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« Land and Freedom le passé imparfait par Gérald Collas * Comment parler d'un film comme Land and freedom aujourd'hui ? D'abord écouter son réalisateur, Ken Loach, lorsqu'il énonce les raisons qui l'ont conduit à faire ce film : « J'ai voulu raconter l'histoire d'une révolution trahie. Expliquer comment, à chaque tentative de changement, la gauche gâchait tout espoir. Témoigner d'une lutte de pouvoir - ici entre anarchistes, trotskistes et commu- nistes. Montrer que la révolution populaire a échoué par la faute du P.C. et de la politique de Staline (...) Mon message est simple : le socialisme n'a pas échoué, il reste à faire. Aujourd'hui que le bloc communiste s'est ef- fondré, cette leçon est précieuse » il. Intentions du réalisateur et réactions de la critique dé- limitent l'espace dans lequel va s'inscrire le film - ad- hésion ou rejet espace qui va largement surdéterminer les lectures qu'en feront à chaque fois ses spectateurs. Cet espace - d'emblée - est un espace trop plein, un es- pace dans lequel il n'y a plus de jeu possible en ce sens qu'il invite le spectateur à une lecture programmée, à une lecture qui est décodage d'un message dont la sim- plicité est le meilleur garant de sa fluidité. A lire l'abondante critique suscitée par le film lors de sa sortie en salles ou à l'occasion de sa présentation dans le cadre du Festival de Cannes, une première réflexion s'impose : une fois encore, ce qui prend le dessus c'est le débat autour de la question historique qui sert de ré- 55

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« Land and Freedom le passé imparfai t

par Gérald Collas *

Comment parler d 'un film comme Land and freedom aujourd'hui ? D'abord écouter son réalisateur, Ken Loach, lorsqu'il énonce les raisons qui l 'ont conduit à faire ce film : « J'ai voulu raconter l'histoire d'une révolution trahie. Expliquer comment, à chaque tentative de changement, la gauche gâchait tout espoir. Témoigner d'une lutte de pouvoir - ici entre anarchistes, trotskistes et commu­nistes. Montrer que la révolution populaire a échoué par la faute du P.C. et de la politique de Staline (...) Mon message est simple : le socialisme n'a pas échoué, il reste à faire. Aujourd'hui que le bloc communiste s'est ef­fondré, cette leçon est précieuse » il. Intentions du réalisateur et réactions de la critique dé­limitent l'espace dans lequel va s'inscrire le film - ad­hésion ou rejet espace qui va largement surdéterminer les lectures qu'en feront à chaque fois ses spectateurs. Cet espace - d'emblée - est un espace trop plein, un es­pace dans lequel il n'y a plus de jeu possible en ce sens qu'il invite le spectateur à une lecture programmée, à une lecture qui est décodage d'un message dont la sim­plicité est le meilleur garant de sa fluidité. A lire l 'abondante critique suscitée par le film lors de sa sortie en salles ou à l'occasion de sa présentation dans le cadre du Festival de Cannes, une première réflexion s'impose : une fois encore, ce qui prend le dessus c'est le débat autour de la question historique qui sert de ré-

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férence et non la critique du film lui-même, du récit au­tour duquel il s'ordonne et du sens que celui-ci produit pour le spectateur. Autant que le film lui-même ce sont les réactions qu'il a suscitées qui obligent à revenir sur la question des rapports cinéma et politique ou plus exactement sur ce qu'il se passe avec/dans un film auquel la politique four­nit sa matière. Sans chercher à faire un historique complet de la ques­tion et sans remonter trop loin dans le temps, une re­lecture de ce qui s'est écrit dans les années 70 autour de quelques films marquants par la médiatisation dont ils bénéficièrent, l'accueil que le public leur réserva et la place qu'ils occupaient sur le terrain des luttes idéo­logiques et politiques de l 'époque - serait aujourd'hui profitable. Un des mérites incontestables de Ken Loach est de n'avoir jamais déserté ce terrain, de s'être toujours confronté à la question de la représentation de la mise en spectacle - du politique. Plus exactement d'avoir tou­jours cherché à restituer une dimension politique à des histoires quotidiennes. AvecLandandFreedom il fran­chit cependant un pas par rapport à ses films précé­dents. Le politique n'est plus seulement ce qui éclaire le récit mais devient son sujet, sa matière. De Family Life h Riff-Raff en passant par Looks and Smiles, Ken Loach brosse le portrait d'un pays en crise : l'Angleterre. Ses personnages ne se préoccupent pratiquement ja­mais de questions politiques, ils essaient comme tout un chacun de vivre (le mieux possible mais sans ambi­tions démesurées), de travailler ; c'est toujours la so­ciété, la façon dont elle est organisée, qui vient pertur­ber leur vie, y introduire du désordre. Land and Freedom est clairement en rupture avec les scénarios des films précédents : les personnages sont des militants saisis à un moment où les luttes politiques sont portées à un point d'incandescence - la guerre civile, la révolution au sein de la guerre. Ken Loach a son public. Il a aussi ses détracteurs : ceux qui l'accusent de faire un cinéma militant, par trop «po-

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litique» dans lequel les personnages ne seraient que des fantoches, des pantins présents pour tenir un discours plaqué. Tout au contraire, il y a me semble-t-il, presque une timidité de sa part à faire de ses personnages des individus politiques. Ce sont toujours de braves gens, gé­néreux, embarqués à leur corps défendant dans des his­toires qui les dépassent et dont ils ne prennent jamais la mesure. Plus des personnages sympathiques que des hé ros . Son de rn ie r film Carla's Song en d o n n e u n exemple particulièrement probant. Si cela fonctionnait assez bien jusqu'ici dans son ci­néma, ce n'est pas sans poser problème dans ses deux derniers films et en particulier dansLandandFreedom. Dans un film - qu'il relève du documentaire ou de la fiction - la présence des personnages, la façon dont ils sont filmés renvoie toujours à la question de l'identifi­cation. Cette «déshéroisation» des personnages n'est-elle pas un sous-produit de la frilosité de notre époque, de la réticence supposée du spectateur à s'identifier à des fi­gures trop lumineuses comme si le costume du héros, désormais trop grand mettait plus de distance qu'il ne créait de proximité ? Ken Loach n'a pas inventé le « héros antihéros ». Mais pour ne prendre qu'un exemple dans les films de Capra, l ' innocence finit toujours par t r iompher de la mal­veillance, elle est l 'élément sain qui régénère une so­ciété malade. Le héros naïf de Capra provoque la jubilation du spec­tateur parce que sa force provient justement de sa naï­veté, de sa différence avec le monde dans lequel il est plongé 2,. David, le héros de Land and Freedom est à beaucoup d'égards un personnage naïf, impliqué dans des conflits qui le dépassent. Ken Loach n'a sans doute pas voulu le peindre comme tel, plutôt comme un homme honnête, fidèle à ses principes, aux raisons qui l'on amené à ve­nir se battre en Espagne. C'est aussi un homme qui n'a pas d'à priori, militant du PC anglais il s'engage, au ha­sard d'une rencontre, dans une milice du Poum, décide

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de passer dans les rangs des brigades internationales -sans doute sous l'influence de militants communistes rencontrés lors d'un séjour à l'hôpital à Barcelone, puis finit par re joindre ses camarades du Poum un peu comme on revient vers sa famille au plus profond d'une crise. La question que pose un tel scénario n'est pas seule­ment (et pas d'abord) celle de son caractère plausible historiquement. La fiction - qu'elle soit cinématogra­phique ou romanesque prend justement son sens dans ces écarts qu'elle s'autorise. Plus fondamentalement c'est sur le pourquoi de ce choix qu'il convient de s'in­terroger, sur ce qu'il est censé produire comme sens pour les spectateurs. Tout le travail scénaristique de Land and Freedom sur ce point est guidé par le regard supposé du public d'aujourd'hui, celui auquel le réali­sateur destine son film. Le point de départ de ce travail est d'abord un refus : celui de proposer un héros, un personnage qui choisit son destin, qui l'assume fut-ce au travers de crises. Plus que l'adhésion du specta­teur, le personnage de David recherche sa sympathie, sa compassion. Sa victoire est montrée non dans sa mort mais dans ses obsèques filmées comme une réhabilita­tion. Ce que le stalinisme lui a volé - un amour et une expérience dont il n 'a pu témoigner - lui est restitué par le geste même de sa petite fille qui jette sur son cer­cueil la poignée de terre prélevée sur celle qui recou­vrit le corps de Blanca - sa compagne tuée lors du désar­mement de la milice par l'armée républicaine. Par ce geste, la petite fille de David renoue les fils qui se sont cassés en Espagne. S'il n'est pas question pour le spectateur de s'identifier à elle sa présence étant trop fugace par contre la pro­position peut être renversée : c'est elle qui tient la place du spectateur. Cette histoire, elle la découvre en même temps que nous et son geste final est symbolique de l'état d'esprit que le film vise à provoquer chez le spec­tateur. En ce sens Land and Freedom est bien un film inscrit dans le champ idéologique actuel : la chute du bloc soviétique, l'accès aux archives, l'effondrement des

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certitudes ouvriraient un espace de liberté, mettraient à jour des vérités tues jusqu'ici au nom de l'efficacité d'un combat, et de solidarités partisanes. C'est ce que ré­sume assez bien Marc Lazar in te r rogé par Danie l Lindeuberg à propos du débat qui s'est ouvert autour du livre de Karel Bartosek [Les Aveux des archives) 3/ : «Il va falloir en effet, reprendre tout ce qui tourne autour du problème clé de l'antifascisme. Sur ce point il me semble que se mettent en place deux grandes lectures de l'an­tifascisme. D'un côté existe la lecture mythologique de l'antifascisme qui veut y voir une cause bonne ce qu'il est évidemment - mais en n'en retenant le plus souvent que sa dimension héroïque et parfois tragique, symbo­lisée par la guerre d'Espagne. Cette lecture préfère alors ignorer les règlements de compte internes à l'antifas­cisme, et notamment ceux qui furent le fait de l'anti­fascisme communiste contre les trotskistes et les anar­chis tes (...) La seconde in te rp ré ta t ion est celle de François Furet avec laquelle j 'ai un désaccord profond. Deux chapitres fondamentaux du Passé d'une illusion nous expliquent que l'antifascisme a servi de caution­nement démocratique au communisme et qu'il n'a été que cela». 4/ Land and Freedorn est un film contemporain de ce débat même s'il se situe aux antipodes des thèses de Furet. Ken Loach préfère l'utopie à l'illusion et ne s'intéresse au passé que dans la mesure où il peut encore être por­teur d'avenir. L'illusion qu'il partage cependant avec certains acteurs de ce débat (je pense plus à Bartosek qu'à Furet) est celle de l'évidence des preuves. Là où certains historiens font comme si les archives parlaient d'elles-mêmes, Land and Freedorn fait comme si la re­présen ta t ion du passé , la recons t i tu t ion des zones d'ombre de l'histoire permettaient au spectateur de dé­couvrir et de comprendre aujourd'hui ce qu'il n'avait pas vu hier. L'inscription d'un épisode de la guerre d'Espagne dans les réalités de l'Angleterre d'aujourd'hui, plus qu 'un procédé scénaristique, renvoie aux intentions du réali­sateur de situer son film dans le présent, de travailler

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non pas sur «le passé d 'une illusion» mais sur le pré­sent et l'avenir pensés comme futur du passé, comme re­tour de celui-ci dans notre présent. LandandFreedom s'ouvre sur une scène contemporaine. Nous sommes quelque part en Angleterre. Un homme victime d'un malaise meurt durant son transport à l'hô­pital. L'équipe médicale de secours ne parvient pas à le réanimer. De retour dans l 'appartement qu'il occupait, sa petite fille se plonge dans les documents (journaux, photos, lettres) conservés par sou grand-père dans une vieille valise. Nous devinons qu'elle découvre en même temps que nous le passé de cet homme et à travers lui ce qu'a été la guerre d'Espagne. Ce que la mort de David aurait du sceller, faire dispa­raître avec lui comme un secret emporté dans la tomhe, le film va nous le restituer de la façon la plus brutale (et surtout la plus fausse) sous la forme de la reconstitu­tion, c'est à dire de la possibilité pour le spectateur d'au­jourd'hui d'assister à ce qu'il n'a pu voir, ne saurait avoir vu. Le glissement dans le passé s'opère au moyen de la lec­ture en voix off des lettres que retrouve et lit la petite fille. Ce qui est donné à voir au spectateur n'est autre que ce que la jeune femme lisant les lettres doit imagi­ner. Film qui cherche pass ionnément à « passer le flam­beau », LandandFreedom refuse paradoxalement de se confronter à la question de la transmission et du récit. Cette femme qui hérite d'une histoire, d'un passé qu'elle va devoir se réapproprier, accomplit un travail de mé­moire, d'imagination que justement Ken Loach épargne (ou interdit) au spectateur en le conviant au spectacle d'une reconstitution, à la résurrection d'un passé mort qu' i l aura ainsi l 'illusion de découvrir immuable , comme figé dans le temps. La remarque que fit un jour Malraux selon laquelle pour connaître un homme, il conviendrait de connaître ses morts peut s'appliquer à la lettre au film de Ken Loach. Land and Freedom peut se lire comme l'histoire d'un se­cret, d 'une mort gardée secrète : celle de Bianca. Cette

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histoire d 'amour qui connaît une fin tragique (et ab­surde) joue le rôle d 'un équivalent passionnel à une autre histoire, celle-ci politique : celle d 'une révolution vaincue, étouffée dont il ne serait même plus possible de parler. Une révolut ion tue parce qu' i l légit ime tout comme l'était d 'une certaine façon l 'amour de David pour Bianca, de David qui avait laissé en Angleterre une femme (épouse ou fiancée ?) qu 'une brève séquence au début du film nous avait permis d'entrevoir. Land and Freedom fonctionne comme une entreprise de légitimation et de réhabilitation. Le stalinisme y est pré­senté comme doublement coupable : d'avoir tué une révolution puis d'avoir imposé le silence sur celle-ci. En ce sens l'existence même du film est une revanche : celle des vaincus d'alors. Lors de la sortie de L'Aveu de Costa-Gavras la presse communiste avait soulevé la question de l'adaptation : comment le récit d'un communiste - resté fidèle malgré les épreuves subies - avait-il pu donner naissance à un film anticommuniste ? Plus qu'un problème d'adaptation (fidélité/trahison) le film tiré du récit d'Artur London posait celui de la représentation et de l'identification. Comment pour le public s'identifier à celui qu'il n'est pas : le militant communiste ? En déplaçant l'identification vers l'autre facette du per­sonnage (la victime innocente) le film perdait en pro­fondeur et en justesse ce qu'il gagnait en simplicité émo­tionnelle. On peut faire le même reproche au film de Ken Loach : non pas d'être trop antistalinien mais plutôt de ne don­ner au spectateur aucun moyen de faire la critique du stalinisme, préférant provoquer un rejet émotionnel. Dans le film, la seule représentation du stalinisme se trouve dans la scène du désarmement de la milice point d'orgue dramatique du récit. L'image qui en est donné est celle d 'une machine : des uniformes, de la discipline, des armes, de l 'ordre contre des hommes mal armés mais animés de convictions et du désir de se battre. Le conflit au sein du camp républicain apparaît à ce

