré,etilsemet à crier lorsque le jeunehommeprendplace sur le tapispour sonpremier combat.D’après
Bailey, ce sera une simple formalité. Ambrose est plus fort que son adversaire, cependant lespremiersmatchssonttoujourslespluseffrayantsettoutlemondeahâted’enêtredébarrassé.
Aupremierround,Ambroseaffronteungarçond’Altoonaquiestbienmeilleurquecequesondossier laissait croire. Il s’est hissé à la troisièmeplace de sondistrict et s’est qualifié de justessepourlechampionnatrégionalauxprolongations.Ilestenterminale,ilenveutetilaenviedefairetomberlechampionentitredesonpiédestal.Et,commesicen’étaitpassuffisant,Ambrosen’estpasdanssonassiette.Ilal’airfatigué,distrait,unpeumalade.
Lorsquelecombatdébute,lamoitiédesspectateursprésentdanslestadealesyeuxrivéssurlesdeuxadversairesdanslecoingauche,mêmesiunedouzainedematchessedéroulentsimultanément.Commeàsonhabitude,Ambroseestoffensif,ilattaqueenpremieretsedéplacesanscesse,toujoursau contact ; pourtant, il n’est pas au sommetde sa forme. Il porte ses coupsde trop loin et ne lesachèvepas, ce qui l’empêchedemarquer des points.Legrandgaillardd’Altoonaprend confiancelorsque,àlafindesdeuxpremièresminutes,lescoreesttoujoursde0à0.LuttercontreAmbroseetne pas perdre de points pendant autant de temps est un exploit. La vedette aurait dû luimettre uneraclée–ilnelefaitpasettoutlemondelevoit.
Lesifflet retentit,annonçant ledeuxièmeround,etçacontinuecommeça,peut-êtremêmepire.Ambrose tente de mettre au point une stratégie mais son cœur n’y est pas. C’est alors que sonadversairesecoucheetparvientàluiéchapper.Lescoreestmodifié:Ambrose0,leliond’Altoona1.Surlecôté,Baileyhurleetgémit.Àlafindudeuxièmeround,lescoreest inchangé.Baileydécidealorsd’attirerl’attentiond’Ambrose.Ilsemetàhurler:
—Hercule!Hercule!Hercule!Aide-moi,Fern!lasupplie-t-il.Cen’estpasvraimentlegenredeFerndesemettreàcrierouàpsalmodiercommeça,maiselle
commenceàsesentirmal,commesiquelquechosen’allaitpaschezAmbrose.Elleneveutpasqu’ilperdedecettefaçon.Ellesemetàcrieràsontour.Quelquesfanssetiennentnonloinetleursvoixsejoignentrapidementauxleurs.
«Hercule!Hercule!Hercule!»Ilsrugissent,comprenantqueledemi-dieud’HannahLakeestsurlepointd’êtredétrôné.AmbroseYoungestentraindeperdre.
Ilnerestequevingtsecondes.L’arbitreinterromptlematchpourlasecondefoisparcequeleliond’Altoona a besoin de remettre le sparadrap autour de ses doigts. Et, comme c’est la deuxièmeinterruption,Ambrosealedroitdechoisirsaposition–dessus,dessousouneutre–jusqu’àlafindumatch.
Baileys’estdéplacé,avançantjusqu’auxdeuxsiègesréservésauxentraîneursd’HannahLake,toutprèsdu tapis.Personneneproteste.C’est l’undesavantagesdu fauteuil roulant.Onvouspardonnebiendeschoses.
—Hercule!crie-t-ilàl’intentiond’Ambrose.Cederniersecouelatête,ahuri.Ilécoutesesentraîneurssanslesentendre.Lorsquel’arbitreles
interrompt,lesdeuxhommescessentdehurlerdesordresettroispairesd’yeuxencolèresetournentversBailey.
—Pourquoitubraillescommeça,Sheen?Ambroseestcommeanesthésié.Dansvingtsecondes,sapossiblequatrièmevictoirevapartiren
fumée.Iln’arrivecependantpasàsortirdesatorpeur.Ilalesentimentdevivreunrêve.—Tutesouviensd’Hercule?demandeBailey.Cen’estpasvraimentunequestion.Ambroseal’airencoreplusperplexe.—Tutesouviensdel’histoiredulion?insisteBailey,impatient.
—Non…Le lutteur ajuste son casque et jette un coup d’œil à son adversaire : son staff lui donne des
instructions tout en continuant à lui mettre le pansement. Le lion d’Altoona essaie de ne pas tropmanifestersajoiedevantletourqu’ontprislesévénements.
— Ce type, c’est un lion lui aussi. Celui des montagnes d’Altoona. Les flèches d’Hercule nepouvaientpaspercerlafourrureduliondeNémée.C’estpareil:tescoupsnefonctionnentpascontrelui.
—Merci,mec,marmonnesèchementAmbroseenpivotantpourregagnerlecentredutapis.—Est-cequetusaiscommentHerculeavainculelion?demandeBaileyenhaussantlavoixpour
sefaireentendre.—Non,répondAmbrosepar-dessussonépaule.—Ilétaitplusfortquelelion.Ill’amisàterreetluiaflanquéuneraclée!crieBailey.Ambroseseretourneetquelquechosepassesursestraits.Lorsquel’arbitreluidemandequelle
position il a choisie, il répond « dessus ». Ses fans poussent un cri, toute la ville d’Hannah Lakeproteste, ElliottYoung jure et ses entraîneurs ouvrent grande la bouche en voyant disparaître leurdernierespoirdevictoirepourl’équipe.Ondiraitqu’Ambroseveutperdre.Onnechoisitpasd’êtredessusquandonestàvingtsecondesd’échouer.Toutcequesonadversaireaàfaire,c’estderésisterpournepasêtreretourné–pireencore,ilpeuts’échapperetmarquerunpointsupplémentaire–etilgagneralematch.
Le sifflet résonne et l’action semble se dérouler au ralenti.Les gestes d’Ambrose sont lents etprécis.Sonadversairesedébatettentedelerepousser,maisilestprisdansunétausiserréqu’ilenoublieletempsrestant,lavictoireetlagloire.Ambroseluifrappelatêtecontreletapis,luicoupantle souffle, et dégage son bras gauche de sous son corps. L’étau se resserre davantage et le liond’Altoona envisage de frapper lematelas de lamain droite pour dire qu’il abandonne. Il tend lesjambesetlesécartepouressayerderésistertandisquesonbrasgaucheesttiréjusqu’auniveaudesonaisselledroite.Ilcomprendtrèsbiencequiestentraindesepasser.Ilnepeutrienyfaire.
Ambroses’enrouleautourdesonadversaireaveclenteuretprécision.Illuientourelesjambesetleroulesurledossansjamaislelâcher.Sesbrastremblentsousl’effetdelapressionqu’ilexerce.Lecomptecommence:un,deux,trois,quatre,cinq.Troispoints.AmbrosesongeàHerculeetaulionàla fourrure dorée : il étire un peu plus le lion d’Altoona et le renverse davantage. Il reste deuxsecondes.L’arbitrefrappeletapis.
Ilagagné.Lafoulesedéchaîne.Lavilleentièreprétendqu’elleétaitcertainedelavictoiredesonchampion.
L’entraîneurSheen regarde son fils avec un grand sourire,ElliottYoung refoule ses larmes, FerndécouvrequesesonglessontenlambeauxetAmbroseaidesonadversaireàserelever.Ilnecriepas,ne se jette pas dans les bras de son entraîneur, mais, quand il croise le regard de Bailey, lesoulagementselitsursonvisageetilsouritfaiblement.
Cequi s’estpassédurantcepremiermatchse répandcommeune traînéedepoudreet la foulescande«Hercule » de plus enplus fort au fur et àmesure que s’enchaînent les rencontres.Le cridevientunchantderalliementpoursesfansdelonguedateetenflammesesnouveauxadmirateurs.Ambrosenefaillitpasuneseulefoisdurantleresteduchampionnat.Onauraitditqu’ilavaitgoûtéladéfaiteetdécidéqu’iln’envoulaitpas.Lorsqu’ilprendplacepourlafinale,lederniercombatdesonéblouissantparcours,lafouletoutentièreclame«Hercule!».
Maisaprèsavoirdominélematch,aprèsquel’arbitrealevésonbrasensignedevictoire,aprèsque lescommentateursont spéculéàcœur joiesur la suitede lacarrièrede l’incroyableAmbrose
Young, celui qui vient de décrocher le titre de champion de Pennsylvanie pour la quatrième foisconsécutives’assieddansuncointranquilleet,sanstambournitrompette,ilôtesonmaillotdecorps,enfilesonT-shirtbleuauxcouleursdel’équipeetdissimulesatêtesousuneserviette.C’estlàquesesamisfinissentparletrouverlorsquetoutestfinietquelacérémoniedesmédaillesvacommencer.
C
6
Voirlemonde
’est au milieu de nulle part, juste un immense cratère dans le sol. Les décombres ont étéemportés. Il paraît que du papier carbonisé, des débris, des morceaux de vêtements et de
bagages, les restes de certains sièges et dumétal tordu ont été éparpillés dans un rayon de treizekilomètres autour du crash et dans les bois plus au sud. Certains prétendent qu’on en a retrouvéjusqu’ausommetdesarbresetaufonddulac.Unlointainfermieramêmedécouvertunmorceaudefuselagedanssonchamp.
Maisiln’yaplusrienàprésent.Toutaéténettoyé.Lesappareilsphoto,lapolicescientifique,lesrubans jaunes : tout adisparu.Les cinqgarçonspensaientqu’ils auraientdumal à s’approcher, orpersonneneleurainterditdequitterlarouteetdezigzagueràtraverschampsdanslavieillebagnoledeGrantjusqu’àl’emplacementducrashduvol93.
L’endroitestentouréparuneclôture,ungrillagededouzemètresdehauteur,couvertdefleursfanéeset d’animaux en peluche. Il s’est écoulé septmois depuis le 11Septembre, et la plupart desbannières,bougies,cadeauxetpetitsmotsontétéenlevésparlesbénévoles.Celieudégagequelquechosedetellementsinistrequelescinqgaillardsdedix-huitanssontbrusquementdégrisésetécoutentlemurmureduventdanslesarbres.
Onestenmars,etmêmesilesoleilafaitunebrèveapparitionunpeuplustôtdanslajournée,leprintempsn’atoujourspastrouvélechemindusuddelaPennsylvanieetlesdoigtsfroidsdel’hiverse fraientuncheminsous leursvêtements jusqu’à leurs jeunespeauxdéjàhérisséespar lachairdepouleàcausedelamortquirôdeencoredanslesparages.
Lesmainsagrippéesaugrillage,ilsregardentau-delàcommes’ilspouvaientdistinguerlecratèreet repérer l’endroit où reposent quarante personnes qu’ils ne connaissent pas. Ils en retiennentcertains noms, certaines histoires, et ils gardent le silence, respectueux, chacun perdu dans sespensées.
—J’yvoisquedalle,finitparadmettreJesseaprèsunlongmoment.Initialement, il aurait dû passer la soirée avec sa petite amie,Marley, et, même s’il ne refuse
jamaisunesoiréeavecsespotes,ilseditsoudainqu’ilauraitmieuxfaitderesterchezlui.IlafroidetpeloterMarley est vachement plusmarrant que contempler un champ sombre dans lequel plein degenssontmorts.
—Chut!siffleGrant,quel’éventualitéd’êtrearrêtéetinterrogérendnerveux.
Il trouvequeveniràShanksvillesuruncoupdetêteétaituneidéedébile.Il lesamisengarde,pourtantillesasuivis,commed’habitude.
—Tunevoispeut-êtrerien,maistusensbienquelquechose,non?Paul a les yeux fermés, le visage tourné vers la nuit, comme s’il entendait vraiment ce qui
échappeauxautres.Paulestunrêveur,ungarçonsensible,etcettefois-ci,personnenelecontredit.Unfrémissementpresquesacrétroublelesilence.Cen’estpaseffrayant,c’estétrangementapaisant,mêmedanslesténèbresglacées.
—Personnen’abesoind’unverre?Moi,si,murmureBeansaprèsunnouveausilence.Ilplongelamaindanslapochedesonblousonetensortuneflasquequ’ilbrandit,joyeux.—Jecroyaisquetuavaisarrêtédeboire!protesteGrant.—Lasaisonestfinie,mec,etjepeuxofficiellementrecommencer,déclareBeansgaiement.Ilavaleunelonguegorgéeets’essuielabouched’unreversdemainavantdepasserlaflasqueà
Jesse,ravi.Ilfrissonnelorsqueleliquidebrûlantglissejusqu’àsonestomac.Ambroseestleseulàneriendire.Peusurprenant.Iln’estguèrebavardet,lorsqu’ils’exprime,
toutlemondel’écoute.Enréalité,c’estàcausedeluiqu’ilssontici,aumilieudenullepartunsamedisoir.Depuisque le recruteurde l’arméeestvenuau lycée,Ambrosenepensequ’àcela. Ils sesontassis tous les cinq au fond de l’auditorium et ils ont ricané en disant que l’armée c’était unepromenade de santé en comparaison avec les colos de lutte de l’entraîneur Sheen. Tous, saufAmbrose.Iln’apasri,niplaisanté.Ilaécoutéensilence,sesyeuxsombresfixéssurl’officier,tendu,lesmainsserréssursesgenoux.
Ils sont en terminaleet ils auront lebacdansquelquesmois.La saisonde lutte apris findeuxsemainesauparavantetilss’ennuientdéjà–peut-êtredavantagequed’habitude–parcequ’iln’yauraplusdesaisons,plusdebut,plusdematchs,plusdevictoires.Ilsenontfiniaveclalutte.Tous…saufAmbrose, qui a été recruté par plusieurs universités et qui, grâce à ses résultats scolaires et à sesexploitssportifs,peutentrerhautlamainàl’universitédePennState.C’estleseulquiauneportedesortie.
Ilssetiennentaubordd’unabîmedechangementetaucund’eux,pasmêmeAmbrose–surtoutpasAmbrose – n’est enthousiasmé par cette perspective.Mais qu’ils choisissent ou non d’avancerversl’inconnu,cedernierviendraàeux,legouffrebéantlesavaleratoutentiersetlaviequiétaitlaleur jusqu’à présent changera radicalement. Et ils ont une conscience aiguë de la façon dont ellefinira.
—Qu’est-cequ’onfoutlà,Brosey?Jesse finit par demander à voix haute ce que tous pensent tout bas. Quatre paires d’yeux se
tournent vers Ambrose. Ce dernier a un visage saisissant, plus enclin à l’introspection qu’à laplaisanterie.Un visage qui attire les filles et que les garçons lui envient en secret.MaisAmbroseYoung est un modèle et ses amis se sentent plus en sécurité quand il est là, comme si son éclatdéteignaitunpeusureux.Pasàcausedesataille,nidesabeauté,nidesescheveuxàlaSamsonqu’ilporteendéfi à lamodeet à l’entraîneurSheen.Maisparcequ’il estparfaitementbiendans savie,depuisledébut.Quandonlevoit,onnepeutpass’empêcherdepenserqueçadevraittoujoursêtrecommeça,etc’estréconfortant.
—Jemesuisengagé,annoncesèchementAmbrose.—Engagéoù?Àlafac?Oui,onsait,Brosey,paslapeinedetevanter.Grant se met à rire, d’un rire sans joie. Il n’a pas décroché de bourse malgré ses excellents
résultatsscolaires.C’estunbonlutteur,mais iln’estpasassezbonet laPennsylvanieapléthorede
lutteurs. Il faut être parmi lesmeilleurs pour obtenir unebourse.Et ses parents ne peuvent pas luipayerd’études.Ilvadevoirtravailler.
—Non,pasàlafac,répondAmbroseensoupirant.LaperplexitéselitsurlevisagedeGrant.—Putaindemerde,siffleBeans.Ilabumaisilestloind’êtreidiot.—Lerecruteur!J’aivuquetuluiparlais.Tuveuxêtresoldat?SesquatremeilleursamisdévisagentAmbrose,ahuris.—Jen’aiencorerienditàElliott.Mais jem’envais.Jemedemandais justesicertainsd’entre
vousavaientenviedem’accompagner.—Alorsc’estça?Tunousastraînéslàpournousattendrir?Nousrendrepatriotiquesouuntruc
dugenre?demandaJesse.Çasuffitpas,Brosey.Putain,tupensesàquoi,mec?Tupourraisperdreunejambe.Commenttuferaspourcontinueràlutter?Çaserafini!Tuyes!Tuentresàl’universitéd’État. Quoi ? Ça te suffit pas ? Tu veux faire partie de l’équipe universitaire de l’Iowa ? Ils teprendraient,tusais.Unmecbaraquécommetoi,ungarsdequatre-vingt-dixkilosquibougecommes’ilenpesaitsoixante-dix?Combientusoulèvesencemoment,Brosey?Yapersonnequit’arriveàlacheville!Tudoisalleràlafac!
Jessenes’arrêtepas.Ilparle tout le longducheminqui lesconduitdumémorialà l’autoroute.Jesseaétéchampiond’État,commeAmbrose.Ambrosenel’apasétéunefois,maisquatre.Quatrefoischampion,invaincusurtroisans,lepremierlutteurdePennsylvanieàremporterletitrelorsdesapremièreannéedelycéedanslacatégoriepoidslourd.Ilpesaitsoixante-treizekilosàl’époque.Iln’avaitperduqu’unmatch,cetteannée-là,autoutdébutdelasaison,contrelechampionentitre,quiavaitdeuxansdeplusquelui.Ill’avaitbattuàplatecoutureenfinale.Cettevictoirel’avaitfaitentrerdanslelivredesrecords.
Jesse lève les mains en jurant. Il égrène un chapelet d’obscénités qui fait même hausser lessourcilsdeBeans,c’estdire.Jesseauraitdonnén’importequoipourêtreàlaplaced’Ambrose.
—Tuyesarrivé,mec,répète-t-ilensecouantlatête.Beansluitendlaflasqueenluidonnantunetapedansledospourtenterdel’apaiser.Ilsroulenten
silence.Commed’habitude,Grantconduit.Ilneboitjamaisetils’estautodésignéconducteuretangegardiendepuisqu’ilsonttouscommencéàboire.Maiscesoir,niAmbroseniPauln’ontpartagéleréconfortoffertparBeans.
—J’ensuis,lâchesoudainGrantdoucement.—Quoi?s’écrieJesseenrecrachantcequirestaitdanslaflasquesursachemise.—J’ensuis,répèteGrant.Ilspaierontmesétudes,pasvrai?C’estcequ’aexpliquélerecruteur.Il
fautbienquejefassequelquechose.Pasquestionquejesoisunputaindefermiertoutemavie.Aurythmeoùjefaisdeséconomies,j’iraipasàlafacavantquarante-cinqans.
—Tuasjuré,Grant,murmurePaul.Iln’ajamaisentenduGrantjurer.Jamais.Enréalité,personnen’ajamaisentenduGrantdireun
motgrossier.—Ilétaittemps,bordel,brailleBeansenriant.Maintenant,ilfautqu’onl’aideàcoucheravecune
fille!Ilnepeutpaspartiràlaguerresansavoirconnuleplaisird’uncorpsdefemme,ditBeansavecsonmeilleuraccentdelatinlover.
Grantsecontentedesoupirerensecouantlatête.—Ettoi,Beans?demandeAmbroseavecunsourireencoin.—Moi?Oh,jeconnaisbienlecorpsdesfemmes,répond-ilenagitantlessourcils.
—L’armée,Beans.Jeteparledel’armée.—Biensûr.Putain,ouais.M’enfous,acquiesceBeansenhaussantlesépaules,j’airiendemieux
àfaire.Jessegémitenseprenantlatêtedanslesmains.—Paul?demandaAmbroseenignorantledésespoirdeJesse.Tuviens?Paulal’airunpeusonné:saloyautéenverssesamiss’opposeàsoninstinctdesurvie.—Brose…Jesuisunamant,pasunsoldat,répond-ilavecsérieux.J’aifaitdelalutteuniquement
pourêtreavecvousetjedétesteça.Jenepeuxpasimaginermebattreunseulinstant.—Paul?intervientBeans.—Ouais?—Tun’espeut-êtrepasunsoldat,maistun’espasunamantnonplus.Tuasbesoindebaiser,toi
aussi.Lesmecsenuniformebaisenttoutletemps.— Comme les rock stars, et je me débrouille beaucoup mieux avec une guitare qu’avec un
pistolet,rétorquePaul.Etpuisvoussavezbienquemamèrenemepermettraitjamaisdem’enrôler.LepèredePaulestmortdansunaccidentàlaminequandilavaitneufansetquesapetitesœur
étaitencoreunbébé.SamèreétaitrevenueàHannahLakeavecsesdeuxenfantspourserapprocherdesafamilleetellen’étaitplusjamaispartie.
—Peut-êtrequetudétesteslalutte,Paul,maistuesquandmêmeunbonlutteur.Ettuferaisunbonsoldat.
Paulsemordlalèvresansrépondreetlesilences’abatsurlavoiture,chaquegarçonétantperdudanssespensées.
—Marley veut qu’on se marie, annonce Jesse après un long blanc. Je suis amoureux d’elle,mais…çavatropvite.Jeveuxjustefairedelalutte.Ilyabienunefacquelquepartquivoudraitbiend’unBlackquin’apasdeproblèmesaveclesBlancs,non?
—Elleveutsemarier?répèteBeans,médusé.Maisonn’aquedix-huitans!Tuferaismieuxdeveniravecnous,Jesse.IlfautquetugrandissesunpeuavantqueMarleytepasselabagueaudoigt.Etpuis,tusaiscequ’ondit:lespotesavantlesfemmes.
Jessesoupireensignedereddition.—Etmerde.Lepaysabesoindemoi.Commentrefuser?Descrisetdesriresfusent.Jesseatoujourseuunegosurdimensionné.—Ditesdonc,iln’yapasuneéquipedelutteàl’armée?demandeJesse,presquejoyeuxàcette
idée.—Paul?insisteAmbrose.Paul est le plus difficile à convaincre et celui qu’Ambrose ne veut pas laisser derrière lui. Il
espèrequeçan’arriverapas.—Jesaispas,mec.Jesupposequ’ilfautbienquejegrandisseàunmomentouàunautre.Mon
pèreseraitcertainementfierdemoi.Monarrière-grand-pèreacombattupendantlaSecondeGuerremondiale.Jesaispas,soupire-t-il.M’engagerestcertainementunebonnefaçondemefairetuer.
I
7
Danseravecunefille
ln’yapasd’hôtelluxueuxnid’endroitchicprèsd’HannahLake;lebaldefind’annéesedérouledoncdanslegymnasedulycée,quel’ondécorepourl’occasionavecdescentainesdeballons,des
guirlandeslumineuses,desbottesdefoin,desarbresenplastique,desbelvédèresoutouteautrechoseenrapportaveclethème.
Cetteannée,lethèmeest«Ihopeyoudance»,unechansoninspirantequi,hélas,n’aidevraimentpaspourladécoration.Ducoup,onressortcequiadéjàservilorsdeprécédentsbalset,tandisqueFern,assiseauxcôtésdeBailey,contemplelapistededanseempliedecouplesquitournoient,ellesedemandesiseuleslesrobesontchangéencinquanteans.
Ellejoueavecl’encoluredelasienne,lisselesplissoyeuxetagitesesjambesd’avantenarrièreen admirant la façon dont le tissu se déploie vers le sol, emballée par la légère teinte dorée qu’ilprend sous la lumière. Samère et elle ont déniché cette pièce en solde dans un grandmagasin dePittsburgh.Sonprixavaitétébaisséàdenombreusesreprises,certainementparcequec’estunerobepourunefillemenuedontlacouleurn’estpasàlamode.MaislemarronclairvabienauxroussesetlaformevatrèsbienàFern.
ElleaposépourlaphotoauxcôtésdeBaileydanslesalondesTaylor,lecoldelaroberelevéjusqu’aumentonainsiquecelaplaît à samère,puis,dèsqu’elle aquitté lamaison, elle a rabaissél’encolureetelles’estsentiepresquejoliepourlapremièrefoisdesavie.
Aucun garçon ne lui a demandé d’être sa cavalière. Bailey n’a invité personne non plus. Il aplaisantéendisantqu’ilnevoulaitpasqu’une fille soit terrifiéeà l’idéedese rendreaubalde find’annéeaveclui.Ill’aditensouriant,avecunairunpeumélancolique.Commeiln’estpasdugenreàse lamenter sur sonsort,Fern l’a regardé, surprise.Elle luiademandés’ilvoulait l’accompagner.Commeilssontcousins,c’estpathétique,maisc’esttoujoursmieuxquedenepasyallerdutout.Etçanerisquepasdenuireàleurimage:cesontdéjàtousdeuxdeshandicapés.Baileylittéralement,Fernmétaphoriquement.Ceneseracertespasunenuitpropiceàlaséduction,maisFernaunerobeetuncavalier,mêmes’iln’estpascommelesautres.
Baileyporteunsmokingnoir,unechemiseblancheàplisetunnœudpapillonnoir.Sesbouclessontdomptéesetbiencoiffées,cequi le faitvaguement ressembleràJustinTimberlakeà l’époquedesN’Sync.Enfin,c’estcequepenseFern…Surlapiste,lescouplesenlacéssebalancentdoucement,lespiedsbougeantàpeine.
Fernessaiedenepasimaginercequeçadoitfairededansertoutcontrelapersonnequ’onaime.Pendantuninstant,ellesouhaiteêtrevenueavecquelqu’unquipuisselaprendredanssesbras.Ellesesentalorscoupableetjetteuncoupd’œilcontritàBailey,quinequittepasdesyeuxunefilletoutderosevêtue.Rita.
BeckerGarthlatientserréetoutcontrelui,lajouecontresoncou,etilluimurmureàl’oreille.Sescheveuxsombresformentuncontrastesaisissantaveclestressespâlesdelajeunefille.Becker,quifaitpreuvedeplusd’assurancequ’iln’auraitdûetdel’attitudearrogantequedéveloppentcertainshommespetitspoursegrandir,avingtetunansetilesttropvieuxpourassisteraubaldefind’année.MaisRitasembleavoircraquésurlui,etlafaçondontelleleregardelarendencoreplusbelle.
—Ritaesttrèsjolie,constateFernensouriant,contentepoursonamie.—Ritaesttoujourstrèsjolie,répondBaileysansdétournerleregard.QuelquechosedanssontonserrelecœurdeFern.Peut-êtreparcequ’elle-mêmenesesentjamais
jolie.Peut-êtreparcequeBaileyestprisonnierd’unsentimentcontrelequelFernlecroyaitimmuniséoudumoinsindifférent.Voilàquesoncousin,sonmeilleurami,soncomplice,estluiaussiattiréparlamêmechosequelesautres.EtsiBaileySheenaimelesjolisvisages,Fernn’aplusaucunespoir.AmbroseYoungneremarquerajamaisquelqu’und’aussiordinairequ’elle.
OnenrevienttoujoursàAmbrose.Il est là, entouréde ses amis.Ambrose,Grant etPauldonnent l’impressiondenepas avoirde
cavalières,augranddésespoirdesfillesdeterminaleenferméeschezelles,quin’ontpasétéinvitéesaubal.Ilssontmagnifiquesdansleurssmokings,jeunes,biencoiffésetrasésdefrais.Ilsfontlafêteavectoutlemondeengénéraletpersonneenparticulier.
— Je vais inviter Rita à danser, lâche soudain Bailey en mettant en mouvement son fauteuilroulantvers lapistededanse,commes’ilvenait justedeprendrecettedécisionetqu’il lamettaitàexécutionavantdeneplusenavoirlecourage.
—Qu…quoi?bafouilleFern.Elle espère sincèrement queBecker ne va pas se comporter comme un con. Elle regarde,mi-
fascinéemi-inquiète,BaileysedirigerversRita,quiquittelapistededanse,maindanslamainavecBecker.
Rita sourit à Bailey, l’écoute et éclate de rire. De ce côté, on peut faire confiance au jeunehomme:c’estuncharmeur.BeckerserenfrogneetcontinuesonchemincommesiBaileyneméritaitpas qu’il s’arrête, mais Rita lâche sa main et, sans lui demander sa permission, s’assied avecprécautionsurlesgenouxdeBaileyetluipasselesbrasautourdesépaules.Unenouvellechansonsedéversedesenceintes,MissyElliottentonne«GetUrFreakOn»etBaileyfaittournersonfauteuilenrond,encoreetencore,jusqu’àcequeRitarieensecramponnantàlui,sescheveuxblondscascadantsurletorsemaigredujeunehomme.
Fernagitelatêteenrythmeensetortillantsurplaceetelleritdevantl’audacedesonami.Iln’apeurderien.SurtoutsionconsidèrequeBeckerGarthn’apasquittélapistededanseetqu’ilattend,mécontent, lesbras croisés, que la chanson se termine.SiFern était belle, elle aurait peut-êtreoséallerledistraire,peut-êtrel’inviteràdanserafinqueBaileypuisseprofiterpleinementdecemoment,maisellen’estpasjolie,alorsellesemordillelesonglesetespèrequetoutvabiensepasser.
—Salut,Fern.—Euh…salut,Grant.Fern se redresse et dissimule ses ongles rongés. Grant Nielson a plongé les mains dans ses
poches,commes’ilportaitaussisouventunsmokingqu’unjean.Illuisouritetfaitunsignedetêteendirectiondelapistededanse.
—Tuveuxdanser?Baileynedirarien,n’est-cepas?Puisqu’ildanseavecRita?—Biensûr!D’accord!Fernselèvetropviteetvacilleunpeusurlestalonsdehuitcentimètresquilafontculmineràun
mètresoixante-cinq.Grantsouritdenouveauetlarattrape.—Tuesjolie,Fern,lance-t-il,surpris.Illaregardedehautenbasavantdeladévisager,lesyeuxplissés,commes’ilsedemandaitcequi
achangéchezelle.Lachansonprendfinenvironvingtsecondesaprèsqu’ilsontcommencéàdanseretFernpense
qu’ellen’aurapasdroitàplus,maisGrantpasselamainautourdesataille lorsquecommenceuneballade.Ilal’airheureuxdedanseravecelle.FerntournelatêtepourvoirsiBaileyarelâchéRita:cen’estpaslecas.Ildessinedeshuitautourdesautresdanseurs,latêtedeRitaenfouieaucreuxdesonépaule:ilsdansentceslowdumieuxpossible.Becker,prèsdubuffet,labouchetordue,estrougedecolère.
—Sheenvaprendreuneraclées’ilnefaitpasgaffe,commenteGrantenriant.—JemefaisplusdesoucipourRita,répondFern.Beckerlarendnerveuse.—Ouais.Tun’aspastort.Ilfaudraitêtresacrémenttordupourfrapperunmecdansunfauteuil
roulant. Et puis, si Garth s’en prend à lui, tout le monde va lui tomber dessus. Aucun lutteur nelaisseraitpasserça.
—Àcausedel’entraîneur?—Ouais.EtàcausedeBailey,aussi.C’estl’undesnôtres.Ferns’illumine,raviededécouvrirquelesentimentestpartagé.Baileyaimechaquemembrede
l’équipe de lutte et il se considère comme l’assistant de l’entraîneur, la mascotte, l’entraîneurpersonnel,lestatisticienenchefetlegouroupolyvalent.
C’estensuiteautourdePauld’inviterFernàdanser.Commeàsonhabitude,ilestgentiletdanslalune,etFernprendplaisiràceduo,maislorsqueBeansfaitsonapparitionetl’inviteluiaussi,Ferncommenceàsedemandersiellen’estpasl’objetd’uneblagueentreeux,ou,pire,d’unpari.Peut-êtrequ’ensuite ce sera le tour d’Ambrose et qu’ils lui demanderont tous de poser avec elle pour unephoto,rugissantderiredevantleurmanigance.Commesielleétaituneattractiondecirque.
Mais Ambrose ne l’invite pas. Il n’invite personne. Il dépasse la foule d’une bonne tête, lescheveuxtirésencatogan,cequiaccentuelescreuxetlespleinsdesonbeauvisageetmetenvaleursesgrandsyeuxsombres,sessourcilsdroitsetsamâchoirecarrée.Lorsqu’ilsurprendleregarddeFernposésurlui,ilfroncelessourcilspuisdétournelesyeuxetlajeunefillesedemandecequ’elleafaitdemal.
Surlecheminduretour,Baileyestinhabituellementsilencieux.Ilprétendqu’ilestfatigué,maisFernn’estpasdupe.
—Toutvabien,B.?IlsoupireetFerncroisesonregarddanslerétroviseurintérieur.Baileynepeutpasconduireetil
nes’assiedjamaissurlesiègedupassager.Chaquefoisqu’ilssepromènenttouslesdeuxenvoiture,FernempruntelevandesSheen,parcequ’ilestéquipépourlefauteuilroulant.Labanquettedumilieuaétéôtéeafinquelejeunehommepuissefairemontersonfauteuilgrâceàunerampe.Lesrouessontensuiteimmobiliséesetils’attacheavecdesceinturesfixéesausol,pourl’empêcherdebasculerenavant.Traîner surMainStreet n’est pas très amusant lorsqueBailey est à l’arrièremais ils y sonthabituésetRitalesrejointparfoisafinqueFernn’aitpasl’impressiond’êtreunchauffeur.
—Non.Cesoir,c’estundecessoirs…
—Tropderéalité?—Beaucouptropderéalité.— Pour moi aussi, répond-elle doucement et sa gorge se serre sous l’effet de l’émotion qui
montedanssapoitrine.Parfoislavieestparticulièrementinjuste,extrêmementdifficileetcarrémentinsupportable.—J’aieul’impressionquetut’amusaisbien.Pleindemecst’ontinvitéeàdanser.—C’esttoiquileurasdemandédelefaire?demande-t-elleencomprenantsoudain.—Ouais…Çat’ennuie?Baileyal’airdécontenancéetFernsoupireetluipardonneinstantanément.—Non,pasdutout.C’étaitsympa.—Ambrosenet’apasinvitée?—Non.—Jesuisdésolé,Fern.Baileysaitparfaitementqu’elleestamoureused’Ambroseetilaassistéàsondésespoiraprèsla
débâcledeslettresd’amour.—Tucroisquequelqu’uncommeAmbrosepourraittomberamoureuxdemoi?FerncroisedenouveauleregarddeBaileydanslerétroviseur;ellesaitqu’ilacomprisdequoi
elleparlevraiment.—Uniquements’iladelachance.—Oh,Bailey.Fernsecouela tête,elleest reconnaissanteàsonamid’avoirditça.Surtoutqu’ellesaitqu’il le
pense…Lesdeuxjeunesgensontdécidéqu’ilsn’avaientpasenviederentrerchezeux,alorsilsfontdesallers-retourssurMainStreet:lespharesduvieuxvanbleusereflètentdanslesvitrinessombres,répandantunefaiblelueursurl’avenirdecesdeuxâmesesseulées.Auboutd’unmoment,Fernquittelagrand-rueetsedirigeverschezeux.Lafatigues’estabattuesurelleetelleaenviederetrouverleréconfortsimpledesonlit.
—C’estduràaccepter,parfois,ditsoudainBailey.Fernattendlasuite.—C’estdurd’admettrequ’onneserajamaisaimécommeonvoudraitl’être.Pendantuninstant,lajeunefillecroitqu’ilparled’Ambroseetelle.Maisellecomprendtoutd’un
coupqu’ilnefaitpasallusionàunamournonpartagé…Pasvraiment.Ilparledesamaladie.DeRita.Detoutesleschosesqu’ilnepourrajamaisluidonner.Detoutescellesqu’ellenevoudrapasaccepter.Parcequ’ilestmalade.Etqu’ilneguérirajamais.
—Ilyadesjoursoùjenepeuxpluslesupporter.LavoixdeBaileysemetàtrembleretilcessedeparleraussibrutalementqu’ill’acommencé.Les yeux de la jeune fille se remplissent de larmes de compassion qu’elle essuie en entrant la
voituredans legarage sombredesSheen.L’éclairageautomatique répandsonaccueillante lumièreau-dessusd’eux.Ellemet le freinàmain,détachesaceinturedesécuritéetpivoteverssoncousin.Dansl’obscurité,levisagedeBaileyestdéfaitetFernestenvahieparlacrainte:ellesaitqu’ilneserapasàsescôtéspourtoujours–ilneseramêmepasàsescôtéspourlongtemps.Elleprendsamaindanslasienne.
—Ilyadesjourscommeça,Bailey,oùonseditqu’onn’enpeutplus.Etpuisondécouvrequ’enfait,onpeutencoreavancer.Toujours.Tuesfort.Turespiresungrandcoup,tudéglutisencoreunefois,tusouffresencoreunpeuettutrouvesunsecondsouffle,affirmeFerndontlesouriretremblantetlesyeuxpleinsdelarmescontredisentlesparoles.
Baileyestd’accord,ilaleslarmesauxyeuxluiaussi.—Maisilyadesjoursoùtunepeuxplusfairesemblantdenepasvoirquetuesdansunbeau
merdier,Fern,tusais.Fernhochelatêteetserresamainunpeuplusfort.—Oui.Etc’estnormal.—Tudoisvoirlamerdeenface,reprend-ild’unevoixplusferme,unpeuaiguë.Tudoisaccepter
laréalité.Tudoist’enemparer,tevautrerdedansetneplusfairequ’unavectoutecettemerde.Bailey soupire. Ses idées noires se dissipent sous l’effet de sa grossièreté. Jurer a parfois des
vertusthérapeutiques.Fernsouritfaiblement.—Faireunaveclamerde?—Parfaitement.Ilfautcequ’ilfaut.—J’aidelaglacechocolat,noisettesetmarshmallows.Jetrouvequ’elleressembleunpeuàdela
crotte.Tucroisqu’onpeutfaireunaveccetteglaceàlaplace?—C’estvraiqueçaressembleunpeuàdelamerde,aveccesmorceauxdenoisettesetd’autres
trucs.J’ensuis.—Tum’écœures.Baileyglousse etFerngrimpe à l’arrière, détache les ceintures de sécurité quimaintiennent le
fauteuiletouvrelaportecoulissante.—Bailey?—Ouais?—Jet’aime.—Jet’aimeaussi,Fern.
Cettenuit-là,aprèsavoirôtésarobechatoyante,libérésesbouclesdesonchignonsophistiquéet
s’êtredémaquillée,Fernsecontemple,nue,devantlemiroiretelleaimevraimentcequ’ellevoit.Ellea grandi etmesure presque unmètre cinquante-sept.Ce n’est pas si petit. Elle est toujoursmaigremaisn’aplusl’aird’avoirdouzeans.
Ellesesourit,admirelesdentsrégulièrespourlesquelleselleatantsouffert.Sescheveuxsontentrain de se remettre de la catastrophe de l’été précédent. Elle était convaincue qu’une coupe pluscourte seraitpluspratiqueet elle avaitdemandéàConnie, la coiffeuse,de lui faireunecoupeà lagarçonne.Cenedevaitpasêtresuffisammentcourt,puisquesesboucless’étaientdresséessursatête,imitantlescoupesafrodesannées1970.Toutesonannéedeterminale,elleavaitressembléàAnniede la comédiemusicale, ce qui accentuait son côté petite fille. Ses cheveux atteignent presque sesépaulesàprésentetellearriveàlesattacherenqueue-de-cheval.Elleseprometdeneplusjamaislescouper.Elle les laisserapousser jusqu’à la taille en espérantque la longueurdétendra lesboucles.Pense àNicoleKidman dans Jours de tonnerre, s’encourage-t-elle. Nicole Kidman est une roussesublime. Mais elle est grande, elle. Fern soupire et enfile son pyjama. Elmo la dévisage dans lemiroir.
«Elmot’aime!»dit-elleenimitantlavoixdelamarionnetterougeduMuppetShow.Ilestsansdoutetempsdechangerdegarde-robe.Destyle.Elleauraitpeut-êtrel’airplusâgéesiellearrêtaitdeporterdespyjamasElmo.Ellepourraits’acheterdesjeansmoulantsetdesT-shirtsquimontreraientqu’elleaenfindelapoitrine.
Est-elletoujoursmoche?Oul’a-t-elleétésilongtempsquepersonnenechangerajamaisd’avis?Personne,cequivoulaitdireaucundesgarçonsdulycée.YcomprisAmbrose.
Elle s’assied devant son petit bureau et allume son ordinateur. Elle travaille sur un nouveauroman.Nouveau roman,maismême trame.Dans toutes les histoires qu’elle écrit, le prince tombeamoureux d’une roturière, la rock star d’une fan, le président d’une modeste institutrice, lemilliardaired’unevendeuse…IlyalàunschémarécurrentsurlequelFernneveutpassepencher.Elleseprojettetrèsfacilementàlaplacedel’héroïne.Elleécrittoujoursàlapremièrepersonneetsedonnedesmembresdéliés,desbouclesencascade,unepoitrinegénéreuseetdesyeuxbleus.Mais,cesoir,sonregardestsanscesseattiréparlemiroiretlevisagepâleconstellédetachesderousseurquis’yreflète.
Ellerestelongtempsassiseàcontemplerl’écrandesonordinateur.EllepenseaubaletàlafaçondontAmbrosel’aignorée.Ellesongeàlaconversationsurla«merde»avecBailey.Aufaitqu’ilfautparfois savoir l’accepter, même si c’est temporaire. Elle réfléchit à toutes les choses qu’elle necomprendpasetàcommentelleseconsidère.Puisellesemetàécrireetelledéversesoncœursurleclavier.
SiDieufaçonnenosvisages,a-t-ilriquandilacréélemien?Façonne-t-ildesjambesquinemarchentpasetdesyeuxquinevoientpas?A-t-ilbouclélescheveuxsurmatêtejusqu’àcequ’ilsserebellentsauvagement?Clôt-illesoreillesdusourdpourlerendredépendant?Monapparenceest-elleunhasardouunmauvaistourdudestin?S’ilm’afaçonnée,ai-jeledroitdeledétesterpourtoutcequejen’aimepaschezmoi?Pourlesdéfautsquis’aggraventchaquefoisquejemecontempledansunmiroir?Pourmalaideur,pourleméprisetpourlapeur?Noussculpte-t-ilpoursonplaisiroupouraccomplirundesseinquim’échappe?SiDieufaçonnenosvisages,a-t-ilriquandilacréélemien?
Fernsoupireetcliquesur«Imprimer».Lorsquel’imprimanteacrachélafeuille,ellelapunaiseaumur.Puisellesemetaulitetessaiedenepluspenserauxmotsquitournentenboucledanssatête.SiDieufaçonnenosvisages,siDieufaçonnenosvisages,siDieufaçonnenosvisages…
A
8
Fairelafête
mbrosen’aimepasl’alcool.Iln’aimepasquandsonespritdevientflouetilcrainttoujoursdefairequelquechosequi lui feraithonte,à lui, à sonpère,à laville.L’entraîneur leur interdit
formellement de boire pendant la saison.Aucune excuse n’est admise. S’il vous chope en train deboire,ilvousviredel’équipe,point.Etaucund’euxnerisqueraitçapourunverre.
Ambrose, la lutte l’occupe toute l’année. Il est toujours en train de s’entraîner, de se battre. Ilcontinueàlutterpendantlasaisondefootballaméricainetd’athlétisme,mêmes’ilfaitpartiedesdeuxéquipes.Etcommeils’entraînesansarrêt,ilneboitjamais.
Maisça,c’étaitavant. Ilena terminéaveccesport.Et lavilleéprouveunepaniquesilencieuse.Cinq de ses gars partent à la guerre. La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre, etmêmesi leshabitantsontmanifesté leurfiertépardes tapesdansledosdesgarçonsetontaffirméqu’ilsappréciaientàsajustevaleurleursacrificeetleursensdudevoir,ilséprouventtousuneterreursourde.ElliottabaissélatêtequandAmbroseluiaannoncélanouvelle.
—C’estvraimentcequetuveux,monfils?a-t-ildemandédoucement.Ambroseaconfirméetsonpèreluiatapotélajoue.—Jet’aime,Brosey.Etjetesoutiendraiquoiquetufasses.Depuis, le jeune homme l’a surpris à genoux à de nombreuses reprises, en train de prier en
pleurant.IlalesentimentquesonpèreapassétoutessortesdemarchésavecDieu.L’entraîneurSanders,àl’universitédePennState,aconfiéqu’ilrespectaitsonchoix.Ilaajouté
quesiAmbroseéprouvaitlebesoindeservirsonpays,ildevaitlefaire.Aprèslebac,M.Hildy,sonprofdemaths,levétéranduVietnam,l’aprisàpartpourluidiredeux
mots. Ambrose a toujours eu beaucoup de respect pour lui, pour sa façon d’être et de gérer sesclasses.
—J’aientendudirequetut’étaisengagé.Tusaisquetuvasêtreappelé?TuvasteretrouverenEuropesansavoireuletempsdedire«SaddamHussein».Est-cequetuenesconscient?demandeM.Hildy,lesbrascroisés,enhaussantsessourcilsbroussailleux.
—Oui.—Pourquoitufaisça?—Etvous?Pourquoivousyêtesallé?—J’aiétéappelé,répondsèchementM.Hildy.—Vousnevousseriezpasengagédevotrepleingré?
—Non.Maisjelereferaisic’étaitàrefaire.Jemebattraidenouveaupourlesmêmesvaleurs.Mafamille,malibertéd’expression,lesmecsauxcôtésdequij’aicombattu.C’estsurtoutçaaufond.Onsebatpourlesgarsquisebattentavectoi.Aumilieud’unebataille,c’esttoutceàquoitupenses.
Ambroseacquiescecommes’ilcomprenaitdequoiilparle.—Maisécoutebiencequejetedis.Leschanceuxsontceuxquinereviennentpas.Est-cequetu
comprends?Ambrose hoche de nouveau la tête, choqué. M. Hildy tourne les talons sans ajouter un mot,
pourtantilalaisséplanerundoutederrièreluietAmbroseadesscrupulespourlapremièrefois.Ilcommetpeut-êtreunegrosseerreur.Ledoutel’énerveetlerendimpatient.Ils’estengagé.Iln’yapasderetourenarrièrepossible.
L’arméeaméricaineetsesalliéssontenAfghanistan.Ensuite,ceseral’Irak.Toutlemondelesait.Ambrose et ses amis commencent leurs classes en septembre. Il aurait préféréquece soit plus tôt.Maisc’estcommeça.
L’été a été un enfer.Beans s’est bourré la gueule enpermanence, et Jesse a passé tellement detempsloind’euxqu’onauraitditqu’ilétaitdéjàmarié.Grants’estoccupédestravauxdelafermeetPaulaécritdeschansonsinterminablessurledépart,quil’ontfaitpleurercommeunveau.Ambroseapassétoutsontempsàlaboulangerieouàsouleverdelafonte.L’étés’estétiré.
Onest samedisoiret ilspartentpourCampSill,dans l’Oklahoma,dansdeux jours. Ils sesontdonnérendez-vousprèsdulacpourfêterçaavectouslesautresjeunesdelaville.Ilyadusoda,delabière,desballonsetdelanourritureenveux-tuenvoilàsurlesplates-formesabaisséesdespick-up.Certainsnagent,d’autresdansentauborddel’eau,maislamajoritésecontentedebavarderetderire,assisprèsdufeudecamp.Ilsévoquentlebonvieuxtempsettâchentdesecréerunderniersouvenirdecettepériode.
BaileySheenestlà.AmbroseaaidéJesseàhissersonfauteuilroulantetàletransporterjusqu’àlaplage,pourqu’ilsoitaveclesautres.Fernestàsescôtés,commed’habitude.Elleneportepasseslunettesetsescheveuxsontnattés;seulesquelquesmèchesfollesencadrentsonvisage.Ellen’arrivepasà lachevilledeRita,pourtantelleest jolie,songeAmbrose.Elleporteunerobeàfleursetdestongset,bienmalgrélui,illacontempleàladérobéependanttoutelasoirée.Ilnesaitpaspourquoi.Ilauraitpudraguern’importelaquelledesescopines,quiauraitétéraviedeluifaireunpetitcadeaudedépart.Maislesétreinteshâtivesn’ontjamaisétésongenreetiln’apasenviedecommencercesoir.IlnepeutdétournerlesyeuxdeFern.
Ilfinitparboireplusdebièresquederaisonet,commeils’estlaisséentraînerdanslelacparunebandedepotesdel’équipedelutte,ilnevoitpasFernpartir.QuandilaperçoitlevanbleudesSheens’éloignersurlegraviergrinçant,ilressentalorsunbrefaccèsderegret.
Ilesttrempé,furieuxetunpeuivre–çaneluiplaîtpasdutout.Ils’approchedufeupouressayerdefaireséchersesvêtementstoutensedemandantsileregretqu’iléprouveàl’égarddeFernn’estpasunefaçonderenâclerauderniermoment,des’accrocheràquelquechosepouréviterdepenseràl’avenirinconnueteffrayantquil’attend.
Il laisse la chaleur opérer sans participer aux conversations. Les flammes ressemblent auxcheveuxdeFern. Il jureàhautevoixetBeanss’interromptalorsqu’ilétaiten traind’expliquerunnouveaujeu.Ambroseselèvebrusquement,renversant lachaisedejardin,ets’éloigne.Ilsaitqu’ildevraitpartir,qu’iln’estpasdanssonétatnormal.Quelidiot.Ilapassél’étéàsetournerlespoucesetvoilàquelaveilledesondépart,ildécouvrequ’ilestpeut-êtreintéresséparunefillequis’estjetéeàsoncousixmoisauparavant.
Ils’étaitgaréausommetdelacolline:lesvoituresàcôtédelasiennesontvides.Commeçailpourrapartirendouce.Ilestmalheureux,sonentrejambeestencoremouillé,sonT-shirtestrêcheetiln’enpeutplus.Soudainils’arrêtenet:Fernestentrainderedescendrelecheminverslelac.Elleest de retour. Et elle lui sourit en le voyant, tout en enroulant autour de son doigt unemèche decheveuxfolle.
—Baileyaoubliésacasquetteetjesuisvenuelarécupérer.Jevoulaistedireaurevoir.J’aiparléàGrantetàPaul,maispasà toi. J’espèrequeça tene t’ennuiepassi je t’écrisde tempsen temps.J’aimeraisbienqu’onm’écrive…sijepartais…cequin’arriveracertainementjamais,maisbon…tuvoiscequejeveuxdire.
Sanervositécroîtaufuretàmesurequ’elleparleetAmbroseserendcomptequ’ilneluiapasditunseulmot.Ilsecontentedelaregarderfixement.
—Ouais.Ouais,çameferaitplaisir,répondit-ilbrusquementpourlamettreàl’aise.Ilpasselamaindansseslongscheveuxhumides.Illescouperademain.Sonpèreaproposédele
fairepourlui.Paslapeined’attendrelundi.Ilnes’estpascoupélescheveuxdepuisqueBaileyluiaditqu’ilressemblaitàHercule.
—Tuesmouillé,remarqueFernensouriant.Tudevraisretournerprèsdufeu.—Turestes?Onpourraitdiscuterunpeu,propose-t-il.Sonsouriresuggèrequesapropositionneportepasàconséquence,maissoncœurbatcommesi
c’étaitlapremièrefilleàquiiladressaitlaparoledesavie.Ilauraitaiméavoirbuquelquesbièresdepluspoursecalmer.
—Tuessaoul?demandeFerncommesiellelisaitdanssespensées.Ambroseéprouvedelatristesseensongeantqu’ellepensequ’ilestforcémentivrepourvouloir
passerdutempsavecelle.—Hé !Ambrose ! Fern !Descendez !On commence un nouveau jeu et on a besoin de deux
participantsdeplus!crieBeansdepuislefeudevantlequelilestaccroupi.Fernsedirigeverslui,excitéeàl’idéed’êtreacceptée.Beansn’ajamaisétéaimableavecelle.Il
neparlepasauxfillesqu’iltrouvemoches.Ambrosesuitsanshâte.Iln’apasenviedejoueràunjeuidiotet,sic’estBeansquil’ainventé,alorsilseraforcémentméchantoustupide.
Ils’avèrequelenouveaujeun’ariendenouveau.C’estencoreceluidelabouteille,dontilsusentdepuisqu’ilsonttreizeanschaquefoisqu’ilsontbesoind’uneexcusepourembrasserunefille.MaisFernal’airdécidéeàparticiper,sesgrandsyeuxmarronsontécarquillésetsesdoigtsentrecroiséssursesgenoux.Ambrosecomprendqu’ellen’yajamaisjoué.Ellenevientpasauxfêtes,puisqu’ellen’estpas invitée.Etpuisc’est lafilledupasteur.Ellen’acertainementpasfait lamoitiédeschosesque lesautres,présentsce soir,ont faitesàdenombreuses reprises.AmbroseespèrequeBeansneferarienpourlamettredansl’embarrasetqu’ilneserapasobligéd’envenirauxmainsaveclui.Ilneveutpasqueleuramitiésoitmiseàmaljusteavantdepartiràl’armée.
LorsquelabouteilledésigneFern,Ambroseretientsonsouffle.Beansmurmurequelquechoseàl’oreille de la fille qui la fait tourner. Ambrose lance un regard noir à son ami et attend que lecouperettombe.
—Actionouvérité,Fern?demandeBeans.Elleestpétrifiée.Pasétonnant.Douzepairesd’yeuxladévisagenttandisqu’ellesemordlalèvre,
indécise.—Vérité!dit-ellebrusquement.Ambrosesedétend.Elleafaitlebonchoix.Onpeuttoujoursmentir.Beansmurmuredenouveauàl’oreilledesavoisine,quiglousse.
—Est-cequetuasvraimentécritdeslettresd’amouràAmbroseentefaisantpasserpourRita?Leconcernésesentmal.Lamalheureusepousseunpetitcriàsescôtésetplongesonregarddans
lesien.Àcausedel’obscuritéetdesflammes,sesyeuxressemblentàdeuxpuitssombresdanssonvisageblême.
—Ilesttempsderentrer,Fern.Ambroseselèveetlatireverslui.—Onsecasse.Àdanssixmois,bandedenazes.J’espèrequejenevousmanqueraipastrop.Ambrosetournelestalons,lamaindeFerndanslasienneetill’entraîneàsasuite.Sansregarder
derrière lui, il lève lamaingaucheet leur faitundoigtd’honneur. Il les entend riredans sondos.Beanslepaieracher.Ambrosenesaitniquandnicomment,maisilpaiera.
Lorsquelesarbresserefermentsureux,lesdissimulantàlavuedeleurscamarades,Fernlâchesamainetsemetàcourir.
—Fern!Attends!EllecontinuesacourseendirectiondesvoituresetAmbrosesedemandepourquoielleneralentit
pas.Ilsemetàcouriràsontouretlarattrapeaumomentoùelles’apprêteàouvrirlaportièreduvandesSheen.
—Fern!Ill’attrapeparlebrasmaisellesedégageaussisec.Ill’empoigneparlesdeuxbrasetl’attireàlui
violemment. Ilveutqu’elle le regarde.Lesépaulesde la jeune fille tremblent et il comprendalorsqu’ellepleure.Elles’estéloignéeencourantpourqu’ilnelavoiepaspleurer.
—Fern,dit-il,désarmé.—Laisse-moitranquille!Jen’arrivepasàcroirequetuleurasracontéça.Jemesenstellement
idiote.—Jenel’aiditqu’àBeans,parcequ’ilnousavaitsurprisdanslecouloir.Jen’auraispasdû.C’est
moiquisuisidiot…—Çan’apasd’importance.Lelycéeestfini.Tut’envas.Beanss’envaaussi.Çam’estégaldene
jamaisvousrevoir.Elleessuieleslarmesquicoulentsursonvisage.Luireculeunpeu,choquéparlavéhémencede
sontonetlarésolutiondesonregard.Toutçal’effraie.Alorsill’embrasse.C’est un baiser brutal et à sens unique. Puis il saisit le visage de Fern entre sesmains et il la
poussecontre laportièreduvan.C’est legenrede fillequi semoqued’arriveràune fêtedansunminivanéquipépourunfauteuilroulant.Legenredefilletoutexcitéeàl’idéedejoueràunjeudébile.Legenredefilleàrevenirpour luidireaurevoir,alorsqu’il l’a traitéecommedelamerde.Etcequ’ilaimerait,plusquetout,c’estchangerça.
Ilessaiededevenirplusdoux,deluiassurerqu’ilestdésolé,maiselleresteparalyséedanssesbras,commesiellen’encroyaitpassesyeuxqu’ilpuisse,aprèstoutcequis’étaitpassé,luibriserlecœuretluidéroberunbaiserpourfairebonnemesure.
—Jesuisdésolé,Fern,murmureAmbrosetoutcontreseslèvres.Jesuisvraimentdésolé.Contrairementàtouteattente,cesmotsbrisentlaglaceetAmbrosesentqueFerns’approchedesa
bouche. Elle glisse les mains sur ses biceps et se cramponne à lui en entrouvrant les lèvres. Ill’embrasselentement,effleuredoucementsalangueetlaisseFernmenerladanse.Iln’ajamaisétésiappliqué,iln’ajamaisessayésidésespérémentdefaireleschosescorrectement.Etquandelleromptlebaiser,il lalaissefaire.Ellealesyeuxclos,lesjouescouvertesdetracesdelarmesetleslèvresmeurtriesparlabrutalitédesonpremierbaiser,celuiaveclequelilatentéd’effacersahonte.
Enfinelleouvrelesyeux.Ellelefixeuninstant,perplexeetblessée,serrelesdentsetluitourneledos.Ellegrimpedanslevéhiculesansunmotetdémarre.
L
9
Êtreunbonami
asonnettedelaported’entréefaitentendresoncarillonà8heurescesamedimatinetlesonsemêle si bien au rêve de Fern qu’elle sourit dans son sommeil en tournant la tête vers le bel
hommeenuniformequivient justededire«Oui».Il lèvesonvoileetpresseles lèvrescontrelessiennes.
—Jesuisdésolé,Fern,murmure-t-ilcommeill’afaitprèsdulac.Jesuisvraimentdésolé.Fern l’embrasse avec ferveur. Elle ne veut pas d’excuses, mais des baisers. Des centaines de
baisers. Et des câlins. Et elle sait, quelque part dans son subconscient, que ce n’est qu’un rêve etqu’ellenevapastarderàseréveilleretquetoutesleschancesdebaisersvontsedissoudredanslepaysdu«çan’arriverajamais».
—Jesuisdésolée,Fern.Fernsoupire,etsonimpatiencetrahitlefaitquecen’estplusAmbrosequiluiparle.—Je suisvraimentdésoléede te réveiller,Fern,mais jedois temontrerquelquechose.Tues
réveillée?La jeune fille ouvre les yeux, encore ensommeillée, et accepte avec désolation la réalité : elle
n’estpasàl’église,lamarchenuptialen’apasretentietAmbroseestàdescentainesdekilomètresdelà,àFortSill.
—Fern?Ritasetientaupieddulitet,sanscriergare,elledéfaitlabraguettedesonpantalon,qu’ellefait
glissersurseshanchesetremontesonT-shirt,qu’ellecoincedans l’élastiquedesonsoutien-gorgeafind’exposersonventre.Ellesemetdeprofiletdit:
—Tuvois?Fernconsidèred’unœilendormilapeaunuedeRitasoussesseinslourds:elleauraitaiméque
Rita patiente quelques minutes avant de débarquer dans sa chambre pour se déshabiller. Elle asommeilet lesfillesgirondesne l’excitentpas.Elleveutunhommeenuniforme.Etpasn’importelequel.Ellehausselessourcils.
—Quoi?dit-elle.—Maisregarde!s’exclameRitaendésignantsonventredesdeuxmains,justesouslenombril.
C’esténorme!Jenepeuxpluslecacher!Qu’est-cequejevaisfaire?Cen’estpasénorme.C’estunjoliventrerondquisurplombeuneminusculeculotteendentelle
noire.Fernalamêmeetellenelaportequelorsqu’elleécritunescèned’amour,commecellequ’elle
arédigéelaveilleausoir…ilyadeuxheures.MaisRitanefaitpasminedepartirpourlalaisserserendormir. Fern lève une main et écarte les boucles qui tombent sur ses yeux, histoire de mieuxcomprendreleproblèmedesonamie.Ellepenchelatêted’uncôtépuisdel’autre,lesyeuxtoujoursfixéssurleventredeRita.
—Tuesenceinte!s’exclame-t-elle.Lesbrumesdusommeilprofonddontelleaétéextirpéebrutalementl’avaientempêchéedevoir
l’évidence.RitarabatbrusquementsonT-shirtetremontesonpantalonentoutehâte:maintenantqueFerna
compris,elleestimpatientedepartagersonsecret.—Rita?—Ouais.Elles’effondresurlelit,surlespiedsdeFern.Celle-cilesretireetRitas’excusemillefoisavant
d’éclaterensanglots.—Tuvas temarier?demandedoucementFernen luicaressant ledos,comme le fait samère
quandilluiarrivedepleurer.—Beckern’estpasaucourant.Jenel’aiditàpersonne!Jevoulaisrompreetmaintenantjesuis
coincée.—Pourquoi?Jecroyaisquetuétaisfolledelui.—J’étaisfolledelui.Jesuisfolledelui.Enfin,peut-être.Maisilvatropviteetjenepeuxpas
suivre. J’avais juste envie de faire une pause. D’aller à la fac ou je ne sais pas. J’ai envisagé dedevenir gouvernante…peut-êtremême en Europe…Fille au pair.On appelle ça comme ça. C’estcoolcommenom.Jevoulaisêtrefilleaupair.Etmaintenant,jenepeuxpas,répèteRitaenpleurantplusfort.
—Tuasundonaveclesenfants,répondFernencherchantlesmotspourréconfortersonamie.Tuenaurasunàtoi.Tunepourraspeut-êtrepasallerenEuropemaintenant.Maistupourraisdevenirassistantematernelle…oufairedesétudespourêtreprof.Tuseraisuneinstitdematernellegéniale.Tuessijolieetsigentille,touslesenfantst’adoreront…
Elle aussi a songé à quitter la ville, aller à l’université ou quelque part où elle pourraitrecommenceràzéro,libéréedesvieuxclichés.MaisellenepeutpasserésoudreàquitterBailey.Etelleveutêtreécrivain,écriredesromances.EllepeuttrèsbienfaireçaàHannahLake,prèsdesoncousin,commen’importeoùailleurs,quecesoitàVeniseouParis.
—Commentest-cequeçaapuarriver?gémitRita.Fernlaregarde,désemparée.—JeconnaisparcœurlachansondeGreaseIIsurlareproduction.Tuveuxquejetelachante
trèslentement?demandeFernpourtenterdedéridersonamie.— Très drôle, commente Rita, mais elle sourit véritablement quand la jeune fille entonne le
coupletsurlesfleursetlesétaminesdesonsopranoclairetbienarticulé.Ellesejointmêmeàelle:difficilederésisteràunechansoncucullapraline,mêmequandlavie
estcompliquée.—Nedis rien àBailey,promis ?demandeRitaquandellesont finide chanter etqueFern lui
caressedoucementlescheveux.—Rita!Pourquoi?C’estnotremeilleurami.Ilfiniraparlesavoiretilsedemanderapourquoi
tuneleluiaspasdittoi-même.—Aveclui,jemesens…spéciale,tuvois?Quandjefaisuneconnerie,j’ail’impressiondele
décevoir. Ou peut-être que je me déçois moi-même et que je projette sur lui, répond Rita en
s’essuyantlesjouesetenprenantuneprofondeinspiration,commesielles’apprêtaitàplongerdanslegrandbain.
