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1 Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1 La linguistique autrement 1 : altérité, expérienciation, réflexivité, constructivisme, multiversalité : en attendant que le Titanic ne coule pas 2 Didier de Robillard Université François Rabelais de Tours, JE 2449 DYNADIV [email protected] Résumé L’auteur explore les conséquences, pour la linguistique, de partir de l’idée selon laquelle une science humaine a pour problème central celui de l’altérité, construite dans l’historicité. En découlent des conséquences importantes : le chercheur perd tout surplomb, sa méthodologie doit être adaptée à chaque nouvelle utilisation, et le chercheur lui-même s’inclut dans ce qu’il prétend « décrire ». Cela peut-il être scientifique ? Au sens classique dominant de « scientifique », probablement pas, mais ce déplacement touche aussi la définition et la pertinence de la démarche « scientifique », en rappelant l’historicité de cette démarche, qui en fragilise donc l’universalité et l’achronicité. 1. Commençons en nous amusant 3 : Petit exercice de commutation facile pour tout linguiste compétent Dans les petits textes qui suivent, substituer à « langue » => 1 Cet article est inspiré d’une partie d’un ouvrage à paraître, Perspectives alterlinguistiques, où j’explicite mes nombreuses dettes intellectuelles. Parmi mes débiteurs chroniques figurent L.-J. Calvet et P. Blanchet, avec lesquels ce numéro a été préparé, mais ils sont loin d’être mes seuls créditeurs intellectuels : je vis certainement, de ce point de vue, au-dessus de mes moyens ! Une publication plus complète devant suivre celle-ci, je ne répéterai donc pas à chaque page que ce qui est dit ici mérite un examen plus détaillé et plus nuancé, qui sera fait dans cet ouvrage. 2 Je remercie Angélique Masset (UPJV) de sa lecture rigoureuse de cet article, qui a sérieusement contribué à sa lisibilité. 3 Cet article a été initialement préparé dans la perspective d’une publication dans Marges Linguistiques n°12, avec le projet d’ouvrir un débat avec les linguistes désignés ici comme « hégémoniques » et « dominants », ce qui explique la tonalité, parfois un peu pamphlétaire, de cet article. La publication dans les Carnets des Ateliers de Sociolinguistique sélectionne sans doute le lectorat différemment, mais je n’ai pas pu, dans les délais impartis, modifier mon article. On en trouvera une version plus sereine dans l’ouvrage annoncé dans la note 1 ci-dessus.

: Petit exercice de commutation facile pour tout … · exercice de commutation facile pour tout ... (Dictionnaire de linguistique et des sciences du ... éparses et les réunir sous

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1Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1

La linguistique autrement1 :altérité, expérienciation, réflexivité, constructivisme, multiversalité :

en attendant que le Titanic ne coule pas2

Didier de RobillardUniversité François Rabelais de Tours, JE 2449 DYNADIV

[email protected]

RésuméL’auteur explore les conséquences, pour la linguistique, de partir del’idée selon laquelle une science humaine a pour problème central celuide l’altérité, construite dans l’historicité. En découlent desconséquences importantes : le chercheur perd tout surplomb, saméthodologie doit être adaptée à chaque nouvelle utilisation, et lechercheur lui-même s’inclut dans ce qu’il prétend « décrire ». Celapeut-il être scientifique ? Au sens classique dominant de « scientifique »,probablement pas, mais ce déplacement touche aussi la définition et lapertinence de la démarche « scientifique », en rappelant l’historicité decette démarche, qui en fragilise donc l’universalité et l’achronicité.

1. Commençons en nous amusant3 : Petitexercice de commutation facile pour tout linguiste compétent

Dans les petits textes qui suivent, substituer à « langue » =>

1 Cet article est inspiré d’une partie d’un ouvrage à paraître, Perspectivesalterlinguistiques, où j’explicite mes nombreuses dettes intellectuelles. Parmi mesdébiteurs chroniques figurent L.-J. Calvet et P. Blanchet, avec lesquels ce numéro a étépréparé, mais ils sont loin d’être mes seuls créditeurs intellectuels : je vis certainement,de ce point de vue, au-dessus de mes moyens ! Une publication plus complète devantsuivre celle-ci, je ne répéterai donc pas à chaque page que ce qui est dit ici mérite unexamen plus détaillé et plus nuancé, qui sera fait dans cet ouvrage.2 Je remercie Angélique Masset (UPJV) de sa lecture rigoureuse de cet article, qui asérieusement contribué à sa lisibilité.3 Cet article a été initialement préparé dans la perspective d’une publication dansMarges Linguistiques n°12, avec le projet d’ouvrir un débat avec les linguistes désignésici comme « hégémoniques » et « dominants », ce qui explique la tonalité, parfois unpeu pamphlétaire, de cet article. La publication dans les Carnets des Ateliers deSociolinguistique sélectionne sans doute le lectorat différemment, mais je n’ai pas pu,dans les délais impartis, modifier mon article. On en trouvera une version plus sereinedans l’ouvrage annoncé dans la note 1 ci-dessus.

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« société », « nation », à toute sous-partie de « langue » (mot,morphème, unité…) => « citoyen », « individu », à « emprunt » =>« migration », etc.

Emprunt :

« Intégration à une langue d’un élément d’une langueétrangère. Plus précisément, en opposition à calque*,emprunt à la langue étrangère d’une unité lexicale sous saforme étrangère : living-room (angl.), adagio (it.), patio(esp.). Les problèmes linguistiques posés par l’emprunt sontsurtout : l’intégration au système phonologique de la langueemprunteuse, les modifications de sens, et le réajustementdes paradigmes* lexicaux troublés par le mot nouveau »(Dictionnaire de la linguistique, (1974) 1993, le gras est demon fait).

« Il y a emprunt linguistique quand un parler A utilise et finitpar intégrer une unité ou un trait linguistique qui existaitprécédemment dans un parler B […] et que A ne possédaitpas. […] L’emprunt est le phénomène sociolinguistique leplus important dans tous les contacts de langues […].L’intégration du mot emprunté à la langue emprunteuse sefait de manière très diverse selon les mots et lescirconstances. L’intégration, selon qu’elle est plus ou moinscomplète, comporte des degrés divers […] Enfinl’intégration est totale quand tous les traits étrangers à Adisparaissent et se voient substituer les traits les plus voisinsou non de B, avec parfois des rapprochements avec certainsmots de B : ainsi le germanique (alsacien) sauerkraut a étéintégré en français sous la forme choucroute […] »(Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage,1994, le gras est de mon fait).

Dans les citations ci-dessus, si l’on substituait aux termes del’univers linguistique des termes renvoyant à l’univers humain, onobtiendrait un texte xénophobe sur la nécessaire « pureté » des nations.En effet, l’« autre parlant » y est perçu, dans le premier cas, comme leperturbateur qui laisse toutes sortes de « problèmes » après son passage ;

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la seconde citation est clairement assimilationniste.

Bien entendu, le petit jeu ci-dessus fait comme si ces citationspouvaient être décontextualisées : il est clair que les auteurs de cescitations, pas plus que la plupart des linguistes, ne prônent la xénophobiedans leur vie privée, politique, affective, humaine tout simplement. Iln’en demeure pas moins que c’est ce que l’on peut trouver dans nosmanuels de linguistique. J’apporterai plus bas quelques élémentshistoriques plus substantiels sur les processus de construction deslinguistiques actuellement dominantes qui confirmeront ce que cessimples définitions lexicographiques esquissent déjà, ce que confirme S.Mufwene, lorsqu’il fait remarquer que la linguistique est historiquementet profondément « mixofuge » : allergique à la mixité.

S. Mufwene a en effet le mérite de montrer comment lalinguistique historique et comparatiste situe l’authenticité des languesdans le passé, et surtout, pour ce qui nous intéresse, dans l’absence decontact. S. Mufwene fait une remarque intéressante qui fait un peu froiddans le dos : à part quelques linguistes qu’il cite (H. Schuchardt, L.Hjelmslev, plus récemment, R. Posner et C. Watkins, M. DeGraff), laplupart des linguistes relèvent d’une vision mixofuge des langues.

Restons un moment sur le choc salutaire que procure ce petitexercice. Respirons lentement, et surtout, réfléchissons autrement,maintenant.

Ces deux textes laissent songeur : c’est donc aussi cela lalinguistique, la représentation implicite des langues que nous avonsenseignée, enseignons, et nous préparons à enseigner si nous laissonsprédominer les conservatismes ? Cela incite à réfléchir, peut-être un peuhors des sentiers battus, et c’est ce qui sera proposé plus bas.

La revue Marges linguistiques a tenté de composer un numérospécial en réaction à la présence d’un candidat de l’extrême droite ausecond tour de l’élection présidentielle française en 2002, et y a renoncé.D’une certaine façon, cette contribution, ainsi, me semble-t-il, que cellesde L.-J. Calvet et P. Blanchet, pallient cet échec chacun à sa façon, pourma part en réfléchissant aux débats qu’ont la linguistique et les sciences

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humaines plus généralement avec l’altérité4.

2. Discours sur l’universalité et l’anhistoricité de la linguistique« Les conquérans français, en adoptant les expressions celteset latines, les avoient marquées chacun à leur coin : on eutune langue pauvre et décousue, où tout fut arbitraire, et ledésordre régna dans la disette. Mais quand la monarchieacquit plus de force et d'unité, il fallut refondre ces monnoieséparses et les réunir sous une empreinte générale, conformed'un côté à leur origine, et de l'autre au génie même de lanation ; ce qui leur donna une physionomie double : on se fitune langue écrite et une langue parlée, et ce divorce del'orthographe et de la prononciation dure encore. Enfin lebon goût ne se développa tout entier que dans la perfectionmême de la société : la maturité du langage et celle de lanation arriverent ensemble. En effet, quand l'autoritépublique est affermie, que les fortunes sont assurées, lespriviléges confirmés, les droits éclaircis, les rangs assignés ;quand la nation heureuse et respectée jouit de la gloire audehors, de la paix et du commerce au dedans ; lorsque dansla capitale un peuple immense se mêle toujours sans jamaisse confondre : alors on commence à distinguer autant(p.31) de nuances dans le langage que dans la société ; ladélicatesse des procédés amene celle des propos ; lesmétaphores sont plus justes, les comparaisons plus nobles,les plaisanteries plus fines ; la parole étant le vêtement de lapensée, on veut des formes plus élégantes. C'est ce qui arrivaaux premieres années du regne de Louis Xiv. Le poids del'autorité royale fit rentrer chacun à sa place : on connutmieux ses droits et ses plaisirs : l'oreille plus exercée exigeaune prononciation plus douce : une foule d'objets nouveauxdemanderent des expressions nouvelles : la langue françaisefournit à tout, et l'ordre s'établit dans l'abondance. Il fautdonc qu'une langue s'agite jusqu'à ce qu'elle se repose dansson propre génie, et ce principe explique un fait assez

4 On trouve une discussion de ce terme, souvent absent des dictionnaires et glossairesdes sciences humaines par le passé, dans Mesure S., Savidan P., 2006, Le dictionnairedes sciences humaines, PUF.

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extraordinaire. C'est qu'au treizieme et quatorzieme siecle, lalangue française étoit plus près d'une certaine perfection,qu'elle ne le fut au seizieme. Ses élémens s'étoient déjàincorporés ; ses mots étoient assez fixes, et la construction deses phrases, directe et réguliere : il ne manquoit donc à cettelangue que d'être parlée dans un siecle plus heureux, et cetems approchoit. Mais la renaissance

(p.32 )

des lettres la fit tout-à-coup rebrousser vers la barbarie. Unefoule de poëtes s'éleva dans son sein, tels que les Jodelle, lesBaïfs et les Ronsard épris d'Homere et de Pindare, et n'ayantpas digéré ces grands modèles, ils s'imaginerent que la nations'étoit trompée jusques-là, et que la langue française auroitbientôt les beautés du grec, si on y transportoit les motscomposés, les diminutifs, les péjoratifs, et sur-tout lahardiesse des inversions, choses précisément opposées à songénie. Le ciel fut porte-flambeaux, Jupiter lance-tonnerre ;on eut des agnelets doucelets : on fit des vers sans rime, deshexamètres, des pentamètres ; les métaphores basses ougigantesques se cacherent sous un style entortillé : enfin cespoëtes lâcherent le grec tout pur, et de tout un siecle on nes'entendit point dans notre poésie. C'est sur leurs sublimeséchasses que le burlesque se trouva naturellement monté,quand le bon goût vint à paroître. A cette même époque lesdeux reines Médicis donnoient une grande vogue à l'italien,et les courtisans tâchoient de l'introduire de toute part dans lalangue française. Cette irruption du grec et de l'italien latroubla d'abord ;

(p.33 )

mais, comme une liqueur déjà saturée, elle ne put recevoirces nouveaux élémens : ils ne tenoient pas ; on les vit tomberd'eux-mêmes. Les malheurs de la France sous les derniersValois, retarderent la perfection du langage ; mais la fin duregne de Henri Iv et celui de Louis Xiii, ayant donné à la

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nation l'avant-goût de son triomphe, la poésie française semontra d'abord sous les auspices de son propre génie5 ».

Le lecteur a évidemment découvert la supercherie : le titre de cettepartie est un pastiche grossier du texte cité, le Discours sur l’universalitéde la langue française d’Antoine de Rivarol, 1784, à un tournant del’histoire de France6, qui est un repère très pertinent pour discuter dequestions contemporaines ayant trait à la linguistique, car ce discoursexplicite a quelques affinités avec le discours implicite de la linguistiquedominante.

En effet, ce titre, outre sa fonction d’indice d’intertextualité, veutaussi pointer certaines analogies troublantes entre le discours de lalinguistique dominante contemporaine sur les langues en général, etcelui d’Antoine de Rivarol sur la langue française, au moment de laRévolution française. Il ne s’agit pas d’identité totale, on le verra, maison pourrait presque le regretter sur un point au moins.

Car on trouve, chez Rivarol, une grande méfiance envers tout cequi est « impur », « mélange » : une langue pauvre et décousue, où toutfut arbitraire, cette irruption du grec et de l'italien la troubla d'abord :on a l’impression de mettre du pastis dans un verre d’eau ! Une défianceaussi envers ce qui n’est pas prédictible, rationnel (donc, « autre », nonassimilable à nos schémas de pensée) : une langue doit avoir uneorganisation rationnelle, ce qui n’est pas rationnel ne serait paslinguistique. L’état d’anomie linguistique prend heureusement fin le jouroù il fallut refondre ces monnoies éparses : l’image même de la fusion,qui redéfinit de manière radicale les rapports, à l’échelle moléculaire,entre les composants initiaux, est significative. On touche à l’extaselinguistique, puisque la langue française fournit à tout, et l'ordres'établit dans l'abondance.

Restons encore un tout petit peu sur le texte de Rivarol, pourconstater qu’il est aussi « sociolinguiste » à sa façon : Enfin le bon goût

5 Les numéros signalent les limites de pages dans le fac-simile de l’édition de Berlinaccessible à :http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-89492, sur le site de Gallica/CNRS, consulté le 25 juillet 2006).6 Et, à cette époque, l’histoire de la France pèse beaucoup sur l’histoire de l’Europe.

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ne se développa tout entier que dans la perfection même de la société : lamaturité du langage et celle de la nation arriverent ensemble, sorte deco-variationisme dynamique un peu simpliste, mais qui a le mérite dedire les choses franchement : quand l'autorité publique est affermie, queles fortunes sont assurées, les priviléges confirmés, les droits éclaircis,les rangs assignés ; quand la nation heureuse et respectée jouit de lagloire au dehors, de la paix et du commerce au dedans ; lorsque dans lacapitale un peuple immense se mêle toujours sans jamais se confondre :alors on commence à distinguer autant de nuances dans le langage quedans la société ; la délicatesse des procédés amene celle des propos. PourRivarol, il y a une corrélation directe entre les fonctionnements sociauxet linguistiques, une forme d’autorité politique (monarchique enl’occurrence) est nécessaire pour que la langue atteigne sa perfection. Laperfection linguistique est isomorphe de la perfection sociale. Rivarolassume clairement son point de vue, l’explicite, et il aurait donc étépossible d’organiser un débat autour de ces idées, de le contredire, cequ’on ne peut absolument pas faire face au discours analogue etimplicite de la linguistique majoritaire contemporaine, parce qu’il resteimplicite justement.

On peut penser que Rivarol est un peu le théoricien, pour lefrançais, de la glottophagie de L.-J. Calvet (1974), tant il semble penserque le français a une vocation irrésistible à s’étendre dans le monde :

« Ce qui distingue notre langue des langues anciennes etmodernes, c’est l’ordre et la construction de la phrase. Cetordre doit toujours être direct et nécessairement clair. LeFrançais dit d’abord le sujet du discours, ensuite le verbequi est action, et enfin l’objet de cette action : voilà lalogique naturelle à tous les hommes […] la syntaxe françaiseest incorruptible. C’est de là que résulte cette admirableclarté, base éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clairn’est pas français : ce qui n’est pas clair est encore anglais,italien, grec ou latin » (Rivarol, 1784, De l’universalité de lalangue française […]http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-89492)

« Sûre, sociale, raisonnable, ce n’est plus la languefrançaise, c’est la langue humaine ». (Rivarol, 1784, De

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l’universalité de la langue française […]http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-89492)

Il y a chez Rivarol un autre co-variationisme : la perfectiontechnologique d’une langue, qui contribuerait à en assurer la diffusion,l’adoption par d’autres, ce qui peut s’argumenter. L’implicite est qu’iln’y a qu’une façon d’être « langue », que cette façon est« technologique » (et qu’elle coïncide avec l’organisation du français, ons’en doutait bien7).

Rivarol, en effet, en tenant un discours sur l’universalité de lalangue française, tient indirectement un discours sur les autres langues,sur l’autre en général, et revendique l’ensemble de ce discours. Tel n’estpas le cas de la technolinguistique dominante, qui, en définissant leslangues comme rationnelles, ordonnées à l’instar de Rivarol, tient undiscours dévalorisant, et implicite, ce qui est bien le pire, sur les languesqui ne s’alignent pas sur ce modèle, mais ne prend pas sesresponsabilités face au portrait implicite qui est fait des langues qui necorrespondent pas à ce portrait (la très grande majorité des langues), etdonc n’assume pas ses responsabilités face aux autres qui parlent ceslangues. Soyons clair : le problème ne réside pas dans le fait de dire quel’organisation des langues n’est pas ordonnée, rationnelle, c’est derésumer la totalité des discours tenables sur les langues à cela.

On voit donc se dessiner une partie de cet article plus bas : unaperçu de l’histoire de la linguistique et de la construction d’une langue,le français, pour montrer que, loin d’être indépendantes l’une de l’autrecomme on le prétend souvent, l’histoire de la linguistique partagebeaucoup avec l’histoire des langues standard. Il s’agit d’ailleurs d’uneinfluence mutuelle entre linguistique « fondamentale » et « appliquée »qui sape la conception des relations, en principe unilatérales, entre cesinstances, ce qui confirme l’inanité du modèle qui hiérarchise sciences

7 A la décharge de Rivarol, cette idée est dans l’air depuis un certain temps déjà,curieusement, depuis que l’on peut sérieusement penser que le français a des chancesde remplacer les langues classiques, comme s’il était difficile d’endosser laresponsabilité du désir de changement, et qu’il était plus facile de mettre en avant desarguments technicistes. On le verra, cette tactique se répète régulièrement ; le « rapportCerquiglini » (Cerquiglini, 1999) s’appuie lourdement sur la scientificité de lalinguistique également.

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fondamentales et appliquées, si la construction des langues influence lafaçon dont se construit la linguistique.

Ceci explique pourquoi d’ailleurs les langues que latechnolinguistique dominante décrit le mieux sont celles-là mêmequ’elle a construites, c’est bien la moindre des choses : la linguistique aété historiquement largement, comme le droit, une science à qui l’on aconfié le rôle de réduire les risques d’anomie sociale, linguistique,politique, et cela ne serait pas surprenant que quelque-chose de cettefonction soit perceptible dans sa structure et ses fonctionnements actuels,comme dans le cas du droit.

3. Historicité

C’est la notion centrale par laquelle il me semble opportun d’entrerdans mon propos ici, pour aboutir à l’altérité.

Si l’historicité est le fait pour un objet, un être, d’évoluer dans letemps, selon des séquences irréversibles, donc chaotiques (cf. plus bas),en rapport avec son environnement, l’historicité

« signifie alors la constitution foncière de l’esprit humainqui, à la différence d’un intellect infini, ne voit pas d’un seulregard tout ce qui est, mais prend conscience de sa propresituation historique. Il est clair que, par là, est introduit dansla philosophie elle-même un thème autocritique qui contestesa vieille prétention métaphysique de pouvoir atteindre lavérité. »(Dictionnaire de la philosophie, Encyclopaedia Universalis,Albin Michel, 2000, 725).

L’anhistoricité, l’anhistoricisation consisterait donc à nier, mieuxparfois, parce que cela se verrait trop, à camoufler, occulter, quel’individu ou la société humaine est le produit de son histoire, ducontexte qui l’a produit(e), des rencontres qui l’ont marqué(e), etc. En unsens, (s’)historiciser, c’est revendiquer sa construction dans le temps,d’une manière qui n’est pas entièrement prédictible, son humanité,s’anhistoriciser, se déshistoriciser, ce serait l’inverse, la nieréventuellement. S’historiciser, pour un chercheur, pour une science,

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c’est s’humaniser ou l’humaniser, en se souvenant de l’étymologie de ceterme : c’est aussi faire des propositions humbles sur ce que peut, sait,faire une science. Cela est bien entendu une question centrale pour lessciences humaines et donc la linguistique, car la linguistique dominantese croit anhistorique et acontextuelle8 , ce qui confirme son historicité. Eneffet, cette façon de voir les choses est datée dans le processus historiquede constitution des sciences.

8 Une réflexion s’impose, mais je ne peux la mener ici dans le détail. Je ne peuxm’empêcher en effet de considérer avec une certaine perplexité les recherches quitiennent compte constamment du « contexte », et jamais de l’histoire, comme si lepremier était déductible du second (à l’instar de l’hypothèse newtonienne prédictibilisteselon laquelle la course des astres est déductible de quelques paramètres synchroniquescomme la vitesse, la masse, etc.). Cela me semble un vestige patent de structuralisme,le « contexte » étant une synchronie, certes, élargie…, mais ne permettant aucunementde prendre en compte la dimension « construction » des hommes dans le temps, avec ceque cela comporte d’imprédictible. Je continue donc ici à parler de « contexte » à côtéde l’histoire, mais plus par irrésolution intellectuelle et incertitude provisoires que parconviction.

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4. Pourquoi il est inutile de (re-) faire la critique deslinguistiques systémistes9 dominantes

Je ne vais pas passer trop de temps à critiquer les linguistiquessystémistes dominantes parce que cela a largement été fait, et depuislongtemps, notamment par la plupart des travaux sociolinguistiques,pour en rester à ce que je connais le mieux. Si l’enjeu était scientifique et

9 Celles qui réduisent, dans leurs théories, et encore plus dans leurs analyses (car raressont, de nos jours, les prises de position explicitement « systémistes »), lescomportements linguistiques à des systèmes qui détermineraient très largement lesproductions en discours, le changement linguistique, le contact des langues, etc. Dansces approches, la prise en compte des représentations, des paramètres sociaux,pragmatiques, psycho-affectifs, historiques, sont considérés comme « externes », etleur examen est soit considéré comme secondaire, soit renvoyé indéfiniment dans letemps, soit encore comme ne devant intervenir que lorsque les facteurs « internes » nedonnent pas l’illusion d’épuiser la question (A. Martinet, voir infra). M.-C. Hazaël-Massieux pose ce problème clairement (1993, 292). Le systémisme est donc plus largeque le structuralisme, et peut englober certaines approches qui, quoi qu’elles sedéfendent d’être structuralistes, relèguent dans l’externe toute une série de facteurs qued’autres linguistes, dont beaucoup sont cités ici (P. Blanchet, L.-J. Calvet, R.Chaudenson, G. Manessy, M. Heller, M.-C. Hazaël-Massieux, L.-F. Prudent…)intègrent aux phénomènes linguistiques, en refusant d’isoler la seule dimensionsémiolinguistique (focalisée sur la seule communication au sens étroit) des langues. Ontrouve encore des positions clairement « systémistes ». On en trouve ainsi dans unmanuel comme celui de I. Choi-Jonin et C. Delhay (1998), par ailleurs utile, et qui ades objectifs didactiques auxquels je souscris totalement. On n’y voit aucune mise enperspective épistémologique (cette question, je suppose, est considérée comme régléeune fois pour toutes, et depuis longtemps, ce qui est sans doute rappelé par laréférence à… F. de Saussure (p. 7). Comme on pouvait s’y attendre « [a]u centre mêmedes Sciences du langage, par définition, la linguistique a pour objet la description deslangues naturelles tant dans leur diversité géographique (multiplicité des langues dumonde) que dans les changements qu’elles manifestent au cours de l’histoire », lesautres sciences du langage étant la psycholinguistique, la sociolinguistique (quis’occupe de la variation sociale, que l’on est donc sûrs de pouvoir isoler des autresformes de variation ?), la philosophie du langage (qui ne semble pas préoccupéed’épistémologie, compte tenu de la liste de ses domaines), l’informatique (p. 7). Quantà la pragmatique, elle « déborde le strict champ d’application de la linguistique,puisqu’elle prend également en compte les connaissances extralinguistiques nécessairespour comprendre les énoncés. Nous n’en traiterons pas dans ce manuel d’introduction àla méthodologie en linguistique. » (p. 7–8). Par ailleurs « [l]a linguistique ne doit pasêtre confondue avec la grammaire dite traditionnelle » (p. 8). Certes, il faut tenircompte du fait que cet ouvrage se présente comme un manuel, ce qui n’interditcependant pas complètement de présenter la linguistique autrement que comme unensemble de procédures, et quasiment coupée de tout passé et de toute fonctionsociale : une linguistique en elle-même et pour elle-même, en quelque sorte.

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épistémologique, le débat se serait ouvert depuis belle lurette. Puisque cen’est pas le cas, c’est que les enjeux sont ailleurs que dans le « purementscientifique », idéal éthéré qui sert d’écran de fumée aux enjeux plusconcrets, politiques et humains.

Le lecteur trouvera ici-même des contributions à cet effort decritique. Je rappelle, pour ce qui me concerne, que j’y ai aussi sacrifié,(Robillard, 2001-b), où l’entrée était le « désordre », alors qu’ici elle estl’histoire, ce texte montrera le rapport entre les deux ici.

Il me semble vain de poursuivre de manière détaillée cetteentreprise de débat, tout simplement parce que si ce discours critiquedevait avoir une quelconque efficacité, il l’aurait déjà montré par uneévolution des conservatismes qui maintiennent le cap de ce véritableTitanic orgueilleux et trop sûr de sa technicité, droit sur l’iceberg. Il estclair que face à des linguistiques mithridatisées, il est sans doute peuutile de tenter un nouveau cycle de discussions, ce qui explique le ton decet article, qui succède à d’autres textes qui avaient une autre tonalité, etqui tente malgré tout de percer la cuirasse d’indifférence et de morguequi semble isoler beaucoup de ceux que j’appellerai les« technolinguistes » plus bas.

Il vaut donc bien mieux passer directement à des propositions, à lafois parce que cela peut « mobiliser » un peu les choses, au sens où unkinésithérapeute parle de « mobilisation » d’une articulation ankylosée,et, par ailleurs, et surtout, cela peut permettre de comprendre pourquoi ledébat s’est enlisé. Et si le scénario proposé ici constituait justement l’unde ceux que l’absence de débat voulait éviter ?

Il sera facile de contester ce texte en tirant argument de son ton quise veut un peu corrosif : c’est le comportement récurrent face auxminorités : on veut bien qu’elles s’expriment, pour ne pas avoirmauvaise conscience (on est démocrates, que diable !), mais il resteraitnéanmoins souhaitable quelles n’expriment pas de désaccord avec lamajorité. Si ce texte choisit ce ton, c’est qu’il semble nécessaire, auregard des enjeux contemporains autour des langues (didactique deslangues, insertion de migrants, politiques linguistiques et problèmes dediversité…) : si, comme je vais le prétendre plus bas, la linguistique acontribué à construire le monde dans lequel nous vivons, nous en auronssans doute encore besoin pour construire celui dans lequel nous allons

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vivre, qui semble assez différent de celui du passé. Il faut donc que lalinguistique évolue pour jouer un rôle quelconque dans le monde.

On se reportera à la « Foire aux questions » plus bas pour l’amorced’un débat qui ne peut pas avoir lieu, parce que accepter ce débat seraitaccepter que la linguistique dominante est une sciences historicisée, cequ’elle est convaincue ne pas être.

5. Sciences humaines, linguistique et altérité

Avant de faire quelque proposition que ce soit, il convient sansdoute de signaler que l’alternative, s’il en existe une, aux approchesdominantes aujourd’hui, non seulement en linguistique, mais dansd’autres sciences humaines, ne se situe pas seulement dans la recherchede méthodologies, d’outils, de protocoles, qui sont le type de réponseque la technolinguistique nous a conditionnés depuis bientôt un siècle àattendre face à tout problème. La réponse que je propose concerne plutôtdes problèmes de posture, en faisant l’hypothèse que les seuls outils,protocoles ne suffisent pas.

Dans un ouvrage sous presse (Robillard, à paraître), j’explique demanière plus détaillée ce point de vue, que l’on peut résumer commecelui d’un épistémologue disciplinaire qui pense que, pour pratiquer unediscipline, une réflexion épistémologique est indispensable, pour chaquechercheur, dès lors que l’on se dit constructiviste (Le Moigne, 1994),puisqu’il faut expliquer comment on construit le monde, la place deslangues dans ce monde. Pour pratiquer l’épistémologie, il est sans douteutile d’être compétent en épistémologie, mais également, et à parts aumoins égales, dans le domaine auquel on réfléchit. Je partirai donc de« ma » « discipline » et de mon indiscipline pour amorcer cetteréflexion, ce que des décennies de positivisme nous ont désappris à faire,en nous apprenant que ces questions avaient été résolues depuislongtemps, et que les poser à nouveau relèverait d’un comportementrégressif, ou de l’ignorance de la bonne nouvelle que ces questions ontdéjà été réglées depuis longtemps déjà.

Il est déjà assez préoccupant d’avoir à commencer en réitérant cequi semble une évidence.

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14Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 1

Les sciences humaines, si elles le sont, donc la linguistique, a parmi sespréoccupations centrales, celle de l’altérité.

En effet, si nous étions identiques les uns aux autres,individuellement et culturellement, les sciences humaines n’auraient pasbeaucoup de grain à moudre. Ce qui rend ces sciences, parmi lesquellesla linguistique, à la fois si intéressantes et si difficiles à pratiquer, c’estque nous sommes différents les uns des autres, que cette différence n’estni à mettre au second plan, ni à déplorer parce qu’elle serait source de« subjectivité », mais à revendiquer, parce qu’elle est sans doutefonctionnelle et constitutive de notre humanité. Il nous reste à pensercomment rester humains dans les sciences humaines, dont lalinguistique.

Cela signifie que, à la fois à toute petite échelle, lorsque nous noustrouvons sur le terrain face à un « témoin10 », et à grande échelle, lorsquenous tentons de rendre compte de la langue, de la culture d’un autregroupe, nous nous trouvons concernés par l’altérité.

Si l’on accepte que l’altérité est l’une des composantesimportantes, inévitables de notre métier, ainsi que l’historicité, quiconstruit et fait évoluer les altérités les unes par rapport aux autres, alors,un certain nombre de conséquences en découle, sans doute celles quel’on voulait éviter en refusant de débattre de cette question, ce qui estdéjà lui conférer une certaine pertinence.