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moment comme une opposition simple du Bien et du Mal. La scène la plus réussie du film, celle de la discussion entre villageois, avec la participation des miliciens, au su­jet du partage des terres aurait pourtant dû lancer le film sur une autre voie. Les divergences qui s'expriment à ce moment du film traduisent efficacement les oppo­sitions sociales et politiques qui traversent le camp ré­publicain. En dépit de sa force cette scène ne produit rien pour le film. Chacun reste sur ses positions, un vote permet à une majorité de se dégager et de trancher le débat. Si un film soviétique comme Tchapaiev 5/ eût un tel succès auprès des combattants républicains - aussi bien com­munistes qu'anarchistes - c'est justement parce qu'il fonctionnait toujours comme film politique - chaque scène permettant un dépassement de la situation ini­tiale. L'affrontement entre Tchapaiev le héros liber­taire, chef des partisans, et Fourmanov le commis­saire politique bolchevique - permettait aux spectateurs de se projeter dans le film, de s'identifier à l 'un ou l'autre, de lire cette histoire russe vieille d 'une quin­zaine d 'années à la lumière de la situation d'alors en E s p a g n e . C ' e s t e x a c t e m e n t ce q u e d é c r i t Ilya Ehrenbourg dans ses mémoires : « Nous organisions nos séances de cinéma tantôt sur les places où un mur blanc servait d'écran, tantôt dans des églises par miracle demeurées intactes, ou encore dans des cantines. Les anarchistes adoraient Tchapaiev. Après la première soirée nous supprimâmes la fin du film : les j e u n e s so lda t s ne p o u v a i e n t a c c e p t e r la m o r t de Tchapaiev ; ils disaient :

Pourquoi nous battre, si les meilleurs tombent ? (...) Une fois je me rappelle un anarchiste cria : - A bas le commissaire ! Et tous d'applaudir. Une fois de plus je constatais que l 'ar t fait appe l avant t ou t au coeur : dans le film, Tchapaiev est un héros et Fourmanov, un raisonneur. Tout de même, la projection du film avait quelquefois des conséquences pratiques : dans une unité, après la

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séance, on décida d'être plus prudent à l'avenir et de pousser des patrouilles de nuit. Les paysans regardaient Tchapaiev d 'un autre oeil. Souvent après la séance, ils venaient me voir, remer­ciaient le commissaire russe de ce qu'il s'opposait à la confiscation des cochons, me demandaient de lui écrire pour lui raconter ce qui se passait dans leur village : pour eux, il s'agissait d 'un film d'actualité ; ils étaient persuadés que Tchapaiev et Fourmanov habitaient en­core Moscou». 6/ Ce film des frères Vassiliev ne tire pas sa force de sa fi­délité aux événements - à certains égard il fonctionne même comme un leurre - mais de la problématique po­litique qu'il réussit à mettre en scène puissamment à travers la réaction des deux principaux personnages. Il n 'es t pas tant un témoignage ou un compte r endu « objectif» d 'une situation historique donnée qu 'une incitation pour le spectateur à dépasser celle-ci, à voir dans ses contradictions la possibilité d'un dépassement, d'une résolution optimiste de l'opposition initiale entre les deux hommes. Même si le rôle joué par Fourmanov est déterminant, Tchapaiev demeure le véritable héros de l'histoire. Ce que donne à voir ce film c'est juste­ment ce qui ne se passe pas en Espagne : la collabora­tion, la fusion des différentes composantes du mouve­ment populaire. Si le film de Ken Loach est par certains aspects plus juste historiquement - dans la mesure où il souligne la répression dont a été victime le Poum - il est pour tan t indubi tab lement plus man ichéen que Tchapaiev ne serait-ce que par son incapacité à présen­ter une figure humaine - donc complexe - de l'ennemi, d'un ennemi qui n'est pas tant l'adversaire que le traître. La critique essentielle qu'appelle Land andFreedom n'est pas tant, sur un sujet politique, d'avoir déplacé la dra­maturgie de ce qui était la contradiction principale (l'op­position républicains/fascistes) vers une contradiction secondaire (les luttes au sein du camp républicain) que l'évacuation du hors-champ que le film ne rend pas pen­sable et pourtant suppose. Ce qui nuit au film n'est pas la pauvreté économique

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de sa production contrairement à ce qu'ont pu laisser croire certains critiques, mais plutôt la pauvreté de sens dont il est porteur lorsqu'il aborde les questions poli­tiques. Le choix scénaristique de raconter une histoire de la guerre d'Espagne à travers le regard d'un personnage et les seules situations dans lesquelles il est impliqué n'est pas en soi un problème à condition de concentrer les enjeux et les tensions la problématique - autour d 'un nœud fictionnel suffisament riche pour qu'il donne à voir - en ce lieu - ce qui se joue dans le hors champ. Au lieu de cela le hors-champ demeure impensable non parce qu'il n'est pas représenté mais parce qu'il est déjà trop pensé par le réalisateur pour le spectateur 7/. Land and Freedom recherche plus l'adhésion d'un spectateur prêt à être convaincu à cause de ce qu'il sait déjà (ou plutôt croit savoir) du stalinisme que la remise en jeu devant le public du film des questions politiques qui lui servent de réfèrent. Si le film réussit à redonner un visage, une épaisseur humaine à des personnages occultés par l'historiogra­phie stalinienne c'est par une simple opération de sub­stitution : des révolutionnaires anti-staliniens en lieu et place des habituels héros brigadistes communistes. Cet élément nouveau qui aurait dû être un plus devient un moins non par surpolitisation du discours mais au contraire par une dissolution du politique dans le mé­lodrame. La mort de Blanca vient clore le récit histo­rique comme si l 'Histoire elle-même s'arrêtait là, ce parti-pris narratif constitue l'héroïne en figure de la ré­volution. Sa mort sonne le glas du soulèvement révo­lutionnaire en réaction au pronunciamento militaire. 11 est vain (et sans doute douteux) de critiquer cette scène du film en lui opposant l'histoire - les événements se sont-ils passés ainsi ? Le récit est-il historiquement pos­sible et fondé ? Ce qu'il convient d'analyser est plutôt ce que le film produit lui-même en tant qu'histoire : plu­tôt que se demander si son discours est un discours de vérité, rechercher la vérité de son discours. C'est en montrant ce qui était caché, en disant ce qui

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était tu que Land and Freedorn fait événement mais ce que le film s'évertue à montrer ne démontre rien. Le stalinisme n'est perceptible que comme tirant les ficelles du drame depuis les coulisses : c'est une machine dont on perçoit les effets sans jamais en découvrir les rouages. Sur le registre de la fiction, il échoue finalement pour la même raison que nombre de documentaires à base d'ar­chives : l'illusion de la transparence, la confusion entre le réel historique et sa représentat ion cinématogra­phique. Si le spectateur rejette aussi facilement le sta­linisme c'est essentiellement parce que celui-ci prend la figure du mal absolu, de celui qui de l'extérieur menace la communauté sans jamais avoir de visage. En ce sens le film fonctionne comme ces westerns dans lesquels la figure de l'indien concentre toutes les peurs (réelles ou imaginaires), peur des héros confondues avec celles des spectateurs. En ne parvenant pas à articuler la partie au tout, le vi­sible à son hors-champ, l'histoire à l'Histoire, Ken Loach manque la dimension politique de son sujet et fait le contraire de ce à quoi ses précédents films nous avaient habitués. * Gérald Collas Chargé do programme à l'Institut national de l'audiovisuel.

1/ Propos de Ken Loach cités dans la plaquette éditée par Vue sur les docs, le Groupement national des cinémas de recherche et le CNC pour la rétrospective de son oeuvre à Marseille (Juin

!996)-il Monsieur Smith va au Sénat ou La vie est belle 3/ Les A veux des Archives Prague-Paris- Prague ig4S-ig68 (Seuil,

!996) 4/Esprit- janvier 1997 - « Ce qu'avouent les archives du com­munisme » 5/ Tchapaïev - 1934 - Réalisation : Sergej Vasilév et Georgij Vasilév 6/ llya Ehrenbourg La nuit tombe (Mémoires IV) Gallimard -Coll. L'Air du Temps 1966 7/ Voir plus haut l'idée de lecture programmée

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« Land and Freedom », les marges rouges d'un cahier d'histoire

par François Porcile *

Dans le cadre de sa programmation « Confrontations », la Vidéothèque de Paris a présenté en novembre der­nier, en une même séance, Espoir Sierra de Teruel d'André Malraux et Land andFreedom de Ken Loach. Ce qui, de prime abord, pouvait n'apparaître que simple rapprochement de « sujet » et comparaison de « traitement », à plus d'un demi-siècle d'écart, s'est ré­vélé éclairer, de singulière façon, l'attitude du cinéaste britannique par rapport au fait historique, et l'origi­nalité de sa démarche. 11 ne viendrait à l 'esprit de personne de ranger Sierra de Teruel dans la catégorie des films histo­riques. Y rattacher Land and Freedom me semble­rait tout aussi aberrant. Dans son souci de ne ja­mais céder à la t en t a t i on du po in t de vue rétrospectif, de ne jamais profiter des avantages of­ferts par le recul du temps, de faire siennes les in­terrogations, les réactions, les décisions de son (anti)héros David Carr, chômeur communiste en­gagé par hasard dans une milice du Poum (Partido Obrero de Unificacion Marxista), Ken Loach re­trouve, très étonnamment, un mode de récit par fragments, par scènes, par actions morcelées, qui faisait de l'unique film de Malraux l'exemple pré­monitoire et isolé du cinéma d'« histoire immé­diate » dont Rossellini allait prendre le relais avec Paisa, tourné au moment même où Espoir connais-

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sait enfin une exploitation commerciale - juste cin­quante ans avant la sortie du film de Loach. Dans cet intervalle, le cinéma a réalisé l'essentiel de ses mutations techniques (son magnétique, pellicule haute sensihilité, écran large, allégement du maté­riel d'enregistrement...) en même temps que l'ap­parition et le développement d'un frère ennemi, la télévision, allait remettre en question son empire, son pouvoir et son identité jusqu'à ce qu'une al­liance contre nature assure pour l'instant sa survie. Riche de tous ces éléments paradoxaux, le film étonne par sa « contemporanéité » avec Sierra de Teruel, comme si un secret fil rouge reliait à travers le temps un film d'urgence terminé en catastrophe et la première superproduct ion internationale de Loach, dont les partenaires (hasard ?) se trouvent être les pays concernés (interventionnistes ou non) par la guerre civile espagnole. Il serait tendant de jouer au jeu des équivalences, de rapprocher par exemple les avions sans moteurs de Malraux et les armes périmées de Loach ou de s'attarder sur la troublante ressemblance entre le paysan ahuri, incapable de reconnaître sa terre natale vue d'avion et le métayer dépassé par les joutes idéo­logiques des miliciens sur la collectivisation des terres. 11 me semble plus intéressant de chercher le pourquoi de cette concordance de ton, sinon de temps, entre deux films aussi différents d'esprit, unanimisme d'un côté, débat polémique de l'autre. Quand il tourne Espoir en io,38, au moment de l'ef­fondrement du Front d'Aragon où Loach situera la lutte de ses miliciens deux ans auparavant, Malraux se trouve pris en tenaille entre une volonté de mise en scène de l'Histoire présente et les contraintes do­cumentaires que lui impose le cours des événements. D'où cette forme particulière, qu'on a un peu hâti­vement définie comme épigonale du cinéma sovié­tique, qui instaure, pour la première fois me semble-t-il dans le domaine du film événemenliel, une nécessité documentaire de la fiction.

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D'une distribution improvisée, d'un tournage avec les moyens du bord, Malraux offre une tranche d'his­toire dont Ken Loach réussit à retrouver la teneur et la matière en évitant, magistralement, tous les pièges de la « reconstitution ». Premier écueil détourné, l'archive, boulet obligé et béquille inévitable de tout film relatant un épisode de l'histoire des conflits de ce siècle. Le recours systé­matique à l'archive répond à deux préoccupations majeures, la première d'ordre économique (acheter des documents de cinémathèque revient moins cher que de les reconstituer), la deuxième, plus perverse, qui consiste à utiliser l'archive comme faire-valoir de la reconstitution, caution ou légitimation. D'où, d'un film à l'autre, ces subtiles acrobaties de cadrage et de mouvements de figuration pour faire raccor­der les plans tournés avec les images d'archivé. Certains petits malins poussent même l'astuce jusqu'à tourner de faux plans d'archivé, insérés dans le montage des « vrais » documents, et qui, par un discret passage, en laboratoire, du noir et blanc à la couleur, parent soudain la dramaturgie des vertus irréfutables de l'authenticité. Exemple éloquent de ce procédé naïf : Le train de Pierre Granier- Déferre, où l'effet de colorisalion des faux plans de la débâcle de 1940 installe d'entrée de jeu le film dans le fac­tice. Pourquoi Loach, confronté au même problème cou­leur/noir et blanc, archive/reconstitution, en offre-t-il d'emblée une solution convaincante ? Parce que le montage des images des débuts de la guerre civile espagnole, qui accompagne le générique début, est partie intégrante de sa fiction, et non pas le « cha­peau » explicatif ou contextuel dont d'aucuns se se­raient contentés. Il s'agit du moteur même de la fic­tion. Perçu d'abord comme informatif, ce montage est commenté, puis personnalisé : du « ils » on passe au « nous », et on découvre un volontaire de la guerre d'Espagne venu projeter ces documents des premiers affrontements dans une cellule du Parti communiste

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anglais, pour convaincre les adhérents de soutenir, de s'engager dans le combat antifranquiste il. Nul besoin d'artifice pour justifier l'introduction de la couleur, le noir et blanc s'y trouve inscrit, comme donnée immédiate d'une nécessité documentaire qui rejoint l'idée de « fiction à vif» du cinéaste Malraux. Provoquant du même coup une abolition du temps, puisqu'il parle au présent, Ken Loach peut aussi échapper à une tentation didactique et démonstrative plus courante en matière de film d'histoire. Et ce n'est pas la moindre qualité du metteur en scène que d'arriver, dans la complexité du débat politique qui a enflammé les trois années de résistance antifran­quiste armée, à éviter schématisme, dogmatisme et archétypie. « Le film doit coller à l'expérience des gens » a dit Ken Loach. Et c'est là où la comparaison entre Sierra de Teruel et Land and Freedom est particulièrement intéressante. Si Malraux, réalisant un film d'alerte, au moment où la résistance sur l'Ebre représente un dernier espoir, se doit d'être univoque et embléma­tique (aviateur italien antifasciste, as de l'aviation al­lemande, fils de dirigeant fasciste), son film convainc toujours par son côté motorique, les exigences de l'ac­tion prévalant sur les états d'âme, mais surtout par son étonnante galerie de visages d'acteurs inconnus ou improvisés, dont les maladresses même sont des atouts de la crédibilité. Loach, dont le propos polémique se situe aux anti­podes du bloc unitaire présenté par Malraux, re­trouve ce ton d'authenticité spontanée dans un mé­lange adroit d'acteurs débutants et de comédiens non professionnels, et surtout dans l'habileté ex­trême de récupérer à son profit les contraintes mêmes du cosmopolitisme de la distribution inhé­rent à la coproduction : le mixage d'anglais et d'es­pagnol dans cette « milice de langue anglaise » est générateur de développements dynamiques et dra­matiques que tout doublage « majoritaire » aurait neutralisés il. Le parti que tire Ken Loach de ce mul-