—C’estçaquiestbiendansl’amitié.Pasbesoind’êtreparfait,oudemériterquoiquecesoit.Ont’aime,tunousaimesetonseratoujourslàpourtoi,Baileyetmoi.
—Jet’aime,Fern.Beaucoup.EtBaileyaussi.J’espèrejustequejeneferaijamaisrienquivouséloignerademoi.
Elleserresonamiesiétroitementcontreellequecettedernièrenedoutepasunseulinstantdesonaffectionetdesareconnaissance.Lajeunefilleluirendsonétreinteetluimurmureàl’oreille:
—Çan’arriverajamais,Rita.
1994
—Pourquoiest-cequejesuisfilleunique,maman?Baileyadesgrandessœurs.J’aimeraisbienenavoirunemoiaussi.—Jenesaispas,Fern.J’aiessayéd’avoird’autresenfants,maisparfoisonreçoitquelquechosedesispécialetdesimerveilleux
qu’unseulsuffit.—Mmmm.Jetesuffis,alors?—Oui.Depuistoujours.RachelTaylorritenregardantsafillededixanssimenue,avecsesbouclesroussesetsesdentsdetraverstropgrandespoursa
bouche:elleressembleàunlutinsurlepointdebondird’uneclairière.—Maisj’aibesoind’unfrèreoud’unesœur,maman.Jeveuxm’occuperdequelqu’unetluiapprendredeschoses.—TuasBailey.—Oui,maisc’estplutôtluiquim’apprenddestrucs.Etpuiscen’estpasmonfrère,c’estmoncousin.—Cen’estpasseulementtoncousin,c’esttonmeilleurami.Quandtatanteetmoiavonsdécouvertqu’onétaitenceintesenmême
temps,onétait trèsheureuses. Jenepensaispasque j’auraisunenfantun jouret ta tanteavaitdéjàdeux filles,ellevoulaitungarçon.Baileyestnéquelquesjoursavanttoi.Vousêtestouslesdeuxdesenfantsmiraculeux.
—JesupposequeBaileyestpresqueunfrère,réponditFernenplissantlenez,pensive.—TusaisqueJésusavaitunmeilleurami, luiaussi?Ils’appelaitJean.LamèredeJean,Élisabeth,étaitâgée,commemoi.Elle
pensait qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfants.Marie, lamère de Jésus, est venue lui rendre visite. Elles faisaient partie de lamêmefamille,commeAngieetmoi.QuandÉlisabethavuMarie,sonbébéabougéviolemmentdanssonventre.MarieétaitenceintedeJésusetlesbébésavaientdéjàunlienspécial,commeBaileyettoi.
—Jean-Baptiste,c’estça?Fernétaittrèsaupointencatéchisme.LepasteurJoshuaetsafemmeyavaientveillé.—Oui.—Jeann’apasétédécapité?demandaFern,soupçonneuse.Rachelsemitàrire.Sonhistoireseretournaitcontreelle.—Si.Maiscen’estpaspourçaquejeteparlaisdecettehistoire.—EtJésusestmortluiaussi.—Oui.—Heureusementquejesuisunefilleetpasungarçon.EtqueJésusestdéjàvenu,commeçaBaileyn’aurapasàsauverlemonde.
Sinon,êtrelesmeilleursamis,çaseraitpaslajoie.Rachel soupira. On pouvait faire confiance à sa fille pour mettre le sermon sens dessus dessous. Dans un dernier effort pour
reprendrelecontrôledelaleçon,elleajouta:—Parfoisc’estdifficiled’êtremeilleursamis.Parfoisonsouffrepoureux.Lavien’estpastoujoursfacileet lesgenspeuventse
montrercruels.—CommeceuxquiontcoupélatêtedeJean?—Oui.Parexemple,réponditRachelententantderéprimerl’hilaritéinopportunequilamenaçait.Elleseressaisitettentadetrouverunebelleconclusion.—Lesbonsamissonttrèsdifficilesàtrouver.Ilsprennentsoinl’undel’autreetveillentl’unsurl’autre.Parfois,ilsmeurentl’un
pourl’autre…FernacquiesçasolennellementetRachelsoupiradesoulagement.Ellen’étaitpassûredesavoirquiavaitremportélajouteetelle
nesavaitpassisafilleavaitapprisquoiquecesoit.Elles’emparadesonpanieràlingeetsedirigea,battantpresqueenretraite,verslamachineàlaver.Fernlarattrapa.
—AlorstucroisquejemourraipourBailey…ouquec’estluiquimourrapourmoi?
L
10
Êtreunsoldat
a fanfaredu lycée joueunmedleydechantspatriotiquesqueM.Morgan, leprofdemusique,leuracertainementfaitrépéterdenombreusesfois.Fernlesconnaîtparcœur.Elleaimeraitbien
êtretoujoursaulycéepourlesaccompagneravecsaclarinette.ÇaluiéviteraitdefrissonneretdeseblottirentresesparentstoutenbattantdesmainsaurythmedesmélodiesmartialesetencontemplantlepathétiquedéfiléquisetraînelelongdeMainStreet.Toutelavilleestlà,maisorganiserundéfiléenmarsenPennsylvanien’estpas l’idéedusiècle.Les ruesontétédégagées, le tempsestclémentpourl’instantmalgréunetempêtedeneigequiseprépareetquelegrandfinalesedéroulesousuncield’ungrisdecirconstance.Lesgarçonsontfinileursclassesetl’entraînementavancé,etleurunitéaétéappelée.IlsferontpartiedespremièresunitésàsedéployerenIrak.
Fern souffle sur ses doigts engourdis, ses joues sont toutes rouges. Les soldats font leurapparition.Ilsportentleurtenuedecamouflage,desbotteslacéesetdescasquettesbienajustéessurleurs têtes rasées. Fern se surprend à sautiller pour tenter d’apercevoir Ambrose. Leur unité estcomposéederecruesdetoutlesuddelaPennsylvanie.Lessoldatstraversentplusieurspetitesvillesavecunconvoidevéhiculesmilitaires,lesHumvee,ouuntankdetempsentempspourlespectacle.Les soldats se ressemblent tous et formentun essaimd’hommes identiques.Fern sedemande si cen’estpasmieuxcommeça–enleurôtantleurindividualité,onfacilitepeut-êtrelesadieux.
Soudain,Ambrosesurgitjustedevantelle.Ildéfilesiprèsqu’ellepourraitletoucher.Sesbeauxcheveuxontdisparu.Maissonvisageesttoujourslemême–mâchoirevirile,lèvresparfaites,peaulisse,yeuxsombres.Aprèslanuitprèsdulac,Fernestpasséepartouslesstades.Colère,humiliation,colèreencore.Puissacolèreadisparulorsqu’elles’estrappeléesabouchesurlasienne.
Ambrosel’aembrassée.Ellenecomprendpaspourquoi.Ellenes’estpaspermisdepenserquec’estparcequ’ilestsoudaintombéamoureuxd’elle.Çaneressemblaitpasàça.Çaneressemblaitpasàdel’amour.Plutôtàdesexcuses.Et,aprèsdessemainespasséesàoscillerentrelagêneetlarage,elleadécidéd’acceptersesexcuses.Avec l’acceptationvient lepardon,et,avec lepardon, tous lessentiments qui habitent depuis si longtemps son cœur ont retrouvé leur place familière – alors lacolères’estdissipéecommeuncauchemar.
Fern essaie de l’appeler. Elle veut être courageuse cette fois, mais sa voix n’émet qu’uncouinement timide et son nom s’efface aussitôt de ses lèvres. Ambrose a le regard rivé au loin,ignorantceluiqu’elleposesurluiainsiquesatentativepourattirersonattention.Ilestplusgrandqueleshommesquil’entourent,cequilerendfacileàsuivredesyeux.
Elle ne voit ni Grant, ni Paul, ni Beans, ni Jesse. Plus tard, elle croiseMarley, la petite amieenceintede cedernier chezFrostyFreeze.La jeune fille a levisagemarbréde larmes.Sonventreronddépassede ladoudounematelasséequ’ellenepeutplus fermer.Fern ressentunbrefaccèsdejalousie.Ilyaquelquechosededélicieusementtragiquedanslefaitd’êtreabandonnéeparunbeausoldatquipartaucombat,àtelpointqu’enrentrantchezelleFerncommenceunnouveauromanquimetenscènedeuxamantsséparésparlaguerre.
Puisilspartentau-delàdesmers,dansunmondedesableetdechaleur,unmondequin’existepasvraiment,entoutcas,paspourFern.Etpeut-êtrepasnonpluspourleshabitantsd’HannahLake,parcequec’est trop loin, et tropéloignédecequ’ils connaissent.Et lavie continue.Lavilleprie, aime,pleureetvit.LesrubansjaunesqueFernaaidéàattacherautourdestroncsd’arbresontl’airpimpantspendant deux semaines.Mais le grésil printanier les lacère sans arrêt de ses griffes tranchantes etglacéesetlesrubansfinissentparserendre,épuisés,enlambeaux.Etl’horlogefaitentendresontic-tacsourd.
Sixmoissesontécoulés.RitaamisaumondeungarçonetMarleyaaccouchéelleaussi,d’ungarçonqu’elleaappeléJesse,commesonpère.Fernaajoutéunchapitredanssaromancedeguerredans lequel seshérosontunenfantnomméJessie.Ellen’apaspu s’enempêcher.Chaque foisqueMarleyvientdanslaboutiqueoùelletravailledésormais,Fernbrûled’enviedeprendrelebébédanssesbrasetelle imaginetrèsbiencequedoitressentirJesseàdesmilliersdekilomètresdelà.ElleécritàAmbrose,elleluiracontelesmilleetundétailsdelavieàHannahLake,leschosesamusantesqui ont attiré son attention, les résultats des équipes de sport du lycée, les livres qu’elle a lus, sapromotionentantqueresponsabledenuitdelasupérette,toutesleschosesdrôlesqu’ellen’ajamaiseulecouragedeluiraconter.Etellesigne:«TaFern».
Peut-onapparteniràquelqu’unquineveutpasdevous?Fernpensequeoui,parcequesoncœurappartient à Ambrose, qu’il le veuille ou non. Elle range toutes les lettres dans un tiroir. Fern sedemandecequepenseraitAmbrosesielleluienenvoyaitune.Illaprendraitcertainementpourunefolleetregretteraitcebaiserauparfumd’excuses.Ils’inquiéteraitensongeantqueFernaccordetropd’importanceàcebaiser.Ilpenseraitqu’elleestcinglée.
Fern n’est pas délirante, seulement imaginative.Maismalgré tout son talent pour la rêverie etl’écriture,ellen’imaginepasunseulinstantqu’ilpuissel’aimerenretour.
Elle luiavaitdemandésiellepouvait luiécrire–elleavaitmêmeditqu’elle le ferait.Mais,aufondd’elle,ellepensequ’iln’enavaitpasvraimentenvieetsafiertéesttropfragilepouraccepterunnouveaurevers.Leslettress’entassentetellenepeutserésoudreàlesposter.
Irak
—FernTaylort’aécritd’autreslettresd’amour,Brosey?demandeBeansdansl’obscuritédelatente.
—JetrouveFernjolie,commentePauldepuissacouchette.Elleétaitbelleaubaldefind’année.Vousavezremarqué?Ellepeutm’écrireautantqu’elleveut.
—Fernn’estpasjolie,contreBeans.ElleressembleàFifiBrindacier.—C’estquicetteFifiBrindavoine?grogneJesse,quiaimeraitbiendormir.— Ma sœur regardait un dessin animé appelé Fifi Brindacier. Elle l’avait emprunté à la
bibliothèqueetellenel’ajamaisrendu.Fifiavaitdesdentsdelapinetdescheveuxrouxcoiffésendeuxnatteshérisséessursatête.Elleétaitmaigre,bizarreetidiote.ExactementcommeFern,exagèreBeanspourénerverAmbrose.
—Fernn’estpasidiote,protestecedernier.Iln’appréciepasdutoutqueBeanssemoquedelajeunefille,etsapropreréactionlesurprend.—Situveux,répondBeansenriant.Commesiçachangequoiquecesoit.—Si,nepeuts’empêcherd’intervenirGrant.Quiveutd’unefillequin’aaucuneconversation?—Moi!s’exclameBeansenriant.Neparlepas,désape-toi.—Tuesunporc,Beans,soupirePaul.Tuasdelachancequ’onaimetouslejambon.—Jehais le jambon, répliqueJesse.Et jedétestequandvousvousmettezàbavarderalorsque
c’estl’heurededormir.Fermezvosgueules!—Jesse, tu es aussi aimableque la sorcièrede l’Est dansLeMagiciend’Oz, rétorquePaul en
riant.Tueslasorcièredel’estdel’Irak.Paulaécritunechansonamusanteoùilcomparel’Irakaupaysd’Ozettouslesmembresdeleur
unitésesontrapidementvusaffublésd’unsurnomenrapportavecl’histoire.—Ettoit’esl’épouvantail,connard.C’étaitbienceluiquiavaitpasdecerveau?—Ouais.Épouvantail,çafaitpeur,pasvrai,Grant?—C’esttoujoursmieuxqueDorothy,répondGrantenriant.Ilacommisl’erreurdeporterseschaussettesdelutterougepourfairedusportunjour,etlereste
a suivi. Lorsqu’ils ne sont pas en patrouille ou en train de dormir, ils sont au sport. Ils n’ont pasgrand-chosed’autreàfaire.
—Pourquoitunefrappespasdestalonspournousfairerentreràlamaison,Dorothy?demandePaul.Etpourquoitun’aspasdusurnom,toi,Beans?
—Mmmm,jeterappellequejem’appelleConnor.Tuviensjustedetecontredire,répondBeansquicommenceàs’assoupir.
— On devrait t’appeler Munchkin… ou Toto. Après tout, c’est un chien minuscule qui aboiebeaucoup,poursuitJesse.
Beansseredresseimmédiatement.—FaisçaetjeraconteraiàMarleycommenttuaspelotéLoriStringhamdanslasalledelutte.Beansesttrèschatouilleuxsursataille,quiluipermetd’êtreunbonlutteurdanslacatégoriedes
soixantekilosmaisguèreplus.— Brosey est l’homme en fer-blanc parce qu’il n’a pas de cœur. La pauvre Fern Taylor a
découvertçaàsesdépens.Beansessaiededétournerl’attentionsurAmbroseenletaquinantdenouveau.— Brosey est l’homme en fer-blanc parce qu’il est fait en métal. Combien t’as soulevé
aujourd’hui,Brosey ? demande un autre soldat en semêlant de la conversation.T’es un putain demonstre.Ondevraitt’appelerIronMan…
—Etc’estreparti,gémitJesse.AprèsHercule,IronMan…Ilestjalouxdel’attentionquetoutlemondeprêteàAmbroseetilnes’encachepas.Ambrosesemetàrire.—Jetelaisseraigagnerunbrasdefercontremoidemain,Samantha,d’accord?Jesseglousse.Sonirritabilitéestplusunjeuquecequ’ilveutbienadmettre.Lesilenceenvahitpeuàpeulatente,etonn’entendplusquequelquesronflementsetdessoupirs.
MaisAmbrosene trouvepas le sommeil.LesparolesdeBeans tournentenboucledanssonesprit.RitaMarsdenestsublime.Elleluiacoupélesouffle.Ilpensaitqu’ilétaitamoureuxd’ellejusqu’àcequ’il découvrequ’il ne la connaissait pas du tout.Rita n’était pas intelligente.Pas comme il auraitaiméqu’ellelesoit.Ilnecomprenaitpaspourquoiseslettresétaientsiintéressantesalorsqu’ellenel’était pas. Elle était belle,mais, au bout d’unmoment, il ne la trouvait plus séduisante. Ambrosevoulaitlafillequiluiécrivait.
Ilouvrebrusquement lesyeuxdans l’obscurité.La fille enquestion, c’étaitFernTaylor.Est-cequec’estvraimentellequ’ilveut?Ilritdoucement.Fernestunepetitechosefragile.Ilsformeraientuncoupleridicule.Etellen’estpassexy.Mêmesic’estvraiqu’elleétaitjolieaubaldefind’année.Ilaétésurprisdeladécouvrirdanssarobedoréeetagacédeladécouvrirdanseravectoussespotes.Ilfautcroirequ’ilneluiapastotalementpardonnédel’avoirdupé.
Ilaessayédenepaspenseràelleniàcettenuitprèsdulac,etilaréussiàseconvaincrequ’ilaagi sous l’effet d’une folie passagère. C’était un geste de désespoir avant de quitter son foyer.D’ailleurs,ellene luiapasécritcommeelleavaitditqu’elle leferait. Ilnepeutpas luienvouloiraprèscequis’estpassé.Maisilauraitbienaimérecevoirunelettred’elle.Elleécrivaitbien.
Ilestsoudainenvahiparuneboufféedenostalgie.IlsnesontplusauKansas.Ilsedemandedansquoi il s’est fourré. Dans quoi il les a tous entraînés. Et, s’il est honnête avec lui-même, il doitadmettrequ’iln’estniHerculenil’hommeenfer-blanc.Ilestlelionpeureux.Ilafuiloindechezluienentraînantsesamisavec lui,sesdoudous,sesfans.Et ilsedemandecequ’ilpeutbienfoutreaupaysd’Oz.
11
Battreunebrute
—MIrak
arley dit que Rita va semarier, annonce Jesse en regardantAmbrose. Ton ex va se caser,Brosey.Çatefaitqueleffet?
—C’estuneconne.—Ehben!s’exclamaJesse,surprisparlavéhémencedesonami.Etdirequ’ilpensaitqu’Ambrosen’étaitplusamoureuxd’elle.Ilsetrompait.—Tunel’aimesplus,n’est-cepas?demandeGrant,surpris.—Non.MaisellefaituneconnerieenépousantBeckerGarth.Beanshausselesépaules.—Jen’airienàreprocheràGarth.—Tuterappellequandj’aiétérenvoyéenseconde?Beansaoublié,maisPauls’illumine.—Tu as rectifié sa belle gueule ! Jem’en souviens très bien.Mais tu n’as jamais voulu nous
expliquercequis’étaitpassé.Ambrose remonte ses lunettes de soleil et se redresse. Ils sont de faction, avec une centaine
d’autressoldatsetmarinespourprotégeruneréuniondehautesécuritédugouvernementprovisoireirakien. C’est sympa de penser que différentes factions peuvent s’entendre pour former ungouvernement.C’estunprogrès.Enfin,Ambroseycroitcertainsjours.Cen’estpaslapremièrefoisqu’iljouelesgardesducorps,mêmesidanslecasdeBaileySheen,ill’afaitaprès.
—J’avaisoublié!s’exclameGrant.TuasratélematchàLochHaven.L’entraîneurétaitfurieux.—Il nem’enaurait pas autantvoulu s’il avait supourquoi j’ai éprouvé lebesoinde casser la
gueuledeBecker,répondsèchementAmbrose.Ilsongequ’ilyaprescriptionàprésentetqu’ilpeutraconterl’histoiresansnuireàpersonne.
Janvier1999
AmbroseconnaissaitBeckerGarth.Ilétaitenterminaleettouteslesfillessemblaientl’apprécieretletrouverséduisant.Çafaisaittoujours réagir lesautresgarçons.Ambrose l’avait remarquéparcequ’il avait commencéà secoiffercomme lui, cequ’iln’appréciaitguère.Beckerétaitbrun luiaussietquand il rejetait ses longscheveuxsombresenarrière,Ambroseavait l’impressiondese regarderdansunmiroiretildétestaitça.
C’étaitleurseuleressemblance.Beckerétaitmaigreetpetit,lesmusclessecsetfinscommeceuxd’unjockeyoud’uncoureur.Ilmesurait unmètre soixante-treize et était suffisamment baraqué pour attirer des nuées de filles ; Ambrose était beaucoup plus grand,mêmes’ilétaitplusjeune.
Était-ceparcequ’ilétaitpluspetitquelui,ouparcequ’ilétaitjaloux?Toujoursest-ilqueBeckeradoraitchercherAmbrose.Illuienvoyaitdespiques,illançaitdessous-entendusetdesremarquessournoisesquifaisaientricanersongrouped’amis,avantdedétournerle regard.Ambrose l’ignorait. Iln’avaitpasgrand-choseàprouveret çane l’ennuyaitpas tantqueça.Sonphysique le rendaitmoinsfacileàintimideretmoinsvulnérablequelaplupartdesgarçonsdesonâge.IlseréconfortaitenimaginantBeckerdanslasalledelutteentraindetraîneravecluiousesamis.MaisAmbrosen’étaitpasleseulqueBeckeraimaittourmenter.
C’étaitladernièreheuredecoursdelamatinée,justeavantledéjeuner,Ambroseavaitdemandéàquitterlecoursd’anglaispourallerauxtoilettes.Enréalité,ilvoulaitvérifiersonpoids.Ilavaitunepeséeà15heurespourlematchcontreLochHaven.Ilcombattaitdans lacatégoriedes soixante-douzekilos,orcematin-là il enpesait soixante-treize. Ilpouvait lesperdreen faisantdusport,mais ilavaitdéjàbataillépouratteindrelessoixante-treize.Ilavaitcommencélasaisonàsoixante-dix-huitetiln’avaitpasvraimentdegrasàperdre.Sanscompterqu’ilgrandissaitencore.Ilnerestaitplusqu’unmoisavantlesmatchesdedistrict,quiseraientsuivisdeuxsemainesplus tard par le championnat régional.Les six prochaines semaines s’annonçaient difficiles et il aurait faim en permanence.La faim lerendait grincheux. Très grincheux. Lorsqu’il entra dans le vestiaire et le trouva éteint, il jura en espérant que tout fonctionnaitcorrectement. Il avait besoin de voir la balance. Il tâtonna le long du mur à la recherche de l’interrupteur. Une voix brisa soudainl’obscuritéetlefitsursauter.
—Becker?demandalavoixavecnervosité.Iltrouval’interrupteuretallumalalumière,quisedéversasurlescasiersetlesbancs.Cequ’ildécouvritlefitjurerdenouveau.Au
centredelasallecarrelée,lefauteuilroulantdeBaileySheenavaitétérenverséetBailey,sesmaigresjambesenl’air,nepouvaitpasseredresser.Ilenétaitréduitàappeleràl’aidedansl’obscurité.
—C’estquoicebordel?s’exclamaAmbrose.Sheen,tun’asrien?Ambroseseprécipitaverslui,remitlefauteuilroulantd’aplombetredressalejeunegarçon.Levisagedecedernierétaitrougeet
sesépaulestremblaient.Ambroseavaitenviedefrapperquelqu’un.Violemment.—Qu’est-cequis’estpassé?—Neledisàpersonne,d’accord?supplialemalheureux.—Pourquoi?Lelutteurétaittellementencolèrequ’ilsentaitsespaupièrespalpiter.—Ne…neledisàpersonne.Jesuistrèsgêné.BaileydéglutitetAmbrosecompritqu’ilétaitmortifié.—Quit’afaitça?questionna-t-il.Baileysecoualatêteetgardalesilence.C’estalorsqu’Ambrosesesouvintdunomqu’ilavaitprononcéetquil’avaitfaitsursauter
quandilcherchaitl’interrupteur.—Becker?lançaAmbroseenhaussantleton,furieux.—Ilaprétenduqu’ilallaitm’aiderpuis ilm’arenversé.Jenesuispasblessé!ajouta le jeunegarçon,commes’ilavaitétéplus
faiblesic’étaitarrivé.Puisilaéteintlalumièreetilestparti.Ilnemeseraitrienarrivé.Quelqu’unauraitbienfiniparmetrouver.Toi,parexemple.
Baileyessayadesourire,maissonsourireétaithésitantetilbaissalesyeuxverssesmains.
—Jesuiscontentqueçasoittoietpastoutelaclassedegym,poursuivit-il.Jemeseraissentivraimenthumilié.Ambrosenetrouvaitpassesmots.Ilsecoualatête.Ilenavaitoubliélabalance.—Jeneviensjamaisicitoutseulparcequejenepeuxpasouvrirlaporte,expliquaBailey.MaisBeckerm’afaitentrer.Jecroyais
quemonpèreétaitlà.Jepeuxsortirenrevanche,jepeuxpousserlaporteavecmonfauteuil…—Saufquandquelqu’unterenverseettelaisselesjambesenl’air,rétorquaAmbroseencolère.—Ouais.C’estvrai,répondit-t-ildoucement.Pourquoiilafaitçad’aprèstoi?BaileylevalesyeuxversAmbrose,perturbé.—Jenesaispas,Sheen.Parcequec’estunconnardavecunepetitebite,grommela-t-il.Etilcroitques’enprendreàceuxquine
peuventpasouquineveulentpassedéfendrevalafairepousser.Maisellenefaitquerétréciretilnefaitquedevenirdeplusenplusméchant.
BaileyéclataderireetAmbrosesourit,ravidevoirqu’ilnetremblaitplus.—Promets-moideneriendireàpersonne,répétalejeunehomme.Ambroseacquiesça.NéanmoinsilnepromitpasdenepasfairepayerBecker.QuandAmbroseentradanslacafétéria,iltrouvaBeckerassisdansuncoin,entourépardesélèvesdeterminaleetdesjoliesfillesà
qui il aurait bien aimé adresser la parole dans d’autres circonstances. Il serra les dents et s’approcha. Il n’avait rien dit à ses amis.C’étaientdeslutteursetAmbroseseraitcertainementexclupourcequ’ils’apprêtaitàfaire.Ilnevoulaitpaslesentraîneravecluietfaireperdresachanceàl’équipedebattreLochHaven.Ilnecombattraitpascesoir.Finalement,cen’étaitpasgraves’ilavaitunkiloentrop.
Il frappa la tabledesdeuxpoingsaussi fortquepossible.Lesboissons se renversèrentetunplateauvide se fracassa sur le sol.Beckerlevalesyeux,surpris,etjurasifort,enrecevantdulaitsurlesgenoux,qu’ilcouvritletapagedelasalle.
—Debout,ordonnatranquillementAmbrose.—Vatefairefoutre,espècedegorille,ricanaBeckerenessuyantlelait.Àmoinsquetuveuillesquejetefouteuneraclée.AmbrosesepenchasurlatableetdesapaumedemainfrappadurementlefrontdeBeckerdontlatêteheurtalemurderrièrelui.—Debout!Ambroseneparlaitplusdoucementdutout.Beckercontournalatableetsejetaviolemmentsursonagresseur.Sonpoingl’atteignit
juste à la racine du nez. Ses yeux semirent à piquer et du sang coula de la narine gauche.Ambrose riposta et frappaBecker sur labouche,puissurl’œildroit.Cederniersemitàhurlerets’effondraengémissant.Lelutteurvedettelesaisitparlecoldesachemiseetlaceinturedesonjeanpourleredresser.Beckerchancela.Ilavaitétéfrappéviolemment.
—C’estpourBaileySheen,murmura-t-ilàl’oreilleduvaincu.Iln’avaitpasrompusapromesse.Puisillelâchaettournalestalonsens’essuyantlenezsursonT-shirtblancsouillé.L’entraîneurSheensedirigeaitverslui,rougedecolère.C’étaitsontourdesurveillerleréfectoire.Ambrosen’avaitpasdeveine.Il
lesuivitsansprotester,prêtàsubirlechâtimentquil’attendaitet,commeill’avaitjuré,ilneprononçajamaislenomdeBaileySheen.
—Jevaismemarier,Fern.RitaagitelamainsouslenezdeFern.Unénormediamantornesonannulairegauche.—Ilestmagnifique,ditFern,sincère.Elletentedesourireetd’offriràsonamielaréactionqu’elleattendbienqu’ellesesenteunpeu
mal.BeckeresttrèsbeauetRitaetluiformentuncoupleparfaitementassorti.Tyler,leurfils,vivraavecsesdeuxparents.MaisFernapeurdeBeckeretellesedemandepourquoiRitan’éprouvepaslamêmechose.Oualorselleenapeuraussi.Certainesfillesaimentledanger.
—Onvoudraitsemarierlemoisprochain.Jesaisqueçafaitcourt,maisest-cequetucroisqueton père accepterait de nous marier ? Il a toujours été si gentil avec moi. Ta mère aussi. Onorganiserajusteunepetitefêteaprèslacérémonie.Jepourraipeut-êtretrouverunDJ,commeçaondansera.Beckerdansebien.
FernsesouvientdeRitaentraindedanseravecBeckeraubaldefind’année:ellerayonnaitsousl’effet de l’amour naissant et lui tentait de contrôler la colère qui l’avait saisi quandBailey s’étaitimmiscéentreeuxetluiavaitvolésacavalière.
— Pas de problème. Papa sera ravi. Les pasteurs adorent les mariages. Tu pourrais peut-êtreorganiser ta réceptiondans lepréaudevant l’église. Ilyade l’électricitéetdes tables.Onn’auraitplus qu’à décorer avec des fleurs et préparer des rafraîchissements.Tu pourrais trouver une bellerobe.Jet’aiderai.
C’estcequ’ellefait.EllesplanifienttoutdanslemoindredétailpendantunmoisettrouventunerobequifaitpleurerSarahMarsden,lamèredeRita,avantdelafairedanserautourdesonadorablefille.Ellesenvoientdesinvitations,engagentunphotographe,commandentdesfleurs,préparentdes
bonbonsàlamenthe,deschouxàlacrème,deschocolatsmaison,etremplissentàrasborddeleurscréationslecongélateurentreposédanslegaragedesTaylor.
Lematindugrandjour,ellesenroulentdesguirlandeslumineusesblanchesautourdescolonnesdupréau, etmettent les tables recouvertesdedentelleblanche sur lapelouseafinque le solpuisseservir de piste de danse. Elles remplissent les vases jaunes au centre des tables demarguerites etattachentunballonjauneàchaquechaise.
Elles décorent aussi l’église avec des marguerites. Fern est demoiselle d’honneur et Rita l’alaisséechoisirsarobe,pourvuqu’ellesoitjaune.FernadénichéunecravatedelamêmecouleurpourBaileyetill’escortejusqu’àl’auteldanssonfauteuilroulant.FernporteunbouquetdefleursgaiesetBaileyaunemargueriteàlaboutonnièredesoncostumenoir.
Becker est vêtu lui aussi d’un costume noir et la rose de sa boutonnière rappelle les roses dubouquetdeRita.Sescheveuxsontlissésenarrière,dégageantsonvisagebiendessiné,etFernnepeuts’empêcherdepenseràAmbroseetàlafaçondontsacheveluretombaitsursesépaulestelunjeuneAdonis.Lescheveuxd’Ambroseontdisparuàprésent,commeAmbrose.
Ellepenseàluiplusqu’ellenel’auraitdû.IlestenIrakdepuisunan.Çafaitdix-huitmoisqu’ilaquittélavillepourfairesesclasses.MarleyDavis,lapetiteamiedeJesse,assisteaumariageetelleapprendàFernquelesgarçonsserontderetourdanssixmois.MarleyditqueJesseluiademandédel’épouser à son retour. Elle semble ravie. Jesse junior a le même âge que Tyler. Mais là où Tyressembleà samère, Jesse ressemble à sonpère enminiature, avec sapeau foncéeet ses cheveuxnoirsetcrépus.Ilestadorable,joyeuxetenbonnesanté,etildonnedéjàdufilàretordreàlajeunemaman.
LorsqueRitagagnel’auteletprononcelesvœuxsacrésqueBeckerrépèteàsontour,tousdeuxsolennelsetmignons,Fernsentsoncœursegonflerd’espoirpoursonamie.Peut-êtreque tout irabien. Peut-être que Becker est vraiment amoureux d’elle comme il le prétend. Et peut-être quel’amourrésoudratout.Peut-êtrequelespromessesqu’ilfaitl’aiderontàdevenirunhommemeilleur.
Sionencroitl’expressiondeBailey,iln’yapasgrandespoir.IlestassisprèsdeFernaupremierrang, le fauteuil roulant placé aubout dubanc, le visage sombre.Après tout,Rita et lui sont amisaussi, et il se fait du souci, comme Fern. Bailey est renfrogné depuis que Rita lui a annoncé lanouvelle.Fernsaitqu’ilestamoureuxd’elle.Maisellecroyaitqu’ilavaitlâchél’affaire,delamêmemanièrequ’elleamisenveilleusesonbéguinpourAmbroseYoung.Ilapeut-êtrelemêmeproblèmequ’elle…parcequ’aufondellen’arienmisenveilleusedutout.Ritaaunenfantàprésent,cequilalieàBeckerdemanièreaussipermanentequedéfinitive.Maislesvieuxsentimentsontunefaçonbienàeuxderefairesurfacejustequandonlescroyaitdéfinitivementenfouis.
—Jusqu’àcequelamortnoussépare,prometRita,quelasincéritérendencoreplusbelle.LorsqueBeckerl’embrassepourscellerlemariage,BaileyfermelesyeuxetFernprendsamain
danslasienne.
I
12
Construireunecachette
lnefautguèrequequelquessemainesavantqueRitanedonneplussignedevie.Lorsqu’ellesemontreenpublicavecsonmari,elledétournesoigneusementleregardetelleportedeslunettesde
soleilmêmequandilpleut.Fernl’appellesouventetpasselavoirdetempsentempsdanssonduplex.SesvisitesrendentRitanerveuse.Ilyamêmeunefoisoùellen’apasréponduauxcoupsdesonnettedeFernalorsquecettedernièreauraitjurél’avoirvuerentrerchezelleàl’instant.
Les choses s’arrangent un peu lorsque Becker décroche un emploi où il est souvent endéplacement.Rita téléphone àFern pour son anniversaire et l’invite à déjeuner.Ellesmangent desenchiladaschezLuisa’sCucinaetRita souritde toutes sesdents et affirmeàFernque toutvabienquandonlaquestionne.D’aprèsRita,toutestmerveilleuxetsavieestparfaite.Fernn’encroitpasunmot.
MaisellenepartagepassescraintesavecBailey.Elleneveutpas l’inquiéteret,de toutefaçon,quepourrait-il faire?Ferncroisede tempsen tempsBeckeraumagasinetmêmes’il est toujourspolietqu’illasalueensouriant,ellenel’aimepas.Etilal’airdes’enrendrecompte.Ilesttoujourstiréàquatreépingles,chaquecheveuàsaplace,sonbeauvisagerasédefrais,sesvêtementschicsetimpeccables.Maistoutçac’estduchiqué.ÇarappelleàFernlacomparaisonaveclepotdegraissequesonpèreapartagéavecElliottYoungilyalongtemps.Ellen’avaitguèreplusdequatorzeansàl’époque,maislaleçonesttoujoursvivedanssonesprit.
ElliottYoungne ressemblaitpasdu toutà son fils. Il étaitpetit,unmètre soixante-treizemaximum.Sescheveuxblonds s’étaientclairsemésjusqu’àcequ’ilfinisseparlesrasercomplètement.Ilavaitlesyeuxbleuciel,lenezunpeuplat,etilsouriaittoutletemps.Cejour-làilnesouriaitpasetsesyeuxétaientlourdementcernés,commes’iln’avaitpasdormidepuisuneéternité.
—Bonjour,monsieurYoung,lesaluaFern.Unequestiondanssavoixétaitinformulée.—Bonjour,Fern.Est-cequetonpèreestlà?Elliottn’avaitpasfaitmined’entreralorsqu’elletenaitlaportegrandeouverteensignedebienvenue.—Papa?cria-t-elleendirectiondubureaudesonpère.ElliottYoungvoudraittevoir.—Fais-leentrer,Fern!réponditsonpèredufonddelapièce.—Entrez,jevousenprie,monsieurYoung,ditFern.Elliott Young enfonça les mains dans ses poches et se laissa guider par la jeune fille jusqu’au bureau du pasteur. Il y a de
nombreuses églises et confessions en Pennsylvanie. Certains disent que c’est un État dans lequelDieu a gardé un pied. Catholiques,méthodistes,presbytériens,baptistes…Ony trouvede tout.MaisàHannahLake, JoshuaTaylordirigeait sapetite égliseavec tantdedélicatesseetd’enthousiasmequ’il se fichaitbiendevotreconfession : il était lepasteurde tout lemonde.Peu lui importaitquevousn’assistiezpasà lamesse ledimanche. Ilprêchait laBible,enseignaitdesmessagessimples,écrivaitdessermonsuniverselset,depuisquaranteans,iln’avaitpoursuiviqu’unseulbut:aimeretservir.Leresteluiimportaitpeu.Toutlemondel’appelaitpasteurJoshua,qu’ilsoitleurpasteuroupas.Etplussouventqu’àsontour,quandquelqu’unétaitdésemparé,ilvenaitsonneràsaporte.
—Elliott!s’exclamaJoshuaenselevantdederrièresonbureau.Commevas-tu?Çafaitlongtempsqu’onnes’estpasvus.Quepuis-jefairepourtoi?
Fernrefermalaporte-fenêtrederrièreelleetsedirigeaverslacuisine.Ellemouraitd’envied’écouterleurconversation.Elliottétaitlepèred’Ambrose.LarumeurdisaitquelesparentsdujeunehommeétaiententraindesesépareretqueLilyYoungs’apprêtaitàquitterlaville.FernsedemandaitsiAmbroseallaitpartiravecelle.
Lajeunefillesavaitquecequ’ellefaisaitétaitmal,maisellelefitquandmême.Elleseglissadanslecellierets’installasurunsacde farine. Ça revenait presque à se tenir dans le bureau de son père. Celui qui avait construit lamaison avait certainement lésiné surl’épaisseurdumurquiséparaitlefonddugarde-mangerdelapetitepiècedontsonpèreavaitfaitsonbureau:sielleseblottissaitdanslecoin,elleentendaitparfaitementtoutcequisedisaitetvoyaitmêmeunepartiedelapièce,lamincecloisonétantlégèrementdécolléedel’autremur. Samère était sortie faire des courses. Elle pouvait espionner sans risquer de se faire surprendre. Si samère entrait, ellen’auraitqu’às’emparerdelapoubelleetprétendrequ’elles’apprêtaitàaccomplirsestâchesménagères.
—…ellen’a jamais étéheureuse. Jepensequ’elle a essayéde l’être.Mais cesdernières années…elle faisait semblant, disaitElliottYoung.Jel’aimetellement.Jepensaisquesijel’aimaisdetoutmoncœur,ellefiniraitparavoirdessentimentspourmoi.Jepensaisquej’avaisassezd’amourpourdeux.Pourtrois.
—Elleadécidédepartir?demandadoucementlepèredeFern.—Oui.ElleveutprendreAmbroseavecelle.Jen’airiendit,maisc’estdur.J’adorecetenfant.Sielleleprendavecelle,pasteur,je
nesuispascertaind’arriveràlesurmonter.Jen’enauraipaslaforce.LemalheureuxpleuraitouvertementetFernsentitdeslarmesdecompassionluimonterauxyeux.—Jesaisquejenesuispassonpèrebiologique.Maisc’estmonfils!Monfils!—Est-cequ’Ambroseestaucourant?—Ilnesaitpastout.Maisilaquatorzeans,pascinq:ilacomprissuffisammentdechoses.—Est-cequeLilysaitquetuveuxgarderl’enfant,mêmesiellepart?—Légalement, c’estmon fils. Je l’ai adopté et il portemon nom. J’ai des droits comme n’importe quel père. Je ne pense pas
qu’elle engagerait une bataille juridique si Ambrose décidait de rester avec moi, mais je n’ai rien dit à mon fils. Je ne peux pasm’empêcherd’espérerqueLilychanged’avis.
—Parleàtonfils.Explique-luicequisepasse.Donne-luijustedesfaits–pasd’accusation,pasdecondamnation,dis-luijustequesamères’enva.Dis-luiquetul’aimes.Dis-luiquetuessonpèreetqueriennechangerajamaisça.Neluilaissepascroireunseulinstantqu’ilestobligédesuivresamèreparcequetun’espassonpèrebiologique.Dis-luiquetucomprendsqu’ilveuillepartiravecsamèresitelestsonsouhait,maisquetul’aimesetquetuesprêtàlegarderprèsdetois’illesouhaite.
ElliottYoungsetutpendantuneminute.JoshuaTaylorneparlapasnonplusetFernsedemandasilaconversationétaitfinie.PuisJoshuademandadoucement:
—C’esttout,Elliott?Iln’yapasautrechosedonttuvoudraismeparler?—Jen’arrêtepasdemedirequesiphysiquementj’étaisdifférent,sijeluiressemblaisdavantage,riendetoutçaneseraitarrivé.Je
saisquejenesuispasleplusbeaumecdelaterre.Jesaisquejesuisbanal.Maisjefaisdusport,jeprendssoindemoi,jem’habillebien,jemeparfume…
Ils’interrompt,embarrassé.—Situressemblaisdavantageàqui?demandagentimentJoshua.—Aupèred’Ambrose.L’hommequeLilyneparvientpasàoublier.Iln’apasétésympaavecelle,pasteur.Ilétaitégoïsteetcruel.
Il l’amisedehorsquand ilaapprisqu’elleétaitenceinte. Il luiaditqu’ilnevoulaitplus jamais lavoir.Mais ilétaitbeau.J’aivudesphotos.Broseyluiressemble.
Lavoixd’Elliottsebrisalorsqu’ilprononçalenomdesonfils.—J’aisouventpenséquelabeautéétaitunfreinàl’amour,réponditlepèredeFern.—Pourquoi?—Parcequ’ilnousarrivede tomberamoureuxd’unvisageetnondecequ’ildissimule.Mamèreavait l’habitudedegarder la
graissede laviandequandellecuisinaitetelle lastockaitdansuneboîtedans leplacard.Pendantuncertain temps,elleautiliséuneboîte qui avait d’abord contenude gros cookies recouverts de pralines et fourrés à la crèmede noisettes.Tu sais, ceuxqui sont trèschers. Ilm’estarrivéplusd’une foisdepenserque j’avaisenfinmis lamainsur lacachetteàbiscuitsdemamèreet,chaque foisquej’ouvraislecouvercle,jetombaissuruntasdegraisserépugnante.
Elliottsemitàrireencomprenantoùlepasteurvoulaitenvenir.—L’emballagen’aguèred’importance,hein?—Exactement.Jevoulaisdescookiesmaiscetteboîteétaitunepublicitémensongère.Jepensequ’unbeauvisageestparfoisdela
publicitémensongère, et nombre d’entre nous ne prennent pas le temps de soulever le couvercle. C’est marrant, çame rappelle unsermonquej’aifaitilyaquelquessemaines.Tul’asentendu?
— Je suis désolé, pasteur.La nuit, je travaille à la boulangerie et, le dimanchematin, je suis parfois trop fatigué pour aller à lamesse,réponditElliott,dontlaculpabilitéétaitévidentemêmedel’autrecôtédumur.
—Cen’estpasgrave,Elliott,réponditJoshuaenriant.Jenefaispasl’appel.Jevoulaisjustesavoirsitul’avaisentendupournepast’ennuyeràmourir.
Fernentenditsonpèretournerdespages.Ellesourit:ilramenaittoujourstoutàlaBible.—Dansle livred’Esaïe,chapitre53,verset2, ilestdit :«Commeunsurgeonilagrandidevant lui,commeuneracineenterre
aride;sansbeauténiéclatpourattirernosregards,etsansapparencequinouseûtséduits.»
—Jemesouviensdeceverset,remarquadoucementElliott.J’aitoujoursétéétonnéqueJésusnesoitpasbeau.PourquoiDieun’a-t-ilpascréésonapparenceàlahauteurdesapersonnalité?
—Pour lamême raison qu’il l’a fait naître dans une crèche, fils d’un peuple opprimé. S’il avait été beau ou puissant, les gensl’auraientsuivipourcesraisons-là–ilsauraientétéattiréàluipourlesmauvaisesraisons.
—Çaparaîtlogique,luirépondit-il.Assisesursonsacdefarinedansuncoinducellier,Fernhochalatête.Elletrouvaitçalogiqueaussi.Ellesedemandacommentelle
avaitfaitpourratercesermon.Sonpèreavaitdûlefairelejouroùelleavaitglissésaromancedanssonmissel,quelquessemainesplustôt.Ellesesentitcoupable.Sonpèreétaitpleindesagesse.Elledevraitpeut-êtrel’écouterdavantage.
—Cen’est pas la fautede tonvisage,Elliott, poursuivit Joshua.Ni la tienne.Tu esunhommebon et généreux.Et c’est cequicomptepourDieu,n’est-cepas?
—Oui,acquiescaElliott,quiavaitdenouveaul’airauborddeslarmes.Merci,pasteur.Aprèsledépartd’ElliottYoung,Ferndemeuradanslecellier,pensive,lesmainsjointesautourdesgenoux.Puisellemontadanssa
chambreetcommençaàécrireunehistoired’amourentreunejeuneaveuglequicherchesonâmesœuretunprincelaidaucœurd’or.
Irak
— J’aimerais vraiment croiser une femme qui ne porte pas une tente sur la tête. Une fois aumoins!Etceseraitgénialsielleétaitblonde,ouencoremieux,rousse!selamenteBeansunaprès-midi.
Ilssontdefactiondevantunpostedecontrôlesolitairedepuisplusieursheures.Ilsn’ontvupasserque quelques femmes entièrement dissimulées sous des burqas et une poignée d’enfants. C’estironiquequeBeansselanguissedeblondeuralorsqu’ilestàmoitiéhispanique.Maisilestaméricainavant tout et les États-Unis ont la population la plus diversifiée de la planète. Il rêve d’un peu dediversitéàprésent.
—J’aimeraisbienneplusjamaisvoiruneburqademavie,commenteGrantenessuyantlasueuretlapoussièrequimaculentsonvisage.
Siseulementlesoleilpouvaitarrêterdetaperaussifort.—Ilparaîtquedanscertainspays,commel’Afghanistan,leshommesnevoientpaslevisagede
leurfemmeavantlemariage.Vousimaginezça?Surprise,chéri!s’exclameJesseenbattantdescilstoutenfaisantunehorriblegrimace.Quoi?Tunemetrouvespasjolie?poursuit-ilsuruntonaiguengrimaçantdeplusbelle.
—Commentilssaventquiilsépousent?demandaPaul,perplexe.—Grâceàleurécriture,répondBeansavecsérieux.SesnarinesfrémissentlégèrementetAmbroselèvelesyeuxauciel.IlsaitqueBeansraconteune
connerie.—Ahbon?demandePaulentombantdanslepanneau.Cen’estpassafautes’ilestsinaïf.Çavadepairavecsontempéramentadorable.—Ouais.Ilss’écriventpendantaumoinsunan.Aucoursdelacérémonie,ellesignesonnomet
la promesse de toujours porter la burqa devant les autres hommes. Il reconnaît sa graphie et c’estcommeçaqu’ilestsûrquec’estlabonnequiestsouslevoile.
Grantfroncelessourcils.—Jen’aijamaisentenduparlerdeça.Leurécriture?Jesseavaitpigéetessayaitdenepasrire.—Ouais.Imagine,siAmbroseetFernvivaientenIrak,iln’auraitjamaissuqueFernécrivaitàla
place deRita. Fern aurait pu lui passer la bague au doigt.Ambrose aurait vu son écriture lors dumariageetauraitdit:«Ouais,c’estRita.»
Lesamisd’Ambroseéclatentderire,mêmePaul,quiafiniparcomprendrequec’estuneblaguepoursemoquerd’Ambrose.Encore.
Lejeunehommesoupire,maislecoindesabouchefrémit.C’estassezdrôle.Beansrittellementqu’ilsemetàsiffler.JesseetBeansrientdeplusbelleenrejouantlascènependantlaquellelaburqaestlevéeetqueFernsetientdessous,etnonlaplantureuseRita.
Ambrose se demande ce que penseraient ses compagnons s’ils savaient qu’il a embrassé Fern.Pourdebon.Toutensachanttrèsbienquec’étaitellequ’ilembrassait.Pasdesubterfuge.Nideburqa.Ilsedemandedistraitementsilaburqaestunesimauvaiseidéequeçafinalement:peut-êtrequelesmecsprendraientdemeilleuresdécisionss’ilsn’étaientpastrompésparl’emballage.Etleshommesdevraientpeut-êtreenportereuxaussi.Mêmes’ilétaitbienobligéd’admettrequesonemballageàluinel’avaitjamaisdesservi.
IlsedemandesiFernéprouveraitlesmêmessentimentsàsonégards’ilétaitdifférent.IlsaitqueRitaneseraitpastombéeamoureusedelui.Nonpasparcequ’elleestsuperficielle,maisparcequ’ilsn’ontaucunpointcommun.Ilsnepartageaientrienendehorsd’uneévidenteattractionphysique.
AvecFern,cen’estpaspareil.Leslettresluilaissentpenserqu’ilpourraityavoirquelquechoseentreeux.IlrentreauxÉtats-Unisdansquatremoisetilestbiendécidéàcreuserl’affaire.Iln’apasfini d’en entendre parler : ses amis le tourmenteront pendant le restant de ses jours. Il soupire etvérifiesonarmepourlaénièmefois.Illuitardequelanuittombe.
C
13
Vivre
’est une patrouille de routine – cinq véhiculesmilitaires font un tour dans le sud de la ville.AmbroseconduitledernierHumveedelafile,Paulestassissurlesiègepassageravant.Grant
conduitlevéhiculejustedevant,JesseàsescôtésetBeansdanslatourelle.Cesontlesdeuxderniersvéhiculesd’unconvoidecinq.
Une patrouille de routine.Une heure, puis retour au camp. Ils remontent les rues en ruines deBagdadensuivantunchemindéterminéàl’avance.Paulchantelachansonqu’ilainventéesurlepaysd’Oz:«PasdemunchkinsenIrak,maisdusablepartout/Jen’aipasdecopine,maisj’aitoujoursmesjoues…»
Ungrouped’enfantssurgitsoudain. Ilscrientenfaisantcourir leursdoigtssur leurscousdansuneimitationd’égorgement.Desgarçonsetdesfillesdetoutâge,piedsnus,maigresetbronzés,lesvêtementsdélavésdanslachaleurétouffante.Ilscourentenhurlant.Ilssontaumoinssix.
—Qu’est-ce qu’ils foutent ? grommelle Ambrose, étonné. Ils font bien ce que je crois qu’ilsfont?Tupensesqu’ilsnousdétestentàcepoint?Ilsvoudraientqu’oncrève?Maiscenesontquedesenfants!
—Jenepensepasquecesoitçaqu’ilsfont.Paulseretournepourlesregarder.Lesenfantss’éloignentetleconvoipoursuitsaroute.—Jepensequ’ilsessaientdenousavertir,poursuit-il.Ilacessédechanter,levisagesérieuxetpensif.Ambrose jette un coup d’œil dans le rétroviseur. Les enfants se sont arrêtés, ils se tiennent
immobilesaumilieudelaroute.Ilsrétrécissentaufuretàmesurequeleconvoiavance,maisilsnebougentpas.Ambrosereportesonattentionsurlaroutedevantlui.Àl’exceptionduconvoi,elleestentièrementdéserte.Abandonnée.Pasâmequivive.Ilsontprévudecontournerleprochainimmeubleetderentreraucamp.
—Brosey…Tusensquelquechose?Paulpenchelatêtecommes’iltendaitl’oreillepoursaisirunbruitqu’ilentenddanslelointain,
quelquechosequeleconducteurn’entendninesent.Ambrosesesouvientqu’ilaposéexactementlamêmequestionquandilssontalléssurlelieuducrashduvol93.Toutétaittropimmobilecettenuit-là,commesi lemondeavaitbaissé la têtepourobserveruneminutedesilenceetne l’avait jamaisrelevéedepuis.C’estpareilàprésent:toutesttropimmobile.Ilsentsescheveuxsehérisser.
C’estalorsquel’Enfertendverseuxsamaindécharnéeàtraverslarueempliededébrisetfaitexploserdes flammes et des éclats demétal sous les rouesduvéhiculequi lesprécède, celui danslequel se trouvent Grant, Jesse et Beans – trois garçons, trois amis, trois soldats d’Hannah Lake,Pennsylvanie.Etc’estladernièrechosedontsesouvientAmbrose,lederniermorceaud’avant.
Lorsqueletéléphonesonnetôtcelundimatin-là,lafamilleTaylorseregardeavecdepetitsyeux.Fernaécrittoutelanuitetilluitarded’allerserecoucherunefoisavalésonboldecéréales.JoshuaetRacheldoiventserendreàl’universitédeLochHavenpourassisteràuncycledeconférencesquiduredeuxjours,etilsontprévudepartirtôt.Fernestravied’avoirlamaisonpourelletouteseulependantquelquetemps.
—Iln’estque6heuresetdemie!Quiçapeutbienêtre?sedemandeRachel,intriguée.Entantquepasteur,iln’estpasrarequeJoshuareçoivedescoupsdefilàdesheuresincongrues–
maisplutôtentreminuitet3heuresdumatin.À6heuresetdemiedumatin,lesgenssontengénéraltropfatiguéspourfairedesbêtisesouappelerlepasteur.
Pousséeparlacuriosité,Fernsautesursespiedsetdécrocheavecun«bonjour»jovial.UnevoixautonofficieldemandeàparleraupasteurTayloretFerntendlecombinéàsonpère
avecunhaussementd’épaules.—Ilsveulentparleraupasteur,dit-elle.—JoshuaTayloràl’appareil.Quepuis-jefairepourvous?demande-t-ilvivementenselevantet
encontournantlatableafindenepastirersurlecordondutéléphone.LesTaylornepossèdentpasdetéléphonesansfil,tropsophistiqué.
Ilécoutesoninterlocuteurpendantdixbonnessecondespuisserassied.—Oh.Oh,Seigneur,geint-il.Ilfermelesyeuxcommeunenfantquitentedesecacher.RacheletFernéchangentunregardinquietetoublientimmédiatementlepetitdéjeuner.—Tous?Comment?Unautresilence.—Jevois.Oui.Oui.Jeseraiprêt.JoshuaTaylor se lèveune foisdeplus et sedirigevers le téléphonemural, où il raccroche le
combinéavecunedéterminationquifaittremblerlecœurdesafille.Lorsqu’ilsetourneverslatable,Joshuaaleteintgrisetleregardempreintdedésolation.
— C’était un certain Peter Gary. C’est l’aumônier de l’armée chargé de l’aide aux victimes.Connor O’Toole, Paul Kimball, Grant Nielson et Jesse Jordan ont été tués hier par une bombeterrestreenIrak.
—Oh,non!Oh,Joshua!LavoixdeRacheleststridente,ellesecouvrelabouchedelamain,commepourrepousserses
mots,maisilsrésonnentdanslacuisine.—Ilssontmorts?s’écrieFern,incrédule.—Oui,Fern.Ilssonttousmorts.Joshua regarde sa fille unique et il tend vers elle une main tremblante. Il veut la toucher, la
consoler et semettre à genoux pour prier pour les parents qui viennent de perdre leurs fils. Desparentsàquiildoitannoncerlanouvelledansmoinsd’uneheure.
— Ils m’ont appelé parce que je suis le membre local du clergé. Ils m’ont demandéd’accompagner les officiers chargés d’annoncer la nouvelle aux familles.Une voiture viendramechercherdansunedemi-heure.Ilfautquejemechange,ajoute-t-il,impuissant.
—Ilsdevaientrentrerlemoisprochain!J’aivuJamieKimballaumagasinhier.Ellecomptaitlesjours, s’écrieFern, commesi à causedeça lanouvellenepouvaitpasêtrevraie.EtMarley !Ellepréparesonmariage.ElledoitépouserJesse!
—Ilssontmorts,Fernie.Les larmes commencent à couler : le choc initial a laissé la place au désespoir. Les yeux du
pasteursontpleinsdechagrinetRachelpleureensilence,quantàFernelleesttétanisée,incapablederessentir rien d’autre qu’une incrédulité sans bornes. Elle lève soudain la tête, horrifiée par lanouvellequestionquigermedanssonesprit.
—Papa?EtAmbroseYoung?—Jen’aipasdemandé,Fern.Jen’yaipaspensé.Iln’apasétéquestiondelui.Ildoitêtresainet
sauf.Fernfrissonnedesoulagementetsesent immédiatementcoupable,parcequesavieapourelle
plusd’importancequecelledesautres.Maisilestenvie.Ilvabien.C’estdéjàça.Peudetempsaprès,uneFordTaurusnoires’arrêtedevantlamaisondesTaylor.Troisofficiers
enuniformedescendentduvéhiculedemauvaisaugureetremontentl’allée.JoshuaTaylor,quis’estdouchéetquiaenfilésoncostumeleplussolennelavecunecravate, leurouvrelaporte.RacheletFernrestentdanslacuisineetécoutentlaconversationsurréalistequisedérouledanslapièceàcôté.
L’un des hommes – Fern suppose qu’il s’agit de l’aumônier qui a appelé un peu plus tôt –expliquerapidementaupasteurcequivasuivre.Illuidonnetouteslesinformationsdontildisposeetluidemandequiilsdoiventprévenirenpremier,quiadelafamilleéloignéeàappelerd’abord,quiauraleplusbesoindesoutien.Unquartd’heureplustard,lesquatrehommes,pasteurinclus,quittentlamaison.
JamieKimballest lapremièreàapprendrequeson fils,Paul,estmort.Puisc’estau tourde lafamilledeGrantNielsond’entendrequeleurfilsdevingtetunan,legrandfrère,lebonélèveassidu,reviendra chez lui dans un cercueil. Les parents divorcés de Jesse Jordan sont prévenus et ont ladétestabletâched’accompagnerlesofficierschezleurpetit-filspourannonceràMarleyDavisqu’iln’yaurapasdemariageenautomne.LuisaO’Tooles’enfuitdechezelleenhurlantquandl’officierqui parle parfaitement espagnol lui présente ses condoléances. SeamusO’Toole éclate en sanglotsdanslesbrasdupasteurTaylor.
Lanouvelle se répand rapidement dans la ville – des joggeursmatinaux et des promeneurs dechiensquiontaperçulavoiturenoireetsonlotd’hommesenuniformecancanentetspéculentavantmêmequelavériténesefraieuncheminpluslentementàtraverslacitédévastée.ElliottYoungestàlaboulangeriequandilapprendquePaulKimballetGrantNielsonsontmortsetquelavoiturenoireest toujours garée devant lamaison desO’Toole. Il se cache dans la chambre froide pendant unedemi-heureenpriantpourlaviedesonfilsetpourquelesmilitairesneletrouventpas…s’ilsneletrouventpas,ilsnepeuventpasluiannoncerquesonfilsestmort,n’est-cepas?
MaislesmilitairesfinissentparletrouveretM.Morgan,lepatrondelasupérette,ouvrelaportedelachambrefroidepourluiannoncerquelesofficierssontlà.ElliottYoungapprendlanouvelleentremblantdefroidetdepeur,puisils’effondre,sansconnaissance,danslesbrasdeJoshua,quandonluiditquesonfilsestvivant.Vivantmaistrèsgrièvementblessé.IlaétérapatriéàlabaseaériennedeRamstein,enAllemagne,oùilrecevradessoinsintensifsjusqu’àcequ’ilsoittransportableauxÉtats-Unis.S’ilnemeurtpasavant.
Dansunecommunauté, le rôled’unpasteur etde sa famille est avant toutd’aimeretde servir.C’estlaphilosophiedeJoshuaetc’estcequ’ilfait.EtRacheletFernfontdeleurmieuxpourl’imiter.
Lavilleentièreestendeuil,souslechoc,unieparlaperte.C’estunétatd’urgence,iln’yaaucuneconsolationenvue.Iln’yaurapasdefondsdel’Étatpourreconstruire.Lamortestpermanente.Ilyadoncbeaucoupàfaire.
Les corps des quatre garçons sont rapatriés et rendus aux familles. Des funérailles sontorganiséespendantquatrejoursd’affilée,quatrejoursd’infinichagrin.Lescomtésenvironnantsontorganisé des collectes de fonds et donnent plusieursmilliers de dollars pour la construction d’unmonument auxmorts.Les garçons ne sont pas enterrés dans le cimetière de la ville,mais sur unepetitecollinequisurplombelelycée.LuisaO’Tooleacommencéparprotester:ellevoulaitquesonfilssoitinhumédansunvillageéloignésurlafrontièremexicaine,àcôtédesesparents.Maispourune fois, Seamus O’Tool a tenu tête à son ombrageuse épouse et a insisté pour que son fils soitenterrédanslepayspourlequelilestmortaucombat,danslavillequilepleure,avecsesamisquiontperdulavieàsescôtés.
AmbroseYounga été rapatrié à l’hôpitalWalterReedetElliottYounga fermé saboulangeriepourresterprèsdelui.Leshabitantsdelavillel’ontrouverteetlatiennentpourluiensonabsence.Toutlemondesaitqu’Elliottadésespérémentbesoind’argent.
Lenomd’Ambroseornedenouveau le frontonde lamairie.Cette fois-ci, on a écrit : «Priezpour Ambrose. » Et la ville prie tandis que le jeune homme subit opération sur opération pourréparersonvisageabîmé.Lesrumeursdisentqu’ilesthorriblementdéfiguré.Certainsaffirmentqu’ilest aveugle.D’autres encorequ’il aperdu l’usagede laparole. Il nepourrapas reprendre la lutte.Quelgâchis!Quelletragédie!
Auboutd’uncertaintemps,labanderoleestôtée,lesdrapeauxdisparaissentdesvitrinesetlaviereprendsoncoursàHannahLake.Leshabitantssontabattus.Leurscœurssontbrisés.LuisaO’Tooleboycottelaboulangerie;elleclamequec’estlafauted’Ambrosesisonfilsestmort.S’ilssonttousmorts.Ellecrachechaquefoisqu’elleentendsonnom.Lesgenssecouentlatête,chagrinés.Mais,ensecret,certainssontd’accordavecelle.Aufond,ilssedemandentpourquoiiln’estpasrestéchezlui.Pourquoiont-ilstouséprouvélebesoindepartir?
ElliottYoungfinitparreprendreletravailaprèsavoirhypothéquésamaisonunedeuxièmefoisetvendutoussesobjetsdevaleur.Maisilatoujourssonfils, lui,contrairementauxautres,etilneseplaintpasdesesproblèmesfinanciers.Lamèred’AmbroseetElliottserelaientauchevetdeleurfilsetsixmoisaprèsavoirétérapatriéauxÉtats-Unis,ilrevientàHannahLake.
Pendantdessemaines,lescomméragesvontbontrain.Toussontcurieux.Ondisaitenvillequ’ilyauraitundéfiléouunecérémoniepour l’accueillir,maisElliott a trouvédes excuses.Ambrosenevoulaitpasd’unefête,quellequ’ellesoit.Lesgensontaccepté,mêmes’ilsontdumalàcomprendre.Etilsontattenduunpeuavantdeposerdesquestions.Desmoissesontécoulés.Personnenel’avu.Deson-ditontcommencéàserépandresursesblessures.S’ilestvraimentsidéfiguréqueça,quelgenredeviel’attend?N’aurait-ilpasétémieuxqu’ilmeureavecsesamis?L’entraîneurSheenetsonfils,Bailey,luirendentvisiteplusieursfois,ilrefusedelesrecevoir.