6. Altérité/Légitimité

La première est la question de la légitimité de la posture desurplomb classique dans les sciences cartésiennes, question explorée parexemple par l’anthropologie-ethnologie.

On peut la mettre en cause. Comme le suggère B. Latour,lorsqu’un chercheur rencontre un autre homme, un autre hommerencontre aussi le chercheur. Il s’agit d’une rencontre, dans laquelle, sil’un fait, dans sa culture, de l’anthropologie, en construisant une imagede l’autre pour d’autres à qui il le racontera, l’autre fait un peu la même

10 Celui qui témoigne de son expérience.

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chose, en essayant, pour pouvoir rencontrer l’anthropologue, de seconstruire une représentation intelligible de l’ensemble de valeurs quifont que celui qui s’appelle « chercheur » vient à sa rencontre pour lerencontrer, ce qui ne laisse pas de l’étonner ; mais il ne l’appelle pas« anthroplogie ». C’est ce que B. Latour appelle l’ « anthropologiesymétrique » (Latour, 1996, 54-55), à ceci près que seul l’un des deuxdit explicitement pratiquer de l’anthropologie. Cela pose la question dela légitimité de celui qui parle de l’autre, et des modalités de cette prisede parole, du contenu de ce discours, des destinataires de ce discours,etc.

7. Responsabilité, éthique, action : au nom de la science,j’arrête une image de vous

Dès lors que l’on admet la posture symétrique et paritaire, et que laquestion « Au nom de quoi puis-je construire une représentation d’unautre et la communiquer à d’autres ? » est considérée comme légitime,dès que l’on reconnaît pleinement l’altérité, la question de l’éthique et dela responsabilité du chercheur fait pleinement partie du métier dechercheur, de ses questions vives, de sa méthode même, et n’est plusrelégable en amont et/ou en aval de la recherche comme on essaie de lefaire de nos jours, dans les activités des comités d’éthique par exemple.Simultanément, et cela converge avec l’idée de responsabilité, d’éthique,le chercheur admet donc qu’il « agit » en exerçant son métier, puisquecomme on va le voir immédiatement ci-dessous, cela signifie que lechercheur construit plus qu’il ne décrit, qu’il se construit autant qu’ilconstruit l’autre, et qu’il ne peut donc absolument pas se targuer dequelque distance ou objectivité que ce soit.

8. Sources des approches scientifiques : modalités de laconstructivité ontologique

On comprend peut-être alors l’originalité et la portée du geste deP. Ricoeur (1969) lorsque, pour fonder une approche herméneutiquequ’il n’ose revendiquer « scientifique » parce qu’on se trouvehistoriquement à un moment où l’approche structurale immanentistetriomphe, il va chercher l’inspiration dans une autre culture que la sienne

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propre (et pas dans une autre science, éventuellement dure, comme l’ontfait des sciences humaines depuis l’installation de l’hégémoniepositiviste). Lui, qui est originaire d’une culture protestante attentive àl’écrit et à son interprétation, va chercher dans la traditionherméneutique du judaïsme des éléments qui lui permettent de réfléchirà deux modalités de l’identité et de l’évolution des textes, hommes,civilisations, cultures, l’idem et l’ipse.

L’idem construit l’identité en la posant dans la stabilité,l’homogénéité, l’anhistoricité, l’acontextualité. Il ne lui reste alors plusguère pour se manifester, que le signifiant par lequel il se rendperceptible aux sens : l’apparence physique figée dans les photosd’identité par exemple, dont nous ne sommes souvent pas satisfaits parcequ’une seule photo ne peut nous résumer entièrement (mais ce n’est passa fonction, qui est de nous interdire toute discontinuité avec nous-mêmes, pour le meilleur et le pire).

L’ipse, identité historicisée, revendique l’évolutivité,l’hétérogénéité, pensée relationnellement, écologiquement, dans lacontextualité et la temporalité. L’ipse peut donc relativiser l’importancede ses signifiants, puisqu’elle s’enracine aussi ailleurs, dans desrelations. Elle se construit dans un être avec, pour : son identité est danssa façon d’être avec d’autres, en fonction d’avenirs envisagés.

L’idem est l’identité des termes, celle qui refuse de s’adapter, quiconsidère que le résultat qu’elle est, doit demeurer intangible,notamment en refusant de changer les signifiants investis de son identité,et/ou le sens de ses signifiants (c’est l’idéal de la descriptionlinguistique : des signifiants bi-univoques stabilisés, sans synonymie,homonymie, paronymie, énantiosémie et autres « parasites » dans cetteperspective). L’ipse est une identité de la résultante (en un sens, de la« tendance » pour faire écho à L.-J. Calvet ici même) plus que durésultat puisqu’elle cherche à conserver une relation avecl’environnement, avec l’autre. Si le monde change, elle change, enconservant les rapports, qui lui importent plus que les substances.

On aura reconnu, sous cette discussion rapide, un second débat surles approches linguistiques. Se dessine un large spectre de théories, enpartant des structuralismes et leurs dérivés, enracinés dans un signifianthomogénéisé et stabilisé, garant de l’identité d’une forme, même d’une

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certaine ampleur, même complexe (de la phonologie, qui a pour fonctionde réduire les variations orales, au distributionnalisme en syntaxe). Onpeut y ajouter les approches de plus en plus contextualisantes qui ontjalonné la seconde partie du XXème siècle, en allant vite, des analyses dudiscours, qui laissent entrer juste ce qu’il faut de contexte pour échapperau structuralisme étroit, à la sociolinguistique historique ouhistoricisante, qui contextualise très largement, en intégrant l’historicitéet en posant que les langues et discours sont des constructions socialesqui intègrent les représentations, et leur évolution dans le temps. Celapourrait signifier que l’aboutissement ultime du mouvement centrifugepar rapport au structuralisme conduit, pour la linguistique, versl’intégration, la revendication peut-être, de dimensions comme l’histoire,le désordre, l’aléatoire, la posture empirico-réflexive (vs l’hypothético-déductif).

Si les sources de la technolinguistique ont été l’emprunt d’uneculture, d’une manière d’être avec le monde et l’autre qui consistait àéliminer au maximum contextualité, historicité, pour mieux maîtriser des« objets », celles d’autres formes de linguistique pourraient couler, enrefaisant le geste de P. Ricoeur, dans les traditions culturelles, àréinterpréter et réhistoriciser.

Sans assimiler les cultures à des pratiques de recherche, on peut eneffet aller y puiser des pratiques, à traduire en pratiques de recherche, cequi est cohérent avec le choix d’intégrer l’altérité aux questionnementsdes sciences humaines : la conception des langues comme des « objets »,« outils », « technologies » conduit logiquement à aller chercher desidées du côté des technosciences. Celles-ci cherchent les moyens decontrôler de petites portions d’univers pour les manipuler à sa guise.Celle qui pose la dimension linguistique comme étant en rapport avecdes manières d’être est logiquement attirée vers les connaissances sur lesmanières d’être rassemblées dans les traditions culturelles. Logiquement,si l’on a affaire à l’altérité, on ne peut vouloir la manipuler, puisqu’elleperdrait alors ce qui la fait « autre ».

P. Ricoeur construit ainsi l’idée, à partir du corpus philosophiqueet notamment du Dasein heideggerien, que chacun construit enpermanence son identité, à la fois en (re)construisant son passé pour enfaire une expérience, une histoire (dimension archéologique), et eninterprétant ce passé en fonction de ce qu’on souhaite de l’avenir

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(dimension téléologique) ce que j’essaie de résumer par le terme rétro-anticipation . Il dégage ainsi la question ontologique historiquementintriquée dans celle de la foi, ce qui avait motivé sont rejet. Il rend ainsil’homme auteur de lui-même (position humaniste moderne : l’hommeest responsable de son avenir), en fonction de son environnement(pensée écologique radicale, sociale). La construction de l’autre et de soi(position altéro-réflexive11) constitue, dans cette perspective, un mêmephénomène, comme ce processus est à la fois archéologique ettéléologique : il est impossible de parler de l’autre si on ne s’autorise pasà exister face à lui.

Quel est l’intérêt de ce paragraphe qu’on peut trouver un peu arduparce que le positivisme nous a désappris les questions complexes pourles réponses technologiquement compliquées ? D’argumenter en faveurdu fait que, si l’on admet cela, on s’oriente, pour ce qui est des pratiquesdes sciences humaines, vers des sources d’inspiration qui sont despratiques, des politiques de l’autre et de soi, autrement dit, des éthiques,des cultures, et non pas les « techno-sciences ». Plus brutalement : celapourrait signifier que les sciences humaines et la linguistique, s’inspirantdepuis l’avènement du positivisme des sciences dures, fontimplicitement le choix d’évacuer la question de l’altérité, puisque lessciences « dures » traitent d’une « altérité » qui n’est pas humaine, où laquestion de la légitimité du discours sur l’autre, à qui l’on confère lestatut d’« objet », se pose dans des termes foncièrement différents,dénués de toute dimension éthique sinon politique.

Cela signifie donc que les sources d’inspiration des scienceshumaines pourraient se chercher plutôt dans les pratiques de l’autre, etdonc de soi, par réflexivité, construites et expérimentées historiquementpar les cultures. De ce fait, la diversité des langues et cultures constitueun riche patrimoine à explorer par les sciences humaines non seulementcomme « objets » (terme qui n’est pas cohérent avec ce point de vue)d’étude, mais comme sources d’inspiration méthodologique etépistémologique. On pourrait aller chercher, dans les cultures, despratiques de l’autre et donc de soi qui peuvent inspirer le travail duchercheur, dès lors que celui-ci considère que son travail consiste àréfléchir à sa posture face à l’autre et donc face à lui-même.

11 Je dois ce terme à la créativité lexicale de V. Feussi, de l’Université deDouala (communication orale).

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Pourquoi donc, cet écho, qui fait que, à chaque fois que l’on essaiede se projeter vers l’autre, on revient vers soi comme un boomerang ?

Commençons par examiner les épistémologies où il est mal portéde parler de soi, celles qui sont dominantes, d’inspiration positive, ougaliléo-cartésiennes, structuralistes, systémistes, selon l’aspect de cettegalaxie que l’on veut souligner. Dans les formes les plus radicales de cesapproches, on ne parle pas de l’autre, on parle de l’autre par desmétonymies, à travers les objets attribués à l’autre, raison pour laquelleon s’efforce de montrer les traces de revendication de ces objets parl’autre.

Par exemple, pour les langues : le focus de la linguistique, ce neserait pas les locuteurs, ou les communautés linguistiques, mais les« langues » (cf. P. Blanchet ici même). Donc le chercheur ne s’autorisepas à parler de soi, ce qui le positionnerait hors du champ scientifique :ce n’est donc pas lui qui parle d’un autre. Le choc de cette rencontrealtéritaire est aménagé, en l’occurrence amorti, émoussé, filtré, par sesméthodologies, ses outils. Un homme (linguiste par exemple) utilise,selon des protocoles rigides (dont la performativité rigide mêmegarantirait la transparence de l’individualité d’un chercheur commutableavec n’importe quel autre chercheur), des instruments pour « décrire »des instruments attribués à un autre homme (témoin, informateur), ettient un discours sur cet autre homme à travers le truchement de cesinstruments d’instruments. Une double médiation instrumentale donneforme à cette rencontre : « Mes instruments, qui sont meilleurs que vosinstruments, ont les moyens de faire parler vos instruments de vous(mais mes instruments à moi ne parlent pas de moi parce que je les aiconfectionnés anhistoriques, et donc parlent de l’humanité intemporelle,donc pas de moi) ». Il y a juste une petite omission, infinimentsignificative, que B. Latour (supra) met en lumière : le corrélat de « Mesinstruments parlent de vos instruments », c’est « Mes instruments parlentde moi ». Mais le chercheur, dans ce type de pratique, en mettant enplace des protocoles de mise en œuvre d’instruments, croit se mettre àl’abri de ce retour de boomerang, dans une position de surplomb où rienne peut l’atteindre, en se disant agi par ses protocoles, sinonlittéralement inexistant, ce qui serait le nirvana (Ah, inexister, enfin !),du moins inexistant individuellement, ce qui se traduit :« interchangeable avec n’importe quel autre chercheur qui se ferait agir

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de même »12. En face, le témoin, symétriquement, n’est pas saisi nonplus dans son individualité, mais est considéré comme représentatif de lacatégorie à laquelle on l’a assigné. En faisant cela, on oublie que letémoin relève de plusieurs catégories, d’autant de catégories qu’on l’onvoudra créer, en fait.

On a pu lire longtemps, sur les murs d’une université que jeconnais bien, en face de la porte d’un bureau que je fréquente, la petiteannonce suivante :

« Cherche, pour expérimentation scientifique, jeune homme,français langue maternelle, gaucher, non bègue, 20-30 ans ».

Ce jeune francophone L1 gaucher non bègue introuvableapparemment compte tenu de la longévité de cette affiche, était doncconçu comme homogène à tous les jeunes francophones L1 gauchersnon bègues, au moins pour cette expérimentation. « Autrescaractéristiques, repasser plus tard, dans phase ultérieured’expérimentation » : parce que, bien évidemment, les autrescaractéristiques seraient probablement explorées progressivement, une àune, dans des manipulations (« manip », dit-on peut-être pour atténuerles connotations un peu fâcheuses de « manipulation ») successives. Cejeune francophone L1 gaucher non bègue était donc instamment prié desuspendre (temporairement, juste le temps de la manip) l’effet de toutesses autres caractéristiques non pertinentes : comme on ne pouvait pasmonter de « manipulation » s’il était né à l’étranger, enfant de couplebilingue, polyglotte, on ne voulait même pas le savoir : on ne lui poseraitdonc même pas la question, et, par un effet de magie inverse etscientifique (comme P. Bourdieu parle de « magie sociale », mais ensens inverse : ce qui n’est pas évoqué verbalement n’existe pas), le faitde ne pas lui poser la question inhiberait les éventuels effets de cescaractéristiques.

Un chercheur conçu comme homogène à tous les chercheurs (doncanhistoricisé, déshumanisé, ou surhumanisé) étudie un informateur lui

12 Je renonce à citer in extenso la belle page de J.-C. Kaufmann (2001, 7-8), oùil montre comment les méthodologies terrorisent les jeunes chercheurs et leur fontperdre toute confiance en soi : ils n’osent même pas sourire en entretien,de peur de biaiser les données.

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même homogénéisé, anhistoricisé, par le biais d’une instrumentationanhistoricisée, garante, par sa stabilité, sa reproductibilité, de leuranhistoricité respective : des inhumains parlent à des inhumains pourfaire des sciences humaines. Intéressant, comme cohérence paradoxale,dans une épistémologie qui se veut rationnelle13 ?

L’omission indiquée ci-dessus, c’est P. Watzlawick et al. (1979)qui la remarquent avant B. Latour en un sens, après le vieux pisteur desbandes dessinées (qui va faire son entrée à la fin de ce paragraphe). Lanon communication, pour un être humain face à un autre, est impossible,parce que le signifiant communicatif zéro est interprété commecommunication (communication du désir de non communication). Lefait de tenter de ne pas communiquer est tenu pour une communication :on aura reconnu le paradoxe de l’observateur, qui essaie decommuniquer par ce que j’appelle le syndrome de la blouse blanche (nepas sourire, ne pas regarder, ne pas faire la gueule, ne pas ne pasregarder, ne pas être trop « homme », pas trop « femme », en bref, êtreun être qui n’existe pas, qui suscite l’étonnement, un monstre, à forced’être ni…ni…, de faire tant de visibles efforts pour ne pas exister).

Et mon vieux pisteur sagace ? C’est celui qui se penche, dans lesbandes dessinées, longuement sur les traces de pas, et dit, en hochant latête, et avec autorité « Traces chasseur enfoncées au talon : chasseuraller en sens inverse de traces », ou encore « Traces chasseur pasfranches sur les côtés : nombreux chasseurs aller dans même direction,marcher dans même trace pour essayer tromper nous ».

L’écriture de la désécriture laisse des traces (et je pense, descicatrices, sur les chercheurs), et la déshumanisation (ladéshistoricisation en est un des aspects) du chercheur et du témoin ensciences humaines échoue, fort heureusement (la seule contextualisationne suffit pas à compenser). Si les sciences humaines ont conservéquelque pertinence malgré tout, c’est que malgré tout cela, leschercheurs, heureusement, font autrement qu’ils ne disent.

13 On me rétorque parfois que ce point de vue est excessif. Fortheureusement, l’article « Linguistique », (Mesure/Savidan, 2006) vient àpoint nommé me prêter main forte, en revendiquant la continuité destechnolinguistiques contemporaines avec le structuralisme le plus positif.

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Il n’est pas possible d’étudier les langues des hommes sans leshommes, leur contexte, leur histoire, leurs représentations (l’histoire estune représentation)14. On comprend donc le lien entre parler de l’autre etparler de soi : si on ne veut pas parler de soi pour avoir l’airtechnoscientifique, et se nier soi-même, on est contraint de s’interdire deparler de l’autre, puisque l’autre est aussi un être humain, et on partageen principe des caractéristiques avec lui.

Si on met l’autre au cœur des sciences humaines, cela pose doncl’exigence, pour le chercheur, de ne pas se nier, s’anhistoriciser : unepartie de son activité consiste à réfléchir à sa posture, à parler de lui danssa relation avec l’autre (et pas de lui seul, dans un splendide isolement,se contemplant dans un miroir), et c’est une condition de scientificité, de« contrôle » a posteriori si on le traduit en termes traditionnels, parceque d’historicisation du processus de recherche, sans lequel la rechercheperd sa légitimité.

Et là, se déverse un torrent d’objections, s’organisant autour desmots clés : narcissisme (est-ce que le déni de soi est vraiment mieux ?),adhérence au terrain (« Cherche chercheur formé à la méthodologieT.E.F.L.O.N. pour recherche sur terrain particulièrement attachant »),nombrilisme…. On notera que ce sont des arguments à tonalité morale etnon scientifique, ce qui est une contradiction, pour un « vrai »scientifique, apolitique, amoral sur son lieu de travail : ce n’est pas unargument recevable de son point de vue. Mais quand on aime…

Ces objections sont construites sur des idées un peu simplistescomme : parler de soi est obligatoirement immodeste (évidemment non :tout dépend du contenu) ? Les approches scientifiques positives ont aussiune façon de ne pas parler de soi qui est très immodeste, en prétendantjustement qu’un chercheur peut échapper à sa condition d’homme pour

14 Le seul cas de figure où cela serait néanmoins cohérent : emprunterdes langues humaines pour faire communiquer des machines (« Desmachines parlent aux machines »), sans que l’être humain interviennejamais. On approche ce modèle dans des secteurs comme ceux de lareconnaissance vocale, de la synthèse vocale, mais l’utilisateur finalreste humain, parfois à dose homéopathique, comme lorsqu’il s’agit detranscrire des ordonnances, rapports de médecin : « Discrète discarthroseC5/C6 débutante, modérée, sans uncarthrose postérieure. »

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accéder à un état de surhomme qui lui permet de connaître les autreshommes, pour les étudier « objectivement », d’un point de vue détachéde toute humanité qui rappelle certaines divinités. Je ne traite pas cespoints de vue ici, on trouvera en annexe à cet article une petite réflexionsur ces thèmes sous la forme de « Foire aux questions ».

9. Réflexivité

Si construire l’autre constitue une part de l’activité de recherche,cela signifie donc que la construction de soi en fait partie. Qu’on leveuille ou non ce processus a lieu. La question n’est donc pas : « Suis-jeréflexif ? », mais « Est-ce que j’assume et revendique mon historicité parle biais d’une posture réflexive (dont les modalités sont à élaborer) ? »,en faisant la transparence sur cet aspect de l’activité scientifique plutôtqu’en la laissant dans l’ombre, tel un « facteur indépendant » laissé labride sur le cou.

Réflexivité :

« cette interaction entre action et pensée »

« la réflexivité n’est autre que cette auto-observationpermanente des humains par eux-mêmes qui transformeleurs conduites en phénomènes imprévisibles et changeants »

« l’aptitude des acteurs ‘constamment engagés dans le flotdes conduites quotidiennes […] à comprendre ce qu’ils fontpendant qu’ils le font’ » (A. Giddens, La constitution de lasociété, 1984 in Dortier, 2004).

D’une certaine manière, « réflexivité » et « historicité » sontpartiellement synonymes, dans la mesure où, et contrairement à ce quesemble affirmer A. Giddens tel que cité ici, la réflexivité ne peut pas êtrerigoureusement synchronique, puisque pour comprendre un processus, ilfaut faire l’hypothèse de son achèvement (qu’il ait au moins atteint unephase significative), donc qu’il soit accompli. Au passage, on comprendbien le pourquoi du geste théorique fondateur de F.de Saussure, qui aconsisté à séparer diachronie et synchronie : dès que l’on admet despasserelles entre ce qui est autrement compris comme des sphères

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incommunicables, on admet que la « description » ne peut qu’êtrequ’une construction historique, et donc aussi un récit de construction, etdonc le récit de l’expérience faite par quelqu’un d’une construction(comme un corpus est toujours un récit d’expériences de construction etd’interprétation de corpus : le corpus brut est impossible car il faudraitqu’il s’autoproduise et vienne ensuite frapper au carreau de nosordinateurs, en nous interpellant de l’intérieur). C’est pour une raisonidentique, et de crainte des mêmes effets, que je tends à considérer aveccirconspection les approches qui parlent toujours de « contexte »(contextualité, contextualisation), et jamais d’ « histoire » (historicité,historicisation). Un des effets de cette asymétrie est de ne pas rappeleren permanence que l’on doit raconter comment on a construit, interprétéle contexte, que le chercheur est non seulement contextualisé, mais lui-même historicisé, ainsi que toute sa recherche.

De surcroît, cette construction de la linguistique comme scienceavait à faire avec la construction du prestige des nations, parmilesquelles l’Allemagne, autour de l’affirmation du prestige des languesnationales15. On commence à comprendre que le berceau de lalinguistique scientifique et objectiviste est placé à un endroit bien peupropice à ce que la science qui en est issue puisse revendiquer haut etfort son « objectivité » : si une science a contribué à la construction desEtats-nations, c’est bien la linguistique (Auroux, 1994, Baggioni, 1997) :elle en hérite d’ailleurs son appellation même (Auroux, 1997, 14, 150).Il y a décidément trop de Carabosses autour du berceau pour que celasoit crédible.

Mais la réflexivité a une réputation sulfureuse, car elle peutfacilement être abusivement (et très tactiquement) assimilée aunarcissisme. Sans entrer dans trop de détails, le tableau suivant essaie decamper quelques attitudes de recherche les unes face aux autres afin dedécourager les amalgames faciles et rapides, mais je n’en discuterai plus

15 D. Baggioni (1997) citant G. Grass, fait remonter à la Guerre deTrente Ans (1618-1648) la première attestation du sentiment que « lalangue allemande et sa littérature pouvaient rendre courage à la nation »(Baggioni, 1997, 146), alors que S. Auroux fait remonter la premièreattestation de « linguistik » à 1777, période à laquelle, selon D.Baggioni, la langue allemande est fortement structurée, avant que l’étatle soit.

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ici.

Temporalité Prise encompte del’altérité

Statutconféré au

produit

Type derelation

sémantique etexemple

d’approchescientifique

Voyeurisme Travestit lesphénomènes

de rétro-anticipationsous forme

desynchronie

Néant(l’autre est« objet »)

Stable etuniversel

Métonymie

Positivisme :seul le

chercheur« voit »

Introspection Réduit lesphénomènes

de rétro-anticipation

à lasynchronie

Néant(l’autre est

nonpertinent)

Stable,contextuel,anhistorique

Etymologieabusive : le

sens d’un motserait danscelui de son

étymon

Chomskysme :la vérité se

trouve dans lediscours du

témoin sur lui-même

Réflexivité-Altéro-

réflexivité16

Rétro-anticipatrice

Forte (priseen compte

de larelation àl’autre)

Evolutivité,contextualité,

historicité

Métaphore

Posture altéro-réflexive

On peut cependant en faire un glose rapide : le voyeurisme est uneattitude où un observateur observe l’autre en niant l’observateur et leprocessus d’observation (paradoxe de l’observateur), en considérant

16 V. Feussi m’a suggéré ce terme, plus efficace que celui de « refléx-altérité », que j’utilisais.

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l’autre comme un objet, et en ne tenant pas compte de l’historicité, toutcomme l’introspection, qui est une sorte de voyeurisme de soi, si l’onveut aller vite, dans lequel on prétend avoir accès à soi en toutetransparence. L’altéro-réflexivité s’inspire de la définition que donne dusujet P. Ricoeur (1990) dans Soi-même comme un autre : on construitsimultanément le soi et l’autre dans un espace social historicisé enrepérant des fragments du passé, en leur donnant du sens dans uneinterprétation de l’histoire à la lumière du futur. L’individu est enquelque sorte une énergie, un processus, et non une substance, c’est unlieu de relations et de construction de catégories qui est socialisé,historicisé, et qui opère en interaction constante dans la relation à l’autre.

10. Réflexivité, créolités chaotiques, historicisation,mixocompatibilité

En s’inspirant du geste fondateur de P. Ricoeur, il me semblepossible d’aller s’inspirer de pratiques de l’autre que je connais bien etqui donnent des idées au chercheur en explorant les sources créoles queje crois pouvoir traduire.

Il s’agit, on le sait, de langues-cultures nées de la collision brutalede langues-cultures européennes, à l’occasion d’une colonisationmarquée par des pratiques esclavagistes. Dès le départ, ces cultures ontune caractéristique que R. Chaudenson souligne pour la premièrepériode de l’histoire de ces cultures, celle qu’il appelle « habitation ».Maîtres et esclaves vivent dans une relation étrange, faite à la fois depouvoir unilatéral sans bornes (le maître a le droit de vie et de mort surles esclaves), de grande proximité (maîtres et esclaves travaillent côte àcôte dans les champs ; à la Réunion, un grand nombre de couples mixtesmaître-esclave sont recensés), d’emprunts réciproques malgré tout (lesmaîtres cuisinent comme leurs esclaves, qui apprennent à parler commeleur maître). Si on voulait simplifier, on pourrait parler de distance-proximité, mais cela ne suffit pas à traduire le type de relation qualitativedans la tension contradictoire que cette culture instaure.

Linguistiquement, L.-F. Prudent (1981-a, 1981-b) montre biencomment fonctionne le discours quotidien dans ces sociétés en inventantla notion d’interlecte pour signifier que ces situations, tout en n’étant pasdépourvues de pôles de référence théoriques figés dans une différence

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présentée comme fondamentale (français, créole), fonctionnent aussidans un mélange des ressources en provenance de ces pôles, au pointque le français ou le créole « pur » (si ce n’est pas un oxymore que deparler de « langue pure ») sont infiniment plus rares que le créolefrancisé ou le français créolisé. Le discours linguistiquement pur signed’ailleurs, dans ces sociétés, une certaine inadaptation que l’on nepardonnerait qu’à des étrangers. Ainsi, on pourrait trouver en créolemauricien les variantes suivantes :

Mo ti dir twa to bizê met to simizJe ti dir twa / toi que tu b¤zwê met to simizJ’ai dit toi que tu as besoin de mettre ta s¤mizJe t’ai dit que du dois / devais mettre ta chemise.Par convention : ¤ = « eu »

De manière très caractéristique, les linguistes ont toujours eu dumal à décrire ces situations. En effet, ils ont souvent cédé à la tentationde radicaliser les pôles de ces situations, et de minimiser l’entre-deux.Lorsque D. Baggioni construit son dictionnaire du créole réunionnais ilse focalise sur ce que l’on appelle le « basilecte » (Robillard, 1994).Lorsqu’il décrit le martiniquais, J. Bernabé (1983) en fait une description« approchée », parce qu’il est bien obligé de « bricoler » un peu lebasilecte pour en donner une représentation cohérente, tout commeP. Cellier (1985) qui « standardise » un peu le réunionnais dans sa thèse.Quand à R. Chaudenson (1974), il fera preuve d’une circonspectionexemplaire, en évitant soigneusement et astucieusement la question,alors que le dictionnaire de C. Barat et R. Robert contourne le problèmeen évitant de préciser de quelle langue ils font le dictionnaire (Robillard,2001-a). Cela se greffait sur des pratiques plus anciennes, puisqueR. Hall avait déjà déclaré que la thèse d’E. Jourdain décrivait dumauvais créole parce que celui-ci, aux yeux du chercheur américain,ressemblait trop à du français (n’ayant pas accès aux critèresontolinguistiques (cf. ci-dessous), cela le rendait donc incompétent pourparler de ce créole).

Depuis qu’ils ont commencé à s’intéresser à ce type de discours,les linguistes n’ont eu de cesse de tenter de retrouver des fragments delangues « pures » dans les mélanges les plus complexes et intriqués, à lagranulométrie la plus infime. Pour tenter d’y parvenir, un peu commequelqu’un qui voudrait démontrer que du taboulé, ce sont simplement

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des composants séparés, accidentellement mélangés, ils ont découpé les« mélanges » en segments de plus en plus petits (phrases ou périodes,mots, morphèmes…) pour tenter de montrer que, sous l’apparence demixité, on pouvait toujours retrouver les systèmes de départ, ce qui a faitpasser, on s’en souvient, du code switching au code mixing, etc.

La linguistique est bien cartésienne en cela, qui subdivise lesquestions en interrogations de plus en plus infimes, alors qu’uneapproche différente pourrait consister à trouver le sens global, social, dece que l’on perçoit sans le décomposer à l’infini, en unités que le pointde vue classique conduit à considérer comme insensibles au contact avecd’autres unités, insensibles à l’altérité, au sens imprévu qui jaillit de lacontextualisation inattendue, de la rencontre.

Autre stratégie analogue malgré les différences apparentes :agrandir le cercle des signifiants (et seulement des signifiants)catégorisés comme pertinents et légitimes : passer du signifiantsegmental à ce qui est joliment appelé « supra-segmental », puis à lakinésique (gestes, mimiques, postures), etc. C’est l’orientation prise parcertains courants s’intéressant à la dimension interactive, qui estintéressante dans son mouvement quantitatif d’élargissement et dediversification des signifiants. En l’état, ces courants semblent cependantbuter sur une frontière qualitative : assumer que l’interprétation decorpus est construite par le chercheur, que celui-ci, comme les« témoins », est historicisé, et que l’intelligibilité du corpus lui-mêmedépend en partie de la prise en compte des représentations de l’histoire,ce qui ne peut pas toujours se voir dans la matérialité des corpus, car laréflexivité explicite du témoin lui-même sur son histoire est parfoisindispensable à l’élucidation de cette dimension.

En effet, et si on poursuit dans une logique contextualisante, sepose, tôt ou tard, dès que l’on dépasse la fiction synchronique, laquestion de l’historicisation de ce discours, refusée le plus souvent parles tenants des approches structuralistes ou « circum-structuralistes ».Ces approches ont pour caractéristique de se fier seulement à des« traces » « objectivables », détachables de l’observateur (celles qu’ilproduit lui-même, ou co-produit avec d’autres, sont donc discréditées, cequi interdit la réflexivité), même si le terme qui tend à remplacer de nosjours « objectiver » est « documenter », subterfuge terminologiqueauquel personne ne se laisse prendre. C’est ainsi par exemple que plutôt

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que de demander à des interactants étudiés, pourquoi ils ont disposé lasalle dans laquelle ils ont été enregistrés-filmés d’une certaine manière(réflexivité), les tenants de ces approches préfèrent s’abstenir de toutcommentaire s’ils n’ont pas, aussi, filmé la mise en place de la salle, ousi cela n’apparaît pas spontanément dans les enregistrements. De procheen proche cela conduirait à filmer la vie des tous les interactants, ducontexte dans lequel ils vivent, ont vécu, ainsi que leurs parents, et decontextualisation en contextualisation, à une impossible tâche dénuée desens, puisqu’on ne peut pas réellement espérer « documenter » le bigbang. On voit bien qu’on aboutit là à une impasse, puisque, aurait-on uncorpus universel d’interactions depuis le big bang que l’on ne saurait paspour autant quels sens contextuels et historicisés leur donner, car, àmoins de se prendre pour l’autre, on ne peut se passer de son point devue.