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tilinguisme fait de son film l'un des rares exemples possibles et probants de l'improbable cinéma « eu­ropéen », tant invoqué comme ultime barrage à l'im­périalisme audiovisuel américain. Mais, si cela « marche », c'est aussi parce que Loach n'a pas à composer avec des têtes d'affiche, que son « casting » semble sortir tout droit des photos prises sur le front d'Aragon en août 1935 par Robert Capa et sa compagne Gerda Taro 3/ et qu'il ne se départit jamais de son acuité documentaire, bien étrangère au « scrupule » documentaire qui transforme la plu­part des films « d'époque » en magasins d'antiqui­tés. Il n'y a rien, dans Landand h'reedom, qui sente la fausse usure des vêtements, la fausse patine des ob­jets. Chaussures, chemises, couvertures, armes, sem­blent avoir traîné de tranchée en abri, tout comme les lieux exhaler leurs odeurs : pas seulement le wagon empesté quand David se déchausse, mais la sueur, les poux et le parfum des orangers, dans la chaleur des tranchées de l'été 36, le fumet débilitant des sem­pi ternels fayots (on pense au gamin de Vigo : « Ah maman ! Encore des zaricots ! ») et la fraîcheur du corps de Blanca, moulé dans une serviette, dans cette chambre de la pension où l'on « aime bien les Anglais parce qu'ils sont polis et propres ». L'art de Loach, c'est de larder de cette multitude de petits détails de la vie courante les actions de com­bats et les débats idéologiques sans qu'il y ait rupture de ton, de tension ou de rythme. En cela, un rap­prochement avec la démarche de Malraux n'est pas excessif : les papillons que les détonations font chu­ter dans leur boîte annoncent les excuses de David à la ménagère dont il a détruit le cabas de provisions ; la méchante blague des miliciens qui font passer aux yeux de David Blanca pour une pute renvoie à l'ul­time récrimination de l'aviateur agonisant, quand le commandant Muïïoz lui demande ce qu'il désire : « Que cette vieille cesse de m'emmerder avec son bouillon !» ; et, dans l'horreur, le curé franquiste qui abat les miliciens depuis son clocher rejoint le ti-

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reur embusqué derrière un store, au début d'Espoir. Mais si Loach, à la manière de son lointain prédé­cesseur, réussit à raconter le présent d'une guerre, c'est qu'il a trouvé le moyen de résoudre le problème quasi insoluble de l'espace chronologique entre l'époque des événements et celle de son tournage. Faisant sien ce handicap supposé, comme il a ré­percuté à son avantage les inconvénients linguis­tiques de la coproduction, il arrive, par le truche­ment d'une belle idée de construction, à faire d'une relecture de l'Histoire une découverte de l'Histoire. Son idée - celle de son scénariste Jim Allen (avec qui il travailla pour Days ofHope, Ilidden Agenda et Raining Stones) est contenue dans le titre que le grand journaliste Albert Londres voulait donner au recueil de souvenirs qu'il ne peut écrire : « Mémoires de ma valise ». David Carr vivait à Liverpool avec sa petite fille qui ignorait tout de son passé de combattant antifran­quiste. Victime d'une attaque, il meurt dans l'am­bulance qui le transporte à l'hôpital. En triant ses affaires, la jeune fille découvre au-dessus d'une ar­moire une vieille valise noire où sont enfermées des pages manuscrites, des coupures de journaux des années 36-38, de la terre séchée conservée dans un tissu rouge... C'est à travers une double découverte, simultanée, à un demi-siècle de distance, celle du visage inconnu d'un parent et celle de la réalité de la guerre et du combat politique, que va s'articuler le film, élimi­nant les vieilles ficelles du flash-back au bénéfice d'un itinéraire fragmenté, en forme de chronique, rythmé par les lettres de David à sa fiancée Kit, im­pressions quotidiennes écrites sur des feuilles arra­chées à un cahier d'écolier. Un itinéraire dans l'Histoire, de l'engagement à l'écœurement. D'une arrivée par hasard dans une milice du Poum à la des­truction d'une carte du Parti communiste anglais. Quelques mois dans la vie de David Carr. Le temps de vivre les combats du Front d'Aragon et les jour-

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nées insurrectionnelles de mai igi"] à Barcelone, la guerre dans la guerre. Si cet itinéraire recoupe en maints endroits celui de George Orwell, tel que l'auteur de ig84 l'a relaté dans son Hommage à la Catalogne (il combattit avec le Poum à Lecinena près de Saragosse, l'hiver 36-3y), Ken Loach n'a pas été tenté d'évoquer l'engagement des intellectuels britanniques aux côtés des répu­blicains espagnols (outre Orwell, Auden, Britten, Berkeley...). Il est resté fidèle aux personnages de la classe ouvrière qui peuplent ses films depuis ses pre­miers travaux pour la BBC. David pourrait être le père de Cathj (Cathy Corne Home) ou le grand-père de l'héroïne de Looks and S miles. D'une position non intellectuelle sur ce qu'on a trop tendance à présenter comme « la guerre des intel­lectuels », Ken Loach, à travers le regard de son chô­meur communiste, donne à voir ce qu'avant lui per­sonne n'a montré de la guerre d'Espagne : les luttes fratricides parmi les antifranquistes. La guerre d'Espagne, c'est un peu comme l'image longtemps servie de la résistance française : l'élan unanime de tout un peuple contre l'agresseur ; une icône héroïque (voir Pour qui sonne le glas), pour la composition de laquelle on a bien évidemment ac­commodé les archives. Dans la simplification et l'omission, Mourir à Madrid (196,3) en est un exemple révélateur. Certes, du temps de la dictature fran­quiste, il aurait paru suspect, sinon inconvenant, de dévoiler les failles du front républicain. Mais, presque vingt ans après la mort de Eranco, il faut que ce soit un Anglais 4/ qui vienne décaper le ta­bleau, et montrer derrière la toile officielle la réalité des conflits de la gauche espagnole. D'où la réaction violente, entre autres, des dirigeants du Parti com­muniste espagnol à la sortie du film. Ici encore, le réalisateur de Kes demeure fidèle à lui-même, en dépit d'une « géographie » nouvelle pour lui : non conforme, minoritaire et dérangeant. De même que ses précédents films étaient aussi mal re-

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çus du côté conservateur que travailliste (se souvenir de l'accueil réservé & Looks andS miles), il était normal que ses sympathies pour le Poum et la dénonciation des menées staliniennes dans les rangs républicains lui créent certaines inimitiés, et le fasse qualifier de traître gauchiste. Mais la force du film, clairement partisan, est de montrer les choses sans s'encombrer d'un discours. De simples rapprochements d'images suffisent. Quand David, en mai 1987 à Barcelone, défend le siège du parti communiste contre les anarchistes et que les insultes fusent d'un immeuble à l'autre, le « raccord » se fait immédiatement avec les insultes lancées , d ' une t r anchée à l ' aut re sur le front d'Aragon, entre franquistes et miliciens, quelques mois plus tôt. Et quand le détachement de l'armée républicaine vient désarmer la milice et arrêter ses chefs, on ne fait guère de différence entre l'officier loyaliste et l'officier franquiste capturé en Aragon. À l'inverse de ces films historiques où les person­nages ne sont guidés que par la classe, la fonction, l'opinion qu'ils représentent, Ken Loach les accom­pagne dans leurs hésitations, leurs certitudes, leurs contradictions. Et cette prise de conscience pro­gressive, en dents de scie, qui en dit plus long que tout discours démonstratif, renvoie à d'autres images, antérieures à celles de Malraux. Quand Blanca parle à David de « la vraie pauvreté », au passage de pay­sans en guenilles fuyant la ligne de front, on se sou­vient soudain qu ' i l y a jus t e qua t re ans que Luis Bunuel a filmé Las Ilurdes. Et le « pourquoi nous combattons » prend alors un tout autre éclai­rage, qui légitime, après coup, le long débat sur la collectivisation des terres. Abattue par les loyalistes 5/, Blanca sera enterrée en terre collectivisée, dont David gardera une poignée, dans son foulard rouge noué ; cette poignée que la jeune fille jettera sur le cercueil de son grand-père, réunissant les deux amants à travers l'espace et le temps.

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Dans ce bel hommage au « front des mal-pensants », Ken Loach a conservé l ' intégrité de son style, pré­cision et émotion allant de pair, unissant avec bon­heur la souplesse de la prat ique télévisuelle et la ri­gueur de la mise en scène. Trente ans après Cathy Corne Home, Land and Freedorn mê le e n c o r e in t i ­m e m e n t documenta i re et fiction, ou p lu tô t en es­tompe la lisière. * François Porcile Auteur-réalisateur, principalement de films documentaires (t'Aie Faure ; Robert Doisneau, badaud de Paris, pêcheur d'images ; Mise à mort d'une République ; Des années frileuses ; Propaganda ; Grand Reporter ; Itinéraire d'Alejo Carpentier ; Jours et. nuits du théâtre ; Vive l'original...) et musicaux (Louis Durey et Henri Dutilleux, L'Heure espagnole ; La Clémence de Titus ; Nocturne ; La Mort de l'Empereur...). A publié notamment : Défense du court-métrage français (Cerf, ig65) ; Présence de la musique à l'écran (Cerf, 196g) ; Maurice Jaubert (EFR, 1971) et Les Musiques du cinéma français avec Alain Lacombe (Bordas, 1995).

1/ C'est exactement dans cet esprit que fut produit en ig37 le moyen métrage de Jor is Ivens commenté par Ernest Hemingway Terre d'Espagne : convaincre le prési­dent Roosevelt et le gouvernement américain de venir au secours de la république espagnole. 2/ Tournant son film en espagnol, Malraux avait mis en avant les différences d'accent et de prononciation, pour caractériser l'origine de ses protagonistes. 3/ Publiées des le 29 août ig36 dans un numéro spécial de Vu consacré à la guerre d'Espagne, puis dans Regards (10 septembre ig36). 4/ Il a bien fallu un Américain, Robert Paxton, pour mettre à jour la face cachée de la France de Vichy... 5/ Seule faute de goût du film : la mort de Blanca au ra­lenti...

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Filmographie de Ken Loach

Télévision

1962 Z Cars

.964 Catherine Profit by Their Exemple The Whole Truth TheDiaryofa Young Mari

i965 A Tap on the Shoulder Weara Very Big Hat Three Clear Sundays Up the Junction Scénario : Nell Dunn The End of Arthur s Marriage The Corning OutParty

1966 Cathy Corne Home, 70 min. Scénario : Jeremy Sandford. Image : Tony Ini. Montage : Roy Watts. Musique : Paul Jones. Interprétation : Carol White, Ray Brooks. Production : Tony Garnett pour la BBC.

' 9 6 7 In Two Minds Scénario : David Mercer.

,968 The Golden Vision Scénario : Neville Smith et Gordon Honeycombe.

!9 6 9 The Big E/ame Scénario : Jim Allen. In Black and White

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•97° A/ter a Lifetime Scénario : Neville Smith.

'971

Tcdk about Work (documentaire)

•971

Rank and File Scénario : Jim Allen.

•97 3

A Misfortune d'après Anton Tchekov FullHouse

' 97 5

Days ofHope Scénario : Jim Allen.

"J77 The Priée ofCoal Scénario : Barry Hines.

1979 Auditions (documentaire)

1980 The Gamekeeper, 80 min. Scénario : Ken Loach d'après le roman de Barry Hines. Image : Chris Menges, Charles Stewart. Montage : Roger James. Son : Andrew Bolton, Peter Rann. Musique : Andrew Boulton. Interprétation : Phil Askham, Rita May, Andrew Grub, Peter Steels, Michael Hinchcliffe, Philip Firth. Production : ATV Network.

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K)8l A Question of Leadership (documentaire) , 9 8 3 The Red and the Blue Questions ofLeardership (documentaire)

,984 Which Side are You On ? (documentaire) Image : Chris Menges. Montage : William Shapter. Son : Indy Freeman. Production : LWT pour Channel Four. Grand prix Festival de Florence. The Coa/ Dispute

1988 The Viewfrom the Woodpile

'9*9 Time to Go (documentaire)

Ï991

Dispaches (documentaire)

The Fhekering Flame (documentaire) Tmage : Roger Chapman, Barry Ackroyd. Son : David Keene, Chris Tusslar. Montage : Tony Pound, Anthony Morris. Production : Parallax Pictures, Amip (Paris). BBC, La Sept/Arte, 1996. 49 min.

Cinéma

1967 Poor Cow (Pas de larmes pour Joy), 35 mm, couleur. ih5o Scénario : Ken Loach et Nell Dunn d'après son roman homonyme. Image : Brian Probyn.

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Gadre : Chris Menges. Montage : Roy Watts . Son : Kevin Sutton, Gerry Humphreys. Musique : Donovan. Production : Joseph Jani.

Interprétation : Terence Stamp, Carol White , John Bindon, Kate Williams, Géraldine Sherman, Queenie Watts , Simon King, Stevie King.

'969 Kes 35 mm, couleur, ih53 Scénario : Ken Loach, Tony Garnett et Barry Hines d'après son roman A Kestrel for a Knave.

Image : Chris Menges. Montage : Roy Watts . Son : Tony Jackson, Gerry Humphreys , Peter Pierce.

Musique : John Cameron. Production : Tony Garnett pour Woodfall Films

et Kestrel Films. Interprétation : David Bradley, Lynn Perrie, Colin Welland, Freddie Fletcher, Brian Glover, Robert Bowes, Robert Naylor, Freeman le faucon.

' 9 7 1

Family Life 35 mm, couleur, 1I148

Scénario : David Mercer d 'après sa pièce In Two Minds. Image : Charles Stewart. Montage : Roy Watts. Son : Peter Eliott.

Musique : Mark Wilkinson. Production : Tony Garnett pour Kestrel Films

et Anglo EMI Films.

Interprétation : Sandy Radeliff, Bill Dean, Grâce Cave, Malcolm Tierney, Hilary Martyn,

Michacl Riddall, Alan MacNaughtan, Johnny Gee.

•979 Black Jack 35 mm, couleur, ihSo, Scénario : Ken Loach, d'après le roman

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de Léon Garfield. Image : Chris Menges. Montage : William Chapter. Son : Andrew Boulton. Musique : Bob Pegg. Production : Tony Garnett pour Woodfall Films et National Finance Corporation. Interprétation : Jean Franval, Andrew Bennett, Stephen Hirst, Pat Wallis, Louise Cooper, Phil Haskam, John Young, William Moore, Doreen Mantle, Russell Waters.

1981 Looks and S miles (Regards et sourires), 35 mm, noir et blanc, ih/}4 Scénario : Barry Hines. Image : Chris Menges. Montage : Steve Singleton. Son : Andrew Boulton. Musique : Mark Wilkinson, Bichard and the Taxmen. Production : Irving Teitlebaum pour Black Lion Films, Kcstrel Films et MK2 Production. Interprétation : Graham Greene, Garolyn Nicholson, Phil Haskam, Pam Darell, Tony Pitts, Patti Nichols, Stuart Golland, Arthur Davies, Cilla Masson, Tracey Goodlad.