Fern est en deuil du garçon qu’elle aime depuis toujours. Elle se demande quel effet ça faitd’avoirétébeauetdeneplusl’être.Àquelpointest-ceplusdifficilequedenel’avoirjamaisété?AngieditquelamaladiedeBaileyestmiséricordieuse:elleacommencédanssaplustendreenfanceet elle aprivé l’enfantde sonautonomieavantmêmequ’ilne l’acquière.C’estbiendifférentpourceuxquise retrouventparalysésaprèsunaccidentet condamnésau fauteuil roulantadultes : ilsnesaventquetropbiencequ’ilsontperdu,ilsconnaissentlegoûtdel’indépendance.
Ambrosesaitqueleffetçafaitd’êtreentieretparfait.D’êtreHercule.Tomberd’unetellehauteurétait cruel. La vie a donné à Ambrose un autre visage et Fern se demande s’il pourra jamais
l’accepter.
R
14
Résoudreunmystère
entreràvéloaprèssonserviceestaussinaturelàFernquetrouversonchemindanslescouloirssombres de sa maison. Elle a fait ça des centaines de fois, revenir après minuit sans faire
attention aux maisons et aux rues familières, l’esprit ailleurs. Elle est responsable de nuit à lasupéretteJolleyGrocery.Elleacommencéàtravaillerlàquandelleétaitenpremière:elleemballaitlescoursesetpassaitlaserpillière.ElleaensuiteétépromueàlacaisseavantqueM.Morganneluidonne, l’année dernière, un titre, une petite augmentation, et les clés de la boutique pour qu’ellepuissefermercinqnuitsparsemaine.
Elleroulesansdoutetropvite.Elleveutbienl’admettreàprésent,maisellenes’attendaitpasàcequ’un ours gigantesque courant sur ses pattes arrière ne surgisse devant elle quand elle a pris letournant.Ellehurleettournebrutalementleguidonverslagaucheafindel’éviter.Sonvélovoleau-dessusdu trottoir puis sur l’herbe, avant de percuter une bouche d’incendie. Elle est projetée par-dessusleguidonsurlapelousebienentretenuedesWallace.Elleresteétendueuneminuteetessaiederetrouverl’airquiaétéviolemmentexpulsédesespoumons.Puisellesesouvientdel’ours.Elleseredressepéniblementengrimaçantetpivotepourramassersabicyclette.
—Vousallezbien?Fernhurledenouveauet se retourne,pour se retrouver à troismètresd’AmbroseYoung.Son
cœurestcommeentraînéparuneancrededeuxtonnes,elleresteparalysée.Ilaramassésonvélo,quial’airunpeutorduparlacollision.Ilporteunsweat-shirtmoulantnoirdontlacapucheretombesursonfront.Ildétournelevisageenparlantetlalumièredulampadaireplongeunepartiedesonvisagedans l’ombre.Mais c’est bienAmbroseYoung, aucundoute là-dessus. Il n’apas l’air blessé. Il esttoujoursaussibaraqué:sesépaules,sesbrasetsesjambessonttoujourstrèsmusclés,dumoinsdecequ’elle peut voir. Il porte un pantalon de running noir ajusté et des baskets noires : il étaitmanifestemententraindefairedujoggingquandellel’aprispourunoursgambadantenpleinmilieudelaroute.
—Jepensequeoui,répond-elle,lesoufflecourt.Ellen’encroitpassesyeux.Ambrosesetientdevantelle,entier,puissant,vivant.—Ettoi?poursuit-elle.J’aifailliterenverser.Jenefaisaispasattention.Jesuisdésolée.Il la regarde brièvement, tout en gardant le visage penché, comme s’il lui tardait de pouvoir
s’éloigner.
—On était au lycée ensemble, non ? demande-t-il doucement tout en faisant passer son poidsd’unejambesurl’autre,commeunathlètequiseprépareàs’élancer.
Ilal’airnerveux,voireinquiet.Fern ressentunebrèvedouleur–cellequinaîtquand legarçonqu’onaimedepuis toujoursne
vousreconnaîtpas—Ambrose,c’estmoi,Fern,répondlajeunefilleavechésitation.LacousinedeBailey,lanièce
del’entraîneurSheen…l’amiedeRita?Ambrose Young la regarde de nouveau mais, cette fois-ci, il ne détourne pas les yeux. Il la
dévisageducoinde l’œil toutendissimulant lamoitiédesonvisage,etFernsedemandes’ilauntorticolisquil’empêchedetournerlatête.
—Fern?répète-t-ilsurpris.—Euh…oui.C’estàsontourdedétournerlesyeux.Ellesedemandes’ilsesouvientdeslettresd’amouretdu
baiserauborddulac.—Tuaschangé,constatebrusquementAmbrose.—Euh,merci.C’estunsoulagement,avoueFernavecsincérité.Ambroseal’airsurprisetilsouritlégèrement.Ellefaitdemême.—Lecadreestunpeutordu.Tudevraisremonterdessuspourvoirsitupeuxrentrer.AmbrosepousselevélodanssadirectionetFernsaisitleguidon.Pendantuninstant,lalumière
dulampadaireéclairelevisagedujeunehommedepleinfouet.Fernécarquillelesyeux,lesoufflecoupé.Ambroseadûserendrecomptedesaréactionparcequ’illafixequelquessecondesavantdereculer.Puis il tourne les talonset semetàcourirà longues foulées régulières, lanoirceurdesesvêtements se confondant avec celle de la nuit et le dissimulant presque immédiatement à la vuedeFern.Cettedernièreleregardes’éloigner,paralysée.Ellen’estpaslaseuleàavoirchangé.
Août2004
—Pourquoiest-cequepersonneneveutmedonnerdemiroir,papa?—Parcequepourl’instantçaal’airpirequeçan’estvraiment.—Tuasvuàquoijeressemble…endessous?—Oui,murmuraElliott.—Etmaman?—Non.—Ellen’aimetoujourspasmeregarder,mêmeaveclesbandages.—Çaluifaitdelapeinedetevoircommeça.—Non.Çaluifaitpeur.Elliott regarda son fils, dont levisage était recouvert debandages.Ambrose s’était déjàvu ainsi et il essayade s’imaginer à la
place de son père. Il n’y avait pas grand-chose à regarder.Même sonœil droit était emmailloté. Sonœil gauche avait l’air presqueétrangerdanscetocéandeblanc,commeunemomiedepacotilleenpiècesdétachées.Ilparlaitaussicommeunemomie–samâchoireétaitvissée,cequilecontraignaitàmarmonner,maisElliottlecomprenaits’ilseconcentraitsuffisamment.
—Ellen’apaspeurdetoi,Ambrose,lecontreditsonpèreavecunlégersourire.—Si.Lalaideurl’effraieplusquetoutaumonde.Ambroseabaissasapaupière,faisantainsidisparaîtrelevisageexténuédesonpèreetlachambre.Quandilnesouffraitpas,ilétait
plongédansunbrouillarddûauxantalgiques.Cebrouillardétaitunsoulagement,maisilluifaisaitpeurparcequelaréalitéyrôdait.Etlaréalitéétaitunmonstreauxyeuxrouges luisantsetauxbrasdémesurésqui l’attiraientàelleà travers le trounoirqu’étaitdevenusoncorps.Sesamisavaientétédévorésparcemêmetrounoir.Ilpensaitsesouvenirdeleurscrisetdel’odeurdeleurpeaucarbonisée,maisilsedemandaitparfoissicen’étaitpassonespritquicomblaitlesblancsentreavantetmaintenant.Savieavaittellementchangéqu’elleétaitpresqueaussiméconnaissablequesonvisage.
—Dequoias-tulepluspeur,fiston?demandaElliottdoucement.Ambroseeutenviederire.Iln’avaitpeurderien.Plusmaintenant.—De rien, papa.Avant, j’avais peur d’aller en Enfer.Maismaintenant que je suis là, jeme dis que l’Enfer, ça doit pas être si
terrible.Lavoixdujeunehommedevenaitpâteuseetilsesentaitsombrer.Ilavaitunedernièrequestionàposer.—Monœildroit…ilestperdu…n’est-cepas?Jen’yverraiplus.—Eneffet,fiston.Ledocteuraditquetenerecouvreraspaslavuedecetœil.—Ah.Bon.Jesupposequec’estmieuxcommeça.Ambrosesavaitquecequ’ildisaitétaitabsurde, toutefois ilétait tropensuquépourpouvoirs’expliquer.Aufondde lui, ilpensait
quepuisquesesamisavaientperdulavie,iln’étaitquejusticequ’ilperdequelquechoseaussi.—Jen’aiplusd’oreillesnonplus.—Non.Lavoixdesonpèreluiparvenaitdetrèsloin.Ambrosedormitunmomentet,quandilseréveilla,ilvitquesonpèren’étaitpasdanslefauteuilprèsdulit.Illequittaitrarement.Il
avaitdûallerchercherquelquechoseàmangerouallerdormirunpeu.Lapetitefenêtredesachambres’ouvraitsurlanuit.Ildevaitêtretard.L’hôpitalsommeillait,mêmesileservicedanslequelilsetrouvaitnedormaitjamaiscomplètement.Ambroseseredressaet,sansmêmeréfléchir,commençaàôterlescouchesdebandagesquientouraientsonvisage.Longueuraprèslongueur,bandeaprèsbande,ilfitun tasdegaze tachéede lotions sur sesgenoux.Une fois ladernièrebandeôtée, il se levade son lit envacillant, agrippéaupiedàperfusion,auquelétaientaccrochéeslespochesd’antibiotiques,defluidesetd’antalgiquesqu’onluiinjectaitdanslecorps.Ils’étaitdéjàlevéquelquesfoisetilsavaitqu’ilpouvaitmarcher.Soncorpsétaitpratiquementintact.Justequelqueséclatsdeshrapneldansl’épauleetlacuissedroites.Riendecassé.
Iln’yavaitpasdemiroirdanslachambre.Nidanslasalledebains.Maislafenêtre,avecsesstoresfins,feraitaussibienl’affaire.Ambroses’approchad’elleetlevalesstoresdelamaingauche,tandisqu’ilsetenaitaurebordmétalliquedelamaindroite,libérantlavitreafindesevoirpourlapremièrefois.Audébut,ilnedistinguariend’autrequelesfaibleslueursdeslampadairesencontrebas.Lapièceétaittropsombrepourqu’ilaperçoivesonreflet.
PuisElliottpénétradanslachambreetvitsonfilsfaceàlafenêtre,agrippéauxstorescommes’ilvoulaitlesarracher.—Ambrose?demanda-t-il,décontenancé.Ilallumalalumière.AmbroseregardafixementdevantluietElliottsefigeaencomprenantcequ’ilavaitfait.Trois visages regardaient à leur tour Ambrose. Il aperçut d’abord celui de son père, représentation vivante du désespoir, juste
derrière sonépauledroite,puis il aperçutensuite le sien,émaciéet enflé,mais toujours identifiable.Fonduavec lamoitié intactede safigure, ilvitunamasdifformedepeauabîmée,depointsdesutureà laFrankenstein,etdemorceauxmanquants–c’était levisagedequelqu’unqu’Ambroseneconnaissaitpasdutout.
LorsqueFernannonceàBaileyqu’elleavuAmbrose,soncousinesttoutexcité.—Ilfaisaitdufooting?C’estgénial!Pourautantquejesache,ilarefusédevoirquiquecesoit.
C’estdoncunprogrès.Àquoiilressemble?—Audébut,jen’aivuaucunchangement,répondFern,sincère.Baileydevintsérieux.—Etensuite?—Uncôtédesonvisageesttrèsabîmé,répond-elledoucement.Jenel’aiaperçuqu’uninstant.Il
atournélestalonsetilareprissonjogging.Baileyacquiesce.—Maisilcourait,répète-t-il.C’estgénial.Génialounon,unmoiss’écoule,puisunautre,etFernn’aaucunenouvelled’Ambrose.Ellereste
aux aguets quand elle rentre chez elle à vélo toutes les nuits : elle espère le voir dans les ruessombres,envain.
Quellen’estpassasurprise,ducoup,lorsque,unenuitoùelleestrestéeaumagasinplustardqued’habitude,elle l’aperçoitderrière lesportesbattantesde laboulangerie. Il l’acertainementvue luiaussi,parcequ’ildisparaîtimmédiatementetFernrestedanslecouloir,bouchebée.
Ambroseaaidé sonpèreà laboulangeriependant toutes lesannéesde lycée.C’estuneaffairefamilialeaprèstout,fondéeparlegrand-pèred’Elliottpresquequatre-vingtsansplustôt,avantqu’ilnes’associeavecJohnJolley,lepremierpropriétairedelaseulesupérettedelaville.
FernatoujoursaimélacontradictioninhérenteaufaitquelepuissantAmbrosetravailledansunecuisine.Quandilétaitaulycée,ilytravaillaitl’été,etleweek-endquandiln’avaitpasdematchesdelutte.Maiss’il travaillelanuit,quandestpétrietcuit lepain,ilestcertaindenepasêtrevu.Ilpeutcommencerà22heures,quand laboulangerie ferme,et finirà6heuresdumatin,uneheureavantl’ouverture.Cesontdeshorairesparfaits.Fernsedemandedepuiscombiendetempsil travailledenuitetcombiendefoiselleafaillilecroiser,sanssedouterunseulinstantqu’ilétaitlà.
Lanuitsuivante,lescaissesenregistreusesnefonctionnentpasetFernn’arrivepasàclôturerlacaisse. À minuit, alors qu’elle en vient enfin à bout, une délicieuse odeur en provenance de laboulangeriesefraieuncheminjusqu’aupetitbureaudanslequelellepeine.Elleéteintl’ordinateuretse glisse dans le couloir, où elle se dissimule demanière à avoir une vue dégagée sur les portesbattantesquimènentàlacuisine.Ambroseluitourneledos.IlportesursonjeanetsonT-shirtblanc,untablierblancbrodéenrougevifaunomdelaboulangerie«Young’sbakery».FernatoujoursvuElliottporterlemêmemais,surAmbrose,letabliernefaitpasdutoutlemêmeeffet.
Fernserendcomptequelescheveuxdujeunehommen’ontpasrepoussé.Elles’attendaitpresqueà les voir caresser ses épaules. Elle a l’impression qu’il n’a pas de cheveux du tout. Sa tête estrecouverteparunbandanarougenouéàl’arrière,commes’ilvenaitjustededescendredesaHarleyetqu’ilavaitdécidésuruncoupdetêted’allerfairecuireunefournéedebrownies.Fernglousseen
imaginantunbikerentraindepâtisser,maisellerittropfort.Ambroseseretourneetluiprésentelapartiedroitedesonvisage,cellequ’ellen’afaitqu’apercevoirdansl’obscuritél’autresoir.Fernsecachedel’autrecôtéducouloir.Elleapeurqu’ill’aitentendueetqu’ilseméprennesurlanaturedesonrire,mais,auboutd’uneminute,ellenepeutrésisteràl’enviedetournerleregardertravailler.
Saradioestsuffisammentfortepournoyerlamusiquepréenregistréequipassenuitetjour,septjourssurseptetvingt-quatreheuressurvingt-quatre,danslasupérette.IlchantonneenmêmetempsetFern contemple ses lèvres, fascinée. La peau sur la partie droite de son visage est ondulée, tel unpaysagedesablesurlequelleventsouffleencréantdesvagues.Làoùlapeaun’estpasfroissée,elleest grêlée, et il a des taches noires sur la joue et le cou, comme si un plaisantin s’était amusé àdessinerdessusaumarqueurnoirpendantqu’ildormait.Tandisqu’ellelecontemple,ilportelamainàcesmarquesetsegratte,machinalement.
Unecicatricelongueetépaissecourtducoindesabouchetoutlelongdesonvisageetseperdsouslebandana.Sonœildroitestvitreuxetfixe,etunecicatricetraverseverticalementsapaupière.Au-dessus de l’œil, elle coupe son sourcil et en dessous, elle forme une ligne parallèle à son nezavantderejoindrel’autrecicatrice.
Ambrose est toujours impressionnant, grand et droit, et ses épaules et ses bras puissants sonttoujoursaussimusclés. Ilestplusminceencorequependant lessaisonsde lutte,quandlesgarçonsétaient si minces qu’ils avaient les joues creuses et les yeux enfoncés dans les orbites. Il couraitlorsqueFernl’arevupourlapremièrefois.Ellesedemandebrièvements’ilessaiederetrouver laforme,etsioui…pourquoifaire?Fernn’aimepaslesport,elleadumalàimaginerqu’onpuissecourirpourleplaisir,mêmesic’estunepossibilité.Pourelle,lesportconsisteàallumerlamusiqueetàdanserdanssachambreenagitantsoncorpsmenujusqu’àcequ’ellesoitennage.Çaluisuffit.Elleestmincecommetout.
Fernaimeraitavoir l’audacedes’approcheretde luiparler.Maisellenesaitpascomments’yprendre.Ellenesaitpass’ilaenviedeluiparler.Aussireste-t-elledissimuléeencorequelquetempsavantdeprendrelechemindelasortie.
U
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Deveniramiavecunmonstre
npetittableaublancestfixéaumurjusteàcôtédelaportedelaboulangerie,danslecouloirquimèneaubureaudeM.Morganetàlasalledereposdesemployés.Ilestlàdepuistoujourset
personnen’écritjamaisriendessus.Peut-êtreElliottYounga-t-ilpenséqueceseraitpratiquepourlesemplois du temps et les pense-bêtes, mais il ne s’en est jamais servi. Fern décide qu’il feraparfaitementl’affaire.Certes,ellenepourrarienécriredecoquin…maiscen’estpasvraimentsongenredetoutefaçon.Sielleécritsurletableauvers20heures,aprèslafermeturedelaboulangerieetavantl’arrivéed’Ambrose,ilseraleseulàpouvoirliresaprose.Etilpourratoujourseffacersiçaneluiplaîtpas.
L’idée,c’estd’écrirequelquechosequilefassesourire,quelquechosequiluiestdestiné–sans,toutefois,quepersonned’autrenepuissecomprendreetsanspasserpouruneidiote.Ellecherchelesmotsjustespendantdeuxjours.Ellepasseenrevuetouteslespossibilités,de«Salut!Raviedetevoirderetour»à«J’enai rienà foutreque tonvisagenesoitplusparfait, jeveux toujoursque tumefassesdesenfants».Rienneluiplaît.C’estalorsqu’elleauneillumination.
ElleécritCERFS-VOLANTSOUBALLONS?engrosseslettresnoiresetellescotcheunballonrouge,sacouleurpréférée,surlecôté.Ilsauratoutdesuitequec’estellequiestderrièreça.Ilyalongtemps,ilssesontposédesmilliersdequestionsdecegenre.C’estmêmeAmbrosequiapenséàcelle-làenparticulier,Cerfs-volantsouballons?.Fernavaitrépondu«cerf-volant»parcequesielleen était un, elle pourrait voler mais quelqu’un la retiendrait toujours. Ambrose avait choisi«ballon»:«J’aimel’idéedevoleraugréduvent.Jenepensepasquejeveuilleêtreretenu.»Fernsedemandes’ilrépondraitlamêmechoseàprésent.
LorsqueAmbroseasuqu’elleécrivaitleslettresàlaplacedeRitaetqueleurcorrespondanceaétébrutalementinterrompue,Fernaterriblementregrettécejeudequestions.Lesréponsesdujeunehomme, qui pourtant ne contenaient parfois qu’un mot ou un jeu de mots, lui avaient permisd’apprendreàleconnaîtreetdesedévoileràsontour.EtelleavaitdévoiléFern,pasRita.
Fernvérifieletableaublancpendantdeuxjours:lesmotsnebougentpas,inaperçus,etdemeurentsansréponse.Elleleseffaceetrecommence.«SHAKESPEAREOUEMINEM?»Ildoitcertainementsesouvenirdecelle-là.Àl’époque,elleétaitsûrequ’ilpartageaitsasecrètefascinationpourlapoésiedu rappeur blanc.Mais à sa grande surprise,Ambrose avait répondu « Shakespeare ». Il lui avaitenvoyéquelquessonnetsdel’auteuretexpliquéqueledramaturgeauraitétéunrappeurbrillant.Elle
avaitdécouvertqu’Ambrosen’étaitpasseulementbeau.C’étaitunsportifavecuneâmedepoèteetleshérosdesromansdeFernneluiarrivaientpasàlacheville.
Le lendemain matin, le tableau n’a pas bougé. Deuxième manche. Il est temps de passer à lavitesse supérieure. Elle efface « SHAKESPEARE OU EMINEM ? » et écrit « SE CACHER OUCHERCHER?»C’étaitluiquil’avaitposéeetelleavaitentouré«chercher»…parcequec’étaitcequ’ellefaisait,n’est-cepas?Ellelecherchait,ellevoulaitledécouvrir.
Fernsedemandesiellenedevraitpas trouveruneautrequestion,maintenantqu’il secachedemanière si évidente. Mais peut-être lui répondra-t-il, du coup. Lorsqu’elle arrive à la supérette à15heureslelendemain,ellejetteuncoupd’œilautableauenpassant,sansgrandespoir,ets’arrêtebrusquement.Ambroseaeffacécequ’elleavaitécritetill’aremplacéparquelquechosed’autre.
«SOURDOUAVEUGLE?»
Elleluiadéjàposéecettequestion.Ilavaitchoisi«sourd».Elleétaitd’accordavecluimaisavaitquandmêmefaitlalistedetoutesseschansonspréféréespourluiexpliquerceàquoiilluifaudraitrenoncerenéchangedelavue.Salisteavaitgénérédesinterrogations:countryouclassique?rockoupop?comédiemusicaleousuicide?Ambroseavaitprétendupréférerse tireruneballe,cequiavaitouvertunesériedequestionssurlesdifférentesfaçonsdemourir.Fernsongequ’ellenerisquepasdelesréutiliser.
Elleentoure«SOURD», comme lapremière fois.Le lendemain, elledécouvrequ’Ambroseaentourélesdeuxmots.Àlafoissourdetaveugle.Voilàquirépondàsesinterrogationssursonœildroit.Était-ilaussisourdde l’oreilledroite?Ellesavaitqu’ilne l’étaitpas totalementgrâceà leurbrèveconversationlanuitoùelleavaitfaillilerenverser.Souslesdeuxmotsilaécrit:DROITEOUGAUCHE?
C’estunequestionnouvelleetFern soupçonnequ’il fait allusionà sonvisage.Côtégaucheoucôtédroit?Elleentourelesdeux,commeill’afaitpour«Sourdouaveugle?».
Lejoursuivant,letableauestvierge.
Deuxjourss’écoulentetFerndécidedechangerdetactique.Elleécritsoigneusement:
Cen’estpasdel’amourquel’amourQuichangequandilvoitunchangement,Etquirépondtoujoursàunpasenarrièreparunpasenarrière.Oh,non!l’amourestunfanalpermanent,Quiregardelestempêtessansêtreébranléparelles.
Shakespeare.Ambrosesaurapourquoielleachoisicepoème.C’estundessonnetspréférésdujeunehomme.Qu’ilenfassecequ’ilveut.Ilgrognerapeut-êtreenlevantlesyeuxauciel,inquietàl’idéequ’ellelesuivepartoutentirantlalangue,maispeut-êtrequ’ilcomprendracequ’elleessaiedelui dire. Les gens qui l’aimaient l’aiment toujours et leur amour ne changera pas parce que sonapparence n’est plus la même. Il sera peut-être réconforté à l’idée que certaines choses sontpermanentes.
Fernquittelasupérettesansl’avoirvuetfermelaboutique.Lelendemain,letableauaétéeffacé.Lagênel’envahitmaisellelafaittaire.Çan’arienàvoiravecelle.AumoinsmaintenantAmbrosesaitquequelqu’untientàlui.Alorselleessaiedenouveau,encontinuantlesonnet116,quiestaussisonpréférédepuisqueladyJezebell’acitédansunelettreaucapitaineJackCavendishdansl’undes
premiersromansqueFernalus:LadyetlePirate.Elleutiliseunfeutrerougecettefois-cietyvadesaplusbelleécriture:
L’amourn’estpaslejouetduTemps,BienqueleslèvresetlesjouesrosesSoientdanslecercledesafauxrecourbée:L’amournechangepasaveclesheuresetlessemaineséphémères,Maisilresteimmuablejusqu’aujourdujugement.
«CEUXQUINEMONTRENTPASLEURAMOURN’AIMENTPASVRAIMENT.»Enréponse,cettecitationd’Hamlets’étalesurletableauenlettrescapitales.
Ferny réfléchit tout l’après-midi. Il luiparaîtévidentqu’Ambrosenes’estpassentiaccueilli àbrasouvertsquandilestrentréàHannahLake.Ellesedemandepourquoi.Leshabitantsvoulaientluiorganiserundéfilé,pasvrai?EtilarefuséderecevoirBaileyetsonpèreplusieursfois.Lesgensavaientpeut-êtreenviedelevoir…maisilsavaientpeut-êtrepeur.Oualorsétait-cetropdouloureux.La ville a été secouée.Ambrose n’a pas assisté au désespoir qui a suivi l’annonce de lamort desquatregarçons.Uncycloneabalayélesrues,laissantKOlesfamilleset lesamisdesdéfunts.Peut-êtrequepersonnen’aaccompagnéAmbroseauxheureslesplusnoiresparcequetoutlemondevivaitlamêmechose.
Fernpasselademi-heurequiluisertdepause-dîneràchercheruneréponse.Parlait-ild’elle?Iln’a pas voulu la voir. La possibilité qu’il puisse parler d’elle lui donne le courage d’être plusaudacieuse.Ilpeutdouterdel’intérêtqueluiportentleshabitantsd’HannahLake,maisilnepeutpasdouterdel’affectionqu’elleluiporte,elle.C’estunpeuosé,maisaprèstout,c’estShakespeare.
Doutequelesétoilessoientardentes,Doutequelesoleilsuivesoncours,Doutequelavéritésoitconstante,Maispointnedoutedemonamour.
Etlaréponsed’Ambrose:
«CROIS-TUQUEJESOISPLUSFACILEÀJOUERQU’UNEFLÛTE?»
« Shakespeare n’a pas écrit ça », marmonne Fern en fronçant les sourcils devant la réponsedésinvolte.Mais quand elle fait une recherche surGoogle, elle découvre que si. C’est encore unecitationd’Hamlet.Quellesurprise.Ellen’imaginaitpasquel’échangeprendraitcetour-là.Pasdutoutmême.Ellerefaitunetentative.Enespérantqu’ilcomprendra.
Nosdoutessontdestraîtres,QuinousfontperdreunevictoirequenouspourrionssouventgagnerParlacrainted’unetentative.
Elleleguettecettenuit-là,ensedemandants’ilécriratoutdesuite.Elleregardeletableauavantdepartir.Ilarépondu.
«NAÏVEOUSTUPIDE?»
Fernsentleslarmesluimonterauxyeuxetcoulersursesjoues.Ledosdroitetlementonlevé,ellesedirigeverslecomptoir,récupèresonsacetquittelemagasin.Ambrosesecachepeut-êtremaiselleenaassezdelechercher.
Ambroselaregardepartir.Quelcon.Ill’afaitpleurer.Génial.Elleessayaitjusted’êtregentille.Maisilneveutpasqu’onsoitgentilaveclui.IlneveutpasêtrerassuréetilenarasleboldechercherdescitationsdeShakespeareàécriresurcefichutableaublanc.C’estmieuxcommeça,point.
Ilsegrattelajoue.L’éclatdeshrapnelenfouisoussapeaulerenddingue.Çaledémangeetilsentles morceaux qui tentent de remonter à la surface. Les médecins lui ont dit que les éclatsprofondémentenfouisdanssonépauleetsonbrasdroit,demêmequedanssoncrâne,nesortiraientjamais.Toutesavie,ildéclencheraitlesdétecteursdemétaux.Çaluiétaitégal.Enrevanche,leséclatsdanssonvisage,ceuxqu’ilsentait,ledérangeaientetilavaitbeaucoupdemalànepaslestoucher.
IlpensedenouveauàFern.S’illalaisses’approchertropprèsdelui,ilaurabeaucoupdemalànepaslatoucher,elleaussi.Etilestcertainquecen’estpascequ’elleveut.Iltravailleàpleintempsàlaboulangeriedepuisunmois.Ilacommencéavantçaparquelquesheureslematinavecsonpère,maisdepuisunmoisilassuretoutleservicedenuit,leplusimportant.Ilfaitdestartes,desgâteaux,descookies,desbeignets,desbriochesetdupain.Sonpèreestunbonprofetdepuisletempsqu’illuidonneuncoupdemain,ilsaittoutfaire.C’estunlabeurréconfortantettranquille–sécurisant.Quandil arrive à 4 heures dumatin, son père s’occupe de la décoration des gâteaux et des commandesspéciales et ils travaillent ensemble pendant une heure ou deux avant l’ouverture de la boutique.Ambroserentrechezluiavantleleverdujourpournepasêtrevu.
Pendantlongtemps,personnen’asuqu’ilétaitdenouveauaumagasin.MaisFernfaitlafermeturedelasupérettecinqnuitsparsemaineetpendantuneheureoudeuxilsysontseulstouslesdeux.Ilyaparfois un client venu acheter un litre de lait ou autre chose, mais de 21 heures à 23 heures, laboutiqueestcalme.Fernarapidementremarquésaprésence,mêmes’ilaessayédesecacher.
En revanche, lui la regarde depuis longtemps. C’est une fille silencieuse : seuls ses cheveuxsortentdel’ordinaireetformentunecouronneardenteettapageusesursonvisagetimide.Ellelesalaisséspousserdepuisladernièrefoisqu’ill’avueetilscascadentjusqu’aumilieudesondos.Elleneporteplusdelunettes.Lescheveuxlongsetl’absencedelunettesl’ontdésarçonnélanuitoùilluiestrentrédedans.Sanscompterqu’ilessayaitdenepasladévisagerafinqu’elleneleregardepasdetropprès.
Ellealesyeuxd’unmarronprofondetdouxetdestachesderousseursursonpetitnez.Saboucheestlégèrementdisproportionnéeparrapportaurestedesonvisage.Aulycée,lorsqu’elleportaitunappareildentaire,salèvresupérieureétaitpresquecomique,commeunbecdecanardsurmontantdesdents proéminentes. Sa bouche est presque sensuelle à présent, ses dents blanches et droites, sonsourirelargeetmodeste.Elleestsagementadorable,humblementjolie,etcomplètementinconscientedufaitque,quelquepartentrel’adolescenceetl’âgeadulte,elleestdevenuetrèsséduisante.Etcommeellenelesaitpas,çalarendencoreplusbelle.
Ambrosel’aobservée,nuitaprèsnuit.Ilseplaçaitàunendroitoùilpouvaitlavoirdiscrètement.Etils’estsouventdemandécommentilavaitpunepaslaremarqueravant.Danscesmoments-là,ilaurait tout donnépour retrouver le visagequi était le sien avant, celui qu’il tenait pour acquis.Cevisage qui lui avait de nombreuses fois permis de draguer une jolie fille. Celui-ci l’auraitcertainementattirée,commeavant.Maisill’aperduàjamaisetildécouvrequ’ilestperdusanslui.Alorsilsecontentedelaregarderdeloin.
Fernatoujoursunlivredepocherangéàcôtédelacaisse:ellecoinceseslongscheveuxsursonépaulegaucheetjoueavecenlisant.Plusl’heureavance,moinsilyadeclients,cequiluilaisseletempsdetournerlespagesetd’entortillersesboucles.
Et voilà qu’elle lui écrivait desmots en utilisant des questions et des citations deShakespeare,commel’annéede terminalequandellese faisaitpasserpourRita.Lorsqu’ilavaitdécouvert lepot
auxroses,ilavaitétéfurieux.Maiselleavaitétésiadorableetsidésoléequandelles’étaitexcusée.Ilavait compris tout de suite qu’elle avait un véritable béguin pour lui. Difficile d’en vouloir àquelqu’unquivous aime.Etvoilàqu’elle recommençait.Pourtant il estpersuadéqu’ellene l’aimepas.Elleaimel’ancienAmbrose.L’a-t-elleseulementregardé?Pourdebon?Ilfaisaitnuitlafoisoùelleavaitfaillilerenverser.Elleavaitpousséunpetitcriendécouvrantsonvisage.Ill’aparfaitemententendu.Alorsqu’est-cequ’elletrafiqueàprésent?Ensongeantàtoutça,ilsentlacolèrel’envahirdenouveau.Avant la finde lanuit, il se redit qu’il a agi commeuncon. Il sedirige alorsvers letableaublanc.
«CONNARDOUABRUTI?»Ilsongequesonpèrerisquedenepasapprécierdevoirlemot«connard»écritsurletableaude
laboulangerie,maisilnevoitpasquelautremotemployer.Shakespeareneluiestd’aucuneaidecettefois. Et il ne sait pas si les personnages de Shakespeare ont jamais demandé pardon à des joliesroussesaucœursurlamain.Samauvaisehumeurluidonnedesaigreursd’estomacetlesbarresausiropd’érablequ’ilamangéesunpeuplus tôt luipèsent.Lorsqu’il reprend leboulot le lendemainsoir,letableauaétéeffacéetrienn’aétéajouté.Ilestsoulagé.Peut-être.
A
16
EmbrasserRita
mbrose jette de temps en temps un coup d’œil discret à travers l’ouverture qui sépare lesvitrinesetlecomptoirdel’atelierdelaboulangerie.IlespèrevoirFern.Ilsedemandesiellea
finalement décidé d’arrêter de perdre son temps avec lui. Les dernières nuits, elle était déjà partiequand il a commencé son service. Il apris l’habituded’arriverdeplusenplus tôt afindepouvoirl’apercevoir–mêmederrièrelavitrinedelaboulangerie–avantqu’ellenerentrechezelle.Ilinventedesexcusespoursonpère,àproposdetrucsqu’ildoitfaire,maisElliottneluiposeaucunequestion.Ilestcertainementcontentquesonfilsquitteenfinlamaisonetsachambred’enfant,mêmes’ilneditrien.C’estexactementcequeledocteurarecommandé.
Sapsy,quiaétédûmentappointéeparl’armée,aexpliquéàAmbrosequ’ildevaits’adapteràsa«nouvelle réalité », « accepter cequi lui est arrivé» et « trouver denouveauxbuts et se faire denouvelles relations».Le travail, c’estunbondébut.Ambrosen’apas enviede l’admettre,mais çal’aide.Ilcourtetfaitdelamusculation.Lesportestlaseuleautreactivitéquiluipermetderessentirautre chose que du désespoir. Il en fait donc beaucoup. Ambrose se demande soudain si sa psyconsidéreraitl’«espionnage»commeunnouveaubut.
Ilal’impressiond’êtreunpervers,pourtantilnepeutpass’enempêcher.Cesoir,Fernbalayeenchantant«TheWindBeneathMyWings»enutilisantlebalaicommeunmicro.Ildétestecemorceau,orilnepeuts’empêcherdesourireenlavoyantsebalancerd’avantenarrièreenchantantd’unevoixdesopranolégèrementfaussemaispasdésagréable.Lajeunefilledéplacesontasdedétritusjusqu’aucomptoirde laboulangerie.Elle l’aperçoitalorset se fige, tandisque lesderniersmotsdu refrainrésonnent dans la boutique vide. Elle lui sourit, hésitante, comme s’il ne l’avait pas fait pleurerquelques nuits plus tôt, et Ambrose ressent cette réaction qui est désormais la sienne quand on leregardeenface:ilaenviedesebattreoudefuir.
Fernamontélesondelastéréoetlasupéretteressembleplusàunepatinoirequ’àunmagasin.Lamusiqueconsisteenunmélangesansintérêtdetubesdestinésàprovoquerchezlesclientsuncomales poussant à acheter ce dont ils n’avaient certainement pas besoin.Ambrose a soudain une enviedévoranted’écouterDefLeppard,avecsonlotdehurlementsetdechœurspuissants.
Fernlaissetombersonbalaietseprécipiteverslaporte.Ambrosesortdelacuisineetcontournelecomptoir,inquiet.FerndéverrouillelesportesbattantesetenouvreuneafindepermettreàBaileySheenderentreravecsonfauteuil.Puisellerefermelaporteetlaverrouilledenouveau,sanscesserdebavarderavecsoncousin.
Ambrose tente de ne pas sourire. Vraiment.Mais Bailey arbore une énorme lampe autour dufront,retenuepard’épaissesbandesélastiques,unpeucommelesanciensappareilsdentaires.C’estlegenredelampequelesmineursdoiventporterpourdescendredanslesentraillesdelaterre.Elleestsipuissantequ’Ambrosegrimaceencouvrantsonœilvalide.
—Qu’est-cequec’estquecebordel,Sheen?Ferntournebrusquementlatête,surprisequ’ilsesoitaventuréau-delàdesconfinsdesacuisine.BaileydépasseFernetsedirigeversAmbrose.Iln’apasl’airsurprisdelevoirlàet,mêmes’il
nelequittepasduregard,ilnemanifesteaucuneréactionquantàl’apparenced’Ambrose.Aulieudeça,ilhausselesyeuxaucieletplisselefrontenessayantd’apercevoirleprojecteurfixésursatête.
—Aide-moi,mec.Mamèrem’oblige à porter ce truc chaque fois que je sors la nuit.Elle estpersuadéequejevaismefairerenverser.Jenepeuxpasl’enlevertoutseul.
Ambrose tend lamainengrimaçant toujours sous l’intensitéduprojecteur. Ilôte lebandeauetéteintlalampe.LescheveuxdeBaileysonttoutébouriffésetFernlesaplatitdistraitementenpassantàcôtédelui.C’estungestetouchant,presquematernel.ElleremetlescheveuxdesoncousinenplacecommesielleavaitfaitçadesmilliersdefoisetAmbrosecomprendsoudainqueçadoitêtrelecas.Fern et Bailey sont amis depuis aussi longtemps qu’il s’en souvienne. Fern a apparemment prisl’habitudedefairepourBaileycequ’ilnepeutpasfairelui-même,sanscommenteroufairemêmeattentionàsesgestes.
—Qu’est-ce que tu fais là ? demande Ambrose à Bailey, étonné que ce dernier se balade enfauteuilroulantà23heures.
—Karaoké,bébé.—Karaoké?—Ouais.Çafaitlongtempsqu’onn’enapasfaitetonareçudesplaintesdelapartdeslégumes.
Les carottes ontmonté un fan-clubdeBaileySheen.Ce soir, on se produit pour les fans. Fern estsupercélèbreaurayonsurgelés.
—Karaoké?Ici?Ambrosenesouritpasmaiscen’estpasl’enviequiluimanque.—Ouais. Une fois la boutique fermée, on est les seuls maîtres à bord. On prend d’assaut le
systèmeaudio,onutilisel’interphonecommeunmicro,onmetnosCDetonfoutlefeuàlasupéretteJolley. C’est génial. Tu devrais chanter avec nous.Mais je dois te prévenir : je déchire tout et jemonopoliselemicro.
Fern glousse tout en posant sur Ambrose un regard plein d’espoir. Oh, non. Pas question dechanter.MêmepaspourfaireplaisiràFernTaylor–mêmesi,étrangement,ilenaenvie.
Ambrosemarmonnequelquechoseàproposdegâteauxàsurveilleretilseretireprécipitammentdanssacuisine.Quelquesminutesplus tard, lasupéretteestenvahiedemorceaux instrumentauxdekaraoké et Bailey imite très mal Neil Diamond. Ambrose écoute tout en travaillant. Ce n’est pascommes’ilpouvaitfaireautrement.LesonestfortetBaileymonopoliseeffectivementlemicro.Fernchantedemanièreoccasionnelle,elleressembleàuneinstitutricequiseprendpourunepopstar,savoix douce en décalage complet avec les chansons qu’elle choisit. Quand elle entonne « Like aVirgin»deMadonna,Ambrosenepeuts’empêcherd’éclaterderire.Ils’arrêtebrusquement,surprisparlafaçondontlebruittraversesapoitrineavantdesortirparsabouche.Ilsongeàsaviedepuisl’annéedernière,depuisqu’elleaététoutentièreavaléeparuntrounoir.Ilnepensepasavoirriaprèsça.Uneannéecomplète.Pasétonnantqu’il ait la sensationde fairepasser lesvitessesàuncamionvieuxdecinquanteans.
Ensuite,ilss’attaquentàunduo.Et,cettefois-ci,c’estdelabombe.«SummerNights»deGrease.Wellawellawellaoomphsedéversedeshaut-parleurs,etlesPinkLadiessupplientqu’onleurendiseplus tandisqueBaileyetFernchantent leurs répliquesavecenthousiasme.Bailey ronronne lorsquesesparolessontsuggestives,Fern ricaneetoublie lessiennes,qu’elle remplacepardesparolesdeson invention. Ambrose rit pendant toute l’heure qui suit, très amusé, tout en se demandant si lescousinsontdéjàpenséàseproduiresurscènecommeduocomique.Ilssonttordants.Ilvientjustedeterminerunefournéedepainsàlacannellelorsqu’ilentendsonnomrésonneràtraverslaboutique.
—AmbroseYoung?Jesaisquetuchantesbien.Etsitunousrejoignaisetarrêtaisdeprétendrequ’onnetevoitpasentraindenousespionner?Ontevoittrèsbien,tusais.Tun’espastrèsdiscret.Je sais que tu veux absolument chanter la prochaine chanson. Attends ! Ce sont les RighteousBrothers !Tu dois chanter ! Je ne peux pas lui rendre justice.Allez, viens. Fernmeurt d’envie det’écouterdepuisquetuaschantél’hymneaméricaincommeundieuenterminale.
—Vraiment?demandeAmbrose,plutôtflatté.—AAAAAMMMMMBRRRROOOOSEYOUUUNG!brailleBailey,quiaimemanifestementun
peutroplemicro.Ambrose n’y fait pas attention.Hors de question.Bailey l’appelle plusieurs fois, changeant de
stratégiejusqu’àcequ’iln’ytienneplusetsemettelui-mêmeaumicro.AmbrosecontinueàtravailleretBaileychantequ’ilaperdul’envied’aimer.
Oui,ill’aperdue.UnanplustôtenIrak.Sonenvied’aimeraétéannihilée.
L’œilgauchedeRitaestenfléetsalèvregonfléeestfendueendeux.Fern,assiseàcôtéd’elle,luiposedelaglacesurlevisageensedemandantcombiendefoisRitaacachécegenredechosesàsesamis.
—J’aiappelélesflics.L’oncledeBecker,Barry,s’estpointéetaembarquéBecker,maisjepensequ’ilsnevontl’accuserderien,ditfaiblementRita.
Elleal’aird’avoirquaranteans.Seslongscheveuxblondsretombentmollementsursesépaulesetl’épuisementcréesursonvisagedescreuxetdesombresquinedevraientpasyêtre.
—Tuveuxvenirchezmoi?MesparentstepermettrontderesteravecTyaussilongtempsquetulesouhaites.
Cen’estmalheureusementpas inhabituelqueRitaprofitede l’hospitalitédesTaylor–mêmesielleesttoujoursrevenueauprèsdeBecker.
—Jenepartiraipascettefois.C’estàBeckerdelefaire.Jen’airienfaitdemal.Rita avance un peu la lèvre inférieure en signe de défi, pourtant les larmes qui emplissent ses
yeuxcontredisentsesparolescourageuses.—Mais…mais,ilestdangereux,protestegentimentFern.—Ilvaêtregentilpendantuncertaintemps.Ilvaêtredésoléetsetiendraàcarreau.Maisj’aiun
plan.Jefaisdeséconomies.MamanetmoiallonsnousenfuiravecTy.Bientôt.EtBeckerpourraallersefairefoutre.
Ty gémit dans son sommeil et enfouit le visage dans le giron de samère. Il est petit pour unenfant de deux ans.Tantmieux, parce queRita le trimbale partout, comme si elle avait peur de leposer.
— Je n’ai que vingt et un ans, Fern ! Comment j’ai pu me fourrer dans un guêpier pareil ?Commentj’aipumeplantercommeça?
Cen’estpaslapremièrefoisqueFernestsoulagéed’avoiréclossurletardetd’avoirlongtempsété petite, ordinaire et transparente. D’une certaine manière, son statut de vilain petit canard l’a
protégéecommeunchampdeforce,maintenantlemondeloind’elleafinqu’ellepuissegrandirenpaixetcomprendrequ’ellevalaitmieuxquesonapparencephysique.Ritapoursuitsansattendrederéponsedelapartdesonamie.
— Tu sais que j’étais amoureuse de Bailey ? Je rêvais qu’on trouvait un traitement et qu’ilremarchait.Etensuite,onsemariaitetonvivaitheureuxàjamais.Mamères’estépuiséeàprendresoindemonpèreaprèssonaccident.Ilétaittrèsmalheureux.Ilsouffraittoutletempsetladouleurlerendaitcruel.Jesavaisquejen’étaispasaussifortequemamère.Mêmesij’aimaisBailey,jesavaisque je n’étais pas assez forte pour l’aimer dans son fauteuil.Alors je priais pour qu’il soit guéricommeparenchantement.Jel’aiembrasséunefois,tusais.
Fernlaregarde,bouchebée.—Non?—Si.Jevoulaisvérifiers’ilyavaituneétincelleentrenous.—Etalors?—Ehbien…oui.Ilyenavaitune.Jeveuxdire,iln’avaitaucuneidéedecequ’ilfaisait.Jel’ai
prisparsurprise.Oui,ilyavaitquelquechose.Suffisammentpourquejemedisequepeut-êtredesbaiserssuffiraient.Qu’êtreavecquelqu’unquej’aimaisetquim’aimaitaussisuffirait.Maisj’aieulatrouille.Jen’étaispasassezforte,Fern.
—Quand?Quandest-cequeças’estpassé?—Enseconde.PendantlesvacancesdeNoël.OnregardaitunfilmchezBailey,tutesouviens?
Tut’essentiemalettuesrentréeavantlafindufilm.Sonpèrel’avaitassissurlecanapé.Onparlait,onriaitet…jeluiaiprislamain.Avantlafindelasoirée,jel’aiembrassé.
Fernestsidérée.Baileyneluienajamaisparlé.Pasunmot.Sespenséestournentenboucledanssonespritcommeunhamstersursaroue.
—C’estarrivéuneseulefois?demande-t-elle.—Oui.Jesuisrentréechezmoicesoir-làetquandj’airevuBaileyauretourdesvacances,ila
fait commeside rienn’était. J’ai penséque j’avais toutgâché. J’espéraisqu’ilmedemanderait desortiraveclui.J’enavaisenvieetj’avaispeurenmêmetemps.
—Peurdequoi?—Deluifairedumaloudefairedespromessesquejenepourraispastenir.Fernhoche la tête.Elle abeaucomprendre, elle est attristéepourBailey.Elle connaîtbien son
cousin : ce baiser a dû avoir une importance cruciale pour lui. Pour protéger Rita, ou pour seprotégerlui-même,iln’enasoufflémotàpersonne.
—Etpuisj’airencontréBecker.Ilétaitsipersévérant.Plusvieux…etjemesuisemballée.—Baileyettoin’enavezjamaisparlé?—Baileym’atéléphonélaveilledemonmariage.Ilvoulaitmedissuaderdememarier.—Non?s’étonneFern.Cettenuitestdécidémentricheensurprises.—Si.Maisjeluiaiditquec’étaittroptard.EtpuisBaileyesttropbienpourmoidetoutefaçon.—Foutaises,rétorquebrusquementFern.Ritasursautecommesisonamiel’avaitgiflée.— Je suis désolée.C’est juste une excuse pour ne pas prendre une décision difficile, explique
Fernsansdétour.—Vraiment ? répliqueRita.Qui est-cequiparle ?Tues amoureused’AmbroseYoungdepuis
toujours.Ilestrentréchezluiavecunvisageravagéetunevieenmiettesetjenetevoispasprendrededécisiondifficile!
Fernnesaitpasquoirépondre.Ritase trompe.Cen’estpas levisaged’Ambrosequi laretient.Maisest-cequeçaaunequelconqueimportancedetoutefaçon?
—Jesuisdésolée,Fern,soupireRitaenpleurant.Tuasraison.C’estdesconneriestoutça.Mavieentière est une connerie. Je vais essayer de rectifier le tir. Ça va s’arranger. Tu verras. Plus demauvaischoix.Tyméritemieux.J’auraisjusteaiméqueBailey…J’auraisaiméqueleschosessoientdifférentes,tucomprends?
Fernacquiesce,sereprendetsecouelatêteensignededénégation.—SiBaileyn’étaitpasmyopathe,ilneseraitpaslemême.LeBaileyintelligentetsensibleàla
fois,quicomprendtantdechosesquinouséchappent.Tunel’auraispeut-êtrejamaisremarqués’iln’étaitpasmalade,sic’étaitunsimplelutteurdansl’équipedesonpère,quiferaitcequefonttouslesautresmecs.Unedes raisonspour lesquellesBaileyest si génial, c’estparceque lavie l’a sculptépourenfairequelqu’und’extraordinaire…peut-êtrepasàl’extérieurmaisàl’intérieur.Àl’intérieur,BaileyressembleauDaviddeMichel-Ange.Etquandjeleregarde,etquandtuleregardes,c’estcequenousvoyons.
D
17
Prendreposition
euxjoursplustard,BeckerGarthfaitirruptiondanslasupérettecommesisafemmen’étaitpascontusionnéeetcommesisachemisenesentaitpluslagardeàvue.Sesrelationsaveclapolice
deHannahLake lui serventmanifestement. Il se dirige en se pavanant vers la caisse et adresse unsourireinsolentàFern.
—Tuesjolieaujourd’hui,Fern.Ilfaitcourirsonregardjusqu’àsapoitrinepuisrevientàsonvisage.Illuifaitunclind’œilen
faisant unebulle avec son chewing-gum.Fern a toujours considéréBecker commeunbeaugosse.Maissabeauténerecouvrepastoutàfaitl’ordurequiestdessousetilarrivequel’orduredéborde.C’estcequiestentraindeseproduire.
Ilnes’attendmanifestementpasàcequ’elleréponde,etiltournelestalonsenlançantpar-dessussonépaule:
—Ritam’aditquetuétaispassée.Mercipourlebillet.J’avaisbesoindebière.IlbranditlebilletdevingtdollarsqueFernalaissésurleplandetravailpourRitaetl’agite.Puis
ilsedirigenonchalammentverslerayondesalcoolsetdisparaîtdelavuedelajeunefemme.Fernsentlacolèrel’envahir.Ellen’estpasdugenreàselaisseralleràlacolèreouàl’impulsivité.Jusqu’àaujourd’hui.Elleeststupéfaitede lafermetédesaproprevoixquandellesaisit lemicroquisertàfairelesannonces.
— Votre attention, s’il vous plaît. Aujourd’hui au Jolley Market, nous avons des articles enpromotion.Lesbananessontà78centslekilo,lesdixjusd’orangeindividuelspourundollar,etàlaboulangerie,douzecookiesnaturepour3,99dollars.
Ferns’interromptbrièvementetgrincedesdents.Elleestincapabledetenirsalangue.—Jevoudraisaussiattirervotreattentionsurleparfaitconnardquifaitsescoursesdansl’allée
10.Jevousjurequevousn’avezjamaiscroiséunabrutipareil.Ilbatsafemmeetluiditqu’elleestmocheetgrossealorsquec’estlaplusbellefilledelaville.Ilaimefairepleurersonfilsetiln’arrivepasàgarderunemploi.Pourquoi?Vousl’avezcompris:BeckerGarthestungros,laid,gigantesqueconn…
—Espècedesalope!hurleBeckerensurgissantdel’aile10,unpackdebièressouslebras,leregardpleinderage.
Fern tient le micro devant elle, comme s’il pouvait la protéger de l’homme qu’elle vientd’insulterenpublic.Lesclientssontbouchebée;certainsrientdel’audacedelajeunefille,d’autres
froncent les sourcils, intrigués. Becker jette le pack à terre et plusieurs canettes s’échappent ets’éventrent,répandantdelabièrepartout.IlseprécipiteversFern,luiarrachel’appareildesmainsettiresurlecordonquifouettel’airtoutprèsduvisagedelajeunefemme.Ellereculeinstinctivement,certainequeBeckervautiliserlemicrocommeunnunchakuetfrappertoutcequiestsursonchemin.
Ambrosesurgitsoudain.IlempoigneBeckerparlebrasetledosdesonT-shirt,tordantletissujusqu’àcequ’ilnetoucheplusterre.Ilagitelesjambes,impuissant,lalanguependante,étrangléparsonpropreT-shirt.PuisAmbroselejetteenarrière.Justecommeça,commesiBeckernepesaitpasplus qu’un enfant. Becker atterrit sur ses pieds et ses mains en se tortillant tel un chat, puis il seredressecommes’ils’étaittoujoursattenduàêtreprojetéàtroismètres,lapoitrineenavantàl’instard’uncoqaumilieudelabasse-cour.
—AmbroseYoung ! Tu as une sale gueule,mec ! Tu feraismieux de te barrer avant que leshabitants te prennent pour un ogre et se jettent sur toi avec leurs fourches ! crache Becker en seréajustantetensautillantcommeunboxeurquis’apprêteàmontersurlering.
Ambroseporteunbandanarougesurlatête,commetoujoursquandiltravailleàlaboulangerie,cequiluidonnel’apparenced’ungigantesquepirate.Sontablierestnouéautourdesoncorpsmince,ilalespoingsserréslelongducorps,lesyeuxfixéssurBecker.Fernmeurtd’enviedesejeterpar-dessuslecomptoiretdemettrelemarideRitaàterre,maisc’estsonimpulsivitéquilesamenéslàetelleneveutpasenvenimerleschoses–surtoutpourAmbrose.
Lajeunefemmeremarquequelesclientssontfigés,lesyeuxrivéssurlevisaged’Ambrose.Ellesongequepersonnenel’avudepuisqu’ilaquittélavillepourl’Irakdeuxansetdemiplustôt.Ilyaeudes rumeurs, comme toujoursquandunepetite ville est frappéeparunegrande tragédie.Et lesrumeurs,exagérées,ontfaitd’Ambroseunhommeblesséetmonstrueux,voiregrotesque.Lesgens,cependant,leregardentplusavecsurpriseettristessequ’avecdégoût.
Jamie Kimball, la mère de Paul, fait la queue à une autre caisse. Elle est pâle et son visageexprime une intense souffrance. Elle scrute la jouemutilée d’Ambrose. N’a-t-elle pas vu le jeunehommedepuissonretour?Est-cequ’aucundesparentsdesgarçonstombésaucombatn’estalléluirendrevisite?Peut-êtrequ’ilarefuséde lesrecevoir.Peut-êtrequec’est tropdifficilepour tout lemonde.
—Sorsd’ici,Becker,ordonneAmbrose,dontlavoixs’élèvedansunsilencepesant.Une version instrumentale de « What a Wonderful World » se déverse sur les clients de la
supérette,commesitoutallaitpourlemieuxàHannahLake,alorsquecen’estmanifestementpaslecas.
—Situnet’envaspas,poursuitAmbrose,jetecasserailagueulecommejel’aifaitquandnousétionsenseconde,saufquecettefois-cijeteferaideuxyeuxaubeurrenoiretsauterplusd’unedent.Netelaissepasabuserparmatronchedetravers:mespoingsvonttrèsbien,eux.
Becker bafouille et tourne les talons. Il lance un regard noir en direction deFern et pointe undoigtverselle.
—Tuesunesalope,Fern.Net’approchepasdeRita.Sijetevoischezmoi,j’appellelesflics.Becker déverse son fiel sur la jeune fille, ignorant Ambrose. C’est sa façon de sauver les
apparences,ens’attaquantàunadversaireplusfaible,commeàsonhabitude.AmbroseseprécipiteversBecker,l’empoigneunefoisdeplusparlecoletlepropulseversles
portesautomatiques.Elless’ouvrentdevanteuxetAmbrosesepencheàl’oreilledeBecker.—SitutraitesFernTaylordesalopeunefoisdeplus,ousitulamenacesdequelquemanièreque
cesoit,jet’arracherailalangueetjelaferaiboufferauvilainclébardquetugardesenchaînéetquetuaffames dans ton jardin. Celui qui aboie aprèsmoi chaque fois que je faismon jogging. Et si tu
touches à un cheveu de la tête de Fern, ou que tu lèves la main sur ta femme ou ton fils, je teretrouveraietteleferaipayer.
SurcesmotsillepousseenavantetBeckers’étaledetoutsonlongsurlebitumeeffritédevantlasupérette.
Deuxheuresplustard,alorsquelaboutiqueestvide,labièrenettoyéeetlesportesautomatiquesverrouillées, Fern se dirige vers la boulangerie.L’odeur du pain frais, la douceur tiède du beurrefondu et l’odeur sucrée entêtante du glaçage l’accueillent lorsqu’elle pousse la porte battante quisépareAmbrosedurestedumonde.Lejeunehommesursauteenlavoyant,maiscontinueàbattreetàpétrirl’énormetasdepâteàcookiessurlasurfacerecouvertedefarine.Ilseplacejustedemanièreàluiprésenterlecôtégauchedesonvisage,celuiquiesttoujoursbeau.Unpostederadiodanslecoinpassedurockdesannées1980etWhitesnakedemande:«Isitlove?»Fernseditqueçayressemble.
Lesmusclesdesbrasd’Ambrosesetendentetsedétendenttandisqu’ilétalelapâtedanslaquelleildessineparhuitdescerclesavecdesemporte-pièces.Lajeunefemmeobservesesgestesfluidesetassurésetdécidequ’elleaimevoirunhommecuisiner.
—Merci,finit-ellepardire.Ambrose lève brièvement les yeux vers elle, hausse les épaules et grommelle quelque chose
d’indistinct.— Tu lui as vraiment flanqué une raclée quand on était en seconde ? Il était en terminale à
l’époque.Unautregrognement.—C’estunhommeméchant…jenesuispascertainequecesoitunhomme,d’ailleurs.Peut-être
qu’il n’a pas fini de grandir. C’est peut-être ça, son problème. Peut-être qu’il s’améliorera envieillissant.Onpeuttoujoursespérer.
—Ilestassezvieuxpoursavoircequ’ilfait.L’âgen’estpasuneexcuse.Onconsidèrequ’àdix-huitanstuesassezâgépourtebattrepourtonpays.Tebattreetmourir.Uneorduredevingt-cinqanscommeBeckernepeutpassecacherderrièresonâge.
—TuasfaitçapourRita?—Quoi?Illèvelesyeuxverselle,surpris.—Jeveuxdire…tuaseudessentimentspourelle.Est-cequetul’asjetéhorsdelaboutiqueà
causedeRita?—Jel’aifaitparcequ’ilfallaitlefaire,répondAmbrose.Ilaarrêtédegrommeler,c’estdéjàça.—Jen’aipasaimé la façondont il t’aparlé,poursuit-il en la regardantun instant avantde se
retournerpoursortirdufouruneimmensefournéedecookiesnature.Mêmesitul’ascherché…unpeu.
Est-ceunsourire?Oui!Fernsouritàsontour,ravie.Leslèvresd’Ambroseontfrémid’uncôtépendant une seconde, lui donnant un air canaille. Elle pense que c’est très séduisant, mais si onconsidèrelararetédessouriresd’Ambrose,ilnedoitpaspenserlamêmechose.
— Je l’ai cherché, c’est vrai. Je pense que c’est la première fois que je cherche quelqu’un.C’était…amusant,constatesérieusementFern,honnête.
Ambroseéclatederireetposesonrouleauàpâtisserie. Il ladévisageensecouant la tête.Cettefois-ci,ilnesepencheninesedétourne.
—Tun’asjamaischerchépersonne,vraiment?IlmesemblemesouvenirdetoientraindefairedesgrimacesàBaileySheenunjourdechampionnatdelutte.Ilétaitcensénoterlesrésultatsmaistulefaisaisrire.L’entraîneurl’aengueulé,cequin’était jamaisarrivéavant.Jepensequ’onpeutdirequetulecherchais.
—Jemesouviensdecechampionnat!Baileyetmoijouionsàunjeuqu’onainventé.Tul’avaisremarqué?
—Ouais.Vous aviez l’air debienvous amuser… jeme rappelleque j’auraisbien aiméêtre àvotreplace…justepourunaprès-midi.J’étaisjaloux.
—Jaloux?Pourquoi?—L’entraîneurde l’équiped’Iowaétaitprésentce jour-là.Lestressm’avait rendumalade. J’ai
vomientrechaquecombat.—Toi,stressé?Tuas toujoursgagné tous tesmatches.Jene t’aipasvuperdreuneseulefois.
Pourquoituétaisnerveux?—Êtreinvaincu,çametunepressiondefolie.Jenevoulaisdécevoirpersonne,répondAmbrose
enhaussantlesépaules.Parle-moidecejeu.Ildétournetranquillementlaconversation.Fernrangesoigneusementlesinformationsqu’ilvient
deluidonnerpourlesexaminerplustard.—C’estunjeuauqueljejoueavecBailey.C’estnotreversiondujeudemime.Baileynepeutpas
vraimentmimer,pourdes raisonsévidentes, alorsona inventéun jeuqui s’appelle«Grimaces».C’estidiotmaisamusant.L’idée,c’estdenecommuniquerqueparlesexpressionsduvisage.Attends.Jevaistemontrer.Jevaisfaireunegrimaceettuvastrouverlesentimentquejeveuxexprimer.
Fernouvregrandelaboucheetécarquillelargementlesyeux.—Lasurprise?Lajeunefemmeacquiesceensouriant.Puiselleagitelesnarines,plisselefrontettordlabouche,
dégoûtée.Ambroseglousse.—Quelquechosepue?Fernritetchangeimmédiatementdegrimace.Salèvreinférieuresemetàtrembler,sonmenton
avanceenfrissonnantetsesyeuxseremplissentdelarmes.—Oh,tuestropbonneàcejeu!s’exclameAmbroseenriantdeboncœur.Ilenaoubliésapâteàcookies.—Tuveuxessayer?demandelajeunefemmeenriantelleaussietenessuyantsesfausseslarmes.—Non.Jenepensepasquemonvisages’yprête,dit-ildoucement.Iln’yanigênenidéfensivedanssontonetFernsecontentederépondretranquillement.—D’accord.IlsdiscutentencorequelquesminutespuisFernleremerciedenouveauetluisouhaiteunebonne
nuit.Etc’enestune,malgréBeckerGarth.Ambroseluiaparlé.Ilamêmeriavecelle.Fernsentunefaiblelueurd’espoirs’allumerdanssoncœur.
Lelendemain,quandellearriveautravail,elletrouveunecitationsurletableaublanc.«Dieuvousadonnéunvisageetvousvousenfaitesunautre.»EncoreShakespeare.EncoreHamlet.Ambrosesembleapprécier lespersonnages torturés.Peut-
êtreparcequ’ill’estlui-même.Maisellearéussiàlefairerigoler.FernsouritenserappelantdujouroùBaileyetelleontinventélejeudesgrimaces.