En fait, cela peut se résumer de manière simple : de même qu’il estimpossible de ne pas communiquer, du sens est toujours du sens pourquelqu’un qui met en relation des catégories qu’il construit, dans uncontexte et une histoire qui le met en relations avec d’autres, quiinfluencent donc ce processus. Reconstituer du sens pour l’autre esttoujours hypothétique, même quand la proximité culturelle est grande,sauf à nier à l’autre son altérité. Il faut donc en prendre son parti, direquel(s) sens de l’autre on construit, et avec quelle légitimité on leconstruit, interprète, traduit : les problèmes d’herméneutique sontconstitutifs des questions de linguistique.

Et ce faisant, ces linguistes ont aussi montré les limites de leurperspective qui accorde la prédominance à la manipulation designifiants, de formes, parce que c’est cela qui conférerait à leur activitéle statut « scientifique » au sens positif du terme. La lecture de F. deSaussure est édifiante à ce sujet, puisqu’il est clair qu’il fonde lalinguistique de manière un peu réactive, pris par une sorte de sentimentd’urgence : la sociologie est fondée, la psychologie aussi, si rien n’estfait, les philologues vont se trouver annexés soit par les sociologues, soitpar les psychologues, historiens, etc. Cerné de toutes parts, il se saisit dece qui lui semble inaccessible aux autres spécialistes, le signifiant :

« Ainsi, de quelque côté que l’on aborde la question, nullepart l’objet intégral de la linguistique ne s’offre à nous ;partout nous rencontrons ce dilemme : ou bien nous nous

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attaquons à un seul côté de chaque problème, et nousrisquons de ne pas percevoir les dualités signalées plus haut ;ou bien, si nous étudions le langage par plusieurs côtés à lafois, l’objet de la linguistique nous apparaît un amas confusde choses hétéroclites sans lien entre elles. C’est quand onprocède ainsi qu’on ouvre la porte à plusieurs sciences-psychologie, anthropologie, grammaire normative,philologie, etc., -que nous séparons nettement de lalinguistique, mais qui, à la faveur d’une méthode incorrecte,pourraient revendiquer le langage comme un de leursobjets ».

Il n’y a, selon nous, qu’une solution à toutes ces difficultés :il faut se placer de prime abord sur le terrain de la langue17

et la prendre pour norme de toutes les autres manifestationsdu langage. En effet, parmi tant de dualités, la langue seuleparaît être susceptible d’une définition autonome et fournitun point d’appui satisfaisant pour l’esprit » (CLG, 1972, 25,les soulignements et italiques sont de mon fait).

Surtout rester entre nous, éviter le contact avec d’autres disciplines– c’est ce que j’appelle la mixofugie, posture de refus de l’interactionpotentiellement « altérante », qui risque de faire évoluer l’être, avecl’autre – et qui est à l’œuvre désormais en différents endroits : dans legeste fondateur de F. de Saussure, dans les langues construites par lasuite, verrouillées de l’intérieur dans la notion de système, implicitement(et c’est bien le plus regrettable) fermé, dans les nations que vontlégitimer les langues nationales, en commençant par le français où celase voit de manière spectaculaire, et c’est pourquoi j’en parlerai un petitpeu plus bas.

Pour ce qui concerne A. Martinet, on peut constater à peu près lemême écartèlement (Robillard, 2003) entre sa préface à l’ouvrage d’U.

17 Tout le problème est bien celui de la définition de la « langue », on levoit bien. Si, dans les situations de recherches historiques sur deslangues anciennes (où on a accès surtout à des formes seules) ou demonolinguisme, cette question semble se régler d’elle-même, lessituations de contact contemporain ne peuvent qu’aiguiser la sensibilitédu linguiste face à cette fausse évidence.

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Weinreich (Languages in Contact, 1953), et la dernière page desEléments de linguistique générale. Il est inutile de faire l’analyse dupositionnement de N. Chomsky : son choix d’enraciner sa linguistiquedans le cartésianisme (Chomsky, 1969) est parlant, car cela l’ancre, dumême coup, dans le solipsisme cartésien, qui va produire l’introspection,asociale par définition.

De manière très caractéristique, on trouve dans ce texte égalementla hantise du « chaos » biblique, qui précède le monde judéo-chrétien, etque dissipe le fiat lux, les lumières de la rationalité. Or, et J.-C. Milner ledit mieux que je ne pourrais le faire, le chaos a clairement partie liéeavec l’histoire, l’historicité, puisque, pour aller vite, les théories duchaos décrivent des processus qui ne sont ni tout à fait prédictibles, nitout à fait imprédictibles, mais parfaitement, le plus souvent,rétrodictibles, par réflexivité (Robillard, 2001).

« De ce fait, la connexion historienne ne connaît aucune limite niau degré d’hétérogénéité des termes connectés ni au nombre des termesconnectés. On peut même avancer que la connexion historienne est jugéed’autant plus éclairante que les termes connectés sont plus hétérogènesl’un à l’autre. Que, par ailleurs un point donné de la connexion soitconnecté à un seul autre point ou à une multiplicité de points, que cespoints soient multiplement hétérogènes les uns relativement aux autres,voilà ce qu’on reconnaîtra aisément. On pourrait avancer que le termed’intrigue, proposé par P. Veyne, résume adéquatement ces diverscaractères formels : absence de dispositif, hétérogénéité et non-minimalité des connexions » (Milner, 1995, 215).

Quel est le lien ? Quels enseignements en dégager ? Il me sembleque cette citation souligne assez le fait que lorsqu’on fait l’expérienced’une altérité que l’on lit comme profondément différente de son pointde vue à soi, l’autre apparaît à première vue comme un chaos : à la foisprédictible, compréhensible et imprédictible, incompréhensible,énigmatique.

Ce qui rend l’expérience de l’altérité intelligible, c’est le faitd’avoir fait l’expérience inverse, qui demande un important travail, de secomprendre chaotique aux yeux de l’autre, et de faire l’expérience de seraconter, de se rendre compréhensible, en tenant compte des horizons del’autre, et en essayant donc de se traduire l’autre en même temps. Ce

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trajet, en général, comporte une importante part d’historicisation, pourexpliquer que ce qui a l’air inintelligible chez l’autre le devient moinslorsqu’on sait comment se sont enchaînés les événements, partiellementprédictibles, partiellement imprédictibles. Se raconter à soi-même nepermet pas d’atteindre ce résultat. C’est tenter de comprendre l’autrepour l’aider à se comprendre qui favorise cela, ou se traduire à l’autre.Ce processus ne laisse en général pas inchangé celui qui se raconte ets’explicite à l’autre : le point de vue nouveau que l’altérité l’incite àadopter modifie aussi son « propre » point de vue sur lui-même, si cetteformule pouvait avoir du sens. La clé de ce processus me semble résiderdans le fait que pour parvenir à s’expliciter à l’autre, il faut avoir eul’occasion de se voir soi-même comme chaos, donc de comprendre aussique l’on est résultat d’un processus historique mêlant aléatoire etprédictibilité qui produit de l’unique, pour percevoir quoi expliciter, etcomment, à un autre.

Histoire, chaos, expérienciation18 (pour connaître le chaos),réflexivité (pour l’expliciter) sont donc inséparables, comme elles le sontde l’unicité d’un individu ou d’une société, ou d’une langue-culture,parce que, en matière humaine, le processus de construction estinséparable sans doute non pas seulement du produit, mais dessignifications du produit19, qui intéresse le linguiste et le sémioticien :socialement, on se communique non pas le produit, mais sessignifications. Si l’on admet que ce processus de construction estl’histoire, et que cette histoire est toujours racontée par un individu qui aun point de vue lié à sa propre histoire, on commence à entrevoirpourquoi les structuralismes, les systémismes, les positivismes nepeuvent pas prétendre occuper, à eux seuls, tout le champ des scienceshumaines.

Cela a une conséquence sur la suite. Si on place l’altérité,l’historicité au centre des sciences humaines et de la linguistique, celaattaque le cœur même de ce qui rend les positivismes et autres circum-

18 L’expérience (générique) oppose l’expérimentation (manipulation, hiérarchie)à l’expérienciation (participation, parité).19 C’est une limite importante des approches se fondant uniquement sur ducorpus synchronique, puisque les représentations discursives que l’on peut reconstituerà partir des signifiants du corpus ne suffisent pas toujours à tout rendre intelligiblecomme lorsqu’on a accès au processus de production de ces représentations.

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structuralismes crédibles au yeux des scientistes : les technologies,outils, instruments. Ceux-ci sont en effet construits sur le postulat d’unmonde stable, qui permet de reproduire des façons de le traiter, del’étudier, et de reproduire les mêmes résultats avec les mêmes méthodes,outils, protocoles, indépendamment des contextes et historicités. Dèslors que l’on a affaire à l’altérité, résultante qui se re-construit sans cessehic et nunc, qui se nourrit de l’historicisation et de la contextualisation,les méthodologies sont sans cesse à reconstruire, ou en tout cas, ont deseffets différents dans des contextes différents si on ne le fait pas. Amoins de formater l’altérité, en la filtrant pour n’en retenir que ce quel’on veut bien en retenir, ce qui en est la négation stricte, et qui peut fairedouter que des sciences humaines puissent être fondées sur de tellesméthodologies, puisqu’elles manqueraient leur objectif principal.

C’est ainsi que P. Veyne, tenant en compte la dimensionpleinement humaine du travail de l’historien, peut écrire :

« Toute histoire est archéologique par nature et non parchoix […] expliquer et expliciter l’histoire consiste àl’apercevoir d’abord toute entière, à rapporter les prétendusobjets naturels aux pratiques datées et rares qui lesobjectivisent et à expliquer ces pratiques non à partir d’unmoteur unique, mais à partir de toutes les pratiques voisinessur lesquelles elles s’ancrent. Cette méthode picturaleproduit des tableaux étranges, où les relations remplacent lesobjets. Certes, ces tableaux sont bien ceux du monde quenous connaissons : Foucault ne fait pas plus de la peintureabstraite que Cézanne ; le paysage aixois est reconnaissable,seulement il est pourvu d’une violente affectivité : il semblesortir d’un tremblement de terre. Tous les objets, hommescompris, sont transcrits dans une gamme abstraite derelations colorées où la touche efface leur identité pratique etoù se brouillent leur individualité et leurs limites. Après cesquarante pages de positivisme, rêvons un instant sur cemonde où une matière sans visage et perpétuellement agitéefait naître à sa surface, en des points toujours différents, desvisages toujours différents qui n’existent pas et où tout estindividuel, si bien que rien ne l’est » (Veyne, 1985, 428-429,soulignements, gras de D2R).

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« Car la seconde limite de l’objectivité […] est la variété desexpériences personnelles, qui sont malaisémenttransmissibles. Deux historiens des religions ne seront pasd’accord sur le « symbolisme funéraire romain », parce quel’un a l’expérience des inscriptions antiques, des pèlerinagesbretons, de la dévotion napolitaine et qu’il a lu Le Bras,pendant que l’autre s’est fait une philosophie religieuse àpartir des textes antiques, de sa propre foi et de sainteThérèse ; la règle du jeu étant qu’on ne cherche jamais àexpliciter le contenu des expériences qui sont le fondementde la rétrodiction, il ne leur restera plus qu’à s’accusermutuellement de manquer de sensibilité religieuse, ce qui neveut rien dire, mais se pardonne difficilement » (Veyne,1971, 212).

« Certes, cette expérience est transmissible et cumulative,puisqu’elle est surtout livresque [il s’agit des historiens] ;mais elle n’est pas une méthode (chacun se donnel’expérience qu’il peut et qu’il veut), d’abord parce que sonexistence n’est pas officiellement reconnue et que sonacquisition n’est pas organisée ; ensuite parce que si elle esttransmissible, elle n’est pas formulable : elle s’acquiert àtravers la connaissance de situations historiques concrètes,dont il reste à chacun à tirer la leçon à sa manière. […]L’histoire n’a pas de méthode, puisqu’elle ne peut formulerson expérience sous forme de définitions, de lois et derègles » (Veyne, 1971, 213).

J’ai présenté ces citations bout à bout pour montrer à quel point onbascule dans un autre univers épistémologique qui n’a pas grand-chose àvoir avec celui, d’inspiration positive quoique parfois rafistolé ça et là,que nous connaissons habituellement, dès lors que l’on fait le choix del’altérité comme point de départ, choix que les approches positives sesont bien gardé de faire, et l’on comprend bien pourquoi. Le choix del’altérité fait changer d’horizons, et ce bouleversement est d’autant plusprévisible que nos habitudes épistémologiques excluant l’altérité avaienttout fait précisément pour éviter cela, en posant toute une séried’obstacles à cette évolution. Le plus évident en est la croyance dans unmonde (univers) qui s’impose à nous comme le seul possible, que nousn’avons plus qu’à décrire en cherchant et trouvant les instruments les

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plus performants, alors que l’altérité multiplie les univers possibles (lesmulti-vers, dans la logique altéritaire) sans donner de règle pour leshiérarchiser. Si une règle doit être trouvée pour le faire, elle ne peut setrouver ni dans l’autre, ni dans le monde : c’est au chercheur àl’expliciter, en prenant ses responsabilités20 politiques et éthiques.

Une immersion dans les situations créoles m’a mis sur la piste deces réflexions par la diversité des mondes qui s’y articulent, l’intensitéde leur historicité dans l’interprétation du sens des produits actuels deces cultures, par la violence et l’inaltérabilité de leurs conflits-solidarités. J’en parle plus longuement plus bas.

On peut faire une pause pour essayer de voir en quoi ces questionsde postures, qui peuvent paraître très éloignées d’enjeux concrets, sontau contraire au cœur même de ceux-ci.

Un travail d’aménagement des relations sociales, aujourd’hui, enFrance (et ailleurs dans le monde) est certainement une priorité, enconséquence des phénomènes migratoires résultant de la mondialisation.Les linguistes ont une contribution à y faire, pourvu, au minimum, qu’onne les forme pas, comme on le fait actuellement, à mépriser ce type detravail en entretenant des visions de la scientificité qui dévalorisent cesapproches, au maximum, qu’on les y forme dans les universités, enchangeant singulièrement les habitudes institutionnelles. C’est ainsi,pour donner un exemple d’enjeu concret dont le traitement est tributairede la façon dont on répond aux questions posées ici, que l’observationdes pratiques linguistiques peut être conseillée par des linguistes qu’elles’est choisis, met l’accent, dans ses actions et financements derecherches, plus sur la « pure description » des systèmes linguistiques,en camouflant cette opération technolinguistique d’un curieux badigeonsociolinguistique néanmoins allergique aux représentations comme on leverra plus bas (on aura compris, en lisant ce numéro des Carnets desateliers de sociolinguistique, que, pour nous, « sociolinguistique », et

20 En effet, mais je ne peux entrer dans le détail de la démonstration ici, les approchesexpérimentales disposent de tests, dont la pertinence, cependant, doit être établie pard’autres tests, faisant basculer la recherche dans une infinie récursivité (Chalmers,1991, 88). Les approches réflexives, en racontant des récits de construction deconstruction… courent le même risque. La seule issue est donc que le chercheur donneles co-ordonnées contextuelles et historiques qui motivent ses choix, sans chercher àfonder sa démarche dans des absolus.

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« prise en compte de l’altérité » ne peuvent qu’entraîner une saillancedes représentations). Court-circuiter les représentations élimine en effettout risque (personnellement, je dirais « chance ») de visions différentesd’un monde dont on postule du même coup qu’il ne peut qu’être uni-vers(le sien, probablement), rend impossible le traitement de l’altérité et dela pluralité, et en exclut les perspectives autres que celles des« technolinguistes » (cf. infra).

La priorité, actuellement, en France, nul ne le contestera,notamment pour endiguer la montée des extrémismes, est bienévidemment ailleurs. Elle se trouve dans la réinterprétation de nostraditions pluralistes « françaises », en poursuivant le travail commencépar les rapports Poignant (1998) et Cerquiglini (1999) pour définir ceque signifie ce terme au début du XXIème siècle, pour qu’il n’ait plus lesens que lui donnait Grégoire. Ce travail, les linguistes, qui n’ont pasune conception restrictive de la scientificité, savent le faire (ce n’estd’ailleurs pas un hasard que ce soit B. Cerquiglini, historien du françaisqui l’ait fait, et non pas un technolinguiste).

J’ai participé à ce type de travail, dans le cadre de la mise en placedu CAPES21 de créole entre 2002 et 2004 (Robillard, 2005), avec unetrentaine de collègues universitaires et non-universitaires, et nous avonsréfléchi ensemble à la traduction-didactisation des traditionslinguistiques et culturelles créoles pour favoriser la promotion de ceslangues-cultures. Cela a commencé dans la violence verbale la plus crue,provoqué des questions parlementaires, et… personne n’en parle plusquatre ans seulement après, parce que le savoir-faire de linguistes,historiens, ethnologues (etc.) créolistes et généralistes a su faire le tridans ces langues-cultures différentes et souvent rivales, entre ce qui étaitessentiel et secondaire à un moment historique donné, dansl’instabilisation apportée par un projet d’avenir. Tout cela a permisd’éviter les pièges de la patrimonialisation qui guettait, tant en France,qu’on a pris l’habitude de considérer que tout ce qui n’est pas languedominante est donc langue morte, sans faire le tri entre les langues autresque le français de manière plus fine22. Cependant, pour que puisse se

21 Concours à l’issue duquel les lauréats obtiennent un poste dans l’Educationnationale en France.22 La question des langues n’opposant pas les grands partis de gouvernement enFrance, mais les divisant, il est clair que le gouvernement qui trouvera le courage de

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faire ce travail, il faut changer la conception que l’on peut avoir dutravail scientifique, de ce que doit contenir la formation des linguistes,pour que, devant ce type de situations, les linguistes soient formés pour yrépondre, et ne craignent pas la dévalorisation aux yeux de leur proprescollègues, sous prétexte (ce que je me suis entendu dire) que ce typed’opération n’est pas scientifique, et comporte des risques. Donc desenjeux, ce qui fait qu’il faut justement s’y impliquer, à mon sens : si onne s’implique que dans ce qui ne comporte pas d’enjeux, on vide à coupsûr une discipline de tout intérêt social, et la linguistique y est parvenuede manière assez exemplaire, vivant encore un peu par ce qu’elleminorise dans ses marges comme la didactique des langues et lasociolinguistique.

Cependant, si l’expérienciation réflexive de ce type de situationsest un lieu vraisemblable pour inscrire une réflexion sur l’altérité, cessituations ne sont, heureusement, et, à l’évidence, pas les seules quipermettent ces considérations, preuve en est que P. Ricoeur y estparvenu sans recours à la créolité, si ce n’est métaphorique, dans lamesure où il a fait l’expérience personnelle et réflexive de l’altérité en selaissant mettre en cause, en se laissant bousculer par d’autres culturesque la sienne, qu’il a rencontrées en en acceptant le choc de plein fouet.

Si je parle des approches inspirées de la créolité, c’est sans aucundoute parce que, si j’historicise mes propres pratiques, c’est de làqu’elles me viennent, éclairées et rendues intelligibles à la lecture deP. Ricoeur. Je raconte ailleurs (Robillard, à paraître) en effet de manièreplus détaillée comment l’expérience de la créolité, qui donnel’impression d’un chaos, au sens épistémologique du terme (Robillard,2001), incite à la réflexivité, afin de construire du sens dans un universqui, loin d’en manquer, en aurait trop, de différents et de contradictoires.

Dans ce type de société, on ne peut craindre les risques de laréflexivité, tant la construction de soi et des autres sont en interactionconstante, si bien que la rupture classique dans les approches en scienceshumaines entre le « sujet » et l’« objet », entre l’individu et la société,tant la recherche de la « bonne distance » introuvable sont indéfendables.

traiter cette question, qui suppose une catégorisation des langues selon leur vitalité,sera difficile à trouver, sans changement spectaculaire dans la sphère politique, ousituation de crise.

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Ce type de société conduit le non-réflexif au repli frileux sur l’idem (eton peut craindre qu’il en aille de même pour les identitésprofessionnelles et scientifiques des linguistes nostalgiques d’unelinguistique monolithique du passé), soit à la mutation permanente,adaptative, réactive, radicalement écologique, chaotique et historiciséede l’ipse. C’est la raison pour laquelle partir des aires créoles pour parlerde réflexivité n’est pas complètement inattendu, même s’il est bien clairque chacun, personnellement et socialement, peut connaître des accès àla réflexivité qui soient différents, pourvu qu’il se laisse bousculer pardes altérités (et donc en prenne le risque), ou qu’il ne se donne pas lechoix de ne pas le faire, et cela commence par la simple dévalorisationsystématique de ce qui n’est pas homogène.

On comprend alors en quoi les sociétés créoles peuvent être aussiemblématiques de la réflexivité et de l’historicité. Ce sont des sociétésoù la différence, le conflit, les solidarités tissent un réseau où, quoiqu’on fasse, on est agi en permanence même si l’on n’agit pas. Laréflexivité y est donc une pratique quotidienne de survie si l’on veutéviter de basculer dans le racisme et le rejet de l’autre. Le monde quis’annonce avec la mondialisation semble bien être plus un monde créolequ’un monde de nationalismes se regardant en chiens de faïence commecelui qu’a contribué à édifier la linguistique du XIXème siècle.

11. Altéro-réflexivité, rétro-anticipation : une instabilité à larecherche de quoi ?

« Mais », m’oppose-t-on généralement après un moment dediscussion, en changeant de ligne défensive, « quel sens cela a-t-ilencore de faire de la recherche, puisque tout est processus, et que rienn’est stable ? ».

Cette question repose sur le présupposé que la science doit dégagerdes « généralités » acontextuelles et anhistoriques, idée imposée par lepositivisme. Il est bien clair, comme dans les exemples donnés plus haut,que la recherche peut concerner des processus contextualisés ethistoricisés, qui n’en nécessitent pas moins des connaissances savanteset expériencielles, contextualisées et historicisées, dont on ne parvientpas à déterminer si elles sont générales ou particulières parce qu’elles nesont ni tout à fait générales, ni tout à fait particulières, humaines. La

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mise en place d’un CAPES de langue, la réflexion sur le sens desidentités appuyées partiellement sur des langues, nationales, régionales,dans l’Europe du XXIème siècle font partie de ces domaines de rechercheni totalement particuliers ni totalement transversaux. Cela suppose quel’on parvienne à trouver des identités, donc des processus de mise enrelation constitutivement instables parce qu’historicisés, ce qui ne veutpas dire qu’elles n’« existent pas », pour reprendre la hantise despositivistes (et des postures déistes). Ce n’est en effet pas parce qu’unprocessus est instable qu’il ne peut être étudié, aménagé, influencé, aucontraire pour les deux derniers : c’est parce qu’il est instable qu’il peutêtre modelé, adapté.

Des recherches, ni totalement particulières, ni intégralementgénéralisantes, et extrêmement utiles peuvent ainsi être effectuées enconstruisant des scénarios constructivistes entre lesquels les politiquespeuvent choisir, car c’est leur rôle dans une démocratie représentative.Cela nécessite encore un examen des relations entre les termes clés del’approche proposée ici.

Si la définition de la réflexivité repose sur l’implicite de laconstructivité de ce processus, sur celui que l’individu réflexif agit, cellede l’historicité est tributaire de l’idée que si rien n’est totalementdéterminé, tout n’est pas non plus possible à un moment donné, que l’onest agi, et que l’on peut donner sens à ce processus, qui par ailleursconfère aussi des pouvoirs. On est agi par ce dont on fait partie, et c’estparce qu’on en fait partie qu’on a le pouvoir de le changer partiellement.L’individu socialisé se construit de manière radicalement écologiquepour extrapoler le propos de L.-J. Calvet (1999), avec les autres, avecson environnement, et cette relation est instable, relation dont le sens nepeut s’expliciter que par un effort réflexif qui consiste à relire l’histoireet à se relier à ce qui n’est pas soi (altéro-réflexivité), à l’avenir (rétro-anticipation) pour produire du sens. C’est donc une part de liberté etl’instabilité introduite par un projet d’avenir qui n’est celui d’aucun des« soi » en présence qui permet d’échapper au duel des identités figéesdans l’idem, problème concret souvent rencontré de nos jours avec lesintégrismes de toutes sortes : c’est l’instabilité, l’imprédictibilité quifournit un espace interactif où l’on peut transformer une rivalitépotentielle en projet constructif d’interpréter ensemble des histoires deconcurrences en projet de vivre ensemble.

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L’altéro-réflexivité est donc une activité d’expérienciation pourcréer du sens : soi et l’autre, l’histoire et l’avenir. On pourrait faire lependant à l’expérimentation en appelant ce processus« expérienciation », en calquant sur l’anglais to experience (verbe), nonpas parce que ce terme existerait avec ce sens en anglais (angl.*experienciation), mais en hommage à l’école empiriste anglo-saxonne(Hume, etc.).

Cet ensemble de termes est inséparable : l’attention à l’histoire estliée au fait que si l’on ne fait pas l’histoire de ce qui nous entoure, on atendance à penser qu’il est immuable, qu’il a existé de tout temps, etqu’il n’est donc pas changeable. L’historicité a partie liée avec laconstructivité, l’action : une forme d’historicité consiste à raconter unprocessus de construction passé pour rendre possible un processus àvenir (on peut évidemment faire l’inverse : raconter l’histoire pourrendre impossible toute interaction à venir).

L’altérité, comme on pouvait le dire plus haut de la réflexivité,sent un peu le soufre dans nos cultures occidentales (on peut le dire ausside l’historicité), en raison de la part d’affectivité qu’elle comporteinévitablement, puisqu’elle repose sur la prise en compte de la relation,qui « mouille » et interdirait la connaissance « objective ». Celabouscule notre conception occidentale de l’individu, reposantpartiellement sur sa « personnalité », son invariabilité, qui en serait lecœur inaliénable et stable. On soupçonne vaguement la prise en comptede ces dimensions de conduire à des comportements fluides, hypocrites,duplices, opportunistes, raison pour laquelle on a condamné les sophistes(voire « Foire aux questions »), et les femmes : « Souvent femmevarie… ». On craint que cela ne conduise à une sorte de permissivitégénéralisée, ce qui est un procès d’intention qu’il faut dissiper.

C’est ainsi que l’on voit dans A Passage to India, de E.M. Forster,un colonial britannique cherchant à obtenir une information d’un Indienpendant la période coloniale, et se demandant s’il doit lui payer unbakchich pour cela, et s’il le fait, quelle somme exactement estsusceptible de lui assurer « la vérité ». En somme, un débatméthodologique : quel est le bon instrument, et quelle quantité ? (àdéfaut d’entrer en relation avec l’autre, on le manipule). Il redoutequ’une somme trop forte lui vaille une information qui soit celle que sonpartenaire indien pense susceptible de lui faire plaisir, qu’une somme

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trop faible lui vaille une information incomplète. On voit mis en scène ledominant, campé dans une conception de l’identité individuelle stable etaffirmée de « dominant », refusant une autre relation que hiérarchique etvénale, ne pouvant faire autrement que de comprendre la posture del’Indien dominé (qui aurait bien choisi une autre posture, s’il avaitseulement pu) sur un mode négatif : tout ce qui est évolutif, contextuel,historicisé, variable, est suspect à ses yeux, et il en fait une interprétationstrictement vénale. Nous n’en sommes pas loin dans notre conception dela science, qui doit être constante, stable, homogène ou renoncer à toutelégitimité.

Certaines expérienciations23 des sociétés créoles m’ont ainsisuggéré que prendre en compte l’altérité ne signifie nullement basculersoit dans une sorte de tolérance maximale, soit de « prêchi-prêcha » lié àl’idée que l’on doit se « sacrifier » à l’autre, renoncer à soi pour laisservivre l’autre (d’autant que la posture de déni de soi, quand on estdominant est à la fois confortable, avantageuse moralement, facile et debien peu d’effet). Il s’agit de pratiques de l’altérité qui sont à la fois trèsvigoureuses et très douces, les unes autant que les autres permettant deconnaître l’autre et de se connaître dans la relation à l’autre. Il ne s’agitpas d’émousser ses particularités pour laisser la place à l’autre dans unesorte d’auto-sacrifice, de déni de soi, mais, dans un premier temps, de lesaffirmer, pour que l’autre puisse le faire aussi, afin, une fois que l’on seconnaît dans la relation à cet autre, de négocier ensemble sur l’essentieldans une hiérarchie qui devient commune, dans la cohérence d’un projetde vivre ensemble. J’ai ainsi beaucoup été frappé que dans une sociétéqui connaît des formes de racisme, les plus racistes ne sont pas toujoursles plus ignorants des pratiques de l’autre : la connaissance des pratiquesde l’autre ne suffit pas à empêcher le racisme, ce qui n’est ni uneapologie du racisme, ni une critique de certaines approches dites« interculturelles » comme forme de pratique altéritaire, mais une façonde rappeler que les pratiques altéritaires ne sont à confondre ni avec la« tolérance », ni avec la compréhensivité, ni avec le laxisme.

On peut décrire l’expérienciation altéro-réflexive comme uneinteraction fondée sur une bonne connaissance de comment on se

23 Il ne s’agit pas d’idéaliser ces sociétés et d’en faire des modèles, maisde les considérer comme des milieux propices à certainesexpérienciations.

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construit face à la construction de l’autre24 (dans un processuscontextualisé, historicisé) qui permet à chacun, d’échanger pourconserver, transformer et articuler ce qu’on a appris grâce à l’autre àreconnaître comme le prioritaire en renonçant ensemble et/ou entransformant ensemble une partie de ce qu’on a appris ensemble àconsidérer comme secondaire en fonction d’un projet de vivre ensemblesans lequel rien de tout cela n’est possible (et c’est sans doute pour celaque les sociétés créoles insulaires pratiquent ces stratégies, leuréclatement est impossible en micro-société insulaire). Il ne s’agit donc nid’un marchandage où l’on essaie de faire une « bonne affaire » sur le dosde l’autre, ni d’une partie de poker où chacun joue ses cartes dans unduel face à l’autre. Cette phase initiale est sans doute inévitable (tant quel’autre est chaos à nos yeux, tant que l’on peut penser éviter l’inconfortdu vivre ensemble), mais elle évolue en processus de co-constructiontourné vers l’avenir, où personne ne se renie ou ne se sacrifie, nedemande à l’autre de se renier ou de se sacrifier, et où on finit ensemblepar faire le tri entre l’essentiel et le facultatif en contexte historicisé, ettransformer et articuler autrement des priorités d’origines différentes, enleur donnant du sens nouveau en commun, en fonction du projet d’unavenir à construire ensemble. Bien entendu, c’est le scénario idéal quiest esquissé plus haut : les choses ne se passent jamais complètement dela sorte, même si, par des voies complexes, on y aboutit.

C’est, pour moi, le sens de cet article : camper fermement l’altéritéd’une ontolinguistique, pour que s’ouvre un débat altéritaire, unemeilleure articulation entre différentes façons de pratiquer la linguistiquedans un projet cohérent, où les différences demeurent et s’organisent.