,986 Fatherland 35 mm, couleur, ih5i Scénario : Trevor Griffith. Image : Chris Menges. Montage : Jonathan Morris. Son : Gerd Willert, Norman Engel. Musique : Gerulf Pannach, Christian Kunert, Benjamin Britten, Bêla Bartok, Bandy Newman. Production : Raymnd Day et Irving Teitlebaum pour Classart Film, Keslrel II, MK2 et Film Four International. Interprétation : Gerulf Pannach, Fabienne Babe, Christine Rose, Sigfrit Steiner, Robert Dietl, Heike Schrotter, Eva Krutna, Hans Peter Hallwachs.

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•99° Hidden Agenda (Secret défense) 35 mm, couleur, ÛK>-J

Scénario : Jim Allen.

Image : Clive Tickner. Montage : Jonathan Morris. Son : Simon Okin. Musique : Stewart Copeland.

Production : Eric Fellrier pour Initial Film and Télévision, et Hemdale Film Corporation. Interprétation : Frances McDormand, Brian Cox, Brad

Dourif, Mai Zetterling, Bernard Achard,

John Benfield, Bernard Bloch, Michèle Fairley, Patrice Kavanagh.

' 9 9 ' KiffRaff 16 et 35 mm, couleur, ih34 Scénario : Bill Jesse. Image : Barry Ackroyd. Montage : Jonathan Morris. Son : Bob Witney. Musique : Stewart Copeland. Production : Sally Hibbin pour Parallax Pictures et Channel Four.

Interprétation : Robert Carlyle, Emer McCourt, Jimmy Coleman, George Moss, Ricky Tomlinson, David Finch, Richard Belgrave, Ade Sapara, Derek Young, Bill Moores.

r 9 9 3

Raining Stones super 16, 35 mm, couleur, ih3o Scénario : Jim Allen. Image : Barry Ackroyd.

Montage : Jonathan Morris.

Son : Ray Beckett. Musique : Stewart Copeland. Production : Sally Hibbin pour Parallax Pictures et Channel Four Films. Interprétation : Bruce Jones, Julie Brown,

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Ricky Tomlinson, Tom Hickey, Mike Fallon, Ronnie Ravey, Lee Brennan, Karen Henthorn , Cristine Abbott, Géraldine Ward, Gemma Phoenix.

•994 Ladybird, Ladybird

super 16, 35 mm, couleur, 1I142 Scénario : Rona Munro. [mage : Barry Ackroyd. Montage : Jonathan Morris.

Son : Ray Beckett. Musique : George Fenton.

Production : Sally Hibbin pour Parallax Pictures et Channel Four Films. Interprétation : Crissy Rock, Vladimir Vega,

Sandie Lavelle, Mauricio Venegas, Ray Winstone,

Glare Perkins, Jason Stracey, Luke Brown, Lily Farell.

! 9 9 5

Land and Freedom 35 mm, couleur, ih49 Scénario : Jim Allen. Image : Barry Ackroyd. Montage : Jonathan Morris. Son : Ray Beckett. Musique : George Fenton. Production : Rebecca O'Brien et Sally Hibbin pour Parallax Pictures et Channel Four Films. Interprétation : lan Hart, Rosana Pastor, Iciar Bollain, Tom Gilroy, Marc Martinez, Frédéric Pierrot, Suzanne Maddock, Mandy Walsh, Angela Clarke.

' 9 9 6 , Caria 's Song 35 mm, couleur, ih5o Scénario : Paul Laverty. Image : Barry Ackroyd. Montage : Jonathan Morris. Musique : George Fenton.

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Production : Sally Hibbin pour Parallax Pictures, Road Movies et Tornasol Films, Glasgow Film Fund et Channel Four. Interprétation : Robert Carlyle, Oyanka Cabezas, Subash Sing Pall, Stewart Preston, Gary Lewis, Margaret McAdam, Pamela Turncr, Louise Goodall, Greg Friel.

Films sur Ken Loach

,984 Kenneth Loach, un portrait réal. Philippe Pilard, prod. TFi, distr. Ina, i5 min. (Etoiles et toiles)

,986 Ken Loach réal. François Manceau, prod. MK2, distr. Com'Unimage, 16 mm, 58 min. (Face à face) Entretien de Ken Loach avec Bernard Nave, journaliste h. Jeune Cinéma. Extraits de : Looks andSmiles, Fatherland.

! 9 9 3

Ken Loach réal. David Thomas, prod. RM Arts, L W T South Bank Show, vidéo, 5a min. Document centré sur Raining Stones.

Remerciements à Barbara Dent.

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Films

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Films analysés

^•Amsterdam Global Village, Johan van der Keuken

»La Ballade des sans-papiers, Samir Abdallah, Raffaele Ventura

^•Chemins de traverse, Sabrina Malek, Arnaud Soulier

«Chez ma tante, Christophe Otzenberger

^Chronique coloniale, Vincent Monnikendam

«•Za Comédie Française ou l'Amour joué, Frederick Wiseruan

^•Dieu sait quoi, Jean-Daniel Pollet

<^La Fabrique de l'homme occidental, Gérard Caillât

^Les Gens des baraques, Robert Bozzi

^•Marseille contre Marseille,, Jean-Louis Comolli

<^La mémoire est-elle soluble dans l'eau?, Claude Najman

«Ohl Quel beau jour!, Jacqueline Veuve

»Le Printemps de l'Elbe, Pierre Bcuchot

«Quinzejours en août, l'embellie, François Porcile

«Rainer Maria Rilke, Stan Neumann

^-Sous un toit de Paris, Emmanuel Laurent

«Vne saison au paradis, Richard Dindo

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A m s t e r d a m Global Vil lage

Réalisation : Johan van der Keuken. Production : Pieter Van Huystee Film & TV,NPS, WDR, igg6. Distribution : Idéale Audience. 35 mm, couleur, 242 min.

En faisant ce film, son 47eme, le cinéaste et pho­tographe hollandais, Johan van der Keuken, a souhaité prendre le pouls du cœur même de l'Europe en cette fin de siècle. Et le pari est superbement réussi. Véritable miroir de

ce qui fait vibrer les habitants de cette ville d'Amsterdam, qu'ils soient ou non d'origine néerlandaise, Amsterdam Global Village est également le lieu-métaphore de toute l'Europe contemporaine avec ses fêtes traditionnelles, ses parcs publics, ses cafés, ses boîtes de nuit, ses artistes, ses immigrés, ses hommes d'affaires, ses jeunes délurés, ses gens ordinaires... les canaux en plus. Quelles sont les grandes préoccupations de la société eu­ropéenne en cette fin de siècle ?

Avec force, humour et délicatesse, le cinéaste aborde les thèmes de la guerre, du déracinement, de la jeunesse, des sans-abri... A travers différents voyages dont le point de départ et de retour est Amsterdam, il fait le lien entre le tiers-monde (la Bolivie, la Tchétchénie, Sarajevo, la Thaï­lande) et nos sociétés hvper-industrialisées. Mais avant tout, c'est un film sur Amsterdam la tolérante, ville re­fuge, ville de toutes les expériences. (Extrait du dossier de presse) Lire plus loin : Note d'intention de Johan van der Keuken, juillet 1993 (pp. 119 à 125)

Sortie en salle : à Paris, automne rqqy.

La Bal lade des sans-papiers

Réalisation: Samir Abdallah etRaffaele Ventura. Production : Association L'Yeux ouverts, agence IM 'média, içq6. Distribution : La Télé de la rue. Vidéo, couleur, 52 min.

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Les réalisateurs ont suivi la mobilisation et l'odyssée des 3oo familles africaines que l'application des lois Pasqua a privées de leurs droits et de leur identité française, depuis les premiers jours de mars 1996 à l'église Saint- Ambroise jusqu'à l'intervention policière du i3 août 1996 à l'église Saint-Bernard. Ils donnent la parole aux «sans-papiers» au fiir et à mesure de leurs expulsions et de leur errance (Saint-Ambroise, le Théâtre du Soleil à Vincennes, le gymnase Japy, Pajol, Saint-Bernard). L'occupation de l'église Saint-Bernard, filmée de l'intérieur jusqu'aux dernières minutes de l'assaut policier, est un contre-champ très impression­nant aux images données par la télévision. L'attente, la peur, la solidarité forment une atmosphère rarement fil­mée à cette intensité. Les réalisateurs ont eu l'intelligence de comprendre dès le mois de mars 1996 la portée de cette lutte des «sans-papiers». C.B.

Chemins de traverse

Réalisation : Sabrina Malek et Arnaud Soulier. Production : Lucie Films, CEMEA NTC, tgg6. Distribution : Lucie Films. Vidéo, couleur, 52 min.

Le 24 novembre I9g5 quand les cheminots se mettent en grève, rien ne laisse présager que le mouvement va conti­nuer. Mais peu à peu il devient clair que la mobilisation et la détermination des cheminots sont de celles qui du­rent. Sabrina Malek et Arnaud Soulier, s'installent avec les cheminots qui occupent la gare d'Austerlitz. Jour après jour ils filment les assemblées générales, les discussions, les votes. Jour après jour, ils suivent les cheminots dans les manifestations, dans leurs contacts avec les non-gré­vistes, avec les journalistes ou avec les syndicalistes étran­gers qui apportent leur solidarité. Les deux réalisateurs ont su créer avec les grévistes des liens de complicité et de confiance qui leur ont permis de partager non seulement le vécu quotidien de ce mou­vement mais la vérité que chacun des personnages y trou­vait. Ces instants d'abandon vrai sont particulièrement forts dans les entretiens individuels qui ponctuent le film. Les cheminots racontent leur grève, ce qu'ils y ont mis d'espoir, de rêve, de plaisir. Ils disent combien ils sont

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fiers de renouer par ce mouvement avec la tradition che-minote, comment il s'inscrit à côté des grandes luttes de 53, de 68 et de 86. Ils disent aussi leur déception de ne n'avoir pas été suivis. Et c'est la dernière assemblée gé­nérale, houleuse, où ils votent la reprise du travail. Avec le recul du temps, ce film ouvre des perspectives de réflexion qui n'étaient pas, a priori, présentes dans le pro­jet initial. Le spectateur n'est pas en face d'une stricte réalité saisie sur le vif, encore moins d'un film militant, mais confronté à une problématique beaucoup plus large : quelle est la place de l ' individu dans le monde au­jourd'hui? Quelle société future voulons-nous, allons-nous construire? Ce sont ces questions qui font de Che­mins de traverse un film juste et émouvant. G.L. Ce film a obtenu le Prix du Patrimoine au festival Cinéma du réel 1997.

Chez m a tante

Réalisation : Christophe Otzenberger. Production et distribution : Vidéothèque de Paris, igg6. Vidéo, couleur, 5o min.

Ça commence dès le matin, à l'heure de l'ouverture des bureaux. Ils arrivent. «Ils», ce sont les fins de mois diffi­ciles. Ce ne sont pas des clochards, plutôt des gens ordi­naires sur le chemin de la paupérisation. Ils apportent là, « chez ma tante », c'est-à-dire au Crédit Municipal de la ville de Paris, des objets, des vêtements, des bijoux, tout ce sur quoi ils pensent pouvoir emprunter de quoi tenir quelque temps. Christophe Otzenberger a choisi de po­ser sa caméra de l'autre côté du guichet, du côté des em­ployés du Crédit Municipal. Ils accueillent les personnes venues emprunter, et trans­mettent les objets aux commissaires priseurs qui les éva­luent. En tenant compte du fait que la plupart du temps les objets ne seront pas réclamés et seront mis en vente au bout de quelques mois, les commissaires priseurs déter­minent quelle somme peut être prêtée. En général clic est toujours inférieure à ce que l'emprunteur demande. Le décor est posé : d'un côté l'espoir qu'on a pas tout perdu, qu'on possède encore des choses qui valent, de l'autre la

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rigueur mathématique qui implique de n'avancer de l'ar­gent que si, à terme, on peut retirer un bénéfice sur la vente des objets non réclamés. C'est bien connu : on ne prête qu'aux riches. Ce film dit le prix de la misère, prix concrétisé par les billets qui passent de temps en temps d'un côté du gui­chet à l'autre, mais surtout le prix non comptable fait de l'humiliation et de la détresse, de ceux qui n'ont presque plus rien et à qui on dit que le peu qu'ils peuvent donner encore ne vaut rien. Pas d'entretiens dans ce film, ce n'est pas utile. Voir passer ces gens ordinaires auxquels on s'identifie, le temps d'une séquence renseigne sur la so­ciété peut-être mieux qu'un long discours ne pourrait le faire. C L .

La Comédie Française ou l 'Amour joué

Réalisation : Frederick Wiseman. Production : Cie des Phares & balises, Idéale Audience, Zipporah Films, La Sept/Arte, France 3, PBS, igyô. Distribution : Idéale Audience. 16 mm, couleur, 223 min.

Pour la première lois, Fre­derick Wiseman, le célèbre documentariste américain, applique sa méthode d'ana­lyse à une institution non américaine : la Comédie-Française. Pas d'interview, pas de commentai re , un tournage effectué avec une

équipe réduite (F.Wiseman assurant lui-même la prise de son). Ensuite le film est entièrement réécrit au montage que F. Wiseman effectue tout seul. «Je me suis passionné pour la Comédie française, dit le réalisateur, alors que j'étais étudiant à Paris, à la fin des années cinquante, et j 'ai vu une grande partie de leurs productions au cours des quarante dernières années. Il n'existe aux Etats-Unis aucune compagnie théâtrale ayant une histoire ou une portée comparables... Dans mes autres films, qui parlent de la vie américaine d'aujourd'hui, j 'ai toujours cherché à montrer la théatralité du quotidien,

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et je suis parti du principe qu'un documentaire devait dé­voiler tout ce qui fait le «vrai» théâtre : comédie, trislesse, courage, cruauté et banalité... Ce film sur la Comédie-Française... d'une certaine façon, c'est un peu le proces­sus inverse... la recherche de l'ordinaire derrière la fic­tion et le divertissement du théâtre...». Le film mêle dans un savant dosage les scènes de «cinéma direct» (scènes dans le bureau de l'administrateur, conseils d'administration, travail des comédiens, discours,...) et des extraits de spectacles représentés ou en répétition (La Double Inconstance de Marivaux, mise en scène de Jean-Pierre Miqucl, Occupe-toi d'Amélie de G. Feydeau, mise en scène de Roger Planchon, Don Juan de Molière, mise en scène de Jacques Lassalle, La Thébaïde de Racine, mise en scène de Yannis Kokkos). C.R.

Lire aussi sur ce film, La Traversée des apparences, par Sté­phane Bouquet, et l'article de Pierre Legendre, Les Fi­celles qui nous font tenir (A propos du cinéma de Frederick Wisemanj, dans Les Cahiers du cinéma n°5o8, décembre r996-

La Comédie Française ou l'Amour joué a été édité sur vi­déocassettes par Arte/Vidéo en novembre 1996.