2001
—Pourquoitufaiscettetête,Fern?demandaBailey.—Quelletête?—On dirait que tu n’arrives pas à trouver la solution à un problème.Tu as les sourcils froncés et le front plissé. Et tu as l’air
renfrognée.Fernreprituneexpressionneutre:soncousinavaitraison.—Jepensaisàunehistoirequejesuisentraind’écrire.Jenetrouvepasdefin.Etça,çaveutdirequoi,d’aprèstoi?Elleavançalementoncommesielleétaitprognatheetsemitàloucher.—Tuasl’aird’unpersonnagededessinanimécomplètementdébile,réponditBaileyenricanant.—Etlà?Fernfitlamoueethaussalessourcilsengrimaçant.—Tumangesuntrucdégueu!s’exclama-t-il.Laisse-moiessayer.Baileyréfléchitpendantuneminuteavantdelaissertombersamâchoireetd’écarquillerlesyeux.Illaissapendrelalanguesurle
côtécommeungroschien.—Turegardesquelquechosededélicieux,hasardaFern.—Soisplusprécise,réponditBaileyavantderecommencer.—Mmmm.Turegardesuneénormeglace,tentaFern.Ilrentralalangueetsouritavecinsolence.—Non.C’estlatêtequetufaischaquefoisquetuvoisAmbroseYoung.Fern frappaBaileyavec l’oursenpeluchequ’elleavaitgagnéà la fêtede l’écoleenCM1.Lebras sedétachaetde labourre
miteusesemitàvolerdanstouslessens.Fernl’envoyavaldinguer.—Ahoui?Ettoi?VoilàlatêtequetufaischaquefoisquetuvoisRita.Fernhaussaunseulsourciletarboraunpetitsouriresatisfaitdansunetentativepourimiterl’expressiondeRhettButlerdansAutant
enemportelevent.—J’ail’airconstipéquandjevoisRita?demandaBailey,interloqué.Fernpouffaderireparlenezetattrapaunmouchoirhistoireden’êtrepastropdégoûtante.—Jenet’enveuxpasd’aimerAmbrose,repritBailey,redevenusérieux.C’estlemeclepluscoolquejeconnaisse.Sijepouvais
êtren’importequi,jeseraisAmbroseYoung.Ettoi?Ellehaussalesépaulesensedemandantcommeàsonhabitudecequeçafaisaitd’êtrejolie.—J’aimeraisbienressembleràRita,répondit-elle,sincère,maisenrestantquijesuisàl’intérieur.Pastoi?Baileyréfléchituninstant.—Ouais.Jesuisassezgénial.MaisAmbroseaussi.Jeveuxbienéchanger.—Jemecontenteraisdechangerdevisage,constataFern.—MaisDieut’adonnécevisage,intervintRachelTaylordepuislacuisine.Fernlevalesyeuxauciel.Samèreavaitl’ouïed’unechauve-souris:elleavaitbeauavoirsoixante-deuxans,rienneluiéchappait.—Ehbien,sijelepouvais,jem’enferaisunautre,rétorquaFern.Commeça,AmbroseYoungneseraitplustropbeaupourmoi,et
ilserendraitcomptequej’existe.
Ellen’avaitpaseul’intentiondeciterShakespeare,maisAmbroseétaitvraimenttropbeaupourneserait-cequelaremarquer.
Ferns’interrogesurlechoixdelacitationjusqu’àcequ’elleposeleregardsurlesvitrinesdelaboulangerie. Elle couine comme une petite fille excitée à l’idée de voir son chanteur favori, puiséclatederire.Lesvitrinessontrempliesdedizainesdecookiesrecouvertsdeglaçagesauxcouleurspastel. Chaque cookie a un visage. Des gribouillis et des lignes noires donnent à chacun uneexpressiondifférente–dessourcilsfroncés,dessouriresetdesairsrenfrognés.Dessmileysprêtsàêtremangés.
Fernachèteunedouzainedesescookiespréférésensedemandantcommentdiableellevabienpouvoir les manger ou laisser quelqu’un les toucher. Elle voudrait les garder pour toujours ensouvenirdelanuitoùelleafaitrireAmbroseYoung.Peut-êtrequ’avoirunvisageexpressifn’estpasunesimauvaisechoseaprèstout.
Ferntrouveunfeutreetécrit«FAIREDESCOOKIESOUFAIREDESGRIMACES?»souslemessaged’Ambrose.Puiselleentoure«FAIREDESCOOKIES»pourqu’ilsachequ’elleavusonoffrande.Elleajouteunsmileysouriant.
Q
18
Mangerdespancakestouslesjours
uandilarriveauboulotlanuitsuivante,Ambrosedécouvreunnouveaumessagesurletableaublanc:«PANCAKESOUGAUFRES?»
Il entoure « PANCAKES ». Environ une heure plus tard, Fern s’encadre dans la porte de laboulangerie.Sesbouclestombentendésordredanssondos,etelleporteunT-shirtrosepâle,unjeanblanc et des nu-pieds. Elle a ôté son tablier aux couleurs de la supérette et elle a mis du gloss.Ambrosesedemandes’ilestfruitéetdétourneleregard.
—Salut.Figure-toiquemoiaussij’aimelespancakes.Ferngrimace commesi ellevenait dedirequelque chosedegênantoude complètement idiot.
Ambroseserendcomptequ’elleatoujoursunpeupeurdeluiadresserlaparole.Ilnepeutpasluienvouloir.Ilnes’estpasvraimentmontrétrèsamicalavecelleetilaunetêteàfairepeur.
—Tune travaillespasdemainsoir,n’est-cepas?C’estMmeLuebkequibosse lesamediet ledimanchesoir,non?demande-t-elleàtouteallure,commesiellerécitaituneleçon.
Ilacquiesceenattendantlasuite.—ÇatediraitdevenirmangerdespancakesavecBaileyetmoi?Detempsentemps,onvachez
Larryàminuit.Mangerdescrêpesaussitard,çanousdonnel’impressiond’êtrevraimentadultes.Le sourire de Fern est charmant. Ambrose songe qu’elle n’a manifestement pas préparé à
l’avance cette partie de son discours et il remarque qu’elle a une fossette sur la joue droite. Il neparvient pas à détourner les yeux de ce petit creux dans sa peau laiteuse. Elle disparaît quand sonsourires’estompe.
—Euh,oui,pasdeproblème,répondsoudainAmbrosequandilserendcomptequesonsilenceadurétroplongtemps.
Ilregretteinstantanémentsaréponse.Iln’aaucuneenvied’allerchezLarry.Ilpourraittombersurquelqu’unetceseraitembarrassant.
Lafossettefaitsaréapparition.Fernsebalanced’avantenarrièresursespieds,radieuse.—D’accord.Jeviendraitechercheràminuit.IlfautprendrelevandelamèredeBaileyàcause
dufauteuilroulant.Super.Salut.Fern fait demi-tour et trébuche en sortant.Ambrose la regarde s’éloigner en souriant. Elle est
vraimentadorable.Ilal’impressiond’avoirtreizeansdenouveauetd’avoirunpremierrencardaubowling.
Mangerdespancakesàminuitestréconfortant.L’odeurdubeurretiède,dusiropd’érableetdesmyrtillesheurtedepleinfouetAmbrose,quigémitdeplaisiràl’idéedeconsommercettenourritureindigesteàcetteheure indécente.Çasuffitpresqueà luifaireoubliersacrainted’êtredévisagépardes gens curieux qui feraient comme s’il n’avait pas changé. Bailey les précède dans la salle durestaurantensommeilléetsedirigeversunenfoncementdanslequelilpeutavancersonfauteuil.FernlesuitetAmbrosefermelamarche:ilregardedroitdevantluietserefuseàcompterlenombredeclientsprésents.Lestablesautourdelaleursontvides,c’estdéjàpasmal.Ferns’arrêtepourlaisserAmbrose choisir son siège, il se glisse, soulagé, sur la banquette qui lui permet d’exposer le côtégauchedesonvisageaurestedelasalle.Ferns’assiedenfacedeluietrebonditunpeu,commelefaitinstinctivement un enfant en s’installant sur un siège à ressorts. Les jambes d’Ambrose sont troplongues,ellesempiètentsurlapartiedeFern.Ilsedéplaceunpeuetsentlatiédeurdumolletmincedelajeunefemmecontrelesien.Fernnes’éloignepas.
Baileymanœuvre son fauteuil pour se placer en bout de table. Cette dernière lui arrive àmi-poitrineetilaffirmequec’estparfait.Fernplacedoucementlesbrasdesoncousinsurlatableafinqu’il puisse manger tout seul, puis elle commande pour eux deux. Bailey lui fait apparemmentconfiancepoursavoircequ’ilveut.
La serveuse les regarde sans sourciller. Ambrose songe qu’ils forment un étrange trio. Il estminuit,lagargoteestpresquedéserte,ainsiquel’apromisFern.Ambrosesurprendleurrefletdanslavitrine:leurgroupeestcomique.
Ambrose porte un bonnet noir et un T-shirt de la même couleur. Avec sa taille et son visagemutilé,ilesteffrayantet,s’iln’étaitpasaccompagnéd’ungaminenfauteuiletd’unepetiterouquineàcouettes,onauraitpucroirequ’ilsortaitd’unfilmd’horreur.
LefauteuilroulantdeBaileyestplusbasquelesbanquettes,cequiluidonnel’airpetitetvoûté,plusjeunequesesvingtetunans.Ilporteunsweat-shirtavecl’affichedufilmLeGrandDéfietunecasquettedebaseballàl’enversestenfoncéesursescheveuxchâtains.Ferns’estfaitdescouettesquiretombent sur ses seins. Son T-shirt jaune bien ajusté proclame : « Je ne suis pas petite, je suisdrôlementmini ».Ambrose ne peut qu’approuver et se demande brièvement à quel point ce seraitdrôle d’embrasser sa bouche souriante et d’enlacer son corps menu. Il se gifle mentalement etrepoussecettepensée.IlsmangentdespancakesavecBailey.Cen’estpasunrendez-vousamoureux.Iln’yaurapasdebaiser.Niaujourd’huinijamais.
—Jemeursdefaim,soupireFernensouriantaprèsavoirpassécommande.Lalumièrequisebalanceau-dessusduvisaged’AmbrosenedissimulerienàFern,assiseenface
delui,iln’ypeutrien.Ilpourraitpasserlasoiréeàfixerlafenêtrepourneluiprésenterquelapartieintactedesonvisagemaisilatropfaim.Etilenamarredesepréoccuperdecetteconsidération.
Ambrose n’a pas mis les pieds chez Larry depuis son dernier titre de champion d’État, enterminale.Cettenuit-là,ilétaitvenuavecsesamisetilsavaientmangéàs’enrendremalades.Pourunlutteur, rien n’est si bon que de pouvoir manger sans se soucier de la balance. La saison étaitofficiellement terminée et la plupart d’entre eux n’auraient plus jamais à se peser. La réalité lesfrapperaitbienasseztôtet,cesoir-là,ilsvoulaientjustefairelafête.CommeBailey,iln’apasbesoinderegarderlemenu.
Lorsquesespancakesarrivent,ilporteuntoastsilencieuxàsesamis.Lemorceaudebeurreplacésurlapiledecrêpesglissesurlecôté:illerattrapeetleremetàsaplaceavantdeleregarderfondreetcouler.Ilmangesansparticiperàlaconversation,maisBaileyparlepourtroisetFernsemblesecontenterdedireunmotoudeuxquandBaileyse taitpourdéglutir.Baileynes’en tirepassimal,
même si ses bras glissent de temps en temps. Sa cousine les remet alors à leur place.Quand il aterminé,Fernreplacesesbrassurlesaccoudoirsdesonfauteuil.
—Fern,monnezmedémangecommeunmalade.Lejeunehommetentedefroncerlenezpourallégersagêne.Fernlèvelamaindesoncousinensoutenantsoncoudeetlaposesursonnezafinqu’ilpuissese
grattertoutsonsaoul.Puisellereposesonbras.Elleserendcomptequ’Ambroselesregarde,elleéprouvealorslebesoind’expliquer:—Sijegratteàsaplace,jenetrouvejamaislebonendroit.C’estmieuxsijel’aideàlefairelui-
même.—Ouais.C’estnotreversionde«Apprends-luiàpêcher,neluidonnepasunpoisson».Jepense
quej’avaisdusiropsurlesdoigts.Monnezesttoutcollant!s’exclameBaileyenriant.Fernhausselesyeuxauciel.Elletrempelecoindesaserviettedanssonverred’eauetluifrottele
nez.—C’estmieuxcommeça?Baileyagitelenezàlarecherchedetracesdesirop.—Jepensequetuastoutenlevé.Ambrose,j’essaiedepuisdesannéesdemelécherlenezavecla
langue,hélas,ellen’estpasassezlongue.BaileytentedeprouveràAmbrosequ’ilarrivepresqueàtouchersanarinegaucheavecleboutde
lalangueetcederniersouritenlevoyantloucher,concentrésursonnez.—Ambrose,tuviensavecnousdemain?OnvaàSeelysefaireundoubleprogrammeaucinéma
enpleinair.Fernapporteleschaisespliantes,etmoimonadorablepersonnalité.T’espartant?IlyaàSeelyunvieuxdrive-inquiattireencorebeaucoupdemondedurantl’été.Lesgenssont
prêtsàfairedeuxheuresderoutepourvoirunfilmallongésàl’arrièredeleurspick-upouassisdansleursvoitures.
Il fera nuit. Personne ne pourra le voir. Et ça a l’air… amusant. Il entend presque ses amis semoquerdelui.IltraîneavecBaileyetFern.Quelledécadence!
Ambrosen’arrivepasà resterconcentrésur l’écran.Lesonestpourriet lehaut-parleurestducôtédesamauvaiseoreille,cequil’empêchedesuivre.Ilauraitdûledirequandilsontchoisileurssièges,maisilvoulaits’asseoiràladroitedeFernafindeluiprésentersoncôtégauche,ils’estdonctu. Elle est assise entre Bailey et lui et s’assure que son cousin nemanque de rien : elle porte legobelet à sa bouche afin qu’il puisse boire à la paille et lui donne régulièrement du pop-corn.Ambrosefinitparabandonnerlefilmetparseconcentrersurlereste:leventquidérangelesbouclesde Fern, l’odeur du pop-corn, l’été qui imprègne l’air. L’été précédent, il était à l’hôpital. L’étéd’avant,enIrak.Ilneveutpaspenseràça.Pasmaintenant.Ilchassecettepenséedesonespritetseconcentresurleduoàsescôtés.
Lesdeuxs’amusentbeaucoup, rientet suiventattentivement le film.Ambroseest émerveillédevoiràquelpointilssontnaïfsetprennentplaisiràdeschosessimples.Fernéclated’unriretellementstridentqu’ellesemetàronfler.Soncousinhurleetronfledetempsentempsjustepoursemoquerd’elle.EllesetourneversAmbroseengrimaçantethausselesyeuxaucielcommesielleavaitbesoindesoutienmoralpoursupporterledingueassisàsagauche.
Lesnuages s’amassent à la findupremier filmet ledeuxièmeest annuléparceque la tempêtemenace.FernsedépêchederamasserleschaisesetlesdétritusetpousselefauteuilroulantdeBaileyle long de la rampe dans le van juste aumoment où le tonnerre se déchaîne et où les premièresgouttestombentlourdementsurlepare-brise.
Ils s’arrêtentpourmettrede l’essencedansune station-servicenon loind’HannahLakeunpeuaprèsminuit et, avant qu’Ambrose ait eu le temps de faire un geste, Fern saute hors du véhicule,fermebrutalementlaportièreetseprécipiteversl’intérieurpourpayersousunepluiebattante.Elleestl’incarnationmêmedel’efficacité,Ambrosesedemandesiellepensequ’elledoits’occuperdeluicommeellelefaitavecBailey.Cetteidéelerendmalade.Est-cevraimentl’imagequ’ilprojette?
—Fernalesyndromeduvilainpetitcanard,ditsoudainBailey.PlusconnusouslenomdeSVPC.—Fernn’estpasvilaine,protesteAmbroseenfronçantlessourcils,momentanémentdistraitde
sesdéprimantespensées.—Plusmaintenant.Maisellel’aété,répondBailey.Elleavaitdesdentshorriblesetdeslunettes
énormes.Etelleétaittropmaigreettroppâle.Ellen’étaitpasjoliedutout.AmbroselanceunregardnoiràBaileypar-dessussonépaule,lequeléclatederire.— Tu peux pas frapper un mec en fauteuil roulant, Ambrose. Je plaisante. Je voulais voir ta
réaction.Ellen’étaitpassimoche.Maiselleagrandienpensantqu’elle l’était.Ellenese rendpascompte que ce n’est plus le cas depuis longtemps. Elle est devenue belle. Et elle est aussi belle àl’intérieur,cequiestundommagecollatéralduSVPC.Tuvois, lesfillesmochesdoivent travaillerleur personnalité et leur intelligence, parce qu’elles ne peuvent pas s’en tirer avec leur physique,contrairement aux gens beaux, comme toi et moi, plaisante Bailey avec un sourire espiègle, enremuantsessourcils.Fernn’aaucuneidéedeceàquoielleressembleréellement.C’estçaquilarendunique.Tudevraislachoperavantqu’ellenedécouvrequ’elleestmagnifique,Brosey.
Ambrose lui lance un regard furibond. Il n’a aucune envie d’êtremanipulé,même par BaileySheen.Ildescenddelavoituresansunmotetcontournelevanpoursedirigerversleréservoir:pasquestion que Fern fasse le plein d’essence sous la pluie pendant qu’il se tourne les pouces àl’intérieur.Onestdébutjuin,l’aversen’estpasfroide,maiselleestviolenteetilesttrempépresqueinstantanément.Lajeunefemmesurgitencourantdelastation-serviceetl’aperçoitprèsduréservoir.
—Jepeuxmedébrouillertouteseule,Ambrose.Remontedanslavoiture!Tuestrempé!s’écrie-t-elleencontournantlesflaques.
Lejeunehommevoitlecrédits’affichersurl’écrandelapompe,soulèveleclapetquifermeleréservoiretinsèrelepistolet.Fernlerejoint,levisagedégoulinant.Elleaapparemmentdécidédenepas le laissersemouillerseul.Étantdonné lamaladiedeBailey,elleesthabituéeàse taper lesaleboulot.MaisAmbrosen’estpasBailey.
—Monte,Fern.Jesaisfaireleplein,grommelle-t-il.LeT-shirtdeFernlamouleétroitement,lavisionenestdélicieuse.Ambrosegrincedesdentset
serre plus fermement le pistolet. Il a l’impression de passer son temps à essayer d’éviter de laregarder.
Unvieuxpick-upsegaredel’autrecôtédelapompe;instinctivement,Ambrosepenchelatête.Uneportièreclaque,unevoixfamilièreretentitderrièrelui.
—AmbroseYoung?C’estbientoi?Ambrosepivoteavecréticence.—Maisoui,c’estbientoi!Sijem’attendais.Commenttuvasmongars?C’estSeamusO’Toole,lepèredeBeans.—MonsieurO’Toole,lesalueAmbroseenhochantsèchementlatête,toutenluitendantlamain
quinetientpaslepistolet.SeamusO’Toolelaserretoutenlaissantcourirsonregardsurlevisaged’Ambrose.Iltressaille
légèrement.Aprèstout,lafiguredujeunehommeestuneconséquencedelabombequiacoûtélavieàsonfils.Seslèvrestremblentunpeuetilrelâchelamaind’Ambrose.Ilseretournepoursepencher
verssavoitureetditquelquesmotsàlafemmequiestassisesurlesiègedupassager.Lepistoletaunhoquet,indiquantqueleréservoirestplein,Ambrosesongequ’ilaimeraitbiendéguerpirpendantqueSeamusaledostourné.
Luisa O’Toole descend du pick-up sous la pluie et se dirige vers Ambrose, qui a replacé lepistoletsurlapompeetquiattend,lesmainsdanslespoches.Luisaestunefemmemenue,pluspetitequeFern d’aumoins cinq centimètres : elle ne doit pasmesurer plus d’unmètre cinquante.Beansavait hérité de sa stature. Il avait aussi les traits délicats de samère.Ambrose sent son estomac seserrer.Ilauraitdûresterchezlui.LuisaO’Tooleestaussitempétueusequesonmariestfaible.Beansdisaitquec’étaitàcaused’ellequesonpèresebourraitlagueuletouslessoirs.C’étaitlaseulefaçondelasupporter.
Luisacontournelapompe,seplantedevantAmbroseetlèvelevisageverslui.Aucundesdeuxnepipemot.FernetSeamusassistentàlascènesanssavoirquoidire.
—C’esttafaute,finitpardireLuisa,dansunanglaislourdementaccentuéethésitant.Toutesttafaute.Jeluiaidit:«N’yvapas.»Ilestparti.Pourtoi.Maintenantilestmort.
Seamusbafouilleuneexcusetoutenattrapantsafemmeparlebras.Maisellesedégageetpivoteversleurpick-upsansunregardenarrière.Ellemontedanssavoitureetclaquelaportièrederrièreelle.
— Elle est juste triste, mon gars. Il lui manque. Elle ne pense pas ce qu’elle dit, commentegentimentSeamus.
Il tapotelamaind’Ambrose,faitunsignedetêteendirectiondeFern.Puis ilpartsansfaire leplein.
Ambrosedemeurefigésurplace,leT-shirttrempé,sonbonnetenlainenoireplaquésurlatête.Ill’arrache et l’envoie valdinguer à travers le parking : ce geste n’est qu’un substitut détrempé etpathétiquedecequ’ilvoudraitvraimentfaire,delaragequ’ilvoudraitmanifester.Iltournelestalonsets’éloigne,loindeFern,loindecettescèneterriblequivientjustedesedérouler.
Fernluicourtaprès,glissantetvacillant.Elle luicried’attendre.Mais ilmarchesansluiprêterattention.Ilabesoindefuir.Etilsaitqu’ellenelesuivrapasparcequeBaileynepeutpasrentrertoutseul.
A
19
Finirunpuzzledemillepièces
mbrosemarchedepuisunedemi-heure.Ilrentrechezlui,ledostournéàlapluie,quigouttelelongdesonT-shirtetimprègnesonjean.Sespiedscouinentdanssesbottinesdétrempées.Ila
étéidiotdesedébarrasserdesonbonnet.Lesrareslampadairesqu’ilcroiseéclairentsoncrânelisseet,ainsiincapabledesedissimuler,ilsesentexposéetvulnérable.Sacalvitieleperturbepresqueplusquesonvisagemutilé: ila l’impressionquel’absencedecheveuxlerendplusmonstrueuxquelescrevassesetlescicatricesquiornentsoncôtédroit.Ilneprêtepasattentionauxpharesdesvoituresquiralentissentenarrivantàsahauteur:ilespèrequesonapparenceeffraieralesconducteursetleurôteratouteenvied’endécoudreavecluiou,pis,deluiproposerdeleraccompagner.
—Ambrose!C’estFern.Elleal’airàlafoisinquièteeténervée.—Ambrose?J’ai ramenéBaileychez lui.Monte, s’il teplaît. Je tedéposeraioù tuvoudras…
d’accord?Elle a changé de voiture : elle conduit à présent une vieille berline qui appartient à son père.
Ambroseavucettevoituregaréedevantl’égliseunnombreincalculabledefois.—Ambrose?Jenetelâcheraipas.Jetesuivraitoutelanuit,s’illefaut.Ilsoupireettourneleregardverselle.Penchéesurlesiègedupassagerafinderegarderparla
vitre,elleconduitauralentipourresteràsahauteur.Elleestpâle,sonmascaraacoulé.SescheveuxsontplaquéssursatêteetsonT-shirtmouletoujourssesjolisseins.Ellen’amêmepasprisletempsdesechangeravantdepartiràsarecherche.
Quelquechosedansl’expressiond’Ambroseluiditqu’elleagagné.Elles’arrêteetdéverrouillelaportièretandisqu’ilposesamainsurlapoignée.ElleamislechauffagedelavoitureenmarcheetlachaleurfrappedepleinfouetAmbrose,quifrissonneinvolontairement.Fernsepencheversluietlui frotte les bras comme s’il était Bailey et qu’elle l’avait sauvé d’une tempête de neige, sans sepréoccuper du fait qu’elle est elle-même trempée. Elle met le frein à main et se retourne pourfarfouillersurlabanquettearrière.
—Tiens.Sèche-toi,ordonne-t-elleenposantuneserviettedetoilettesursesgenoux.Jel’aipriseenchangeantdevoiture.
—Fern.Arrête.Jevaisbien.—Tunevaspasbiendu tout !Ellen’aurait jamaisdû tedireça ! Je ladéteste ! Jevaisbriser
touteslesfenêtresdechezelleàcoupsdecailloux!
LavoixdeFernsebrise:elleestauborddeslarmes.—Elleaperdusonfils,Fern,réplique-t-ildoucement.C’est lavéritépureet simple,et, endisantcela, il sent saproprecolère sedissiper. Ilprend la
serviettedesmainsdeFernetils’ensertpoursécherlescheveuxdelajeunefemme:illesenveloppeetlespressepourenabsorberl’humidité,commeillefaisaitsurlessiensquandilsétaientlongs.Ellesefige,peuhabituéeàsentirlesmainsd’unhommedanssescheveux.Pourtantellelelaissefaire,latêteunpeupenchéesurlecôté.
—Jen’aivupersonne.NilafamilledeGrant.NicelledeJesse.Jen’aivuniMarleynisonpetitgarçon.LamèredePaulm’aenvoyéunpanierdevictuaillesquandj’étaisàl’hosto.Maisj’avaislamâchoirevisséeet j’ai toutdonné.Ellem’aenvoyéunecarte.M’a souhaitéunbon rétablissement.Elleestcommesonfils,jepense.Adorable.Pasrancunièredutout.Maisjenel’aipasvuenonplusdepuismonretour,mêmesielleestvendeuseàlaboulangerie.Cesoir,c’étaitmonpremiercontactavecunedesfamilles.Ças’estpassécommejem’yattendais.Et,franchement,jeneméritepasmieux.
Fernnelecontreditpas.Ilal’impressionqu’elleenmeurtd’envie,orellesecontentedesoupirer.Elleposelesmainssurlespoignetsdujeunehomme,leséloignedesatête.
—Pourquoi tu t’esengagé,Ambrose?Jecroyaisque tuavaisdécrochéunegrossebourse. Jeveuxdire…lepatriotisme,servirsonpays,jecomprends…maistunevoulaispasfairedelalutte?
Iln’ajamaisracontéçaàquiquecesoit,jamaisverbalisélessentimentsquil’animaientalors.Ildécidedecommencerparlecommencement.
—Onétaitassisaufonddel’amphi–Beans,Grant,Jesse,Pauletmoi.Ilssesontmarrésetilsontfaitdesvannespendanttoutlediscoursdurecruteurdel’armée.Cen’étaitpasirrespectueux…pasdutout.C’était plutôt qu’ils se disaient que l’armée ne pouvait pas être pire que les entraînements deSheen.Tousleslutteurssaventqu’iln’yariendepluséprouvantquedes’entendredireàlafind’uneséanceparticulièrementharassante,alorsquetuesaffamé,crevéetquetuasmalpartout,qu’ilfautfairedestoursdepiste.Ettusaisquesitunetedonnespasàfond,tulaissestombertescoéquipiers,parce que l’entraîneur fera courir toute l’équipe une deuxième fois s’il pense que tu lanternes.L’arméen’estpaspirequ’unesaisondelutte.Impossible.
Onn’étaitpaseffrayésàl’idéedenousengager.Pasdelamêmefaçonquelesautres.Pourmoi,c’était une chance de me casser et d’être avec mes potes plus longtemps que prévu. J’avais pasvraimentenvied’alleràlafac.Pasencore.J’avaisl’impressionquelavilleentièrem’attendaitetque,sijefoiraisàlafac,jedécevraistoutlemonde.J’aimaisbienl’idéed’êtreunautregenredehéros.J’avaistoujoursrêvéd’êtresoldatmaisjenel’avaisjamaisditàpersonne.Aprèsle11Septembre,çaparaissaitlachoseàfaire.Alors,j’aiconvainculesgarsdes’engageravecmoi.
«Beansaétéleplusfacileàpersuader.Puisilainsistéauprèsdesautres.Paulasignéendernier.Ilavaitpasséquatreansàfairedelaluttepournousfaireplaisir.Iln’ajamaisaiméça.Ilétaitsuperbonetiln’avaitpasdepère:l’entraîneurSheenaremplicerôle.
«Ilvoulaitêtremusicienetpartirentournéedanslemondeentier,guitareàlamain.Maisc’étaitunamifidèle.Ilnousaimaittous.Alorsilafiniparnousaccompagner,commetoujours.
Lavoixd’Ambrosesemetàtrembleretilsefrotteviolemmentlajoue,commepoureffacerlafindesonhistoire,pourenchangerl’issue.
—Onestdoncpartis tous lesquatre.Monpèreapleuré,cequim’agêné.Jesses’estbourré lagueulelaveilledenotredépartpourlesclasses,etc’estcommeçaqueMarleyesttombéeenceinte.Jessen’ajamaisvusongarçon.JedevraisrendrevisiteàMarleymaisj’ensuisincapable.Grantétaitleseulquisemblaitprendretoutçaausérieux.Ilm’aavouéqu’iln’avaitjamaispriéaussifortquelanuitoùonaembarquépourl’Irak.Pourtant,ilpriaittoutletemps.C’estpourçaquejeneprieplus:
siGrantapriécommeundingueetqu’ilestquandmêmemort,c’estpaslapeinequejeperdemontemps.
—Dieut’aépargné,répondFern,filledepasteurjusqu’auboutdesongles.—Tu crois queDieum’a sauvé la vie ? répliqueAmbrose, sidéré.D’après toi, que ressent la
mèredePaul?etlesparentsdeGrant?oulacopinedeJesse?Queressentirasonfilsquandilseraassezgrandpourcomprendrequ’ilaunpapamaisqu’ilneleverrajamais?OnsaittrèsbiencequepenseLuisaO’Toole.SiDieum’asauvélavie,pourquoin’a-t-ilpassauvélesleurs?Est-cequemavieaplusdevaleurquelaleur?Çaveutdirequejesuisspécial…etpaseux?
—Biensûrquenon,protesteFernenhaussantunpeulavoixfaceàlavéhémenced’Ambrose.—Tunecomprendsdoncpas,Fern?C’estbeaucoupplusfacileàacceptersiDieun’arienàvoir
dansl’histoire.S’iln’yestpourrien,alors,c’estjustelavie.Personnen’estspécial,etpersonnen’estpasspécial,nonplus.Tuvoiscequejeveuxdire?Jepeuxfinirparaccepterça.MaisjenepeuxpasaccepterqueDieurépondeàtesprièresetpasauxleurs.Çamemetencolère.Jemesensimpuissant,jemesensmêmedésespéré.Jenepeuxpasvivrecommeça.
Fernacquiesceetlaissesesparoleslesenvelopperdansl’habitacleembuédelavoiture.Ellenelecontreditpas.
—Monpère cite toujours cepassagede laBible, dit-elle aubout d’unmoment.C’est cequ’ilrépondquandilnecomprendpasquelquechose.Jel’aientendutellementdefoisquec’estdevenuunpeucommeunmantra.«Carmespenséesnesontpasvospenséesetmesvoiesnesontpasvosvoies,déclaraleSeigneur.Autantlescieuxsontélevésau-dessusdelaterre,autantsontélevéesmesvoiesau-dessusdevosvoies,etmespenséesau-dessusdevospensées.»
—Qu’est-cequeçaveutdire,Fern?soupireAmbrose,quisembleunpeucalmé.—Jesupposequeçaveutdirequ’onnepeutpas toutcomprendre.Peut-êtrequenousn’aurons
paslaréponseànosquestionsdanscettevie.Nonpasparcequ’iln’yapasderéponse,maisparcequenousnesommespasaptesàlesentendre.
Ambrosehausselessourcils.Ilattendlasuite.—Ilyapeut-êtreunbutquinousdépasse,undesseinplusgrandauquelnousnecontribuonsque
petitement.Tusais,commecespuzzlesdemillepièces?Enregardantuneseulepiècedupuzzle,tunepeuxabsolumentpasdevineràquoiilvaressemblerauboutducompte.Etonn’apaslaphotosurlaboîtedupuzzlepournousguider.
Fern sourit un peu, hésitante.Elle se demande siAmbrose comprend où elle veut en venir.Lejeunehommenerépondpas.
—Peut-êtrequenoussommesunepiècedepuzzle,poursuit-elle.Ons’emboîtetouspourformercetteexpériencequ’onappellelavie.Aucundenousnecomprendlerôlequ’iljouenin’imagineàquoiçavaressembleraufinal.Peut-êtrequecequ’onappellemiraclen’estquelapartieémergéedel’iceberg. Et peut-être qu’on n’est pas capable de voir les choses merveilleuses qui naissent destragédies.
—Tuesunefilleétrange,FernTaylor,ditdoucementAmbrose,lesyeuxrivésauxsiens.Sonœil droit est aveuglemais sonœil gauche la regarde intensément, commepour percer sa
surface.— J’ai vu les bouquins que tu lisais, poursuit-il. Ceux avec les couvertures aux nanas
dépoitrailléesetauxmecsauxchemisesdéchirées.Tulisdeshistoiresd’amourtorridesettuciteslessaintesécritures.Jenesuispascertaindebientecerner.
— Les saintes écritures me réconfortent et les histoires d’amour me disent que j’ai raisond’espérer.
—Ahouais?D’espérerquoi?—D’espérerquejeferaiplusqueciterlessaintesécrituresavecAmbroseYoungdansunavenir
proche,répondFernenrougissantviolemment,lesyeuxbaisséssursesmains.Ambrose ne sait pas quoi répondre. Après un silence tendu, Fernmet le contact et reprend la
route.AmbrosesongeàcequeluiaditBailey,ausyndromeduvilainpetitcanard.LeSVPC.Peut-être
queFernledragueuniquementparcequ’ilestlaidetqu’ellepense,àcauseduSVPC,qu’ellenepeutpas visermieux. Peut-être qu’il a lui aussi développé ce syndrome et qu’il est prêt à ramasser lesmiettesqueluijetteunejoliefille.MaisFernneluiapaslancéunemiette.Elleluialancéuncookieentieretelleattendqu’ilenprenneunebouchée.
—Pourquoi?murmure-t-ilenregardantdroitdevantlui.—Pourquoiquoi?répond-ellesuruntonlégerdanslequelperceunepetitegêne.Ellen’amanifestementpasl’habitudedelancerdescookiesauxhommes,mochesounon.—Pourquoi est-ceque tu fais comme si j’étais l’ancienAmbrose ?Tu fais comme si tu avais
enviequejet’embrasse.Commesirienn’avaitchangédepuislelycée.—Certaineschosesn’ontpaschangé,dit-elledoucement.—J’aiunscoop,Fern!aboieAmbroseenfrappantviolemmentletableaudebord,cequilafait
sursauter.Toutachangé!Tuesbelleetjesuishideux,tun’asplusbesoindemoimaismoisi!—Turéagiscommesiseulelabeautéméritaitqu’onl’aime,rétorquesèchementFern.Jen’étais
pasa-amoureusedetoiuniquementparcequetuétaisbeau.Elleaprononcélemotenaàhautevoix,mêmesielleaunpeubafouillé.Elle freine brutalement devant la maison d’Ambrose et tire sur le frein à main avant que le
véhiculesoitcomplètementimmobilisé;lavoituredérapeunpeu.Ambrosesecouelatêtecommes’ilnelacroyaitpas.IltendlamainverslapoignéeetFernperd
soncalme.Lacolère luidonne lecouraged’avouerdeschosesqu’ellenedirait jamais sinon.Ellesaisitlebrasd’Ambroseetl’obligeàlaregarderdanslesyeux.
—Je suis amoureusede toi depuis le jouroù tum’as aidée à enterrerune araignéedansmonjardinetquetuaschanté«L’araignéeGipsy»commesic’étaituncantique.Jesuisamoureusedetoidepuis que tu as citéHamlet comme si tu le comprenais vraiment et depuis que tu as dit que tupréférais lesgrandes rouesauxmontagnes russes,parcequ’ilne fautpasvivreà toutealluremaisappréciercequ’onvoitetanticiperlasuite.J’ailuetj’aireluleslettresquetuasécritesàRitaparcequej’avaisl’impressionquetuavaisouvertunepetitefenêtresurtonâmeetquechaquemotquetuécrivaisétaitpleindelumière.Ellesnem’étaientpasadresséesmaisçam’étaitégal.J’aiaiméchaquemot,chaquepenséeetjet’aiaimé…tellement.
Ambroseretenaitsonsouffleetilexpireprofondément,lesyeuxrivésàceuxdeFern.—Quand on a appris la nouvelle…, poursuit-elle en murmurant, à propos de l’explosion en
Irak… est-ce que tu sais que c’est mon père qu’ils ont appelé en premier ? Il a accompagné lesofficierspourl’annoncerauxfamilles.
Ambrosesecouelatête.Iln’étaitpasaucourant.Ilnesepermetpasdepenseràcejour-là,lejouroùlesfamillesontapprislatragédie.
—Jen’arrêtaispasdepenseràtoi.Fernretientseslarmesetsonchagrinfaitnaîtreunedouleurdanslapoitrined’Ambrose.—J’aieulecœurbrisépourlesautres,surtoutpourPaul.Maisj’étaisobsédéepartoi.Onn’apas
sutoutdesuitecequit’étaitarrivé.Jemesuisjuréquesiturentraisàlamaison,jen’auraispaspeur
de t’avouermessentiments.Or j’ai toujourspeur.Parceque jenepeuxpas t’obligeràm’aimerenretour.
Ambrose tend les bras vers elle et l’enlace.C’est une étreinte un peumaladroite, parce que lelevier de vitesse se dresse entre eux, elle pose la tête au creux de son épaule et il lui caresse lescheveux,sidérédeconstaterqu’iléprouveplusdeplaisiràréconforterqu’àl’êtrelui-même.Pendantde longsmois, tout lemondes’estoccupéde lui :Elliott, samère, lesmédecinsde l’hôpital.Maisdepuis l’attaque, il n’a jamais consolé personne, ni aidé qui que ce soit ; il n’a jamais partagé lefardeauduchagrindesautres.
Aprèsunmoment,Fernsedégageens’essuyantlesyeux.Ambrosen’ariendit,iln’apasrévélésessentimentsniréponduàsadéclaration.Ilespèrequ’ellen’attendrien.Ilnesaitpascequ’ilressentvraiment.Ilestnouédepartoutetilneveutpasdiredeschosesqu’ilnepensepas.MaisileststupéfaitparFern,quiaeulecouragedeparler,etilsent,malgrésaconfusionetsondésespoir,qu’elleaditlavérité. Il lacroitquandelle luiditqu’elleestamoureusede lui. Ilenestému.Peut-êtrequ’un jour,quandilauradéfaittouslesnœuds,cetinstantlesliera.Oupeut-êtrequel’amourdeFernlelibérera,luipermettantdes’éloigner.
L
20
Avoirunanimaldomestique
a confession de Fern instaure, de manière étonnante, une trêve entre les deux jeunes gens.Ambrose arrête d’essayer de dissimuler son visage ou de se cacher dans la cuisine. Il sourit
davantage.Ilrit.EtFerndécouvrequ’ilaimebienlataquiner.Certainesnuits,aprèslafermeturedumagasin, il lui arrive même de venir la chercher. Un soir, il la trouve blottie près de la caisse,plongéedansunescèned’amour.
Fern lit des romancesdepuisqu’elle a treizeans.Elle est tombéeamoureusedeGilbertBlythedansLaMaisonauxpignonsvertsetelleaeuenviederevivrecesentimentencoreetencore.Puisellea découvert les éditionsHarlequin. Samère tomberait raidemorte dans sa tisane si elle apprenaitcombienderomansinterditssafillea lusavantla troisième.Depuis,Fernaeuunmilliondepetitsamisfictifs.
Ambrose lui chipe le livredesmainset l’ouvreà lapagequ’elle était en trainde lire.Elle luiagrippelebras,mortifiée;elleneveutpasqu’ildécouvrecequilacaptivaittant.IltientlebouquindevantsesyeuxetpasseunbrasautourdesépaulesdeFern,l’immobilisantcommeuneenfantdecinqans.Ilressembleàuntaureau,massifetmusclé,etlestentativesdeFernpourrecouvrerl’usagedesesbras et récupérer son livre sont vaines. Elle finit par abandonner et baisse la tête, découragée. Lachaleurquiaprispossessiondeses joues irradiesonvisageetelle retientsonsouffleenattendantqu’ilhurlederire.Ambroselitensilencependantquelquesminutes.
—Hum,commente-t-il,perplexe.C’est…intéressant.IlrelâcheunpeulapressiondesonbrasetFernsedégagedesonétreinte.Elleramèneunemèche
decheveuxderrièresonoreilleetdétournesoigneusementleregard.—Commentça,intéressant?demande-t-ellesuruntonléger,commesiellen’étaitpasmortede
gênequelquesinstantsauparavant.—Tulisbeaucoupdetrucscommeça?répliqueAmbrosesansrépondreàsaquestion.—Hé,nedispasdemaltantquetun’aspasessayé!s’exclamehumblementFernenhaussantles
épaulescommesiellen’étaitpasentraindedéfaillirintérieurement.—Maisc’estça,leproblème,rétorqueAmbroseenenfonçantsondoigtdansleflancdelajeune
femme.Cettedernièresetortilledenouveauetluidonneunpetitcoupsurlamain.—Tun’asrienessayédetoutça,n’est-cepas?poursuit-il.Fernleregardedroitdanslesyeuxetpousseunpetitcridesurprise.
—Alorstuasessayé?demandeAmbrosesanslaquitterduregard.—Essayéquoi?murmureFern,abasourdie.—Voyonsvoir,répondAmbroseenfeuilletantlebouquin.Ça,parexemple.Il semet à lire lentement. Sa voix rauque gronde dans sa poitrine et provoque chez Fern une
accélérationfrénétiquedesonrythmecardiaque.—«…illarepoussasurlesoreillersetfitcourirsesmainssursapeaunue.Sonregardsuivitle
mêmetrajet.Lesseinsdelajeunefemmesesoulevèrentsousl’effetdel’attentefiévreuse…»Fernfrappeviolemmentlelivreet,cettefois-ci,elleparvientàledéloger:ilvolepar-dessusles
caissesetatterritdansuncaddie.— Tu as essayé ça ? demande Ambrose avec le plus grand sérieux, la bouche plissée de
consternation.MaissonœilvalidebrilleetFernsaitqu’ilsemoqued’elle.—Oui!exploseFern.Biensûr!Pleindefois!C’est…merveilleux!J’adoreça!Elle attrape un produit ménager et un chiffon sous la caisse et commence à nettoyer son
impeccableplandetravail.Ambroseserapprocheetmurmureaucreuxdesonoreille,chatouillantlesmèchesfollesquise
sontéchappéesdesaqueue-de-cheval:—Avecqui?Fernarrêtedefrotteretleregarde,furieuse.Sonvisagen’estqu’àquelquescentimètresdusien.—Arrête,Ambrose!Tumegênes.— Je sais, Fern, répond-il avec son irrésistible sourire de travers.Mais je ne peux pas m’en
empêcher.Tuestellementadorable.Aumomentoùcesmotsfranchissentses lèvres,Ambroseseraiditcommes’ilétaitsurprispar
sonproprecommentaireet ilsedétourne,gênéàsontour.Labande-sonde lasupérettepasseàunmorceaudeBarryManilowetFern sedit qu’ellen’auraitpasdû l’arrêter.Elle aurait dû le laisserfaire.Pendantunmoment,ilavaitétésijoyeux,sijeune,etvoilàqu’ilétaitdenouveauraide,ledostourné,levisagecachéunefoisdeplus.Ilsedirigeverslaboulangeriesansprononcerunmot.
—Net’envapas,Ambrose,lerappelleFern.Jesuisdésolée.Tuasraison.Jen’airienessayédutout.Tu es le seul àm’avoir jamais embrassée.Et tu avais bu, alors tu peux aussime taquiner là-dessus.
Ambroses’immobiliseetpivotelégèrement.Ilréfléchituninstantàcequ’ellevientdeluiavouer.— Comment une fille comme toi… une fille qui aime les romances et qui écrit des lettres
d’amourfabuleuses(àcesmots,lecœurdeFerncessedebattre),commentunefillecommetoiest-ellearrivéeàtraverserlesannéesdelycéesansêtreembrassée?
Ferndéglutitetsoncœurfaituneembardéeavantdeseremettreàbattrenormalement.Ambrosenelaquittepasdesyeux:ilattenduneréponse.
—C’est facile quand tu es rousse, que tu as la silhouette d’une fillette de douze ans et que tuportesdeslunettesetunappareildentairejusqu’àlafindelaterminale,rétorquesèchementlajeunefemme.
Ilestaiséd’exprimercettevérité,àcepointqu’ellefaitdisparaîtrelatristessequeFernlitdanssonregard.Ilsouritdenouveauetsedétendunpeu.
—Cebaiserprèsdulac,c’étaittonpremier?demande-t-il,hésitant.—Ouais.Monpremierbaiserm’aétédonnéparleseuletuniqueAmbroseYoung,répondFern
ensouriantetenremuantlessourcils.MaisAmbroseneritpas.Ilnesouritpas.Illadévisagependantunlongmoment.
—Tutemoquesdemoi,Fern?Elle secoue la têtedésespérément en sedemandant si elle arriveraun jour ànepas commettre
d’impair.—Non!Jefaisaisjuste…l’idiote.Jevoulaisjustetefairerire!—Jesupposequec’esttrèsdrôle,répondAmbrose.LeseuletuniqueAmbroseYoung…ouais.Y
adequoisevanter.Unbaiserdelapartdufilsdeputehideuxquelamoitiédelavilledéteste.Il tourne les talons et disparaît dans la boulangerie sans un regard en arrière. BarryManilow
pleureunefilleappeléeMandyetFernaenviedepleureraveclui.
Fernfermelemagasinàminuitcommeelleal’habitudedelefairedulundiauvendredi.Ellen’ajamaiseuaucuneraisond’êtreinquièteoud’yréfléchiràdeuxfoisavantdeverrouillerladevantureàcetteheure-cietderentrerchezellesurlevéloqu’elleattachedevantl’entréedesemployés.Elleneregarde même pas autour en poussant la lourde porte qu’elle verrouille. Elle songe au trajet quil’attendetàsonmanuscrit.
—Fern?l’interpelleunevoixsursagauche.Ellen’apasletempsderéagiravantd’êtrepousséecontrelebâtiment.Satêteheurtelemurde
briquesetellegrimaceenlevantlesyeuxverssonagresseur.Leparkingestfaiblementéclairéducôtédesclientsetpasdutoutducôtédesemployés.Fernn’a
jamais songé à s’en plaindre. La lueur de la lune lui permet de distinguer les larges épaulesd’Ambroseetsonvisagesombre.
—Ambrose?Ilglisselesmainsderrièresatêteetcaressedoucementl’endroitoùelles’estcognée.Latêtede
Fernatteint àpeine l’épauledu jeunehomme.Ellepresse sonvisagedans lesmainsd’Ambroseetlève le menton pour discerner son expression. Mais l’obscurité dissimule ses traits et Fern sedemandebrièvementsiAmbroseestdangereuxetsisesblessuressontplusprofondesqu’ellesn’enontl’air.Ellen’apasletempsdes’appesantirdavantagesurcettepensée:Ambrosesepencheverselleetposeseslèvressurlessiennes.
Lechocetlasurprises’emparentd’elleetbalaientlecourtmomentdecrainte.L’attentiondeFernse focalise sur labouched’Ambrose.Elle sent le soufflede sa respiration, la tiédeurdeses lèvresdoucesetlegoûtdecannelleetdesucre,commes’ilavaitgoûtétoutcequ’ilavaitpréparé.Sesgestessonthésitantsetsatendresseestencontradictionavecsonagressivitéinitiale.Peut-êtrequ’ilapeurqu’ellelerepousse.Quandilserendcomptequ’elleselaissefaire,ilfaitcourirsesmainsdesatêteàsesépaules,l’attireplusétroitementàluietsonbaiserdevientplusexigeant.
QuelquechosesedéploiedansleventredeFern,unechaleurtremblantequisefraieuncheminsinueuxàtraverssesmembresahurisetsespoingsserrés.Elleidentifieimmédiatementcesentiment.Del’envie.Dudésir.Ellen’ajamaisressentiça.Enrevanche,ellealudestartinessurcesentiment.Maisl’éprouverestcomplètementdifférent.Elles’étireetsaisitlevisaged’Ambroseentrelesmains,elleleretientenespérantqu’ilnevapasseressaisirtoutdesuite.Elleenregistrelecontrasteentresesdeuxjoues,maislesarêtesetlescreuxquimarquentlecôtédroitdesonvisageontpeud’importanceàcôtédesonbaiser.
Ils’interromptbrusquement,reculeunpeuetposesesgrandesmainssurlespoignetsdeFern.Lajeunefemmechercheàdevinerl’expressiondesonvisagedansl’obscurité.
—Là.C’étaitbeaucoupmieuxquelepremier,murmure-t-il,sesmainstoujourssurlessiennes.Fern est étourdie, un peu ivre et à court demots. Ambrose lâche ses poignets, fait un pas en
arrière puis regagne la boulangerie sans même lui dire au revoir. Fern le regarde s’éloigner et
contemplelaportequis’abatderrièrelui.Soncœurlesuitcommeunchiotselanguissantd’amour.Unbaisernesuffirajamais.
Lanuitsuivante,BaileySheenpénètredanslaboulangerieàminuitcommes’ilétaitpropriétairedeslieux.Fernl’amanifestementlaisséentrermaisellenel’accompagnepas.Ambroseessaiedesepersuaderqu’iln’estpasdéçu.Baileyn’estpastoutseul,cependant:ilaunchataveclui.Iltrottineàsescôtéscommes’ilétaitluiaussichezlui.
—Lesanimauxsontinterdits,Sheen.— Je suis en fauteuil roulant,mec.Tu ne vas pas chassermon chat d’aveugle ?D’ailleurs, ça
pourraitêtreletien,vuquetuesàmoitiéaveugle.L’undesavantagesd’êtrepathétique,c’estqu’engénéral j’obtiens ceque je veux.T’as entenduça,DanGable ? Il t’a traité d’animal.Saute-lui à lagorge,mongars.Attaque-le!
Lechatreniflel’unedesgrandesétagèresmétalliquessanssepréoccuperdeBailey.—TuasappelétonchatDanGable?—Ouais.DanGableSheen.Jel’aidepuisl’âgedetreizeans.Mamèrenousaamenésdansune
fermepourmonanniversaireetFernetmoiavonseuledroitdechoisirunchatonchacun.J’aiappelélemienDanGableetFernabaptisélasienneNoraRoberts.
—NoraRoberts?—Ouais.C’estunécrivain.Fern l’adore.Malheureusementpourelle,NoraRobertsest tombée
enceinteetelleestmorteencouches.—L’écrivain?—Non!Lechat.Fernn’ajamaiseudechanceaveclesanimaux.Ellelescouvred’affectionetde
soinsetilslaremercientenclamsant.Fernnesaittoujourspassefairedésirer.Ambroseaimecetraitdecaractèrechezelle.Ellenefaitjamaissemblant.Pasquestiond’avouer
çaàBailey.—J’aiessayéd’apprendrequelquesmouvementsdelutteàDanGableenhommageàceluidontil
porte lenommais ilnesait rienfaired’autreques’étaler.Bon,c’estundesgestesdebaseetc’estcertesplusquejen’enpeuxfairemoi-même,commenteBaileyengloussant.
DanGable est un lutteur qui a remporté unemédaille d’or aux jeuxOlympiques. Il n’amêmejamaisperduunseulpointlorsdecesJeux.Ilafaitpartiedel’équipeuniversitairedel’Iowaoùiln’aperduqu’unseulcombat,entraînélesIowaHawkeyes,etc’estunevéritablelégende.MaisAmbrosen’estpassûrqu’ilsesentevraimenthonorés’ilsavaitqu’onadonnésonnomàunchat.
DanGable, le chat, se frotte contre la jambe d’Ambrose et se détourne immédiatement de luilorsqueBaileytapotesongenouduboutdesdoigts.L’animalbonditsurlesgenouxdujeunehommequilerécompensepardescaressesetdeslouanges.
—Lesanimauxsontcensésavoirunpouvoirthérapeutique.J’auraisdûavoirunchiot.Tusais,lemeilleuramidel’homme,unchienquin’aimequemoi,legaminquinepeutplusmarcher.Bonjourlesviolons.Mamèrearefusé.Quandjeluiaidemandé,elles’estassiseàlatabledelacuisineets’estmiseàpleurer.
—Pourquoi?demandeAmbrose,surpris.Il a toujours eu l’impression qu’Angie Sheen était une sacrée bonne mère. Il trouve étrange
qu’elleaitrefuséunchienaugaminquinepeutpasmarcheretquiabesoind’uncompagnonfidèle.BonjourlalumièretamiséeetlafermeencematindeNoël.
—Est-cequetusaisquejenepeuxpasmetorcherlecultoutseul?demandeBaileysanssourire,enregardantAmbrosedroitdanslesyeux.
—Euh.D’accord,répondAmbrose,unpeugêné.—Est-cequetusaisquesijemepenchetropenavant,jenepeuxpasmeredresser?Unefois,je
suis resté coincé une demi-heure comme ça avant que ma mère ne me rasseye en revenant descourses.
Ambrosenerépondpas.—Est-cequetusaisquemamère,quipèseàpeinecinquante-cinqkilos,peutmesouleverdemon
fauteuilsansproblème?Ellemelave,ellem’habille,ellemesbrosselesdents,ellemepeigne.Ellefaittout.Pendantlanuit,monpèreetelleserelaientpourvenirmeretournerparcequejenepeuxpaslefaireetquejesuisendolorisijerestetoujoursdanslamêmeposition.Ilsfontçadepuisquej’aiquatorzeans,touteslesnuits.
Ambrose sentqu’unnœudest en trainde se formerdans sagorge.Baileyn’ena toutefoispasterminé.
—Alors,quandj’aidemandéunchiot,jepensequequelquechoses’estbriséenelle.Ellen’avaitjustepasl’énergiedes’occuperdequelqu’und’autre.Onestparvenusàuncompromis.Leschatsnenécessitentpasbeaucoupd’entretien.Onamissagamelleetsalitièredanslegarageetc’estFernquis’enoccupelaplupartdutemps.Jepensequ’elleaconcluunmarchéavecmamèrequandonaeuleschatons,mêmesiellesrefusentdel’admettre.
—Merde,commenteAmbroseensepassantlamainsurlecrâne.Ilnesaitpasquoidire.—Quandest-cequetuvasreprendrelalutte,Brosey?AmbrosealesentimentqueBaileyutilisesciemmentlediminutifqueluidonnaientsespotes.—J’aimeraisbientevoirdenouveausuruntapis.Çanemesuffitpasvraimentd’avoirunchat
nomméDanGable.CederniermiauleetquittelesgenouxdeBaileycommesilecommentairel’avaitvexé.—Etlevoilàquiabandonnel’handicapé,soupireBailey.— Je n’entends pas de l’oreille droite et je ne vois pas de l’œil droit, Bailey. On peut me
surprendresansproblème!Jemeretrouveraiautapistellementvitequejenesauraimêmepasquim’a attaqué. Sans compter que j’ai perdu le sens de l’équilibre. Et que je n’ai pas vraiment enviequ’unefouledegensmedévisage.
—Donctuvaspassertavieàfairedescupcakes?AmbroseluilanceunregardnoiretBaileyluisouritenretour.—Combientusoulèves,Brosey?—Tuveuxbienarrêterdem’appelercommeça?—Pourquoi?demandeBailey,sincèrementétonné.—Parceque…ça…ça…Appelle-moiAmbrose,d’accord?—Alors,180?220?Combien?Ambroseluijettedenouveauunregardpeuamène.—Nemedispasquetunefaisplusdemuscu,reprendBailey.Çasevoit,tusais.Tuespeut-être
musclénaturellement,maislàtuesbiendécoupé.Tul’étaisdéjàavantettul’esdavantagemaintenant.C’estungaminquin’a jamaissoulevéunhaltèredesaviequi tientcegenredepropos,songe
Ambroseensecouantlatêtetoutenenfournantdescupcakes.Parfaitement,descupcakes.—Bon,c’estquoi lebut?Tuasuncorps incroyable–grand,fort.Tucomptes legarderpour
toi?Ilfautlepartageraveclemonde,mec.— Si je ne savais pas que tu es hétéro, je penserais que t’es en train de me draguer, répond
Ambrose.
—Est-cequetuadmirestesmusclesnudevantlemiroirtouslessoirs?Jeveuxdire,aumoins,faisduporno.Commeça,çaneserapasperdupourtoutlemonde.
— Et c’est reparti. Tu parles de trucs que tu ne connais pas, constate Ambrose. Fern lit deshistoiresd’amourettoituteprendspourHughHefner.Jenepensepasquevoussoyezenpositiondemefairelamoraletouslesdeux.
—Fernt’afaitlamorale?demandeBailey,surpris.Iln’apasl’airdutoutoffenséqu’Ambroseluidisequ’ilneconnaîtrienàlavieparcequ’ilesten
fauteuilroulant.—Fernm’alaissédescitationscenséesm’inspirer,expliqueAmbrose.—Ah.Voilàquiluiressemble.Genrequoi?«Rêveplusgrand»?«Épouse-moi»?Ambrosesemetàriremalgrélui.— Allez, Bros – Ambrose, reprend Bailey sur un ton conciliant. Tu n’y penses jamais ? à
revenir?Monpèrevaouvrirlasalledeluttepourtoutlemondecetété.Ilestprêtàbosseravectoi.Jesuissûrqu’ilprendraitsonpiedsituluidisaisquetuveuxt’entraînerunpeu.Tupensesquetoutçan’apasétésuperdurpourlui?Ilvousadoraittouslescinq!Quandilaapprislanouvelle…Jesse,Beans, Grant… Paul. Il les aimait aussi, tu sais. Ce n’étaient pas que tes potes à toi. Il les aimaitvraiment.Etmoiaussi,poursuitBaileyavecunevéhémencequifaittremblersavoix.Tun’asjamaispenséàça?Tun’espasleseulàlesavoirperdus.
—Tucroisvraimentque jenesuispasaucourant?Évidemmentquesi, j’yaipensé, rétorqueAmbrose,stupéfait.C’estbiençaleproblème,Sheen.Sij’étaisleseulàlesavoirperdus…sij’étaisleseulàsouffrir,çaseraitplusfacile…
—Maisonnelesapasseulementperdus,eux!s’exclameBailey.Ont’aperduaussi!Tun’aspasencorecomprisquecetteputaindevilleestendeuildetoi?
—Ilssontendeuildeleursuperstar.D’Hercule.Jenesuispascemec-là.Jenepeuxplusfairedelutte,Bailey.IlsveulentlegarsquineperdjamaisetquiaunechancedegagnerauxjeuxOlympiques.Ilsn’enontrienàfoutredumonstrechauvequin’entendrapasleputaindesifflets’ilestducôtédesamauvaiseoreille.
—Jeviensdet’expliquerquejenepeuxpasallerpissertoutseul.Jesuistotalementdépendantdemamère,quibaissemonpantalon,memoucheetmemetdudéodorant.Etpouraggraverleschoses,quand j’allais au lycée, je devais compter sur quelqu’un pourm’aider à faire presque tout.C’étaitgênant.Etfrustrant.Maisnécessaire!Jen’aiaucunefierté,Ambrose!Aucune.J’avaislechoix:mafiertéoumavie.J’aiétéobligédechoisir.C’estpareilpourtoi.Tupeuxconservertafiertéintacte,resterassisici,fairedescupcakes,devenirgrosetvieuxet,auboutd’unmoment,toutlemondes’enfoutra.Outupeuxéchangertafiertécontreunpeud’humilitéetrécupérertavie.
B
21
Monteràlacorde
aileyaavouéàAmbrosequ’iln’avaitjamaisvulemémorialconstruitpourPaul,Jesse,BeansetGrant.Laraisonenestsimple,a-t-ilexpliqué:ilfautemprunterunsentiertropescarpépourun
fauteuilroulant.Lavilleaprévudebitumerlechemin,a-t-ilajouté,mais…cen’estpasencorefait.LorsqueBaileyenaparlé,Ambroseacomprisqu’ilavaittrèsenviedes’yrendreets’estpromis
de l’y emmener.Pas toutde suite.Cette fois, cettepremière fois,Ambrose abesoind’y aller seul.Depuissixmoisqu’ilestrevenuàHannahLake,ilasoigneusementévitél’endroit.Maisladiscussionavec Bailey sur les cupcakes, l’humilité et l’absence de fierté du jeune handicapé ont convaincuAmbrosequ’ilétaitpeut-êtretempsd’avancerunpeu.Ilmetdoncunpieddevantl’autreetescaladelacollinequimèneaujolipromontoireoùsesquatreamissontenterrés.
Lesquatretombesblanchesformentunerangéehorizontalequifaitfaceaulycée,danslequelilsontfaitdelalutteetdufootballaméricain,oùilsontatteintl’âgeadulte.Unpetitbancenpierre,surlequel les amis et la famille peuvent s’asseoir un instant, se tient tout près des tombes. Les arbresformentuneépaisserangéeau-delàdelaclairière.C’estunendroitagréable,tranquilleetcalme.Desfleurs, des petits mots et des peluches sont disposés sur les tombes et Ambrose est heureux deconstater que les autres leur rendent souvent visite, même s’il espère ne tomber sur personneaujourd’hui.Ilabesoindepasserdutempsseulavecsesamis.
PauletGrantsontaumilieu,BeansetJessesurlescôtés.Amusant.C’étaitcommeçaaussidanslavie.PauletGrantétaientlecimentdugroupe,lesmembresstables,BeansetJesselesprotecteurs,lestêtesbrûlées.Dugenreàseplaindredetoiouvertementmaisàtoujoursêtrelà.Ambroses’accroupitdevantlespierrestombalesetlitcequiyestgravé.ConnorLorenzo«Beans»O’Toole8mai1984–2juillet2004Mihijo,micorazonPaulAustinKimball29juin1984–2juillet2004Ami,frèreetfilsaiméGrantCraigNielson
1ernovembre1983–2juillet2004PourtoujoursdansnoscœursJesseBrooksJordan24octobre1983–2juillet2004Père,fils,soldat,ami
Ilyaunephrasegravéesurlebanc:«Lavictoireestdanslalutte».Ambrosesuitleslettresdudoigt.C’estunephrasequel’entraîneurSheenleurrépétaittoutletemps.Illahurlaitdepuislecôtédutapis.Lerésultatnecomptaitpaspourlui.Ilfallaitsebattrejusqu’aucoupdesiffletfinal.
Ambrose s’assied sur le banc et contemple la vallée en contrebas, la ville dans laquelle il atoujoursvécu,sauflesannéesoùtoutachangé.Etildiscuteavecsesamis.Pasparcequ’ilcroitqu’ilspeuventl’entendre,maisparcequ’ilabesoindeleurparler.
Il leurracontecequeBaileyluiadit.Retrouversavie.Iln’estpascertaindebiencomprendre.Parfoisonnepeutpasretrouversavie.Parfoiselleestmorteetenterréeetonpeutjusteenbâtirunenouvelle.Ambrosenesaitpasàquoiressembleraitunenouvellevie.
LevisagedeFernflottedanssonesprit.Peut-êtrequ’ellepourraitfairepartiedesanouvellevie,or,bizarrement, ilneveutpasenparleràsespotes.C’est troptôt.Et ilveut laprotéger,mêmedesfantômesdesesamislespluschers.Ilsonttoustropriauxdépensdelapetiterouquine,sesonttropmoquésd’elle,l’onttropraillée.Ambroselagardepourlui,ensécuritédansuncoindesoncœurquinecessedegrandir,oùluiseulsaitqu’elleasaplace.
Lorsquelesoleilcommenceàdéclinerderrièrelesfrondaisons,Ambroseselèveetdescenddelacolline,heureuxd’avoirtrouvélecouragedel’escalader.