On comprend pourquoi altéro-réflexivité a pour corrélats rétro-anticipation, instabilité, historicité, etc., et surtout, pourquoi ce processusse met en route lorsque l’on prend conscience que le vivre ensemble estnécessaire.

La recherche, dans cette perspective, ne consiste pas à brasser desgénéralités, mais à chercher de nouveaux équilibres particuliers, sanscesse réadaptés. Le rôle du chercheur est à la fois d’être attentif à ce quichange, et d’imaginer de nouveaux équilibres, en un sens de redécouvrir

24 Ce qui est différent de : qui on est face à l’autre, ce qui campe desirréductibles.

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sans cesse la même chose (un vivre ensemble) sans cesse différent, eninventant les façons de le faire au fur et à mesure.

L’inverse peut être très dommageable.

Un témoin m’a raconté l’histoire suivante qui illustre lescomportements non altéro-réflexifs et non rétro-anticipatifs dans unesociété qui les nécessite. Lors d’un voyage à l’Ile Maurice, une touristefrançaise, dès son arrivée à son hôtel en bord de plage, demande à cequ’on l’emmène faire des courses qu’elle considère comme urgentes.Elle quitte donc la bulle hôtelière où la créolité est amortie, où l’altéritéest soigneusement édulcorée, filtrée et rendue supportable (fruitsexotiques, paréos, sable, musique créole…) pour aller à la « boutiquechinoise » du coin, au moment de fermer ses portes. Sous la« varangue » de cette boutique, elle voit et entend la scène suivante : unvieux pêcheur mauricien créole en guenilles écoute les informations surFrance Inter. Elle tourne les talons, rentre à l’hôtel, et reprend l’avionpour la France le lendemain. Pourquoi cela ? Parce que elle-mêmeécoute France-Inter, le même type d’émission, et, dit-elle à mon témoin,n’a pas supporté d’avoir dû envisager de partager cette pratique (sansdoute importante pour elle au quotidien) avec ce pêcheur inconnu qui luisemblait si différent, ce qui interrogeait sa propre identité. Cettepersonne s’est fondée sur l’identité des signifiants, indépendamment detout le reste, pour donner du sens à cette scène, par exemple sans penserque cette pratique pouvait avoir un sens différent pour l’autre : c’estl’incapacité à imaginer qu’on puisse être autre qui provoque cette fin.

Des pratiques altéro-réflexives auraient pu la conduire à imaginerque l’on puisse être autre, au-delà même de ce qu’elle pouvait imaginer,qu’on pouvait avoir d’autres rapports avec le français et ces émissionsqu’elle, ou qu’elle pouvait changer ses propres postures et les faireévoluer…

Le rôle du linguiste, pour focaliser notre attention sur lui, est donc, danscette perspective, d’analyser les situations pour déceler le changement,de tenter de distinguer les changements inévitables, les rapports de force,et d’imaginer de nouveaux équilibres possibles. Bien entendu, tous leschercheurs ne seront pas unanimes dans leurs analyses, ce qui est normaldans un univers chaotique, où plusieurs équilibres différents, plusieurscombinaisons différentes de facteurs différents peuvent être équivalents

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dans leurs effets. La pluralité des analyses, préconisations, politiques, estsalutaire dans la mesure où face à la pluralité des évolutions possibles,des critiques plurielles sont indispensables (cf. infra).

12. Traduction, distance, unimodalité, multimodalité,métaphore, métonymie

La logique altéro-réflexive conduit à considérer que lacompréhension, prônée par exemple par M. Weber (1992), qui alongtemps servi de point d’appui aux chercheurs qui renâclaient àl’objectivisme, est sans doute impossible à réaliser. En effet, dans larelation avec l’autre, la compréhension intégrale de l’autre le ferait enquelque sorte disparaître, voler en éclats, puisqu’il perdrait toutespécificité. Ce serait d’ailleurs impossible, car l’historicité humaine,l’historicité tout court, suppose que le processus de production fait partieintégrante sinon toujours du produit, du moins de la perception que l’onse fait du produit, de son sens, de la communication à propos du produit,qui participe de la construction sociale permanente. Combien d’entrenous avons été piégés par des proches qui nous faisaient manger ce quenous croyions ne pas supporter d’absorber, et que nous avons trouvéexcellent en n’en sachant pas la provenance, et exécrable dès que nousen apprenions l’origine, l’histoire ? On aura compris que cetteorientation s’appuie fortement sur la notion de représentation (largementdéveloppée ici même par P. Blanchet), et de représentation ayant unecertaine persistance dans le temps de la mémoire individuelle et« sociale », si le processus constructif fait partie de la perception duproduit empirique. Linguistiquement, l’argument étymologique est ainsifréquemment utilisé pour re-colorer le sens postérieur d’un mot de sonsens originel (la « contrainte », pour le « travail », du lat. tripalium).Lorsque le terme « fax » a commencé à se généraliser, certains l’ontdénoncé parce qu’emprunté à l’anglais, ce à quoi rétorquaitl’argumentaire suivant : l’origine du terme étant latine (fac simile25), leplus nationaliste et puriste des francophones n’avait plus à rougir del’utiliser.

Plutôt que de parler de compréhension, je préfère donc parler de

25 Wikipédia s’en fait l’écho : http://fr.wikipedia.org/wiki/Fax(Consulté le 6/09/2006).

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traduction, ce qui n’est pas inconsidéré pour un linguiste, parce quel’agent traducteur doit son efficacité au fait qu’il revendique sonexpérienciation à plus d’une culture, à deux processus d’expérienciationau moins : l’expérienciation du sens dans l’univers de la langue-culturesource, qu’il essaie de traduire en expérienciation sémiotique dansl’univers de la langue cible, dans des discours historicisés à chaque fois.Cette expérienciation n’est pas qu’intellectuelle, elle est une expériencehumaine totale, à laquelle on a accès par la réflexivité, et dont on teste lapertinence en langue cible par la réflexivité également.

Pour traduire cela en trope (en types de rapports sémantiques), lamétaphore conviendrait parfaitement, parce que la métaphorisation estune expérienciation sémiotique qui repose sur une articulation-tensionentre deux univers qui ne doivent pas se confondre. Ces deux universdoivent demeurer différents, incommensurables, et en même temps, lerôle de celui qui construit la métaphore consiste à montrer que si l’onsélectionne des traits pertinents, significatifs dans une historicité-contextualité donnée, on parvient à reconstruire un univers de discours,et la précision est importante, dans une historicité-contextualité donnée.Cette précision signale qu’une langue est probablement intraduisibledans une autre langue (qui cela peut-il intéresser ? à quoi cela servirait-il ?). En revanche, des discours (pris en charge, historicisés) peuvent setraduire. C’est cela même qui rend la traduction possible qui rend saméthodologisation, son enseignement malaisé : on invente un peu saméthode à chaque fois.

Inversement, c’est la métonymie qui traduit sans doute le mieux ladémarche positive, puisqu’elle procède par ponction, prélèvement,d’éléments réputés homogènes et représentatifs d’une classe plusgrande, nonobstant les différences évidentes, pour reprendre lesexemples classiques, entre la voile et le navire, les têtes et les animauxetc.

Résumons-nous rapidement avant d’aller plus loin, après cetaperçu :

Cette approche repose sur des postulats solidaires sur le processusde recherche, en faisant l’hypothèse que dans toute recherche, puisqu’ilest impossible si l’on est humain, de se déshistoriciser (on peut lefeindre, certes, et avoir la politesse de feindre que l’on y croit, mais alors

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il faut se demander, dans ce jeu, qui y gagne quoi, et qui on trompe, surquoi, pourquoi ?). Si tel est le cas, quelle que soit la méthodologie miseen œuvre, de la plus expérimentale à la plus expériencielle,l’historicisation du chercheur joue un rôle central, ce qui rendindispensable la réflexivité, qui permet d’expliciter cetteexpérienciation, d’en dégager des enseignements.

Face à cela, on peut choisir de le cacher, c’est le choix que font lesapproches positives en sciences humaines, afin de prétendre à la dignitéde « science » assimilée trop rapidement à « science dure », parce quenous vivons dans des sociétés où le technologique est valorisée, ce quidonne accès à des ressources autrement, croit-on, rendues inaccessibles(cela n’est même pas certain, certains scientifiques « durs » qui ne sontpas réellement dupes de la technologisation des sciences humaines,préfèrent en effet que celles-ci revendiquent leur altérité face auxsciences « dures »). Les linguistes sont parmi ceux qui ont eu le moinsde chance face à cette question, puisqu’ils ont pu se targuer d’avoir un« vrai » « matériau matériel » à étudier, la dimension sonore des langues,et P. Blanchet en parle également ici, en montrant comment, si lalinguistique a eu le malheur de se croire la science pilote des scienceshumaines, son modèle interne a été la phonologie, et ce n’est pas unhasard. Tenter de masquer l’historicité de chaque chercheur a cependantl’inconvénient de « technologiser » les sciences humaines, mettant enscène surtout des outils, censés dire des choses des hommes, comme sicela ne nécessitait pas quelqu’un pour interpréter les « données »,comme si cette interprétation pouvait être déshistoricisée (ce débat faitrage entre U. Eco et ses collègues (Eco, 1992). Persister dans cetteimposture orgueilleuse (se prétendre surhumain) nécessite de sérieuxarguments, et, pour ma part, les inconvénients me semblentcontrebalancer, et de loin, les maigres avantages, parmi lesquels les raresplumes de scientificité dont cela permet de se parer (mais qui en estdupe ?). D’autant plus que si l’on fréquente un peu des spécialistesd’autres disciplines, plus « dures », on s’aperçoit qu’ils préfèrent souventun praticien des sciences humaines, lorsque celui-ci revendique leslimites, et les avantages de ses approches. Cela lui permet en effet deleur faire des propositions viables de collaboration, en profitant desavantages de cette posture (notamment, pouvoir agir dans le concret sanssentiment d’illégitimité). Les prétentions à la généralisation des scienceshumaines font en effet discrètement sourire beaucoup de spécialistes desciences dures, qui voient bien les abus de langage et les métaphores

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d’outils, tout en ayant la courtoisie de ne pas le laisser apparaître.

Ce point est loin d’être anodin, parce que ce qui fait que lalinguistique a du mal à expliciter ses fonctions sociales, et àprofessionnaliser ses étudiants, c’est que le positivisme conduit àdévaloriser toute pratique professionnelle qui ne peut revendiquer desconditions de scientificité extrêmement exigeantes et paradoxales ensciences humaines (puisqu’elles consistent à nier l’humanité duchercheur et du professionnel). Au contraire, une approche réflexivearticule mieux les pratiques scientifiques et les pratiquesprofessionnelles, en leur proposant un dénominateur commun, laréflexivité, qui reconnaît tous les types de savoirs, en posant que l’idéemême de production de savoirs n’a pas grand sens : toute« réutilisation » en est la production à nouveau, dans une nouvellehistoricité.

J’ai pu ainsi échanger avec des médecins se préoccupant de ladimension linguistique dans leurs actes de diagnostic, y compris celui derestitution du pronostic vital dans des cancers, ainsi que dans les soinspalliatifs. La dimension de l’historicité, de la réflexivité leur a parupertinente, et la question de l’altérité les a longuement fait réfléchir. Eneffet, lorsqu’ils prononcent un diagnostic de cancer difficilementguérissable, ils s’efforcent de tenir exactement le même discours (idem,stabilité du signifiant) au patient et à ses proches. Ils sont malgré toutconfrontés à des difficultés lorsque ce diagnostic est interprétédifféremment par ces différentes personnes, simplement parce que, enlivrant le diagnostic de manière « verbalement » strictement identique àtous, ils ne tiennent pas compte de l’historicité de leur acte, de celle deleur interlocuteur (ils tendent à considérer les proches comme des clonesdu patient en homogénéisant fictivement la partie « patient », face à lapartie « soignants »), etc., si bien qu’ils auraient peut-être intérêt àrechercher non pas un discours dont le signifiant est stable (croyance quela dimension linguistique stable est prédominante), mais un discoursdont la résultante est stable, ce qui est bien plus difficile que la certitudefragile que procure le fait de s’assurer que l’on dit bien les mêmes mots.Une traduction du sens en somme, avec toutes les difficultés de cettepratique. La séance réflexive menée de concert a permis de faire despropositions utiles à des professionnels, sans réclamer des moyensconsidérables pour mener une enquête, recueillir des corpus standardiséset informatisés, et en mobilisant-valorisant l’expérienciation des

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professionnels eux-mêmes, en les mettant en contexte différemment dece qu’ils font habituellement.

Face à l’inévitable historicisation, on peut donc prendre une autreorientation que le déni d’humanité, et choisir de l’assumer, de larevendiquer, et on bascule alors dans un univers dans lequel, lorsqu’onest habitué aux épistémologies positives, structurales, systémistes,galiléo-cartésiennes, un temps d’acclimatation est nécessaire, parce quel’horizon des attentes habituelles du scientifique chavire pour un autreéquilibre, des objectifs et valeurs différentes.

En effet, par exemple, la notion même de « connaissance » en estatteinte dans son sens courant, si l’on entend par là qu’il s’agitd’éléments d’information considérés comme dignes d’être transmisparce que sûrs, admis, certains, non susceptibles de contestation. Le faitmême de considérer que l’on « sait » construit un rapport hiérarchisé àl’autre qui nie son altérité, s’il « sait » différemment, ce qui apparaîtd’ailleurs fréquemment dans le conflit interculturel : envoyer un hommedans la Lune est un simple déplacement pour un occidental qui « sait »qu’il s’agit d’une banale planète satellisée. Ce projet peut heurterprofondément un musulman croyant, qui lui « sait » aussi que la Lune aune valeur symbolique, qui ne doit pas être souillée par les pas d’unhomme, incroyant en plus. Cela ne signifie nullement, il faut sans doutele répéter, parce que le risque du multiculturalisme multiplicateur deghettos est vite lancé à la tête de ceux qui prônent la diversité, que toutdoit être admis (l’excision, les crimes d’ « honneur »…) dans une sortede permissivité altruiste qui mène à la négation de soi qui n’est pas unepratique altéro-réflexive et rétro-anticipatrice. Cela signifie en revancheque des spécialistes de sciences humaines, dont des linguistescertainement, mais pas uniquement, peuvent s’engager dans ce type deréflexion, à condition qu’ils sachent réfléchir aux fonctions des« objets » culturels comme les langues, et à toutes leurs fonctions, passeulement communicatives (parce qu’à cette aune, une seule langue estvraiment utile en France, avec un peu d’anglais, et une pratique deslangues étrangères pour spécialistes ; et, dans le monde, une seule estindispensable, l’anglais). Le processus que je décris plus haut engageévidemment non des « experts » qui « domineraient » la situation, maisdes praticiens de la pluralité qui savent dégager des savoirs historicisésde leurs expériences, qui savent insérer cela dans des perspectives,notamment politiques, larges, en s’adaptant aux particularités de chaque

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situation, instabilisée par un réel projet à construire. Dans ce type dedynamique, on part de deux savoirs concurrents et antagoniques, avecpour objectif de fabriquer, ensemble, un savoir nouveau, commun, quiaura désamorcé simultanément les conflits, puisque, poser des savoirsdifférents par essence est aussi une façon de construire un projet de non-vivre ensemble.

Autre exemple de basculement : la distance. Dans lesépistémologies positives, la métaphore de la distance (ou son contraire,celle de l’adhésion, punition de celui qui s’est trop rapproché, comme laphalène de la lampe), comme instrument de connaissance estconstamment utilisée. Le chercheur doit se placer à la « bonnedistance », que personne ne sait définir, sauf négativement et aposteriori (« ce n’était pas la bonne distance »). Cette métaphore traduitbien, me semble-t-il, ce que j’appelle un univers unimodal,unidimensionnel, dans lequel, telle une optique sommaire (la lunette, letélescope, les jumelles, le microscope) la distance entre les lentillesdétermine si l’image est floue ou nette. Si l’on a une culture plurimodale,du type de celles que pratiquent les plurilingues/pluriculturels26, on saitêtre avec, et avec plusieurs entités à la fois, ce qui rend inutile ce réglagede la distance jusqu’à l’unique point idéal où l’on y voit. Etre avec A nesignifie jamais n’être qu’avec A, ce qui est le véritable problème, quiréclame de la méfiance au chercheur unimodal. Tout en étant avec A, leplurimodal est aussi avec B, C, D, et se vit comme un champ quiexpérience tout cela à la fois. En ce sens, je me retrouve largement dansles approches proposées par P. Blanchet (2000) et M. Heller (2002),lorsqu’ils cherchent inspiration du côté des ethnologues, qui ont en effetthématisé ces questions, ce que j’essaie de construire autrement ici. Ilfaut insister d’un mot cependant sur le fait que la plurimodalité (et c’estla justification de ce terme) ne consiste pas simplement à parler plusieurslangues, à se référer à plusieurs cultures, mais à les articuler, sans lesfaire fusionner, du point de vue de l’unimodal. En sens inverse, on peutêtre « monolingue » et plurimodal. C’est pourquoi il ne suffit pas à lalinguistique de s’intéresser à la variation, ou aux linguistes de prôner ladiversité des langues pour être, de facto, dans la plurimodalité:l’essentiel réside dans les modalités du traitement de la variation ou de ladiversité, dans la façon de l’envisager (ou alors, l’Abbé Grégoire aussis’intéressait à la plurimodalité). Ainsi, si l’on voulait être injuste par

26 Ces termes seront mieux définis plus bas.

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anachronisme, avec W. Labov, le tout premier, en un sens, lorsqu’iltravaille sur une ville cosmopolite, en rayant d’un trait de plume tous lesplurilingues (Labov, 1976, 177) afin de mieux étudier la variation.

Un dernier mot peut-être, après cette présentation panoramique,pour préciser les enjeux pour une linguistique, si elle se vit alter-linguistique : cela signifie que le cœur de la linguistique n’est pasconstitué par les signifiants, les formes, structures, phonèmes, sans quel’on doive y renoncer. Cela a pour conséquence que l’essentiel du travaildu linguiste consiste à traduire (dans une contextualité, une historicitéqu’il lui appartient de définir, avec des objectifs, des interlocuteurs àidentifier aussi) l’être avec dans le L27, l’être avec le L, l’être dans le L,etc. de celui et de ceux (individu, groupe) avec le(s)quel(s) il travaille.L’essentiel des sciences humaines se focalise sur la constructionpermanente de l’homme en société, chaque spécialité adoptant un pointde vue privilégié pour le faire (linguistique, économie, histoire…). Faitpartie de ce travail, bien entendu, une traduction de l’organisationformelle de la « langue » qu’il travaille, mais ce n’est qu’une partie dutravail de l’alterlinguiste. De même, et a priori, il ne peut donner dedéfinition canonique, anhistorique, acontextuelle de ce qu’est une« langue », cela pouvant être variable.

Le problème posé par une alterlinguistique est, on le voit donc,moins de changer les pratiques, outils, instruments, protocoles de lalinguistique traditionnelle, que d’en exiger la contextualisation,l’historicisation, la justification, la cohérence pour un projet deconstruction de l’autre (et de soi).

C’est ainsi que celui qui fait une prodigieuse histoire de ce que jevais appeler « technolinguistique », S. Auroux (1994), tout en montrantle rôle de premier plan des linguistes avant la lettre dans ledéveloppement des civilisations en général, occidentale en particulier,est lucide sur le mouvement qu’il appelle « grammatisation », et quiassure, sur le modèle gréco-latin, l’homogénéisation des langues dans lemonde :

« Il est certain que la grammatisation a eu pour contrepartieun immense linguicide, tantôt volontaire (politique

27 Cette notation sera utilisée lorsqu’il sera dommageable de distinguer « langue(s) »,« langage(s) », « discours ».

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linguistique et lutte entre différents centres) tantôt pas (choixnon raisonné de variantes locales » (Auroux, 1994, 116).

La bonne conscience de la linguistique occidentale lui estprobablement venue, pendant longtemps, du sentiment que ces pratiquesqui disparaissaient n’étaient pas des langues (au sens qu’ils donnaient,eux, à ce terme), et que cela n’avait donc que peu d’importance (dansleurs propres pays, ils étaient en train parfois de travailler à la disparitionde ces entités sans valeur, parce que liées à des classes socialesdévalorisées)28.

« Surtout, il faut certainement considérer l’idée des langueselles-mêmes, au sens de ces entités que nous considérons -car nous sommes habitués aux langues grammatisées -comme homogènes et isotopes, partout identiques à elles-mêmes, parce qu’indépendantes de l’espace, descirconstances et des locuteurs, comme une conséquence ouun produit de la grammatisation. Nous pensons toujours quela variation est seconde, qu’il y a variation à partir d’uneentité primitive et homogène. Il s’agit d’un concept qui estlargement le résultat de la grammatisation ; les comparatistesont eu beaucoup de mal à le surmonter et il entache encoreaujourd’hui pas mal des approches théoriques de noslinguistes [Note au mot « surmonter » sur l’attitude deMeillet à ce propos, et notamment cette citation de Meillet :« On ne rencontre nulle part l’unité linguistique complète »,écrite à la première ligne de Les dialectes indo-européens,1908 (Auroux 1994 : 116).

Ce travail de la posture effectué de manière fine ici par S. Auroux,pourtant historien de la technolinguistique (et peut-être en raison de cetteposture d’historien), est ce qui manque cruellement à latechnolinguistique elle-même, parce qu’elle s’est désintéressée de sonhistoire et de son épistémologie, ce qui ne l’empêche pas actuellementd’être institutionnellement hégémonique dans ce qu’on catégorisecomme « linguistique », et de n’en être sincèrement pas consciente(comme le sont souvent les dominants pour supporter leur domination).

28 On assiste maintenant au mouvement inverse, le fétichisme des langues, tout aussiexcessif, et qui veut préserver toutes les langues indistinctement, ce que dénoncent L.-J. Calvet et L. Varela (2000).

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Cela est certainement lié à la façon dont nous construisons l’altérité dupassé de notre discipline, et des actions concrètes qu’elle a pu contribuerà mettre en œuvre, comme la construction des langues nationales enEurope, ce pourquoi elle a partiellement été inventée. La difficulté delancer un débat avec la technolinguistique est, en somme, celle de lancerun débat avec toute hégémonie : il faut percer le « mur » du désintérêtpour toute altérité : la boucle est bouclée : le Titanic n’a pas non plus suprendre en compte les avis de glaces transmis par d’autres navires,certain qu’il était de sa technologie et de sa suprématie.

13. Ontolinguistique29, technolinguistique, construction deslangues, construction de la linguistique

On peut être frappé du fait que les linguistes ne cessent d’élaborerdes modèles de la variation et de l’hétérogénéité à partir de leurs« données », et ne cessent par ailleurs de s’étonner de la difficulté qu’ilséprouvent à rendre compte de l’hétérogénéité linguistique.

Cet étonnement me semble procéder d’une interprétation étrangede l’histoire de la linguistique, et de la « pensée linguistique » pourreprendre le terme qui permet à P. Swiggers (1997) de remonter dans letemps (comme le font R.H. Robins (1976), B. Malmberg (1991),S. Auroux, (1994)) à la recherche des pratiques anciennes relevant denos préoccupations.

En effet, et cela est rendu bien clair par S. Auroux (1994) (cf. ci-dessus) s’il fallait trouver un seul terme pour caractériser le travail deslinguistes, c’est « stabilisation » (ou « homogénéisation », ou« codification ») qui conviendrait, parce que ces termes renvoient tous àdes approches qui favorisent la prédictibilité, caractéristique qui, endéfinitive,

préoccupe de manière prioritaire les technosciences, sciences ducontrôle du monde.

Les sciences galiléo-cartésiennes apprécient moyennement

29 Il s’agit de l’être, tant social qu’individuel, dans cette perspective, l’homme, dans saforme que nous lui connaissons étant toujours social. Dans la perspective présentée ici,on comprend bien que l’individu est inséparable du social.

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l’hétérogénéité, l’instabilité, l’évolutivité, l’histoire, et on le comprendfacilement : s’il s’agit de dominer le monde, d’en maîtriser certainsaspects, cela est plus facile à proportion de sa stabilité, ou, au moins, s’ilne peut s’empêcher de remuer, de la prédictibilité de ses évolutions etdynamismes. Lorsque la linguistique se place sous ces auspices, elle n’adéjà pas en grande sympathie tout ce qui est vivant. Cela n’est pas trèsgênant tant qu’elle assume son rôle prescriptif : elle revendique sonpouvoir de stabilisation, et l’épistémologie galiléo-cartésienne luiconvient bien : il s’agit de contrôler les langues, de les aménager, de lesrationaliser, d’en faire des instruments de communication hors-contexte,ou des marques d’identité figée. En effet, lorsque l’affectivité a une partdans ces processus, il s’agit par exemple du sentiment national investidans une langue standardisée, et c’est une forme de sentiment peuvariable, peu contextuel, qui tend donc à stabiliser le sentimentidentitaire qui lui est attaché, à lui donner plus l’allure de l’idem que del’ipse : on voit que l’extrême droite et les conservateurs grattent à laporte. Je ne suis pas en train d’insinuer que la linguistique estresponsable des maux de notre temps : on ne refait pas l’histoire, il estdonc non pertinent de se demander s’il fallait ou non construire lesnations, si les linguistes ont eu raison d’y participer, et nous devonsrevendiquer cette part d’histoire, ce qui n’interdit pas de la reconsidérer,périodiquement, à la lumière des contextes historiques successifs. Sicette linguistique de la stabilité explicite des langues et des identitésnationales convenait bien à un moment de l’histoire où on construisaitles nations, elle est peut-être en porte-à-faux dans notre période oùs’estompent les même entités nationales, parce qu’elle ne nous permetpas d’y comprendre grand-chose, sinon que le tapis nous glisse sous lespieds, ce qui provoque des crispations identitaires chez certainslinguistes qui se raccrochent à leur noyau comme les naufragés duTitanic le faisaient à des débris flottants dans l’eau glacée, commeP. Blanchet le décrit fort bien ici même.

En effet, cette linguistique galiléo-cartésienne est très efficace, et ilfaut la conserver pour cette raison, tant qu’il s’agit de fabriquer destechnologies, à condition que la dimension éthique et politique soit priseen charge par ailleurs et de manière complémentaire, explicite, et dansnos sociétés, démocratique (Klinkenberg, 2001).

Les difficultés se sont affirmées quand les linguistes, pour rivaliseravec d‘autres sciences et recueillir leur part de valorisation, et de

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ressources qui vont avec, ont mis la charrue avant les bœufs, les finsavant les moyens, et décidé, comme on a vu F.de Saussure le faire, qu’ilfallait une science, donc dans leur esprit, descriptive et positive, deslangues, qui dispensait donc de se poser des questions éthiques, puisqu’ils’agissait de simple description, « neutre ». Donc les linguistesprétendent décrire seulement les langues, et, nous allons fairel’hypothèse optimiste qu’ils ne voient pas le problème, parethnocentrisme, et ne s’aperçoivent donc même pas que, par rapport àl’abondance des formes variables qui s’offrent à eux, ils n’en traitentqu’une toute petite partie dans leurs « descriptions », ce qui est un peucontradictoire30. Divers instruments sont fabriqués pour minimiser lesphénomènes d’altérité : la parole n’est pas traitée, celui qui prend laparole est réduit à un « émetteur », la phonologie est mise au point, quipermet de ne retenir que les « traits pertinents ». Pour qui, pertinents ? ».« Pour la communication » répondent les descriptivistes, esquivant laresponsabilité du choix : « Les langues ne servent-elles pas à lacommunication ? C’est donc un choix objectif ». Evidemment non, nousvenons de le voir avec S. Auroux, ce choix est historiquement,culturellement situé, et le faire de cette façon consiste, en définitive, àl’imposer aveuglément à la planète entière, la force politique etéconomique des nations européennes et la colonisation aidant, relayéeensuite par la puissance économique de la linguistique états-unienne,pour des raisons analogues. Comme le développe I. Stengers (1993),l’histoire des sciences nous fait toujours croire que leur triomphe n’estdû qu’à leurs qualités propres, posées comme intrinsèques. En fait, bienentendu, la science occidentale s’impose en partie en raison de sonoriginalité, mais aussi du pouvoir des nations qui la portent : siN. Chomsky avait exercé ses talents au Burkina Faso ou à Madagascar,il aurait sans doute été martinettiste fervent ! De même, le parallèle esttroublant, les normes sont toujours diffusées au nom de leur supérioritétechnique, en masquant le fait que celui qui diffuse une norme le fait enraison de son pouvoir, et accroît celui-ci du même coup (cf. les luttescontemporaines autour de normes technologiques-commerciales pourprendre, et ensuite rendre captifs des « marchés »). Nous retrouvons làsimplement le fait que les pouvoirs les plus habiles sont ceux qui font

30 Cela n’est cependant pas sûr : K. Pike (1971), annonce lucidement son programme,et les limites de celui-ci, dans son titre : Phonemics. A technique for reducinglanguages to writing. Cela me semble assez explicite pour que l’on ne pose pas unetelle approche comme universalisante.

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oublier qu’ils reposent sur un rapport de domination.

Le problème n’est donc pas du tout celui de la légitimité de laconstruction d’artefacts simplificateurs, ce que toute approchescientifique ne peut éviter de faire, mais de le faire sanscontextualisation-historicisation (c’est la qualité de simplification qui esten cause, pas la quantité, si l’on peut s’exprimer ainsi), sans transparencesur les objectifs, en proposant donc implicitement de considérer que celaest universel, et que les langues qui n’y correspondent pas ne sont pasdes langues (et les malheureux qui les parlent, peut-être pas deshommes ?). En fait, et à peu de choses près, ce sont les modalités deconstruction des langues standard européennes qui ont servi de modèleaux soi-disant descriptions linguistiques, puisque celles-ci ont privilégiéla décontextualité, l’anhistoricité, la stabilité, l’homogénéité, larationalité, etc. Ce n’est pas le recours à la Cartesian linguistics quiréfutera cette hypothèse, puisque Descartes influence la grammaire dePort-Royal, à une époque où la codification du français s’intensifie.

C’est ce que j’appelle la technolinguistique, linguistique excellantà construire des systèmes de communication stabilisés, que l’on dithomogénéisés, à utiliser en situation contrôlée (comme toutes lestechnologies, qui ont une fourchette d’adaptabilité limitée).

C’est cette technolinguistique qui a écrit l’histoire de ce qu’on aappelé de manière abusive La Linguistique, mais ce sont les gagnantsqui écrivent l’histoire comme le rappelle I. Stengers :

« L’image nouvelle associée à la sociologie des sciences meten lumière notre incapacité à juger de la sorte de l’histoiredont nous sommes les héritiers : c’est dans la mesure oùnous sommes les héritiers des vainqueurs que nous recréons,en ce qui concerne le passé, un récit où des argumentsinternes à une communauté scientifique auraient suffi àdésigner ces vainqueurs ; c’est parce que ces arguments nousconvainquent en tant qu’héritiers que nous leur attribuonsrétrospectivement le pouvoir d’avoir fait la différence »(Stengers, 1993, 17).

Il reste donc à écrire une histoire de ce que j’appellel’ontolinguistique, la partie indispensable de la linguistique qui réfléchit

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moins au Comment (moyens, outils, techniques, protocoles) qu’auPourquoi et qui, à l’évidence a été agissante, puisque le traitement duseul Comment ne peut expliquer les nombreux succès de latechnolinguistique.

En effet, et on pourrait multiplier les exemples à l’infini, ce quiexplique le succès des opérations de technolinguistique, c’est unenécessaire « pensée ontolinguistique » pour paraphraser P. Swiggers(1997) : des personnalités, sans doute influentes, sensibles aux enjeux depolitique linguistique, qui définissent des objectifs, des moyens : desontolinguistes.