Chronique coloniale Mother Dao : la tortue mère de l'univers

Réalisation : Vincent Monnikendam. Production : NPS, avec le soutien du Dutch Cultural Broadcasting Promotion Fund, igg5. Distribution : Les Films du Paradoxe. 35 mm, noir et blanc, 8g min.

Comment voir et montrer la colonisation non pas à travers l'œil conquérant du colonisateur, industrieux bienfaiteur, mais à travers le regard atterré du colonisé et la défaite de sa culture ? Comment donc inverser les images d'ar­chives dont nous disposons, tournées forcément par l'ex­plorateur, l'entrepreneur, le missionnaire, l'ethnographe, le reporter blancs ? Comment mettre en relief leur point aveugle ? C'est à cette tâche impossible que Vincent Mon­nikendam a consacré six ans de sa vie à propos des Indes (devenant) néerlandaises (l'Indonésie d'aujourd'hui). Au

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final, un film beau et triste comme une complainte indi­gène, mystérieux et âpre comme une forêt vierge que des rails écartèlent, bruissant de dommages comme un feu de racines, avec l'acre douceur du tabac trop noir et des relents d'huile brûlée. Pour rompre le cercle documenteur, le réalisateur a pris une option radicale : se priver de commentaire, ne pas surajouter à ces images une nouvelle couche de pres­cription ou de description, même anti-colonialiste, ve­nant du monde des anciens colons. Mais comment leur rendre la parole à ceux-là que les images des blancs mon­trent non seulement muets mais cois, non pas sujets de leur culture (réputée primitive) mais objets de la nôtre (civilisée, elle) ? Solution : la poésie autochtone contre la raison conquérante. Monnikendam a émaillé sa bande son d'un récit mythique, de poésies, de complaintes, de chants natifs : contre l'industrieuse présomption des en­vahisseurs la voix ancestrale des vaincus. Et comment rendre justice à leur univers ? En restituant la parole si­lencieuse de cette nature-culture que le progrès vient cou­per, que les machines mettent brusquement à la torture : froissement de branches cassées, bruissement de bois brûlés, échos d'arbres qu'on abat, irruption de moteurs de trains, de vapeurs, craquement de rouages et de liens... A partir de tous ces bruits surgis de l'exploitation nou­velle, Monnikendam travaille une musique à la fois grin­çante et nostalgique, qui nous rappelle subtilement que travail est synonyme de peine. De cette fresque sonore, rhapsodie du mal heurt des cul­tures, des scènes ajourées émergent comme des souve­nirs désormais devenus nôtres. Un blanc en blanc tombe de cheval dans la rivière, il est remis en selle par ses por­teurs. Un bateau à aube coupe nonchalamment la rivière, agitant une théorie de pirogues. Un train ferraille, sur­réaliste, sur une aérienne passerelle d'acier enjambant une jungle encore inviolée. Des hommes en pagne liga­turent un puits de forage grinçant, des hommes nu-pieds marchent auprès de tranches de métal. Un parterre d'in­digènes résignes écoute la voix de son maître, blanc en casque colonial posant sur une estrade comme un totem. Et puis, en rupture avec l'habituelle distance coloniale, l'étonnant portrait rapproché d'un enfant partageant le sein et la cigarette de sa mère. Ces archives montrent une intéressante césure entre les deux principaux opérateurs

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qui les ont tournées, Willy Mullens, pour Haguefilm, et lep Ochse, pour Polygoon, explique Vincent Monniken-dam (interview dans Libération du 22 septembre 1996). «Le premier tourne toujours à distance : dans ses images, les gens n'apparaissent qu'en plan américain. Il filme les sites et les processus de production, sans respect pour les indigènes, qui font partie du décor au même titre que les machines. Les images rapportées par Ochse, en re­vanche, reflètent une sensibilité complètement différente. Il a des plans magnifiques... J'ai été tellement saisi par son travail que j 'ai voulu en savoir plus. J'ai découvert qu'il était gay et qu'il avait été envoyé en Indonésie pro­bablement parce que sa famille voulait l'éloigner.» Mo-ther Dao est un film précieux en ces temps troublés où un juste relativisme culturel doit le disputer aux ressen­timents nationalistes. F.Ni.

Sortie en salle : le 18 septembre igg6, à Paris.

Dieu sait quoi

Réalisation : Jean-Daniel Polie t. Production : Films 18, Ilios Films, igg5. Distribution : Documentaire sur grand écran. 35 mm, couleur, go min.

«Ce monde muet est notre seule patrie». Cette courte phrase peut être considé­rée comme l'emblème de l'œuvre de Francis Ponge, dont je me suis nourri pour ce film. L'esprit de Méditerranée, un de mes films déjà bien

ancien, plane peut-être sur certains agencements. Les textes de Francis Ponge jouent dans le film une partition presque à part, comme la musique d'Antoine Duhamel. Je considère ce film comme «naturel» et il me déplairait qu'on le fasse entrer dans quelque catégorie que ce soit. Je pense qu'il n'a pas de véritable ascendant et qu'il est inutile qu'il ait un successeur.» (Jean-Daniel Pollet)

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Dieu sait quoi Vise à construire une relation au monde qui relève fondamentalement de la poésie. Non la poésie comme rhétorique, non le cinéma comme «cinéma de poésie» (dans l'acception pasolinienne de la formule) et encore moins comme «cinéma poétique». Mais la poésie comme conception du monde, comme philosophie. La poésie comme état pré-langagier qui rend nécessaire un certain type de travail sur le langage. Si le langage est hien ce qui nous sépare d'un monde que nous éprouvons d'abord dans l'unité - qu'elle soit fu-sionnelle ou conflictuelle - le poète n'a de cesse que de re­trouver cette unité à travers les mots. C'est le paradoxe de toute poésie écrite : il faut en passer par le langage alors même que le langage est vécu comme un obstacle. Il en va de même pour le cinéaste, à cette différence près que le cinéma restitue quelque chose de l'expérience im­médiate du monde, de la singularité des êtres et des choses, indépendamment de la qualification générique qui les abstrait du monde réel où ils sont éprouvés. Le cinéma offre une chance d'habiter ce dont les mots nous séparent. Quelque chose du monde que la poésie cherche à trouver ou à retrouver serait, grâce au cinéma, déjà là. Mais il faut aider le cinéma, et c'est là tout le travail du cinéaste que Jean-Daniel Pollet accomplit admirablement. Pour retrouver l'usage et la jouissance des choses en de­hors de toute médiation - à commencer par celle régie par les échanges marchands -, il faut creuser la pente poé­tique du cinéma et les délier encore davantage des re­présentations qui dominent leur perception. Dieu sait quoi affronte victorieusement la difficulté majeure : il réussit à matérialiser des sensations sans rien perdre de leur force initiale. G.Le.

Sortie en salle : le iSjanvier iggj, au studio des Ursulines, à Paris.

La Fabrique de l'homme occidental

Réalisation : Gérald Caillât. Conception : Pierre Legendre et Pierre-Olivier Bardet. Production : La Sept/Arte, Idéale Audience, Institut national de l'audiovisuel, igg6. Distribution : Idéale Audience. Vidéo, couleur, y5 mm.

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Pierre Legendre, c'est en que lque sorte Bunuel à l'ENA. Ce professeur de droit applique aux institu­t ions de notre Occident chrétien industriel une cri­tique originale issue d'un

I côté d'une histoire savante ^^*^» /f . S^Ê I du juridisme et de la théo­logie, de l'autre de la psychanalyse tendance Lacan. Son argument central est la déconstruction de notre Raison économique qui prétend s'autofonder par l'efficace tech­nologique en faisant l'économie du symbolique. «Chassez le surnaturel, il revient au galop», pourrait-on dire pour caricaturer les mises en garde de Legendre. A un pen­seur qui centre son dernier livre, Dieu au miroir, sur l'insti­tution des images et en prévoit un autre sur le cinéma, il était légitime de consacrer un film. Mieux encore, d'en faire le co-auteur d'un documentaire sur La Fabrique de l'homme occidental, le commentateur de quelques uns de ces théâtres où se joue la raison de vivre, l'analyste de certaines images emblématiques qui scellent (et recèlent) les montages de notre identité. Sept tableaux illustrent ainsi les lois de la comédie hu­maine contemporaine telle qu'en elle-même les institu­tions la fondent : - Religion : la salle des audiences papales, mise en scène du corps du pontife comme pierre de touche dogmatique. - Politique : l'irruption du Caporal Lortie à l'Assemblée nationale du Québec en 1984, venu tuer tout le gouver­nement «qui avait le visage de son père». - Généalogie : visite dans une institution de placement d'enfants ; le complexe identité/filiation. - Armée : préparation minutieuse d'un défilé du 14juillet; tenir son rang, figure de l'unité nationale. - Lducation : un cours de danse à l 'Opéra de Paris : prendre le pli. - Management : convention annuelle d'une multinatio­nale : buvez, éliminez ! - Science : une greffe du coeur, l'animal machine. L'affaire Lortie mériterait un film à elle seule, comme Le­gendre lui a consacré un livre. Pour ce qui est du pape, Berzosa est allé beaucoup plus loin dans sa série De la sainteté. La visite de l'orphelinat et la réunion des psy-

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cho-pédagogues restent allusives. Point fort du film, la mise en scène de la convention d'entreprise — autosatisfaction managériale dans la guerre économique — est particuliè­rement fascinante et inquiétante. En revanche, le com­mentaire sur la greffe d'organe apparaît singulièrement par­tiel et partial. Les difficultés de réalisation d'un tel essai filmé sont à la mesure de ses ambitions. L'écueil, c'est que l'envergure des sujets couverts soit au détriment de la pé­nétration, que la démonstration obstrue la découverte. Un survol imagé voue les situations exemplaires au cliché, à l'illustration d'un commentaire qui lui-même tourne au dogme. Seule l'insistance permet d'y échapper, par un re­tour persistant de la caméra sur «les lieux du crime», dé­marche à la Wiseman, ou par un retournement des images au montage, démarche à la Marker. Ce qui manque à cette Fabrique, c'est la dialectique entre parole et image, faute de quoi la parole se fait prescription et l'image constat. Pour qu'une telle relation mouvante s'instaure, il faudrait que la parole, de Legendre en l'occurence, soit mise à l'épreuve de l'image, que l'image la rende relative aussi, et non que le discours campe dans le hors-champ d'un supposé savoir. Si l'on vise à battre en brèche nos «espaces dogmatiques industriels» comme nous y engage singulièrement l'œuvre de Pierre Legendre - raison de plus pour ne pas reconduire à l'écran un espace dogmatique documentaire. La coexistence passive entre commentaire et saynètes en cinéma direct ne suffît pas à faire métaphore, ni à neutrali­ser la formule propagandiste : la parole ne fait pas image, elle fait écran et les images n'ont pas prise sur la parole, elles n'articulent pas assez pour ainsi dire. Le spectateur, plus ou moins accablé, doit se rendre à l'ordre d'un discours proféré à partir d'un non lieu (même si l'on voit deux fois Le­gendre en son studio) et qui le renvoie à son propre néant : «l'absolu de l'abîme», expression pascalienne chère à tout un courant psy. On peut préférer Montaigne. Si l'essai n'est pas transformé, c'est qu'il manque à cette Fabrique de /'homme occidental \es rouages capables de tran-figurer un discours sur nos images constitutives en récit en images réflexives. Quoiqu'il en soit, cette Fabrique, tantôt démonstrative tantôt lacunaire, nous renvoie côté psyché à la question nietschéenne : «Si Dieu est mort, qu'en est-il de l'Homme?», et côté corps politique à l'exhortation de Sade : Français encore un effort pour être républicains ! F.Ni.

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Le texte inédit de Pierre Legendre, La Fabrique de l'homme occidental, partiellement repris dans le film de Gérard Caillât, a été édité par Arte Editions et les Mille et Une Nuits, nov. 1996 (N°i29, collection 10 F.)

Sortie en salle : le 23 avril iggy, à l'Entrepôt, à Paris.

Les G e n s des baraques

Réalisation : Robert Bozzi. Production : JBA Production, La Sept/Arte, Périphérie, igg5. Distribution : JBA Production. 35 mm, couleur et noir et blanc, 88 min.

«En 1970, j 'ai filmé la com­munauté portugaise du bi­donville de Franc-Moisin, à Saint-Denis. Je la voyais en danger de mort, pour­t an t au fond d ' u n e ba­raque, il y avait une mère et son enfant nouveau-né. Leurs regards amoureux ne

m'ont jamais quitté. Vingt-cinq ans plus tard, j'ai voulu re­trouver "les gens des baraques", savoir comment ils avaient traversé ce temps.» (Robert Rozzi) En filmant l'extrême précarité des conditions de vie des travailleurs portugais immigrés et de leurs familles, Robert Bo/./.i a réalisé en 1970 un document accusateur sans tou­tefois donner la parole aux personnes que son objectif fixait. De ce qu'il perçoit aujourd'hui comme un manque naît un nouveau film.

Partant à la recherche de ces personnes croisées 25 ans plus tôt, celles-ci deviennent des personnages. Pour leur rendre la parole, il faut d'abord leur rendre ces images comme d'une dette dont il conviendrait préalablement de s'acquitter. Cette enquête le mène au Portugal, un point de départ qui est aussi un point de retour. Les dernières séquences du film, en Suisse, attestent tout à la fois de ce qui a changé et du retour du même, fût-ce sous de nouvelles formes. Comme dit Chris.Marker : «On ne sait jamais ce qu'on filme.» G.C.

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Marseille contre Marseille

Réalisation : Jean-Louis Comolli. Production : Archipel33, La Sept/Arte, i3 Production, Ina, iggô. Distribution : Archipel33. Vidéo, couleur, 87 min.

Marseille contre Marseille est le quatrième volet d 'une saga entamée par le trio Comolli-Sarnson-Baudry en 1989 (les municipales) avec Marseille de père en fils, poursuivie en 1992 (les ré­gionales) avec La Campagne de Provence et en igg3 (les

législatives) avec Marseille en mars. Alors que les précé­dents épisodes épousent et démontent la mise en scène des états-majors politiques, Marseille contre Marseille traque au contraire les militants sur leur terrain : «Parce que nous voulions d'autres rencontres, nous avons déplacé la caméra : plus bas, plus près. Au lieu de raconter l'af­frontement politique «des grands», nous sommes allés suivre «les petits», les sans-grade, sur le terrain familier de leur quartier où se croisent les grandes stratégies de conquête et les petites batailles entre gens qui se connais­sent. Nous sommes allés filmer de près ces acteurs de ter­rain qui tirent leur force de la connaissance intime de leur milieu et qui sont l'objet du désir des grands préda­teurs», déclarent les auteurs du film. Les «petits» en question, ce sont les militants de Nord Am­bition, habitants des quartiers populaires du Nord de Mar­seille, menés par l'enthousiaste et fringant Armand Pag-giolo, un déçu du socialisme converti au tapisme. A quelques mois des municipales, tous les espoirs sont per­mis : Tapie, qui avait fait un «tabac» aux cantonales un an auparavant, semble avoir toutes ses chances d'empor­ter la mairie de la ville, et, dans la foulée, de permettre à ses amis d'arracher la mairie de secteur, traditionnel bas­tion communiste. Mais, dès les premiers plans du film, on sent que l'idole de Nord Ambition fait drôlement sen­tir sa manière de régner : seule son absence est éclatante. De banquets de soutien en réunions de comités, cette ab­sence mine tous les discours, les double d'une secrète fragilité, travaille à la dénégation des proclamations les

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plus solennelles : alors que Bernard Tapie est peu à peu emporté dans l'imbroglio judiciaire de ses «affaires», le roc de Nord Ambition semble pourtant ne devoir jamais faiblir. Le ressort de Marseille contre Marseille joue donc avec l'attente messianique des supporters d'un homme dont on comprend vite qu'il décevra toutes les espérances. Ce corps qui se dérobe est magnifiquement saisi lorsque, au cœur du film, Bernard Tapie se montre enfin sur un mar­ché pour y faire un semblant de tournée électorale. Pla­qué contre un arbre, traqué par la longue focale, embar­rassé dans ses explications tactiques, Tapie cherche à se passer de l'image : la vraie démocratie, semblent dire ses œillades et ses poignées de main dans le hors-champ po­puliste, n'a que faire de l'information spectacle. Sa légi­timité est ailleurs. Tout le problème est que cet «ailleurs», savoir ce petit peuple minutieusement filmé par Jean-Louis Comolli au cours de son enquête, est lui avant tout en attente d'un effet d'image : que Tapie paraisse, et tout sera sauvé. Or Tapie, en mars 1995, ne peut plus paraître : l'image joue désormais contre lui. La scène qu'elle lui as­signe inconsciemment n'est plus le stade de l'O.M., mais les couloirs des palais de justice.