La salle de lutte sent la sueur, le détergent et les souvenirs. De bons souvenirs. Deux longuescordes sont suspendues dans un coin, des cordes auxquelles il a grimpé et sur lesquelles il s’estbalancé des centaines et des centaines de fois. Les tapis sont étalés et forment d’épaisses dalles decaoutchoucrouge,aveclecerclequimarqueleslimitesetleslignesaucentre,oùcommencel’action.L’entraîneurSheenestentraindelesnettoyer,cequ’iladûfairedesmilliersdefois.Entrenteansdecarrièred’entraîneur,certainementdavantage.
—Salut,coach,ditdoucementAmbroseenserappelantqu’ilarefusédelerecevoirquandilestrentréchezlui.
L’entraîneurlèvelesyeux,surpris.Ilétaitplongédanssespenséesetnes’attendaitpasavoirdelavisite.
—Ambrose!Sonvisageexprimeunetelle joiequele jeunehommedéglutitensedemandantpourquoi il l’a
tenuàl’écartdesaviesilongtemps.L’entraîneurcessedepasserlaserpillièreetnouesesmainssurlemanchedubalai.—Commentva,soldat?Ambrosegrimaceenentendantça.Laculpabilitéetlechagrinenserrentlemotdeleurslourdes
chaînes.Safiertéàporterl’uniformeaétédévastéeparlapertedesesamisetsaresponsabilitédansleurmort.Seulsleshérosontdroitàcetitre.Ils’ensentindigne.
MikeSheenplisselesyeux;ilaremarquélafaçondontlejeunehommeacilléetdontsabouches’estdurcie,commes’ilseretenaitdedirequelquechose.Lecœurdel’entraîneurseserre.AmbroseYoungétaitunvéritablephénomène,unmonstreabsoludansce sport.Legenredegaminque tout
entraîneurrêved’avoirdanssonéquipe,nonpaspourlagloire,maispourlefrissond’adrénaline:Ambrose, c’était une inspiration, l’histoire enmarche. C’était ce genre de sportif là. Il peut l’êtreencore, sansdoute.Maisen levoyanthésiterprèsde laporte, levisagecouturé, sa jeunesseet sescheveuxenvolés,MikeSheenn’enestpassûr.
Ilyadanslefaitqu’ilaitperdusescheveuxuneironiequin’échappepasàMike.AmbroseYoungétaitdocileetobéissantdanslasalledelutte,saufquandils’agissaitdesescheveux.Ilavaitrefusédelescouper.L’entraîneuraimaitqueseslutteursaientlescheveuxras.C’étaitunemarquederespectetdesacrifice.MaisAmbroseavaitcalmementexpliquéàsonentraîneur,enprivé,qu’illesattacheraitencatoganpendantlesentraînementsetlesmatchesetqu’ilétaithorsdequestionqu’illescoupe.
L’entraîneuravaitréponduqu’il le luipermettaitàconditionqu’ilsoitunmodèlepourtous.Çasignifiait que si les autres membres de l’équipe se laissaient pousser les cheveux, s’ils prenaientl’entraînementà la légèreouqu’ils luimanquaientderespectdequelquemanièrequecesoit, ilentiendraitAmbrosepour responsableet ildevraitpasserchez lecoiffeur.Ambroseavait respectésapart dumarché. Il avait été un leader. Les jours dematch, il portait un pantalon de costume, unechemiseetunecravatepourallerau lycéeet il s’assuraitquesescoéquipiers faisaientdemême. Ilarrivaitlepremierauxentraînementsetilpartaitledernier.Ilétaitletravailleurleplusinvestietlecheflepluscohérent.C’étaitlemeilleurmarchéquel’entraîneuraitjamaispassé.
Lescheveuxd’Ambroseavaientdisparu.Toutcommesonbutdanslavie,saconfianceenluietlalumièredanssesyeux.Undesesyeuxestdéfinitivementvoiléetl’autreregardenerveusementautourdelui.L’entraîneursedemandesionavraimentunedeuxièmechancedanslavie.Ilnesefaitguèredesoucipourtoutcequiestphysique.Ilestinquietpourl’impactpsychologique.
Ambroses’avanceversMikeSheen,sonsacdesportàlamain.Ilsesentcommeunintrusdanscetendroitquiétaitsonpréféréaumonde.
—J’aiparléàBailey,quim’aditquevousseriezlà.—Ouais?Jesuisbienlà.Tuveuxt’entraîner?tedérouillerunpeu?MikeSheenretientsonsouffle.Ambroseacquiesceuneseulefoisetl’entraîneurrelâchel’airprisonnierdesespoumons.—Trèsbien.Faisonsquelquesexercices.
— Tu pourrais t’inscrire au cours de danse ou faire de la gym, suggère l’entraîneur lorsque
Ambroseperdl’équilibreets’effondresurletapispourladixièmefois.C’estcequ’onfaitaveclesjoueursdefootballaméricainquandilsontdesproblèmesd’équilibre.Maistuseraisaffreuxentutuetlesgaminesauraientl’impressionqu’onmetenscèneLaBelleetlaBête.
Ambroseestsidéréparlaremarquepourlemoinsdirectedel’entraîneursursalaideur.Onpeutcomptersurluipournejamaisenjoliverleschoses.Baileyestexactementpareil.
—Laseulefaçond’améliorertonéquilibre,poursuitl’entraîneur,estdecontinueràt’exercer.Deretrouverlamémoiredumuscle.Toncorpssaitquoifaire.Tutecontentesdedeviner.Tiens,metsunebouleQuièsdansl’autreoreilleetvoyonssic’estplusfacilecommeça.
Le lendemain soir, Ambrose suit ces conseils. Être sourd des deux oreilles amélioreeffectivement un peu les choses. Sa vue ne lui pose pas autant de problème qu’il l’aurait cru. Il atoujourspratiquéunelutteducorps-à-corpspermanent.Ilyadeslutteursaveuglesdanslemonde.Etdeslutteurssourds.Ilyenamêmequin’ontpasdejambes.Onneleurfaitpasdecadeaumaisonneles exclut pas non plus. Si tu peux te battre, alors tu peuxmonter sur le tapis – et que lemeilleurgagne.C’estunsportquimetenavantl’individu.Vienscommetues,faisdetesfaiblessesdesforcesetdominetonadversaire.Point.
Mais Ambrose n’a jamais eu de faiblesses. Pas comme ça. C’est tout nouveau pour lui.L’entraîneur lui fait enchaîner les ciseaux simples, les ciseauxdoubles, lesprojetés, les attrapésdechevillesetlespliésdecôtéjusqu’àcequesesjambessemettentàtrembler,puisilluifaittoutfairedel’autrecôté.Ill’obligeensuiteàtractersoncorpspuissantlelongd’unecorde.C’estunechosedegrimperquandvousmesurezunmètresoixante-cinqetquevouspesezcinquante-septkilos.C’enestuneautrequandvousfaitesunmètrequatre-vingt-onzepourquatre-vingt-dixkilos.Ambrosedétestelacorde.Maisilarriveenhaut.Etilrecommencelelendemain.Etlesurlendemain.
22
Fabriquerdesfeuxd’artifice
—T«FEUD’ARTIFICEOUDÉFILÉ?»
ucroisqueSheenveutveniravecnous?demandeAmbroseàFernquandcettedernièresortdechezelle.
Lorsquelajeunefemmeaentouré«FEUD’ARTIFICE»surletableaublanc,ilaétésoulagé.Lesdéfilés l’ennuient toujours : tropde soleil et tropdegens.Onest le4 juillet et laville aprévuunspectaclesurleterraindefootballaméricaindulycée.QuandilainvitéFernàyassisteraveclui,elleaététoutexcitée.
—BaileyestàPhiladelphie.Lecœurd’Ambrosebonditdejoie,maislejeunehommelefaittaire.S’ilaimebeaucoupSheen,
ilatrèsenvied’êtreseulavecFern.—Onyvaàpied?suggèreFern.Ilfaitbeauetcen’estpastrèsloin.Ambroseacquiesce,lesdeuxjeunesgenstraversentlapelouseendirectiondulycée.—Qu’est-cequeBaileyfaitàPhiladelphie?demandeAmbroseauboutdequelquesmètres.—Touslesans,Bailey,AngieetMikevontàPhiladelphiepourle4juillet.Ilsvisitentlemusée
d’ArtetMikeporteBaileyenhautdessoixante-douzemarches,commeRockydanslesfilms.MikeaideBaileyàleverlesbrasetilcrie:«Uneannéedeplus!»BaileyadoreRocky.Çatesurprend?
—Non.Pasdutout,répondAmbroseavecunsourireentendu.—IlssontallésenvacancesàPhiladelphiequandBaileyavaithuitans.Ilagrimpélesmarches
toutseul.Ilyaunephotodeluidanslesalon,lesbraslevés,entraindedanser.—Jel’aivue,commenteAmbrose,quicomprendàprésentlasignificationdecettephoto,bienen
vuechezlesSheen.—Ilssesonttellementbienamusésqu’ilsysontretournésl’annéesuivanteetBaileyagraviles
marchestoutseul.C’estdevenudeplusenplusimportantaufildesannées.L’étédesesonzeans,iln’apaspumonteruneseulemarche,alorsoncleMikel’aporté.
—Uneannéedeplus?— Oui. Bailey déjoue déjà les statistiques. La plupart des enfants atteints de la myopathie de
Duchennen’atteignentpasl’âgequ’ila.Et,s’ilslefont,ilsnesontpasaussienformequelui.VingtetunansatoujoursétélecrideguerredeBailey.Onafaitunegrandefêtequandillesaeus.Onestpersuadésqu’ilseradansleLivredesrecords.
Ambroseétalelacouverturesurlebordduterrain,loindelafoulequis’estamasséepourassisteraufeud’artifice.Ferns’installeàsescôtésetlespremièresfuséesnetardentpasàexploserdansleciel.Ambrose s’allonge afindevoir le spectacle sans se tordre le cou.Fern fait demême,unpeu
embarrassée.Ellenes’est jamaisétenduesurunecouvertureavecungarçon.Elle sent saprésenceimposanteàcôtéd’elle;soncorpspuissantoccupeplusdelamoitiédel’espace.Ilachoisilecôtédroitafindeluiprésentersoncôtégauche,commed’habitude.Ilsnesetiennentpaslamainetelleneposepaslatêteaucreuxdesonépaule,mêmesielleenmeurtd’envie.
Fernal’impressiond’avoirpassésavieàattendreAmbrose,àattendrequ’illavoiepourdebon.Paslesbouclesroussesnilestachesderousseur.Nileslunettesquiluifaisaientdesyeuxénormes.Nilesbaguessursesdentsnisasilhouetteefflanquée.
Quand tout ça s’était transformé et avait fini par disparaître – sauf les boucles et les taches derousseur –, elle avait espéré qu’il la remarquerait enfin. Qu’il verrait ses yeux marron sans leslunettes.Qu’ilse rendraitcomptequ’elleavaitenfindes formesetquesesdentsétaientblanchesetbienrangées.Maisfinalement,qu’ellesoitbanaleoujolie,elleattendtoujours.
Ledésirqu’elleaqu’Ambroselaremarquefaitpartied’elledepuissilongtempsqu’alorsqueleschantspatriotiquesquirythmentlefeud’artificeretentissentsurleterraindefootballaméricain,ellese sent infiniment reconnaissante qu’en cet instant précis Ambrose Young soit étendu à ses côtés.Qu’illaconnaisse.Qu’ill’apprécie.Etqu’ilsoitrevenuverselle,versleurville,etverslui-même.
La reconnaissance la fait pleurer et des larmes semettent à couler sur ses joues, formant desrivièrestièdes.Elleneveutpaslesessuyer,depeurqu’Ambroseneremarquequ’ellepleure.Elleleurlaissedonclibrecourssanscesserd’admirerlesexplosionsdecouleurscrépiteretgronderdansleciel.Ellesentlesrépliquesdesdéflagrationsrésonnerdanssatête.
Fernsedemandesoudainsilebruitrappelleceluidelaguerre;elleespèretrèsfortqu’AmbroseestbienlàavecelleetpasquelquepartenIrak,suruneroutebombardéeoùsesamisonttrouvélamort.Ilapeut-êtrebesoinquequelqu’unleretienne,l’ancredanslafête:elletendlamainetlaglissedanslasienne.Illaserrefort.
Iln’entrelacepassesdoigtsauxsienscommele font lescouplesquand ilsmarchent. Il tientsamaindanslasiennecommeunoiseaublessé.Ilsregardent lafindufeud’artificesansseparler, levisagetournéverslalumièreetseulesleursmainssetouchent.Ferncontempleleprofild’Ambroseàladérobéeetdansl’obscurité,entredeuxcascadeslumineuses,sonvisageestmagnifique,commeill’atoujoursété.Sacalvitien’ôterienàlapuissancedesestraits.Ellelesrendmêmeplussaisissants,plusmarquants.
Quands’éteint ledernier crépitementdu frénétiquebouquet final, les familles et les couples selèvent et quittent peu à peu les lieux. Personne ne les a remarqués au-delà du cercle de la piste,derrièrelespoteaux.Lorsquelesgensfinissentpardisparaîtreetquelafuméedelafêtesedissipe,lesbruitsdelanuitreprennentleursdroits.Lesgrillonschantentetleventmurmuredoucementdanslesarbres enborduredu terrain.Fern etAmbrosen’ont pas bougé : aucundes deuxneveut briser lesilencenil’immobilitédumondequilesentoure.
—Tuestoujoursbeau,commentedoucementFern,levisagetournéversAmbrose.Cederniernerépondpastoutdesuite,maisilneretirepassamain,ninegrommelleninenie.—Jepensequecetteaffirmationestdavantageunrefletdetabeautéquedelamienne,finit-ilpar
dire.Ilatournélatêtepourpouvoirlaregarder.LeclairdelunebaignelevisagedeFern:lacouleur
desesyeuxetlerougedesescheveuxsontindéchiffrablesdanslapâlelueurdel’astre.Maissestraitssont nets – les puits sombres de ses yeux expressifs, son petit nez, ses lèvres douces et son frontsincèrementplissé,quimontrequ’ellenecomprendpassaréponse.
—Tusaiscequ’ondit?Quelabeautéestdansl’œildeceluiquiregarde?—Oui?
— J’ai toujours pensé que ça voulait dire qu’on a tous des goûts différents, des préférencesdifférentes… tu vois ?Certains hommes se focalisent sur les jambes, d’autres aiment les blondes,d’autresencorelesfillesauxcheveuxlongs,cegenredetrucs.Jen’yavaisjamaisvraimentréfléchiavantcesoir.Maispeut-êtrequetuvoisdelabeautéenmoiparcequetuesbelle,etnonparcequejelesuis.
—Belleàl’intérieur?—Oui.Fernsetait.Elleréfléchitàcequ’ilvientdedire.— Je comprends ce que tu veux dire, murmure-t-elle d’une toute petite voix. Et j’apprécie.
Vraiment.Maisj’aimeraisbien,justepourunefois,quetumetrouvesbelleàl’extérieur.Ambrosesemetàrirepuiss’arrêtenet.Sonexpressionluiprouvequ’elleneplaisantepas.Elle
n’essaiepasdeflirter.Ah.Leretourdusyndromeduvilainpetitcanard.Ellen’imaginepasunseulinstantqu’ilpuisselatrouverjolie.
Ilnesaitpascommentluifairecomprendrequ’elleestbeaucoupplusquejolie.Alorsilsepencheverselleetposeses lèvressur lessiennes.Avecprécaution.Pascommel’autrenuit,quandsous lecoup de l’inquiétude et de l’impulsivité, il lui a cogné la tête contre le mur en l’embrassant. Ill’embrassepourluiexpliquercequ’ilressent.Ilreculepresquetoutdesuite,pournepassedonnerl’occasiondes’attarderetdeperdrelatête.Ilveutluiprouverqu’ill’estime,pasqu’ilaenviedeluiarrachersesvêtements.Etiln’estpascertainqu’elleaitenvied’êtreembrasséeparunhideuxfilsdepute.Elle est du genre à le laisser faire pour ne pas lui causer de peine.À cette pensée, il sent ledésespoirl’envahir.
Ellelaisseéchapperunsoupirdefrustrationets’assied,lesmainsdanslescheveux.Ilsruissellententresesdoigtsetcascadentdanssondos.Ilmeurtd’envied’yenfouirsesmainsetsonvisageetderespirerleurparfum.Maisildevinequ’ill’aagacée.
—Jesuisdésolé,Fern.Jen’auraispasdûfaireça.—Pourquoi?aboie-t-elle.Ilsursaute,surpris.—Tuesdésolédequoi?—Parcequejet’aicontrariée.— Je suis contrariée parce que tu as arrêté dem’embrasser ! Tu es si prévenant. C’est super
frustrant!Ambroseestsidéréparsonhonnêtetéet ilsourit, flatté.Maissonsourires’effaceaussitôtqu’il
essaiedes’expliquer.—Tuessimenue,Fern.Sidélicate.Ettoutçaestnouveaupourtoi.J’aipeurdetefairedumal.Et
siçadevaitarriver,jenelesupporteraispas.Jepréféreraismourir.Cettepenséeestpireques’éloignerd’elleet il frissonne intérieurement. Ilenmourrait. Ilavait
blessétropdemonde.Perdutropdemonde.Fern s’agenouille face à lui, le menton tremblant et les yeux écarquillés sous le coup de
l’émotion.Elleprendsonvisageentresesmainset,lorsqu’iltentedesedégagerpourqu’ellenesentepassescicatrices,elletientbonetlecontraintàlaregarderdanslesyeux.
—AmbroseYoung!s’exclame-t-elled’unevoixferme.J’aiattendutoutemaviequetuveuillesbiendemoi.Situnemeprendspasdanstesbrastoutdesuite,jenecroiraipasunmotdecequetuviensdedire,etceserapirequeden’avoirjamaisétéenlacée!Tuasintérêtàmeprouvercequetuviensdedire,Ambrose,outuvasmedétruire.
—Jeneveuxpastefairedemal,murmure-t-il.
—Alorsnem’enfaispas,murmure-t-elleàsontour.Elleaconfianceenlui,maisAmbrosesaitqu’ilyamillefaçonsdeblesserquelqu’unetqu’ilest
capabledelesutilisertoutes.Ilcessedetenterdesedégageretserendsouslacaresse.Çafaitbienlongtempsquepersonnene
l’a touché. Fern a de petitesmains, comme le reste de son corps,mais les émotions qu’elles fontnaître sonténormes,gigantesques,dévastatrices.Elle le fait trembler, frémir intérieurement,vibrercommedesrailssousl’assautdutrain.
Ellefaitcourirsesmainslelongdesoncou.Uncôtéestlisse,l’autreestbosselé,couturé,ondulélàoùlachairaétémeurtrie.Ellenereculepas,aucontraire:elledessinechaquemarqueduboutdesdoigts pourmémoriser chaque blessure. Puis elle se penche et pose ses lèvres sous la ligne de samâchoire.Ellefait lamêmechosesur lecôté intact,pour lui fairecomprendrequecen’estpasunbaiserinspiréparlapitiémaisparledésir.C’estunecaresse.EtAmbroseperdlecontrôle.
Illarenversesurlacouverture,soncorpspuissantpressécontrelesien.Ilprendsonvisageentresesmainsetdévoresabouchesansdélicatesse,sansretenue,sansréflexion.Ilsecontentedeprendre.EtFernsedonne.Elleaccueillesalanguecontrelasienneetl’étreintedesesmainssursonvisage,ses cheveux, ses hanches. Elle glisse lesmains sous leT-shirt d’Ambrose et remonte lentement lelongdesondos;c’estsibonqu’ilenalesoufflecoupé.Ilfermelesyeuxetperdlecontactavecsabouchependantunbattementdecœur,levisageenfouidanslecoutièdedelajeunefille.LapoitrinedeFern se soulève rapidement, comme si elle aussi avait perdu le contrôle.Elle embrasse sa tête,commeunemèreapaisesonenfant,etcaressesapeaunue.Ilessaiedesecontrôler,envain.Ilposeunemainsur sonseinetencaresse la rondeurdupouce. Ilmeurtd’enviede lui arracher sonhautpourvérifierquesapoitrineestaussibellequecequ’ilendevine.
MaisFernn’a jamaisétévraimentembrassée,etelleméritede l’êtremaintesetmaintesfois. Ilretire samain à regret. Elle se cambre sous lui et pousse un léger soupir de protestation qui faitbouillirsonsangetbattresoncœurplusvite.Ill’embrassedenouveaupourluimontreràquelpointil la désire. Les lèvres de Fern lui rendent la pareille ; elles bougent doucement, le testent, lesavourent,etAmbroseYoungsentqu’ilestentraindetomberéperdument–sansvraimentrésister–amoureuxdeFernTaylor.
—Regardequiestlà!s’exclameBaileyenfranchissantlesportescoulissantesdelasupérette.Ritalesuitensouriantdetoutessesdents,sonfilscalésurunehanche.Fernpousseunpetitcride
joieetseprécipiteverssonamie.Elleprendleblondinetdanssesbrasetcouvresonpetitvisagedebaisers.BeckerestendéplacementetRitapartaitdechezsamèrequandelleaaperçuBailey,quiserendaitaumagasin.Lejeunehommearéussiàlaconvaincrequ’unkaraokédansantétaitexactementcequ’illuifallait.
IlnefautpaslongtempspourquelamusiquerésonneàfondetqueBaileyremontelesallées,Tysur lesgenoux.Lepetit garçoncriede joie.Rita court à leurs côtés en riant, le visage auréolédubonheur de son fils. Comme Fern, Rita a changé depuis le lycée. Ambrose se demande commentquelquesannéesseulementontpuavoirautantd’effet.Ellesn’enonteuaucunsurBeckerGarth,celadit.C’est toujours une brute et sa femme est devenue sa principale victime.Rita est toujours bellemaiselleal’airfatiguéeetnerveuse,etellen’osepasleregarderdanslesyeux.Ils’estplanquédanslaboulangeriepeuaprèssonarrivée.
—Ambrose?Fern lui sourit depuis la porte et il lui sourit en retour. Il aime la façon dont elle le regarde,
commesisonvisagen’étaitpasmutilé,commesisaseuleprésencelarendaitheureuse.
—Viensvoiruneminute.—Jepréfèreresterici,répond-ildoucement.—OnamisleCDdestubesSheen-Taylor.Cesonttoutesnoschansonspréférées.Jeveuxdanser
avectoi.Ambrosegémitetritenmêmetemps.PasétonnantdelapartdeBaileyetdeFernqu’ilsaientun
CDdeleurstubesfavoris.IlaimeraitbiendanseravecFern–pourêtrehonnête,ilaimeraitbienfairen’importequoiavecelle–,maisilpréféreraitresterdanslacuisineetdanseràl’abridesregards.
Fernluitirelamain,qu’elleenserredanslesdeuxsiennes.Elleluisouritpourl’amadouertoutenletiranthorsdesonantre.
—Laprochainechansonestmapréféréedetouslestemps.Ambrosesoupireetselaissefaire.Ilveutsavoirquelleestsachansonfavorite.Ilserendcompte
qu’ilveuttoutsavoirsurelle.—J’aiditàBaileyquesijevenaisàmouriravantlui…cequ’ilsouhaitaitardemmentquandon
avaitdixans, jevoulaisabsolumentqu’onlajoueàmonenterrement.Etjeveuxquetoutlemondedanse.Écoute!Osemedirequetunetesenspasimmédiatementmieuxenl’entendant.
Elleattend,anxieuse,etAmbroseécouteattentivement.LespremièresmesuresrésonnentdanslaboutiqueetBaileyetFernsemettentàgémiràl’unissonenmêmetempsquePrinceavantdes’agiterfrénétiquement. Rita éclate de rire, pousse un cri de joie et les imite, Tyler calé sur sa hanche.Ambrosenedansepas…maisilapprécielespectacle.
Fernn’aaucunsensdurythmeetBaileyn’estguèremeilleur,mêmesisonabsencedetalentneluiestpasimputable.Ilfaitbougersonfauteuilroulantd’avantenarrière,dansuneparodieduchassé-croisédebasequel’onapprendàl’écolededanse.Ilagitelatêteenrythmeaveclamusiqueetsonvisagedit«Ohouais!»alorsquesoncorpsdit«Pasquestion!».RitadanseautourdufauteuildeBaileymaiselleesttropgênée,tropcomplexéepours’amuservraimentoupourqu’onprenneplaisiràlaregarder.Fernfrétilleducroupionenagitantlesbrascommeunepoule,elleapplauditetclaquedesdoigtsauhasard,avectantdejoiedébridée,tantd’abandonextravagantettantdeplaisirqu’alorsmêmequ’Ambrosesemoqued’elleellenecessederire.
Elle dansemême si elle sait qu’elle est nulle et que rien dans sa façon de semouvoir ne peutattirerAmbroseouleséduire.Elledanseparcequ’elleenaenvie.Etsoudain,demanièreinattendue,il a envied’elle.Éperdument.Elle est lumineuse, adorable et s’émerveilled’un rien. Il laveut toutentière.Ilmeurtd’enviedelaprendredanssesbrasetdel’embrasserjusqu’àcequ’ilssoientàboutdesouffleàcausedelapassionetnonplusdurire.
—Andyourkiss!Fernbraillelesderniersmotsdelachansonetprenduneposeétrange,toutenriant,essoufflée.—C’estlameilleure…chanson…dumonde,soupire-t-elleenécartantlargementlesbras,sans
prêterattentionàlachansonsuivante,quiadéjàdémarré.—Viensavecmoi. J’aiquelquechoseà temontrerdans,euh, lacuisine,ordonneAmbroseen
l’attrapantparlamain.Il l’entraînederrière lui,exactementcommeelle l’a faitavec luiunpeuplus tôt.BaileyetRita
dansent encore au son d’« Under Pressure » de Queen et David Bowie, qui ont pris la relève dePrince.
—Qu-quoi?Maisilyaunslowaprèscelle-làetjevoudraisvraiment,vraimentdanserunslowavectoi,protesteFernentirantenarrièrepourtenterderésister.
Ambroselaprenddanssesbras,commeill’aimaginépeudetempsauparavant,etilfranchitàtoute allure la porte de la cuisine sans trébucher. Il éteint la lumière afin que la pièce baignedans
l’obscuritéetilétouffelecridesurprisedeFernsousseslèvres.D’unemain,illatientfermementsouslesfessesafinqu’ellenebougepas,del’autre,poséesursanuque,ilcontrôlel’angledubaiser.Fernneluiopposeplusaucunerésistance.
B
23
Voirleboncôtédeschoses
ailey est plus lourd que ce à quoi Ambrose s’attendait, plus dégingandé et plus difficile àmanipuler.Mais il le prend quandmême dans ses bras et remonte d’un pas assuré le sentier
battu. Il regarde où il met ses pieds, ne se hâte pas. Il a couru des kilomètres en uniforme avecsoixante-dix kilos d’équipement sur le dos, il peut bien porter Bailey en haut de la colline puisredescendre.
Ilsvontserecueillirsurlestombesdesquatresoldatstombésaucombat.C’estladeuxièmefoisqu’Ambrose s’y rend, mais la première pour Bailey. Le chemin est étroit et escarpé : pousser lefauteuilroulantavecBaileydessusseraitplusdifficilequeporterlejeunehomme;maiscela,MikeSheennepeutpaslefaire,nipersonnedansl’entouragedeBailey;voilàpourquoilejeunehandicapén’ajamaispumonter.QuandAmbrosel’aappris,illuiapromisdeleporterjusqu’enhaut.C’estcequ’ilfaitàprésent.
AngieSheenluiaproposédeprendrelevanfamilial,Ambrosearefusé.IlainstalléBaileysurlesiègedupassagerdesonvieuxpick-upet l’aattachésoigneusement.Baileyacommencéàpenchervers lecôté, incapabledese tenirdroitune foisprivédusupportdeson fauteuil,Ambroseadoncglisséunoreillerentrelejeunehommeetlaportièreafinqu’ilpuisses’yadosser.
Ilabienvuqu’Angieétaitunpeuinquiètedelesvoirpartirsanslefauteuil:ellelesasaluésdelamainavecunsourirecontraint.Ambroseaconduitprudemment,ilsnesontpasallésbienloin.Baileyaappréciédevoyagercommeça;illuiademandédemettrelaradioàfondetdebaisserlesvitres.
Unefoisparvenusenhautdelacolline,AmbroseinstalledoucementBaileysurlebancenpierrepuiss’assiedàsescôtésafindelesouteniretd’éviterqu’ilnebascule.
Ils observent un silence solennel pendant un moment ; Bailey lit les épitaphes sur les pierrestombalestandisqu’Ambroseregardeau-delà,l’espritlourddesouvenirsqu’ilaimeraitbieneffacer.
—J’aimeraisbienêtreenterréiciaveceux.Jesaisbienquec’estunmémorialdeguerre.Maisilspourraientm’enterrerprèsdubanc.Etmettreunastérisquesurmatombe.
Ambroseéclatederire,commeBaileys’yattend,pourtantentendrelejeunehommeévoqueravecdésinvolturesapropremortleperturbe.
—Mais je serai enterré dans le cimetière de la ville. Aux côtés de mes grands-parents et dequelquesancêtres.J’aichoisimonemplacement,poursuitBaileysuruntonléger.
Ambrosenepeuttenirsalanguepluslongtemps.—Commenttusupportesça,Bailey?Deregarderlamortenfacedepuissilongtemps?
Baileyhausselesépaulesetluilanceunregardcurieux.—Tufaiscommesimourirétaitlepirequipuissearriver.—Etcen’estpaslecas?Ambrosetrouvequ’ilneluiestrienarrivédepirequedeperdresesamis.—Non.Mourir, c’est facile, c’est vivre qui est difficile. Tu te souviens de cette petite fille à
Clairemont County qui a été kidnappée il y a une dizaine d’années, alors qu’elle campait avec safamille?demandeBaileyenleregardantdroitdanslesyeux.LesparentsdeFernetlesmienssesontportés volontaires pour aider aux recherches. Ils pensaient qu’elle était tombée dans la rivière ouqu’elles’étaitégarée.Orilyavaitpasmaldecampeursceweek-endlà,etilétaitfortpossiblequ’elleaitétéenlevée.Lequatrièmejour,mamèreasurpriscelledel’enfantdisparueentraindeprierpourqu’onretrouvelecorpsdesafille.Ellenepriaitpaspourqu’ilslaretrouventvivante,non,ellepriaitpourquesonenfantsoitmorterapidementetaccidentellement,parcequel’alternativeétaitjustetrophorrible.Tupeuximaginerça:savoirquetonenfantestentraindesouffrirlemartyrequelquepartsanspouvoirrienyfaire?
Ambrosenelequittepasdesyeux,troublé.—Tutesenscoupableparcequetuesenvieetqu’ilssontmorts,constateBaileyavecungestede
latêteendirectiondesquatretombes.Maispeut-êtrequeBeans,Jesse,GrantetPaulteregardentensecouantlatêteetqu’ilssedisent:«PauvreBrosey.Pourquoia-t-ilfalluqu’ilresteenvie?»
— M. Hildy m’avait dit que les plus chanceux sont ceux qui ne reviennent pas, se souvientAmbroseencontemplantlestombesdesesamis.Maisjenecroispasqu’ilsmeregardentdepuisleparadis.Ilssontmorts.Disparus.Etmoijesuislà.C’esttout.
—Jepensequ’aufonddetoicen’estpascequetucrois,répondtranquillementleplusjeunedesdeux.
—Pourquoimoi,Bailey?demandeAmbrosed’unevoixunpeutropfortepourl’environnementsolennel.
—Et pourquoi pas toi,Ambrose ? lui rétorque-t-il vivement, ce qui fait sursauter son acolytecomme s’il venait d’être accusé d’un crime. Pourquoi moi ? Pourquoi je suis dans un putain defauteuilroulant?
— Et pourquoi Paul et Grant ? Pourquoi Jesse et Beans ? Pourquoi est-ce que des choseshorriblesarriventàdesgensbien?demandeAmbrose.
—Parcequedeschoseshorriblesarriventàtoutlemonde,Brosey.Maisonesttellementprisparnosviesmerdiquesqu’onnevoitpascequisepassechezlesautres.
Ambrose ne sait que répondre et Bailey a l’air ravi de le laisser se débattre avec ses penséespendantunmoment.Ilfinitparreprendrelaparole,incapablededemeurersilencieuxtrèslongtemps.
—TuaimesbienFern,n’est-cepas,Brosey?demande-t-ilsuruntonunpeuanxieux.—Ouais.J’aimebienFern,acquiesceAmbrosesanscesserdepenseràsesamis.—Pourquoi?demandevivementBailey.—Pourquoiquoi?répondAmbrose,intriguéparletondesonami.—Pourquoiest-cequetuaimesbienFern?Ilbafouilleunpeu,necomprendpastrèsbienoùBaileyveutenveniretilestunpeuagacéquele
jeunehommesecroitpermisdeluidemanderuneexplication.—C’estjustequecen’estpasvraimentlegenredenanaquiteplaisaitavant,poursuitBailey.On
en discutait tous les deux l’autre jour. Elle pense qu’elle n’est pas assez bien pour toi…que tu latolères parce que, et je la cite, elle s’est jetée sur toi. J’ai du mal à imaginer Fern se jeter surquelqu’un.Elleatoujoursététrèstimideaveclesmecs.
Ambrose songe à la nuit du feu d’artifice, quand elle a embrassé ses paupières, son cou, sabouchepuisfaitglissersesmainssoussonT-shirt.Ellenes’estpasmontréetimidedutout,maisilpréfèregardercetteinformationpourlui.
—Jepenseque c’est pour çaqu’elle a toujours aiméautant lire, poursuitBailey.Les livres tepermettentd’êtrequituveux,deneplusêtretoi-mêmependantunmoment.TusaisqueFernadorelesromansàl’eauderose?
Ambrosehochelatêteensouriant.Ilsesouvientdel’embarrasdelajeunefemmequandilaluunpassagedesonromanàhautevoix.Ilsedemandebrièvementsic’estàcausedeceslecturesqu’elleestsipassionnéeetréceptive.Penseràelleexcitesondésir,qu’ilétouffedansl’œuf.
—Tusaisqu’elleenécritaussi?AmbrosetournevivementlatêteversBailey,quiarboreunpetitsouriresatisfait.—Non?Vraiment?—Ouais. Jepensequ’elle en est à son sixième.Elle les envoie àdes éditeursdepuisqu’elle a
seize ans. Personne ne l’a encore publiée, mais ça va venir. Ses romans sont bons. Un peu tropmièvresetgnan-gnanàmongoûtmaisc’estFerntoutcraché.Elleécritsouspseudonyme.Sesparentsnesontaucourantderien.
—Unpseudo?Lequel?—Jenetelediraipas,ilfaudraleluidemander.Ellevametuerquandellesauraquejet’aiparlé
desesromances.Ambroseestentraindesongeràlamanièredont ilvas’yprendrepourforcer lapetiteFernà
dévoilersessecrets.Ilsentledésirmonterdenouveauetilseretientpournepaslemanifester.—J’aitoujoursaimélire.Maisjepréfèreunautregenredebouquins.Leromansentimental,c’est
delatorturepourmoi,poursuitBailey.Ambrosehochelatêteensesouvenantdelanuitdufeud’artifice,àcequ’ilaressenti,allongé
prèsdeFernsouslesexplosionsdecouleurs,sadouceur,l’odeurdesapeau,lecontactsoyeuxdesescheveux.Ilsaitcequ’estlatorture.
—Allez, crache lemorceau,mec.C’est quoi le truc ? Je ne peux pas te botter le cul,mais jesauraisitumemens.Est-cequeFernaraison?Tuprendscequetuassouslamain?
—Putain,Bailey!TumerappellesBeans.Ambrosegrimacesousl’effetdelasouffrancequiletransperce:c’estcommes’ilavait touché
une blessure récente, et la douleur cinglante le fait taire immédiatement.Mais son silence ne faitqu’alimenterlescraintesdeBailey.
—Situtefousdemacousineetquetun’espasfouamoureuxd’elle,jetrouveraiunmoyendetelefairepayer!
Baileycommenceàs’agiteretAmbroseposeunemainapaisantesursonépaule.—J’aimeFern,avoue-t-ild’unevoixrauque.Il sent un frisson le parcourir, choqué par cette vérité qu’il vient de formuler à haute voix. Il
l’aime.—Jepenseàelletoutletemps.Quandjenesuispasavecelle,jesuismalheureux…etquandje
suisavecelle, jesuismalheureuxaussi,parcequejesaisquec’estellequis’abaisse.Regarde-moi,Bailey!Fernpeutavoirquielleveut.Moi?Certainementpas.
Baileyéclatederire.—Bouh!Espècedegrosbébé!Tucroisquejevaism’apitoyersurtonsort?Bennon.Çame
rappelleunbouquinquejeviensdelirepourlecoursdelittératureenligneauqueljesuisinscrit.Cemec,CyranodeBergerac,aungrandnez.Qu’est-cequ’onenaàfoutre?Figure-toiqu’iln’ajamais
eu la fille dont il était fou amoureux parce qu’il était laid. C’est la chose la plus débile que j’aientenduedemavie.Ilalaissésonnezluigâcherlavie?
—CeCyrano,c’estpasceluiquiécrivaitdeslettresd’amourpourunbeaumec?Iln’yapaseuunfilm?
—C’est bien lui. Il ne te rappelle personne ? Ilme semble que quelqu’un t’a écrit des lettresd’amoursignéesRita,non?ExactementcommeCyrano.Ironique,non?Fernpensaitqu’ellen’étaitpasassezbienpourtoiàl’époqueetvoilàquemaintenanttupensesquetun’espasassezbienpourelle. Et vous vous trompez tous les deux… et vous êtes cons,mais tellement coooooons ! assèneBaileyenallongeantlemotavecdégoût.Jesuismoche.Jeneméritepasqu’onm’aime!lesimite-t-ilavecunevoixdefaussetgeignarde.
Ilsecouelatêtecommes’ilétaitprofondémentdéçu,puisils’interromptuninstantpourpréparerunenouvellediatribe.
—Etmaintenanttumedisquetuaspeurd’aimerFernparcequetuneressemblesplusàunestardecinéma?Maisputain,mec,turessemblestoujoursàunacteur…unacteurquiafaitlaguerre.Lesfillesadorentça!Jepensequetouslesdeux,ondevraitpartirenvoyageetdireauxnanasqu’onestdeuxvétérans.Tuaslevisagemutiléetmesblessuresdeguerrem’ontrendutétraplégique.Tupensesqu’elles me croiraient ? Je pourrais peut-être m’en faire quelques-unes. Le seul problème, c’estcommentempoignertouscesnichonssijenepeuxpasleverlesbras?
Ambroseglousse,amuséparlavulgaritédeBailey,quipoursuitsanssedémonter.— Je donnerais n’importe quoi pour échangerma place contre la tienne, comme dansFreaky
Friday.J’aimeraisêtredanstoncorpsjusteunejournée.Jeneperdraispasuninstant.JefrapperaisàlaportedeRita,jefoutraisuneracléeàBecker,j’embarqueraisRitasurmonépauleetjelabaiseraisjusqu’àépuisement.C’estexactementcequejeferais.
—Rita?TuaimesbienRita?—JesuisamoureuxdeRita.Depuistoujours.Etelleaépouséunconnard,cequiestégoïstement
réconfortant.Sielleétaitmariéeavecunmeccool,sympaetgénial,jeseraisplusmalheureux.Ambroseéclatederire.—Tuesincroyable,Bailey!Talogiqueestimparable.—C’estassezdrôle, tuvois.Danslesensironique.FernditquelesgarçonscourentaprèsRita
depuistoujours.Àcausedeça,ellen’ajamaiseul’occasiondes’arrêtersuffisammentlongtempsdecourir pour découvrir qui elle est vraiment et quel genre demec il lui faut.Le fait qu’elle etmoisoyonsamisestlogique,puisquejenepourraijamaisluicouriraprès.C’estpeut-êtreçaleboncôtédeschoses.Jenepouvaispaslapoursuivre,alorsellenes’estjamaisenfuie.
Au bout d’un moment, Ambrose reprend Bailey dans ses bras et ils descendent la collineensemble,chacunperdudanssespenséesdevie,demort,etdeboncôtédeschoses.
O
24
Fairedisparaîtrequelquechose
ncleMikeestsurprisdevoirFernseglisserdanslasalledelutteavecBaileycesamedisoir.Ilsursaute, perplexe, puis il la regarde de nouveau en fronçant les sourcils. Mais lorsque
Ambrose se rend compte qu’elle est là, assise sur un tapis roulé à côté deBailey, il sourit, et sonsourireannulelefroncementdesourcilsd’oncleMike.
Baileyestfascinéparl’actionquisedérouleaucentredelasalle.Fernaussi,paspourlesmêmesraisons. Bailey aime l’odeur des tapis, le mouvement, le retour possible du lutteur dans lacompétition. Fern, elle, aime l’odeur de l’homme, ses mouvements, le retour du lutteur chez lui.Bailey a déjà assisté à des séances d’entraînement entre sonpère etAmbrose, pourFern c’est unepremière. Elle essaie de ne pas se ronger les ongles, une habitude qu’elle s’interdit, d’autant plusqu’ellelesaverniscematinmême;elleobservelascèneenespérantquesaprésenceneledérangepas.
Ambroseestennage.SonT-shirtgrisesttrempédesueurdevantetderrièreetils’épongelatêteavecuneserviettedetoilette.MikeSheenluiimposeunenouvelleséried’exercices.Ill’encourageetlecorrige,maislorsqueAmbroses’effondresurletapisàlafindelaséance,l’entraîneurplisselefrontetsemordlalèvre,manifestementpréoccupé.
— Il te fautunpartenaire.Tudois avoir desmecs contrequi lutter… les exercices, c’est bien,maisilfautpasseràlavitessesupérieureoutuneretrouverasjamaislaforme.Enfin,laformepourlacompétition.TutesouviensdansquelétatétaitBeansquandiln’apaspufairelapremièrepartiedelasaisonenseconde?Ils’entraînaitmaisilnefaisaitpasdematch,etilenabavéquandilareprislacompétition.Grantl’amêmevaincuautournoideBigEastetc’étaitlapremièrefoisqueçaarrivait.Tuterappellescommentilétaitcontent?
Lesparolesdel’entraîneurrésonnentdanslapièce;lamentiondeGrantetdeBeans,quiévoqueleurmort,créeunéchoétrangequiricochesurlesmurs.Ambroseseraidit,BaileybaisselatêteetFernabandonneetsemordilleledoigt.MikeSheenserendcomptedecequ’ilvientdedireetpasselamaindanssescheveuxcourts.
—Jevaistrouverdesgars,Brose,poursuit-ilcommesiderienn’était.J’aideslutteurspuissantsdansl’équipedulycéeavecquitupourraisbosser.Çaleurferadubienetçat’aidera.
—Non.Nefaitespasça,supplieAmbroseàvoixbasseensecouant la tête, toutenfourrantsesaffairesdans sonsacdegym. Jene suispas làpourça,coach. Jeneveuxpasquevouspensiez le
contraire.Lasallememanquait.C’est tout.Vraiment.Mais jeneveuxpas reprendre la lutte…plusjamais.
SheensedécomposeetBaileysoupire.Fernsecontented’attendre.ElleobserveAmbrose–sesmains tremblent tandis qu’il défait les lacets de ses chaussures de lutte et il s’est détourné de sonancienentraîneurafindenepasvoirsaréactionàl’annoncedesonrefus.
—D’accord,répondgentimentMike.Tuenasfinipouraujourd’hui?AmbroseacquiescesansleverlesyeuxdeseschaussuresetMikeSheenfaittintersesclésdanssa
poche.— Tu rentres à la maison avec Fern, Bailey ? demande-t-il à son fils dont il a remarqué
l’abattement.—Onestvenusàpiedetà roues,papa, répondmalicieusement le fils,qui tente,commeàson
habitude,d’allégerl’atmosphèreparsonhumour.Maisj’aimeraisbienrentreravectoisitun’yvoispasd’inconvénient.Tuasprislevan?
—JeramèneraiFern,ditAmbroseencontemplanttoujoursseschaussures.Il est toujours accroupi près de son sac de sport et il ne regarde pas les trois autres, dont
l’attentionest toutentière tournéevers lui. Ila l’air tenduet impatientdese retrouverseul.Fernsedemandepourquoiilveutqu’elleresteaveclui,maiselleneditrienetlaissesoncousinetsononclepartir.
— Éteins toutes les lumières et ferme bien en partant, ordonne tranquillement l’entraîneur enmaintenantlaporteouvertepoursonfils.
Lalourdeporteserefermesureux,FernetAmbroseseretrouventseuls.Lejeunehommeboitunelonguegorgéedesabouteilled’eauetsapommed’Adams’activesousl’effetdesonavidité.Ils’asperge un peu le visage et le crâne et s’essuie avec sa serviette, toujours sans fairemine de selever.IlôtesonT-shirthumideentirantsurl’arrièreducoletenlefaisantpasserau-dessussatête,decettefaçondontprocèdentlesgarçonsetquenefontjamaislesfilles.Ilnes’arrêtepaspourpermettreàFerndelecontempler,maiselleleregardeavecconvoitise,tentantd’enregistrerlemoindredétail.Ambrose n’a cependant aucune intention de frimer et un T-shirt bleu propre remplace presqueimmédiatement le gris. Il enfile ses baskets, noue ses lacetsmais ne se lève toujours pas, les brasautourdesgenouxetlatêtepenchéepouréviterleregardfixedesnéons.
—Tu veux bien éteindre la lumière, Fern ? demande-t-il d’une voix si basse qu’elle n’est pascertained’avoirbienentendu;ellesedirigequandmêmevers laporteet larangéed’interrupteursquisetrouventàsadroite,s’attendantàcequ’illasuive.
—Tuviens?s’enquiert-elle,lamainsurlebouton.—Contente-toid’éteindre.Fern obéit, la salle de lutte s’évanouit sous ses yeux, avalée par les ténèbres. Elle s’arrête,
hésitante.Veut-il qu’elle le laisse seul dans lenoir ?Mais alorspourquoi aurait-il affirméqu’il laramèneraitchezelle?
—Tuveuxquejem’enaille?Jepeuxmarcher…Jen’habitepasloin.—Resteavecmoi.S’ilteplaît.LaporteserefermeetFernnebougepas,ellesedemandecommentellevaretrouversonchemin
jusqu’à luidans l’obscurité. Ilestbizarre, tristeetdistant.Mais ilveutqu’elle reste.C’estsuffisant.Ellesedirigeverslecentredelasalle,enplaçantprudemmentunpieddevantl’autre.
—Fern?Unpeuplusàgauche.Ellesemetàquatrepattesetavanceverssavoix.—Fern?
Ill’acertainemententendueapprocher,savoixestdouce,pluscommeunsalutqu’unequestion.Elles’immobiliseettendlamain,sesdoigtsrencontrentlegenoud’Ambrose.Ilsaisitimmédiatementsamainpuisfaitglissersesdoigtssurlebrasdelajeunefemmeetl’attireàluipuissurletapis,oùils’étendàsescôtés,créantunmurdechaleursursagauche.
C’estétrangedesentirsacaressedanslenoir.Iln’yapasdefenêtresdanslasalleetl’obscuritéest totale. Les sens de Fern sont décuplés par l’absence de lumière et le bruit de la respirationd’Ambroseestàlafoisérotiqueetchaste–érotiqueparcequ’ellenesaitpasàquois’attendre,chasteparcequ’ilsecontentederespirer,etsonsouffleesttièdecontresajoue.Puissabouchesedéplaceetla tiédeurse transformeenchaleurquibrûleses lèvresentrouvertes.Et lachaleurse faitpressantelorsqueseslèvressejoignentauxsiennes.
IlembrasseFerncommes’ilétaitentraindesenoyeretqu’elleétaitsonoxygène,oulesolsoussespieds.Maispeut-êtrequec’estjustesafaçond’embrasser,qu’ilatoujoursfaitcommeça,quellequesoitlafillequ’ilaentrelesbras.Peut-êtrequ’ilaembrasséRitacommeça.Fern,elle,n’ajamaisembrassépersonneàpartluietellen’aaucunpointdecomparaison,aucuneidéedecequiestbienoumal, talentueux ou non. Tout ce qu’elle sait, c’est que lorsque Ambrose l’embrasse, elle al’impression qu’elle va se désintégrer, comme un immeuble que l’on démolit de l’intérieur et quis’effondreproprementsurlui-mêmesansriendérangerautour.
Rien ne changera autour d’elle. La pièce ne se consumera pas, les tapis ne fondront pas,maisquandAmbroseenaurafini,elleneseraplusqu’untasincandescentdecequijadisétaitFernTayloretilesttroptardpourfairedemi-tour.Elleneseraplusjamaislamême,gâchéepourtouslesautres.Et elle sait cela avec lamême certitudeque si elle avait été embrassée par desmilliers d’hommesavantlui.
Ellegémit,lapetitebêteaffaméequidortenellepousseunsoupir.Ellerêvedeluiarrachersesvêtements,d’enfoncersescourtesgriffesdanssondos,justepours’assurerqu’ilvacomblersafaim,qu’ilestréeletqu’ilestàelle,mêmesicen’estquetemporaire.Ellesepressecontreluietinspirel’odeurdesasueurrécentemêléeàcelleducotonpropredesonT-shirt.Ellelècheetembrasseleseldesapeau.Lesondulationsdesajouemutiléeformentuncontrastesaisissantavecletoucherrugueuxde samâchoire.C’est alorsqu’unepensée se fraie soudainunchemindans sonesprit fiévreux,unéclatvenimeuxdedouteenveloppédansuninstantdelucidité.
—Pourquoi est-ce que tum’embrasses toujours dans le noir ?murmure-t-elle, ses lèvres toutprèsdessiennes.
Lesmainsd’Ambrosesedéplacentsanstrêve,encerclantseshanches,caressantlacourbemincedesataille,effleurant lesendroitsqu’ilmeurtd’envied’exploreretFerntremble,partagéeentrelebesoindepoursuivreetceluid’êtrerassurée.
—Tuaspeurquequelqu’unnoussurprenne?chuchote-t-elleenposantlatêtesursapoitrine–sescheveuxpicotentlaboucheetlecoud’Ambroseets’enroulentautourdesesbras.
Lesilencedujeunehommelaglaceetelles’écarteunpeudeluidansl’obscurité.—Fern?Ambroseal’airperdu.— Pourquoi est-ce que tum’embrasses toujours dans le noir ? répète-t-elle d’une toute petite
voix,commepourtenterd’empêchersessentimentsdes’entendredanssesmots.Tuashonted’êtrevuavecmoi?
—Jenet’embrassepastoujoursdanslenoir…non?—Si…Toujours.
Le silence s’abat de nouveau sur eux. Fern entend la respiration d’Ambrose, qui réfléchit à cequ’ellevientdedire.
—Est-cequec’estparcequetuesgênéde…tucomprends?reprend-elle.—Non,Fern. Jen’aipashontedememontrer avec toi. J’aihontequ’onmevoie,moi, avoue
Ambrosed’unevoixétoufféeenluiprenantdenouveaulamain.—Pourquoi?Elleconnaîtlaréponsemaisnelacomprendpasvraiment.Lamaind’Ambrosetrouvesajoueet
en dessine doucement les contours, avant de suivre les traits de son visage, s’immobilisant sur sabouche.Ellereculedepeurdel’attireràelle.
—Mêmemoi?insiste-t-elle.Tuneveuxmêmepasquejetevoie?—Jeneveuxpasquetupensesàmonapparencequandtum’embrasses.—Tupensesàlamiennequandtum’embrasses?—Oui,répond-ild’unevoixrauque.Jepenseàteslongscheveuxrouxetàtabouchedouce,àla
façondonttoncorpsmenusepressecontrelemien,etj’aienviedetecaresser.Partout.Etj’oubliequejesuislaid,seuletcomplètementperdu.
Des flammes s’embrasent dans le ventre de Fern, elle déglutit avec difficulté pour tenter dejuguler la chaleur qui lui brûle la gorge et enflamme ses joues. Elle a lu dans les livres que leshommesdisaientcelaquandilsdésiraientunefemme,maisellen’auraitjamaiscruqueleshommesparlaientainsidanslavraievie.Ellen’auraitjamaisimaginéqu’unhommepuisseluiparlercommeça,àelle.
—Avec toi, jeme sens en sécurité,Fern.À tes côtés, jepeuxoublier.Quand je t’embrasse, jevoudrais que ça ne s’arrête jamais. Tout le reste n’a plus aucune importance. Ce sont mes seulsmomentsdepaixdepuis…depuis…
—Depuisquetuesdéfiguré?achève-t-elleàvoixbasse,toujoursperturbéeparcequ’iladitsursabouche,sescheveux,soncorps,àlafoisexcitéeeteffrayée,impatienteetréticente.
—Depuisquemesamissontmorts,Fern!Iljurebrutalementetelletressaillesouslaviolencedecettegifleverbale.—Depuisquemesquatremeilleursamissontmortssousmesyeux!Ilssontmorts,jesuisenvie.
Ilssontpartis,jesuislà!Jemérited’êtredéfiguré!Ambrosenecriepasmais sadouleurestassourdissante.La jeune femmea l’impressiond’être
dansuntrainquirouledansuntunnel:lesréverbérationsmartèlentsoncrâneetsoncœursemetàbégayer dans sa poitrine. Elle est choquée par sa vulgarité, et plus encore par son insondabledésespoir.Elleaenviedecourirverslaportepourallumerlalumièreafindemettreuntermeàcetéchange étrangedans lenoir absolu.Mais elle est désorientée et neveutpas risquerdeheurterunmur.
—Danslenoiravectoi,j’oubliequeBeansnenousinterromprajamais.Ilfaisaittoujoursentrerdesfillesendouceici.J’oubliequeGrantnegrimperapasàcettecordecommes’ilnepesaitrienetque Jessene ferapasde sonmieuxpourme foutreunepâtéeparcequ’il est secrètementpersuadéqu’ilestmeilleurlutteurquemoi.Quandjesuisentrétoutàl’heure,jem’attendaispresqueàtrouverPaulentraindefairelasiestedansuncoin.Iln’allaitjamaisailleursquandilséchaitlescours.S’iln’étaitpasenclasse,ilétaitforcémentlà,àdormircommeunloir.
Unsanglotprofondetdéchirantprendnaissancedanslapoitrined’Ambroseetsefraieuncheminvers l’extérieur, comme s’il était rouillé parce que trop longtemps retenu. Fern se demande siAmbroseapleurélamortdesesamis.C’estunbruitquiluidéchirelecœur,empreintdedésespoiretd’affliction.Ellesemetàpleureràsontour.
Fernchercheàtâtonslasourcedecesanglotetsesdoigtseffleurentleslèvresd’Ambrose.Elleseretrouve de nouveau dans ses bras, la poitrine pressée contre la sienne. Leurs joues humides sefrottentl’unecontrel’autreetleurslarmessemêlentetcoulentlelongdeleurcou.Ilsrestentassiscommeça,seconsolantl’unl’autre,laissantl’obscuritéépaisseabsorberleurchagrinetdissimulerleursouffrance.
—C’estlàquej’aiétéleplusheureux.Danscettepiècepuanteavecmesamis.Jem’enfoutaisdesmatches.Destrophées.J’aimaiscettepièce.J’aimaiscequejeressentaisquandj’étaislà.
IlenfouitsonvisagedanscoudeFernetcherchesesmots.—Jeneveuxpasquel’entraîneurtrouvedesmecspourlesremplacer.Jeneveuxvoirpersonne
d’autredanscettepièce…pasencore…pasquandj’ysuis.Jesensleurprésencequandjesuislà,etçame fait un mal de chien. Mais en même temps, ça me fait du bien… parce que tant que je peuxentendreleursvoix,ilsnesontpasvraimentmorts.Tantquejepeuxsentircequ’ilrestedenousdanscettepièce.
Fern luicaresse lesépauleset ledos.Elleveut leguérir,commeunemèreembrasseungenouécorché, comme on panse une blessure. Ce n’est pas ce qu’il veut : il lève la tête et elle sent sonsoufflecontreseslèvres,sonnezcontrelesien.Etledésirnoielechagrin.
—Embrasse-moi,Fern.S’ilteplaît.Faisdisparaîtretoutça.
—I
25
Flottersurlelac
lfautquetum’aidesàmedéshabiller.Jenepensepasqu’Ambrosesoitàlahauteurdelatâche.Ilfautunpeudetempspours’habitueràlavuedemonsublimecorpsnu.Ambrose,BaileyetFernsontauborddulacHannah.Ilsontdécidédes’yrendresuruncoupde
tête,poussésparlachaleuretparlefaitqueFernetAmbroseontunjourderepos.Ilssesontarrêtésencheminpouracheteràmangermaisilsn’ontpasprislapeinederentrerprendreleursmaillotsdebain.
—Tunevaspastebaignernu,Bailey.Arrêtedediredesbêtises,tufaispeuràAmbrose,dit-elleenfaisantunclind’œilàcedernier. Il faudraque tum’aidesà leporterà l’eau.Après, jepeuxluifaireboirelatassetouteseule.
—Hé!faitsemblantdes’offusquerBailey.Fernsemetàrireettapotelesjouesdesoncousin.Ambroselesaisitsouslesbrasetlesoulève
afinquelajeunefemmepuissefaireglissersonpantalonsurseschevilles.—Bien.Repose-ledeuxsecondes.Bailey ressemble à unvieil homme frêle à la taille unpeu empâtée. Il se tapote le ventre avec
bonnehumeur.—Cepetitbébém’aideàflotter.C’estaussicequim’empêchedetomberdufauteuilroulant.—C’estvrai,commenteFernenluiôtantseschaussuresetseschaussettes.Iladelachanced’être
unpeuenrobé.Çapermetàsonbustedesemaintenirunpeu.Etilflottevraiment,tuvasvoir.Fern range soigneusement les chaussures de son cousin puis enlève ses propres baskets. Elle
porteunshortetundébardeurturquoisequ’ellenefaithélaspasmined’enlever.Ambrosedélacesesbottes et défait la fermetureÉclair de son jean.Ferndétourne lesyeux,une légèrenuancede roseprendnaissanceàlabasedesoncouetserépandjusqu’àsesjoueslisses.
Unefoisencaleçon,AmbroseprendBaileydanslesbrassansriendireetsedirigeversl’eau.Ferntrottineàsescôtéset l’abreuved’instructionssur lafaçondetenirBaileyetdeledéposer
dansl’eauafinqu’ilnebasculepasenavantsansêtrecapabledesemettresurledos.—Jemedébrouilleparfaitement,femme!crieBaileyquandAmbroselelâche.Baileyflotte,presqueassis,lesfessesverslebasetlespiedsenhaut,latêteetlesépaulesbienau-
dessusdelasurfacedel’eau.—Jesuislibre!hurle-t-il.
—Ilcrieçachaquefoisqu’ilseretrouvedansl’eau,ditFernenriant.Çadoitêtregénialcommesensation.Ilflottesansaucuneaide.
—Cerfs-volantsouballons?demandeAmbroseàvoixbassesansquitterBaileydesyeux.Flottersansquepersonneleretienne.Ilautiliséexactementcesmots-làquandelleluiaposéla
questionilyabienlongtemps.Quelidiot!Quelintérêtya-t-ilàvolers’iln’yapersonneauboutdela ficelle ?À flotter si personnen’est là pour te permettre de retrouver la terre ferme ?Ambroseessaiedefairelaplanchemaisiln’arrivepasàempêchersesjambesdel’attirerverslefond,commedesancres.Ilserésoutàmarcherdansl’eau.
— Trop de muscles ? clame Bailey. Pauvre Brosey. Bailey Sheen gagne cette manche, il mesemble.
Fernatrouvésonpointd’équilibre,elleseconcentrepourflotter;sespiedsauxonglesvernisenrosetranspercentlasurfaceetellealesyeuxfixéssurlesnuages.
—VousvoyezlaCorvette?Elle lève le bras pour désigner un amas duveteux. Elle se met immédiatement à sombrer et
Ambroseglisseunbrassoussondosafinqu’elleneboivepaslatasse.Baileyplisselenezettentedetrouverunevoituredanslesnuages.Ambroselavoitmaiselles’est
transforméeenCoccinelle.—JevoisunnuagequiressembleàM.Hildy!ditBaileyenriant.Commeilnepeutpaslemontrerdudoigt,AmbroseetFernlecherchentdetoutesleursforces
pourl’apercevoiravantquelevisagenesetransformeenautrechose.—Mmmmm.JevoisHomerSimpson,murmureFern.—OndiraitplutôtBart…oupeut-êtreMarge,répliqueAmbrose.—C’estmarrantcommeonvoittousdeschosesdifférentes,constateFern.Ils contemplent l’image dont les bords s’adoucissent et deviennent flous avant de disparaître.
Ambrosesesouvientd’uneautrefoisoùilflottaitsurledosenregardantleciel.
—D’aprèsvous,pourquoiSaddamHusseinasonportraitcollésurtouslesmursdelaville?Onvoitsatronchepartout.Statues,affiches,bannières,ilestpartout,bordel,ditPaul.
—Parcequec’estunputaindedictateur,réponditAmbrose,pince-sans-rire.—C’estdel’intimidationetdulavagedecerveau,expliquaGrant,quisavaittoujourstout.IlveutsefairepasserpourDieuafinde
mieuxcontrôlerlapopulation.TucroisquecesgensontpluspeurdeDieuoudelui?—TuveuxdireAllah,pasDieu,corrigeagentimentPaul.—Oui.Allah.SaddamHusseinveutquelesgensleconfondentavecAllah,répliquaGrant.—D’aprèsvous,quediraitSaddams’ilnousvoyaitnousbaignerdanssapiscine?Et jedoisdirequec’estunevraiepiscinede
dictateur,constataJesse,qui,del’eaujusqu’àlapoitrine,lesbrasencroix,contemplaitlafontainesculptéeornantl’unedesextrémitésdubassin.
— Il dirait rien. Il ferait preuve d’une générosité d’homme de son rang et nous proposerait de revenir quand on veut, suggéraAmbrose.
Lesblaguessurledictateuravaientdurédessemaines.TouteleurunitésebaignaitdanslagigantesquepiscineextérieureduPalaisrépublicain,tombéauxmainsdesAméricains.C’étaitun
plaisirrarequed’êtremouilléetàl’aise,etlesgarçonsdePennsylvanien’auraientpasétéplusheureuxs’ilsavaientétéderetourchezeuxdans le lacHannah, entourésd’arbres et de rochers au lieudes fontainesouvragées,despalmiers et desbâtiments surmontésdecoupoles.
—JepensequeSaddamexigeraitqu’onembrassesesbaguesavantdenouscouperlalangue,intervintBeans.—Danstoncas,çaseraituneamélioration,rétorquaJesse.Beanssejetasursonamietilsluttèrentdansl’eau.Ambrose,PauletGrantsemirentàrireenlesencourageant,ilssesentaienttrop
bienpoursejoindreàlabagarre.Ilssecontentèrentdeflotterencontemplantlecielquinedifféraitguèreduleur.—J’aivu lagueuledeSaddam tantde foisque je lavoisencorequand je ferme lesyeux,commesielleétait impriméesurma
rétine,seplaignitPaul.—Heureusementquel’entraîneurSheenn’ajamaisutilisécegenredeméthodependantlessaisonsdelutte.Vousimaginezletruc?
LagueuledeSheenplacardéepartout,leregardaccusateur,réponditGrantenriant.