Un exemple ? Alcuin (mais on pourrait citer Panini, Vaugelas,Webster, Nebrija, de manière différente, Zamenhof…).

Reportons-nous plusieurs siècles en arrière : lorsque Charlemagneva préparer la fortune de France Gall en lui donnant un prétexte àchanter « Qui a eu cette idée folle un jour d’inventer l’école », il faitvenir Alcuin (version francisée de « Alhwin ») en 781 après l’avoirrencontré à Parme lors d’un séjour. Mais pourquoi faire venir un moinede si loin ? Ne peut-on en trouver, plus près, de compétent ?Charlemagne fait sans doute l’analyse suivante : son empire grandissantdoit être administré, et cela serait facilité par une langue commune. Orplus il s’agrandit, plus il intègre de la diversité linguistique. Le pointcommun, sur le plan linguistique, de l’ensemble de ces pays est le latin,mais cela ne suffit pas, car, dans les pays de langue romane, le latin s’estsérieusement dialectalisé, et se prononce de manière différente selon leslieux. On peut évidemment rêver à une réimplantation du latin classiquepartout, au prix d’un immense effort, mais cela est perçu comme peuplausible. Charlemagne entend parler d’un moine qui enseigne àprononcer le latin « litteraliter », comme il s’écrit. Ce moine lui-même aélaboré cette solution pour enseigner le latin parce qu’il se trouve enpays de langue germanique (Lodge, 1997, 127) (à l’école épiscopale deYork), où le latin enseigné ne se trouve pas en contact avec des formesde latin vulgaire. L’idée est donc d’utiliser cette technique pour unifierlinguistiquement l’empire : puisque l’écriture du latin est uniforme, ellepeut fournir un excellent support d’unification à la prononciation pourpeu qu’on fixe le rapport écrit-prononciation, en court-circuitant dumême coup les prononciations « déviantes » dans les pays de langueromane. Les analyses sociolinguistiques élaborées par Alcuin et

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Charlemagne vont élaborer la politique linguistique de l’empirecarolingien, au service d’un projet politique. Charlemagne fait venirAlcuin à Aix-la-Chapelle et à Saint-Martin de Tours notamment, pourréaliser une sorte de transfert de technologie à travers lui, et afin qu’onsache, dans l’empire, enseigner le latin « litteraliter », dans le but derétablir une norme commune, un usage commun, au moins dans lesrouages administratifs et politiques de l’empire (que le peuple, qui necompte pas politiquement, parle d’autres langues, n’a que peud’importance avant l’avènement des démocraties, qui seules lui donnevoix au chapitre).

Cela va provoquer des contrecoups, d’autres analysessociolinguistiques, d’autres constructions linguistiques. Lesecclésiastiques vont se demander comment se positionner face à cechangement : comme ils officient à l’oral, après tout, ils peuventconsidérer que cela ne les concerne pas. Mais renoncer à la langue del’Empereur peut être dangereux (cela rend moins plausible, par exemple,la participation d’ecclésiastiques à des fonctions politiques ouadministratives au sein de l’empire carolingien). De plus, si le latin« litteraliter » gagne en prestige, cela signifie un risque de déclassementdes clercs. Ils décident donc, lors du Concile de Tours, en 813, deprêcher en langue vulgaire, tout en conservant la liturgie en latin. Lafonction de propagande religieuse est conservée, et le prestige est sauf,voilà encore une réflexion sociolinguistique sagace qui inspire lapolitique linguistique, de l’Eglise cette fois. Cela va avoir des effetsontolinguistiques importants puisque, désormais, dans les officesreligieux, les changements de langues disent aux fidèles, plus encorequ’auparavant, leur infériorité et leur différence sociale. C’est encoresous Charlemagne et son sociolinguiste Alcuin qu’on change lacalligraphie, en adoptant l’écriture caroline, plus simple et rapide pourles copistes, et qui est encore en usage de nos jours ! Que serions-noussans la pensée ontolinguistique qui préside à tous ces changements ?Probablement assez différents de ce que nous sommes aujourd’hui.Alcuin est-il le premier ontolinguiste français, le premier ontolinguistetout court ?

Bien évidemment non : accompagnant chacune des étapes de lalinguistique comme « technologie » selon l’heureuse expression deS. Auroux (1994), dans le long trajet de l’accès à l’écriture jusqu’àl’informatisation des langues, se fait une réflexion sociolinguistique

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sous-jacente, invisible parce que non technologique, ne produisant pasd’outils spectaculaires, spectacularisables et spectacularisés. En effet,examinons la cérémonie à grand spectacle des Serments de Strasbourgen 842, comme le raconte R. Balibar : qu’est-ce qui est spectacularisé ?Des discours, des langues, des locuteurs, l’autonomie ainsi conférée àces pratiques, qu’on va désormais appeler « langues », et non pas laréflexion sociolinguistique et politique, pourtant astucieuse, pertinente,efficace, qui leur est sous-jacente, et qui met en scène ce spectacle demagie sociale glottogénétique. La linguistique des codes estfonctionnellement, existentiellement extravertie, la sociolinguistique,dans les régimes non démocratiques (qui prédominent pendant trèslongtemps dans l’histoire), est, fonctionnellement, existentiellement,intravertie.

De nos jours, évidemment, la donne a changé comme le décrit fort bienJ.-M. Klinkenberg (2001), et il devient indispensable d’exposer lestenants et aboutissants d’une politique linguistique, et il faut donc queles ontolinguistes soient plus visibles, explicitent les enjeux, lesobjectifs, les moyens, les calendriers, les coûts, les avantages, risques,inconvénients, afin que les citoyens puissent participer à l’aménagementlinguistique de leur pays.

« Une conséquence grave de tout cela [l’essentialisation dela langue] est qu’une réflexion authentique sur les aspectspolitiques de la langue - […] - atteint rarement lesresponsables politiques et leurs conseillers : aveuglés par lesidées reçues courant dans le corps social, ils peuventmalaisément voir que par et dans la langue s’exprimentnombre de problèmes sociaux dont la gestion relève de leurresponsabilité » (Klinkenberg, 2001, 64).

« En effet, la conception essentialiste de la langue n’a paspour seule conséquence la carence du regard politique surelle. Elle en a une seconde : celle de placer le locuteur ensituation d’infériorité face à sa langue » (Klinkenberg, 2001,65).

Soulignons d’un mot la gravité de ce que dit J.-M. Klinkenbergdans la seconde citation : mesure-t-on l’importance, pour un citoyen, dese sentir insécurisé dans sa propre langue nationale, le rapport à

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l’autorité, aux normes, que cela risque d’induire ?

Il me semble donc qu’on peut montrer que l’évolution de lalinguistique, loin d’être autonome par rapport à l’histoire des sociétés,l’accompagne fidèlement, au point que, comme le montre avec beaucoupde talent S. Auroux, le monde dans lequel nous vivons aurait une touteautre allure si les langues n’avaient pas accédé à l’écriture, n’avaient pasété grammatisées, n’avaient pas connu l’essor dû à l’imprimerie, avant,sous nos yeux, et de nos jours, de connaître ce qu’il appelle la quatrièmerévolution technolinguistique, celle qui lie intimement dimension L etmoyens informatiques. S. Auroux souligne souvent que, à son sens, lalinguistique a évolué comme elle l’a fait sous l’impulsion de besoinssociaux, et de décisions de la part de pouvoirs politiques et financiers(qui pouvaient financer les changements technologiques coûteux,comme l’imprimerie). Si on est optimiste comme S. Auroux, on peutpenser que la parenthèse qui va de F. de Saussure à Chomsky est en trainde se refermer : les linguistes vont bientôt cesser de prétendre faire de lalinguistique « pure », vont accepter de participer avec d’autres à laconstruction du monde, puisque S. Auroux craint, autrement, unéclatement de la linguistique, comme le Titanic, sur l’iceberg têtu desévolutions sociales de notre temps.

« La troisième révolution techno-linguistique, parce qu’ellereprésente un enjeu économique considérable, vanécessairement générer des effets de pilotage de la rechercheà partir de points de vue techniques ou plus généralementpratiques, puisque ce sont eux qui détermineront lesinvestissements. On peut le déplorer ; cela n’est paspertinent. Les sciences du langage retrouveront leur rapportmillénaire aux technologies. On ne voit pas comment lalinguistique pourrait y conserver le monolithisme théoricistequi s’est particulièrement imposé depuis Saussure jusqu’àChomsky. On ne voit pas non plus comment la thèsemoderne de l’autonomie des langues pourrait tenir face àd’autres développements comme celui des sciencescognitives » (S. Auroux, 1994, 170).

Il est plus que probable que nous allons assister (ou que nousassistons) à l’éclatement de la linguistique telle qu’elle a connu sasolidification disciplinaire avec le structuralisme (S. Auroux, 1994, 171).

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Cela souligne d’autant plus la nécessité pour la linguistiquemoderne, si elle veut s’actualiser, participer démocratiquement à laconstruction de nos sociétés, de faire apparaître au grand jour sadimension ontolinguistique, constructiviste (comment nous construisonsnos sociétés, nous-mêmes par le L). Cela commence sans doute, commetoutes les évolutions importantes, par une réécriture de l’histoire de lalinguistique, pour montrer comment le couple onto-techno-linguistique afait le monde dans lequel nous vivons, ce qui justifiera alors uneévolution de l’avenir de la linguistique, à la rencontre et à la constructiondes sociétés du futur.

14. Les enjeux contemporains à la lumière de l’histoire deslangues en France

Commençons par la fin de cette histoire en France, à titred’exemple, pour montrer la pertinence de ces questions historiques pournotre présent le plus proche, pour nos façons de faire les choses, qui sesont construites dans cette histoire.

L’Observatoire des pratiques linguistiques (désormais OPL) estprésenté comme une « cellule » de la Délégation générale à la languefrançaise et aux langues de France, organe de politique linguistique de laFrance. L’OPL insiste assez lourdement, dans la description de son rôle,sur deux de ses caractéristiques : le caractère patrimonial de son travail,et l’importance de corpus oraux.

Le caractère patrimonial d’une partie des activités financées parl’OPL (qui ne fait pas lui-même de recherches) est indiscutable, et sesactions sont sans doute utiles. Cependant, ce type d’actions semble sedéployer au détriment d’autres orientations de travail qui pourraient êtreau moins aussi importantes sinon plus, celles portant sur le statut deslangues en France. La forte prédominance de cette politique patrimonialeserait incontestable si les langues de France étaient toutes des languesmortes ou en situation d’étiolement caractérisé, mais cela n’est pas lecas, et c’est cela qui rend le caractère exclusif de cette politique assezinintelligible dans l’état actuel de la situation de la diversité linguistiquede la France, sauf à n’admettre la diversité que comme diversité desystèmes, éventuellement morts, coupés de leurs locuteurs et des groupes

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qui parlent ces langues, ou à vouloir, sous l’apparence d’une politique dela diversité, achever, en proclamant le contraire, le travail commencé il ya si longtemps, et dont l’Abbé Grégoire est l’un des emblèmes (on nepeut pas lui reprocher, à lui, le défaut de clarté, dans ses objectifs).

L’insistance sur les corpus oraux, demeure assezincompréhensible, dans le sens que semble donner l’OPL à « corpusoraux », objets qui devraient correspondre, notamment, auxcaractéristiques suivantes :

« Les données rassemblées proviendront principalementd'enquêtes, d'entretiens ainsi que de corpus attestés,constitués de productions réelles dans une situation donnéede locuteurs nettement identifiés. Elles porteront sur ladescription sociolinguistique des usages et des variations dufrançais standard et non standard, des langues régionales, deslangues de l'immigration et des langues dites ‘sansterritoire’31.

Pourquoi cette insistance sur des corpus « constitués deproductions réelles » (il faudrait expliciter ce que seraient desproductions qui seraient soit non réelles, soit irréelles ?), et « dans unesituation donnée de locuteurs nettement identifiés » ? Qu’est-cequ’identifier nettement un locuteur, et surtout, qui le fait ? Pourquoi ?Dans quel cadre théorique ? etc.

Il ne s’agit aucunement de mettre en cause la compétence deschercheurs qui se livrent à ces travaux (j’y ai participé aux débuts del’OPL, avant que ces impératifs soient imposés sans justification), maisde discuter la légitimité de la « commande » faite par l’OPL à deschercheurs. En effet, on a l’impression, à lire ce texte, qu’un locuteurpourrait être identifié une fois pour toutes, tatoué de manière indélébileet inambiguë d’un identifiant incontestable, et que l’étiquetage qui auraété effectué à l’occasion de la construction des observables constitueraitune catégorisation stable et destinée à ne plus évoluer par la suite :épinglé comme un papillon dans la vitrine, immobilisé par des

31 Ce document (http://www.culture.gouv.fr/culture/dglf/politique-langue/note-presentation.html), consulté le 28/10/2006, est intitulé :« Observatoire des Pratiques Linguistiques. Note de présentation ».

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bandelettes de papier dans l’herbier. Ces observables rassembleraientdonc des « données » linguistiques, et des identifiants à jamaisincontestables, parce que, « constitués de productions réelles dans unesituation donnée de locuteurs nettement identifiés ».

Il est en effet assez clair que toutes les catégorisations que pourraitconstruire le chercheur dépendent de ses options théoriques, de sa propreconstruction socio-individuelle et historique, de ses objectifs derecherche. A ce titre, non seulement, on pourrait catégoriser autrement,mais ces catégorisations sont sans aucun doute appelées à continuer à« évoluer » par la suite, lorsque ces corpus, et les catégorisations deslocuteurs qui en font partie seront interprétés par d’autres utilisateurs deces corpus, en fonction, dès une utilisation synchronique, de leur propresparcours de construction socio-individuelle, de leur ancrage théorique,culturel, et ne parlons bien évidemment pas de l’interprétation de cescorpus et des catégorisations qui en font partie au fil de l’histoirepostérieure : « Que signifiait, en 2006, pour un chercheur, appartenant àtelle classe sociale, la catégorisation ‘Classe moyenne’ ? ». Quelle visionavait-il de la langue qu’il étudiait ? Imaginons un paléo-sociolinguiste,se posant cette question, en 3453…

Puisque le sens « positif » de cette prise de position est assez peuintelligible, il pourrait se trouver dans ce que l’OPL semble vouloiréviter :

« La volonté de la DGLFLF est de fonder les politiqueslinguistiques non pas sur des impressions, des sentiments,voire des ressentiments, mais sur des savoirs scientifiques etsur les pratiques linguistiques réelles » (Langues et Cité, n°1,4).

On comprend mieux : s’agirait-il, en somme, et sans expliciterclairement le débat, d’éviter les linguistiques qui tiennent compte desreprésentations ? Pourquoi esquiver ce débat ?

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Ce texte est lui-même une sorte de corpus attesté, mais on ne saitpas exactement de qui il émane, puisqu’il est décrit comme la « Synthèsedu séminaire [20 février 2002] par Bernard Cerquiglini délégué général àla DGLFLF », synthèse non signée, dont j’aurais tendance à penserqu’elle ne peut qu’être une traduction grossière de la pensée dequelqu’un d’aussi subtil que B. Cerquiglini, à en juger par ses écritsmieux authentifiés. Que signifie « synthèse », comme opération dediscours sur le discours d’un autre ? Qui était présent, comment lescatégoriser ? Quelle était la configuration socio-politique et historique àce moment-là, qui peut éclairer l’interprétation de ces propos ? Pourquoicette synthèse n’est-elle pas signée (par exemple : « synthèse réalisée parx, à partir des propose de y ».

Ce texte devient donc de ce fait une parfaite illustration duproblème qu’il y a à parler de « pratiques linguistiques réelles ». Cettemention signifie que quelqu’un (dans ce cas de figure, un inconnu, maisil serait connu que cela ne lèverait qu’une petite partie du voile) attesteque des pratiques sont réelles, mais si on ne sait rien de cet individu (or,c’est l’idéal du chercheur positif) comment savoir ce que signifie cetteauthentification ? Même si cet inconnu est capable d’exhiber unenregistrement, même d’images et de sons, même constitué d’une visiontous azimuts simultanément, en multipliant les points de vue par autantde caméras arrimées sur la tête de chacun des interactants, la « réalité »de ces pratiques n’en est pas vraiment accrue. Cela tout simplementparce que ce qui rend ces observables pertinents, c’est le sens qu’on leurattribue, et qui dépend d’une interprétation, qui elle-même dépend d’unecontextualisation-historicisation qui ne peut être « objective », car,même si on avait filmé le monde depuis le big bang en le truffant demicros et de caméras, cela ne ferait pas disparaître la nécessité de situerla responsabilité de celui qui interprète les signifiants ainsi construits.

Si celui qui construit les observables les interprète pour lescatégoriser, et pour leur donner du sens, cela interroge fortement non pasla pertinence de ces opérations, car ce type d’approche peut être utile,mais leur quasi exclusivité dans les opérations de l’OPL, sansargumentaire approfondi est éminemment discutable.

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On peut se demander si la construction-archivage d’observables,lorsqu’elle se fait sans se poser de questions sur leur utilisation, estvraiment la priorité, au détriment d’une réflexion sur ce que l’on veutfaire de ces observables, qui influence évidemment, et par anticipation,la manière de les construire. Prétendre le contraire signifierait que l’onconsidère que toutes les langues de France sont identiques dans leurstatut, dans leurs fonctions, et dans leur avenir, et que la linguistique amis au point une méthode universelle, anhistorique et acontextuelle dedescription des langues (ce qui est la prétention, au moins implicite, decertaines linguistiques). Cela signifierait, en dernière analyse, quel’OPL, qui s’appuie en cela sur la linguistique majoritaire, nie toutespace pour une altérité, alors que l’intérêt de connaître les pratiqueslinguistiques en France réside précisément dans cette altérité, donc lapossibilité, dans la liberté, de construire des « réels » différents, desmodalités de « langues » différentes, des multi-vers (et pas seulementdes « systèmes » divers, coquilles vides déconnectées de toutefonctionnalité sociale). On touche au cœur des questions traitées dansnos trois articles ici, et on voit pourquoi ces questions ne peuvent pasêtre considérées comme « purement théoriques ». Elles ont trop deconséquences pratiques vitales pour l’avenir de la France et de lafrancophonie.

La contradiction est de taille.

Je crois que l’on touche là à la difficulté qu’il y a, pour une sociétécomme nos sociétés occidentales, à se prétendre soudain en faveur de ladiversité, du plurilinguisme lorsqu’elles ont une si longue histoireconstruite autour du monolinguisme, du monothéisme, de la monarchie,de sciences positives qui recherchent la vérité, tant et si bien qu’elle abien du mal à imaginer combien un univers que j’appellerai plus basmultimodal est différent d’un univers unimodal. Une indication en estque la terminologie même nous trahit à chaque mot : nous ne savonsparler que d’« univers » pour désigner l’entité la plus vaste que nouspuissions imaginer, sans être capables d’imaginer des multivers…

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De ce point de vue, il ne faut accabler ni le rédacteur mystérieuxde cette synthèse, ni l’OPL, malgré ses louables efforts pour promouvoirla diversité : ce sont autant de témoins des efforts effectués, de la miseen route d’un processus qui a bien du mal à démarrer vraiment, cesefforts étant sapés à chaque instant, parfois par ceux-là mêmes quidépensent leur énergie à promouvoir la diversité, parce que laplurimodalité n’est pas une question de quantité, mais de qualité, pasun problème de « faits », mais de posture qui, notamment, s’intéresseaux raisons pour lesquelles on peut se polariser sur la présentation dereprésentations comme des « faits », et aux rapports de pouvoir qui endécoulent.

D’où ma détermination ici de travailler ces questions de posture.

De ce point de vue, le « Rapport Cerquiglini » (Cerquiglini, 1999),première pierre d’un gué vers le plurilinguisme français, mérite unsérieux approfondissement, parce qu’il constitue pour ainsi dire uneréponse du tac au tac au « Rapport Grégoire », dans les même termespurement quantitatifs, dans une sorte de réponse un peu mécaniquementet diamétralement opposée : puisque le rapport Grégoire prétendait qu’iln’y avait qu’une langue en France, on va voir ce qu’on va voir : eh bien,il y en a jusqu’à plusieurs dizaines (Cerquiglini : 1 Grégoire : 1, balle aucentre : comment on continue à partir de là ? La nouvelle situation endevient aussi « ingérable » que la précédente : la France se réveille aupetit matin, submergée de langues comme les ex-colonies au lendemaindes indépendances, et on sait quelle paralysie cela a suscité dans cespays, résultant de la difficulté à catégoriser les langues, à leshiérarchiser, afin de créer des priorités pour l’intervention sur leslangues.

Ce rapport fera date parce qu’il marque une rupture importante,mais cette rupture s’est faite dans une logique unimodale, quantitativequi est celle-là même qui a animé le Rapport Grégoire, en inversantsimplement les polarités. Le problème central de la pluralité,

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contrairement à ce que laisse à penser ce terme qui fait penser à dunumérique, à du quantitatif, est surtout une question de posture face aumonde : il y a des plurilingues « pratiquants » qui se viventmonolingues, des monolingues qui se vivent plurilingues, l’essentieln’est pas dans le nombre de langues, mais dans la manière de le vivre.

Je serais tenté de l’illustrer, comme U. Weinreich (1953, 1-2)semble bien en avoir eu l’intuition, par le fait que le plurilingue n’est pascelui qui parle plusieurs langues, vision caricaturale du bilingue par unmonolingue, mais celui qui fait le choix de catégoriser l’univers L enl’organisant selon des fonctions différentes, non binaires, non discrètes,socialement négociées, historicisées. Ces usages deviennent alors desmarqueurs de ces fonctions, comme G. Manessy le montre pour lesprocessus de vernacularisation et de véhicularisation en Afrique, maisces marqueurs ne tirent pas leur fonctionnalité d’un simple jeud’oppositions spéculaires, mais d’un investissement et d’uneconstruction du L par le social.

Ce n’est donc pas la (dis)continuité systémique qui fonde unelangue (et l’en distingue des autres), mais l’affectation d’usages à unefonction considérée comme saillante (que, par la suite, une sociétéressente le besoin de construire a posteriori l’homogénéité de cesusages, et d’en faire une représentation comme étant homogène est unfait anthropologiquement extrêmement pertinent, et à réfléchir, maisd’un ordre différent)32.

On peut en effet penser qu’U. Weinreich percevait bien cela,lorsque, dès les toutes premières pages de son ouvrage fondateur, ilaffirme tranquillement qu’il n’y a pas plus de différence qualitative entre

32 De ce point de vue, l’émerveillement un peu naïf devant le plurilinguisme, pour dessociétés unimodales attachées à la « langue » parce que partiellement fondées sur elle,est une des façons pour elles d’expériencer la pluralité chez les autres sans devoirrenoncer à ce repère fondamental qu’est pour elles la « langue », mais, en même temps,la traduction qu’elles peuvent faire de la pluralité est appauvrie par la difficulté à voirau-delà des « langues », en mettant ce repère en cause.

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deux variétés d’anglais parlées par des familles voisines qu’entre lefrançais et le chinois, et qu’il y a simplement des différences du mêmeordre, mais plus nombreuses (Weinreich, 1953, 1-2). Cela n’est peut-êtrepas à prendre à la lettre, mais comme signifiant : on peut aussi bien êtreplurilingue, vivre le plurilinguisme, en étant « monolingue » anglophonequ’en étant bilingue français-chinois. On pourrait donc définir laplurilingualité comme résidant dans un vécu plurimodal du L, celapouvant indifféremment se manifester dans ce qu’une société catégorisecomme plusieurs « langues », ou une seule. Bien évidemment, le pointde vue exprimé par U. Weinreich, qui semble croire dans l’existence des« systèmes » dans ce passage, est réinterprété ici, un demi-siècle après,par quelqu’un qui pense que les différences entre « systèmes » sont lerésultat de l’histoire entre les sociétés utilisant les langues correspondantà ces systèmes33 .

Dans cet esprit, et à mon sens, l’essentiel, pour l’OPL n’est pas decompter (cf. L.-J. Calvet ici même) et de « décrire » des langues,catégories léguées par l’histoire dont la pertinence est à reconduire et/ouà repenser en permanence (sauf si l’on ne veut pas que l’histoire évolue,ce qui est un choix politique et pas scientifique). Il est de se demander,au préalable, ce qui ne peut pas se faire de manière objective enrecherchant quelque effet de « réel » que ce soit, comment et doncpourquoi, pourquoi et donc comment, les Français (et lesquels)construisent, se représentent et catégorisent les usages qui font partie de

33 Il me semble en effet que l’on peut défendre l’idée, présente en filigrane chez S.Auroux (1994), que la grammaire naît de la nécessité de construire des passerelles entreétats de langues différents, ou langues différentes. Il s’agit donc, pour le grammairien,de construire des catégories médiatrices entre des pratiques différentes, qui permettentde conceptualiser le passage des unes aux autres. A un moment de l’histoire, pour desraisons qu’on peut expliquer, des catégories culturellement marquées sont étendues àtoutes les langues, et donc, donnent l’impression que les langues sont plus ou moins« proches » les unes des autres, parce que les cas de figures auxquelles ces catégoriessont appliquées sont plus ou moins proches des… modèles gréco-latins de départ.L’histoire de la linguistique fait que nous avons universalisé ces catégories, et que nousne parvenons plus à imaginer qu’on puisse créer d’autres catégories. L’étude un peuserrée des travaux linguistiques montre bien qu’un linguiste compétent peut toutjustifier et son contraire (la plupart des francisants considère que le noyau du groupenominal est le substantif ; G. Moignet (1981) défend ainsi par exemple de manièreconvaincante l’idée que le substantif est l’explicitation lexicale du déterminant qui, lui,constitue le noyau du groupe).

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la sphère du L. Quitte à comparer le résultat, a posteriori, et cela peut-être extrêmement pertinent, avec les catégories obtenues précédemment,ou dans une autre société.

La question n’est donc pas seulement celle de J. Fishman, reprisepar P. Encrevé34: « Qui parle quelle(s) langue(s), à qui, quand, comment(sous quelles formes), et pourquoi ? », mais plutôt, à traduire en« Pourquoi, et qui (quand, comment, avec qui, contre qui, dans quellescirconstances…) homocatégorise des pratiques linguistiqueséventuellement en les appelant comment, en leur donnant quellesfonctions, quel statut, en les hétérocatégorisant par rapport à quellesautres catégories d’usages, éventuellement appelées comment…

La différence est importante, car la formulation de J. Fishmanlaisse intacte la notion de « langue » sans interroger l’idée qu’une langueest un « système » cohérent, en considérant éventuellement, ce qui estconsidéré comme un grand progrès et une grandeur d’âmeincommensurable, que les locuteurs peuvent les « mélanger » (ce termeou des synonymes apparaît abondamment dans les publications del’OPL). La seconde considère que le marquage de fonctions socialespeut éventuellement se faire par des catégorisations d’usageslinguistiques, et que la question de constituer les usages homocatégoriséspour en faire apparaître « le » « système » est un acte de magie socialesecond, qui ritualise un peu plus, stéréotypifie un peu plus certainescatégories (l’aboutissement en est la standardisation), pour des raisonssur lesquelles il convient de s’interroger à chaque fois. L’illusion de« proximité » ou de « distance » entre systèmes peut provenirpartiellement de ce que, lorsque des usages constitués en « langues »sont mis en œuvre par des groupes qui se considèrent comme« allophones » pour communiquer ensemble, se met en place unetradition du travail des passerelles et obstacles entre ces langues, lesdeux étant à la fois indispensables. Les passerelles, pour faciliter lacommunication, la traduction, les obstacles pour marquer lesappartenances aux groupes différents. Ce ne sont donc pas les langues

34 Corpus attesté, mais d’auteur inconnu, in Langues et cité n°1, cité p.6.

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qui, « en soi », sont différentes ou semblables, mais ces différences etanalogies sont partiellement créées par des appareils de traduction d’undiscours dans l’autre, d’un « système » vers l’autre (ou ces appareilsn’existent pas, car inutiles, parce que les relations sont inexistantes). Lescatégories de la linguistique, en se prétendant universelles à la faveur duprocessus de grammatisation universel décrit par S. Auroux (1994),laissent croire à cette idée de « distance » et de « proximité », parce quecette universalisation de la linguistique fait croire qu’il n’y a qu’unefaçon de comparer les langues entre elles, alors qu’on peut évidemmentconstituer autant d’appareils de comparaison que de paires de langues,d’objectifs de comparaison, en choisissant, par les modalités del’appareil de comparaison (par les catégories qu’elle fait fonctionner), dela faciliter ou de la rendre difficile, et sur quels points. La distanceinterlinguistique est donc une fonction des relations inter-sociétales etinter-langues, et non l’inverse (d’où l’échec des langues artificielles, quiprocèdent en sens inverse) : elle est un produit de l’histoire desrelations : si les Chinois et les Français avaient été en relation, pourreprendre l’exemple d’U. Weinreich, depuis des temps immémoriaux,des linguistes auraient travaillé des interfaces entre les languescorrespondantes pour faciliter, ou l’inverse, la communication entre ceslangues, et cela aurait pu, s’il s’était agi de la première grammaire,bouleverser notre vision actuelle des « distances » entre langues.

On voit bien l’intérêt d’une telle approche dans le cadre d’un OPLqui souhaite apparemment s’intéresser à la diversité linguistique, donc àla construction des altérités à travers la dimension L (à moins qu’ils’agisse de la diversité de simples « systèmes » ou « pratiquesdiscursives », vidés de toute pertinence sociale, dont il faudrait alorsmontrer l’intérêt, s’ils ne sont pas constructeurs de fonctions sociales).

Ce type d’approche est bien plus susceptible de faire apparaître despratiques nouvelles, innovantes, porteuses de significations et de rôlessociaux peu identifiés en vue de l’information de politiqueslinguistiques, puisqu’elle ne s’interdit pas de partir d’autres catégoriesque celles héritées de l’histoire, éventuellement sacralisées par desinstitutions sociales et/ou académiques, et éventuellement construites àpartir d’une notion ethnocentrée et historicisée de ce qu’est une

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« langue ». La question est de savoir si cette conception peut continuer àêtre la seule de nos jours.

Cela ne signifie absolument pas une rupture par rapport à ladimension historique, bien au contraire, puisque, une fois de tellescatégories identifiées, il est important d’en comprendre la construction,le positionnement par rapport aux catégories identifiées antérieurement.

En revanche, cela signifie que le chercheur qui effectue ce travailne le considère pas comme une description dont il pourrait se détacher,dont le sens serait stabilisé, détachable de lui une fois stocké, archivédans la mémoire morte d’ordinateurs, mais comme une interprétationcontextualisée et historicisée, une tentative de construire du sens pourhier, aujourd’hui et demain. Cela relativise singulièrement l’intérêt deproduire des « données » que l’on tente de figer dans des corpus, puisquece figement ne garantit pas grand-chose : ces corpus demeurentindéfiniment ré-interprétables, recontextualisables, re-historicisables.

On trouve d’ailleurs peut-être un embryon de cette perspectivedans le premier numéro de Langues et cité (du 1er octobre 2002), àl’emblématique page une de ce numéro initial, dans un texte qui joue unrôle d’éditorial (mais qui n’est pas signé), un intérêt pour lesreprésentations, ce terme étant écrit en toutes lettres, mais demeuranttrop rare par la suite dans les publications de l’OPL, voire même parfoisprésenté comme appartenant à une problématique stigmatisée35, ce quipermettra, « en rupture avec une politique linguistique soumise aux‘représentations’ » de « fonder ainsi la politique linguistique sur dessavoirs scientifiques ». Enfin, de vrais savoirs vraiment scientifiques,grâce aux travaux de l’OPL. Ouf ! La diversité linguistique est sauvée enFrance !