Ainsi, le corps du tribun est tout ou rien : puissance ou déni de puissance. L'amour donné sans compter (en re­tour de quelle formidable adoption ?) reflue soudain sur des supporters déçus. Détente du ressort. A l'heure où il devient patent que Bernard Tapie finira par donner son appui à l'alliance PC-PS, c'est à dire aux ennemis de ses amis, le dernier carré regroupé autour d'Armand Pag-giolo n'aura pas l'audace du mot de Cambronne : les uns passent à l'ennemi, les autres se débandent, et le bel Ar­mand, pour sauver les vivres que la direction de son parti menace de lui couper (on entend ici le sublime «Mes gages!» de Sganarelle lorsque Don Juan part en fumée...) doit accepter de poser pour la photo de famille aux côtés de son meilleur ennemi, le candidat communiste Guy Hermier : un panoramique assassin montre à la tribune, et la mine déconfite du bel Armand, et ce qu'il en coûte de croire qu'en politique un homme peut faire un parti. Bideau.

Critique de la politique spectacle, Marseille contre Mar­seille doit au spectacle le meilleur de sa dramaturgie : avec Michel Samson qui joue, à contrechamps appuyés, du

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corps neutre du confident, avec ses fréquents apartés où chacun vient pousser, mezzo voce, sa tirade, avec son rythme de comédie de paravent, Marseille contre Marseille a tout du jeu de masque badin et cruel. Sauf que ce jeu de l'amour et du hasard qu'est la politique en campagne dé­porte les séductions qui se trament d'ordinaire dans l'al­côve, dans le grand jour de la citoyenneté. A l'heure où notre démocratie est malade d 'un pouvoir qu'elle a conféré à ses oligarchies, et où le fascisme à la française fait son lit dans le manque à jouir de la citoyenneté, Mar­seille contre Marseille s'offre comme un petit traité de dé­composition politique. A l'usage de ceux qui croient en­core q u ' e n r é p u b l i q u e t ou t r ev i en t aux h o m m e s providentiels. L.R.

La Mémoire est-elle soluble dans l'eau... ?

Réalisation : Charles Najman. Production : SEM, igg5. Distribution : Pierre Grise Distribution. 35 mm, couleur, g5 min.

Le film de Charles Najman nous offre peut-être le chaînon man­quant à tous les films de témoi­gnages sur la Shoah : une incar­nation de la parole du témoin qui irait jusqu'à sa figuration théâtrale. La scène principale de La Mémoire est-elle soluble dans l'eau ? est une établissement thermal, où les sur­vivants sont soignés aux frais des industriels allemands. Cette scène fait à bien des égards penser à un

univers concentrationnaire. Mais ici c'est à une «concen­tration pour la vie» qu'est dédié cet établissement : la mé­moire revivant par les soins apportés au corps. La mère du réalisateur, filmée dans toutes les étapes de sa cure, est belle, séduisante, et c'est par la porte de son corps - massé, arrosé, baigné, oint - que nous entrons dans son histoire singulière. Charles Najman, avec une audace que beau­coup lui reprocheront, lève l'interdit de mémoire qui pèse sur le message de la Shoah : les diffuseurs veulent bien

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d'un discours sur les victimes, à condition que les victimes le restent. Tel est aujourd'hui le prix de l'omerta média­tique. QT La Mémoire est-elle soluble... nous montre au contaire de vrais personnages, maîtres d'un destin où se ré­invente un lien commun - anniversaires, fêtes et célébra-lions ponctuent la vie des thermes, où s'échangent prières, blagues et chansons juives -, la caméra n'étant plus le seul cadre où la mémoire puisse venir s'inscrire. C'est par ce travail de la fiction, qui est un chemin de vie, que Charles Najman réussit à nous faire entendre l'inaudible : les quelques récits de sa mère ont soudainement la force bru­tale de ces images qu'on ne voit pas mais qu'on fait siennes pour toujours.L'un de ces récits pourrait servir d'emblème à tout le film : au moment d'être séparées à Auschwitz, la mère du réalisateur donna à sa propre mère son solitaire en souvenir. Laquelle, pour conserver le bijou interdit, l'avala jour après jour pour le retrouver le lendemain dans ses selles, et ce jusqu'à la fin de la guerre. Et lorsque les deux femmes se retrouvèrent à la libération, la mère ren­dit à sa fille le précieux talisman. Peut-il y avoir plus belle parabole sur la vie de la mémoire par le corps? (Extrait du Catalogue des Etats généraux du film documen­taire, Lussas 1996) L.R.

Sortie en salle : le i3 novembre igg6, à Paris.

Oh! Quel beau jour!

Réalisation : Jacqueline Veuve. Production : Les Productions JMH SA, RTSR, igg5. Distribution : AquariusFilm Production. 16 mm, couleur, 77 min.

Ils sont cinq, élèves-officiers qui terminent leurs études à l'école de l'Armée du Salut à Bâle. Crâce à eux, le cu­rieux qui ne connaît guère de cette organisation chari­table que les tintements de clochettes dans les gares aux abords de Noël en apprendra davantage sur ses princi­pales activités et caractéristiques. Envoyés en mission, les jeunes lieutenants vont devoir mettre en pratique sur un terrain parfois difficile l'essentiel de ce qu'ils ont appris : transmettre le message évangélique, à grand renfort de musique, de sens de la fête, et d'enthousiame.

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A travers l'expérience d'un couple de jeunes Parisiens, qui ont abandonné leurs situations confortables (elle mé­decin, lui fonctionnaire) pour la responsabilité du poste de Rouen, ou d'un célibataire nommé à la cité de refuge construite par Le Corbusier à Paris dans les années 3o, le film découvre la pratique quotidienne de l'Armée du Sa­lut, appuyée sur les fameux «3 S», soupe, savon, salut... Aider les gens, lutter contre ce que l'un d'eux appelle jo­liment le «péché social», tenter de leur trouver des «rai­sons de vivre», en témoignant inlassablement de son en­gagement religieux . Le spectateur pourra aussi se familiariser avec l'histoire de l'organisation, et celle de ses fondateurs, William Booth, pasteur méthodiste, et son épouse Catherine, comme un vieux salutiste le raconte aux enfants venus visiter le petit musée qu'il conserve : tableaux, gravures, étonnantes ar­chives filmées viennent ici appuyer une tradition cente­naire, qui se transmet aussi par la mémoire des membres de cette église, car le recrutement, semble-t-il, s'effectue en grande partie parmi les enfants d'officiers. Par le biais d'une conférence donnée en Suisse par une ca­pitaine en poste au Zaïre, on se retrouve soudain en Afrique, dans le cadre d'un hôpital de brousse confronté à de multiples problèmes : manque d'argent, vol d'une ambulance, aggravation dramatique des conditions sani­taires et spectre du Sida. Quoiqu'amenée assez habile­ment, l'intégration de cet épisode au reste du film n'est pas totalement convaincante, car la problématique huma­nitaire/religieux au cœur même des autres passages n'est pas ici étudiée avec la même intensité. Admirablement mis en images, attentif aux visages, c'est un film qui respecte son sujet et ses personnages, sans aucun caractère de prosélytisme. Aux passages de présentation quasi-obligée des œuvres de l'Armée du salut (héberge­ment d'urgence, distribution de vivres, soupes de nuit), répondent des moments plus originaux, tels que la conver­sation d'un ex-détenu homosexuel, converti en prison, avec l'un des officiers, ou plus personnels. S'il s'autorise quelques pointes d'humour, comme lorsqu'il aborde la question de l'uniforme, s'il met à jour une certaine naï­veté, notamment dans les passages musicaux, il n'élude pas l'existence des moments de doute qui peuvent parfois survenir, et mener éventuellement jusqu'à l'abandon. M.L.

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Le Printemps de 1 Elbe

Réalisation : Pierre Beuchot et André Harris. Production : Institut national de l'audiovisuel, La Sept/'Arte, RTSR, igg5. Distribution : Ina. Vidéo, couleur et noir et blanc, 80 min.

Parmi ceux qui figurent sur la photo légendaire repré­sentant la jonc t ion des troupes américaines et sovié­tiques sur l'Elbe en avril io/j5, la caméra de Pierre Beuchot a retrouvé deux Russes et deux Américains. Autour du témoignage vivant de ces

quatre sympathiques survivants — et de ce qu'ils incarnent encore du rêve envolé de la coexistence pacifique — le ci­néaste a tissé un réseau d'archives qui montrent les tenants (avancée des troupes alliées par l'Ouest, et soviétiques par l'Est) et les aboutissants (conférences de Yalta et Postdam) de ce qui fut un instant de bonlieur suspendu entre «la guerre est finie» et la guerre froide déjà amorcée par le partage du monde. Les deux interprètes britannique et russe auprès de Churchill et Staline lors de ces deux conférences témoignent — avec tous les charmes et sous-entendus du style diplomatique — des stratégies, rapports de forces et contraintes qui scellèrent pour près de cinquante ans le partage Est/Ouest de la planète. Même si le propos est plus «objectif», la narration historique plus conventionnelle, on retrouve la patte du réalisateur du Temps détruit au détour d'une séquence ou d'une image d'archives marchant moins comme une preuve historique que comme la trame d'un rêve collectif. Ainsi, utilisant au mieux le contre­point audiovisuel, Pierre Beuchot monte, sur une marche mi­litaire triomphale, des images émouvantes des soldats russes démobilisés accueillis au pays, qu'il fait commenter par le té­moignage des deux Russes de l'Elbe : retenus sous les dra­peaux encore deux ans en Autriche, sans autres nouvelles que caviardées, ils découvrent leur village, leur famille décimés par la famine. Les événements, les souvenirs même histo­riques ne sont pas que des actualités objectives et classées, ce sont des images mentales, douloureuses ou irréelles. La grande force du cinéma est de pouvoir les donner en partage et les questionner ensemble. F.Ni.

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Quinze jours en août, l'embellie

Réalisation : François Porcile. Production : Productions du Cercle bleu, France 3Nord-Pas-de-Calais-Picardie, tggo'. Distribution : Productions du Cercle bleu. Vidéo, couleur et noir et blanc, 52 min.

Ils sont six, hommes et femmes, qui ont découvert la mer au mois d'août ig36, à l'occasion du vote de la loi sur les premiers congés payés. Ils avaient alors entre huit et dix-huit ans. Soixante ans plus tard, ils sont revenus sur ces plages du littoral de la Manche et de la Mer du Nord où pour la première fois ils ont vu la mer, et s'en souvien­nent comme d'un événement capital de leur vie. Le réalisateur raconte cet été 36, souvent évoqué comme un cliché du Front populaire, mais qui cette fois prend vie à travers des témoignages. Sur les plages, où les en­fants d'aujourd'hui jouent aux mêmes jeux et ont les mêmes attitudes que les enfants de IQ36, les souvenirs re­montent : le choc, la surprise que l'on a la première fois de­vant le bleu el l'immensité de la mer; la joie de vivre et les plaisirs entre camarades; le mépris et l'agressivité des ha­bitués de ces villégiatures qu'ils voient envahies par des nouveaux venus mal vêtus, bruyants el volontiers imper­tinents. Comme Ken Loach dans ses documentaires, le réalisateur a su donner la parole à des individus (et non des porte-parole) issus du monde ouvrier, une parole rare et juste. Des photographies et des documents d'archives in­édits et judicieusement choisis composent avec cette pa­role un film sensible et intelligent. C.B.

Rainer Maria Rilke (i875 - l 9 26)

Réalisation : S tan Neumann. Production : France 3, Les Films d'Ici, avec la participation de la Direction du livre et de la lecture, igg6. Distribution : Les Films d'Ici. Vidéo, noir et blanc et couleur, 45 min. (Un siècle d'écrivains)

Rilke constitue un paradoxe de la vie littéraire : son œuvre qui est réputée s'adresser à un public certes fervent mais

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limité, pour ne pas dire élitiste, touche aujourd'hui le plus grand nomhre déjeunes Français comme en atteste le suc­cès des soirées autour des Lettres à un jeune poète dites par Niels Arestrup aux Bouffes du Nord (janvier-février loo/i)-Cet écrivain qui souffrit toute sa vie de ne pas écrire est par excellence le poète de l'inspiration. Son œuvre poétique essentielle, Les Elégies de Duino, lui fut dictée un soir de tempête sur les falaises de l'Adriatique, puis dans son re­fuge du Valais. L'œuvre en prose est constituée des éléments les plus sen­sibles d'une vie instable aux séquences toujours brisées. Elle met en évidence le sentiment de respect que l'on doit aux êtres et aux choses - lesquelles possèdent leur exis­tence propre dont Rilke perçoit intimement la vibration. Une sincérité, un approfondissement dans les rapports avec ses correspondants, caractérisent la très importante œuvre épistolaire du poète à laquelle ils confèrent une «modernité» exemplaire. Ces trois éléments - inspiration, respect, sincérité - sont parfaitement mis en évidence dans ce film qui s'adresse à un public attentif. Le portrait de cet homme solitaire au­quel s'attachèrent tant de passions féminines et d'amitiés est tracé à l'aide de documents rares, bien évocateurs de son monde : la Russie de Tolstoï, Rodin à l'hôtel Biron, Lou Andréas-Salomé, Marie Taxis et le château de Duino, d'intéressants paysages tirés d'archives entourent les nom­breuses images du poète, rendant sa présence très vivante. Cette présentation alerte qui restitue l'essentiel des lieux et personnages permet des lectures d'extraits qui de­mandent une attention plus soutenue. En effet ce sont les Elégies qui ont été privilégiées. La haute inspiration de cet ensemble, sa cohérence, sa signification globale, rend leur citation plus hermétique pour le lecteur non averti - que des œuvres plus accessibles comme les Lettres à un jeune poète ou Les Cahiers de Malte eussent touché avec facilité. Mais, peut-être, s'agira-t-il, par une sollicitation plus exi­geante, de susciter de nouvelles vocations rilkéennes... La qualité de l'ensemble, sa tenue si éloignée de l'anec-dotique, placent ce film dans une ligne tout à fait digne de son sujet. J. C. Le film est dédié à René Allio qui devait réaliser ce film. La maladie et la mort l'ont empêché de mener à bien ce projet.