—C’estbizarre,quandj’essaiedemesouvenirdesonvisage,oudeceluidesautres,jen’yarrivepas.J’essaiedemerappelerdesdétailsmais…impossible.Çanefaitpourtantpassilongtemps.Onestpartisenmars,ditAmbroseensecouantlatête.
Toutçaluiparassaitunpeuirréel.—Cesontlespluslongsmoisdemavie,soupiraPaul.—TunetesouvienspasdelatêtedeRita…maisjetepariequetutesouviensdesoncorpsnu,hein?BeansavaitcessédeluttercontreJesseàproposdesoncommentairesursalangue,qu’ilavaitbienpenduedenouveau.—Jen’aijamaisvuRitanue,objectaAmbrosesanssesoucierquesesamislecroientounon.—C’estça,oui,réponditJesse,incrédule.—Non.Onn’estsortisensemblequependantunmois.—C’estsuffisant,commentaBeans.—C’estmoiouçasentlebacon?intervintPaulpourmontrerqu’iltrouvaitqueBeanssecomportaitdenouveaucommeunporc.Cedernierluilançadel’eauauvisagemaisnesejetapassurlui.Lamentiondubaconfaisaitgrondertouslesestomacs.Avecunultimeregardversleciel,lescinqamissortirentdelapiscineetregagnèrentsanssesécherl’endroitoùilsavaientempilé
leursuniformes.Iln’yavaitpasdenuagesàl’horizon,pasdevisagesàreconstituersurunepelliculeblanche,rienpourremplirlestrousde lamémoired’Ambrose.Unvisagesurgitsoudaindanssonesprit.CeluideFernTaylor, lementondressé, lesyeuxfermés, lescilshumidesprojetantuneombresursesjouesparseméesdetachesderousseur.Saboucheroseettendre,meurtrieetfrissonnante.Ceàquoielleressemblaitaprèsqu’ill’avaitembrassée.
— Ça vous est déjà arrivé de regarder un tableau avec tant d’attention que les couleurs semélangentetquevousnesavezpluscequevousêtesentrainderegarder?Iln’yaplusdeformes,devisages,demotifs–justedelacouleuretdestourbillonsdepeinture?demandeFern.
Ambroseposelesyeuxsurlevisagequiajadisemplisessouvenirsdansunendroitlointain,unendroitquelaplupartdutempsilaimeraitrayerdesamémoire.
Lesdeuxgarçonsnerépondentpas.Ilscherchentdesvisagesdanslesnuages.—Jepensequelesgenssontcommeça.Quandonlesregardepourdebon,onnevoitplusun
nezparfaitoudesdentsrégulières.Onnevoitpluslescicatricesd’acnéoulafossetteaumenton.Toutdevient flouet toutd’uncoupon lesvoit, eux, lescouleurs, lavieà l’intérieurde lacoquilleet labeautéprenduntoutautresens.
FernnedétournepaslesyeuxducielenparlantetAmbroselaissesonregards’attardersursonprofil. Elle ne parle pas de lui. Elle s’interroge à haute voix sur les étrangetés de la vie. C’esttypiquementelle.
—Çamarchedanslesdeuxsens,répliqueBailey.Lalaideurestaussiintérieure.Beckern’estpasphysiquementlaid.Delamêmemanièrequejenesuispasphysiquementincroyablementbeau.
—C’esttrèsvrai,amiflottant,c’esttrèsvrai,répondFernavecsérieux.Ambrosesemordlalanguepournepasrire.Ilssonttellementbizarrestouslesdeux.Ilsforment
unétrangeduo.Etilressentsoudainl’enviedepleurer.Denouveau.Ilestentraindesetransformerenunefemmedecinquanteansquiaimelesphotosdechatonsassortiesdeslogansnewage.Legenredefemmequisemetàsangloterenregardantunepubpourlabière.Fernl’arendupleurnicheur.Etilestraidedingued’elle.Etdesonamiflottant.
—Qu’est-cequiestarrivéàtonvisage,Brosey?demandegaiementBaileyenchangeantdesujetsansprévenircommeàsonhabitude.
Bon,peut-êtrequ’iln’aimepastantqueçasonamiflottant,finalement.—Ilaexplosé,répond-il.—Littéralement?Jeveuxdesdétails.Tuasétéopérépleindefois,n’est-cepas?Qu’est-cequ’on
t’afait?—Lecôtédroitdematêteaétécomplètementmutilé,ycomprisl’oreille.—C’estpasgrave.Sijemesouviensbien,tonoreilledroiteétaitchou-fleuresque,non?Ambroseglousseensecouantlatêtedevantl’audacedeBailey.L’oreilleenchou-fleurestcequi
arriveauxlutteursquineportentpasleurcasque.Ambrosen’ajamaiseucegenredeproblème,mais
ilappréciel’humourdeBailey.—Ilsm’ontinstalléuneprothèse.—Non?Jeveuxvoir!Baileys’agitefollementetAmbrosel’arrêteavantqu’ilnebasculetêtelapremièredansl’eau.Ambroseretiresonoreilleenl’éloignantdesaimantsquilamaintiennentenplace.FernetBailey
poussentunpetitcridesurprise.—Cool!Ouais.Ilssontbienbizarres.Ambrosenepeutpasnierqu’ilestsoulagéparlaréactiondeFern.Il
luiadonnétouteslesraisonsdes’éloignerdelui.Lefaitqu’ellen’aitmêmepascilléluiôteunpoidsdelapoitrine.Ilinspireetappréciedepouvoirrespirersanscontrainte.
—C’estpourçaquetescheveuxnerepoussentpas?C’estautourdeFernd’êtrecurieuse.—Ouais.Tropdetissuscicatricielsdececôté-là.Tropdegreffes.J’aiuneplaqueenmétalsurle
côtéfixéeàlapommetteetàlamâchoire.Lapeaudemonvisageétaitenlambeauxicietlà,explique-t-ilendésignant les longuescicatricesquizigzaguentsursa joue. Ilsont réussià la retendre,maisj’avaisprisdeséclatsdeshrapnelavantqu’unmorceauplusimportantn’emportelamoitiédematête.Lapeauqu’ilsontretendueétaittrouéecommedugruyèreetj’avaisdeséclatsenfouisdanslapartiemolleduvisage.C’estpourçaquej’ailapeaunoireetbosselée.Leshrapnelessaiedesortir.
—Ettonœil?—Ungroséclatdeshrapnels’yestenfoncé.Ilsontsauvél’œilmaispaslavue.—Uneplaquedemétaldanslatête?C’estplutôtdingue,commenteBailey,lesyeuxécarquillés.—Ouais.Appelle-moil’hommeenfer-blanc,IronMan,réponddoucementAmbrose.Lesouvenirévoquéparlesurnomfaitresurgirladouleuretiladenouveaudumalàrespirer.—L’hommeenfer-blanc?répèteBailey.Çatevabienquandonvoitcommenttuesrouillé.Ce
ciseaudoublequetuasfaithier?Pathétique.Fernglissesamaindanscelled’Ambroseetposelespiedssurlerocherderrièrelui.Grâceàsa
présence,lesouvenirperddesonmordant.Ilpasselebrasautourdesatailleetl’attireàlui.TantpissilaremarquedeBaileyl’ablessé.Peut-êtrequel’hommeenfer-blancestentrainderenaître.Peut-êtrequ’ilauncœuraprèstout.
Ilssebaignentpendantuneheure.Baileyflotteavecbonheur,FernetAmbrosenagentautourdelui,rientets’éclaboussent,jusqu’aumomentoùBaileyannoncequ’ilestentraindesetransformerenraisin sec.Ambrose le porte jusqu’à son fauteuil roulant, puis le couple s’allonge sur les rocherspourlaisserlesoleilsécherleursvêtements.Fernestlapluscouverteetdonclaplusmouillée;sesépaulesetsonneznetardentpasàmontrerdessignesdecoupsdesoleilet l’arrièredesescuissespâlesprenduneteinterosée.Enséchant,sescheveuxformentdesbouclesauburnquicascadentsursondosetretombentsursesyeux.Elleluisourit,ensommeillée;elles’estàmoitiéendormiesurlegrosrochertiède.Ambroseressentuneétrangesensationdevertigedanslapoitrineetillèvelamainpourfrotter lapeauau-dessusdesoncœur,commepourchassercette impression.Ça luiarrivedeplusenplussouventquandilestavecelle.
—Brose?LavoixdeBaileyinterromptsarêverie.—Ouais?—Ilfautquej’aillepisser,annonceBailey.Ambroses’immobilise,comprenanttrèsbiencequivasuivre.
—Soit tume ramèneschezmoi leplusvitepossible, soit tumeportesdans la forêt, expliqueBaileyavecunpetitsignedetêteendirectiondesarbresquiencerclentlelac.J’espèrequetuaspenséauPQ.Mais,danslesdeuxcas,ilvafalloirquetuarrêtesdefixerFerncommesituvoulaislagobertoutecrueparcequeçamefileladalleetquejenerépondsplusdemoiquandj’aifaimetqu’enplusjedoisallerauxchiottes.
L’atmosphèren’estplusvraimentpropiceàlarêverie.
26
Inventerunemachineàremonterletemps
22novembre2003
ChèreMarley,Jenet’aijamaisécritdelettred’amour,n’est-cepas?Tusavaisqu’AmbroseaentretenuunecorrespondanceamoureuseavecRita
Marsdenenterminaleetqu’ilafinipardécouvrirqueleslettresn’étaientpasdeRita?C’étaitFernTaylor,lapetiterouquinequitraîneaveclefilsdel’entraîneur,Bailey,quilesécrivait.PaulavaitdonnéàAmbrosel’idéed’utiliserdelapoésie,jepensequ’Ambroseaimaitbienécrire,jusqu’àcequeRitalelargueetluiavouequec’étaitFerndepuisledébut.Ambrosen’estpastrèsdémonstratifengénéral,maiscettefois-là,ilétaitcarrémentfurieux.Onl’ataquinésurFerntoutel’année.Lesimaginerensembleestassezmarrant.Cen’étaitpassonavis.Encoremaintenant,ilnerépondpasquandonmentionnesonnom.Çam’afaitpenserquejenesuispastrèsdouépourdireleschosesetquecertainssontprêtsàpasmaldesacrificespourfairepasserunmessagedel’autrecôté.
On surveille à tourde rôledesprisonniers avant leur transfert endehorsdeBagdad.Çapeutparfoisprendrequelques semainesavantqu’on leur trouveunecelluleailleurs.C’esthallucinantdevoiràquellesextrémités les Irakienspeuvent se résoudrepour fairepasserunmessage.Ilsfabriquentdel’argileenmélangeantleurthéavecdelaterreetdusable.Ensuite,ilsécriventdesmessagessurdesmorceauxdeserviettesoudevêtements,qu’ilsenfermentaumilieud’unebouled’argile(qu’onappelleles«caillouxthé»)qu’ilslaissent sécher. Ensuite, ils lancent ces cailloux thé dans les autres cellules quand on a le dos tourné. Je ne savais pas quoi t’écrireaujourd’huietjemesuisposélaquestionsuivante:sijen’avaisqu’untoutpetitmorceaudepapierpourtedirecequejeressens,qu’est-cequej’écriraisdessus?Jet’aime,cen’estpastrèsoriginal.Maisjet’aime.ToietlepetitJesse,mêmesijenel’aiencorejamaisvu.Ilmetardederentreràlamaisonetdedevenirunhommemeilleur,parcequejepensequejepeuxl’êtreetjeteprometsdetoutfairepour.Ceci est ta première lettre d’amourofficielle. J’espèrequ’elle t’a plu.Grant a vérifiéma syntaxe etmonorthographe.C’est chouetted’avoirdesamisintelligents.
Bises,Jesse
Ambrose est devant la maison de Fern, il se demande comment il va bien pouvoir entrer. Ilpourraitlancerdescaillouxsursafenêtre–elleestaurez-de-chaussée,àl’arrière,surlecôtégauchedelamaison.Ilpourraitluichanterlasérénade–etréveillertoutlevoisinage…etsesparents,cequiserait contre-productif. Il veut vraiment entrer dans sa chambre. Il est une heure du matin et,malheureusement pour lui, ses horaires de boulanger ont ruiné son sommeil, ce qui l’empêche dedormirlesnuitsoùilnetravaillepas.Detoutefaçon,ildortmal–toutletemps.Depuisl’Irak.Sapsylui a dit que ses cauchemars n’avaient rien d’anormal. Il souffre d’un stress posttraumatique. Sansblague,Sherlock.
Mais, ce soir, c’est son désir de voir Fern qui nuit à son sommeil. Elle l’a déposé chez luiquelquesheuresplus tôt, avant de rentrer avecBailey.Seulementquelquesheures.Elle luimanquedéjà.
Ilsortsontéléphoneportabledesapoche,cequiestuneoptionbeaucouppluslogiquequelancerdescaillouxoujouerlesRoméochantants.
«Tudors?»textote-t-ilenpriantpourqueFerngardesontéléphoneprèsdesonlit.Vingtsecondesplustard,sontéléphonesemetàvibrer.
Non.Jepeuxtevoir?
Oui.Tuesoù?Dehors.
Dehorsdechezmoi?Oui.Tuaspeur?Onm’aditquej’étaiseffrayant.J’aifaillientrerpartafenêtremais
lesmonstresviventplutôtsousleslitsoudanslesplacards.
Plaisantersursonvisageestdevenufacile.GrâceàFern.Ellenerépondpasàsonderniertexto,maislalumièredesachambres’allumesoudain.Quelquesminutess’écoulent,Ambrosesedemandesielleestentraindeserendreprésentable.Peut-êtrequ’elledortnue.Zut.Ilauraitdûsefaufilerparlafenêtre.
Quelquessecondesplustard,ellepasselatêteparl’encadrementetluifaitsigned’approcherengloussant.Ellesoulèvelestoreafinqu’ilpuisseescaladerl’étroiteouverture,puiselles’écartetandisqu’ilprendpieddanssachambre,qu’ilemplitdesacorpulenceetdesataille.Lescouverturesdesonlitsontrejetéesetuncreuxdelaformedesatêtemarquelecentredel’oreiller.Fernsautillecommesielleétait raviede levoir.Sescheveuxrebondissentà l’unisson,bouclesroussesquicascadent lelongdesondos,sursesépaulesetdansentsurledébardeurorangevifqu’elleporteavecuncaleçondépareilléquiluidonnel’aird’unclownàmoitiédévêtu.
Lesclownsneluiontjamaiscoupélesouffle,alorscommentsefait-ilqu’ilmanqued’airetqu’ilait désespérément enviede l’enlacer ? Il inspireprofondément, tend lamainvers elle, emmêle sesdoigtsauxsiensetserapproched’elle.
— J’ai toujours rêvé qu’un mec entre par ma fenêtre, chuchote Fern théâtralement en seblottissantcontrelui,lesbrasautourdesataillecommesielleavaitpeurqu’ilnesoitpasréel.
—C’estcequem’aditBailey,murmureAmbrose.— Quoi ? Quel félon ! Il a brisé le code, les meilleurs amis ne doivent jamais révéler les
fantasmesdesunsauxautres.Jesuismortifiée,soupireFernavecemphase,alorsqu’ellen’apasl’aird’enpenserunmot.Tuauraispupasserparlaported’entrée,chuchote-t-elleaprèsunlongsilence.
Ellesedressesurlapointedespiedsetdéposeunbaisersurlecoupuislementond’Ambrose.Ellenepeutpasallerplushaut.
—Jemouraisd’enviedepasserparlafenêtre.Maisjen’arrivaispasàtrouveruneseulebonneraison.Etpuisc’estunpeutardpourfrapperàlaporte.Etj’avaisenviedetevoir.
—Tum’asdéjàvueaulac.Mescoupsdesoleilleprouvent.—Jevoulaistevoirdenouveau,murmureAmbrose.Ondiraitquejenepeuxpasresterloinde
toi.Fernrougit,sesmotsluiprocurentunplaisirquil’inondecommeunepluietiède.Elleaenviede
passertoutsontempsàsescôtésetl’idéequ’ilpuisseéprouverlamêmechoselasidère.—Tudoisêtreépuisé,dit-elle,maternellecommeàsonhabitude,enl’attirantverslelit,oùelle
lefaitasseoir.—Àcausedemeshorairesdécalés, jen’arrivepas àdormir,mêmequand jene travaillepas,
concèdeAmbrose.Iln’évoquepaslescauchemarsquiempoisonnentégalementsonsommeil.—Tantque jesuis là, tuasenviedepartagerquelques fantasmesdeplus?ajoute-t-ilaprèsun
brefsilence.M’attacheraulit?—AmbroseYoung.Surmon lit, glousseFern. Jenecroispasquemes fantasmesaillent aussi
loin.
Lechaudregardd’Ambroseseposesursonvisagesurlequellapetitelampedechevetjettedesombres.
—Pourquoiest-cequetum’appellestoujoursparmonnomcomplet?Tudistoujours«AmbroseYoung».
Fernréfléchitunmoment,lesyeuxpresqueclos,tandisquedelamainiltracedescerclessursondosavecdouceur.
—ParcequetuastoujoursétéAmbroseYoungpourmoi…pasAmbrose,niBrose,niBrosey.Ambrose Young. Superstar. Super beau. Comme un acteur. Je n’appelle pas Tom Cruise par sonprénom.Jel’appelleTomCruise.CommeWillSmithouBruceWillis.Pourmoi,tuescommeeux.
C’est encore le truc avec Hercule. Fern le regarde comme s’il pouvait abattre des dragons etvaincredeslionsàmainsnueset,alorsquesafiertéestenlambeauxetquesonancienneimageestdéchiréecommelesstatuesrenverséesdeSaddamHussein,ellen’apaschangéd’avis.
—Pourquoiest-cequetesparentst’ontappeléAmbrose?demande-t-elledoucement,apaiséeparsacaresse.
—C’estleprénomdemonpèrebiologique.Mamèreacruqu’àcausedeçailmereconnaîtrait.—Lemannequindelingerie?demandeFerndansunsouffle.Ambrosegrommelle.—Jenerisquepasd’oubliercedétail.Oui,ilaétémannequin.Etmamèren’ajamaiscesséde
l’aimer,mêmesielleétaitmariéeàunhommecommeElliott,quibaisaitlesolqu’ellefoulaitetquiauraitfaitn’importequoipourelle,mêmel’épouseralorsqu’elleétaitenceintedemoi.Ill’amêmelaissémedonnerlesurnomdeM.Caleçon.
Fernglousse.—Çan’apasl’airdet’ennuyer.—Non.Pasdutout.Mamèrem’adonnéElliott.C’estlemeilleurpèredumonde.—C’estpourçaquetuesrestéquandelleestpartie?—J’aimemamère,maisellenesavaitpasoùelleenétait.Jenevoulaispasvivreça.Lesgens
commeElliottsaventtrèsexactementoùilsensont.Mêmequandlemondes’effondreautourdelui,ilsaitquiilest.Aveclui,jemesuistoujourssentiensécurité.
FernestcommeElliott,comprendsoudainAmbrose.Elleestsolideetfiable,c’estunrefuge.—MonnomvientdelafilletteduPetitMondedeCharlotte,ditFern.Tuconnaisl’histoire?La
petite fille, Fern, sauve le cochon de l’abattoir parce que c’est un avorton. Bailey pense quemesparentsauraientdûm’appelerWilburparcequejesuismaigrichonne.Ilm’appelaitcommeçaquandilvoulaitm’énerver.J’aiditàmamèrequ’ilsauraientdûm’appelerCharlotte,commel’araignée.Jetrouvaisquec’étaituntrèsjoliprénom.Etelleétaitsageetbienveillante.Et,enplus,Charlotteestlenomd’unebelleduSuddansl’unedemesromancespréférées.
—GrantavaitunevacheappeléeCharlotte.J’aimebeaucoupFern.Cettedernièresourit.—BaileyaétéappelécommeçaàcausedeGeorgeBaileydansLavieestbelle.Angieadorece
film.TudevraisentendreBaileyimiterJamesStewart.C’estàhurlerderire.—Enparlantdeprénomsetderomanspréférés,Baileym’aditquetuécrivaissouspseudonyme.
J’aimeraisbienensavoirplus.Ferngémitetlèvelepoingendirectiondelamaisonvoisine.—Mauditsois-tu,toiettagrandegueule,BaileySheen.Tuvaspenserquejesuisuneharceleuse,
dit-elleenjetantàAmbroseunregardinquiet.Quejesuiscomplètementobsédée.Maisilfautquetu
gardes à l’esprit que j’ai choisi ce pseudo quand j’avais seize ans et qu’à l’époque j’étais un peuobsédée.D’accord,jelesuistoujours.
—Obsédéeparquoi?demandeAmbrose,perplexe.—Partoi,marmonneFernensecachantlefrontcontrelapoitrinedujeunehomme.Ilsemetàrireetluisoulèvelementonafindevoirsonvisage.—Jenecomprendstoujourspaslerapportavectonpseudonyme.—C’estAmberRose,soupireFern.—Ambrose?—AmberRose,rectifieFern.—AmberRose?bafouilleAmbrose.—Oui,répondFernd’unetoutepetitevoix.Ambroseattrapeunfourirequidurelongtemps.Etquandilcesseenfin,ilallongeFerncontreles
oreillerset l’embrassetendrement.Ilattendsaréaction; ilneveutpasprendreplusqu’elleneveutdonner,ilneveutpasallerplusvitequ’ellenelepeut.MaisFernrépondavecardeur,luidonneaccèsàsabouche,glissesespetitesmainssoussonT-shirtpourdessiner lescontoursdeses tablettesdechocolat.Ilgémitetregrettequelelitnesoitpasplusgrand.SongémissementembraseFern,elleluiôtesonT-shirtsanstarder,impatiented’êtreleplusprèsdeluipossible.Ambroseseperddanssonodeur,seslèvresdoucesetsescuissesveloutées,jusqu’àcequ’ilheurtelatêtedelit,cequiremetunpeud’ordredanssesidéesendésordred’amoureux.Ilselèveentoutehâteetramassesonvêtementsurlesol.
—Jedoisyaller,Fern.Jeneveuxpasquetonpèremesurprennetorsenudanstachambreettonlit.Ilmetuerait.Ettononcle,monancienentraîneur,luidonneraituncoupdemain.J’aitoujourspeurdemonanciencoach,mêmesijefaisdeuxfoissataille.
Fernpousseunsoupirdeprotestationetsaisitlespassantsdesaceinturepourl’attireràelle.Ilrit,trébucheettendlamainverslemurpourretrouversonéquilibre.Ilheurteunepunaise,qu’ilenvoievalser.ElletombederrièrelelitdeFernetAmbroserattrapelepapierquiétaitaccrochéaumurenpleinvol.Iljetteuncoupd’œilsurlafeuilleetlitcequiyestécritavantd’avoireulapossibilitédesedemanders’ilaledroitdelefaire.
SiDieufaçonnenosvisages,a-t-ilriquandilacréélemien?Façonne-t-ildesjambesquinemarchentpasetdesyeuxquinevoientpas?A-t-ilbouclélescheveuxsurmatêtejusqu’àcequ’ilsserebellentsauvagement?Clôt-illesoreillesdusourdpourlerendredépendant?Monapparenceest-elleunhasardouunmauvaistourdudestin?S’ilm’afaçonnée,ai-jeledroitdeledétesterpourtoutcequejen’aimepaschezmoi?Pourlesdéfautsquis’aggraventchaquefoisquejemecontempledansunmiroir,Pourmalaideur,pourleméprisetpourlapeur?Noussculpte-t-ilpoursonplaisiroupouraccomplirundesseinquim’échappe?SiDieufaçonnenosvisages,a-t-ilriquandilacréélemien?
Ambroserelitlepoèmeetsentquelquechosegrandirenlui.Lesentimentdecomprendreetd’êtrecompris.Cesmotsexprimentsessentiments.Iln’auraitjamaiscruqueFernressentaitlamêmechose.Etsoncœursouffrepourelle.
—Ambrose?—Qu’est-cequec’est,Fern?murmure-t-ilenluitendantlafeuille.Ellelaregardeavecnervosité,malàl’aise,unpeuinquiète.
—C’estmoiquil’aiécrit.Ilyalongtemps.—Quand?—Aprèslebaldefind’année.Tutesouviensdecettesoirée-là?J’ysuisalléeavecBailey.Ila
demandéàchacund’entrevousdedanseravecmoi.Çaaétéundesmomentslesplusgênantsdemavie,maisçapartaitd’unebonneintentiondesapart,répondFernavecunfaiblesourire.
Ambrose se souvient. Fern était jolie – presque belle – et ça l’avait désarçonné. Il ne l’a pasinvitéeàdanser.Ilarefusédelefaire.IlamêmetournéledosàBaileyquandcedernierluienafaitlademande.
—Jet’aifaitdumal,n’est-cepas,Fern?Elle hausse ses frêles épaules en souriantmais son sourire est tremblant et elle a les yeuxqui
brillent.Ilestfaciledevoirque,troisansplustard,lesouveniresttoujoursdouloureux.—Jet’aifaitdumal,répète-t-ild’unevoixqueleremordset laprisedeconscienceteintentde
regret.Ferntendlamainversluietlaposesursajouemutilée.—Tunemevoyaispas,c’esttout.—J’étaisaveugleàl’époque,répond-ilencaressantunebouclequiondulesursonfront.—Enréalité,c’estmaintenantquetuesaveugle,letaquinedoucementFern,quichercheàalléger
saculpabilitéparl’humour.C’estpeut-êtrepourçaquetum’aimesbien.Ellearaison.Ilestàmoitiéaveugle,maismalgréça,oupeut-êtregrâceàça,ilvoit leschoses
avecplusdeclartéquejamaisauparavant.
27
Sefairetatouer
Irak
—Montre-moitontatouage,Jesse,suppliaBeansenpassantlebrasautourducoudesonpoteetenleserrantunpeuplusfortquenécessaire.
Jesse avait passéunpeude son temps libre cematin-là avecun toubibqui faisait des tatouages endilettante,mais il n’avait pasmontrélerésultatetilétaitplussombrequed’habitude.
—Tagueule,Beans.Pourquoiest-cequetuveuxtoujourstoutsavoir?Tuestoujoursdansmespattes,répliquaJesseenrepoussantsonemmerdeurd’amiquivoulaitàtoutprixvoircequiétaittatouésursapoitrine.
—C’est parce que je t’aime. Je veux juste être sûr que tu t’es pas fait faire un truc que tu vas regretter.C’est une licorne ? unpapillon?C’estquandmêmepaslenomdeMarleyautourd’unerose,hein?Ellet’aurapeut-êtreoubliéquandturentrerasàlamaison,mec.Ellesortpeut-êtreavecquelqu’und’autre.Tuferaismieuxdenepasgraversonnomsurtapeau.
Jesse jura et bouscula brutalementBeans, qui tomba à la renverse.Beans se releva immédiatement, furieux, en jurant commeuncharretier.Grant,AmbroseetPaul seprécipitèrentpour s’interposer.Lachaleur leur tapait à tous sur le système.Sionajoutait à ça lanervositéquinelesquittaitjamais,c’étaitunmiraclequ’ilsnesesoientpasbattusavant.
—J’aiunenfant!Ungarçon!Unbébéquejen’aijamaisvu,etMarleyestsamère!Alorsnet’avisepasd’insulterlamèredemongosse,connard,sinonjetecasselagueuleetjetecracheraiàlaraiequandj’enauraifini!
BeanscessaimmédiatementdetenterdefrapperJesseetsacolères’évanouitaussivitequ’elleétaitmontée.Ambroselelâcha,ledangerétaitpassé.
—Jesse,monvieux,jesuisdésolé.Jedéconnais.Beansposasesmainsnouéessursatêteetsedétournaenjurantaprèslui-mêmecettefois-ci.Ilpivotaverseux,leremordsselisait
sursonvisage.—Çacraint,mec.Êtreicialorsqu’ilsepasseçacheztoi.Jesuisdésolé.Jesuistropgrandegueule.Jessehaussa lesépaules, ildéglutit rapidementcommes’ilessayaitd’avalerunepiluleparticulièrementamèreet,s’iln’avaitpas
portédes lunettesdeprotectioncommeeux tous, iln’auraitpeut-êtrepaspucacher l’humiditéqui s’était forméedans sesyeuxetquimenaçaitde se répandreetde rendre leschosesplusdifficilespour tout lemonde. Il commençaàenlever songiletpare-ballesavecdiligenceetassurance.C’étaitquelquechosequ’ils faisaientplusieurs foispar jour. Ilsportaientcegiletchaquefoisqu’ilsquittaient lecampetilslefixaientaveclamêmefacilitéqu’ilslaçaientleurschaussures.
Jesseôtasongiletetlebalançasurlesol.PuisildéfitlerabatVelcrodesachemiseetl’ouvritenlaissantflotterlespans.Ilsortitsondébardeurde saceintureet le remonta,exposant sonventrenoirparfaitement sculptéet sapoitrinemusclée. Jesseétait aussibeauqu’Ambrose, cequ’il nemanquait jamaisde souligner.Sur sonpectoral gauche, tatoués sur soncœur en lettresnoires, s’étalaient lesmots:
Monfils
JesseDavisJordan8mai2003
Il tint sondébardeurkaki soussonmentonquelques instants, le tempsquesesamisvoient tous le tatouagequ’ilavait répugnéà
dévoiler.Puis,sansriendire,ilrabattitsonT-shirt,refermasachemise,larentradanssonpantalonetremitsongiletpare-balles.—C’estcool,Jesse,murmuraBeansd’unevoixrauqueetlasse,commes’ilavaitprisuneballedanslapoitrine.Toutlemondeétaitsurlamêmelongueurd’ondemaisnulneparla.Ilsluttaienttouscontrel’émotionetilssavaientqueriendece
qu’ilspourraientdireneferaitdubienàJesse.OuàBeans.Ilsreprirentensilencelecheminducamp.PaulmarchaitàcôtédeJesseetposeunemainsurl’épauledesonami.Jessenelerepoussapascommeill’avaitfaitunpeuplustôt
avecBeans.PuisPaulsemitàchanteretlesparoless’enroulèrentautourd’euxdanslachaleurfrémissantedudésert.
J’aiécrittonnomsurmoncœurAfindenepasoublierCequej’airessentiquandtuesnéAvantmêmequenousnousrencontrionsJ’aiécrittonnomsurmoncœurAfinqueletienbatteaurythmedumienEtquandtumemanquestropj’endessineChaqueboucleetchaqueligneJ’aiécrittonnomsurmoncœurAfinquenoussoyonsréunisPourquetusoistoutprèsdemoiPourtoujours
Lesmotsrésonnèrentdansl’airaprèsquePaulsefutarrêtédechanter.Siquelqu’und’autreavaitentonnécettemélodie,çan’auraitpaseulemêmeeffet.MaisPaulavaituncœurd’oretunefaçondedireleschosesbienàluiàlaquelleilsétaienttoushabitués.Qu’ilaitchantépourconsolersonaminesurprenaitpersonne.
—C’est toiquiasécritça,Paul?murmuraGrantavecun tremblementdans lavoixque tous remarquèrentmais firent semblantd’ignorer.
—Non.C’estunevieillechansonfolkquemechantaitmamère.Jenemerappellemêmepluslenomdugroupequilachantait.Ilsavaientlescheveuxlongscommedeshippiesetportaientdeschaussettesdansleursnu-pieds.Maisj’aitoujoursaimécettechanson.J’aiunpeumodifiélepremierverspourJesse.
Ilscheminèrentensilenceunpeupluslongtemps,jusqu’àcequ’Ambrosesemetteàfredonnerl’air.—Chante-ladenouveau,Paul,demandaJesse.
—Jedevraismefaire tatouerquoi?Jeveuxdire,pourdebon?Mamandansuncœur?C’estpathétique.Jenevoispascequipourraitêtresupercoolsansêtreridiculepourunmecenfauteuilroulant,selamenteBailey.
Ilssonttouslestrois–Ambrose,BaileyetFern–enroutepourSeely,oùilsserendentdansunsalondetatouageappeléInkTank.BaileysupplieFerndel’emmenersefairetatouerdepuisqu’iladix-huitansetilaremislesujetsurletapisquelquesjoursplustôtauborddulac.QuandAmbroseaaccepté,Fernestdevenueminoritaire.Elle se retrouvedoncauvolant et sertdechauffeur, commed’habitude.
—Hé,tupourraistefairetatouerunemassue,Brosey,commeHercule.Çaseraitcool.Ambrosesoupire.HerculeestmortetBaileytentepartouslesmoyensdelefairerenaîtredeses
cendres.—Bailey, tupourrais te faire tatouer leSdeSuperman sur unbouclier.Tu te souviensque tu
adoraisSuperman?demandeFernquelesouveniramuse.—J’auraisplutôtpenséqu’ilaimaitSpiderman,commenteAmbroseensesouvenantde tout le
ramdamqu’avaitfaitBaileyàproposdel’araignéemortequandilsavaientdixans.—J’aiabandonnél’idéeduvenind’araignéeassezrapidement,rétorqueBailey.Jemesuisrendu
compte que j’avais déjà été piqué par un million de moustiques et que les insectes n’étaientprobablement pas la solution. Quand le venin d’araignée a perdu son attrait, j’ai abandonnéSpidermanauprofitdeSuperman.
—Ilacruquesamyopathieétaitlerésultatd’uneexpositiondirecteàlakryptonite.IlaexigéquesamèreluifabriqueunelonguecaperougeavecunSdansledos,ditFernenriant,cequiprovoqueungrognementdelapartdeBailey.
—Jeveuxêtreenterrédanscettecape.Jel’aitoujours.Elleestfabuleuse.—Ettoi,Fern?WonderWoman?lataquineAmbrose.
— Fern a décidé qu’elle n’aimait pas les super-héros, répond son cousin depuis la banquettearrière.Elleseprenaitpouruneféeparcequ’elleaimaitl’idéedevolersansavoiràsauverlemonde.Elle s’était fabriqué des ailes en carton, les avait recouvertes de paillettes et elle avait bricolé desattachesavecdugrosscotchpourlesattacherdansledos.
Fernhausselesépaules.— Malheureusement je ne les ai plus. Je les ai tellement utilisées qu’elles sont parties à la
poubelle.Ambrosegarde le silence.LesparolesdeBailey résonnentencoredanssonesprit :elle aimait
l’idéedevolersansavoiràsauverlemonde.Fernetluisontpeut-êtreréellementdesâmessœurs.Ilcomprendparfaitementcesentiment.
—Est-cequetanteAngievanousempêcherdenousvoir,Bailey?demandeFernensemordillantla lèvre inférieure.Çam’étonnerait que tesparents soient ravisde tevoir revenir avecunénormetatouage.
—T’en fais pas. Je leur sortirai le numérodu« Il faut accorder sondernier vœu à ungaminmourant»,répond-ilavecphilosophie.Çamarcheàtouslescoups.Fern, tudevraistefairetatouerunefougèresurl’épaule.Avecdesfeuillesettoutettout.
—Mmmm.Jenepensepasavoirlecouragedemefairetatouer.Etsijelefaisais,jenechoisiraispasunefougère.
Ils se garent devant le salon de tatouage. Il est vide – midi n’est apparemment pas une heurepopulairepoursefairetatouer.BaileygardelesilenceetAmbrosesedemandes’ilestentraindeseraviser.MaislorsqueFerndétachelefauteuil,ilempruntelarampesanshésiter.
Une fois à l’intérieur, les deux cousins jettent des regards curieux autour d’eux. Ambrose seprépare intérieurement, comme chaque fois, à être un objet de curiosité. Cependant, le visage del’homme qui s’approche d’eux est orné de tatouages si nombreux et si complexes que celuid’Ambrose, malgré ses marques et ses cicatrices, a presque l’air banal. Le tatoueur contemple levisage du jeune homme avec un œil professionnel et lui propose d’ajouter quelques fioritures.Ambroserefusemaissesentimmédiatementplusàl’aise.
Bailey a décidé de se faire tatouer l’épaule droite afin que le tatouage ne frotte pas contre lefauteuil. Il a choisi une phrase : « La victoire est dans la lutte. » Elle est gravée sur le banc dumémorialetcesontdesmotsquesonpèrearépétésdescentainesdefois–àlafoistestamentdelaviedeBaileyethommageausportqu’ilaimetant.
Ambroseexpliquecequ’ilveutetsademandeprendFernetBaileyparsurprise.IlôtesonT-shirtetmontreautatoueurcequ’ildoitfaire.Çaneprendpaslongtemps.Cen’estpasundessincompliquéetilnenécessiteniungrandtalentnibeaucoupdecouleurs.Ilécritprécisémentcequ’ilveut,vérifiequ’il ne s’est pas trompé, puis tend la feuille de papier à l’artiste avant de choisir une police decaractères. Les lettres sont ensuite décalquées sur sa peau, puis, sans autre forme de procès, letatoueurcommencesontravail.
Fernregarde,fascinée, lesnomsdesamismortsd’Ambroseapparaîtrel’unaprèsl’autresur lecôté gauche de sa poitrine. Paul, Grant, Jesse, Beans, l’un derrière l’autre, forment une rangéesolennelleenmajusculesnettes.Quandc’estterminé,Ferndessinelescontoursdeslettresenprenantbiengardedenepaseffleurerlapeaumalmenée.Ambrosefrissonne.Lesmainsdelajeunefemmeagissentcommeunbaumesuruneblessure,apaisantesetdouloureusesenmêmetemps.
Ilspaientetremercientletatoueur,puisreprennentlechemindechezeux.—Est-cequetutesensplusproched’eux?demandedoucementBailey.
Ambrosecontemplepar lavitre lepaysagequidéfile–desarbres, lecieletdesmaisonsaussifamiliersquesonvisage…oudumoinslevisagequ’ilavaitl’habitudedevoirquandilseregardaitdanslemiroir.
—Monvisageestmutilé,répond-ilenregardantBaileydanslerétroviseurintérieur.Illèvelamainetlongelapluslonguecicatrice,cellequicourtduhautdesonfrontàsabouche.— Je n’ai pas choisi ces cicatrices.Mon visageme rappelle leur mort tous les jours. J’avais
besoinquequelquechosemerappelleleurvie.Jesseavaitfaitça.J’enavaisenviedepuislongtemps.—C’est bien,Brosey, c’est vraiment bien, répondBailey avec un sourire pensif. Je pense que
c’estçalepire:personnenesesouviendrademoiquandjeseraimort.Mesparents,si,biensûr.EtFern.Maiscommentquelqu’uncommemoisurvit-ildanslesmémoires?Unefoisquelamesseestdite,aurai-jechangéquoiquecesoitaumonde?
Le silencedans le vanbleu est lourddeponcifs creux et de paroles de réconfort absurdes quisupplientd’êtreprononcés,maisFernaime tropBaileypour luioffrirune tapeamicalequand il abesoindeplus.
— Je t’ajouterai sur ma liste, promet soudain Ambrose sans quitter des yeux Bailey dans lerétroviseur.Quandlemomentseravenu,jemeferaitatouertonnomsurlapoitrineàcôtédesautres.
LesyeuxdeBaileys’emplissentdelarmes.Pendantplusieursminutes,ildemeuresilencieux.FerncontempleAmbroseavectantd’amouretdedévotionqu’ilestprêtàluioffriruneépitaphecomplètesursondos.
—Merci,Brosey,murmureBailey.EtAmbrosesemetàfredonner.
—Tuveuxbienchanterencore,s’il teplaît?supplieFernensuivantdudoigt lecontourde la
pluslonguecicatricequicourtsursajouedroite.Illalaissefaire,sanssesoucierquesongesteluienrappellel’existence.Lorsqu’elletoucheson
visage,ilressentsonaffection,etleboutdesesdoigtsl’apaise.—Tuaimesm’entendrechanter?demande-t-ild’unevoixensommeillée.Iln’apasbeaucoupdetempsdevantluiavantdesetraînerjusqu’auboulot.Fernestencongépour
la journée,paslui.L’épisodedutatoueurleurapris tout l’après-midiet,aprèsavoirdéposéBaileychezlui,ilsonteudumalàseséparer.Ilsontfiniparcontemplerlecoucherdusoleil,allongéssurletrampolinedujardindeFern.Ilfaitnuitàprésent,toutestsilencieux,lachaleuradisparuaveclejour.AmbrosesomnoleaprèsavoirchantélaberceusequeleuravaitapprisePauldurantlespremiersmoisde leur déploiement en Irak. Le fils de Jesse venait juste de naître et ils savaient qu’ils en avaientencorepourdesmoisdepoussièreetdejourssansfinavantdepouvoirenfinrentrerchezeux.
—J’aimet’entendrechanter,ditFernenletirantdesarêverie.Elle se met à chanter, s’arrêtant quand elle oublie un mot – elle le laisse combler les blancs
jusqu’àcequesavoixs’évanouisseetqu’ellelelaissefinirtoutseul.J’aiécrittonnomsurmoncœurafinquenoussoyonsréunis,pourquetusoistoutprèsdemoipourtoujours.C’estlatroisièmefoisqu’illachante.
Quandilatteintladernièrenote,Fernseblottitcontrelui,commesielleavaitsommeilelleaussietletrampolinebougedoucementsousleurpoidsetlafaitroulerdanslavalléecrééeparsoncorpspuissant,ladéposantcontresapoitrine.Illuicaresselescheveux,larespirationdelajeunefemmesefaitalorsplusprofonde.
Ambrosesedemandequeleffetçaluiferaitdedormiràsescôtéstoutletemps.Peut-êtrequelesnuitsseraientmoinsdifficiles.Peut-êtrequelesténèbresquitententdeleconsumerquandilestseul
s’éloigneraient enfin, écrasées par sa lumière. La veille, il avait passé une heure avec sa psy, quis’étaitmontréeétonnéedes«améliorationsdesasantémentale».Et toutçagrâceàunpetitcachetbaptiséFern.
Il était certain qu’elle accepterait de partir avec lui s’il le lui demandait. Il faudrait qu’ilsemmènent Bailey avec eux. Mais même. Elle l’épouserait de bon cœur… et son cœur battaitjoyeusementàcetteidée.Fernavaitcertainementsentilechangementdesonrythmecardiaquesoussajoue.
—Tuconnaislablaguedumecquidoitchoisiruneépouse?demandeAmbroseàvoixbasse.Fernsecouelatête.—Non,répond-elleenbâillantdélicatement.—Cemecalechoix:épouserunefemmesuperbelleouépouserunefemmequichantesuper
bienmaismoche.Ilréfléchitetdécided’épouserlafemmequisaitchanter.Aprèstout,savoixdurerapluslongtempsqu’unbeauvisage,non?
—Si.LavoixdeFernestpluséveillée,commesielletrouvaitlesujettrèsintéressant.—Donc,legarsépouselelaideron.Ilsfontunefête,unbanquet,etvientlanuitdenoces.—Enquoiest-cequec’estuneblague?Ambrosepoursuitcommesiellenel’avaitpasinterrompu.—Lelendemainmatin,lemecseretourne,voitsanouvelleépouseetsemetàhurler.Safemme
seréveilleetluidemandecequinevapas.Ilsecachelesyeuxetbraille:«Chante!Pitié,chante!»Ferngrommellepourmontrerqu’elle trouveque lablague est nulle.Puis elle semet à rire et
Ambrosese jointàelle. Ils rebondissentcôteàcôte sur le trampolinedu jardindupasteurTaylor,commedesenfants.Mais,aufonddelui,Ambrosesedemande,inquiet,siunjourneviendrapasoùFernleregarderaetlesupplieradesemettreàchanter.
B
28
Êtreunhéros
ailey a peu d’indépendance. Mais une fois dans son fauteuil roulant, la main posée sur lescommandesélectriques, ilpeutaller jusqu’à lastation-servicedeBob,aucoinde larue,chez
JolleypourvoirFernaprès leboulotouà l’églisequandl’envie luivientde tourmentersononcleJoshuaavecdeshypothèses théologiques.Lepasteurfaitpreuved’unepatienceinfinieetsemontretoujoursdisposéàbavarder,pourtantBaileyestpersuadéqu’ilmaugréeintérieurementquandilvoitsonneveuarriver.
Ilsaitqu’ilnedevraitpasêtredehorsaussitard.Maisçafaitaussipartiedufrisson.Leshommesdevingtetunansnesontpascensésrespecteruncouvre-feu.Laseulechosequileculpabilise,c’estqu’unefoisrentréchezluiilseraobligéderéveillersonpèreousamèrepourpouvoirsecoucher,cequigâcheunpeusesexcursionsnocturnes.Etpuis,detoutefaçon,ilaenvied’alleràlasupérettevoirFern et Ambrose. Ces deux-là ont vraiment besoin d’un chaperon. Quand ils sont ensemble,l’atmosphèreestélectriqueetBaileyestsûrqu’ilnetarderapasàêtrelacinquièmeroueducarrosse.Unecinquièmerouesurroues.Ilsemetàriretoutseul.Iladorelesjeuxdemots.EtilestraviqueFernetAmbrosesesoienttrouvés.Ilneserapaslàpourl’éternité.MaintenantqueFernaAmbrosedanssavie,ilsefaitmoinsdesoucipourelle.
Ilnefaitriendedangereuxcesoir.Ilaessayédesefaufilerdehorssanslalampefrontalemaissamère luiacouruaprès. Ilpourraitpeut-être la laisseraumagasinenpartant. Ildétesteceputaindetruc.Ilsouritd’unairnarquois,enayantlesentimentd’êtreunrebelle.Ilnequittepasletrottoiretlalumièredeslampadairesleguide:iln’avraimentpasbesoindecettelampe.LeSpeedyMartdeBobestsursoncheminetBaileydécidedes’yarrêter,justeparcequ’illepeut.IlattendpatiemmentqueBobfasseletourdesoncomptoirpourvenirluiouvrirlaporte.
—Salut,Bailey.Bob cligne des yeux et tente de ne pas fixer la lumière aveuglante en provenance de la lampe
frontaledujeunehomme.—Tupeuxéteindrecetruc,s’ilteplaît.Ilsuffitd’appuyersurleboutonquiestdessus,explique
Bailey.Bobs’exécute,maislalumièrenes’éteintpas,commesiquelquechosenefonctionnaitplus.Ilfait
pivoterl’élastique:lefaisceausetrouveàprésentsurlanuquedujeunehommeetnel’aveugleplus.— Je ne peux pas faire mieux, Bailey. Qu’est-ce que je peux pour toi ? demande le gérant,
serviablecommeàsonhabitude.
—Unpackdedouzeetdelachique,répondBaileyavecleplusgrandsérieux.Bobouvrelégèrementlaboucheetsedandineunpeu.—Euh.D’accord.Tuasunepièced’identité?—Ouais.—D’accord.Bon…Tuveuxquellemarque?—LesbonbonsStarbustsontvendusparpacksdedouze,non?Etjepréfèrechiquerdeschewing-
gums.Àlamenthe,s’ilteplaît.Bobéclatederire,songrosventres’agitesursonceinturonàgrosseboucle.—Tum’asbieneu,Sheen.Jet’imaginaisreprendretoncheminlabouchepleinedetabacavecun
packdebièressurlesgenoux.Il suit Bailey dans les rayonnages pour attraper ses emplettes. Bailey s’arrête devant les
préservatifs.—J’aiaussibesoindeça,Bob.Laplusgrosseboîte.L’hommehausseunsourcilmais,cettefois-ci,ilneselaissepasprendre.Baileyricaneetremet
sonfauteuilenmarche.Dixminutesplustard,lejeunegarçonestdenouveaudehors,sesachatscoincéssurlecôté.Bob
lesaluede lamainen riant,amusé. Il se rendcompte trop tardqu’ilaoubliéde remettre la lampefrontaledanslebonsens.
BaileychoisitdesedirigerversCenterStreetetprendMainStreetaulieudecouperparla2eEst.Ça faitunpetitdétourmais lanuit estdouce, l’air agréable.Et iln’estpaspressé.Çadonneraauxtourtereauxdixàquinzeminutessupplémentairesavantquel’amusementnefassesonentrée.Baileyapprécielesilenceet,plusencore,lasolitude.Ilauraitbienaiméquesonpèreluimettelesécouteursdans les oreilles afin d’écouter Simon and Garfunkel à fond.Mais il n’a pas pu le lui demanderpuisqu’ilatentéenvaindes’échappersanslalampe.
LesmagasinsdeMainStreetsontvidesetsombres,lesvitrinesobscuresluirenvoientsonproprereflet tandis qu’il passe devant la quincaillerie, le dojo et l’agence immobilière. Mi Cocina, lerestaurantmexicaindeLuisaO’Tooleestferméluiaussi–lesguirlandeslumineusesetlesrangéesde piments se balancent dans la brise légère et claquent contre la façade jaunemoutarde.Mais lemagasind’àcôtéestallumé.CommeleSpeedyMartdeBob,Jerry’sJoint–lebarlocal–estouverttout le temps.Une enseigne lumineuse orange l’annonce et quelques vieilles bagnoles sont garéesdevant.
Desbribesdemusiques’échappentdubar.Baileyécouteattentivementpourtenterdereconnaîtrel’airetentendquelquechosed’autre.Despleurs.Unbébé?Ilregardeautourdelui,perplexe.Iln’yapasâmequivive.
Il avance, traverse l’entrée pavée devant le bar, dépasse les premières voitures stationnées enlonguefiledevant.Encoredespleurs.Garélégèrementderrièreletroquetsurlegravierquil’entouresetientle4×4noirdeBeckerGarthavecsesamortisseurssurélevésetsatêtedemortsurlalunettearrière.Quelleoriginalité!Baileylèvelesyeuxauciel.Beckerestunvraiconnard.
Encoredespleurs.Unbébé,c’estcertain.Ildescenddutrottoiretroulesurlegravierendirectiondelavoiture.Lesbattementsdesoncœurrésonnentdanssestempes,ilalecœurauborddeslèvres.Lespleursviennentbiendu4×4.
Laportièreducôtépassagerestentrouverteet,enapprochant,Baileyaperçoitdescheveuxblondssurlereborddusiège.
—Oh non.Oh non. Rita ! gémit-il enmanœuvrant son fauteuil roulant le long de la portièreouverte.
Ilapeurdelafermerenlaheurtant.Siçaarrive,ilnepourrapaslarouvrir.Ilalignesonfauteuildetellemanièrequesamain,quireposesurl’accoudoir,nesoitqu’àquelquescentimètresduborddelaportière.Illalèveaussihautquepossibleetlaplacedansl’ouverture.Puisilpoussedetoutessesforces,laportièreoscilleets’ouvrelentement.LamaindeBaileyretombesurl’accoudoir,soncœurseserre.Ritaestétenduesurlesiège,inconsciente.Satêteblondepenchesurlecôtéetsamainreposecontrelapoignée.Ellearéussiàl’ouvrirmaispasplus.TylerGarth,deuxans,estdeboutàsespieds,unemainsurlabouche,l’autresurlevisagedesamère.
—Rita!crieBailey.Rita!Ellenebougepas.Tygémitetilaenviedefairelamêmechose.Aulieudeça,ilbaisselavoixetessaiedenouveau.
Ils’adresseàelleetlapressederépondre.IlnevoitpasdesangmaisilestsûrqueBeckerGarthafaitquelquechoseàsafemme.Ilnepeutrienfairepourelle,enrevancheilpeuts’occuperdeTy.Ilsaitquec’estcequeRitavoudrait.
—Ty,monpote.Hé,ditgentimentBaileyenessayantdenepasmontreràquelpointilestterrifié.C’estmoi,Bailey.Tuveuxallerfaireuntourdansmonfauteuil?Tuaimestebaladeravecmoi,pasvrai?
—Maman,pleurnichel’enfantsansôterlesdoigtsdesabouche.—Onirasupervite.Viens,onvamontreràmamancommentonvavite.BaileynepeutpassouleverTypourlemettresursesgenoux.Illuifaitunsignedudoigt.—Prendsmamainetgrimpesurmonfauteuil.Tuterappellescommentonfait,n’est-cepas?Le petit s’est arrêté de pleurer et pose sur le fauteuil de Bailey ses grands yeux bleus. Bailey
s’approcheetouvredavantagelaportièreàl’aidedesonfauteuil.IlestsiprèsqueTypeutrampersursesgenoux.S’ilenaenvie.
—Viens,Ty,j’aiuncadeaupourtoi.Tupourrasavoirdesbonbonsetonvatefairefaireuntourdefauteuil.Onvalaissermamansereposer.
À ces mots, la voix de Bailey se brise, mais l’allusion aux bonbons suffit. Ty s’agenouille,escalade l’accoudoir du fauteuil roulant puis s’installe sur les genouxdeBailey. Il plonge lamaindanslesacenplastiqueetensortlesbonbons,triomphant.Baileyreculeloindelaportière,loindeRita. Il faut qu’il trouve de l’aide. Et il a très peur que sonmari ne sorte en courant du bar et nel’aperçoive.Ou,pire,qu’ilnereparteavecRitaentraindemourirdanssavoiture.
—Tiens-toibienàBailey,Ty.—Vavite?—Ouais.Onvaallertrèsvite.L’enfantnecomprendpascequeçaveutdiredebienseteniràquelqu’un.Baileyabesoindesa
maindroitepourdiriger le fauteuil roulantetde lagauchepourcomposer le911sur le téléphoneportablescotchésurl’autreaccoudoir.Unefoislenumérofait,ilmetlehaut-parleurpuisplacesonbrasgaucheautourdelatailledupetitpourlemaintenirtandisqu’iltraverselegravieretremontesurle trottoir.L’opérateur répondetBaileydonne rapidement tous lesdétailsencriantendirectiondesonaccoudoirtoutenessayantdeconduire.Tyrecommenceàpleurer.
—Jesuisdésolé,monsieur,jenevousentendspas.—Ilyaunefemme,sonnomestRitaMarsden…RitaGarth.Elleestinconscientedanslavoiture
desonmari. Il l’adéjàfrappéeet jepensequ’ilarecommencé.LavoitureestgaréedevantJerry’sJoint,surMainStreet.Sonmaris’appelleBeckerGarth.Sonfilsdedeuxansétaitavecelle.Je l’aientendupleurer.J’aiprisl’enfantavecmoimaisjen’aipasoséresterauprèsdeRitaparcequesonmaripeutarriverd’uneminuteàl’autre.J’aipeurqu’ils’enfuieavecl’enfant.
—Est-cequelafemmeaunpouls?—Jenesaispas!hurleBailey,impuissant.Jenepouvaispasl’atteindre.Ilcomprendquelapersonneauboutdufilnesaisitpasbien.— Je suis en fauteuil roulant. Je ne peux pas lever les bras. J’ai eu de la chance de pouvoir
emmenerl’enfant.Envoyezlapoliceetuneambulance!—Quelleestlaplaqued’immatriculationduvéhicule?—Jenesaispas!Jenesuisplussurplace!Bailey ralentit et fait lentement pivoter le fauteuil roulant : doit-il revenir sur ses pas pour
pouvoirrépondreauxquestionsdel’opérateur?Soncœuracommeunhoquet.Ilestàunecentainedemètresdubarmaisilvoitdespharessortirduparking.Ondiraitle4×4deBecker.
—Levoilà!hurleBaileyenaccélérant.Ilavanceàtouteallure.Ildoittraversermaisilseretrouveraitalorsenpleindanslespharesde
Becker.Pharesquiserapprochentdangereusement.SentantlapaniquedeBailey,Tylersemetàcrier.À l’autre bout du fil, l’opérateur tente d’obtenir des réponses tout en lui enjoignant de « restercalme».
—Ilarrive!Jem’appelleBaileySheenetjetiensTylerGarthsurlesgenoux.Jesuisenfauteuilroulant,jedescendsMainStreetendirectiondeCenterStreet,àHannahLake.BeckerGarthablessésafemmeetilsedirigeversnous.J’aibesoind’aide!
Becker lesdépasse sans s’arrêter. Il nepensemanifestementpasque lemecen fauteuil roulantpuisseêtreunequelconquemenace.Évidemment,puisqu’ilatoujourssous-estiméBailey.Lecœurdecederniersegonfledesoulagement.C’estalorsqueBeckerfreinebrutalementetfaitdemi-tour.
IlrouleàtouteallureendirectiondeBaileyetcederniersaitqu’ilnepeutpasnepasvoirl’enfantsursesgenoux.Baileytraverselaroutecommeunefusée,etcontournelavoiturequiarrivefaceàlui:ilfautabsolumentqu’ilatteignelaboutiquedeBob,oùilserarelativementensécurité.
Les roues couinent sur le bitume derrière lui lorsque la voiture le dépasse et tente de freiner,surprisparlamanœuvredangereusedeBailey.
—JetournesurCenterStreetendirectionduSpeedyMartdeBob!hurleBaileyenespérantquelapersonneàl’autreboutdufill’entend.
Typoussedeshurlementsdeterreur.IlsecramponneàBaileycommeunpetitchimpanzé,cequiluipermetdetenircorrectementdanslefauteuil.
Mais ilnepeutpas secacher : lescrisde l’enfant les feraientdécouvrir toutde suite.De toutefaçon,iln’aplusletemps.L’épouxfurieuxafaitdemi-touretdescendCenterStreet,lesépinglantunefoisdeplusdanslalumièredesesphares.Le4×4noirarriveàlahauteurdufauteuil,sursagauche.Lejeunehommeremarquequelavitreducôtépassagerestbaissée,maisilneregardepasBecker.Sonattentionresterivéeàlaroutefaceàlui.
—Sheen!Oùtuvasavecmongosse,putain?Baileycontinueàdirigerlescommandes.Ilavanceàgrandevitessedanslaruesombreenpriant
pournepastombersuruneornière.Ilyaplusd’ornièresquedelampadairesàHannahLakeetcettecombinaisonestdangereusepourunepersonnedanssasituation.
—Arrête-toi,espècedetasdemerde!Baileycontinueàavancer.Le4×4 fait une embardée sur le côté etBailey semet à hurler enpoussant lamanette sur la
droite.Sonfauteuilpenchedangereusement,ilcraintbasculer,maisserétablitdejustesse.—Ilessaiedemefairesortirdelaroute!hurle-t-ilendirectiondutéléphone.Sonfilsestsurmes
genouxetilessaiedemefairesortirdecetteputainderoute!
L’opérateurhurlequelquechosemaisBaileyn’entendrien.BeckerGarthestivre,oudingue,oulesdeux,etBaileysaitqueTyetluisontentrèsmauvaiseposture.Ilnesurvivrapasàcettenuit.
C’est alors qu’au milieu de la peur panique qu’il éprouve, un calme soudain le submerge.Délibérément,prudemment, il ralentit. IldoitprotégerTylepluslongtempspossible.Ilnepeutpaséchapper à Becker, il n’est pas assez rapide. Le conducteur semble désemparé par son soudainralentissementetil ledépasseunefoisdeplusavantdefreiner,cequifaitdérapersavoituresurlebas-côté gravillonné. Bailey refuse de penser à Rita, inconsciente et non attachée sur le siègepassager.
PuisBeckersedirigedenouveauverslui,cettefois-cienmarchearrière,etsesfeuxarrièresontcommedeuxyeuxdémoniaquespointésdroitsurlui.Baileytournedenouveausurladroite,iln’yaplusderouteetsonfauteuilheurteleborddufosséd’irrigationcreuséenbordureetsemetàglisser.Ilnevapastrèsvite,çan’aaucuneimportance,puisqu’ilvacilleetbasculedansleseauxboueuses.Tylerestprojetéloindelui,dansl’herbeépaissedel’autrecôtéduconduit.
Bailey se retrouve le visagedans l’eau, lesmains croisées sur la poitrine.Lepetit doigt de samain droite est tordu en arrière. La souffrance le surprend et lui donne une conscience aiguë desbattements de son cœur, qui pulse dans son doigt douloureux.Mais il sait qu’un doigt cassé est ledernierdesesproblèmes.Iln’yaquetrentecentimètresd’eaudanslefossé,laquellerecouvresatête.Il se débat, tente de pousser sur ses bras. Il ne peut ni se redresser, ni rouler sur lui-même, nis’asseoir,niescalader.
Ilal’impressiond’entendreTypleurer.Lebruitestdéforméparl’eaumaisBaileyestsoulagé:sil’enfant pleure, c’est qu’il est en vie. Puis une portière claque et les pleurs s’éloignent avant des’évanouirpourdebon.Legrondementdu4×4deBecker,cerugissementtrafiquéquiressembleunpeuaubruitde l’océanauxoreillesdeBailey,cesseaussi.Sespoumonsluifontmal,sonnezetsaboucheseremplissentdebouelorsqu’ilessaiederespirer.Etladouleurdanssondoigts’estompeenmêmetempsquelesbattementsdesoncœur.
D
29
Faireuntourdansunevoituredepolice
euxvoituresdepoliceetuneambulancedépassentFernàtouteallure,sirèneshurlantes,tandisqu’elle rentre chez elle à vélo un peu après minuit. Elle est en train de penser à Ambrose,
commed’habitude.«DanGabledoitêtreencorecoincédansunarbre»,songe-t-elle.Elleglousseenimaginant la
scène,mêmesienvoyeruneambulancepourunchatestunepremière,mêmepourHannahLake.Ladernière fois, c’était le camiondepompiers.Baileyavait adoré l’aventureet avait félicité sonchatpoursonexploitpendantdesjours.C’estpeut-êtrepourcetteraisonquesoncousinn’estpasvenucesoir. Fern descend rapidement la 2e Est et tourne sur Center Street, en se demandant où est leproblème.À sagrande surprise, la rue est encombréedeplusdevoituresdepolicequ’elle n’en ajamaisvu.Despoliciersàpiedsontrépartistoutlelongdelarue,lampestorchesàlamain.Ilsagitentles faisceaux lumineux de haut en bas, comme s’ils fouillaient l’endroit à la recherche de quelquechose.Oudequelqu’un,suppose-t-elle,curieuse.
Alorsqu’ellepoursuitsaroute,uncriretentitettouslesflicsseprécipitentdanscettedirection.—Jel’aitrouvé!Jel’aitrouvé!Fernralentitetdescenddevélo:elleneveutpasseretrouverdanslesparagesdeceluiqu’ilsont
trouvé,aucasoùceseraitunbandit.Quelqu’unfaitsignefrénétiquementàl’ambulancepourqu’ellese rapproche et, avantmême qu’elle soit arrêtée, les portières arrière s’ouvrent brutalement, deuxinfirmiersenjaillissentetsedirigentencourantverslefosséhorsdelavuedeFern.
Elleattend, lesyeuxrivéssur l’endroitoù les infirmiersontdisparu.Personnen’en réapparaît.Puis,alorsquelajeunefemmes’apprêteàenfourcherdenouveausonvéloetàrentrerchezelle,unpolicierextirpequelquechosedufossé.Unfauteuilroulant.
—C’estbizarre,commenteFernàhautevoix.Pourquoinepasutiliserunecivièreplutôt?Maislefauteuilestvideetonlesortdufossé,onnel’ydescendpas.C’estalorsqu’ellecomprend.C’estlefauteuildeBailey.Ellelâchesabicycletteetsemetàcourir
en hurlant son nom, sans se soucier des réactions choquées autour d’elle, des policiers qui seprécipitentversellepourvérifierqu’elleneconstituepasunemenace,desbrasquise tendentpourl’empêcherd’avancer.
—Bailey!crie-t-elleensedébattantaumilieud’unemaréed’uniformes.—Arrêtez,mademoiselle!Reculez!—C’estmoncousin!C’estBailey,n’est-cepas?