Ce petit « retour par le futur » dans l’histoire sociolinguistique dela France me semble important, parce qu’il montre à quel point leprocessus de construction de la France linguistique se trouve encore dansson produit, et combien il est difficile, quand bien même on serait animé

35 http://w3.u-grenoble3.fr/publicisation/communications/baude.htm, le19 juillet 2006, sur le site /

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des meilleures intentions, de se départir d’une logique unimodale pourtravailler d’une manière multimodale indispensable dès lors qu’ons’intéresse à l’altérité, lorsqu’on est pétri de ce « rapport à la langue »qui en dit long en sacralisant le terme « langue », et au singulier, dans unsens ethnocentré. Cela explique peut-être partiellement mon ton ici, tantj’ai parfois le sentiment de parler une « langue » différente de celle decertains linguistes.

Recommençons par le début, mais sans entrer dans le détail, parceque l’histoire de la construction du français est sans aucun doute bienconnue des lecteurs. Je ne vais pas évoquer à nouveau ici la conquête dela Gaule, le défilé des « peuplades germaniques », les « hordes » deNormands, le Concile de Tours, les Serments de Strasbourg, lagrammaire de Palsgrave36 en 1530 pour « soulager les étrangers »(Brunot, 1966), l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, les événementspendant la révolution, la francophonisation de la France vers 1880…

L’histoire patrimoniale du français, dans la version qu’on peutcaractériser comme celle « racontée aux enfants » nous expliquegénéralement qu’il s’agit de l’irrépressible ascension d’une langue qui aun tel génie propre de clarté, de concision. Ce serait une langue siharmonieuse, douce, souple, précise, que nul n’y résiste. On peut sedemander pourquoi alors, il aurait fallu s’attaquer si radicalement auplurilinguisme français pour y parvenir ?

L’histoire faite par A. Lodge (1997), et autrement, par B.Cerquiglini (2003), fait entendre un son de cloche un peu différent, soitune longue évolution où les « descripteurs » du français construisentcette langue, d’abord pour en montrer au maximum les sourcesconsidérées comme prestigieuses (latin, grec, hébreu) au détriment deshéritages gaulois, puis pour la distinguer au mieux des usages sociaux(ruraux, populaires) dévalorisés. Cette construction se fera aussi audétriment des autres langues suspectes de lui porter ombrage (Grégoire).

On trouve ainsi, la grammaire de J. Dubois alias SylviusAmbianus, en 1531, dont voici le projet :

36 L’Esclarcissement de la langue françoyse.

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« J’aurai réalisé mon désir si l’éclat naïf de la languefrançaise, depuis longtemps presque détruit et terni par larouille, se trouve quelque peu ravivé, et si, faisant une sortede retour à son point de départ, elle recouvre une part de sapureté primitive, par le moyen des recherches que j’auraifaites de l’origine de ses mots dans l’hébreu, le grec et lelatin, sources d’où notre parler est venu presque tout entier »(Brunot, 1966).

Lorsque Meigret (1550, Le Tretté de la gramere francoeze)construit sa grammaire, il fait de même, rejetant la langue populaire, lesusages ruraux, les formes poétiques, en se donnant pour cible le françaisparlé par les gens « bien appris » (Brunot, 1966). Cette orientation serareproduite par R. Estienne (Traicte de la grammaire françoise, 1557),qui emprunte largement à Dubois et Meigret selon F. Brunot (1966), demême que Ramus (Gramere, 1562), dont la source principale sembleêtre Meigret, selon F. Brunot, et dont les options idéologiques en matièrede langue sont reconduites mécaniquement.

Une variante de cette posture est manifestée par H. Estienne, qui,en écrivant la Conformité du langage françois avec le grec en 1565combat en quelque sorte l’invasion des italianismes provoquée par lecontact avec l’Italie (expéditions militaires en Italie, prestige de laculture italienne, arrivée de marchands italiens) en essayant dedémontrer que le français est en quelque sorte du grec qui a évolué dansle droit fil de son « génie » (Brunot, 1966).

Lorsque Ramus prépare la deuxième édition de son ouvrage en1572, il propose la doctrine suivante, qui s’écarte de manièreintéressante de celle de ses prédécesseurs :

« Lescolle de ceste doctrine n’est point es auditoires desprofesseurs Hebreus, Grecs, Latins en luniuersite de Pariscomme pensent ces beaux etymologiseurs, elle est auLouure, au Palais, aux Halles, en Greue, a la place Maubert »(Brunot, 1966).

Le secrétaire de l’Académie française (fondée en 1635), Faret,montre une ambition qui cible la purification de la langue, mais on voitdéjà poindre une ambition plus large puisqu’il pose comme suit lesobjectifs des travaux de l’Académie :

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-élaborer une langue « que tous nos voisins parleroientbientôt, si nos conquêtes continuoient comme elles avaientcommencé ».

-faire en sorte « que notre langue, plus parfaite déjà que pasune des autres vivantes, pourrait bien enfin succéder à lalatine, comme la latine à la Grecque ».

-« nettoyer la langue des ordures qu’elle a avoit contractées,ou dans la bouche du peuple, ou dans la foule du palais, etdans les impuretés de la chicane, ou par les mauvais usagesdes courtisans ignorants, ou par l’abus de ceux qui lacorrompent en l’écrivant et de ceux qui disent bien dans leschaires ce qu’il faut dire mais autrement qu’il ne faut. Quepour cet effet il seroit bon d’établir un usage certain desmots ; qu’il s’en trouverait peu à retrancher de ceux dont onse servoit aujourd’hui, pourvu qu’on les rapportât à un destrois genres d’écrire, auxquels ils se pouvoient appliquer ;que ceux qui ne vaudraient rien, par exemple, dans le stylesublime, seraient soufferts dans le médiocre, et approuvésdans le plus bas et dans le comique […] » (Brunot, 1966).

Lorsque Vaugelas entre en scène, sa position sera analogue, et ilfaut nuancer la vision fréquemment diffusée de lui, faisant référence àl’usage (l’usage, certes, mais de qui ?) :

« Le mauvais usage se forme du plus grand nombre depersonnes, qui presque en toutes choses n’est pas le meilleur.Le bon au contraire est composé de l’élite des voix. C’estla façon de parler de la plus saine partie de la Cour,conformément à la façon d’escrire de la plus saine partiedes autheurs du temps » (Vaugelas, cité par Brunot, 1966,soulignement : D2R)« L’usage fait beaucoup de choses par raison, beaucoup sansraison et beaucoup contre raison » (Vaugelas, cité par Lodge,1997, 232)

On s’aperçoit que, replacée en contexte, la posture de Vaugelasface à l’usage n’est pas une posture démocratique, mais anti-rationnelle :

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une langue n’est pas un système rationnel, comme avait pu le concevoirMalherbe. Vaugelas n’est donc pas en faveur des interventions visant àrendre les règles sans exceptions, à « rectifier » les paradigmes, etc. Laposition de Vaugelas est empiriste : il se fonde sur des usages attestés,mais il ne se prive pas de sélectionner ses sources, comme on peut levoir : c’est lui qui décide, par exemple, des auteurs de « la plus sainepartie » des différentes catégories sur lesquelles il s’appuie.

A. Lodge synthétise ainsi l’édification de la langue standard, dontje ne peux pas retracer tous les épisodes ici, certains étant rappeléssimplement pour rafraîchir la mémoire des lecteurs :

« Cette idéologie de la langue standard suppose un certaindegré de mauvaise foi (consciente ou non), dans la mesureoù elle présente des traits propres à un usage commespécifiques d’un système. Pour des raisons qui tiennent avanttout au souci de se démarquer socialement, elle avait réussi às’imposer à la fin du XVIIIème siècle et les forcescentralisatrices et nationalistes qui émergèrent de laRévolution française contribuèrent à la marteler dans tout lepays. A ce propos, il est assez paradoxal que la variété defrançais que le XVIIème siècle avait élue à des fins dedifférenciation sociale soit justement celle qu’allait propagerla Révolution comme moyen de développer la solidaritéentre les Français de toutes conditions sociales et de lesdifférencier de leurs voisins hostiles » (Lodge, 1997, 246-247).

« Au cours de cette période, l’intolérance à toute forme devariation linguistique se généralise au sein des couchesdirigeantes de la société, avec sans doute une férocité accruechez ceux qui aspiraient à s’y faire admettre » (Lodge, 236).

L’Académie française a un monopole sur l’édition normative, etFuretière, dont le dictionnaire (1690) fait une place importante auxsciences et techniques, se fait éditer à Rotterdam. L’Académie devra lesuivre sur ce terrain, en publiant un Dictionnaire des Arts et des Sciences(1699) demandé à T. Corneille.

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« Avec les progrès de l’alphabétisation, surtout dans laseconde moitié du XVIIème siècle, la langue écrite en vint àêtre considérée comme la quintessence de la langue, celle parrapport à laquelle tout autre variété (et notamment la langueparlée) ne pouvait qu’être déviante » (Lodge, 240).

Or, cette idéologie de la langue standard (ce qui signifieintervention pour la construire) est celle-là même qui a permis laconstruction de la linguistique avant la lettre, avec une grande continuitéen direction de la linguistique qui se dit scientifique et descriptive : lescatégories de la linguistique descriptive moderne, sauf originalités quiont fait long feu, sont, largement, celles de la linguistique antique,malgré les innovations terminologiques nombreuses qui sont proposées.

Ci-dessus, A. Lodge, peut-être sans s’en rendre compte, insiste,comme le veut la vision linguistique traditionnelle, sur la dimension« corpus » (inventaire de formes et de règles) demeurée stable enfrançais indépendamment des changements de régime politique. Onaurait changé les formes et les règles, si le rapport aux langues, si lesreprésentations n’avaient pas évolué, que cela n’aurait pas changé lasociété. Une part importante de l’articulation du linguistique et du socio-politique est liée non pas à la structure de la langue, mais au rapport auxnormes, donc aux représentations de celles-ci, donc à l’autorité, auconformisme, donc à la citoyenneté, au rapport au politique, etc. Ce quifait la société québécoise différente de la société française, ou de lasociété sénégalaise et algérienne, ce n’est sans doute pas tant l’inventairedes formes et règles qui y est mis en œuvre, mais le rapport aux normesdu français, donc au pouvoir, à l’autre. Les uns se sentent plus légitimesque les autres, plus ou moins autorisés à parler français : l’ancien régimen’a peut-être, linguistiquement, pas disparu complètement en France, siune petite oligarchie peut décider ce qui est légitime ou non, de changerou non l’orthographe du français, et la décolonisation n’est peut-être pascomplètement achevée si ce que décide cette oligarchie est suivie àl’étranger ? Et cela indépendamment des mots mêmes, assezsecondaires, sauf quand ils touchent à des enjeux vifs comme lacatégorisation sociale, la désignation des statuts (féminisation des titrespar exemple).

En d’autres mots, ce n’est pas la structure de l’imparfait du

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subjonctif qui, en soi, serait inaccessible et donc classante socialement,ce sont les valeurs dont cette structure est investie (ce n’est pas unhasard si J.-M. Le Pen est sans doute l’un des rares hommes politiquesqui utilise encore fréquemment l’imparfait du subjonctif), lesreprésentations dont elle est investie qui la rendent intimidante, et lesmodalités d’accès à la maîtrise de ces formes (pratique et valorisationvariable des différents registres selon les milieux) qui la rendent difficileà maîtriser pour la majorité. La considérer « difficile » « en soi » relèved’une vision technolinguistique uniquement, à laquelle n’échappe pasentièrement A. Lodge comme on l’a vu.

Pour conclure sur cette partie, il faut recommander la lecture del’excellent article de G. Bergounioux (1992), où il montre bien, etl’expression est de lui, comment la linguistique française, pour toutessortes de raisons, différentes selon les époques, a évité l’« expérienceétrangeante » de la rencontre altéritaire. Cet article mériteraitsimplement d’être réactualisé, avec la même compétence et le mêmetalent, pour la période contemporaine, en incluant les problématiquesactuelles de la linguistique, et l’action récente de l’OPL. On y observeles mêmes processus que par le passé, les acteurs ayant simplementchangé. Ce n’est en effet pas parce que l’on étudie des langues« étranges » que l’on fait l’expérience étrangeante nécessaire àl’ouverture à l’altérité, si on ne s’ouvre pas à d’autres conceptions deslangues et d’autres rapports à elles. Cela suppose que l’on dépasse lasimple description de « systèmes » étranges, pour faire l’expérience derapports autres aux langues, ce qui ne peut se dispenser du recours à lanotion de représentation (voir P. Blanchet ici-même, qui y consacre uneimportante partie de son article). Cela fait peut-être de la linguistiquefrançaise, avec une partie de l’américaine depuis le générativisme (quivient partiellement chercher inspiration en France chez Descartes) l’unedes plus fermées à l’altérité que l’on ait jamais construite, à la différenceprès que, aux U.S.A., des formes de sociolinguistiques se sontdéveloppées sous d’autres appellations, en anthropologie linguistique parexemple, alors que l’étanchéité des sections du Conseil National desUniversités rend cela plus difficile en France, compte tenu des pratiquesdisciplinaires mixofugiques dominantes. L’intérêt de cet article est desouligner, si besoin en était, qu’on a tort de dissocier l’histoire de lalinguistique de l’histoire des langues, puisque, à l’évidence, en France,mais cela s’observe aussi ailleurs, la linguistique s’est construite surtouttechnologique parce qu’il fallait éviter toute perspective critique à

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propos de la construction de la nation française autour de ce merveilleuxoutil qu’est le français.

Préconiser que cette linguistique soit la seule ou qu’elle doitprédominer fortement est faire un choix fort peu démocratique, et fortpeu ouvert sur l’autre. Or l’élaboration de politiques linguistiques, leurexplicitation, leur mise en discussion nécessite une approche qui dépasselargement la « description » des usages ou des interactions pour allervers la construction d’identités dans la dimension L.

15. LSDH / LICH

On voit mieux en quoi les perspectives technolinguistique etontolinguistique se différencient, et peuvent collaborer s’il n’y a pashégémonie institutionnelle de la première sur la seconde. Or, c’est, ilfaut le déplorer, la situation actuelle, d’où la coloration péjorative que ceterme prend ici. Celle-ci est accidentelle, liée à la position hégémoniqueet à la domination institutionnelle de la technolinguistique, et non à sesproblématiques, répétons-le, utiles, pourvu qu’on ne les considère pascomme le centre de la linguistique. Lorsque de nouveaux rapports serontaménagés entre onto- et techno-linguistique, cette coloration disparaîtra :mon propos ici est historicisé, faut-il le souligner ?

Il est temps de dire un mot du type de « langue » qu’ellesconstruisent. La technolinguistique, cela est clair, essaie de produire unereprésentation stabilisée, homogénéisée des langues. Pourquoi ? Parcequelle veut surtout créer une technologie symbolique de communicationhors contexte, indispensable aux états-nations modernes. Cela a desconséquences directes sur le produit linguistique.

En effet, si l’on ne peut pas avoir recours au contexte, s’appuyersur les représentations du contexte, de l’histoire, sur la connivenceculturelle etc., il faut élaborer un outil qui dispense de ces références, ilfaut donc une langue et des modalités de discours qui soient, aumaximum, autosuffisantes. Pour reprendre l’exemple souvent utilisé, s’ils’agit d’un message écrit sur un morceau de papier que l’on trouve parterre sans rien en savoir de plus, plus ce message sera décontextualisé, àl’aide d’une langue stabilisée dans le temps, dans l’espace, dans lesusages sociaux, plus les informations liées au contexte et à l’histoire

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seront intégrées au message par le biais d’un code compris de tous, doncdont les conventions sont stables et accessibles à tous, et dont le respectest perçu comme obligatoire, plus ce message pourra être comprismalgré sa décontextualité.

L’hypothèse de la standardisation repose donc sur la recherche desconditions de possibilité d’un message autosuffisant, tributaire lui-mêmed’un code le plus autosuffisant, accessible et stable possible. On voitbien que les postulats de la linguistique structurale, des linguistiques« systémistes », et ceux de l’idéologie des langues standard, coïncidentlargement37 . Une raison supplémentaire est liée au fait que, le plussouvent, la convention sociale que constituent les normes linguistiquesprescriptives ne sont pas présentées comme telles : arbitraires, et/maisobligatoires si l’on veut s’affilier à un groupe. Elles sont présentéescomme l’état idéal, voire normal d’une langue sans plus de modulation,sans doute parce que cela diminue la force prescriptive nécessaire pourles imposer (puisque toutes les langues sont censées être stables,homogènes, il faut donc, si on veut parler la langue x payer le prix duconformisme présenté comme « normal », minimal, pour simplementréussir à communiquer dans cette langue. Cela est éminemmentdiscutable : vous lire et comprendre la présente phrase même si phrasepas écrite en français très correct !) :

« [b]ien que les critères sous-jacents à la hiérarchisationsoient présentés parfois comme internes à la langue (lasélection des formes préférées est dite reposer sur desarguments esthétiques, fonctionnels, logiques, etc.), ils sontle plus souvent externes, les formes valorisées secaractérisant essentiellement par une plus grande fréquenced’emploi dans un groupe social déterminé, identifié demanière variable selon les communautés et selon lescirconstances » (Moreau, in Moreau, éd.,1997, 219-220).

Le prescriptivisme linguistique et le soi-disant descriptivisme

37 Les théoriciens de la standardisation, ceux de l’Ecole de Prague notamment (inBédard et Maurais, éds., 1983, particulièrement Garvin, 1983-a, 1983-b, Havranek,1983) ont une conception bien plus souple que cela, ce que confirment les travaux dessocioterminologues contemporains (Gambier, Gaudin, Guespin, 1990, Boulanger,1991, Gaudin, 1994, 1995).

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linguistique ont donc partie liée, à la fois parce que le prescriptivismes’appuie ainsi sur le descriptivisme pour justifier son action, et parce quele descriptivisme a bien du mal à sortir de la conception homogène,stable, décontextualisée qu’il a héritée du prescriptivisme, et qui fait que,bien que prétendant depuis le début du XXème siècle décrire l’oral, il s’yest sérieusement frotté bien plus tard (en France, vers le troisième quartdu siècle comme on le verra plus bas).

La « révolution saussurienne » est, à bien des égards, unerévolution plus déclarative qu’effective, à retardement, donc une ruptureen trompe-l’œil. Il y a plus de déclaration de rupture que de discontinuitéréelle, conformément à nos habitudes intellectuelles occidentales, quinous font penser que le changement se marque par la rupture, ce quilaisse parfois croire que rupture équivaut à changement. Lestechnolinguistiques, lorsqu’elles ont prétendu décrire la réalité deslangues, ont produit des langues où l’on avait privilégié tout ce quipouvait étayer l’hypothèse de Langues Stabilisées, Décontextualisées,Déshistoricisées, Homogénéisées, ou LSDH, qui faisait coïncider lesproduits des linguistiques structurales se prétendant descriptives, et ceuxdes linguistique prescriptives qui les avaient précédées. C’était lemoyen, sans trop devoir se renouveler dans sa posture (et moyennant enrevanche une créativité terminologique raillée par un historien commeP. Swiggers, cf. infra) d’avoir l’air de faire allégeance à la scientificiténouvelle qui apparaît et semble prendre le pouvoir, tout en continuant àfaire à peu près la même chose sous un habillage différent. Laconséquence en est, puisque la rupture sur le fond est imperceptible, lanécessité de compenser discursivement : on assiste donc à un feud’artifice de théories et à des terminologies qui ne trompent pas leshistoriens de la linguistique, qui demeurent circonspects, et extrêmementcourtois :

« En dépit d’une profusion de terminologies, de modèles, dereprésentations, on ne peut que constater que dans lesthéories linguistiques du XXème siècle il y a beaucoupd’homoémeries (expression aristotélicienne pour désigner lesparties semblables dans une masse à première vuenébuleuse) ; à l’inverse, sous l’apparence d’une uniformitépresque totale - au plan terminologique et structural - du‘modèle gréco-latin de grammaire’, on trouve de nombreuses

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différences et des écarts significatifs […] » (P. Swiggers,1997, 261).

Bien entendu, on comprend la logique qui consiste, pour lessystémismes, à se déclarer complètement différents, et infinimentsupérieurs à la grammaire traditionnelle : plus on se ressemble, plus larupture en surface doit être marquée, comme les langues génétiquementapparentées, qui sont obligées de se choisir des écritures différentes pourqu’on ne voie pas la ressemblance entre elles, parmi lesquelles,fréquemment, les créoles et autres langues « collatérales » pourreprendre l’expression de J.-M. Eloy (2004).

Cette linguistique va renâcler longtemps à s’attaquer aux véritablesenjeux de description, si l’on entre dans cette logique, ceux liés auxusages oraux, parce quelle ne sait pas traiter la complexité qui enémerge, et ne s’y intéresse par ailleurs peut-être pas.

Lorsqu’elle va s’y attaquer, la majorité des linguistes va sedésintéresser de ce qui fait l’originalité foncière de ces travaux (parexemple ceux de Frei, 1929, même si on retrouve sous la plumed’A. Martinet des phrases qui auraient pu avoir été écrites par H. Frei). Ilva falloir attendre, en France, les travaux de l’équipe du GARS àl’Université Aix-Marseille I avec C. Blanche-Benvéniste (qui commencepar souligner le désintérêt et les préjugés des linguistes avant elle(Benveniste et Jeanjean, 1986)) pour l’oralité, puis ceux de M.-A. Morel(1998). Ce n’est donc pas simplement l’absence de matérield’enregistrement portatif et commode d’utilisation qui peut justifierl’absence de descriptions avant une période si tardive, mais bel et bienune vision de ce qu’est une langue, les pratiques qui ne sont pas stableset homogènes étant fortement déconsidérées, le discours scientifique,tout en se disant descriptif, renforçant donc paradoxalement celui duprescriptivisme en martelant l’idée qu’une langue est un systèmehomogène.

Si on fait la synthèse des travaux les plus récents, qui, avec unetechnologie enfin souple et pratique car informatisée, peuvent s’attaquerde manière instrumentalisée au cœur de l’oralité, à ce qui avait étémarginalisé dans le « supra-segmental », que constate-t-on ? D’une part,qu’une partie de ces travaux aurait pu être réalisée depuis longtempsavec des moyens plus frustes : les grands contours de l’intonation en

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français auraient pu être reconnus à l’oreille depuis longtemps, sur dessegments pas trop étendus (l’admirable travail effectué par M.-A. Morelet L. Danon-Boileau sur des segments plus étendus nécessitait sansdoute du matériel plus lourd). D’autre part, et c’est extrêmementintéressant, on s’aperçoit que la complexité des règles de l’écrit, ou desregistres écrits oralisés, qui font les délices des débatstechnolinguistiques parce que cela donne lieu à des montagescompliqués, ne se retrouve pas dans l’oral. M.-A. Morel et L. Danon-Boileau (1998) montrent que les règles essentielles du français oral serésument à :

1° le paragraphe oral (unité supérieure) se compose d’uncomposant obligatoire (le rhème), et d’un composant facultatif (lepréambule).

2° le préambule se compose d’une série de composants que jen’énumère pas ici dans le détail, tous facultatifs donc, avec une seulecontrainte, celle d’un ordre fixe de ces sous-composants.

Avec cette mécanique fruste et combien souple, et en raisonprécisément de cela, on communique très efficacement en situationcontextualisée et historicisée, parce qu’on peut par ailleurs, et demanière « écologique » et tout simplement économique, faire embrayerle discours sur le contexte, les discursifs antérieurs, des représentationsculturelles, historiques, des représentations identitaires, etc. et qu’il estdonc inutile de concevoir une mécanique compliquée et autosuffisantepour rendre le discours efficace : ce serait même contre-productif.Autrement dit, on comprend rétrospectivement pourquoi cela n’avaitjamais intéressé les technolinguistes avant M.-A. Morel et L. Danon-Boileau. La « langue », dans ce type d’utilisation, ne correspond pas à ceque les technolinguistes ont essayé d’imposer comme unique vision de lalangue : une technologie symbolique compliquée, qui rend donc leuraction indispensable, et autosuffisante (qui justifie donc la clôture de lalinguistique face aux autres disciplines, la conception de la languejustifiant la linguistique a posteriori, alors que « la langue » pourraitavoir une autre allure si on n’en avait pas décidé des caractéristiques àl’avance). M.-A. Morel et L. Danon-Boileau nous apprennent que le roiest légèrement vêtu, et que la linguistique n’a pas de raison de se repliercomme elle le fait sur la technolinguistique, et que bien des usageslinguistiques sont infiniment ouverts sur l’environnement, puisque le

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sens apparaît lors d’une interaction entre le « linguistique » et le reste, cequi, alors, nécessite donc l’inverse de la fermeture de latechnolinguistique, une « écolinguistique » (Calvet, 1999), uneontolinguistique.

En somme, M.-A. Morel et L. Danon-Boileau inventent quasimentles LICH : Langues Instables, Contextualisées, Historicisées,Hétérogènes, en montrant combien souples, créatifs, peuvent se révélerles fonctionnement linguistiques en contexte.

Pourquoi les langues LICH ne sont-elles pas LSDH ? Toutsimplement parce que les LSDH ne permettent que des processusontogénétiques (identités individuelles et/ou groupales) extrêmementcodés, correspondant à des identités figées, codifiées, stabilisées, etc.,typiquement de type « national » (cf. le nationalisme québécois et laconstruction d’un standard québécois), qui, quand elles donnent lieu àdes dérives sont celles qu’affectionnent les extrémismes et lesintégrismes (qui peuvent se cristalliser autour de l’arabe comme languesacrée, autour du maintien du latin dans les offices religieux, autour del’utilisation des langages d’allure mathématique dans les scienceshumaines). Il est frappant de constater que S. Auroux observe que lestraditions linguistiques naissent fréquemment face à des textesfondateurs de civilisations (la Bible, le Coran…), pour combattrel’altérité apportée par le temps (Auroux, 1994, 48) en permettantl’interprétation de textes anciens malgré le changement linguistique (desconvergences inattendues apparaissent avec P. Ricoeur et son intérêtpour l’herméneutique). Il s’agit donc de rendre un état de langue figé (LaBible, le Coran…) compréhensible à des périodes plus tardives (mais,pour P. Ricoeur, si le texte est figé, le sens est re-historicisé enpermanence sur le mode de l’ipse). Négativement, on ne s’étonnera pasde constater que les LSDH permettent mal l’adaptabilité, la créativité, laréactivité, la construction de spécificités, etc., à la fois pour des raisonssociales : elles marquent, construisent des occasions sociales formellesavec des horizons d’attente précis, et des motifs plus liés à la sphèrelinguistique au sens étroit. Dans ce type de communication, le moindreécart par rapport aux attentes peut légitimement donner lieu àincompréhension, expression de celle-ci, ce qui revient alors à faireporter la responsabilité de l’incompréhension à celui qui n’a pas respectéles normes.

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Au contraire, les LICH, et les contextes qui y correspondent, sontdes moyens souples de construction d’identités adaptables, interactives,réactives, créatives, inventives, etc. Pour cela, il faut que ces occasionssociales posent qu’une grande liberté, qu’une grande créativité y estacceptable, souhaitable, indispensable, de façon à ce que, en casd’incompréhension, la responsabilité soit ou partagée, ouéventuellement, dans certains cas, portée au débit de l’interlocuteur (casde l’ironie).

Dans un cas, on a, clairement, l’accent mis sur l’identité, le statutsocial, stable, institutionnalisé, garanti par des formes linguistiquesfortement codées, et des procédures discursives fortement contraintes etcodées également.

Dans l’autre, les identités se co-construisent de manière plusimprévisible, les statuts sont plus souples, évolutifs. C’est pourquoi il estimportant, lorsqu’on standardise une langue, de ne pas faire disparaîtreles formes non standardisées, et le rapport de type LICH avec, parce quetoute société (moderne en tout cas) a besoin des deux types de rapports,de variétés linguistiques, qui répondent à des besoins sociaux différents.

Il ne serait pas impossible, de ce fait, que les linguistiques quitravaillent ces deux aspects aient des options éthiques et politiques assezdifférentes, puisque le premier cas de figure met l’accent sur laresponsabilité collective, l’institutionnel, la réticence à la prise de risqueindividuel, alors que le second met en relief plutôt la créativité, laresponsabilité individuelle dans un cadre interactif, le risque. On ne peutdonc pas s’étonner de constater d’un côté une épistémologie codée apriori , misant sur la stabilité, l’homogénéité des pratiques, lesclassements hiérarchisés (les arbres, les paradigmes grammaticaux), lecontrôle (le « noyau dur », de la linguistique, c’est une identité figée,hiérarchisée au-dessus des autres) le déni de soi et de l’autre, l’idem,alors que l’ipse est sous-jacente à l’autre épistémologie : empirisme,réflexivité (a posteriori), diversité, adaptabilité, risque, parité, prise encompte de la dimension individuelle.

Pour ce qui est des arrière-plans théoriques, on peut se référer,pour les LICH, et notamment, à H. Frei (1929), puis aux créolistes (R.Chaudenson, L.-F. Prudent), et à des africanistes comme G. Manessy. Eneffet, on trouve chez H. Frei, qui écrit peu après la publication du CLG,

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et avant A. Martinet une conception de la langue qui est sans cessemodelée par les besoins éprouvés par ses locuteurs. Il en a uneconception éminemment LICH. Loin d’essentialiser la langue dans desfonctionnements qui font que l’on peut s’étonner quelle puisse évoluer,il développe l’idée que la langue est littéralement chaotique au sensépistémologique du terme (Robillard, 2001).

« Il faut ajouter que ces besoins tantôt s’associent tantôt seheurtent les uns aux autres. L’harmonie et l’antinomierelatives entre les besoins est un fait dont on n’a pas encoretiré toutes les conséquences, mais qui constitue sans doute lefacteur principal de la stabilité ou de l’instabilité dessystèmes linguistiques » (Frei, 1929, 28).

« On entend par langage correct le langage tel qu’il est exigépar la collectivité, et par fautes de langage les écarts à partirde cette norme – abstraction faite de toute valeur interne desmots ou des formes. […] Cette conception du correct est laconception qui correspond à la norme établie par lacollectivité ; et la grammaire qui constate et codifie les règlesdu commun usage, est dite grammaire normative […] »(Frei, 1929, 18).

« Une autre conception, que nous appellerons conceptionfonctionnelle, fait dépendre la correction et l’incorrection desfaits de langage de leur degré de conformité à une fonctiondonnée qu’ils ont à remplir » (Frei, 1929, 18).

« Selon qu’on se place au point de vue normatif ou au pointde vue fonctionnel, on tablera donc aussi sur une définitiondifférente de l’incorrect : 1. Est incorrect ce qui transgressela norme collective ; 2. Est incorrect ce qui n’est pas adéquatà une fonction donnée (par exemple : clarté, économie,expressivité, etc.). Dans le premier cas on parlera de fautes ;dans le second de déficits » (Frei, 1929, 18).

Cela peut se résumer dans le tableau suivant :

Formes correctes Formes incorrectes

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Formes fonctionnellesFormes correctes etfonctionnelles.