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S o u s u n toit de Paris

Réalisation : Emmanuel Laurent. Production : L,es Films du Bouc, France 3, Télessonne, igg6. Distribution : Les Films du Bouc. Vidéo, couleur, 52 min.

Appuyé sur un travail réalisé pour une maîtrise d'ethno­logie, le film dépeint l'atmosphère physique et «humaine» (dirait Arletty) d'un immeuble haussmannicn du Boule­vard Voltaire à Paris. Réticence de la part des habitants ou choix délibéré du réalisateur, on entre assez peu à l'inté­rieur des appartements, mais on entrevoit à l'occasion par une porte entrouverte une variété de styles de déco­ration, du contemporain le plus décontracté à l'accumu­lation de meubles anciens, qui évoque immédiatement la personnalité des occupants. L'essentiel des interviews se déroule dans un cadre unique, inspiré d'un studio photo : chacun se présente, indique sa profession, puis donne quelques détails plus personnels ; on mesure alors que ce dispositif, par sa discrétion, met bien plus en relief la diversité des histoires personnelles des uns et des autres : Parisiens de vieille souche, nouveaux venus issus de vagues d'immigration successives, auvergnate, italienne, maghrébine, jusqu'aux étudiants américains de passage, parlent de leur arrivée dans l'immeuble, de leurs rapports avec les voisins, des changements survenus dans le quar­tier, de la disparition des petits commerces... dans une sorte de consensus social assez bon enfant (nous ne sommes pas à la pension Vauquer), même si, au détour des souvenirs, on peut parfois croiser la grande histoire, avec par exemple une évocation émue des rafles de Juifs pendant la guerre. Plus que les personnages, c'est ici le lieu unique de l'ac­tion qui est mis en scène : cour et cage d'escalier, dont l'ensemble fait penser à un petit théâtre élisabéthain, ré­vèlent une vie secrète, surtout quand la nuit joue à cache-cache avec les fenêtres éclairées. Jouant du contraste, le réalisateur a composé son film en utilisant toute une gamme de procédés : inserts d'images qui recomposent l'empilement des apppartements pour suggérer la vie qui se déroule simultanément aux différents étages, gros plans sur les sonnettes, les boutons de portes, belle utilisation du banc-titre, photographie particulièrement réussie, toits de Paris toujours aussi photogéniques...

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On regrette néanmoins, dans ce film très sympathique, plein de petites observations pittoresques (les auber­gines...), quelques minutes de monologue alambiqué, et assez prétentieux, sutout au début. M.L.

Une Saison au Paradis d'après les «journaux africains» de Breyten Breytenbach

Réalisation : Richard Dindo. Production : Lea Produktion, Les Films d'Ici, La Sept/Arte, Télévision suisse romande, Bernard Lang Filmproduktion, igy6. Distribution .Les Films d'Ici. 35 mm, couleur, 112 min.

Le film raconte un voyage du poète sud-africain Breyten Breytenbach avec sa femme Yolande à travers son pays d'origine, voyage qu'ils avaient fait une première fois en 1973 et sur lequel le poète avait publié un livre, Une Sai­son au Paradis (1980). Ainsi le film devient comme le souvenir et le rappel d'un autre voyage et il se déroule en quelque sorte en même temps dans le présent et dans la mémoire. Richard Dindo applique dans ce film la «méthode» qu'il a utilisée déjà dans ses films précédents, filmant longue­ment les lieux et reprenant avec précision les itinéraires du passé. Breyten Breytenbach montre à sa femme les lieux de son enfance heureuse, mais aussi ceux de son arrestation, le tribunal où il a été condamné en tant qu'opposant au ré­gime de l'apartheid, les prisons où il a été enfermé pen­dant sept ans et demi. La lecture des textes de Breyten Breytenbach en voix off donne malheureusement parfois un caractère inutilement grandiloquent à ce film et le personnage de l'écrivain perd de son naturel et de sa simplicité. Malgré la lenteur du film et le caractère systématique du retour «sur les lieux mêmes», les images et les extraits lus font surgir une évocation très puissante du temps de l'en­fermement . C.B.

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à s i g n a l e r Sorties en vidéo

• » L'Abécédaire de Gilles Deleuze, entretiens avec Claire Parnet, diffusés sur Arte (Metropolis) Editions Montparnasse, 1996, • » Avec André Gide, Mare Allégret, 1921, (ciImages documentaires n°a3, pp. 62-63), Artc/Vidéo, novembre 1996. -® Ernesto G fie Guevara, le journal de Bolivie, Richard Dindo, 199a, (cf Images documentaires n°23, pp. 66 à 68) ArteA'idéo, octobre 1996. -® Moruroa, le grand secret, Michel Daeron, 1983, K-Films Vidéo, septembre 1996.

Adresses des distributeurs et diffuseurs Aquarius Film Production La Cergne, CH-1808 Les-Monts-de-Corsier, Suisse Archipel 33 52, rue Chariot, ^5o Productions du Cercle bleu 26, rue des Ponts de Comines, 39800 Lille Documentaire sur grand écran 6, rue Francœur, 76018 Paris Les Films d'Ici 12, rue Clavel, 70019 Paris Les Films du Bouc 66, rue Lamarck y5oi8 Paris Idéale Audience 6, rue de l'Agent Bailly, 70009 Paris Institut national de l'audiovisuel 4, avenue de l'Europe, g/j366 Bry-sur-Mame JBA Production 37, rue de Turenne, j5oo3 Paris. Lucie Films 42 bis, rue de Lourmel, 75oi5 Paris Pierre Grise Distribution 21, avenue du Maine, 75010 Paris Solera Films 2.5, rue Michel-le-Comte, 75oo3 Paris La télé de la rue L'Yeux ouverts BP 624, 92006 Nanterre Vidéothèque de Paris Porte Saint Eustache, Forum des Halles, 76001 Paris

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Parti pris

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Questions documentaires

par Gérard Mordillât *

Le cinéma documentaire est un genre cinématogra­phique déplacé ; plus exactement mal placé. Un ci­néma qui n'est pas à sa place sur le plan économique où son sous-financement est un scandale. Un cinéma qui n'est pas non plus à sa place sur le plan artistique où sa sous-évaluation est une folie. Le cinéma docu­mentaire vit donc le scandale et la folie d'être sans doute aujourd'hui le cinéma le plus créatif et écono­miquement le plus pauvre. Je voudrais faire ici quelques observations apparemment hétéroclites sur trois points :

le champ couvert par les documentaristes, la nécessité de filmer le pouvoir,

- l'invention d'un cinéma moderne. Observation i : L' industrie cinématographique concède au documentaire la place du tiers-monde dans l'économie mondiale. On l'exploite, on le pille, on le rejette dans les heures nuiteuses des télévisions ou sur les écrans improbables de rares salles de cinéma. À première vue, la situation des documentaristes paraît peu enviable. A seconde vue - et le don de double vue est indispensable aux documentaristes - cette situa­tion n'est pas aussi fragile qu'elle paraît. Tout au contraire, même si le cinéma documentaire semble en­core largement en deçà de ce qu'il pourrait produire. Primo, parce que la situation même des documenta­ristes les incite à développer une énergie, une astuce,

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une intelligence de survie ; à exercer une vigilance de chat sauvage sur la réalité sociale et polit ique ; à se placer, de fait, dans l 'opposition, à jamais « non ré­concilié ». Secundo, parce que, de la même manière que le tiers-monde est l 'objet de toutes les convoitises des pays occidentaux, en raison de ses fameuses « richesses du sous-sol », aucun autre genre cinématographique que le documentaire n'apparaît potentiellement aussi riche d'invention, d 'audace, de nouveauté. . . Tertio, parce que le cinéma documentaire est seul dé­sormais à assumer un point de vue moral, un point de vue politique, déserté par la fiction. Observat ion a : Le champ d'investigation privilégié du documentaire est - au sens large - le social. C'est un vaste champ solidement clôturé où - en toute liberté ?

les documentalistes filment majoritairement : la mi­sère, l'exclusion, le chômage, la marge, l 'anormalité, l 'étrange, la maladie.. . Pourquoi les documentalistes s'intéressent-ils si peu souvent à ceux qui jus tement

sont directement responsables de la misère, de l'ex­clusion, du chômage, de la marginalité, etc. ? Pourquoi se penchent-ils si volontiers sur les victimes de tous les pouvoirs et feignent-ils d'ignorer le visage, la voix, les représentat ions du pouvoir lui-même ? Cette lâ­cheté - consciente ou inconsciente - ne se paye-t-elle pas immédiatement, laissant le documentaire lui-même n 'ê t re qu 'un genre à l 'imitation de ce qu'il montre : misérable, exclu, chômeur, marginal ? Observation 3 : Le fait d'avoir, à peu de choses près, le statut d 'un cinéaste du tiers-monde à l 'intérieur de nos sociétés hyper-industrialisées ne devrait-il pas faire ressentir aux documentaristes comme un enjeu ma­jeur la nécessité de filmer le pouvoir ? Le documen­taire peut-il accepter de n'être qu 'un cinéma du cœur ? D'être les bonnes œuvres de l 'industrie cinématogra­phique et télévisuelle ? Quel cinéma fait-on en faisant l 'aumône de quelques mètres de pellicule aux sans-image-fixe, aux incertains du monde, aux errants, aux perdus ? Dans ce cas de figure quelle est la place du ci-

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néaste ? Celle du spectateur ? L'un n'est-il qu 'un mon­treur de malheur et l 'autre son voyeur ? Dans notre civilisation de l'image, le documentaire doit-il être as­similé à la forme contemporaine de la charité ? Doit-il accepter la place qu 'on lui assigne ? Comment faire pour arracher le documentaire à sa mi­sère endémique ? Comment mettre en lumière ce qui demeure obstinément dans l 'ombre ? Comment, pour­quoi filmer le pouvoir ? Observation 4 : Filmer le pouvoir c'est rompre avec les codes de représentation dominants. C'est redon­ner au regard sa pertinence critique perdue dans les marais du consensus. N'est-ce pas his tor iquement au sens de l'histoire du cinéma la tâche, la chance du documentaire ? C'est-à-dire opérer une rupture qui est fondamentalement une rupture formelle, une rup­ture artistique, une rupture intellectuelle. Affranchir le cinéma des faux-semblants scénaristiques, des pseudo­romans, des quasi-pièces en V actes qui font son or­d ina i re . Le c inéma d o c u m e n t a i r e , aux nerfs , aux muscles durcis au feu de la réalité ne doit-il être celui qui opérera ce passage du stade infantile du cinéma à son âge adulte ? Pour cela ne doit-il pas, d 'urgence, renoncer au confort des larmes, aux bouées de l 'émo­tion, au parachute du sent iment ? C'est-à-dire qu'i l doit regarder la bête en face, la bête cinématographique et l 'autre. Une fois encore : filmer le pouvoir, changer d'axe, refuser le partage insolent que propose la fic­tion - à elle les classes aisées, les nantis, les oisifs, au documentaire, les autres. Observation 5 : Il suffit de regarder les documentaires produits (ne serait-ce qu 'en France) dans les vingt der­nières années pour comprendre que ce cinéma adulte existe. Qu'il est encore minoritaire, voire clandestin. Que, paradoxalement, sa faiblesse est aussi sa force : celle de l'art moderne. (Extrait de La Lettre de la S.R.F., n° 52, octobre 1996.) * Gérard Mordillât Ecrivain et réalisateur, il est actuellement président de la SRF (Société des réalisateurs de films).

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Télévision

par Bernard Cuau *

1 En quoi la télévision est l ' instrument qui, servant au pouvoir à se faire connaître, l 'empêche à tout jamais de se reconnaître pour ce qu'il est.

II Filme-t-on les audiences de flagrant délit, les chaînes de montage chez Citroën, les opérat ions coups-de-poing dans les commissariats, la vie quotidienne dans les casernes, les piqûres du soir dans les hôpitaux psy­chiatriques, les séances de prétoire dans les prisons, la persécution des cancres dans les collèges, les chômeurs à I'ANPE, les conseils des ministres, les analysants sur leurs couches, les immigrés dans leurs caves... ? La télévision a horreur des images. Elle ne montre rien jamais. Elle ne voit rien. Elle ne fonctionne ni à la vérité ni au mensonge. Elle n 'es t ni mémoire , ni miroir, ni frigidaire du temps. Elle est le grand œil aveugle, le grand organe de la dé­connaissance.

III La fonction de la télévision est de reprendre les frag­ments épars constitutifs de l 'ordre réel et de les tota­liser dans un discours unique chargé de faire oublier la loi, l 'ordre et le réel.

III Philosophie. La télévision montra, il y a peu de temps, un professeur de philosophie qui avait renoncé à son enseignement

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pour se faire éboueur . Des centaines de téléspecta­teurs téléphonèrent pour protester : ils jugeaient in­tolérable ce gaspillage de savoir. Les éboueurs vrais qui travaillaient avec lui sur le m ê m e camion de la SEITA les laissèrent absolument indifférents. Ils su­bissaient eux aussi la loi naturelle de l 'échange mar­chand : tu me donnes (ta force de travail), tu me donnes tes bronches et je te donne le Smic. Le gâchis du savoir est beaucoup plus intolérable que le gâchis de la vie.

IV La déconnaissance, objectif fondamental de la télévi­sion, s 'oppose à la méconnaissance. Il ne s'agit pas d'ignorer mais, bel et bien, de faire perdre la connais­sance. Entreprise beaucoup plus radicale, hunnique, de terre brûlée. D 'une certaine façon, Bouvard n 'es t pas un pauvre clown. Il est Attila. Les gens qu'il attire sur ses steppes, après un certain temps, ne reconnaissent plus leur sol d'origine. Entrepr ise lentement menée avec infiniment de sa­voir-faire, de captation naturelle.

V Projet d'émission : une caméra branchée un jou r en­tier, une nuit entière sur un poste à la chaîne, une cel­lule de prison, un lit d 'hôpital. . . On part à 9 heures sur une image. Et à midi c'est la même image et le soir à 6 heures encore et à g heures et à minuit. Alors des gens commencent à comprendre ce qu'est la chaîne, la prison, l 'hôpital. On fait pénétrer chez eux quelque chose qui n 'a rien à voir avec « l'information » : du temps. Du temps autre. Le temps des autres. À la violence subie aujourd'hui, violence distractive et culturelle à la télévision de la joie, il faudra bien un jour substituer cette forme de terrorisme audiovisuel pour que les mondes cachés de la production et de la souffrance commencent à exister.

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Finis les explications, dialogues, commentaires, inter­views, tables rondes, interprétations, montages. . . Le présentateur, animateur, commentateur, meneur de jeu, le décodeur voilà l 'ennemi. C'est de lui d'abord, qu'il faut se passer.