Fernregardedésespérémentlesvisagesquil’entourentetreconnaîtsoudainLandonKnudsen.Ilvient juste d’être embauché par le département du shérif d’Hannah Lake. Ses joues roses et sesboucles blondes lui donnent l’air d’un chérubin, ce qui forme un contraste étonnant avec sonuniformeempeséetlerevolversurseshanches.
—Landon!Est-cequ’ilvabien?Qu’est-cequ’ils’estpassé?Jepeuxlevoir,s’ilteplaît?Fern pose des questions sans attendre de réponses : elle a besoin qu’il réponde,mais elle sait
qu’unefoisqu’ill’aurafaitellesouhaiteraqu’ilsesoittu.Lesambulancierspoussentunecivièreenhautdutalusetseprécipitentversleurvéhicule.Ilya
fouleautourde lacivièreetFernest troploinpourvoirquiyestétendu.ElleposedenouveaulesyeuxsurLandon.
—Dis-le-moi!—Onnesaitpasencorecequis’estpassé.Maisoui,Fern,c’estBailey,répondLandond’unair
désolé.
Landon Knudsen et un autre policier que Fern ne connaît pas, un homme plus âgé qui estmanifestementsonpartenaire,laramènentchezlesparentsdeBailey,àquiilsannoncentqueleurfilsa été emmené en ambulance à l’hôpital de Clairmont County. Il est plus de minuit. Angie est enpyjama et les vêtements deMike sont tout froissés, parce qu’il s’est endormi dans son fauteuil ;pourtant, enmoins de deuxminutes, ils sont dans leur van bleu. La jeune fillemonte avec eux etappellesesparentssurlechemin.Ilsdisentqu’ilssemettenttoutdesuiteenroute.PuiselletéléphoneàAmbrose. En quelquesmots choisis avec soin, parce que son oncle et sa tante écoutent, elle luiapprendqu’ilestarrivéquelquechoseàBaileyetqu’ilssedirigentversl’hôpitalàSeely.
La police ne leur a donné aucun détail, mais elle les escorte, toutes sirènes hurlantes afin degagnerunedemi-heuresurletrajetverslenord.C’estlapluslonguedemi-heuredelaviedeFern.Aucundestroisneprononceunmot.Formulerdeshypothèsesesttrophorrible,aussiroulent-ilsensilence,Mikeauvolant,Angieàsescôtés,lesdoigtscramponnésàlamaindroitedesonmari,Fernfrissonnantesurlapetitebanquettearrièreàcôtédel’espacevideréservéaufauteuildeBailey.Elleneleurapasditqu’elleavulefauteuilroulant.Niqu’ilétaitdanslefossé.Niqu’ellepensequ’ilesttroptard.Elleserépèteenbouclequ’ellesetrompe.
Lorsqu’ilsentrentàtouteallureauxurgencesetdonnentleursnoms,lesdeuxpolicierssurleurstalons,onlesconduitversunealcôvevide.Unhommed’unetrentained’annéesenblouseverte,lesyeuxcernésetlaminesombre,uncertaindocteurNorwood,sionencroitsonbadge,leurapprendqueBaileyn’estplus.
Baileyestmort.Ilaétédéclarédécédéàsonarrivéeàl’hôpital.Fernestlapremièreàs’effondrer.Elleaeuplusdetempspourenvisagercetteéventualité,etelle
lesavaitaufondd’elle.Depuisl’instantoùelleavulefauteuilroulant.AngieestenétatdechocetMikeexigebrutalementdevoirsonfils.Lemédecinobtempèreettirelerideau.
LevisageetlescheveuxdeBaileysonthumidesetmaculésdeboue,maisletourdesonnezetdesaboucheestnet,parcequ’onaessayédeleranimer.Ilal’airdifférentsanssonfauteuil,etFernal’impressiondenepaslereconnaître.Undesesdoigtsestbizarrementtorduetonaplacésesbrasminceslelongdesoncorps,cequiluidonneunairencoreplusétranger.BaileydisaitquesesbrasétaientdesbrasdeT-Rex–absolumentinutilesetdisproportionnésparrapportaurestedesoncorps.Sesjambessontmaigresellesaussi,ilaperdusachaussuredroite.Sachaussetteestpleinedebouecomme le reste et sa lampe frontale est posée à côté de lui sur la civière.La lumière est toujours
allumée.Fernnepeutpasendétacherlesyeux,commesic’étaitlafautedecettelampe.Elles’ensaisitetessaiedel’éteindre,maisl’interrupteurnefonctionneplus.
—Onl’aretrouvérapidementgrâceàlalampe,expliqueLandonKnudsen.Maisçan’apasétéassezrapide.— Il portait sa lampe ! Il avait mis la lampe frontale,Mike ! s’exclame Angie en se laissant
tombersurlefauteuilàcôtédesonfils,dontellesaisitlamaininerte.Commentest-cequeçaapuseproduire?
Mike Sheen se tourne vers les policiers, vers LandonKnudsen, à qui il a appris la lutte, versl’agentplusâgédontlefilsaparticipéàlacolodeluttecetété.
—Jeveuxsavoircequiestarrivéàmonfils,exige-t-ildecettevoixquiaobtenul’attentiondeslutteurspendanttrenteans,lesyeuxpleinsdelarmes.
Sanshésiterbeaucoup,mêmes’ilssaventpertinemmentqueleprotocolel’interdit,ilsluidisentcequ’ilssavent.
Le911areçuunappeldeBailey.Ilsavaientuneidéedel’endroitoùilsetrouvaitetqu’ilavaitdesennuis.Lecentralaenvoyétouteslesunitésdisponiblessurplace,etenquelquesminutesquelqu’unaaperçulalumièredesalampe.
Lalampeétaitfixéeàl’arrièredesatête,commeunecasquetteà l’envers.Si la lampeavaitétéposéesursonfront,elleauraitétésubmergéeparl’eauetlaboue.LecorpsdeBaileyaétéretrouvédanslefossé,lefaisceaudirigéverslecielindiquantl’emplacementexact.Lespoliciersnesaventpass’il s’est noyé. Ni le médecin. Ils annoncent simplement qu’une autopsie sera pratiquée afin dedéterminerlescausesdudécèset,aprèsavoirexpriméleurscondoléances,touss’éloignent,laissantles parents deBailey et Fern seuls derrière le fin rideau, face à lamort alors que la vie continueautourd’eux.
SarahMarsdennedortpasbien.Depuisdesannées.Aprèslamortdesonmari,Danny,elleétaitcertaine qu’elle allait enfin retrouver le sommeil, délivrée du fardeau de devoir s’occuper dequelqu’un qui ne pouvait pas faire grand-chose lui-même et qui se montrait violent et hargneuxenversquiconqueessayaitdel’aider.
DannyMarsdenétaitparalysédesjambesdepuisunaccidentdevoiturequ’ilavaiteuquandRitaavaitsixans.Pendantcinqlonguesannées,Sarahavaitfaitdesonmieuxpours’occuperdeluietdeleurfille,etpendantcescinqlonguesannées,elles’étaitdemandétouslesjourscommentelleallaittrouver la forcedecontinueràsupporterça.LesbesoinsdeDannyetsadétresseavaient faitpeserleurjougsurtoutelafamilleetlejouroùilétaitmort,laveilleduonzièmeanniversairedeRita,ellen’avaitressentiriend’autrequedusoulagement.Pourlui,pourelleetpoursafillequiavaitvulepiredesonpère,mêmesiSarahétaitbienobligéedereconnaîtrequesonmarin’étaitpasunhommebonavantsonaccident.
MaisSarahnedorttoujourspasbien.Nialors,nimaintenant,plusdedixansplustard.Peut-êtrequec’estàcausedusouciqu’ellesefaitpoursafilleetpoursonpetit-fils:Ritaachoisiunmariquiressembleàsonpère.Laseuledifférence,c’estqueBeckerestviolentphysiquementaussibienqueverbalement. Sa violence physique inquiète beaucoup Sarah. C’est pourquoi, lorsque le téléphonesonneversminuit,elledécrocheimmédiatement.
—Allô?répond-elleenespérantqueRitaasimplementbesoindeparler.—Elleneseréveillepas!s’exclamelavoixdeBecker.Sarahtressailleetpresselecombinécontresonoreille.—Becker?
—Elleneseréveillepas!JesuisalléeboireunebièrechezJerryetquandjesuisrevenudanslavoiture,elleétaitallongéecommesielles’étaitévanouie.Maisellen’apasbu!
LapeurgifleSarahenpleinvisage, elle chancelle sous le coup.Ellevacille et se rattrape à latabledenuit.
—Becker?Oùes-tu?demande-t-elled’unevoixqu’elleparvientàgarderferme.—Àlamaison!Typleureetjenesaispasquoifaire.Elleneseréveillepas!Becker a l’air d’avoir buplusd’unebière, la peur submergedenouveauSarah et lui retourne
l’estomac.—Becker,j’arrive!s’exclame-t-elleenenfilantunepairedetongsetenattrapantsonsacauvol.
Appellele911,d’accord?Raccrocheetappelle-les!—Elleaessayédesesuicider!J’ensuissûr!Elleveutmequitter!hurlesongendreàl’autre
boutdufil.Jenelalaisseraipasmequitter!Rita…LacommunicationestcoupéeetSarah,tremblante,grimpedanssavoitureetquittel’alléedevant
samaisonenpriant.Elle composeunnuméro sur son téléphoneportable et essaiede rester calmetandisqu’elledonnel’adressedeRitaau911etqu’ellerépètelesparolesdeBecker:«Sonmariditqu’elleneseréveillepas.»
A
30
Vivrejusqu’àvingtetunans
mbrosearriveàl’hôpitalquelquesminutesaprèslesparentsdeFernettoustroissontconduitsauxurgencesaumomentoùlacivièresurlaquellereposeRitafranchitàtouteallurelesportes
battantes, un infirmier donnant ses constantes et expliquant quels examens ont été pratiqués dansl’ambulance. Un médecin réclame un scanner et une équipe médicale se presse autour de cettenouvellepatiente tandisque lepasteuret sa femmesontméduséspar l’arrivéedecedeuxièmeêtrecher,alorsqu’ilsnesavent toujourspascequiestarrivéaupremier.SarahMarsdenfranchitàsontourlaportedesurgences,lepetitTyler,quiporteunpyjamapleindeboue,danslesbras.Beckersecachederrièreelle,désemparéetembarrassé.EnvoyantAmbrose,ilrecule,uneexpressionapeuréeetméprisante sur le visage. Il enfouit lesmains dans ses poches et détourne les yeux avec dédaintandisqu’Ambroseseconcentresurlaconversationencours.
—Sarah!Quesepasse-t-il?JoshuaetRachelseruentverselle,Rachelluiprendl’enfantsaledesbrasetJoshuapasselebras
autourdesesépaulestremblantes.Sarah ne sait pas grand-chose. Rachel reste auprès d’elle et de Becker dans la salle d’attente,
tandisqueJoshuaetAmbrosevontvoircommentseporteBailey.LepasteurneremarquepaslapeurquivoilelestraitsdeBecker,nilafaçondontiljetteunregardencoinverslasortieenentendantlenomdeBailey.Ilneremarquepasnonpluslesdeuxpoliciersenfactiondevantlaportedesurgenceset la voiture de police qui vient juste de se garer devant les fenêtres de la salle d’attente. MaisAmbrose,lui,notetoutça.
QuandJoshuaetluisontconduitsversl’alcôveoùestinstalléBailey,ilsdécouvrentsesparentsàsonchevet,FernblottiedansuncoinetBaileyétendulesyeuxferméssurunecivière.Quelqu’unadonnéàAngieunepetitebassineenplastique remplied’eausavonneuseet,avecunedélicatessedemère,ellenettoielaboueetlasaletédesonvisage,lavantsonfilspourladernièrefois.Ilestévident,auchagrindeceuxquil’entourent,queBaileynedortpas.
Ambrosen’avaitjamaisvuunmortavant.L’hommegisait,abandonné,devantl’entréesudducamp.Sonunitépatrouillaitcematin-làetPauletAmbroseledécouvrirentenpremier.Sonvisageétaitgonflé,noiretbleu,etdusangséchémaculaitlescoinsdesaboucheetsesnarines.Ilétaitméconnaissable,àl’exceptiondesescheveux.Quandilscomprirentdequiils’agissait,Pauls’éloignaducorpsdeceluiqu’ilsconnaissaienttous,etvomitlepetitdéjeunerqu’ilavaitavaléuneheureplustôt.
Ilsl’appelaientCosmo–parcequelamassedecheveuxfrisésquisedressaitsursatêtelefaisaitressembleràCosmoKramer,undespersonnagesdeSeinfeld,lapopulairesitcomaméricaine.IltravaillaitpourlesAméricains,leurdonnantdesrenseignementsdetempsen temps, sur les allées et venuesdegensqu’ils surveillaient. Il souriait beaucoup et n’avait peur de rien, et sa fille,Nagar, avait le
même âge que la petite sœur de Paul,Kylie.Cette dernière avaitmême écrit plusieurs fois àNagar, qui lui avait envoyé des photosassortiesdesquelquesmotsd’anglaisquesonpèreluiavaitappris.
Ilsavaientd’abordtrouvésonvélo.Ilavaitétébalancéluiaussiprèsducamp,lesrouestournoyant,leguidonenfouidanslesable.Ils pensèrent qu’il avait crevé et cherchèrent Cosmo, étonnés qu’il ait abandonné son vélo au milieu de la route qui encerclait lepérimètreau-delàdelaclôtureenfilbarbelé.C’estalorsqu’ilsétaienttombéssurlui.Sesdoigtsraidesenserraientundrapeauaméricain,undecesmorceauxdetissubonmarchéfixésurunboutdeboisquel’onagitependantlesdéfilésdu4Juillet.Lemessageétaitclair.Quelqu’unavaitdécouvertqueCosmoaidaitlesAméricains.Etl’avaitexécuté.
Paulfutleplussecouéparcettehistoire.Ilnecomprenaitpaslahaine.Lessunnitesdétestaientleschiites,quileleurrendaientbien.TousdeuxhaïssaientlesKurdes.EttousvouaientunehainefaroucheauxAméricains,mêmesilesKurdesétaientunpeuplustolérantsetreconnaissaientqu’ilsétaientpeut-êtreleurseulespoir.
—VousvoussouvenezquandcetteégliseabrûléàHannahLake?QuelepasteurTayloraorganiséunecollectedefonds,quetoutlemondeadonnédel’argentetquel’égliseapuêtrereconstruite?Cen’étaitmêmepascelledupasteurTaylor.C’étaituneégliseméthodiste.Lamoitiédesgensquiontfinancésareconstructionn’étaientpasméthodistes.Lamoitién’avaitmêmejamaisfoutulepiedàl’église,ditPaul,incrédule.Maistoutlemondeaaidéquandmême.
— Il y a des enculés auxÉtats-Unis aussi, répondit gentimentBeans.Cen’est pas parcequ’onn’a pas vu cegenrede chose àHannahLakequelemaln’existepas.Lemalestpartout.
—Pascommeça,répliquaPaul,dontlanaïvetéluidissimulaitlavérité.
Ambrosen’apasvulescorpsdesesamisaprèsl’explosionquilesatués.IlnelesajamaisvusreposerpaisiblementcommeBailey.Onn’auraitpaspulesmettredansuncercueilouvert.Onnepeutpas faire ça pour des soldats morts au combat, tués par une bombe artisanale qui a soulevé unHumveededeuxtonnesetenabalayéundeuxième.Ilsn’auraientpasressembléàBailey,quial’airde dormir. À en juger par les mutilations de son propre visage, ils devaient être en lambeaux,méconnaissables.
Àl’hôpitaldeWalterReed,Ambroseacroisédessoldatsquiavaientperdudesmembres.Ilavudespatientsbrûlésetdessoldatsavecdesblessuresauvisagebeaucoupplusgravesquelessiennes.Ses rêves sont emplis demorceauxde corps, de carnages, de soldats sans visage et sans bras, quitrébuchent dans une tempête de fumée noire et de sang dans les rues de Bagdad. Il est hanté parl’imagedesesamis,et ilsedemandecequi leurestarrivéaprès l’explosion.Sont-ilsmortssur lecoup?Ont-ilscompriscequileurarrivait?Paul,quiétaitsensibleausurnaturel,a-t-ilsentilamorts’emparerdelui?EtBailey?
Tantdemortsinutiles,superflues,tragiques.Lechagrinluiserrelagorgetandisqu’ilcontempleBailey Sheen, la saleté quimacule ses cheveux et la boue séchée qu’Angie ôte doucement de sonvisagerond.L’enfantqueRachelTayloraprisdesbrasdelamèredeRitaestmaculéparlamêmeboue.Baileyestmort,RitaestinconscienteetlebasdupantalondeBeckerGarthesthumideetsale.Ilafaitquelquechoseàsafemme.EtàBailey,comprendsoudainAmbrose,horrifié.Lemalestpartout,songe-t-il.Ilestlà,àHannahLake.
Il se précipite hors de la pièce, la fureur battant à ses tempes et déferlant dans ses veines. Iltraverse l’entrée des urgences et repousse brutalement les portes battantes qui séparent la salled’attente de celle de soins. Les gens qui attendent d’être pris en charge ou qu’on leur donne desnouvelles de leurs proches, recroquevillés sur leurs chaises, l’air malheureux, lèvent les yeux,inquiets,surlegéantencolèreetmutiléquifaitainsiirruption.
MaisBeckern’estpluslà.RachelTaylorattendavecSarahMarsden,etTys’estendormisursesgenoux. Rachel n’a toujours pas vuBailey, elle ne sait pas que son neveu estmort. Elle pose surAmbroseunregardinterrogateur,lesyeuxécarquillésdanscevisagequiluirappelleceluidesafille,quiluirappellequeFernestassise,effondrée,àcôtédeBaileyetqu’ildoitlarejoindre.Ilfaitdemi-tourettombesurLandonKnudsenetunautrepolicier,defactionderrièrelaported’entrée.
—Knudsen!s’exclameAmbrosetoutenouvrantlaported’entrée.LandonKnudsenfaitunpasenarrièretandisquesonpartenaireavance,lamainsursonarme.
—OùestBeckerGarth?demandeAmbrose.LesépaulesdeKnudsens’affaissenttandisquesonpartenaireseraidit,etl’oppositionestpresque
comique.Le jeunepoliciernepeutdétacher lesyeuxduvisaged’Ambrose : c’est lapremière foisdepuistroisansqu’ilvoitlelutteurqu’ilidolâtraitaulycée.
—Onn’ensait rien,admetLandonensecouant la têteeten tâchantdenepasréagirdevant lesmutilations d’Ambrose.On essaie de comprendre ce qui se passe.Une autre voiture de police estarrivéeenrenfortmaisonnepeutpascouvrirtouteslessorties.Ilafilé.
AmbroseremarquealorsleregardbaissédeLandon,sagêneetsacompassion;ilestcependanttropinquietpours’enformaliser.IlssurveillaientBeckerGarth,cequiconfirmesessoupçons.Illeurfait part en quelquesmots de la boue sur les vêtements de l’enfant et de Bailey et s’étonne de la« coïncidence » qui a fait admettre aux urgencesBailey etRita à une demi-heure d’intervalle.Lespoliciersnesontpassurpris,mêmes’ilsvibrenttousdeuxsousl’effetdel’adrénaline.Cegenredefaitdiversn’arrivepasàHannahLake.
Maisc’estarrivé.EtBaileyestmort.
Ritareprendconnaissancequelquesheuresaprèsavoirétéopérée.Elleestdésorientéeetsouffred’unemigrainecarabinée,lapressiondanssoncerveauaététraitéeetl’hématomeestsouscontrôle–ellepeutdonccommuniqueretdemandecequis’estpassé.Samèreluiracontecequ’ellesait,l’appeldeBeckeretletrajetversl’hôpitalavecTyquipleuraitdanslesbrasdesonpère.ElleexpliqueàRitaqueBeckern’apasréussiàlaranimer.
—Jemesentaismal,expliquefaiblementRita.J’avaismalàlatêteetdesvertiges.JenevoulaispasallerchezJerry.J’avaisdonnéunbainàTy,jel’avaismisenpyjamaetjevoulaisjusteallermecoucher.MaisBecker ne voulait pasme quitter des yeux. Il a trouvémes économies,maman. Il acomprisquejevoulaislequitter.Ilestpersuadéquej’aiuneliaisonavecAmbroseYoung,expliqueRitad’unevoixquelesantidouleursrendentplusmesurée.MaisFernestamoureused’Ambrose…etjepensequ’ill’aimeluiaussi.
—Est-cequetut’escognélatête?demandeSarahenrevenantauprincipalsujetdeconversation.Lesmédecinsontditquetuavaisreçuuncoupsurl’arrièreducrâneetqueçaavaitprovoquéunlentsaignementàl’intérieurdetaboîtecrânienne…unhématomesous-duraladitledocteur.Ilsontpercéunpetittroupoursoulagerlapression.
—J’aiditàBeckerquejevoulaisdivorcer.Jeleluiaidit,maman.Ilm’aregardéecommes’ilallaitmetuer.J’aieupeur,alorsjemesuismiseàcourir.Ilm’apoursuivieets’estjetésurmoi.J’aiheurtélesol,làoùletapisnerecouvrepluslecarrelage.Çam’afaittrèsmal.JepensequejemesuisévanouieparcequeBeckerm’alâchéerapidement.J’aieuunegrossebosse,maisçan’apassaigné.
—C’étaitquand?—Mardi,jepense.Ritaaétéadmiseauxurgencesdanslanuitdevendredietonestsamedimatin.Elleadelachance
d’êtreencoreenvie.—J’airêvédeBailey,ditRitad’unevoixpâteuseetsamèrenel’interromptpas,sentantqu’elle
s’endort. J’ai rêvé que Ty pleurait et que Bailey arrivait et le prenait avec lui pour faire unepromenadesursonfauteuilroulant.Iladit:«Onvalaissermamandormir.»J’étaiscontenteparcequej’étaissifatiguée.Jenepouvaismêmepasleverlatête.Drôlederêve,hein?
Sarahsecontentedetapoterlamaindesafilleetessaiedenepaspleurer.Ilfaudraqu’ellediselavéritéàRitaàproposdeBailey.Maispasmaintenant.Elleaquelquechosedeplusimportantàfaire.
Quandelleestcertainequesafilledortàpoingsfermésetqu’ellen’aplusbesoind’elle,elleappellelapolice.
L
31
Toujoursêtrereconnaissant
a fenêtre est ouverte. Comme d’habitude. Le vent agite légèrement les rideaux et les storesheurtentdetempsentempslerebordquandunerafaleimpudentetentedesefrayeruncheminà
l’intérieur.Iln’estpastrèstard,lanuitvientjustedetomber.MaisFernn’apasdormidepuistrente-sixheuresetelles’esteffondréesursonlit,elleabesoindedormir,mêmesisonsommeilestagitéetléger,entrecoupédesanglotsquiluidonnentlamigraineetl’empêchentderespirer.
Aprèsavoirquittél’hôpitaletlaisséBaileyauxmainsdeceuxquipratiquerontuneautopsieavantdetransférersoncorpsàlamorgue,FernetsesparentsontpassélajournéeavecMikeetAngie.Toutenapportantleurconsolation,ilsontfaittamponentrelesamisvenusprodiguersoutienetréconfortet lesparentsaffligés, recevantcondoléancesetnourritureavec reconnaissance.Ambrosea rejointsonpèreàlaboulangerieetFernetRachelontgardéTyafinqueSarahpuisseresterauchevetdesafille.Beckeraprislafuiteetnulnesaitoùilsetrouve.
Angie et Mike sont sous le choc mais calmes et, en fin de compte, ils prodiguent plus deconsolationqu’ilsn’enreçoivent.LessœursdeBaileysontlà,ellesaussi,avecleursmariset leursenfants. L’humeur est au chagrin et à la fête. Ils fêtent une vie bien remplie, un fils bien-aimé, etpleurentunemortsurvenueparsurprise. Ilyadespleursmaisaussidesrires.Plusderiresque ladécencenel’autoriseetBaileyauraitcertainementapprécié.Fernrit,elleaussi,entouréedesgensquiontaiméBailey,réconfortéeparlelienquilesunittous.
LorsqueSarahvientchercherTycesoir-làetaffirmequeRitaesttiréed’affaire,Ferngagnesachambreenvacillant,ellechercheduréconfortdanslasolitude.Mais,unefoisseule,laréalitédeladisparitiondeBaileycommenceàfissurersesdéfensesetcriblesoncœurdeladouleurperçantedesouvenirsprécieux–demotsqu’ilneprononcerajamaisplus,d’expressionsquinetraverserontplusjamais sonvisage, d’endroits où ils n’iront pas, de tempsqu’ils ne passeront plus ensemble. Il estmort.Etelleamal.Plusqu’ellenelecroyaitpossible.Elleseprépareàsecoucherà21heures,selavelesdents,enfileundébardeuretunpantalondepyjama,aspergesesyeuxgonflésd’eaufroideetsent les larmes les envahir de nouveau quand elle enfouit le visage dans sa serviette de toilette,commesiellepouvaityétoufferladouloureuseréalité.
Maislesommeillafuitetsonchagrinestamplifiéparsasolitude.Ellesouhaitetrouverlerepos,orilnevientpasdanslesténèbresdesachambre.Lorsquelesstoresclaquentbruyammentetqu’unéclatlumineuxenprovenancedulampadairedelaruedansesursonmur,ellenesetournepasverslafenêtreetsecontentedesoupirer,lesyeuxclos.
Unemainseposesursescheveux,Ferntressaille,maissonaccèsdecrainteestimmédiatementremplacéparundébordementdegratitude.
—Fern?Elleatoutdesuitereconnulepropriétairedecettemain.ElleresteimmobileetlaisseAmbrose
luicaresserlescheveux.Sapaumeestlargeettièdeetsonpoidslaretientausol.Elleseretourneversluisursonlitétroitettrouvesonregarddansl’obscurité.Encorel’obscurité.Ilestpenchéprèsd’elle,le haut de son corps se détachant sur le pâle rectangle de sa fenêtre et ses épaules semblent troppuissantespourledécor.
Lorsqu’ilremarquelesyeuxgonflésetlesjouesbaignéesdelarmesdelajeunefemme,Ambroseinterromptsongeste.Puisilrecommenceàluicaresserlescheveux,écartantlesmèchesfollesdesesjoues,recueillantleslarmesdanslecreuxdesamain.
—Ilestmort,Ambrose.—Jesais.—Jenepeuxpaslesupporter.J’aitellementmalquej’aienviedemouriraussi.—Jesais,répète-t-ildoucement,d’unevoixassurée.Fernsaitquec’estvrai.Siquelqu’unpeutcomprendrecequ’elleressent,c’estbienlui.—Commentas-tucomprisquej’avaisbesoindetoi?murmureFernd’unevoixsaccadée.—Parcequej’avaisbesoindetoi,avoueAmbrosesansdétour,lavoixlourdedechagrin.Ferns’assiedetAmbrose l’enlaceet l’attireà luiense laissant tombersur lesgenoux.Elleest
menueetilestmerveilleusementpuissant;ill’enveloppecontresontorse.Elleseblottitcontrelui,lesbrasautourdesoncou,pelotonnéesursesgenouxcommeuneenfantperduepuisretrouvée,quiestenfinauprèsdeceluiqu’elleaimeleplus.
LaduréependantlaquelleAmbroseresteagenouillésurlesoldur,Ferndanslesbras,enditlongsurl’amourqu’illuiporte.Illalaissedéversersonchagrinsurlui.Sesgenouxlefontautantsouffrirquesoncœur,maiscen’estpaslamêmedouleurqu’àlamortdeBeans,Jesse,PauletGrant.Lapeinequ’il a éprouvée alors était mêlée de culpabilité et de traumatisme et rien n’était venu apaiser sadétresse.Cechagrin-là,cetteperte,ilpeutaucontrairelessupporter,etilsoutiendraFerndumieuxpossible.
—Çaseraitmoinsdouloureuxsijenel’aimaispasautant.Quelleironie,n’est-cepas?ditFernauboutd’unmoment,lavoixrauqueetpleinedelarmes.LajoiedeconnaîtreBaileyetdel’aimerfaitpartiedelasouffrancedelaperte.Onnepeutpasavoirl’unsansl’autre.
—Qu’est-cequetuveuxdireparlà?répondAmbrose,levisageenfouidanssescheveux.—Réfléchis-y.Ilnepeutpasyavoirdepeines’iln’yapaseudejoie.Jeneressentiraispasde
perte si jene l’avaispasaimé.Tunepourraispaseffacermadouleur sanseffaceraussiBailey. Jepréfèresouffrirmaintenantplutôtquedenel’avoirjamaisconnu.Ilfautjustequejen’oubliejamaisça.
Ambroseselève,Ferntoujoursdanslesbras,ets’installesurlelit,dosaumur.Illuicaresselescheveux et la laisse parler. Ils finissent par se blottir l’un contre l’autre, Fern sur le bord du lit,maintenueparlebrasd’Ambrosequil’empêchedetomber.
—Est-cequetupeuxfairedisparaîtremapeine,Ambrose?Justepourunmoment?murmure-t-elle,labouchecontresoncou.
Ambroses’immobilise,cequ’elleveutdireestaussiclairqueladésolationqu’ilentenddanssavoix.
—Tum’asditquequandtum’embrasses,lasouffrances’éloigne.Jeveuxqu’elles’éloignemoiaussi,poursuit-elle,suppliante,etsonsoufflechaudcontrelecoud’Ambroseestunsupplicepourlui.
Ilembrassesespaupières,sespommettes,lelobedélicatdesesoreilles,ellefrissonneetagrippesonT-shirtentresesmains.Ilécartelesmèchesdecheveuxquiluiretombentsurlevisage,glisselesmainsdanssesboucleset,labouchesurlasienne,faitdesonmieuxpourchasserlessouvenirsdesamémoireetlechagrindesoncœur,mêmesicen’estquemomentané,commeellel’afaitpourlui.
Elle presse ses seins contre lui, enroule ses cuissesminces autour des siennes, fait courir lesmainssurlui,impatiente.Maismêmesisoncorpsréclame,impérieux,etquesoncœurmugitdanssapoitrine,ilsecontentedel’embrasseretdelacaresser.Riendeplus.Ilneveutrienfaired’autretantquelapeinel’étreindra.IlneveutpasqueFerntentedes’anesthésierenfaisantl’amouraveclui,maisqu’aucontraireelleressentetoutdemanièreaiguë.
Il veut être plus qu’un baume temporaire : un remède permanent. Il veut être avec elle dansd’autrescirconstances,unautreendroit,unautremoment.Cesoir,laprésencedeBaileypèselourd,elleemplit lesmoindrescoinsetrecoinsdeFernetAmbroseneveutpas lapartager,pasquandilsferontl’amour.Ilattendra.
Lorsqu’elle s’endort enfin, Ambrose se lève doucement et remonte les couvertures sur sesépaules.Ilcontemplelesbouclesroussesétaléessurl’oreiller,samainglisséesoussonmenton.Çaseraitmoinsdouloureuxsijenel’aimaispasautant.Ilauraitbienaimécomprendreçaquandils’étaitretrouvé dans un hôpital plein de soldats blessés et qu’il souffrait, aussi bien physiquement quemoralement,incapabled’accepterlapertedesesamisetlamutilationdesonvisage.
EnregardantFern,ilestfrappéparl’idéequ’elleaintuitivementtoutcompris.Ellearaison:ilpourraitarrachersesamisdesoncœurmaisensedébarrassantdessouvenirs, il sepriveraitde lajoiedelesavoirconnus,aimés,etd’avoirapprisdeschosesàleurscôtés.S’ilnecomprenaitpaslasouffrance,iln’apprécieraitpasl’espoirquirenaîtenluietlebonheurqu’ilagrippedesdeuxmainsdepeurdelevoirs’éloigner.
Le jour de l’enterrement,Fern se retrouvedevant chezAmbrose à 9 heures dumatin.Elle n’aaucune raisond’être là, puisqueAmbrose adit qu’il viendrait la chercher à9h30.Mais elle étaitprête troptôt,nerveuseet inquiète.Elleaditàsesparentsqu’elle lesretrouveraità l’égliseets’estéclipsée.
EllefrappeunefoisetElliottYoungouvrelaporte.—Fern!s’exclame-t-ilensouriantcommesielleétaitsanouvellemeilleureamie.Ambroseluiamanifestementparléd’elle.C’estplutôtbonsigne,non?—Ambroseesthabillé,jepense.Entre.Ambrose!crie-t-ilendirectionducouloirquijouxtela
ported’entrée.Fernestarrivée, fiston.Jem’envais. Jedois faireunsautà laboulangerieavant lacérémonie.Jevousretrouveàl’église.
Ilattrapesesclésavecunsourireàl’attentiondelajeunefilleetsort.Ambrosepasselatêtedansl’encadrementd’uneporte.Ilestvêtud’unechemiseblancheetd’unpantalondecostumebleumarine,cequilerendàlafoisséduisantetlointain.
Lecôtéintactdesonvisageestrecouvertdemousseàraser.—Fern?Toutvabien?Jemesuistrompéd’heure?—Non.C’estjusteque…j’étaisprête.Etjenetenaispasenplace.Ilfeintdecomprendreettendlamainversellequandelles’approchedelui.—Commeçava,mapuce?Lemotdouxest nouveau et protecteur et il réconforteFern comme riend’autren’aurait pu le
faire.Sesyeuxs’embuentmaiselle se reprend,cramponnéeà lamaind’Ambrose.Elleapassé lesderniers jours à pleurer toutes les larmesde son corps.Et alors qu’elle pensait qu’elle était à sec,
voilàque les larmes refont leurapparition,commeunepluiequi refuseraitdes’arrêter.Elleamisplus de maquillage que de coutume ce matin-là : du crayon et plusieurs couches de mascarawaterproof,parcequ’ellesesentplusforteainsi,commecaparaçonnéecontre lechagrin.Maisellen’estpluscertainequecesoitunebonneidée.
—Laisse-moifaire.Ferntendlamainendirectiondurasoirqu’ilbrandit,elleabesoindes’occuperlesmains.Ille
luidonneets’assiedsurlereborddulavabo,enserrantlatailledelajeunefemmeentresesjambes.—Ellenepoussequ’àgauche.Jenepourraijamaisavoirlabarbeoulamoustache.—Parfait.J’aimeleshommesbienrasés,murmure-t-elleenôtanthabilementl’épaissecouchede
moussebandeparbande.Ambrose l’observependant ce temps.Elle est troppâle et elle a les yeux cernés,mais sa robe
noiremoulantemetenvaleursasilhouettemenueetaccentue la flammedesachevelure.Ambroseadoresescheveux.Ilssontcommeelle,authentiques.Ilglisseunemainsursa tailleetelle lèvelesyeuxvers lui.Uncourantélectriquecourtentreeux,Ferns’immobilisepourrespirer ;elleneveutpasqueledésirquilafaittremblerfassedérapersamainetneluicoupelementon.
—Oùtuasapprisàfaireça?demandeAmbrosequandelleaterminé.—J’aiaidéBaileyàseraser.Pleindefois.—Jevois.Sonœilaveugledémentsesparoles,maissonœilgauchenelaquittepastandisqu’ellesaisitune
petiteserviettedetoiletteetessuielesrestesdemousse.Ellepasseensuitelamainsursajouepourvérifierqu’elleestbienlisse.
—Fern…Jen’aipasbesoinquetufassesça.—Jeveuxlefaire.Et il veut qu’elle le fasse, parce qu’il aime sentir ses mains sur sa peau, son corps entre ses
cuisses,etsonparfumquiluifait tournerlatête.Maisiln’estpasBaileyet ilabesoinqueFernnel’oubliepas.
—Çarisqued’êtredifficilepourtoi…d’arriverànepast’occuperdemoi,dit-ilgentiment.C’estcequetufais.TuasprissoindeBailey.
Ferncessedetapotersajoueetlaisseretombersesmains.—Jeneveuxpasque tu t’occupesdemoi,Fern.D’accord?Aimerquelqu’unneveutpasdire
prendresoindelui.Tucomprends?—Parfois,lesdeuxsontliés,proteste-t-elledansunsouffle.—Oui.Parfois.Maispascettefois-ci.Pasavecmoi.Fernal’airperdueetelleévitesonregardcommes’ilvenaitdelagronder.Ambroseluisaisitle
mentonetsepenchepourl’embrasserdoucementafindelarassurer.Elleprendsonvisageentresesmainset, sous lapressiondesabouche,Ambroseoubliecequ’ilveut luidire.Pour lemoment, lesujetestclos,sapeineesttropvive.Elleabesoindetemps.
U
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Lutter
nmurmures’élèvedansl’égliselorsqueAmbroseselèveetsedirigeverslepupitre.Fernnepeutplus respirer.Ambrosedétesteêtredévisagéetvoilàqu’il est lecentrede l’attention.La
plupart des membres de la nombreuse assistance le revoient pour la première fois. La lumièretransperce lesvitraux,créantdesmotifsautourdupupitreet l’apparitiond’Ambroseparaît touchéeparunegrâcedivine.
Ilregardelafoule.Lesilenceestsiassourdissantqu’ilsedemandeuninstants’iln’estpasdevenucomplètement sourd. Il est si beau, songe Fern. Elle le pense vraiment. Sa beauté n’est pastraditionnelle, elle ne l’est plus, mais il se tient bien droit, le menton levé. Il est bien découpé etpuissantdanssoncostumebleumarineetsoncorpsestuntémoignagedesaténacitéetdutempspassédanslasalledelutteencompagniedel’entraîneurSheen.Ilentamesondiscoursd’unevoixforte,leregardassuré.
—Quandj’avaisonzeans,BaileySheenm’adéfiéàlalutte.Quelquesriressecouentl’assembléemaisAmbrosenesouritpas.—JeconnaissaisBailey,évidemment,puisquenousétionsàl’écoleensemble,ilétaitaussilefils
de l’entraîneurSheen.Lecoachde lutte.Celuique j’espérais impressionner. Jen’avais ratéaucunecolod’entraînementd’étédepuis l’âgede sept ans.CommeBailey.Mais lui neparticipait jamais àaucuncombat.Ilroulaitsurlestapis,aubeaumilieudel’action,ilneluttaitpas.Jepensaisquec’étaitparcequ’iln’enavaitpasenvie,ouuntrucdugenre.Jenesavaispasqu’ilétaitmalade.
« Aussi, lorsqu’il m’a défié, je ne savais que penser. J’avais remarqué certaines choses,cependant. Qu’il marchait sur la pointe des pieds, que ses jambes n’étaient pas droites et que sadémarchen’étaitpasassurée.Ilvacillaitetsonsensdel’équilibrelaissaitàdésirer.Illuiarrivaitdetombersansprévenir.Jepensaisjustequ’ilétaitunpeutaré.
Ilyad’autresrires,cettefois-ciplushésitants.—Parfoismesamisetmoinousmoquionsdelui.Onnesavaitpas.Lavoixd’Ambrosedevientunmurmureetils’interromptpoursereprendre.—Voilà donc où nous en étions, Bailey Sheen et moi. Il m’avait acculé à la fin du camp, et
demandésijevoulaislecombattre.Jesavaisquejepourraisaisémentlebattre.Maisjemedemandaissi je devais le faire… peut-être que l’entraîneurm’en voudrait. De surcroît, j’étais beaucoup plusgrand que lui. En réalité, j’étais beaucoup plus grand que plein de gamins, constate Ambrose ensouriantetlafoulesedétendunpeudevantlapointed’humour.Jenesaispaspourquoij’aiaccepté.
Peut-êtreàcausedesafaçondemeregarder.Ilavaitl’airpleind’espoiretiln’arrêtaitpasdejeterdescoupsd’œilendirectiondesonpère,quidiscutaitavecdes lycéensqui l’aidaientàencadrer lacolo.
«J’aidécidédecombattremollement,delelaisseressayerquelquescoups,commelefaisaientleslycéensavecmoi.Etavantquej’aieeuletempsderéagir,Baileys’estjetésurmoi,m’afaituneprisedeciseauxsimpleets’estenrouléautourdemajambe.J’aiétéprisparsurprise,maisjesavaisquoifaire.Jemesuistoutdesuitelaissétomber,etilasuivimonmouvementetapivotépoursemettreàcalifourchonsurmoi,exactementcequ’ilfallaitfaire.S’ilyavaiteuunarbitre,ilauraitannoncéunamenéausol–deuxpointspourSheen.J’étaisunpeuembarrasséetjemesuisrelevéenmedisantqu’ilfallaitquejefassemieuxqueça.
«OnétaitdenouveaufaceàfaceetjevoyaisbienqueBaileyétaittoutexcité.Ils’estjetésurmoi,orcettefois-ci,j’étaisprêt.Jeluiaifaituncroche-piedetl’aimisautapissansménagement.Jel’aisuivipouressayerdel’immobiliser.Ilsetortillaitets’arc-boutaitetjemesuismisàrireparcequ’ilétait vachement bon. Je me souviens m’être demandé : « Mais pourquoi est-ce qu’il ne combatjamais?»
AmbrosedéglutitetporteleregardversleboutdubancoùsetientMikeSheen,enlarmes.Angie,lamainautourdesesépaules,sangloteelleaussi,blottiecontresonmari.
— Je n’ai jamais vu l’entraîneur aussi furieux et effrayé de ma vie. Ni avant ni depuis. Il acommencéàmehurlerdessus,unlycéenm’apoussésurlecôtéetj’aieulatrouille.MaisBaileys’estassis,lesoufflecourt,ungrandsouriresurleslèvres.
L’assembléeéclatederireetdeslarmescessentdecouler.—L’entraîneurarelevéBaileyetafaitcourirsesmainspartoutsursoncorpspourvérifierque
je ne lui avais rien cassé. Sans lui prêter attention,Bailey s’est tourné versmoi et a dit : « Tu asvraimentfaitdetonmieux,Ambrose?Tunet’espaslaisséamenerausolexprès,n’est-cepas?»
D’autres sourires, d’autres rires.Mais tout lemondevoit bienqu’Ambrose lutte pour contenirsonémotion,etlafoulesetaitinstantanément.
—Baileyvoulaitjustelutter.Ilvoulaitavoirlachancedeprouversontalent.Etcejour-làdanslegymnase,quand ilm’amisà terre, aétéungrand jourpour lui. Il adorait la lutte. Il aurait faitunlutteurexceptionnelsilavieluiavaitdistribuéd’autrescartes.Çanes’estpaspassécommeça.Baileyn’étaitpasaigri.Niméchant.Ilnes’apitoyaitjamaissursonsort.
«Quandjesuisrentréd’Irak,Baileyetsonpèresontvenusmerendrevisite.Jenevoulaisvoirpersonneparcequej’étaisaigri,méchantetquejem’apitoyaissurmonsort,poursuitl’ancienlutteurenessuyantleslarmesquimaculentsesjoues.Baileyn’estpasnéavecleschosesquej’aitenuespouracquisestoutemavie.Jesuisnédansuncorpspuissant,sain,etplusquesportif.J’aitoujoursétéleplusgrandetleplusfort.Etlachancem’asouridansbiendesdomainesgrâceàça.Maisjenelesaipasappréciéesàleurjustevaleur.Jeressentaisunepressionfolleetj’envoulaisauxgensdeplacertantd’espoirenmoi.Jenevoulaisdécevoirpersonne,jevoulaisfairemespreuves.Ilyatroisans,j’aiquittélaville.Jevoulaistracermonproprechemin…neserait-cequepouruntemps.Jem’étaisditque je finiraispar revenir,que je reprendrais la lutteetque je feraiscequ’onattendaitdemoi.Maisçanes’estpaspassécommeça.
« Bailey m’a dit que je devrais reprendre le chemin de la salle de lutte et recommencer àm’entraîneraveclui.J’airigolé,parcequeBaileynepouvaitpass’entraîneretquejesuisaveugleetsourdducôtédroit.Lutterétaitbienladernièrechosedontj’avaisenvie.Jevoulaismourir.PuisquePaul,Grant,JesseetBeansétaientmorts,jeneméritaispasmieux.
Une atmosphère de deuil qui dépasse le chagrin provoqué par lamort de Bailey s’empare del’assistance.QuandAmbrose prononce les noms de ses quatre amis, une douleur se propage dansl’air,unedouleurquin’ajamaisétéexorcisée,unchagrinquin’ajamaisdiminué.Lavillen’apasfaitsondeuil.Pastoutàfait.Ellen’apasnonplusfêtéleretourdusurvivant.L’incapacitéd’Ambroseàaccepterledestindesesamisetlesienaempêchélesautresdel’accepteraussi.
Ferntournela têteetaperçoit lamèredePaulKimballdanslafoule.Elleagrippelebrasdesafille, têtebaissée,écraséepar lepoidsde l’émotionqui imprègne l’atmosphère.L’entraîneurSheenenfouitsonvisagedanssesmains:l’amourqu’iléprouvepourlesquatresoldatsdisparusestpresqueaussifortqueceluiqu’ilressentpoursonfils.Fernaenviedechercherlesvisagesdesgensqu’elleaimepourleursignifierd’unregardqu’ellepartageleurpeine.Maisc’estpeut-êtrecequ’Ambroseestentraindefaire.Ilapeut-êtrecomprisquelemomentestvenu…etquelaballeestdanssoncamp.
—DeuxjoursaprèslamortdeBailey,jesuisallévoirsonpère.Jepensaisqu’ilseraitdévasté.Jepensaisqu’ilseraitdanslemêmeétatquemoiquiaipasséunanàsongeràmesamisetàdemanderdesexplicationsàDieu,furieux,presquefou.Maiscen’étaitpaslecasdel’entraîneur.
« Il m’a avoué que lorsqu’on a diagnostiqué la myopathie à Bailey, la terre s’est arrêtée detourner,commesielleavaitgelésurplace.Ilm’aditqu’Angieetluinesavaientpass’ilsseraientdenouveau heureux un jour. Je me suis posé la même question au cours de l’année qui vient des’écouler.Maisilm’aavouéaussiqu’aveclereculcequiétaitlapirechosedeleurvieétaitdevenuunmerveilleuxcadeau.Baileyluiaapprisàaimeretàrelativiser,àvivredansl’instant,àdiretoutletemps«jet’aime»etàlepenservraiment.Etàêtrereconnaissantpourchaquejourvécu.Ilaapprislapatienceetlapersévérance.Ilaapprisqu’ilyavaitdeschosesplusimportantesquelalutte.
L’entraîneursouritàtraversseslarmesetAmbroseetluipartagentuninstantdecomplicitésouslesyeuxdelavilletoutentière.
— Il m’a dit aussi que Bailey voulait que je fasse un discours à son enterrement, poursuitAmbroseenfaisantunegrimacequifaitrirel’assemblée.
Ilattendquelecalmesoitrevenuavantdepoursuivre.—Voussaveztouscombienj’aimelalutte.Ellem’aapprisàbosserdur,àaccepterlesconseils,à
prendredescoupscommeunhommeetàêtreunvainqueur.Lalutteafaitdemoiunmeilleursoldat.Mais, comme l’entraîneur Sheen, j’ai appris qu’il y avait des choses plus importantes qu’elle.L’héroïsmesurletapisn’estriencomparéàl’héroïsmedanslavraievie,etBaileyétaitunhéros.Lemienetceluidetouslesmembresdel’équipedelutte.
«Shakespeareadit:«Levoléquisouritdérobequelquechoseauvoleur»,continueAmbroseenregardantFernensouriant,lafillequilepousseencoreàciterShakespeare.Baileyenestlapreuve.Ilsouriaittoutletempsetdebiendesfaçons,iladonnéuneleçonàlavie,etpasl’inverse.Onnepeutpastoujourscontrôlercequinousarrive.Quecesoituncorpsdéfaillant,unvisagemutiléoulamortdesgensqu’onaimeetsansquionneveutpasvivre,poursuit-ild’unevoixémue.
«Nousavonsétévolés.OnnousavolélalumièredeBailey,lagentillessedePaul,l’honnêtetédeGrant,lafouguedeJesseetl’amourdelaviedeBeans.Onnousapristoutça.Maisj’aidécidédesourire,commeBailey,etdedéroberquelquechoseauvoleur.
Ambroselaissesonregarderrerdansl’assistance,ilconnaîtlaplupartdesgensdepuistoujoursetillaissecoulerlibrementseslarmesdevanteux.Maissavoixdemeureferme.
—Jesuisfierd’avoirservienIrak,maisjenesuisfiernidelafaçondontjesuispartinidecelledontjesuisrevenu.Debiendesmanières,j’ailaissétombermesamis…etjenesuispascertainquejemelepardonneraicomplètementunjour.Jeleurdoisquelquechose.Jevousdoisquelquechose.
C’est pourquoi je ferai de monmieux pour vous représenter, pour les représenter, en rejoignantl’équipedeluttedel’universitédePennState.
Descrisdesurprises’élèventdanslasalle,etAmbroseconclutpar-dessuslebrouhaha:—Baileypensaitquejepouvaislefaireetjevaisprouverqu’ilavaitraison.
1995
—Tuascombiendepointsdesuture?FernaimeraitbienqueBaileyôtelebandagequirecouvresonmentonafinqu’ellepuissevoirparelle-même.Elles’étaitprécipitée
enapprenantlanouvelle.—Vingt.C’étaitsuperprofond.J’aivul’osdemamâchoire.Baileyavaitl’airexcitéparlagravitédesablessure,maissonvisagesedécomposatoutdesuite.Ilavaitunlivresurlesgenoux,
commed’habitude,pourtantilnelisaitpas.Ilétaitassissursonlit,lefauteuilroulantàproximité,momentanémentdélaissé.LesparentsdeBaileyavaientachetécelitmédicalisédansuneboutiquespécialiséequelquesmoisplustôt.Ilyavaitdesbarrièresdechaquecôtéetdesboutonspermettaientdereleverlehautdumatelaspourlireoulebaspourfairesemblantd’êtredansunefuséequis’envolaitpourl’espace.FernetBailey s’étaientamuséscommeçaplusieurs fois, jusqu’àcequ’Angie leurexplique fermementquecen’étaitpasunjouetetqu’ellenevoulaitplusjamaislesvoirjouerauxcosmonautes.
—Çafaitmal?demandaFern.C’étaitpeut-êtrepourçaqueBaileyétaitsimaussade.—Non.C’esttoujoursanesthésié,expliquasoncousinentapotantlablessurepourleluimontrer.—Qu’est-cequinevapas,alors?Fernbonditsurlelit,agitasonpetitcorpsmenupours’installeràsescôtésetrepoussalelivrepourfaireplusdeplace.—Jenemarcheraiplusjamais,Fern,réponditBailey,lementontremblant,cequifitbougerlebandage.—Tupeuxmarcherencoreunpeu,non?—Non.Jenepeuxplus.J’aiessayécematinetjesuistombé.J’aiheurtéviolemmentlesoldumenton.Lebandagetremblotadenouveau,preuvedecequ’ilavançait.Pendantunmoment,Bailey avait utilisé son fauteuil roulant uniquement chez lui, en rentrant de l’école, gardant ainsi des forces
pournepass’enservirdanslajournée.Puislajournéed’écoleétaitdevenuetropdifficileetAngieetMikeavaientchangédestratégie:ilallait à l’école en fauteuil roulant etmarchait le soir chez lui quand c’était possible.Or lentement, par étapes, sa liberté du soir étaitdevenuedeplusenpluslimitéeetilpassaitdeplusenplusdetempsenfauteuil.Etvoilàqu’àprésentilnepouvaitplusdutoutmarcher.
—Tutesouviensdudernierpasquetuasfait?demandadoucementFern.Àonzeans,onn’apasassezdejugeotepouréviterlesquestionsblessantes.—Non.Jenem’ensouvienspas.Sijepouvaismelerappeler,jel’écriraisdansmonjournal.Maisjenesaispas.—Jepariequetamèreaimeraitlenoterdanstonlivredebébé.Elleaécritladatedetonpremierpas,n’est-cepas?Elleaimerait
certainementécrireladatedudernier.—Ellepensaitsansdoutequ’ilyenauraitd’autres,réponditBaileyendéglutissant.Ferncompritqu’ilessayaitdenepaspleurer.—Jetedonneraismespas,sijelepouvais,affirma-t-elle,elledontlementonsemitàtrembleràsontour.Ils pleurèrent ensemble unmoment, deux petites silhouettes tristes assises sur un litmédicalisé, aumilieu desmurs bleus et des
affairesdeBailey.— Peut-être que je ne peux plus marcher, mais je peux toujours rouler, dit-il en s’essuyant le nez, l’optimisme remplaçant
l’autoapitoiementcommetoujourschezlui.Fernacquiesçaenjetantunregardreconnaissantaufauteuilroulant.Ilpouvaitrouler.Ellesouritdetoutessesdents.—Tunepeuxpasmarcheretroulermaistupeux«rockandrouler»,couina-t-elleensautantàbasdulitpourallermettredela
musique.—Ohqueoui,rétorquaBaileyenriant.Etc’estcequ’ilfit,braillantdetoutsoncœurtandisqueFernmarchait,dansaitetsautaitassezpourdeux.
B
33
Nepasavoirpeurdemourir
ailey reposera à la gauche de son grand-père paternel, qui est aussi le grand-père de Fern.JessicaSheenestenterréejusteendessous–elleaétéemportéeparuncanceralorsquesonfils,
Mike,avaitàpeineneufans.Rachel,lamèredeFern,avaitdix-neufansquandleurmèreestmorteetelleestrestéechezsesparentsetaaidésonpèreàéleverMikejusqu’àcequ’ilaitsonbacetqu’ilparteàl’université.LelienquiunitRacheletMikeressembledavantageàceluid’unemèreetdesonfilsqued’unesœuretdesonfrère.
Grand-pèreJamesSheenavaitplusdesoixante-dixansquandFernetBaileysontnésetilestmortquandilsavaientcinqans.Fernnesesouvientquevaguementdelui:ilavaitunetignasseblancheetdesyeuxd’unbleuintensedontsesdeuxenfants,MikeetRachel,onthérité.Baileyavaitlesmêmesyeux,expressifsetvifs.Desyeuxquivoyaientetenregistraienttout.Fernahéritédeceuxdesonpère,réconfortantsetapaisants.Ilssontd’unbrunrichecommelaterrequel’onextirpedesprofondeurs.
Fern cherche le regard de son père lorsque ce dernier prend la parole. Sa voix légèrementrocailleuse s’élève, solennelle, dans l’air doux, et tremble un peu sous l’effet de sa conviction. IlsécoutentlediscourssincèreetAmbrosefrissonne,commesilesmotsavaienttrouvéuneplacedanssoncœur.
— Je ne crois pas que nous aurons les réponses à toutes nos questions. Nous ne savons pastoujourspourquoi les chosesarrivent.Mais jepensequ’une foisparvenusau seuildenotrevie, sinousavonsfaitdenotremieux,nousverronscepourquoinousavonsblâméDieu,lesraisonspourlesquellesnousl’avonsmaudit,cellesquinousontéloignédeluioudelafoi,sontenréalitélesplusgrandesbénédictionsetlesplusgrandeschancesdegrandir.
LepasteurTaylors’interromptcommepourrassemblersesidées.Ilcherchelevisagedesafilleparmilafoule.
—Baileyétaitunebénédiction…et jesuispersuadéquenouslereverrons.Iln’apasdisparuàjamais.
Mais il a disparu pour l’instant et la vie sera une succession de jours sans fin et sans lui. Sonabsenceestcommeuntroudanslesol–béantetimpossibleàéviter.Letrouqu’ilalaisséderrièreluimettra longtemps à se refermer. Fern se cramponne à la main d’Ambrose, et quand son père dit«Amen»etquelafoulecommenceàsedisperser,elleresteclouéeausol,incapabledebouger,departir, de tourner le dos au trou.Un par un, les gens s’approchent, lui serrent lamain, l’enlacent,jusqu’àqu’ilneresteplusqu’Angie,Mike,Ambroseetelle.
Lesoleildessinedes taches lumineusessur lesol, ilcontourne les frondaisonspour frapper laterre, créant une dentelle de lumière et enveloppant délicatement ceux qui restent. Puis Angies’approchedesanièceetellestombentdanslesbrasl’unedel’autre,submergéesparladouleurdelaséparationetlesaffresdel’adieu.
—Jet’aime,Fern,ditAngieenprenantlevisagedelajeunefilleentresesmainsetendéposantunbaisersurchacunedesesjoues.Mercid’avoiraimémonfils.Mercidel’avoiraidé,denel’avoirjamaislaissétomber.Tuasétéunebénédictiondansnosvies.
PuiselletournelesyeuxversAmbroseYoung,verssoncorpsmassifetdroit,verssamainquienveloppe celle de Fern. Elle contemple son visage sérieux qui porte les marques de sa propretragédie.
—Jesuisémerveilléedevoirquelesgensentrenttoujoursdansnosviesaubonmoment,luidit-elle.C’estcommeçaqueDieuprendsoindesesouailles.IladonnéFernàBailey.Etmaintenant,Fernabesoindesonangegardienàelle.
Angieposelesmainssurleslargesépaulesdujeunehommeetleregardebienenface,sanssesoucierdedissimulersonémotion.
—C’estcequetues,conclut-elle.Fernpousseunpetit cri et rougit jusqu’à la racinede ses cheveux roux,maisAmbrose sourit.
Angien’enacependantpasterminé:elleôteunedesesmainsdesépaulesdujeunehommeetattireFern à elle, l’incluant dans le cercle.Ambrose regarde par-dessus la chevelure blonde d’Angie etcroiseleregarddesonancienentraîneur.LesyeuxbleusdeMikesontinjectésetcerclésderougeetses joues sont humides de larmes, mais il hoche la tête en direction d’Ambrose, comme s’ilapprouvaitcequeditsafemme.
—Baileyétaitcertainementplusprêtàmourirquen’importequi.Iln’étaitpasimpatientqueçaluiarrive,mais iln’avaitpaspeurnonplus,affirmeAngie,etAmbrosedétourne le regarddesonentraîneuretécoutelesparolesaviséesd’unemère.Ilétaitprêtàpartir.Ilfautdonclelaisserfaire.
Angieembrassesanièceunenouvellefoisetleurslarmesseremettentàcouler.—Ilfautlelaisserpartir,Fern.Angieinspireprofondémentetfaitunpasenarrière.Ellelâcheleursmainsetdétournelesyeux.
Puis,avecunerésignationnéed’annéesdelutte,elleprendlamaindesonmaridanslasienneetilss’éloignentensembledel’endroitpaisibleoùchantentlesoiseauxetoùuncercueilattendd’êtremisenterre,assuréquecen’estpaslafin.
Fernsedirigevers le trou,s’agenouilleetsortunepoignéedecaillouxde lapochedesarobenoire.ElleécritsoigneusementleslettresBAaupieddelatombe.
—BelleAraignée?demandeAmbroseàvoixbassederrièresonépaulegauche.Fernsourit,sidéréequ’ils’ensouvienne.—BelAmi,répondlajeunefemme.C’estcommeçaquejemesouviendraitoujoursdelui.
— Il voulait que je te donne ça, dit Mike Sheen en mettant un livre épais dans les mainsd’Ambrose. Bailey indiquait toujours à qui ses affaires devaient revenir. Chaque objet dans cettechambreaunpossesseur.Tuvois?Ilaécrittonnomàl’intérieur.
«PourAmbrose»étaitmarquéàl’intérieurdelacouverture.C’étaitlebouquinsurlamythologiequelejeunegarçonavaitluencejourlointainpendantlacolodelutteestivale,quandilluiavaitparléd’Herculepourlapremièrefois.
—Jevouslaisseseulstouslesdeux.Jecroisqueçavamieux…puisjerentredanssachambreetjemerendscomptequ’ilestvraimentmort.Etçanevaplus.
LepèredeBailey tentedesouriremaisses lèvressemettentà trembler : il tourne les talonsetquitteprécipitammentlapiècepleinedusouvenirdesonenfantparti.Fernremontelesjambesetposesonmentonsursesgenoux,lesyeuxferméssurleslarmesqu’Ambrosevoits’échappersurlescôtés.MikeetAngieleurontdemandédepasserparcequeleurfilsavaitlaissédesinstructionsconcernantsesaffaires.Maisriennepresse.
—Fern?Onpeuts’enaller.Onn’apasbesoindefaireçatoutdesuite,proposeAmbrose.—C’estdurd’êtreici.Maisc’estaussidurdenepasl’être,répond-elleenhaussantlesépauleset
encillantrapidement.Çava.Elles’essuielesjouesetmontredudoigtlelivrequ’iltientàlamain.—Pourquoiilvoulaittedonnercebouquin?Ambroselefeuillettesanss’arrêtersurleschapitresconsacrésaupuissantZeusouauxnymphesà
grossepoitrine.Lelivreestaussilourdentresesmainsquelesouvenirdanssoncœur.Iltournelespagesjusqu’àcequ’iltrouvelaphotoàlaquelleilasouventpensédepuis.
Levisaged’unhéros.Ambrosecomprendbeaucoupmieuxàprésent.Lechagrinsurcevisageenbronze, la main sur un cœur brisé. La culpabilité est un lourd fardeau, même pour un championmythique.
—Hercule,dit-ilensachantqueFerncomprendra.Il lève le livreafinqu’ellevoiedequoi ilparle.Quand il le redresseet le retourneafinde lui
montrer,lespagessetournenttoutesseulesetunefeuilledepapierpliéetombesurlesol.Fernsepenchepourlaramasseretl’ouvrepourvoirs’ils’agitdequelquechosed’important.Ses
yeuxbougentdegaucheàdroiteetseslèvress’agitentsilencieusementtandisqu’ellelitcequiyestécrit.
—C’estsaliste,murmure-t-elle,surprise.—Quelleliste?—Elleestdatéedu22juillet1994.—Ilyaonzeans,constateAmbrose.—Onavaitdixans.LedernierétédeBailey,sesouvientFern.—Sondernierété?—Avantlefauteuilroulant.Toutestvraimentarrivécetété-là.Samaladieestdevenueréelle.—Qu’est-cequ’ilyasurcetteliste?Ambrose s’assied à côté de Fern et pose les yeux sur la feuille de papier ligné arrachée d’un
cahier.L’écritureestenfantineetlalistes’étalesurunelonguecolonneavecdesdétailssurlecôté.—«EmbrasserRita»?«Semarier»?glousseAmbrose.Àdixans,ilétaitdéjàamoureuxd’elle.—Depuis le premier jour, glousse Fern à son tour. «Manger des pancakes tous les jours »,
«Inventerunemachineàremonterletemps»,«Dompterunlion»,«Deveniramiavecunmonstre».Onvoitqu’ilavaitdixans,hein?
AmbroseéclatederireetprendconnaissancedesrêvesetdesdésirsduBaileydedixans.—«Battreunebrute»,«Êtreunsuper-hérosouunesuperstar»,«Faireuntourdansunevoiture
depolice»,«Sefairetatouer».Unvraigarçon.— « Vivre », « Être courageux », « Être un ami fidèle », « Toujours être reconnaissant »,
«PrendresoindeFern»,murmurecettedernière.—Peut-êtrepascommelesautres,finalement,commenteAmbrose,lagorgeserrée.
Ils restent silencieux un moment, les mains entrelacées, et la feuille devient floue au fur et àmesurequ’ilsluttentcontreleslarmesquileurmontentauxyeux.
—Ilafaitpleindechosesdesaliste,Ambrose,ditFernd’unevoixétouffée.Pasforcémentd’unemanièreclassique,maisillesafaites…ouaaidélesautresàlesfaire.