On peut espérer que lamajorité des formes dufrançais correspond à

cette catégorie

Fautes fonctionnellesEx. : C’est lui qui l’a

faite venir

Permet de distinguer legenre du référent

Formes non-fonctionnelles

Formes correctes etnon fonctionnelles

L’imparfait dusubjonctif

Formes incorrectes etnon-fonctionnelles

Difficile à déterminer :il suffit qu’une formefasse l’objet d’uneappropriationidentitaire pour qu’elledevienne fonctionnellesur le planemblématique38

Pour H. Frei, un état de langue quelconque est donc un résultatcontingent parmi d’autres possibles (en cela, il est un précurseur desformes potentielles des générativistes) et équivalents dans leurs effets,sans que l’on puisse expliquer pourquoi ce choix était nécessaire, choixdans lequel s’est éventuellement investie une communauté pourmanifester son existence, ou pour réaliser son besoin de communiquer(et qui, désormais, considère cet état comme indispensable, et chargedonc des « linguistes » de le démontrer, de le fonder, ce que l’idéologiedes langues-systèmes réussit fort bien). En extrapolant un peu H. Frei,c’est une conception dans laquelle la langue est donc une résultantecontextualisée et historicisée (cf. les « tendances » de L.-J. Calvet icimême) qui, selon les cas, font jouer un rôle plus ou moins important auxfacteurs communicationnels et/ou identitaires.

La linguistique que propose G. Manessy, en un sens, est uneextrapolation de celle de H. Frei. G. Manessy s’intéresse aux grandsvernaculaires-véhiculaires africains, en montrant que les uns et les autresne sont pas des langues différentes, mais qu’on peut les décrire comme

38 Ainsi, l’usage de « abracadabrantesque » par le Président de la république françaiseà la télévision, qui a donné lieu à une émission s’intitulant ainsi.

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des « phases »39 différentes d’une même langue, au sens où l’on parle dephases pour une énergie ondulatoire, ou des phases du battement ducœur. Pour dire les choses autrement, il trouve la co-variancelabovienne, mais pas dans une vision encore structurale comme chezW. Labov, de strates linguistiques correspondant à des strates registraleset/ou sociales, dans une sorte de sédimentation figée. Sa co-variance vase situer dans le fait pour une langue de s’organiser diversement selonses fonctions variables, d’onduler, le haut de la courbe étant le corrélatdu bas, comme le battement du cœur, contraction, dilatation, la langueconstruisant, irriguant, favorisant tel ou tel type de communication dansle corps social, diversement, selon le projet de société prédominant, lecontexte, l’historicité.

Dans un premier temps, G. Manessy travaille sur les languesafricaines, en comparant entre elles, lorsque cela est possible, deslangues de groupes linguistiques différents pour neutraliser cettevariable. Ces langues sont attestées pour ainsi dire dans deux étatsdifférents : une langue vernaculaire, locale, rurale, peut devenir un grandvéhiculaire urbain, et éventuellement redevenir un vernaculaire urbain.Chez G. Manessy, tout comme cela apparaissait chez H. Frei, il est doncclair que ce qui définit la « langue », ce n’est pas un « système », maisce à quoi elle sert , puisque le système change selon les fonctions qu’ilremplit, et ne peut servir de repère fiable. Cette fonction ne peut sedéfinir qu’à un certain niveau d’abstraction, puisque, si on s’attache à laseule dimension communicative, le type de communication changesensiblement (vernaculaire/véhiculaire), et concerne sans doute l’identité(les locuteurs urbains veulent conserver un rapport avec une référenceidentitaire originaire et rurale).

G. Manessy commence donc par étudier des vernaculaires ruraux,et montre que ceux-ci, pour aller vite, comportent un grand nombred’irrégularités, de formes difficiles à mettre en règles économiques,stables, car elles sont rétives aux cadres prédictibilistes. Cetteimprédictibilité est à corréler à sa fonctionnalité principale, qui est demarquer l’identité du locuteur, les identités du locuteur souvent, si l’onadmet que le potentiel identitaire d’une langue est directementproportionnel à l’imprédictibilité de ses formes. Plus les formes sont

39 Mais ces phases seraient apériodiques, autrement, la prédictibilité en seraittotale.

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imprédictibles, plus il y a de ces « imperfections » (d’un point de vuetechnolinguistique), moins elles sont assimilables pour un « étranger »,plus seuls les « natifs » seront capables d’en mettre en œuvre tous lesmécanismes délicats, et plus le discours sera donc un lieu d’affirmationidentitaire et d’exclusion de l’autre, celui qui « fait des fautes », qui« écorche la langue » (l’exemple-type de cela est l’orthographe dufrançais, et les championnats d’orthographe en sont des championnats deconnaissance des marques de l’identité de type idem, (Pivot, 2002)).

Ces vernaculaires ruraux sont parfois transplantés dans desmétropoles africaines, où ils changent de fonctions. Pour résumerrapidement les considérations pleines de finesse de G. Manessy, plus ladimension identitaire s’amenuise, plus les fonctions communicatives ausens réduit prennent de l’importance, plus la langue tend à se régulariser,à devenir prédictible, ce qu’on appelle généralement, en allant trop vite« se simplifier ».

G. Manessy pose donc la question fondamentale de ce qu’est unelangue, de ce qui fait que l’on continue à l’appeler du même nom alorsquelles manifeste ainsi des comportements « pulsatiles » qui latransforment de manière importante structurellement. Apparemment, cesont les locuteurs qui en décident. Pourquoi, et comment, on passe del’étiquette « latin » à l’étiquette « français » dans l’histoire des languesromanes (et pourquoi donc les linguistes décident que le pas est franchi àune date précise ?), alors que ces langues africaines, en subissant deschangements analogues, continuent parfois à porter le même nom ? Onpeut se poser la même question en observant les continuuasynchroniques et diachroniques créoles.

Les créolistes, autour de R. Chaudenson notamment pour lacréolistique francophone, vont poser ce type de question à propos de lagenèse des créoles, où l’on retrouve une partie des phénomènes analysésaussi de son côté par G. Manessy. Là aussi fait rage le débat sur lesnoms de ces parlers, ainsi que la question de savoir si les créolesconstituent un « type » formel particulier, reconnaissable uniquement àses structures. La réponse qui semble la plus répandue consiste àconsidérer que « créole » est une entité à base socio-historique, sansgrand fondement formel (Chaudenson, 2000). L.-F. Prudent (1981),après voir montré que, structurellement, les discours observables dansles aires créoles ne montrent pas de solution de continuité comme

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Ch. Ferguson (1959) avait eu tendance à le penser en inventant la notionde diglossie, argumente dans le sens de la saillance du facteur identitairedans la genèse des créoles en plus de ceux proposés par R. Chaudenson :le simple besoin de communiquer n’explique pas toutes les modalitésdes créolisations, mais aussi le fait que, pour ces sociétés émergeantsoudain, les créoles deviennent un élément important de constructionsociale, processus qu’il appelle la « socio-genèse », et que je préfèreappeler de manière plus précise : socio-glotto-genèse pour en soulignerl’interdépendance des phénomènes.

Les LICH ont donc des arrière-plans théoriques assez anciens (onpourrait d’ailleurs remonter aux analogistes s’il fallait vraiment se mettreen quête d’ancêtres prestigieux), mais cette linguistique seradéconsidérée avec constance, pour différentes raisons que je ne peuxqu’énumérer ici : ces chercheurs sont souvent loin des lieux de pouvoirpolitique, institutionnel (mais la régionalisation politique en France vapartiellement changer la donne pour les créoles français et quelquesautres chercheurs concernés par les langues régionales), ils s’occupentde langues socialement dévalorisées, et cela se propage à leurlinguistique (preuve, s’il en fallait encore, du lien entre « science » etsociété), et les minorités concernées par ces langues ne peuvent, moinsencore en France qu’ailleurs, faire porter leur voix, puisque le françaisstandard, langue technolinguistique, occupe tout l’espace socio-politique. Simultanément, cet éloignement va parfois favoriser ledéveloppement de ces travaux, dans les marges, loin des contrôlesinstitutionnels (Afrique, créoles) en favorisant souvent des synergiesavec des chercheurs étrangers (Afrique, créoles, langues régionalesfrontalières).

Tout cela peut se synthétiser par le tableau suivant :

Technolinguistique OntolinguistiqueObjectif Décrire le préexistant

de manière objectiveConstruire, faire être,

laisser advenirDémarche Objectivité Réflexivité

Implication dulinguiste

MinimaleIntellectuelle,

formaliste

Maximale,multidimensionnelle

Produit LSDH Individu, sociétéConception de la LSDH LICH

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langueApproche Mixofuge40 Mixocompatible

Statut du chercheur Interchangeabilité Unicité, individualitéassumée, recherchée

Contextualisation Minimale(prélèvement de

corpus restreint le pluspossible à des

signifiantslinguistiques)

Maximale (immersiondans la vie

quotidienne)

Formation Spécialisée TransdisciplinaireTemporalité Prédiction de faits Histoire, récit de

construction dephénomènes dans une

perspective rétro-anticipatrice

Approche A priori : hypothético-déductivisme

A posteriori :empirico-réflexivité

Focus de l’activité Objet RelationsRelation au focus de

l’activitéUnique : distance Plurielle : mise en

tension,expérienciation,articulation de la

pluralitéProcessus

d’innovationRupture avec le passé,

occultation,éventuellement par

ignorance

Conscience,interprétation du passé

en vue de l’avenir

Produit recherché Description Récit historicisé

40 Mixofugie : propension à la fois à concevoir les phénomènes étudiés et lesspécialités du domaine de la recherche comme autonomes et « purs », dépourvus detoute influence « extérieure » ; Mixocompatiblité : propension à concevoir lesphénomènes construits et les activités de recherche comme liés à des transversalités,mélanges, etc. L’utilisation de ce terme place donc celui qui l’utilise dans uneperspective où il tend à faire l’hypothèse que la manière de conceptualiser unphénomène n’est pas sans rapport avec l’approche qui le construit, et qu’il y a tendanceà ce qu’on puisse observer des phénomènes d’isomorphie (ou dedépendance, de rétroaction ?) entre la façon de concevoir l’approche etla façon de concevoir le phénomène.

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objectivistePosture Hiérarchie, surplomb

ExpertiseParité, médiation

Traduction,interprétation

Trope emblématique Métonymie MétaphoreMétaphores

fondamentalesOutil (stable,

décontextualisé, inerte,surplomb)

Ferroviaire(planification,

bifurcationprogrammée,

prédictibilité, sécurité)

Ferment (instable,contextualisé, vivant,

participation). Note (b)

Surf (improvisation,liberté de mobilitédans un plan lui-mêmemobile, risque)

Activité proche Industrie ArtisanatNote (b) : cet aspect sera explicité plus bas.

16. Le contrat pervers entre le noyau et la périphérie de « la »linguistique

Ces postures assez contradictoires suscitent des tensionsconcurrentielles-complémentaires intriquées entre ces deuxlinguistiques. Ces tensions pourraient être bénéfiques, si ellesdébouchaient sur une autre relation que la tentative d’hégémonie qui enrésulte depuis de longues années, si, comme je l’ai décrit plus haut, aprèsune période de confrontation et d’exacerbation, un projet communémergeait et instabilisait la relation de concurrence. Pour cela, il fautpasser de l’idem à l’ipse, et on a vu que toutes les épistémologies ne sontpas également accueillantes aux aventures de l’ipse. Cela, comme on l’avu plus haut à propos de la technolinguistique, conduit en effet tout droità la patrimonialisation de la linguistique elle-même après lasanctuarisation des langues, à son repli frileux sur les valeurs refugesd’un passé envisagé comme prestigieux (cf. l’article, Linguistique,pourtant récent dans Mesure et Savidan, 2006) qui illustre assez bien lepoint de vue restrictif qui assimile « la » linguistique à la seuletechnolinguistique.

Les présupposés idéologiques, politiques, éthiques de l’une et de

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l’autre sont très différents. Alors que les linguistes technologues ontcertainement des principes politiques, éthiques, moraux dans leur vieprivée, leur épistémologie les conduit à considérer que cela est peupertinent, voire néfaste dans la sphère de leur pratique professionnelle,« purement » scientifique :

« Les scientifiques travaillent selon des modèles qui leurviennent de leurs études ou des livres qu’ils ont lus ensuite,et bien souvent ils ne savent pas, ou n’ont pas besoin desavoir, quelles caractéristiques ont donné à ces modèlesvaleur de paradigme pour le groupe. De ce fait, ils n’ont pasbesoin d’un ensemble cohérent de règles. Il se peut que lacohérence qui apparaît dans la tradition de recherche àlaquelle ils participent n’implique même pas l’existence decet ensemble sous-jacent de règles et d’hypothèses qu’uneétude philosophique ou historique peut découvrir par la suite.Puisque les scientifiques ne se demandent généralement pasce qui légitime tel problème ou telle solution, nous sommestentés de supposer qu’ils connaissent la réponse, au moinsintuitivement. Il se peut toutefois qu’ils aient simplementl’impression que ni la question ni la réponse ne relèvent deleur recherche » (Kuhn, 1972, 64).

La discipline « linguistique » est d’ailleurs elle-même souventconçue par les technolinguistes comme clivée. Le cœur en serait lalinguistique « fondamentale », « noyau dur », celle du code justement,dont les principes soit échappent à l’éthique, soit se confondent avec unevaleur suprême qui est celle de la description d’une réalité préexistantedans sa « vérité ». On aura reconnu la linguistique technologique,productrice de LSDH. A sa périphérie, et en aval, vassalisée (maisP. Bourdieu a posé la question de la complaisance des dominés dans lesprocessus de dominations), se trouve marginalisée une linguistique quidépendrait de la première et qui en convertirait les résultats enapplications, qui en justifierait donc l’utilité sociale. La linguistiqueappliquée, et elle seule, devrait en revanche, dans cette vision de lalinguistique, avoir des pratiques éthiques puisqu’elle est concernée par ladimension « séculière » : les tâches considérées comme subalternes etdélicates, les charges et inconvénients sont soigneusement exfiltrées dela technolinguistique (confortablement lovée au cœur de la linguistiqueappliquée qui la protège du contact avec l’extérieur, ce qui donne à la

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première les mains libres) et généreusement dévolues àl’ontolinguistique (cf. analyse de B. Latour, 1996, infra). On comprendpourquoi la psycholinguistique, la sociolinguistique, la didactique deslangues sont maintenues institutionnellement juste au-dessus du seuil depauvreté : les faire disparaître signifierait avoir à prendre en charge cesproblèmes, ou répondre de leur non prise en charge…). Trop leur donnerde moyens pourrait leur donner des idées. L’inverse aussi…

La vision de l’activité de linguiste est donc radicalement différentedans chacun des deux cas : la linguistique technologique met l’accent surles outils, les méthodologies, les procédures, protocoles, tout ce quipermet de médiatiser voire d’occulter le rapport entre le linguiste et cequ’il considère de manière un peu possessive comme « son » « objet »,tout ce qui permet d’occulter le technolinguiste lui-même, ou d’enrévéler les singularités (qui n’en continuent pas moins d’exister, quoiqueoccultées : les occulter permet même de ne pas avoir à se poser laquestion). Cet ensemble d’accessoires corrobore le discours surl’objectivation des langues en ayant l’air de justifier ladéresponsabilisation du technolinguiste quant aux résultats de sonactivité : il ne ferait qu’appliquer des méthodes, outils, protocoles, il sebornerait à analyser des corpus qui lui disent la réalité, il n’aurait aucuneinfluence sur ce qu’ils produisent, suggèrent (même si, par ailleurs, àd’autres moments et en d’autres lieux où cela le valorise, le linguistetechnologue peut se dire fièrement créateur d’outils, ou savant pilote detechnologies sophistiquées). Si jamais il s’occupe d’enjeux concrets,c’est sous la forme de l’expert, celui qui contrôle, qui domine les enjeux,qui sait… donc tout en somme sauf pratiquer l’altérité.

Ainsi par exemple, la distinction phonétique/phonologie résulted’une conception doublement restrictive de la langue (1) commeinstrument (2) de communication (seulement), qui résulte elle-mêmed’une vision de la science positive, qui entretient un rapport d’abordinstrumental avec le monde, qui permet un rapport instrumental à lalangue, qui permet de gommer l’activité de construction du linguiste, quidonc est un vrai scientifique, et à ce titre peut prétendre à certainesressources matérielles et symboliques : labels institutionnels,financements, statuts. On pourrait objecter à cette remarque que ce sontlà des considérations bassement matérielles, s’il n’était clair quel’idéalisation de la science fait partie du dispositif de verrouillage del’hégémonie scientiste. On pourra en discuter dans d’autres termes

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quand ceux-là mêmes qui prônent les idéaux de pureté scientifiqueauront donné l’exemple en abandonnant leurs positions institutionnelleset avantages afférents.

De même, la complexité de l’oral a été expulsée vers ladialectologie par la linguistique historique et comparée (Robins, 1976,199) puis par la linguistique structurale vers la sociolinguistique, qui sevoyaient du même coup, et en raison de la fonction qui leur étaitdévolue, accablées de reproches concernant leur non-scientificité,comme Boris Vian fait remarquer dans l’Ecume des jours que nousaccablons d’indignité les éboueurs et les psychanalystes de nous rendrele service de nous éviter de devoir traiter nous-mêmes nos « déchets »matériels et psychologiques.

Ainsi, lorsque les territoires mouvants de l’oral sont confiés à deslinguistiques qui jouent le rôle de tampons avec les complexités quisurgissent en-dehors de la science fondamentale, le contrat en estpervers. La technolinguistique exigerait ainsi des sociolinguistes parexemple, qu’ils trouvent des « marques » indiscutables de la dimensionsociale, dans les termes dans lesquels la technolinguistique sait poser sesquestions, ce qui rend la tâche impossible, sauf situations socialement ougéographiquement « insulaires » (Martha’s Vineyard), ouartificiellement insularisées et homogénéisées (sélection sévèred’informateurs, lorsque W. Labov dans son échantillonnage depopulation d’enquête ne conserve que les locuteurs « dont l’anglais est lalangue maternelle » (Labov, 1976, 177)). Ces travaux de W. Labov sontdonc avec persistance présentés, y compris parfois par destechnolinguistes, lorsqu’ils les connaissent, comme exemplaires de lasociolinguistique, alors que l’on sait pertinemment que rares sont lessituations aussi caractérisées, ou rendues ainsi par la méthodologie (lasélection sévère des témoins). L’ensemble de cette gestion sociale de larecherche constitue ce que B. Latour thématise en parlant, à sa façond’« idoles brisées » :

« Il se trouve simplement que notre particularité tient à cetrait distinctif : nos faitiches, bien que brisés, se trouventraccommodés d’une façon telle qu’ils renvoient à la pratiquece que la théorie ne peut saisir que sous la double forme dela brisure et de la réparation. Telle est notre tradition, celledes briseurs et des réparateurs de fétiche, tels sont nos

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ancêtres à respecter sans trop de respect, comme on le fait detout lignage [note 36] » (Latour, 1996, 62-63 ;soulignement : D2R ; Italiques : B. Latour).

Note 36, p. 63 : « N’oublions pas que nous devons aussi auxmodernes et à eux seuls cette autre dichotomie entre lerespect des ancêtres, d’un côté, et l’invention libérée de touteentrave du passé, de l’autre. Réaction et évolution, traditionet innovation émergent de l’étrange conception d’un tempslui aussi brisé » (Latour, 1996, 63).

« Grâce aux idoles brisées, on peut innover sans risque etsans responsabilité, sans danger. D’autres, plus tard, ensupporteront les conséquences, en mesureront l’impact, enévalueront les retombées, en évalueront les dégâts » (Latour,1996, 60, italiques de D2R).

« ‘Ni Dieu, ni maître’ » ne devrait pas servir de sloganqu’aux anarchistes. On devrait l’inscrire aussi sur le socle deces statues invisibles, brisées puis réparées, qui permettentl’action en tous points. S’il y a des événements, nul n’en estmaître, surtout pas Dieu » (Latour, 1996, 102).

Si je traduis B. Latour : si on trouve les tenants de la structurationdu champ « linguistique » en « noyau dur = technolinguistique » et« périphérie molle = ontolinguistique » surtout chez les technolinguistes,c’est que c’est parmi eux que l’on trouve les grands bénéficiaires de cecontrat pervers, inéquitable, et à courte vue, car il stérilise touteévolution. A la technolinguistique les moyens, les ressources,l’irresponsabilité de la linguistique dite fondamentale (mais on a vuquelles continuités elle entretient avec les linguistiques pratiques qui ontconstruit les langues standard) qui non seulement n’a pas à sepréoccuper des retombées concrètes, mais ne doit pas le faire pour êtreefficace : elle le voudrait bien sans doute, mais, hélas, malgré tous sesefforts, cela lui est formellement interdit ! A l’ontolinguistique lefardeau de l’utilité sociale, les contraintes institutionnelles, financières,pratiques, et finalement l’opprobre de n’être même pas considérée àparité par ceux-là mêmes qui leur imposent ce marché de dupe.Quiconque a participé à des commissions de recrutement en France peuten attester, lors de débats longs, répétitifs et à tonalité quasi-tribaux,

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pour déterminer si les candidats sont de « vrais linguistes » ou non :entendre : « technolinguistes » ou non. Quiconque fait desreprésentations linguistiques une part importante de son travail est ainsirendu suspect de n’être pas un « vrai » linguiste. Pour ma part, laperversité de ce contrat m’est clairement apparue, lorsque j’ai participé àla mise en place du CAPES de créole, sous les lazzi de ceux-là mêmesqui ensuite se sont réclamés de cet exemple, après la bataille, pourmontrer que la linguistique sert bien à quelque-chose, la preuve, lacréation d’un CAPES de créole complexe, avec la contribution delinguistes…

La conséquence en est simple : la linguistique se coupe de toutavenir pour essayer de maintenir son prestige passé, sur une conceptionde la scientificité qui a peu évolué depuis un siècle : il s’agit d’uneidentité de l’idem. Voyons donc comment l’ipse pourrait agir lalinguistique autrement.

17. Quelques propositions : une alterlinguistique

Une alterlinguistique n’est évidemment pas une autre linguistique,puisque je pense utile d’assumer l’histoire de l’activité de linguiste, touten la faisant évoluer lorsque cela est nécessaire. Il s’agit clairementd’une linguistique construite sur l’idée que la question de l’altérité est aucœur des sciences humaines, avec un cortège de conséquences qui seraexaminé plus bas.

18. Comme chez le dentiste

Depuis plusieurs années que je discute de ces questions avec descollègues français ou étrangers, un constat s’impose : beaucoup delinguistes adhèrent plus ou moins aux analyses proposées ci-dessus, quiont pris ici une forme un peu abrasive pour susciter des réactions,camper provisoirement des altérités, et essayer de percer le murd’indifférence qui entoure ces débats comme la brume le faisait autourdu Titanic le 15 avril 1912 : le CLG était sans doute en gestation dans lesnotes des anciens collègues de F. de Saussure pendant que le monstredes mers fonçait vers les icebergs.

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Mis à part le ton, qui est ici circonstanciel on l’aura compris, cesanalyses rencontrent un écho assez large, comme on a pu s’en rendrecompte aux réactions qui ont suivi les prises de positions d’un certainnombre de linguistes au moment de l’épisode « Sauvons les sciences dulangage »41 dont parle également P. Blanchet (ici même). Le sentimentqui prévaut chez ceux qui se reconnaissent dans ces positions est plutôtl’accablement devant l’inertie que l’on attribue aux institutions (dont ilsfont cependant partie), et aussi une question qui perce, que l’on peutrésumer ainsi : « D’accord, cette linguistique du XIXème siècle mérited’être rénovée, mais comment ? Comment faire autrement ? ». On a toutessayé, depuis un demi-siècle. Certes, mais on est resté au sein d’unelinguistique inspirée des sciences « dures », sans dépasser cet horizon.

Cette question mérite que l’on s’y attarde un peu, même si je nepourrai pas tout dire ici (pour une approche plus complète, cf. Robillard,à paraître). Il est en effet possible qu’une partie de l’inertie provienne dusentiment que l’on ne peut guère imaginer d’autre linguistique que celleque nous avons apprise, parce que nous ne parvenons pas à imaginerd’autre façon de faire de la science, parce que nous ne savons pascomment « la science » actuelle s’est faite. Cela nous contraint, du lundiau samedi, à transmettre malgré nous parfois, une linguistique quidiffuse implicitement l’idée que les contacts de langues ont desconséquences négatives, pour défiler le dimanche contre la présenced’un candidat d’extrême droite au second tour de l’électionprésidentielle. Il faut se dire que nous pourrions peut-être éviter le risquequi nous fait défiler le dimanche si nous modifiions ce que nousenseignons du lundi au samedi. Mais cela nécessite que nous allionsjusqu’à nous émanciper de la conception qu’on nous a inculquée de lascience, en nous convaincant qu’il n’y en qu’une, qui serait achroniqueet acontextuelle, aculturelle, etc.

Pour cela, il ne suffira pas d’imaginer de nouvelles technologies,de nouveaux instruments, de flamboyants protocoles, d’immensescorpus, informatisés de surcroît, même si tout cela peut rendre desservices à l’occasion. Il ne suffira pas de rester dans le cercle dessiné parnos habitudes épistémologiques, en gros héritées du positivisme, avecquelques retouches cosmétiques. Il faut se dire que les conceptions de la

41 http://infolang.u-paris10.fr/sauvons-sdl/liste-signatures4.htm

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science, que la structure des disciplines, leur contenu, la répartition de cecontenu entre spécialités, est historicisé, et que donc ce qui convenaitdans les années 70, qui commençait à être déphasé déjà dans les années80, ne convenait plus vraiment à la fin du siècle dernier, peut mériter unsérieux ré-examen au début du siècle suivant.

Plus le ré-examen critique tarde, plus il devra être radical etdifficile à réaliser, comme lorsqu’on tarde à aller chez le dentiste.

En somme, mon rôle plus haut a été de faire sourdre une douleurdans notre organisme disciplinaire, pour nous alerter, parce que nousavons dépassé le stade des signes avant-coureurs, et que nous en sommesà l’abcès.

19. L’activité du linguiste : quelques ferments

L’espace raisonnable d’un article interdit de faire ici despropositions étendues, je me contenterai donc des principales que jepeux faire actuellement. Ce sont des éléments de discussion, des pointsde départ, incomplets, améliorables, et pas seulement en raison dumanque de place : je ne peux espérer, seul, élaborer des propositionssatisfaisantes.

20. Ferment

Le ferment fait « pousser » une matière (c’est le terme utilisé parles boulangers pour la pâte à pain), par multiplication et transformation,en étant éminemment sensible à son environnement, au sein duquel ilvit, meurt, mute. On sait rarement que le ferment de la bière et celui dupain sont identiques, raison pour laquelle la levure du pain s’appelleSaccharomyces cerevisiae (étymologiquement : « champignon à sucrede cervoise », la bière des Gaulois42), apporté en Gaule par le contactavec et le truchement des Grecs. D’une certaine manière, la bière seraitdu pain en phase liquide, ou le pain de la bière solide, puisque la bièreest faite de céréales et d’eau et du travail de Saccharomyces cerevisiae.

42 http://www.snv.jussieu.fr/vie/dossiers/bleaupain/pain/03pain.htmconsulté le 28 mars 2006.

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La bière et le pain sont des traductions l’une de l’autre dans desenvironnements et des temporalités différentes : la bière fermente pluslongtemps que le pain, et le pain lui-même, selon qu’il subit une seule oudeux fermentations, ne donne pas les mêmes résultats : le secondpétrissage affine les bulles et assouplit la pâte.

Il s’agit, dans ce qui va suivre, de proposer des éléments deréflexion, de discussion, pour l’avenir, sous forme de ferments : dans desenvironnement différents, il donnera des résultats sans doute différents,et tant mieux, parce qu’ils y seront donc adaptés.

Si je propose la métaphore du ferment, c’est pour trouver unpendant à celle de l’outil, technolinguistique. L’outil travaille sur unautre objet, et cette relation n’est pas réciproque, le ferment travailledans, avec.

21. Une entrée notionnelle-terminologique

Le choix est fait ici de présenter quelques idées sous forme deglossaire pour en condenser facilement le contenu, sans donnerl’impression d’un travail terminé : il s’agit de quelques jalons, dequelques lettres dans un alphabet dont on ne connaît pas le nombre exactde lettres à l’avance, pas de l’alphabet tout entier.

La terminologie est importante en ce qu’elle contient desprogrammes positifs et négatifs : ce qu’elle oblige à penser, ce qu’elleempêche de penser parce qu’elle est pétrie d’arrière-plansphilosophiques, méthodologiques. La difficulté, on le sait, quand onarrive après, quand on est minoritaire, étant de ne pas rompre lacommunication, sans pour autant, en empruntant la terminologie d’autresapproches, emporter des passagers clandestins qui alourdissent le navire,et parfois font un travail de sape de l’intérieur, comme « langue » ausens classique.

L

Pour désigner le centre d’intérêt de l’approche présentée ici, onpeut parler de L, phénomènes, activités, linguistiques/langagiers,

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discursifs (langue(s), langage(s), discours) et le L comprend ladimension représentationnelle de ce qui est construit (cela afin d’opposerle phénomène L à l’objet « langue »). L’intérêt du L est de ne pasrésoudre les tensions entre processus et produits, représentations etpratiques, activités contextualisées (discours) et décontextualisées(langue), synchroniques et diachroniques pour montrer que ce quiimporte est le travail irréductiblement original du L conçu comme unezone de contact, de tensions, d’attractions-répulsions, comme un champoù sont possibles des relations qui construisent la société, l’individu…

Le « résultat », d’un point de vue (rétrodictif) est, d’un autre(prédictif), la matière première du cycle suivant d’un processuspermanent que l’on découpe artificiellement en étapes, en tranchessynchroniques, comme l’« agent » peut être envisagé comme « agi »…

On a donc intérêt à définir le L comme activité interactive demanière radicalement écologique, ce qui fait que l’entrée dans cesphénomènes par les traces matérielles ou le signifiant est une des entréespossibles parmi d’autres : si le L est radicalement écologique, plusieursentrées sont possibles.

Il n’y a pas à se poser la spécificité du L dans l’approche proposéeici : la posture radicalement écologique fait que du L peut être compensépar d’autres éléments (le port de la cravate peut faciliter la prise deparole ou l’inhiber, et la prise en compte de l’habillement peut donc fairepartie d’une approche linguistique écologique). Ce qui fait le centre degravité du linguiste c’est le fait de privilégier la dimension L, sans qu’illui soit possible de se désintéresser des autres dimensions. Dans cetteperspective, la spécialisation disciplinaire ne garantit ni la fiabilité, ni lacompétence (cela peut même être l’inverse), mais elle n’est pasinterdite : tout dépend des objectifs poursuivis. En tout cas le spécialistene peut pas se prévaloir d’une primauté évidente comme cela apparaîtdans la Charte européenne du chercheur (Commission européenne,2006, 30), où les chercheurs seraient des « spécialistes travaillant à laconception ou à la création de connaissances […] ». Ou alors il fautdonner un sens particulier à « spécialiste », qui fait qu’il peut êtrespécialiste sans que cela ne diminue ni l’amplitude de ses centresd’intérêts, ni sa liberté face aux disciplines (est-ce qu’on envisagerait undélit d’exercice illégal de la linguistique ?).

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Dans cette perspective radicalement écologique, la « science »,elle-même conçue en cohérence comme radicalement écologique, nepeut se prévaloir d’une quelconque prévalence, d’un quelconquesurplomb : il s’agit d’une approche socialement construite parmid’autres, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas de particularités : parexemple celle de se définir comme savante, variable sociale.

Le centre d’intérêt du travail savant sur le L qui fait la linguistiqueet le linguiste en même temps qu’ils en font et se font, est d’étudier laconvertibilité (ou non), la traduction (ou non) de la dimension L dansd’autres dimensions, dans la construction des individus et sociétés. Laversion LSDH des langues est une parmi d’autres.