VI Tant qu'il y a opacité du système social, la vie partielle du secret est nécessaire : la torture, l'inquisition, le pi­lori t iennent lieu de discours du pouvoir. L'avènement des démocraties et la naissance d'un dis­cours mul t i fo rme et c o n s t a m m e n t r enouve lé , au­jourd 'hu i portés par les radios, les télévisions.. . en même temps qu'i ls créent l 'illusion d 'une transpa­rence, rendent le secret nécessaire. Quand on raconte aux gens qu'ils savent tout, il faut bien leur cacher le reste, les mass médias créent le se­cret qui leur est consubstantiel.

VII On doit porter au compte de la télévision l'invention de cette nouveauté : l 'événement secret ou l'obscurité convertie en système d'information.

VIII Télévision. La plus fantastique machine à fabriquer du secret, à le préserver tout en feignant de le lever.

IX La télévision ou montrer pour ne pas voir. La radio ou parler pour ne pas dire.

X Fluidité de la télévision. L'écran est une ecumoire qui ne retient rien. Paroles et images s'égouttent. * Bernard Cuau Disparu en IQQS, il a réalisé une œuvre importante aussi bien littéraire que cinématographique. Les Etats généraux de Lussas lui ont rendu un hommage en 1996 en présentant sept de ses films : La Saisie, Nanterre, un jour (1962), C'est un homme qui n 'a jamais existé, ça..., L'Affaire Riesman (1990), Les Mots et la mort : Prague au temps de Staline (1996), Paroles d'homme (1981), Mais les mots comptent beaucoup, parce que... (1981).

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A propos d'« Amsterdam Global Village »

Note d'intention deJohan van der Keuken* (Juillet igg3)

Le hasard provoqué J'ai envie de faire un film sur Amsterdam. Il faudrait que ce soit un film d'une grande ampleur. Quatre heures à l'écran, quatre fois une heure à la télévi­sion. Ces derniers temps, j'ai réfléchi sur quelques aspects du cinéma, certaines choses me sont venues à l'es­prit. Tout d'abord, l'idée d'un cinéma direct. Pour préciser cette idée, je vais revenir brièvement sur mon avant-dernier film, Face Value. Ce film « euro­péen » donne un sentiment de réalité, par la combi­naison de nombreuses découpes du monde percep­tible - en faisant appel en fait à la technique la plus classique : le portrait, le portrait dans le temps. Mais Face Value comporte aussi certaines scènes où la focalisation est bien plus vague, plus diffuse, plus indéfinissable. L'espace dans lequel on se retrouve joue un rôle visible et audible et les événements sai­sis par la caméra se mettent à dicter leur propre du­rée. Là où le déroulement du temps, dans Face Value, est fixé par un sourire embarrassé, un regard qui se détourne ou qui fixe intensément la caméra, un es­pace surgit alors brusquement autour de la caméra. Nous sommes là dans cet espace et notre regard est aspiré par tout ce qui s'y passe : le coup de poing ou l'épingle qui tombe. C'est le cinéma qui n'existe que par la grâce du tour-

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nage, pas du montage. On regarde mais on ne coupe pas. On est présent. Ce qui est saisi, c'est une pré­sence et rien d'autre : on était là, on est là. Quelque chose se passe et nous y assistons, quelque chose se passe parce que nous y assistons. Et cela suffît pour créer un élément de tension, de confrontation : il ne s'agit pas seulement de suivre et de retenir les évé­nements mais aussi de se laisser provoquer et inter­peller par ce qui se passe. Il est essentiel d'être ré­ceptif à la tension de ce hasard provoqué. Cinéma direct : la vérité de notre propre corps au milieu de ce qui est mis en mouvement autour de nous. Le di­rect au cinéma : le corps et la caméra se confondent le temps de la prise de vue, tant que vous êtes en phase avec l'imprévisible qu'on a soi-même déclen­ché. C'est sur la base de cette idée de Cinéma direct que je veux faire un film qui soit à la fois dans la conti­nuation et à l'opposé de Face Value. Un film qui abordera peut-être plus en profondeur les absurdités et les contradictions de notre époque. Un film dans lequel se côtoieront par exemple : des gens qui fuient, un enfant qui perd sa mère, une mère qui perd son enfant - la jouissance des hommes qui vident le chargeur de leurs armes automatiques - un enfant qui fête son anniversaire, tout déconte­nancé devant la table chargée de cadeaux, il y en a trop - des éboueurs qui parcourent 35 km dans leur journée - un éboueur qui rentre chez lui en fin de journée; a-t-il une femme? Comment vivent-ils? S'écroule-t-il de fatigue? - un foyer d'immigrés en feu; les gens qui regardent la famille turque que l'on tire hors de la fenêtre vers l'extérieur - un enfant que l'on pose dans son petit lit douillet - deux amou­reux qui se caressent tendrement - un jeune néo­nazi qui s'explique avec sa mère ou qui écrit à sa mère de la prison où il est retenu pour avoir mis le feu à un foyer : par besoin de pureté, dit-il, tout est si pourri et confus - des Turcs qui fondent sur des Kurdes - ceux qui font l'amour et comment doit-on

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les filmer? Le tout, vu avec le sentiment de l'urgence. J'avais alors mon approche et ma façon de voir les choses. Mais je n'avais toujours pas mon sujet ni ma structure. La combinaison des scènes, qui a abouti, dans Face Value, à un vaste champ de relations mul­tiples, ne pourrait servir à rien ici, puisqu'un thème formel contraignant, tel que la présence du modèle dominant du gros-plan, n'est pas du tout envisagé. Je suis allé à l'Est pour distraire mes pensées et, en chemin, autre chose m'est venu à l'esprit : ma ville, Amsterdam, était l'endroit où était représenté tout ce que je pouvais voir partout ailleurs. Cette ville qui m'a toujours séduit, avec son aspect trompeur de vil­lage, les reflets de sa lumière inimitable, tour à tour nordique et méridionale, sauvage et sensuelle - car­refour des nations, refuge tolérant qui a attiré vers elle le monde entier. Et brusquement, je vis que tout cela avait changé, que l'innocence avait disparu des rues et que des théories cyniques l'avait investie en force. A vrai dire, je ne connaissais guère toutes les cultures qui s'y sont implantées depuis quelques dé­cennies, ni les sous-cultures et bandes qui y sont nées. Le refuge d'autrefois semble envahi par le tou­risme commercial des autocars et le tourisme déses­péré de la drogue. Une chose était siîre : cela m'était bien plus étranger que la vie étrange des terres loin­taines. Là-bas j'étais surtout le voyageur qui essaie honnêtement d'avoir présenl à l'esprit ce qui unit les hommes au delà de toutes leurs différences, alors qu'ici, en pénétrant dans un quartier moins connu peuplé de visages étrangers, j'ai parfois brusquement été gagné par un sentiment de déracinement. Et j'ai su qu'il me fallait précisément filmer à Amsterdam ce monde qui tourne en une ronde folle, pour essayer de transposer, ici précisément, l'inconnu dans le fa­milier. En effet, si je ne suis pas ici un citoyen du monde, je ne le serai nulle part ailleurs. Et je découvris brusquement, parmi tout ce qui avait changé, la structure de la bonne vieille Amsterdam resplendissante où j'ai grandi : l'anneau formé par

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les canaux. C'est là que je me suis mis en mouve­ment avec ma caméra. Un voyage commençait. Un voyage sur trois niveaux Nous voyageons à travers la ville sur trois niveaux : l'eau, la terre ferme, les airs. Nous nous déplaçons le long des lignes de force de l'archétype amstelloda­mois, la petite pomme magique des années soixante, formée des anneaux concentriques des canaux et des terres qui cernent le Damrak, le Rokin et le Munt qui en constituent la queue et le trognon. Nous sillonnons les canaux, toujours dans la même direction, dans le sens des aiguilles d'une montre. La caméra effleure l'eau, vous sentez sans cesse la mobilité et le miroitement dans le bas de l'image. La caméra part de la surface de l'eau pour se hisser vers la ville, elle saisit la vie sur les quais et les apponte-ments, sur les bateaux habités, les chaloupes et les pontons, partant d'en bas, elle se lève vers l'espace architectonique, formé par l'oscillation variée à l'in­fini des façades sur les nuages qui défilent au dessus d'elles. Et lorsqu'il se passe quelque chose qui capte notre attention, nous fondons dessus. Nous nous déplaçons sur la terre ferme, à pied, en bi­cyclette ou en voiture sur les quais. Nous voici au cœur de la ville, nous avançons côte à côte avec les piétons, nous nous élançons en bicyclette aux feux rouges, nous zigzaguons entre les trams et les voi­tures dans les rues transversales animées ou bien nous nous faufilons en voiture entre les embou­teillages; nous observons alors la vie de la rue dans la file klaxonnante. Et lorsqu'il se passe quelque chose qui capte notre attention, nous fondons des­sus. Nous survolons la ville, au dessus du dessin à nul autre pareil des toits et des voies d'eau qui nous coupe toujours le souffle, au retour d'un voyage. A chaque fois, lorsque nous replongeons, à la suite d'une longue absence, dans cette image resplendis­sante, nous savons que ce lieu est le nôtre, que nous sommes ici chez nous.

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Mais nous n'atterrissons pas maintenant, nous grim­pons, haut au dessus de la ville, à l'assaut des nuages poursuivant une course folle que nous filmions avant, en glissant sur l'eau. Et les airs nous projettent sur le monde, vers l'est, l'ouest et le sud, vers les terres d'origine des nouveaux habitants de la ville, que nous avons rencontrés et filmés sur d'autres niveaux. Des terres et paysages que nous approchons d'en haut. Nous voici au niveau le plus élevé de notre voyage. Aux deux niveaux inférieurs, nous circulons à tra­vers la ville et son proche environnement. Ce que nous y rencontrons - des sous-cultures, des groupes, des minorités, des communautés, des mutants, des voyageurs du temps, tous les mondes regroupés au sein d'une seule ville - constitue notre vrai sujet. Nous sommes en contact le plus direct possible avec toutes ces diverses aventures, parfois témérairement mais toujours avec respect, nous essayons de péné­trer dans tous ces espaces humains. Mais, en même temps, les êtres humains et les choses nous catapul­tent dans les airs, vers des terres lointaines, sur les­quelles nous nous abattons pour nous y mêler à la vie. Ce qui précède montrera peut-être <\u Amsterdam Global Village va plus loin dans le thème évoqué dans plusieurs de mes œuvres : l'idée que les nombreux mondes coexistant dans le monde, si irrévocable­ment séparés soient-ils en raison des différences éco­nomiques et culturelles, sont aussi irrévocablement mêlés les uns aux autres. Dans certains de mes films, j 'ai assemblé ces mondes les uns aux autres pour en faire un vaste patchwork ou bien je les ai ramassés en une spirale tourbillonnante emplie de redites appa­rentes. Il s'agit toujours de trouver la forme qui éclaire ces éléments hétérogènes et qui, tout en dé­gageant le plus de liberté possible, vous amène à la rencontre de l'inattendu - dans ce cas, la liberté du Cinéma direct, en se livrant le plus directement pos­sible aux événements et en transférant la prise de vue, le plan-séquence, en unité autonome de récit

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qui, en fin de compte, refuse de se laisser intégrer à la structure générale du film. Une manière très libre de filmer qui ne veut pas se soucier de la structure générale du film. Et voilà précisément la raison pour laquelle la structure générale doit être forte. Recherches J'ai commencé la description de mon nouveau pro­jet par une très large définition de cette structure et des considérations qui m'ont amené à la trouver. Maintenant que j 'ai cette structure, je suis libre et je peux me lancer. Mais pour donner un coup de pouce à cet imprévisible que je recherche, je dois tout d'abord faire des recherches : qu'est-ce qui n'a pas changé dans ma bonne ville d'Amsterdam au fil des ans, quels sont les gens et les choses que l'on peut encore dire authentiquement amstellodamois, de quel sentiment s'agit-il réellement? Est-ce que ce sentiment peut rester entier avec l'invasion des nou­veaux mondes dans une seule et même ville ou bien n'est-il plus qu'une vue artificielle et nostalgique? (A la recherche du romantisme d'Amsterdam! ) Quels sont tous ces mondes qui existent dans cette seule ville, par quelles traditions sont-ils définis, à quelles forces obéissent-ils? Quelles sont les aspira­tions qui les animent, quels sont leurs espoirs d'ave­nir? Quel espoir, quel désespoir? Et quelles sont alors les terres d'origine vers lesquelles nous vou­lons nous propulser à travers les airs? Que pouvons-nous en attendre approximativement? Que pouvons-nous y saisir approximativement avec la caméra? Et les grandes questions qui sont en arrière-plan : com­ment pouvons-nous encore offrir au spectateur et à l'auditeur de notre film, face à ce sentiment domi­nant de catastrophe politique et humaine, quelque chose qui l'incite à continuer à vivre et à chercher intensément? Comment pouvons-nous maintenir l'enthousiasme de vivre dans un monde exposé aux forces destructrices? Comment pouvons-nous per­sister à nous mettre dans la peau des autres? Les grandes questions se situant en arrière-plan sont

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caractérisées par l 'absence de recherche, par le fait que la documenta t ion ne sert absolument à rien. Ce sont des problèmes spirituels auxquels on peut peut-être trouver des réponses très temporaires et éphé­mères en les filmant soi-même; en dehors de cela, il ne reste en fin de compte que les mots. Mais la ré­ponse à tou tes les ques t ions concrè tes préa lables suppose une préparat ion, des recherches , des ren­contres, une collecte d'informations. Pour cette vaste recherche, nous souhaitons mener une étape de dé­veloppement, avec la perspective de mettre ce projet en product ion au milieu de l'an prochain. * Johan van der Keuken Sur le cinéaste hollandais, Johan van der Keuken, il n'existe en français que deux ouvrages : Les Films de Johan van der Keuken, publié en IQ85 par Vidéo Ciné Troc sous la responsabilité de Jean-Jacques Henry et Johan van der Keuken, éd. Ministère de la Communauté française (Belgique), 1983. Ont été publiés de nombreux articles, parmi lesquels : Johan van der Keuken, un cinéaste sans blocage, par Alain Bergala (Le Monde diplomatique, mai 1977); Stratégies documentaires, les voyages de Johan van der Keuken, par Alain Bergala (Le Monde diplomatique, mai 1982); Vers le Sud, par Serge Daney, in Ciné-Journal io8i-ig86, Ed. Cahiers du cinéma, 1986; Being there et Le Comment du monde, par François Niney, Les Cahiers du cinéma, mars 1993. Une rétrospective des œuvres de Johan van der Keuken est prévue à Paris à l'automne 1998.

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IMAGES documentaires

DlRBCTWCK m LA PUBLICATION : Marie-Claire Amblard RKOACTRICE KN Cl IKK : Catherine Blangonnet COMITÉ DK RÉDACTION : Gérald Collas, Jean-Louis Comolli, François Ninev, Annick Peigné-Gîuly. COORDINATION : Catherine Blangonnet CONCKPTiON GRAPIIIQÛK : Jérôme Oudin

Ont participé également à ce numéro : Jean Clauzel, Monique Laroze, Ginette Lavigne, Gérard Leblanc, Gérard Mordillât, Laurent Roth.

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