Elleluitendlapage.—Tiens.Ilfautlalaisserdanslelivre.Lenuméro4dit:«RencontrerHercule»,constate-t-elle
enmontrantlalistedudoigt.Pourlui,Hercule,c’étaittoi.Ambroseremetlafeuilleentrelespagesduchapitreconsacréauhérosgrecetaperçoituneautre
ligne sur la liste. « Lutter ». Bailey ne l’a pas expliqué, il n’a ajouté aucun détail à côté. Il s’estcontentédelenoterpuisdereveniràlalignepourajouterencoreunechoseàfaireavantdemourir.Ambroserefermelelivresurlesrêvesoubliésetlesvieuxchampions.
Herculeaessayédefairepénitence,derétablirlabalance,d’expierlesmeurtresdesafemmeetde ses trois enfants, les quatrevies qu’il a ôtées.Etmême si certainspensent que cen’était pas safaute, qu’il était la proie d’une folie passagère infligée par une déesse jalouse, il est quandmêmeresponsable.Pendantuntemps,Herculeamêmeportélepoidsdumondesursesépaules,aprèsavoirconvaincuAtlasdeluipassersonfardeau.
MaisAmbrosen’estpasundieuinvincibleetsavien’appartientpasàlamythologie.Etcertainsjours, Ambrose craint de ressembler plus à unmonstre qu’à un héros. Les quatre vies dont il sesentaitresponsableontétéfauchéesetaucunetâcheniaucunchâtimentnelesramènera.Maisilpeutvivre. Et il peut reprendre la lutte. S’il existe un endroit au-delà de la mort où vivent les jeuneshommesetoùleshéroscommeBaileypeuventmarcherdenouveau,alorsquandretentiralesiffletetqueletapisserafrappé,ilssourirontensachantqu’illuttepoureux.
F
34
Attraperunbandit
ernretourneautravailquelquesjoursaprèsl’enterrementdeBailey.M.Morganaprissaplacependantunesemainemaisilnepeutpluscontinuercommeça.Detoutefaçon,c’estplusfacile
quederesterchezsoiàsemorfondreetAmbrosesera làà la findesonservice.Lorsquearrivent22heures,Fernestépuisée.Ambrosen’abesoinqued’uncoupd’œilpour luiordonnerderentrerchezelle.Fernfondenlarmesenpensantqu’ilveutsedébarrasserd’elle,Ambrosel’embrasseetlarassure,leurdésirmonte,ilssesententfrustrésetlejeunehommeluiordonnedenouveauderentrerchezelle.Plusieursfois.
—Fern.Jerefusedetefairel’amoursurlesoldelaboulangerie.Etc’estpourtantcequivasepassersituneramènespastonjoliculcheztoi.Vas-y.
Ildéposeunbaisersursonnezconstellédetachesderousseuretl’éloignedelui.—Rentre.Fernatoujoursl’espritencombrédefantasmesmettantenscènelesoldelaboulangeriequand
ellefranchitlaportedeserviceàl’arrièredelasupérette.Lequitterluiestinsupportable.Êtreséparéedeluiestunevéritabletorture.Ilnevapastarderàpartirpourlafac.Baileyestmort,Ambroseseraloin:qu’est-cequ’ellevadevenir?
Àcetteidée,ellefaitdemi-tourverslaportedeservice,impatientederetourneràsescôtés.Ellesedemandecequ’ildiraitsiellepartaitaveclui.Ellepourraits’inscrireàl’universitéetcontracterunprêtétudiant.Ellepourraitprendreunechambresurlecampus,suivrequelquescours,écrirelesoiretlesuivrecommeunchiot,commeellel’afaittoutesavie.
Fernsecouecatégoriquementlatête,inspireprofondémentetsedirigedenouveauverssonvélo.Non.Pasquestion.Depuisquelquesjours,ellesedemandecequel’avenirleurréserve.Elleneluiapascachésessentiments.Elleestamoureusedelui.Depuistoujours.EtsiAmbroseveutqu’ellefassepartiedesaviedemanièrepermanente,etpasjustecommeunedistractiontemporaireouunfiletdesécurité,c’estàluidedireleschoses.Ilvafalloirqu’illuidemande.
Ferns’agenouilleprèsdesonvélo,attachécontreunegouttière,etcomposedistraitementlecodeducadenas.Sonespritesttrèsloin,prèsd’Ambrose,préoccupéàl’idéedeleperdredenouveau,etelleréagittardivementquandelleentenddespasprécipitésderrièreelle.Desbrasd’acierl’enlacentetlajettentàterre;ellelâchesabicyclettequivacilleettombeàsescôtés.
Ellecroitd’abordqu’il s’agitd’Ambrose.Après tout, il l’abien surprisedans lenoirune foisjusteàcôtédelaportedeservice.Cen’estpaslui.Ilneluiferait jamaisdemal.Lesbrasquil’ont
agrippésontplusmincesetmoinsmusclés,maisquiquecesoit,ilestbeaucoupplusgrandqueFern.Etilal’intentiondelablesser.Ellesedébatdetoutessesforcessouslepoidsquipressesonvisagecontreletrottoir.
—Oùelleest,Fern?C’estBecker.Sonhaleinepuelabière,levomietl’absencedebrosseàdents.BeckerGarthn’a
plusriendetiréàquatreépinglesetçaeffraieFernplusquetout.—Jesuisalléchezsamère,toutestéteint.Jesurveillelabaraquedepuisdeuxjours.Etellen’est
pascheznous!Jenepeuxmêmepasrentrerchezmoi,Fern!—Ilssontpartis,Becker,siffleFern,quitentedenepascéderàlapanique.Beckeresthystérique,commesil’assassinatdeBaileyl’avaitrendufou.Lapolicepensequ’ilne
saitpasqueBaileyétaitencommunicationavecle911.Peut-êtrequ’ilpensequeleschosessesonttasséesetqu’ilpeutrentrerchezluicommesiderienn’était.
—OÙILSSONT?Beckerempoigne lescheveuxdeFernetpresseviolemment sa jouecontre lebitume.La jeune
fille grimace et essaie de ne pas semettre à pleurer quand elle sent la brûlure du ciment sur sonvisage.
—Jenesaispas,Becker,ment-elle.Pasquestiondeluirévéleroùestsafemme.—Ellem’aditqu’ellepartaitsereposerquelquesjours.Ellevarevenir.Unautremensonge.DèsqueRitaétaitsortiedel’hôpital,elleavaitdonnésoncongéàsonpropriétaireetSarahavait
mis sa propremaison en vente chez un agent immobilier du coin en lui demandant d’être le plusdiscretpossible.Ritaétaitdévastéepar lamortdeBaileyetsamèreetellevivaientdans la terreur.CommepersonnenesavaitoùétaitBecker,ellesnesesentaientplusensécuritéchezelles,danscetteville.Ellesavaientvenduunepartiedeleursaffairesets’étaientenfuies,necomptantpasrevenirtantqueBeckerreprésentaitunemenace,sitantestqu’ilnelesoitplusunjour.
LepèredeFerns’étaitchargédevendrecequipouvaitencorel’êtreetilavaitstockélerestedansunhangarquepossédaitl’église.IlleuravaitdonnédeuxmilledollarsenliquideetFernavaitfaituntroudanssespropreséconomies.Illeuravaitfallumoinsd’unesemainepourmettrelesvoiles.FernavaiteutellementpeurpourRita.Ellen’auraitjamaispenséqu’elledevraitunjouravoirpeurpourelle-même.
Fernentenduncliquetisetsentquelquechosedefroidettranchantcontresagorge.Soncœursemetàbattrelachamadeetrésonnedanssatempepresséesurlesol.
—Baileyettoil’avezmontéecontremoi!Vousluidonnieztoutletempsdel’argent.EtSheenaessayéd’enlevermongosse!Tulesavais?
Fernfermelesyeuxetpriepourquetouts’arrête.—Est-cequ’elleestavecAmbrose?—Quoi?—Est-cequ’elleestavecAmbrose?hurle-t-il.—Non!Ambroseestavecmoi!Justederrièrelaportedelaboulangerie.Très,trèsloin.—Avectoi?Tucroisqu’ilteveut,Fern?Ilenarienàfoutredetoi!C’estRitaquil’intéresse.
Depuistoujours.Maismaintenant,ilaunesalegueule,cracheBeckerdansl’oreilledeFern.Ellesentletranchantdelalamecontresapeau;Beckerdéplacelalamedesagorgeàsonvisage.
—Jevaistelacérerpourquetuluiressembles.SitumedisoùestRita,jenetecouperaiquelamoitiéduvisage,etvousferezlapairetouslesdeux.
Ferngardelesyeuxfermés,haletante.Elleestpaniquéeetpriepourquececauchemarprennefin.—Dis-moioùelleest!Son silence fait enragerBecker, qui la gifle violemment.La tête deFern semet à tourner, ses
oreilleséclatentetelleperdbrièvementconnaissance,cequiluioffreunrépitmomentanéfaceàlaterreurquis’estemparéed’elle.Puissonagresseurseredresseetlatireparlescheveuxavantqu’elleaiteuletempsdeserelever.Illatraînesurletrottoirettraverselarueendirectionduterrainvaguequis’étenddansl’obscuritédel’autrecôtédumagasin.Fern,queladouleurdanssatêtefaitpleurer,sedébatettentedesemettredebout.EtelleappelleAmbroseenhurlant.
—Est-cequetusensça?Lesparolesrésonnentdansl’espritd’AmbrosecommesiPaulsetenaitderrièreluietluiparlaità
l’oreille.Cellequin’entendplus.Ambrosefrottelaprothèseentresesdoigtsets’éloignedumixer.Ill’éteintetseretourne,s’attendantàtrouverquelqu’underrièrelui.Maislaboulangerieestsilencieuseet déserte. Il écoute le silence lourd. Et il sent quelque chose.Quelque chose ne va pas, il en a lepressentiment.Quelquechosequ’ilnepeutninommerniexpliquer.
«Est-cequetusensça?»avaitdemandéPaulavantquelamortnelessépareàjamais.Ambrosequittelaboutiqueetsedirigeverslaportedeservice,celleparlaquelleFernadisparu
moinsdedixminutes auparavant.C’est alorsqu’il l’entendhurler. Il franchit la porte en courant ;l’adrénalinepulsedanssesoreillesetledénibatdanssoncœur.
Lapremièrechosequ’ilaperçoit,c’estlevélodeFern,allongésurlecôté,laroueavantenl’air,les pédales légèrement inclinées, ce qui permet à la roue de tourner un peu sous l’effet du vent.CommelevélodeCosmo.Cosmolesouriant,quivoulaitjustequesafamillesoitensécuritéetquesonpayssoitdélivrédelapeur.Cosmo,quiaétéexécutépardeshommescruels.
—Fern!hurle-t-il,paniqué.C’estalorsqu’illesaperçoit.Àenvironcentmètresdelà,lajeunefillesedébatcontrequelqu’un
quilatraînederrièrelui,lebrassursagorge,versleterrainvague.Ambrosesemetàcourirsurlesolinégal,lespiedstouchantàpeineterre,lafureurcourantdanssesveines.Ilcombleladistancequiles sépare en quelques secondes et quandBecker le voit venir, il place Fern devant lui commeunbouclier.D’unemaintremblantecommecelled’undroguéenproieàlafolie,ilbrandituncouteauendirectiond’Ambrose,quiseprécipiteversluiàtouteallure.
—Ellevientavecmoi,Ambrose!hurle-t-il.EllevameconduireàRita!Ambrosene ralentit pas, neposepas les yeux surFern.C’en est fini deBeckerGarth. Il a tué
BaileySheen,l’alaissédanslefosséalorsqu’ilsavaittrèsbienqu’iln’ensortiraitpastoutseul.Ilabattu sa femme, l’a terroriséeainsique son fils, etvoilàqu’il tient la femmedont il est amoureuxcommeunepoupéede chiffondevant lui, pour seprotégerde la fureur sansbornesquinevapastarderàl’atteindre.
Beckerpousseunebordéedejuronsencomprenantquesoncouteaun’empêcherapasAmbrosedesejetersurlui.IllâcheFernafindepouvoirs’enfuirettournelestalonsenhurlant.Ferncrieaussi,elle apeurpourAmbroseet, une fois sur sespieds, elle tend lesbras commepour l’empêcherdes’empalersurlecouteaudeBecker.
Cederniern’apasletempsdefaireplusquequelquespasavantqu’AmbrosenesoitsurluietnelejetteausolainsiqueBeckerl’afaitavecRita.LatêtedeBeckerheurtelaterrecommecelledesafemmeaheurtélecarrelagedelacuisine.PuisAmbroseperdlecontrôleet lemartèledecoupsde
poing,répétantlaracléequ’illuiadonnéeensecondequandBeckerGarthaterroriséBaileySheendanslevestiairedesgarçonsdulycée.
—Ambrose!hurleFernquelquepartderrièrelui,lerappelantàlaréalité.Ilcessedelefrapper,sarages’apaisant.Ilseredresse,empoigneBeckerparseslongscheveux,
ceuxquiressemblentàsonanciennecoiffure.PuisilletraînederrièreluicommeBeckerl’afaitavecFern, jusqu’à l’endroit où se tient la jeune fille qui vacille en essayant de ne pas tomber dans lespommes.IllâchesavictimeetenlaceFern.Beckers’effondrecommeunechiffe.
— Ne le laisse pas partir. Il ne faut pas qu’il trouve Rita, pleure Fern en secouant la tête,cramponnéeàlui.
MaisBecker ne risque pas de bouger.Ambrose prend Fern dans les bras et la ramène vers lasupérettedevantlaquellesonvéloesttoujours,laroueavantenmouvement,insensibleaudramequivientdesejouernonloin.
DusangcoulesurlagorgeetsurlajouedeFernetsonœildroitestgonflé.Ambroseladéposedoucement contre le bâtiment en lui promettant de revenir tout de suite. Il se saisit de l’antivolaccrochéàlagouttièreetappellele911desontéléphoneportable.Toutenexpliquantcalmementàl’opérateur cequivientde sepasser, il ligoteBeckerGarth avec l’antivol au casoù il reprendraitconnaissance avant l’arrivée de la police. Il espère queBecker ne va pas tarder à émerger. Il veutsavoirquel effet ça lui faitd’être immobilisé sur ledosdans lenoir, incapabledebouger, tout ensachant qu’il ne pourra pas se sauver. C’est ce queBailey a ressenti en seconde dans un vestiairesombre,prisonnierdesonfauteuilrenversédansl’attented’uncoupdemain.Cequ’iladûéprouver,levisagedans l’eaudu fossé, en sachantque ses effortspour sauver l’enfantde sonamievont luicoûterlavie.
Puis Ambrose revient vers Fern, s’agenouille près d’elle et la prend dans ses bras gentiment,doucement. Il murmure des remerciements dans ses cheveux alors que tout son corps se met àtrembler.
—Merci,Paul.
35
PrendresoindeFern
Baldefind’année,2002
Fernjouaitavecsondécolletépourlacentièmefoisdepuisleurarrivéeetlissaitsajupecommesielles’étaitsoudainfroisséedepuisladernièrefoisqu’elleavaitfaitcegeste,quelquessecondesplustôt.
—J’aidurougeàlèvressurlesdents,Bailey?demanda-t-elleàsoncousinengrimaçantdansuneparodiedesourireafinqu’ilpuissevoirlesdeuxrangéesdedentsparfaitespourlesquelleselleavaitsupportéunappareildentaireduranttroislonguesannées.
Baileysoupiraetsecoualatête.—Toutvabien,Fern.Tuessuperbe.Détends-toi.Elle inspira profondément et mordilla immédiatement avec nervosité la lèvre sur laquelle elle venait d’appliquer une nouvelle
couchederougeàlèvrescorail.—Merde!Maintenant,j’aidurougeàlèvressurlesdents!pleurnicha-t-ellepourlesseulesoreillesdesoncousin.Jerevienstout
desuite,d’accord?Jevaisdanslestoilettesdesfilles.Tupourrastedébrouillersansmoipendantquelquesminutes?Baileyhaussalessourcilscommepourdire:«Tutefousdemoi,femme?»Fernn’étaitpaspartiedepuiscinqsecondesqueBaileytraversaitàtouteallurelapistededanseverslecercledelutteursàquiil
voulaitparlerdepuisqu’ilétaitentrédanslasalledebal.Ambrose, Paul et Grant étaient venus sans cavalières. Bailey ne savait pas pourquoi. S’il pouvait inviter une fille au bal de fin
d’année,luidonnerlebras,sentirsescheveuxetsetenirsursesdeuxjambespourdanser,ilsaisiraitsachance.BeansetJesseétaientvenusavecdesfillesmaiselless’étaientéloignéespourdiscuterdechaussures,decoiffuresetderobes–les
leursetcellesdesautresfilles.LescinqamisvirentdéboulerBaileydanssonfauteuilroulant,enzigzaguantentrelesdanseurscommeunhommequiaunemission
àaccomplir.Ilsluisourirent.C’étaientdesgarçonssympasetilavaitl’impressionqu’ilsappréciaientsacompagnie.—Tuesbiensapé,disdonc,Sheen,sifflaGrant.PaulredressauntoutpetitpeulenœudpapillondeBaileyetAmbrosecontournasonfauteuilpourl’examiner.— T’es venu sans cavalière, comme nous ? demanda-t-il en s’arrêtant devant Bailey et en s’accroupissant afin qu’il puisse le
regardersanssefairemalaucou.—Parlepourtoi,mec,moijesuisvenuavecl’adorableLydia,rétorquaBeanssansquittersacavalièredesyeux.Lydia était très joliemais ellene laissait rienà l’imagination :Baileypensait qu’ellegagnerait à êtreplus réservée, commeRita.
Cettedernièrenemontraitpastout,suggérantqu’elleétaitencoreplusjoliesoussesvêtements.Lydiaenmontraittellementqu’onpouvaitsedemanderpourquoielleprenaitlapeinedes’habiller.Beanssemblaitaimerçachezelle.
—Marleyestjolie,remarquaBaileyenparlantdelapetiteamiedeJesse.—Çaoui,Sheen.Onpeutledire.LarobedeMarleyétaitassezoséeaussi,orlajeunefillen’étaitpasaussivoluptueusequeRitaouLydia,etlarobenefaisaitpasle
mêmeeffetsurelle.ElleétaitmincecommeFern,avecdelongscheveuxnoirs,desyeuxenamandeetdespommettesbiendessinées.Jesseetellesortaientensembledepuislapremièreetilsformaientunjolicouple.
—JesuisvenuavecFern,annonçaBailey.Il n’avait pas de temps à perdre, il craignait que Fern revienne et le surprenne en train d’œuvrer pour son compte.Ambrose se
redressaimmédiatementetBaileysoupiraintérieurement.AmbroseréagissaitcommesiFernétaitunespionrussequiluiavaitsoutirédessecretsd’Étatetpasunefillequiluiavaitécritdeslettresd’amourensefaisantpasserpouruneautre.Envoyantsaréaction,Baileysedemandasilejeunehommen’avaitpasdessentimentspourFern.Onnesemetpasencolèrepourquelquechosesansimportance.
BaileyregardaendirectiondePauletdeGrantetimprovisaaufuretàmesureenespérantqu’Ambrosel’entendrait.—Dites,commevousn’avezpasdecavalières,vousnevoulezpasl’inviteràdanser?Ferns’occupetoutletempsdemoietça
seraitsympaqu’elledanseavecquelqu’und’autreàsonbaldefind’année.Ambrosefitquelquespasenarrière,puistournalestalonsets’éloignasansunmot.GrantetPaulleregardèrentpartir,sidérés.BeanséclataderireetJesseémitunlongsifflementensecouantlatête.
—Pourquoiilréagittoujourscommeçaquandilestquestiond’elle?s’interrogeaGrant,lesuivantdesyeux.Baileysentitsonvisages’enflammeretsoncol l’étouffer. Ilenfallaitbeaucouppour l’embarrasser.Lafiertéétaitunluxequ’un
garçoncommeluinepouvaitpassepermettre,maislarebuffaded’Ambrosel’avaitmismalàl’aise.—C’estquoi,sonproblème?demanda-t-il,perplexe.—Jepensequ’ilenpincepourFern,réponditBeans,commesic’étaitlachoselaplusscandaleuseaumonde.Baileyluilançaunregardquil’arrêtasur-le-champ.Beanss’éclaircitlagorgeetravalasonrire.—J’apprécieraisvraimentquevousdansiezavecelle.Sivouspensezquevousêtestropbienpourelle,alorslaisseztomber.C’est
tantpispourvous,paspourelle,s’enflammaBailey,dontlagênes’étaittransforméeencolère.—Hé,Bailey,pasdeproblème,mec.Jevaisl’inviter,ditGrantenluitapotantl’épaule.—Ouais,moiaussi.J’aimebienFern.Jeseraisravidedanseravecelle,renchéritPaul.—Tusaisquejesuistoujoursprêtàterendreservice,Sheen.Maissijedanseavecelle,ellevasedouterqu’ilyaanguillesous
roche,ditJesse,désolé.JesorsavecMarleyettoutlemondeestaucourant.—Pasdeproblème,Jesse.Tuasraison.Jeneveuxpasqueçasevoie.Baileypoussaunsoupirdesoulagement.— Qu’est-ce que tu vas faire pendant qu’on danse avec Fern ? le taquina Beans. — Je vais danser avec Rita, répondit
immédiatementBailey.Lesquatrelutteurssemirentaussitôtàcrieretàapplaudir.Baileyeutunsouriresatisfaitetfitpivotersonfauteuilroulant.Sacousine
venaitjustederegagnerlegymnase,elleparcouraitlasalleduregard,àsarecherche.—Occupez-vousdeFern,jem’occupedeRita,dit-ilpar-dessussonépaule.—Ons’enoccupe,net’inquiètepas,lerassuraGrantenluifaisantsignedes’éloignerdelamain.—Ons’occuped’elle,renchéritPaul.Etd’Ambrose.Luiaussiabesoinqu’onveillesurlui.
—Jepeuxrester?Ambroses’éclaircitlavoix.Demanderestdifficile.Pourtantilnepeutpaspartir.Pasmaintenant.
Ilssontrestésdeboutlaplusgrandepartiedelanuitetl’aubenevapastarderàpointer.ElliottYoungaprissaplaceàlaboulangerieetJoshuaetRachelontaccouruauprèsdeleurfillequandilsontreçuson coup de fil. Deux semaines se sont à peine écoulées depuis qu’un autre appel les a fait seprécipiteràl’hôpital,incertainsdusortdeBailey.Ilestclairquelapaniqueaffichéesurleursvisages,suiviepardeslarmesdereconnaissance,montraitqu’ilss’attendaientaupire.
FernetAmbroseontétéquestionnésenlongetenlargeparlespoliciersquisontarrivéssurleslieux.BeckerGarthaététransportéenambulanceàl’hôpitalpuisplacéengardeàvue.Fernarefusédeserendreàl’hôpital,maiselleanéanmoinsacceptéquelapoliceprenneenphotosesblessures.Elleestcontusionnéeetégratignéeetelleauramaldemainmatin,maiselledortdanssonproprelit,Ambroseestdevantsaporte,lamainsurlapoignée,etildemandeàJoshualapermissiondepasserlanuitchezeux.
—Jeneveuxpaspartir.Chaquefoisquejefermelesyeux,jevoiscesalaudentraindelatraînerderrière lui… désolé, monsieur, s’excuse le jeune homme, même s’il pense que l’insulte estparfaitementappropriée.
—Pasdeproblème,Ambrose.Jepenselamêmechosequetoi,répondJoshuaTaylorensouriantfaiblement.
IldévisagelejeunehommeetcederniersaitqueJoshuan’acuredesescicatrices.Ilportesurluiun regard de père qui essaie de deviner les intentions d’un homme envers sa fille dont il a l’airamoureux.
—Jevaistepréparerunlitici.Ilhochelatête,tournelestalonsets’éloignedelaporteenfaisantsigneàAmbrosedelesuivre.
Ilsedéplacecommes’ilavaitvieillidedixansenunesemaine,etAmbroseserendsoudaincomptequeJoshuaestunhommeâgé.Ilavingt-cinqansdeplusqu’Elliott,cequisignifiequ’ilasoixante-quinze ans.Ambrose ne s’est jamais posé de questions sur les parents de Fern, il ne les a jamaisréellementregardés,delamêmemanièrequ’iln’avaitjamaisregardéFernavantcettenuitauborddulac.
Ilsdevaientêtredéjàvieuxquandilsonteuleurfille.Queleffetcelafaisait-ildedécouvrirqu’onva devenir parents quand on croit que ça n’arrivera jamais ? Quel retour de balancier ! Un telbonheur face à une naissance miraculeuse, une telle détresse quand l’enfant manquait vous êtreenlevé.Cesoir,JoshuaafailliperdresafilleetAmbroseaassistéàunmiracle.
Lepasteurprendundrap, unoreiller et unevieille couverture rosedansunplacard, puis il serendausalon,oùilcommenceàfairelelitsurlecanapé,commes’ilavaitfaitçadescentainesdefois.
—Jevaism’enoccuper,monsieur.S’ilvousplaît,laissez-moifaire.Lejeunehommeseprécipitepourlesoulager,maislepèredeFernrefused’unsignedelamain
etcontinueàinstallerledrapsurlescoussins, lepliantendeuxafinqu’Ambrosepuisses’yglissercommedansunsandwich.
—Voilà.Tuserasbieninstallé.Parfois,quandjen’arrivepasàdormir,jedescendsicipournepas dérangerRachel. J’ai passé pasmal de nuits sur ce canapé.Tu es plus grand quemoimais jepensequeçadevraitallerquandmême.
—Merci,monsieur.JoshuaTaylorhochelatêteettapotel’épauled’Ambrose.Ilpivoteets’apprêteàquitterlapièce,
puisils’immobilisesoudain,leregardrivésurlevieuxtapisposédevantlecanapé.—Merci, Ambrose, dit-il, la voix brisée par une émotion soudaine. J’ai toujours craint qu’il
arrivequelquechoseàFernaprèslamortdeBailey.C’estunepeurcomplètementirrationnelle,jelesais,maisleursviesonttoujoursétéétroitementliées.AngieetRachelontdécouvertqu’ellesétaientenceintes lemême jour. J’ai toujours eu peur queDieu ne nous ait envoyé Fern pour des raisonsprécises, pour accomplir unemission et que, lorsqu’elle aurait rempli sa tâche, elle ne nous soitenlevée.
—«Dieuadonné,Dieuarepris»?—Oui…quelquechosedanscegoût-là.—J’aitoujoursdétestéceverset.Lepasteural’airsurprismaisilpoursuit.—Cesoir,quandtunousasappelés…avantmêmequetuparles,j’aisuqu’ils’étaitpasséquelque
chose.Etjem’étaispréparéaupire.Jen’aijamaisrienditàRachel.Jenevoulaispasqu’elleaitpeurcommemoi.
JoshuaregardeAmbrosedroitdanslesyeux,etlessiens,grandsetmarroncommeceuxdeFern,sontremplisd’émotion.
—Tum’asdonnédel’espoir,Ambrose.Tum’asmêmerenduunpeudefoi.—J’enairetrouvéunpeuaussi,admetlejeunehomme.JoshuaTayloral’airdenouveausurpris,mais,cettefois-ci,ildemandeunéclaircissement.—Commentça?—Jen’auraispasdûl’entendrecrier.Cen’étaitpaspossible.Laradioétaitallumée.Etlemixer
fonctionnait.Sanscompterquejen’entendspasbien,dit-ilensouriantunpeu.Lemomentneseprêtepasàl’humouretilsereprend.—J’aientendumonami,Paul.VousvoussouvenezdePaulKimball?JoshuaTayloracquiesce.—J’aieul’impressionqu’ilétaitjustederrièremoietqu’ilmedisaitquelquechoseàl’oreille.Il
m’aaverti.Ilm’aditd’écouter.Paulnousdisaittoujoursd’êtreattentifs.Les lèvresde Joshua semettent à trembler, il presse samain contre sabouche,bouleversépar
l’histoired’Ambrose.
—Depuisl’Irak,c’est…dur…pourmoidecroirequ’ilyaquelquechoseaprèslavie.Niqu’elleserveàgrand-chose.Onnaît,onsouffre,onvoitlesgensqu’onaimesouffrir,onmeurt.Toutçaesttellement…tellementabsurde.Cruel.Etdéfinitif.
Ambroses’interromptetlaisselesouvenirdelavoixdePaull’envahiretlepousseràparler.—Maisaprèscequis’estpassécettenuit,jenepeuxplusdireça.Ilyapleindechosesquejene
comprendspas…maisnepascomprendrevautmieuxquenepascroire.Ambrosedemeureuninstantsilencieuxetsepincel’arêtedunezenregardantJoshua,commes’il
attendaitquecedernierabondedanssonsens.—Est-cequecequejedisaunsens?luidemande-t-il.La pasteur tend lamain vers le fauteuil le plus proche et s’assied brusquement, comme si ses
jambesnepouvaientplusleporter.—Oui.Oui.Çaaunsens.Vraiment,répond-ildoucementenhochantlatête.Ambroses’assiedaussietlevieuxcanapéaccueillesoncorpsépuisédanssesreplis.—Tuesunhommebon,Ambrose.Etmafilleestamoureusedetoi.Çasevoit.—Jel’aime,répondAmbrose,quiseretientd’endireplus.—Mais…,renchéritlepasteur.Desannéesd’écoutel’ontrendutrèssensibleàcequelesgensnedisentpas.— … mais Fern aime prendre soin des autres. J’ai peur que mon… mon… mon…, bégaie
Ambrose,àcourtdemots.—Besoin?proposeJoshua.—Visage horrible, le corrige-t-il brutalement. J’ai peur quemesmutilations ne la poussent à
vouloirs’occuperdemoi.Jenesuispasvraimentbeau,pasteur.Quesepassera-t-ilsiunjourFernmevoitexactementcommejesuisetquelebesoinquej’aid’ellenesuffiseplus?
—Tonpèreestvenumetrouverilyabienlongtempsdecela.Ilseposaitlesmêmesquestions.Ilpensaitques’ilavaitétébeautamèrenel’auraitpasquitté.
Ambroseressentunaccèsdetristessepoursonpèreetdelacolèrepourlafemmequil’alarguépourunmannequindelingeriephotoshopé.
—Puis-jeteconfiercequejeluiaiditalors?demandegentimentJoshua.Parfois,labeauté,ousonabsence,semetentraversducheminetempêchedesavoirquiestvraimentlapersonnequenousavonsenface.Aimes-tuFernparcequ’elleestbelle?
Ambroseaimel’apparencephysiquedeFern.Maisaime-t-ilsonapparenceparcequ’ilaimesonrire,safaçondedanser,defairelaplancheenphilosophantsurlesnuages?Ilaimesonaltruisme,sonhumouretsasincérité.Toutesceschoseslarendentbelle.
— Il y a pleinde filles qui sont plus belles queFern, je suppose.Et pourtant, c’est elle que tuaimes.
—J’aimeFern,ditAmbroseavecempressement.—Ilyadestasdegarsquiontplusbesoind’aidequetoi,etquisontpluslaids…danscetteville,
etpourtanttuesleseulquiintéresseFern,depuistoujours,constatelepasteurenriant.Sic’estunehistoired’altruisme,pourquoiFernneconstruit-ellepasunrefugepourhommesmochesetentêtés?
Ambrosesemetàrireàsontour.Joshualeregardeavecaffection:l’heuretardiveetlacaressedelamortjettentsurlaconversationunéclatsurréalistequiinviteàlafranchise.
—Ambrose,Ferntevoitcommetues.C’estpourçaqu’elleestamoureusedetoi.
F
36
Alleràl’université
ernaideAmbroseàfairesesvalises.Elleestsombreetsilencieuse.Ellel’aététoutelasemaine.LechocdelamortdeBaileypuisl’agressiondeBeckerontlaissédestraceset,avecledépart
d’Ambrose,ellenesaitpasdansquelétatelleserademainmatin,quandelleseréveilleraseulepourlapremièrefoisdesavie.Ambrosel’aaidéeàfairefaceàlamortdeBailey.Maisquiluipermettradesurmonterlaperted’Ambrose?
Ellesesurprendàreplierseschemisesetseschaussettes,àtripoterlesaffairesqu’ilaposéesàunendroit et à les déplacer sans y faire attention : chaque fois qu’il se retourne, ses vêtements ontdisparu.
—Jesuisdésolée,dit-ellepourladixièmefoisenunedemi-heure.Elle s’éloigne des valises ouvertes avant de faire une autre bêtise et commence à border le lit
d’Ambrose,pourlasimpleetbonneraisonqu’ellen’apasd’autreoccupation.—Fern?Ellecontinueàtapoterl’oreillersansleverlesyeuxversAmbrosequandilprononcesonnom.—Fern.Arrête.Laissetomber.Jevaismerecoucherdansquelquesheures,dit-il.MaisFernnepeutpass’arrêter.Elleabesoindes’occuper.Elleseprécipitedanslecouloirpour
allerchercher l’aspirateurafinde lepasserdans lachambre.Elliottapris leservicedesonfilscesoir-là à la boulangerie et la maison est silencieuse. Il ne lui faut pas longtemps pour dénicherl’aspirateur,unchiffonàpoussièreetunproduitménager.
Elles’affairedanslachambreàmoitiévidedujeunehomme,chassantlesmoutonsdepoussière,et nettoyant toutes les surfaces disponibles jusqu’à ce qu’Ambrose soupire lourdement. Il ferme ladernièrevaliseetsetourneverselle,lesmainssurleshanches.
—Fern.—Ouais?Ellecontempleunepartiedumursurlaquellelapeintureluiparaîtbizarrementpâle:elleafrotté
tropfort.—Poselenettoyantetéloigne-toilentementdelui,ordonneAmbrose.Fernlèvelesyeuxaucielmaiss’interrompt:elleapeurdefaireplusdemalquedebien.Elle
reposelespraysurlebureaud’Ambrose.—Lechiffonaussi,poursuit-il.
Fern le replie et le pose à côté du spray. Puis elle imite sa posture et pose sesmains sur seshanches.
—Lesmainsenl’air,bienenévidence.Fernobéitpuismetlespoucesdanssesoreillesetagitelesdoigts.Ellesemetàloucher,gonfle
sesjouesd’airettirelalangue.Ambroseéclatederirepuislaprenddanssesbrascommesielleavaitcinqansetlajettesursonlit.Illarejointetrouledemanièreàl’immobiliserenpartie.
—Encoredesgrimaces.Il sourit et fait courir le doigt sur l’arête du nez de la jeune femme, sur ses lèvres puis son
menton.LesouriredeFerns’effacequand ilatteintsaboucheet ledésespoirqu’elles’efforçaitdeteniràdistancelasubmerge.
—Attends…c’estquoicettegrimace?demandedoucementAmbroseenlavoyantarrêterderire.— J’essaie vraiment d’être courageuse, répond-elle à mi-voix en fermant les yeux sous son
regardattentif.—C’estunegrimacetrèstriste.Ambrosesoupire.Seslèvresseposentbrièvementsurlessiennesavantdes’éloigner.Illavoitse
décomposer et éclater en sanglots. Les larmes coulent de ses yeux clos. Puis elle le repousse, sedégageviolemmentetseprécipitevers laporte ;elleneveutpas luirendre leschosesencoreplusdifficiles.Ildoitpartir.Autantqu’elledoitlegarderauprèsd’elle.
—Fern!Arrête.Ila l’impressionde revivre lanuitauborddu lac :Fern fuitpourqu’ilne lavoiepaspleurer.
Maisilestplusrapidequ’elleetilrefermelaported’uncoupsecpourl’empêcherdequitterlapièce.Puis il l’attireà lui, ledosdeFerncontreson torse, tandisqu’ellebaisse la têteetpleureentresesmains.
—Chuuut,mapuce,ditAmbrose.Cen’estpaspourtoujours.—Jesais,hoquette-t-elle.Ambrosesentqu’elleinspireprofondémentetqu’ellesereprend,chassantseslarmes.—Jevoulaistemontrerquelquechose,luidit-ellesoudainens’essuyantvivementlesjouespour
ôterlestracesdesonchagrin.Elle pivote vers lui, lève les mains vers le col de son chemisier et commence à défaire les
boutonsblancs.Ambrosealabouchesèche.Ilaimaginécetinstantunnombreincalculabledefoisetcependant,
aumilieudelatourmenteetdelaperte,Fernetluisesonttenusaubordduprécipicedeleurdésir,commes’ilscraignaientdeselaissertomber.Sanscompterqu’ilsontdumalàtrouverdel’intimité:ilsviventtousdeuxchezleursparents.Ilabesoind’êtreseulavecelleetnelepeutpas.Ilsontdoncbridéleursardeurs,secontentantdebaisersvolés,cequ’Ambrosetrouvedeplusenplusdifficileàsupporter.
Mais elle ne défait que cinq boutons avant de faire glisser son chemisier sur son sein gauche,juste au-dessus de la dentelle de son soutien-gorge. Ambrose contemple le nom gravé en petiteslettressursoncœur.Bailey.
Ambrosetendlamainetcaresselemotduboutdesdoigts.Fernalachairdepoule.Letatouageest récentet légèrementourléderose,pas toutà faitcicatrisé. Ilmesureàpeine troiscentimètres :c’estunpetithommageàunamitrèsspécial.
Fernnecomprendpasbiensonexpression.—J’avaisl’impressiond’êtreunedureàcuire.Maisjenel’aipasfaitpourça.Jel’aifaitparce
quej’enavaisenvie…jevoulaislegarderprèsdemoi.Etj’aipenséquec’étaitàmoide…d’écrire
sonnomsurmoncœur.—Tuasuntatouage,unœilaubeurrenoiretjeviensdevoirtonsoutien-gorge.Tuesentrainde
devenirunevraiedureàcuire,Fern,lataquinegentimentlejeunehomme,mêmesil’hématomefaitbouillirsonsangchaquefoisqu’ilposelesyeuxsurelle.Tuauraisdûmeledire.Jeseraivenuavectoi,poursuit-ilenfaisantpassersonT-shirtpar-dessussatête.
LeregarddeFerndevientplusintense,commeceluid’Ambrosequelquesinstantsplustôt.— J’ai comme l’impression qu’on a voulu se faire mutuellement une surprise, ajoute-t-il
doucement.Lesnoms formentune rangée régulière, comme lespierres tombales au sommetde la colline.
Baileyn’a pas pu être enterré avec les soldatsmais il se tient auprès d’eux à présent, sonnomendernier.
—C’estquoi,ça?demande-t-elle, lesdoigtsensuspensau-dessusd’une longue tigeverteauxfeuillesdélicatesenrouléeautourdescinqnoms.
—C’estunefougère.—Tut’esfaittatouer…unefougère?La lèvre inférieuredeFern semetdenouveauà trembler, et siAmbrosen’étaitpas à cepoint
touchéparsonémotion,ilauraitridevantsamouedegamine.—Mais…c’estpermanent,murmure-t-elle,médusée.—Ouais.Ilparaît.Commetoi,dit-illentement,laissantlesmotssefrayeruncheminjusqu’àelle.Elleplongesonregarddanslesien:lechagrin,l’incrédulitéetl’euphoriesebattentpoursavoir
quil’emportera.Elleaclairementenviedelecroiremaisn’yarrivepastoutàfait.— Je ne suis pasBailey, Fern.Et je ne le remplacerai jamais.Vous étiez inséparables tous les
deux.ÇamefaitunpeupeurparcequetuvasavoiruntroudelatailledeBaileydanstaviependantun très long moment… peut-être pour toujours. Je sais ce qu’est un trou. Cette année, j’ai eul’impressiond’êtreundeces floconsdeneigequ’onfabriquaità l’école.Tusais,quandonplie lepapier puis qu’on le coupe encore et encore jusqu’à ce qu’il soit en lambeaux. C’est à ça que jeressemblais.Unflocondeneigeenpapier.Etchaquetrouportaitunnom.Etpersonne,nitoinimoi,nepeutremplirlestrouslaissésparquelqu’und’autre.Onpeutjusteseretenirl’unàl’autrepournepastomberdansuntrouetneplusjamaisensortir.
« J’ai besoin de toi, Fern. Je ne vais pas tementir. J’ai vraiment besoin de toi.Mais pas de lamêmemanièrequeBailey.J’aibesoindetoiparcequej’aimalquandtun’espaslà.J’aibesoindetoiparcequetumeredonnesespoir.Tumerendsheureux.Maisjen’aipasbesoinquetumerases,mecoiffesouessuieslesiropsurleboutdemonnez.
LevisagedeFernsedécomposeàl’évocationdusouvenir,àcerappeldelafaçondontelles’estoccupéedesoncousinavecaffection.
Elleposelamainsursesyeuxpourcouvrirsapeineetsesépaulestremblentsoussessanglots:elleestincapablederetenirsonémotion.
—Baileyavaitbesoindeça,Fern.Ettuluiasdonnécedontilavaitbesoinparcequetul’aimais.Tupensesque j’ai besoinde toi.Mais tun’espas convaincueque je t’aime.Alors tu t’efforcesdet’occuperdemoi.
—Qu’est-cequetuveuxdemoi?demandeFernenpleurant,lesmainstoujourssurlesyeux.Illuisaisitlespoignets,ilveutvoirsonvisagequandilluirépondra.—Jeveuxtoncorps.Jeveuxtabouche.Jeveuxcaressertescheveuxroux.Jeveuxtonrireettes
grimaces.Jeveuxtonamitiéettespenséesinspirantes.JeveuxShakespeareetlesromansd’AmberRose.JeveuxtessouvenirsdeBailey.Etjeveuxquetuviennesavecmoiquandjepartirai.
Fernadégagésonvisageet,mêmesisesjouessonttoujourshumidesdelarmes,ellesouritenmordillantsalèvreinférieure.LesyeuxmouillésetlabouchesourianteformentunmélangeattachantetAmbrose se penche pourmordiller doucement sa lèvre inférieure puis l’embrasser légèrement.Maisilreculerapidement,résoluàrevenirausujetquilesoccupe.
—Ladernière fois que j’ai supplié des gens que j’aimais de venir avecmoi alors qu’ils n’enavaientpasvraimentenvie,jelesaiperdus.
Ambrose enroule une boucle de cheveux roux autour de son doigt, le front plissé, la bouchepincée.
—Tuveuxquejevienneàlafacavectoi?demandeFern.—Enquelquesorte.—Enquelquesorte?—Jet’aime,Fern.Etjeveuxt’épouser.—Vraiment?couine-t-elle.—Vraiment.Tuescequipeutm’arriverdemeilleur.—Vraiment?couine-t-elledenouveau.—Vraiment,répondAmbrosequinepeuts’empêcherderireenvoyantsonvisageincrédule.Et
situveuxbiendemoi,jepasserailerestedemavieàessayerdeterendreheureuse.Etquandtuenaurasassezdemeregarder,jeteprometsdememettreàchanter.
Fernéclatederire,unrirepleindelarmesetdesanglots.—Ouiounon?demande-t-ilavecsérieuxtoutentendantlamain, laquestionensuspensentre
eux.—Oui.
L
37
Semarier
es gradins disparaissent sous une mer de bleu et de blanc. Fern se sent un peu perdue sansfauteuil roulantàsescôtés,mais ilssontbienplacés.Ambroseyaveillé.OncleMikeestàsa
gauche,ElliottYoungàsadroite,àcôtédeJamieKimball,lamèredePaul.JamieestvendeusedanslaboulangeriedepuisquelquesannéesetElliottaenfintrouvélecouragedel’inviteràsortiraveclui.Pour l’instant, toutvabienentreeux.Encoreunboncôtédeschoses. Ilsontbesoin l’unde l’autre,mais,surtout,ilsméritentd’êtreensemble.
C’estlederniercombatdelasaisonpourlesLionsdel’universitédePennsylvanieetFernestsinerveusequ’elle s’est assise sur sesmainspouréviterde se ronger lesonglescommeelleena lamauvaisehabitude.ElleesttoujoursdanscetétatquandellevoitAmbroselutter,mêmes’ilaplusdevictoiresquededéfaitesàsonactif.EllesedemandecommentMikeSheenendurecettetortureannéeaprès année. Quand on est amoureuse d’un lutteur, et c’est le cas de Fern, chaque combat est uncalvaire.
Ambrosen’apasgagnétoussesmatchs.Maissonannéeaétéimpressionnante,dèslorsquel’onconsidèrequ’ilalongtempsétéabsentdestapisetqu’ilaentamélasaisonavecdeshandicaps.Fernlui a fait promettre de s’amuser avant tout et il a sincèrement essayé. Fini de tenter d’êtreMisterUnivers,Hercule, IronManouautre ; ilestAmbroseYoung, filsd’ElliottYoung, fiancédeFernTaylor.Elleinspireettented’appliquersespropresconseils.ElleestlafilledeJoshuaetRachelTaylor,cousinedeBailey,fiancéed’Ambrose.Etellenechangeraitdeplacepourrienaumonde.
Ellenel’apassuivitoutdesuitequandilestpartipourl’université.Ilssavaienttousdeuxquecen’étaitpaspossible.Fernafinalementdécrochéuncontratdetroislivresavecunéditeurderomanssentimentauxquiapignonsurrueetelleadesdeadlinesàrespecter.Sonpremierromansortiraauprintemps. Ambrose était persuadé qu’il devait affronter ses dragons sur ses deux pieds – sansboucliermétaphorique,nilarbinpourluitenircompagnie.
Ambrose avait peur et il l’avait admis. La gêne provoquée par les regards insistants, lesmurmuresderrièrelesmains,lesexplicationsauxquelleslesgenscroyaientavoirdroit,l’ennuyaient.Il a fait avec. Il prétendait que les questions lui donnaient l’opportunité de jouer franc-jeu, et, trèsrapidement, les autresmembres de l’équipe de lutte n’ont plus fait attention à ses cicatrices.De lamêmefaçonqueFernnevoyaitjamaislefauteuilroulantdeBailey.CommelorsqueAmbroseavaitregardéau-delàduvisagebanald’unejeunefillededix-huitansafindevoirFernpourlapremièrefois.
L’entraîneurenchefneluiavaitfaitaucunepromesse.Aucuneboursenel’attendait.IlavaitditàAmbrosequ’il pouvait s’entraîner avec les autres et qu’onverrait ensuite.Ambrose était arrivé enoctobre,unmoisaprèstoutlemonde.Auboutdequelquessemaines,lesentraîneursavaientététrèsimpressionnés.Demêmequesesco-équipiers.
FernetAmbroseavaientrecommencéàs’écrire,delongse-mailsemplisdequestionstendresetbizarrespourmieuxsupporterl’éloignement.Fernprenaitbiensoindesignerseslettresdesonnomen capitales et en gras, afin qu’il sache bien qui lui écrivait.Les lettres d’amour les faisaient rire,pleureretattendrelesweek-endsoùl’unoul’autrecomblaitladistancequiséparaitHannahLakedel’université. Ils se retrouvaient parfois à mi-chemin et se perdaient dans leur présence mutuellependantquelquesjours,tirantpartidechaqueseconde,parcequelessecondesdeviennentdesminutesetquecesdernièressontprécieusesquandlaviepeutvousêtreôtéeenuninstant.
Quand Ambrose quitte le tapis avec son équipe, le cœur de Fern bat la chamade et elle agitefollementlebrasafinqu’ilvoiequ’ilssonttouslà.Illestrouvetrèsviteduregardpuisqu’ilsaitoùilssontassis,illeuradressealorscesouriredetraversqu’elleaimetant.Puisiltirelalangue,loucheetfaitlagrimace.Fernl’imiteetlevoitrire.
Il se frotte ensuite la poitrine, là où les noms sont écrits ; Fern sent l’émotionmonter dans sagorgeetelleposelamainsurlenomtatouésursoncœur.Baileyauraitadorévoirça.SiDieuexisteetqu’ilyaunevieaprèscelle-ci,elleestcertainequeBaileyestaveceuxencemoment.Ilestprèsdestapisentraindejaugerlesadversairesetdeprendredesnotes.Paul,Jesse,BeansetGrantsontlàaussi, en rangd’oignonsprèsdu tapis, regardant leurmeilleur ami fairede sonmieuxpourvivresanseuxetl’applaudissantdetoutleurcœur,commed’habitude.MêmeJesse.
FernetAmbrosesemarientpendant l’été2006.Lapetiteégliseà laquelleJoshuaetRachelontconsacréleurvieestpleineàcraqueretRitaestlademoiselled’honneurdeFern.Ellevabien,elleestrevenue vivre à Hannah Lake, maintenant que Becker est en prison, dans l’attente de son procès.Plusieurschargespèsentsurluipourtroischefsd’accusation.
Ritaaobtenuledivorceetelleadécidéd’organiserunmariagedontonsesouviendralongtemps.Elles’estsurpassée.Toutestparfait.Magique.PlusencorequecequeFernapuimaginer.
Maislesfleurs,lanourriture,legâteau,mêmelabeautédelamariéeetladistinctiondumariéneferont pas l’objet de la conversation quand tout sera fini. Il y a quelque chose dans l’air.Quelquechosededouxetdespécial,quiaémerveilléplusd’uninvité,quiademandéàsonvoisin:«Est-cequetusensça?»
La famille deGrant est là, ainsi queMarley et Jesse junior.Accompagné de Fern,Ambrose afinalementrenduvisiteauxfamillesdetoussesamisdisparus.Çan’aétéfacilepourpersonne,maislaguérisonestenmarche,mêmesiLuisaO’Toolepensetoujoursqu’ilestresponsabledelamortdesonfils.Ellearefusédelerecevoiretellen’assistepasaumariage.ChacunfaitfaceàsonchagrindifféremmentetLuisafiniraparfairesondeuilquandlemomentseravenu.JamieKimballestassiseàcôtéd’Elliottet,àenjugerparleursmainsjointesetleursregardsénamourés,ilyafortàparierqu’unautremariageauralieudanspeudetemps.
Le petit Ty grandit à toute allure, il aime encore parfois se blottir dans le fauteuil roulant deBailey.Mais aumariage,nuln’occupece fauteuil.On lui adonnéuneplaced’honneur auboutdupremierbanc.EtlorsqueFernremontel’alléeaubrasdesamère,sesyeuxs’égarentsurlefauteuilvide. Puis Ambrose s’avance, lui prend la main, et Fern ne voit plus que lui. Le pasteur Tayloraccueille sa fille d’un baiser sur la joue puis place samain sur la jouemutilée de l’homme qui apromisdel’aimeretdeluiêtrefidèlejusqu’àcequelamortlessépare.
Une fois les promesses échangées et les vœux prononcés, le couple échange un baiser sipassionné que les invités se demandent si les jeunes gens ne vont pas s’éclipser avant la suite desfestivités.PuisJoshuaTaylor,lesyeuxhumidesdelarmesetlagorgenouée,s’adresseàl’assemblée,émerveilléparlabeautédececouplequirevientdeloinetatantsouffert.
—Lavéritablebeauté,cellequines’effacepas,prendsontemps.Ellerésisteàlapression.Elleest incroyablement endurante. C’est la goutte lente qui fait la stalactite, le soulèvement decontinents qui crée des montagnes, l’incessant martèlement des vagues qui fendille les écueils etarrondit leurs bords tranchants. De la violence, de la fureur et de l’intensité de la tempête, durugissementdeseauxnaîtlemeilleur,quin’auraitjamaisexistésansça.
«C’estpourçaquenoussupportons tout.Quenouspensonsque rienn’arriveauhasard.Nousespéronsqu’ilexistedeschosesquenousnepouvonsvoir.Nouscroyonsqu’ilyadesleçonsàtirerde la perte, que l’amour est puissant et que nous portons en nous le potentiel d’une beauté simerveilleusequenoscorpsnepeuventlacontenir.
Épilogue
—… et Hercule, qui souffre terriblement, supplie ses amis d’allumer un brasier qui montejusqu’auciel.Puisilsejettededans,espérantéteindrel’agoniedupoisonquiluibrûlelapeau.
«DuhautdumontOlympe,Zeustout-puissantcontemplesonfils.Envoyantlestourmentsdesonhéroïqueprogéniture,ilsetourneverssarancunièreépouseetdit:«Ilaassezsouffert.Ilaprouvésavaleur.»
«HéraregardeHerculeetelle leprendenpitié.Elleacquiesceet luienvoiesonchariotdefeuafindelesauveretdeluidonneruneplaceparmilesdieux,oùlehérosbien-aimésetrouvetoujours,conclutdoucementAmbroseen fermant le livreavec fermeté. Ilespèrequ’onne lui réclamerapasuneautrehistoire.
MaisunsilenceaccueillelatriomphanteconclusionetAmbroseregardesonfilsdesixansensedemandant s’il s’est endormi quelque part entre la douzième tâche et la fin. Des boucles roussesencadrentsonvisageaniméetsesyeuxsombressontgrandsouvertsetpensifs.
—Papa,est-cequetuesaussifortqu’Hercule?Ambroseretientunsourire,prendlepetitrêveurdanssesbrasetlemetaulit.Ilestl’heuredese
coucherdepuislongtemps,Fernestquelquepartdanslamaisonentrainderêveràsaproprehistoire.Ambroseabienl’intentiondel’interrompre.
—Papa,tucroisquejepourraisêtreunhéroscommeHerculeunjour?—Tu n’as pas besoin de lui ressembler,mon chéri, répondAmbrose en éteignant la lumière
avantdes’arrêterprèsdelaporte.Ilyatoutessortesdehéros.—Ouais.Jesuppose.Bonnenuit,papa!—Bonnenuit,Bailey.
Remerciements
Plusj’écrisetpluslalistedeceuxquiméritentd’êtreremerciéss’allonge.Jeremercied’abordmonmari,Travis.C’estunlutteuretjesuispersuadéquecesportfabriquedeshommesbons.Mercipourtonsoutien,T.Mercidemepermettred’êtreàlafoismèreetécrivain.
Merciàmesenfants,Paul,Hannah,ClaireetlepetitSam.Jesaisquecen’estpasfacilepourvousquandjesuisdistraiteparmespersonnages.Mercidem’aimerquandmême.Merciàmafamilleausenslarge– lesSutoriuset lesHarmon.Papaetmaman,mercidemepermettredemecacherdansvotresous-solpourécriretouslesweek-ends.Jevousaime.
Des remerciements particuliers à Aaron Roos, le cousin de mon mari, qui souffre de lamyopathiedeDuchenne.Ilvientd’avoirvingt-quatreansetilvabien!MerciAaronpourtafranchise,tonoptimismeetpourcetaprès-midipasséavecmoi.Baileyaprisviegrâceàtoi.MerciàDavidetAngie(Harmon)Roos,sesparents–vousêtestrèsémouvantsetj’aibeaucoupderespectpourvous.Mercid’êtreuneforceetunexemple.
MerciàErikShepherdpoursonengagementdansl’arméeetpouravoirveillésurmonpetitfrèreenIrak.Etmercidem’avoiraidéeàcomprendrelaréalitéduretourdessoldats.
MerciàAndyEspinoza,sergentdepoliceà laretraitepoursonaideconcernant lesprocédurespolicières.Jetedoisbeaucouppourlesdeuxdernierslivres!
MerciauxblogsCristina’sBookReviewsetVilma’sBookBlog!VilmaetCristina,vousêtesmesThelmaetLouise.Mercid’avoirescaladélafalaiseavecmoietd’avoirassurélapromotiondeNosfacescachéesavectantd’enthousiasmeetdeclasse!QuantàTotallyBookedBlog–JennyetGitte–quiasoutenuADifferentBlue,jevousseraiéternellementreconnaissantedecroireenmoietdevousbattrepourmoi.
Lesblogueursetleslecteursfidèlessonttropnombreuxpourquejelesremercietousici,maissachezquej’apprécieinfinimentchacund’entrevouspourvotresoutiensansfaille.
MerciàJanetSutorius,AliceLandwehr,ShannonMcPhersonetEmmaCorcorand’avoirétémespremièreslectrices.MerciàKareyWhite,auteuretéditeurextraordinaire(lisezMyOwnMrDarcy),pourlacorrectiondeNosfacescachées.MerciàJulieTitus,formatriceetamie,quitrouvetoujoursdutempspourmoi.Merciàmonagent,ChrisPark,quicroitenmoietaacceptédes’occuperdemoi.
Etenfin,ànotrePèrequiestauxcieux,etquimetdelabeautédanslalaideur.
deTessSharpe
SophieWintersafaillimourir.Deuxfois.Survivante
Blesséeàvie,elleestaccroauxantidouleurs.
Droguée
Mina,sameilleureamie,aététuéesoussesyeux.Traumatisée
Personnenecroitàsaversiondesfaits
Nilapolice.Nisafamille.Seuleaumonde
UnanimementsaluéparlacritiqueauxÉtats -Unis ,ceromanravirales fans deNosétoilescontraires.
deSeanOlin
LatrilogieLiaisondangeureuse
Oseriez-vousfranchirlalignerouge?
Peut-êtrequesiLilahenétaitrestéelà, leschosesseseraientpasséesdifféremmentpourelle,pourCarteretpourJulie.Peut-êtrequeLilahauraitvécuavecCarterl’histoired’amourdontelleavaittoujoursrêvé.Peut-êtrequeJulieauraitsurmontésapassionpassagèrepourCarterenselivrantcorpsetâmeàladanse,auchantetauthéâtre…
Ilyabeaucoupde«peut-être»danscettehistoire,beaucoupdetournantsaussi.SiLilah,CarterouJulieavaientempruntéunautrechemin,leursviesn’auraientpasétébouleverséesàcepoint.Maisl’attentionexclusivedeCarternesuffisaitplusàLilah.Ilfallaitaussiqu’elleéliminetoutemenacepotentielle.
Parcequ’unfeuvoracebrûlaitenelle.
Lefeudelajalousieconsumanttoutsursonpassage…
Quandlaromancedevientthriller
Toutpublic,àpartirde14ansDeuxièmevoletàparaîtremi-2015
R
deSusanneWinnacker
Tome1
ejetéeparsafamilleàcausedesondon,TessaestaccueillieàbrasouvertsparlaCelluledesaptitudesextraordinaires,brancheultrasecrèteduFBIquirecrutedesjeunesdouésdepouvoirssurnaturels.Aprèsdeuxansd’entraînementintense,ellemaîtriseenfinlesien:lamétamorphose.MaisleschosessérieusescommencentvraimentpourTessalorsqu’untueurensériesèmelaterreurdansunepaisiblevilledel’Oregon.Pourconfondrelemeurtrier,
ellevadevoirprendrelestraitsdeMadison,l’unedesvictimes,laisséepourmorte.Danslerôledelabrebissansdéfense,Tessaattendqueleloupvienneparacheversonœuvremacabre…
Sielledétestecetteimpostureauquotidien, incarnerMadisonoffreaussidescompensations,cellesd’unevienormalequeTessan’ajamaisconnue.Au-delàdesfaux-semblants,desmultiplessuspectsetdudangeromniprésent,ellevadécouvrirl’amitiéetunefamillesoudée.Maiscommentsefaireaimerpoursoiquandonestdanslapeaud’uneautre?
Samission:appâterunserialkiller.Sondon:volervotreapparence.
Les droits TVdelatrilogie
ontétéachetés parlaWarnerBros .
«J’aiimmédiatementaccrochéàcetunivers desecrets ,mais c’es tavanttoutTessaquiaconquis moncœur!»MarissaMeyer,auteurdelatrilogiebest-sellerCinder
Tome2:Déserteur
Tome3àparaîtremi-2015
d’AmyEwing
Tome1
Vousêtesplusprécieusequevousnelepensez
LeJoyau,hautlieuetcœurdelacitésolitairereprésentelarichesse,labeauté,laroyauté.MaispourunejeunefillepauvrecommeVioletLasting,leJoyauestavanttoutsynonymedeservitude.Etpasn’importelaquelle:Violetaétéforméepourdevenir
Mère-Porteuse.CardansleJoyau,lavrailuxeestladescendance…AchetéelorsdelaVenteauxEnchèresparlaDuchesseduLac,Violet–lelot197,sonnomofficiel–varapidementdécouvrirlaréalitébrutalequisecachederrière
l’étincelantefaçadeduJoyau.S’exerceràlacruauté,àlatrahisonetauxcoupsbasestladistractionfavoritedelanoblesse.Violetdoitacceptersonsortettâcherderesterenvie.
C’estpourtantdansce sinistrequotidienqu’elle tombeamoureused’unséduisantgarçon, louépour servirdecompagnonà lanièceaigriede laDuchesse.Cetterelationinterditevaudraauxjeunesamantsd’affronterlesplusgrandsdesdangers…
Lanouvelletrilogieévénement,
parl’éditeurdelasériebest-sellerLaSélection!
Tome2àparaîtreenseptembre2015
deCatClarke
Unromanquivous ferarevivreles délicesetles frissons devotrepremieramour.
LorsqueAlexetKateserencontrent,l’attiranceestimmédiate.
Iladel’humour,ilestbeauetunbrintimide:toutcequeKaterecherchechezunpetitami.
Elleestjolie,craquante,avecunirrésistiblesoupçondenaïveté:Alexnepeutrésisteràsoncharme.L’undesdeuxcachepourtantunlourdsecret
quivanonseulementpesersurleuramournaissant,maisaussimenacerleursvies…
COUPDECŒURDUBLOGWANDERINGWORLD:«CatClarkevadroitaubut,droitaucœur!»
deRonBassetAdrienneStolz
«Unehistoirepalpitante,parundesgrandsmaîtresduscénariohollywoodien!»
MarcLevy
Sloane, premièredesaclasse,couleuneexistencepaisibledansunepetitevillecôtièredesÉtats-Unis.
Maggie, jeunefilleindépendante,entameuneprometteusecarrièred’actriceàNewYork.
Toutlessépare,hormisunechose:endormant,chacunerêveetvitlaviedel’autre
jusquedanssessecretslesplusintimes.
Jamaisencoreleurscheminsnes’étaientcroisés.Jusqu’aujouroùSloanetombeamoureuse
d’ungarçon…
Laquelleestréelle?Laquellen’estqu’unsonge?
RonBass es tlescénaris tedeRainMan,LeMariagedemonmeilleuramietHauteVoltige.
deCarinaRozenfeld
Ellea18ans,ilena20.ÀeuxdeuxilsformentlePhœnix,l’oiseaumythiquequirenaîtdesescendres.Maislesdeuxamantsontétéséparésetl’oublideleursviesantérieureslesempêched’êtreréunis…
AnaïaadéménagéenProvenceavecsesparentsetycommencesapremièreannéed’université.Passionnéedemusiqueetdethéâtre,ellemèneuneexistencenormale.
Jusqu’àcetteétrangesériederêvestroublantsdanslesquelsunjeunehommeluiparleetcettemystérieuseapparitiondegrainsdebeautéaucreuxdesamaingauche.Plusétrangeencore:deuxbeauxgarçonssecomportentcommes’ilslaconnaissaientdepuistoujours...
Bouleverséeparcesévénements,Anaïadevracomprendrequielleestvraimentetsoufflersurlesbraisesmourantesdesamémoirepourretrouversonâmesœur.
LanouvellesérieenvoûtantedeCarinaRoz enfeld,auteurjeunesserécompensépardenombreuxprix,dontleprestigieuxprixdes Incorruptiblesen2010et2011.
Secondvolet:LeBrasierdessouvenirs
Nouveaudiptyque:
LaSymphoniedesabysses,tome1et2
Retrouveztoutl’universdeNosfacescachées
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