Cette approche, si elle reste dans sa logique propre, n’a pas à secomparer de manière évaluative (en « plus » ou « moins »), avecd’autres approches. La comparaison évaluative relève d’une approchequi met en concurrence parce qu’elle est unimodale, persuadée qu’uneforme d’être est supérieure à d’autres indépendamment des contextes ethistoricités, et qu’il est possible, et important, de déterminer laquelle. Lepoint de vue exploré ici contextualise et historicise : différentes manièresde faire, d’être, correspondent à des environnements, contextes,historicités différentes et ne peuvent pas nécessairement se comparerévaluativement : le protéiforme est en harmonie avec un mondeprotéiforme. On peut distinguer, dans le L, les « langues », les« systèmes », donc, logiquement, la production des langues et dessystèmes.

Langue :

Résultat de l’investissement, de la catégorisation de phénomènesde discours et de leur reconnaissance fonctionnelle (au sens large) parune collectivité d’individus qui se constitue ainsi du même geste, engroupe (socio-glotto-genèse). La représentation ainsi construite d’une« langue » peut faire l’objet d’une visibilisation, d’uneinstitutionnalisation, d’une codification, ce qui organise l’axe des modesd’existence des langues du cryptoglosse (Bavoux, 1997), dissimulé, oudes langues prohibées, vers l’exhibitionnisme des langues standardmortes (d’autant plus exhibées qu’elles sont mortes, comme les reliquessaintes), en passant par autant de degrés et de nuances que l’on peut le

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souhaiter. Les individus et sociétés se construisent donc autant de« langues » que de projets relationnels, certaines sont plus durables,socialement reconnues, etc. que d’autres, on les appelle « langues »,parce qu’ils sont socialement dominants, et fédèrent plus d’adhésion queleurs innombrables concurrents… tant que l’environnement ne changepas. Dans certains types de sociétés, des spécialistes de la fabrication dereprésentations des langues comme entités homogènes, rationnelles,pures peuvent même être rémunérés pour accomplir cette tâche. Commeleur fonction est de défendre l’idée que la « pureté » des langues, leurhomogénéité est primordiale à leur fonctionnement, contrairement à ceque l’on peut argumenter par ailleurs, ils appellent parfois leur activité« linguistique pure ».

Dans cette perspective, la question n’est donc pas : « Y a-t-il unelangue ? », mais : « Y a-t-il un projet social (passé, futur) motivant laconstruction d’une langue ? ». « Est-ce que les intéressés semblentvouloir qu’il y ait une langue, se comporter comme s’il y avait unelangue, ont le pouvoir d’imposer une langue ? » et/ou « Est-ce que, moi,le linguiste, je veux qu’il y ait une langue ? », et, plus fondamentalementencore : « Pourquoi est-ce qu’on pourrait vouloir qu’il y ait unelangue ? », et son corrélat est : « Quel est le coût (social, économique,politique, identitaire…) de la constitution d’ensemble ‘langues’ ? », et,plus simplement encore : « Qui en bénéficie ? Qui en supporte lecoût ? » (qui supporte le coût de l’hégémonie de chaque languedominante (traduction, etc.43)). Cela interpelle aussi bien la pratique quiconsiste à parler de « langue » dès qu’on peut montrer un systèmecohérent parmi d’autres, et à vouloir défendre tous les « systèmes »existants, indépendamment de leur pertinence sociale, que celle quiconduit à nier des sous-systèmes qui pourraient gêner la claireperception d’un système plus grand (réduire le français au françaisstandard, le français standard au français des élites françaises, lespratiques contemporaines en les occultant par le français « classique »,etc.).

Prétendre que les « systèmes » auraient une existence « en-soi »,existence que certains linguistes et leurs méthodes (« Ce n’est pas moiqui le dis, ce sont mes instruments, mes corpus ») ne feraient que

43 Les travaux pionniers de F. Vaillancourt ont exploré cette dimension, comme ceuxde F. Grin actuellement.

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« révéler », participe d’une tentative de déresponsabilisation deslinguistes, et de « naturalisation » des langues (qui elles-mêmes, serventensuite différents projets politiques, les exemples en foisonnent). Avecprudence, mesure et nuance, cette attitude est à rapprocher, et seulementjusqu’à un certain point, parce qu’il ne s’agit pas de traits biologiquesindélébiles, ce qui fait une grande différence, des idéologies racialistes(il existerait des traits naturels et objectivables permettant de distinguerdes « races » humaines, comme il existerait des traits « objectifs »,« inhérents », permettant de distinguer des « langues ») : ceux qui lesparlent n’ont pas prise sur la légitimation des langues.

Ce qui se trouve au cœur d’une langue est donc non seulement lesystème, mais la tension cohérence (interne)/cohésion (adéquation à unprojet sociogénétique) sur un axe historico-téléologique ou rétro-anticipatif. En effet, les langues artificielles tendent fréquemment à seconstituer autour du besoin de cohérence, parce que, dans la mesure oùelles doivent se faire adopter pour se répandre (c’est le projet de leursinventeurs) on a intérêt à les construire cohérentes pour en réduire lecoût cognitif d’apprentissage (et souvent d’ailleurs, le coût social de leurreconnaissance). Leur degré de cohérence tente de compenser pour ainsidire l’absence de cohésion. Elles se présentent parfois comme dessuccédanés rationnalisés de langues romanes, pour attirer les locuteursde ces langues en minimisant le coût de leur maîtrise, en s’appuyant surune cohérence voisine déjà acquise. En revanche, les langues cryptiques(argots) ont souvent tendance à cultiver l’aléatoire, dans la perspectiveexactement inverse. Quel que soit l’ensemble de formes retenu, lelinguiste parviendra toujours à en dégager une certaine cohérence : ilsuffit pour cela qu’il se dote d’outils d’un niveau d’abstraction qui luipermette de subsumer les différences. En ce sens, le linguistestructuraliste a une réelle fonction sociale : celle de « naturaliser »,légitimer, par divers moyens les langues après qu’une décision d’ordrepolitique en a fait apparaître la fonction, de consolider les langues et lesprojets politiques.

Les « langues » peuvent se modéliser par le chaotique, l’attracteurétrange, et cela pour plusieurs raisons.

L’état que nous en représentons est l’un des états possibles, l’undes équilibres possibles : contrastes et clivages entre catégories, valeursdes paramètres dits « internes » entre eux, et entre ces derniers et les

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facteurs « externes », pour s’exprimer d’une manière qui valorise cetteopposition, dont on ne voit cependant pas, sauf dans le cadre LSDH,pourquoi elle serait privilégiée sur les autres facteurs plus« écolinguistiques ». En effet, la construction d’une LSDH, quiprécisément veut fabriquer un « système » sémiotique le plus autonomepossible par rapport à son écologie (elle est donc anti-écologique ensynchronie, et en relation écologiquement différée44) pour que lesdiscours qui sont exprimés à l’aide de ce code soient décodables en toutecirconstance, en tout lieu, par tout locuteur, etc., visant une transparencemaximale qui rappelle le fantasme des marchés intégralementtransparents des économistes libéraux, d’où peut-être l’image récurrentede la monnaie et du marché chez beaucoup de linguistes. Seule cettepréoccupation de transparence anhistorique et acontextuelle justifie, entoute cohérence, que l’on valorise particulièrement cette ligne de fracturequi étanchéifie l’« interne » et l’« externe ». Dans tous les autres cas,notamment pour les dialectes d’une langue dont un lecte a étéstandardisé, et surtout si l’on pouvait « décrire » des langues, cela nepourrait se justifier, parce que la transparence maximale n’est pas, loinde là, une exigence universelle. En effet, et comme le montrent bien lecas des véhiculaires africains (G. Manessy), de la genèse des créoles (R.Chaudenson, L.-F. Prudent), de l’étude des argots (L.-J. Calvet), destechnolectes (J.-M. Klinkenberg, 2001, 2945), la translucidité oul’opacité est constitutive des fonctions des langues (même les languesstandard y sacrifient, en étant opaques à d’autres « nations »). L’opacitéet la translucidité en sont constitutives parce qu’il est efficace pour ellesde s’enclencher sur leur environnement pour fonctionner en discours,doublement au moins. Communicativement, cela permet d’utiliser paréconomie des éléments qui sont présents dans les représentations de tousles acteurs de la communication (à quoi bon verbaliser ce que tout lemonde sait probablement, ou a les moyens de savoir ?) ; socialement,cela permet de sélectionner avec qui l’on communique : plus le discourss’appuie sur son écologie, plus la communication défavorise ceux qui

44 On pense à la « symétrie différée » des ethnologues, où le temps sert à réaliser deséquilibres non réalisables en synchronie. La LSDH est partiellement coupée de sonécologie en synchronie parce que ses locuteurs souhaitent un instrument decommunication acontextuel et anhistorique pour construire un grand groupe social,dans lequel la communication à distance et/ou différée est importante (droit, lien avecune tradition culturelle ancienne, par exemple).45 Il s’agit notamment d’un médecin qui s’énerve parce que son patient s’obstine à nepas mettre son « cubitus à la radiale ».

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n’en font pas partie.

Ce lien écologique fonctionnel, qui se met en place dans lesconditions les plus variables (ou que l’on s’ingénie à faire varier par lesdécoupages socialement élaborés et construits en contexte) explique que,comme l’admettent souvent les linguistes, « tout peut se dire »(P. Blanchet en donne un excellent exemple ici même), il suffitd’imaginer un contexte, une historicité, des liens écologiques, desbesoins de sélection ou d’intégration de locuteurs qui le rendentplausible : cette plasticité des liens avec l’environnement rendentindispensable la possibilité de mobiliser des ressources de manièreinfiniment variable, que simulent bien les modèles chaotiques :beaucoup de configurations sont possibles, sans qu’on puisse prévoirlesquelles se matérialiseront, et quand.

De ce point de vue, et « systémiquement » si cela avait du sens, lescréoles sont du français qui a évolué, ou du latin évolué, sauf que desraisons socio-historiques ont fait que leurs locuteurs ont souhaité, à unmoment donné, rompre avec leur passé en catégorisant un état desystème en l’appelant d’un autre nom, et en priant des linguistes habilesde le démontrer avec des arguments pertinents. Dans nos cultures, celaprend la forme d’arguments rationnels, qui prétendent déceler, dans laréalité objective, des « systèmes ». Pourquoi pas ? Cependant, desrisques possibles des arguments « naturalisants » sont les dérivesracistes, la colonisation ne s’en est pas privée pour expliquer pourquoiles colonisés ne pouvaient pas parler aussi bien français que lescolonisateurs. Inversement, en dépit de changements systémiquesimportants, les véhiculaire africains ne changent parfois pas de nom, oupas complètement (« town Bemba », Manessy, 1990), sans doute parceque cela permet de conserver un lien partiel, et une rupture sectorisée.

On peut donc postuler un lien étroit entre les modalités desrelations sociales, et les modalités du L, et les modalités de discours àpropos des langues : le discours des linguistes construit le monde danslequel ils vivent.

L’alterlinguistique, partant de bases altéritaires, constructivistes,réflexives, peut difficilement se construire autrement que sur des basesisomorphes. Elle doit donc à la fois expliciter son projet, et son moderelationnel à l’autre, et cela concerne aussi bien les entreprises

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collectives (la linguistique) et individuelles (en tant que linguiste,comment je me produis ?). Cela place donc la relation, l’action, laresponsabilité, le politique, l’éthique, au cœur de ses préoccupations :construire quoi, pour qui, avec qui ? De ce point de vue, il est intéressantd’observer que chaque épistémologie construit le monde comme elle seconstruit : le positivisme construit des représentations mécanistes etprédictibilistes du monde, et dit opérer de manière mécanique etprédictible (reproductible notamment). Mais le positivisme avait sous-estimé que, dès lors que l’on construit l’autre, on se construit de même,et que si on ne veut pas être présent dans le processus de recherche,l’autre en est donc absent logiquement, ce qui est assez ennuyeux pourdes sciences humaines.

L’alterlinguistique s’implique dans la construction d’humanité enprivilégiant la dimension L, en misant sur son humanité, terme quisubsume individus et sociétés, en comptant sur sa faculté réflexive etcritique. En ce sens, elle est humaniste en renouant, après un parcourspartiellement différent, avec l’humanisme, peut-être moins dans lamesure où l’alterlinguistique « croirait » dans l’homme que dans lamesure où elle fait l’hypothèse que l’homme ne peut que se prendre enmains, parce que rien ne peut remplacer son investissement.

Si l’on est parti de « langue » pour aboutir aux façons de fabriquerdes langues c’est parce qu’une perspective constructiviste ne peut que seposer la question de comment elle construit, et donc surtout de pourquoielle le fait, le reste étant secondaire. L’épistémologie et l’éthique,inséparablement, ou la question du pourquoi-comment construire yprennent donc une place de premier plan, et doivent faire partie despréoccupations de chaque linguiste, qui refuse alors de séparer processuset produit, histoire et avenir, contexte et histoire, puisque c’est enfonction de l’avenir que l’on construit le sens de l’histoire.

Systèmes46 :

Représentations de l’activité discursive réduite à un réseau

46 Le pluriel a tout son sens ici : de nombreux systèmes peuvent êtreconstitués à partir des mêmes pratiques de discours.

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spéculaire47 de signes (inventaire de formes et inventaire de règles).

La recherche sur les langues, dans cette perspective, est larecherche de la correspondance de l’organisation des signifiants et del’organisation des signifiés, en espérant que l’une et l’autre seront lemoins hétéromorphe que possible, en langue et en discours. Cetteperspective fait en général l’hypothèse qu’une partie au moins del’organisation des signifiants traduit celle des signifiés, et part donc dessignifiants vers le sens. Compte tenu, en langue et en discours, desphénomènes d’homonymie, polysémie, énantiosémie voire de paronymiequi constituent, dans cette perspective, autant de « parasites »indésirables, cette linguistique est obligée de prendre en compte dessegments de plus en plus extensifs, et un nombre de facteurs de plus enplus grand : lorsque des mots sont homonymes, de leur contextualisationdans l’énoncé, lorsque l’énoncé est ambigu, de sa contextualisation dansun discours, lorsque le discours est ambigu, de la mise en situation, deson historicité, etc., en espérant atteindre un niveau où cette fuite enavant pourra s’arrêter, ce qui n’est pas souvent le cas : en changeant depalier, on augmente le nombre de facteurs à prendre en compte, quienlèvent autant d’ambiguïté qu’ils en rajoutent, comme une sphère quise dilate, qui augmente d’autant la surface de contact avec ce qui n’estpas elle, donc, dans cette perspective, les « risques » de « perturbation ».L’alterlinguiste considérait cela comme autant de chances que leslangues aient des fonctions sociales.

C’est pourquoi il est sans doute à la fois aussi rationnel quepragmatique de procéder en sens inverse, en partant de l’idée que ladimension L est chaotique, en contextualisant-historicisant au maximumles activités L et leur interprétation, et en réduisant l’ampleur desphénomènes pris en compte seulement lorsque cela paraît possible etcohérent (LSDH48).

Il semble qu’on peut, en extrapolant ce qu’écrit A. Cornillet danssa thèse (2005) prendre enfin le CLG au sérieux : si un système est une

47 Chaque signe renvoie à la totalité des autres signes moins un, et puisesa valeur dans ce réseau, dans lequel il est inséré, mais qui ne trouve sacomplétude qu’avec sa propre présence, ce qui est une boucle un peuétonnante pour un esprit positif.48 Et encore, puisque la relation écologique des LSDH est différée.

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géométrie de différences spéculaires, la valeur de chaque unité estnégative : c’est ce qui lui reste comme substance sémantique quand on aretranché la valeur des autres signes. Alors le locuteur apporte du sens àl’énoncé, fragments de systèmes mis en discours, le sens est construit àpartir de l’extérieur, de l’écologie globale, comme le proposeA. Cornillet. L’énoncé est une sorte de sélecteur, de piège, d’éponge qui,au contact des différents éléments d’une énonciation, filtre le sens(éliminant les significations déjà « prises » par d’autres termes), etgonfle ses alvéoles de sens négatif (x ne peut signifier y) avec du sens« positif » contextuel. On considère alors que la dimension L peutopérer, à l’une des extrémités de son spectre fonctionnel, comme unfacteur de désambiguïsation de la contextualité, sans exclure que, dansl’idéal technolinguistique de la langue standardisée, on peut trouver descas où c’est le contexte qui désambiguïse l’énoncé. En effet, une postureradicalement écologique doit articuler les cas de communication par lalangue aux cas où cela est inutile, pour comprendre leur articulation :nous connaissons de nombreux cas où la parole est inutile, sauf avec desnon connivents.

Dans la perspective où c’est l’énoncé qui désambiguïse lecontexte, on pourrait traduire comme suit le fonctionnement des activitésL. Chacune des unités d’un système a pour valeur un ensemble de sensinterdits que lui laisse les systèmes de différences, en laissant ouvertesles autres possibilités. Le signe ne définit rien, sinon l’impossible desexclusions, ne pointe vers rien sinon vers les impasses. Le signe est unsignifiant qui dénote une classe d’interdictions sémantiques : « canard »ne signifie ni…, ni… ni…, donc… Cela explique pourquoi lesdictionnaires, grammaires, manuels de toutes sortes ne peuvent qu’êtredes constructions fictives, qui travaillent à contre-sens de nombreuxtypes de fonctionnements discursifs par souci pragmatique etd’économie. Elles racontent le fonctionnement des langues à rebrousse-langue : en décrivant le parcours inverse de bien des activités L. Cesrécits de langues sont en effet, pour des raisons pratiques, bien obligésde faire des récits positifs, de proposer des définitions qui font l’inversedu fonctionnement attribué aux systèmes de signes : ils attribuent dessignifications positives, et sont donc basés sur des « moyennes »49

d’occurrences discursives, des abstractions de ce qui se passe en

49 Le terme convient mal, car une moyenne se calcule à partir dequantités.

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discours contextualisés-historicisés. Les dictionnaires sont donc bien cesobjets empiriques que décrit A. Rey (1976), et ne sont pas de véritablesdescriptions de langues, qui exigeraient une formalisation extrême : onremarquera qu’A. Rey, orfèvre en la matière, fait le trajet « dudictionnaire à la lexicologie ».

L’activité de discours consiste à utiliser ce « piège » minimal àinvestissement sémantique en situation d’énonciation (les systèmesdoivent donc être imaginés pauvres, pleins de vides comme une épongepour piéger les éléments interprétables du contexte) : les modalités deprise en charge énonciative, les représentations contextuelles,remplissent ce réseau inerte de significations négatives. C’est ce quipermet d’expliquer que la coquille vide structurale « Il fait chaud cematin » peut signifier beaucoup de choses différentes, y compriscontraires, y compris inintelligibles, selon la façon dont le sens lui estapporté de l’extérieur : « La température est élevée », ou au contraire « Ilfait très froid », ou « Tu as encore laissé le chauffage allumé », ou « Tuvois, j’ai mis le pull neuf que tu m’as donné », ou, en cas de codagepréalable du type de ceux des message de la radio de Londres pendant laseconde guerre mondiale, à destination des résistants français :« Apporte-moi la somme que tu me dois ».

L’intérêt de cette vision du L est de mettre l’accent sur le fait queles langues, vues comme des entités « creuses » (sens interdits) et nonpas pleines (sens assignés), doivent, pour fonctionner, faire l’objet denégociations, d’échanges, d’investissement (que va-t-on faire entrer dansl’éponge ? parmi ce qui sera retenu par l’éponge, que considérera-t-oncomme pertinent ?) et deviennent donc ainsi d’efficaces opérateurs desocialité, de sociogénèse, selon des modalités différentes (formalité,convivialité, connivence, hiérarchie, etc.) puisque la plus simple descommunications exige un investissement dans la relation avec l’autre,dans la contextualité-historicité, qui exigent que l’on s’entende sur cesdimensions, que l’on forme une communauté avec l’autre, fût-ce demanière fugace et minimale. On admettra bien entendu quel’investissement ne se fait pas selon les mêmes modalités selon que l’ona affaire à une LSDH ou à une LICH, que l’on peut autant voir commedes cultures, des façons de se représenter les langues, que comme desproduits (comme J. Goody (1979) considère que l’écrit est plus uneculture qu’un simple codage) sur les univers radicalement différentsconstruits par l’oral et l’écrit. La LSDH demande, en situation de

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discours, plus d’investissement social et affectif à l’encodeur qu’audécodeur, puisque tout est fait pour que le message soit décodable dansl’acontextualité et l’anhistoricité, par quelqu’un qui s’est seulementinvesti dans la maîtrise des normes abstraites partageables, et la LSDH,pour bien fonctionner, réclame la référence à un récit de construction delangue explicite le plus commun possible (le dictionnaire, la grammairenormative…). La LICH réclame plus d’investissement, plus deréférences à une culture implicite commune qu’à un code explicitecommun, ce qui fait (exemple véridique) qu’un éleveur bovin normand(francophone non créolophone) converse facilement de son métier,malgré les différences de langue, avec un éleveur réunionnaiscréolophone et peu francophone. Mais dès que la conversation débordeleur métier commun, les références deviennent trop différentes pour quel’« éponge » saisisse quoi que ce soit d’autre que des signifiants, peut-être même seulement des sons.

L’intérêt de cette représentation du système est de montrer lescontinuités en même temps que les différences entre le fonctionnementLSDH et le fonctionnement LICH, de la différence rendue prédictible etspéculaire du système de signes décontextualisé et anhistoricisé le pluspossible, aux jeux variables sur l’altérité d’acteurs sociauxcontextualisés-historicisés.

Acteur L :

Individu pour qui une langue a plus ou moins de pertinence et deprégnance, communicative et/ou identitaire. Le locuteur est un casparticulier d’acteur L. Un autre terme que « locuteur » est indispensablepour rappeler qu’un acteur L peut ne pas parler une langue : un locuteurde LSF français est un acteur L du français même s’il n’en est locuteur niactif ni passif, parce qu’il en a une représentation diglossique. Unexemple extrême d’acteur L serait celui d’un phobique d’une langue, quine la parle pas, mais participe de sa sphère d’influence.

Locuteur :

Acteur L qui utilise le L pour des fonctions communicatives, ou

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identitaires, de manière active ou « passive » (les guillemets parce qu’ilest certain qu’on ne peut appeler ce processus « passif » que si onaccorde une importance excessive aux manifestations matérielles dephénomènes L).

Alter-linguistiques (perspectives) :

Linguistique qui s’intéresse à la participation du L au monde avecdes parti-pris, prioritairement et à parité (dans l’ordre arbitrairealphabétique) altéristique, chaotique, constructiviste, contextuel,critique, dynamique, écologique (radical), hétérogénéiste, historique,métaphorique, ontologique, processuel, réflexif, téléologique, traductif,ce qui n’exclut pas les contraires de ces termes, et les inclut (dans lamesure où les LSDH font partie de l’océan, bien plus grand, des LICH).

Chacun de ces termes peut servir de point de départ, parce qu’ilsdessinent, ensemble, un champ de travail. Pour l’illustrer de deuxparcours possibles : (1) l’altérité suppose, de la part du linguiste,suffisamment de dynamisme, de souplesse, d’instabilité, d’attitudecritique, pour être capable de se voir chaos, et donc de comprendre quele chaos dont a l’air l’autre à première vue n’est pas traductible selon desprocédures prédictibles, mais par un processus métaphorique, donccontextuel, historicisé, réflexif (rétrodictible) à défaut d’être prédictible,téléologique (parce que le projet qu’on a avec l’autre en informe latraduction) et radicalement écologique : plusieurs traductions,métaphores équivalentes en sont possibles.

(2) Si le monde n’est pas prédictible, donc l’autre, on peut s’yadapter par un processus de métaphorisation-traduction, qui traduit lesens contextualisé-historicisé de l’autre pour un autre, dans un autrecontexte et une autre histoire, en fonction d’un projet envisagé. Ceprocessus est réflexif-critique en raison même de son caractèreimprédictible, altéritiste en proportion même de sa réflexivité, puisquel’on ne peut décrire l’autre sans se/le traduire un peu.

Ecologie radicale :

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Cette posture emprunte à L.-J. Calvet sa métaphore fondamentaledes langues et de l’écologie (1999), en la radicalisant. L’écologieradicale considère non pas que tout est dans tout, mais que, a priori, etsans historicisation, contextualisation, aucune convertibilité, aucuneinteraction ne peut être exclue. La conséquence en est que la linguistiquene peut qu’être ouverte sur d’autres disciplines des sciences humaines etdes sciences tout court ; cela pose une difficile exigence d’ouvertureculturelle au chercheur, et une conception des disciplines bien plusouverte qu’actuellement (peu de pays, institutionnellement, posent avecautant de force les exigences françaises en matière d’identitédisciplinaire des travaux, ce qui pousse à la spécialisation et à lataylorisation, qui me semble dommageable, en sciences humaines entout cas).

Ontolinguistique (posture) :

Vision du L comme transversal à l’ensemble des phénomèneshumains, interprétation des phénomènes L dans ce cadre, en mettantl’accent sur la dimension de construction d’identités individuelles etsociales, par des acteurs sociaux et linguistes qui ne nient pas leur rôlede constructeurs, d’acteurs, et qui intègrent cela au processus de manièreréflexive. Cette vision va de pair avec la tendance à faire ressortir lescaractéristiques ICH, avec la construction par réflexivité, et la mise enjeu du linguiste. Ontolinguistique se différencie de Sociolinguistique encela qu’elle postule l’importance des postures autant que desméthodologies, et qu’elle ne se conçoit pas comme seulementcomplémentaire à une approche des langues qui, elle, serait essentielle.Par ailleurs, la posture ontolinguistique, en participant d’une perspectiveempruntée à la sociologie des sciences, analyse sa position à l’intérieurdu champ dont elle fait partie de manière critique, alors que,historiquement, la sociolinguistique a eu tendance, par exemple, à ne pasmettre en cause des notions considérées comme trop « fondamentales »comme « langue », ou « locuteur » ». Il s’agit donc d’unesociolinguistique critique (Heller, 2002). La posture technolinguistiqueest complémentaire de la posture ontolinguistique.

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(L)ICH :

Phénomènes L lorsqu’on les conçoit comme instables,contextualisés, historicisés, hétérogènes. Vu comme caractérisé par cestraits, le L est conçu comme propice à la construction d’identités. Ilimporte de souligner que « LICH » pointe vers un certain type d’activitésocio-linguistique.

(L)SDH :

Phénomènes L lorsqu’on les conçoit comme stables,décontextualisées, déshistoricisés, homogènes. Vu comme caractérisépar ces traits, le L est conçu comme propice à la communication au sensbanal du terme, et/ou à la manifestation d’identités figées. Il importe desouligner que « LSDH » pointe autant vers une conception de ce qu’estune langue, vers ses fonctions, que vers un produit qui en est le résultat :pour obtenir un résultat aussi homogène, décontextualisé, déshistoricisé,stabilisé, cela suppose un certain type d’activité L de la part deslocuteurs dans leur milieu social.

Technolinguistique (posture) :

Vision du L comme technologies, codes autonomes, interprétationdu L dans ce cadre, en mettant l’accent sur la dimension communicative,ou identitaire figée. Cette vision va de pair avec la tendance à faireressortir les caractéristiques LSDH du L, avec la construction par desméthodologies instrumentalisées, des outils, protocoles standardisés, pardes chercheurs cherchant à gommer leur individualité, leur historicité.La posture ontolinguistique est complémentaire de la posturetechnolinguistique.

Réflexivité :

Auto-éco-hétéro-traduction historicisée de la relation entretenuedans l’action entre soi et le monde, donc l’autre, d’une contextualité-historicité à une autre, ou métaphore-traduction d’une relation d’unecontextualité-historicité à une autre.

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Si comprendre le monde implique se demander comment sepositionner dans le monde simultanément, cela signifie que la rechercheconstitue le chercheur en même temps que le chercheur la construit, cequi implique donc une approche en permanence expériencielle (pourenglober tous les aspects de l’homme et pas seulement l’intellect)réflexive et critique.

Réflexive parce que la contextualité et l’historicité, toujourschangeantes, rendent malaisée toute mise en œuvre de méthodologieshomogènes, stables, programmées a priori. On ne sait donc comment ona cherché que lorsqu’on porte un regard rétrodictif sur son parcours derecherche, ce qui est cohérent avec l’idée même de recherche, quisuppose la rencontre avec une altérité inconnue, perturbatrice des repèrespassés, ce qui n’exclut pas la réinterprétation (traduction,métaphorisation) de parcours mis en œuvre dans le passé pour desparcours à réaliser à l’avenir. Critique parce que cette réflexivité ne peutqu’être intranquille si elle veut être pertinente.

Le chercheur construit donc en même temps le récit de sarecherche, son propre récit comme homme et le récit de l’universlinguistique dans lequel il travaille, et cela en fonction d’objectifs qu’iltravaille à rendre conscients : on sait ce qu’on cherchait lorsqu’on l’atrouvé, et on est alors capable de le décrire par rétrodiction.

Il me semble donc que l’aptitude que le chercheur doit développerde manière prioritaire est celle de son expérienciation, et la réflexivitésur cette pratique expérientielle (la rétrodiction transformel’expérienciation en expérience). Cela nécessite que le chercheur sachese constituer des points de repères différents à mettre en tension entreeux : avant/après, moi/les autres, ou différentes parties d’un moi pluriel,et, en même temps, qu’il ne se laisse pas abuser par le caractèreartefactuel de ces différenciations, qu’il a donc intérêt à faire varier, enallant éventuellement jusqu’à la contradiction, pour ne pas en être dupede lui-même.

Expérienciation/récit de recherche :

Notion centrale dans l’approche ontologique, inspirée de

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l’herméneutique de P. Ricoeur (1969), qui, en mettant l’accent sur larelation autant que les termes ou pôles, privilégie l’action, laconstruction, favorise la prise en compte de l’instabilité, du dynamismedans la réflexion (la prise en compte des termes (figés) plutôt que de larelation entre les termes risque d’empêcher d’y réfléchir).

Fondamentalement, l’expérienciation consiste à aider le linguiste àassumer les contradictions de son métier quand il pratique une approcheontolinguistique, sans les transférer sur des « faitiches » (B. Latour) enessayant de faire porter aux faitiches les contradictions entre lesindispensables postures différentes, éventuellement contradictoires, dulinguiste.

Les contradictions du linguiste sont inévitables parce qu’iltravaille sur/avec des phénomènes L, dont il est partiellement constitué,dans des sociétés qui en sont partiellement constituées, et qui demandent(pourtant ?) souvent au linguiste de concevoir des actions sur le L, alorsqu’il en est pétri, constitué, qu’il est dans le L (voir : Ecologie radicale).Une solution possible consiste à échelonner ces postures contradictoiresentre elles dans le temps, en s’inspirant, physiquement, de la marche àpied, intellectuellement de la traduction et de la métaphore. Deux entités(pour le cas simple des bipèdes/bilingues) comparables (jambes,langues) se voient confier par un acteur des rôles alternatifs, cycliques,différents et complémentaires qui permettent à l’acteur, lui, de setransformer, de se déplacer. Une jambe sert d’appui et de projection ducorps en avant, alors que l’autre a pour fonction de résister à cemouvement, puis de passer le point de bascule où elle devient jambed’appui, etc. On peut considérer que chacune des jambes sert detraductrice à la force exercée par l’attraction terrestre, pour transformeren mouvement sinusoïdal à résultante moyenne horizontale une énergiegravitationnelle qui agit perpendiculairement au corps et aurait tendanceà le faire tomber à terre, perpendiculairement à son trajet idéal. Letraducteur se met en jeu entre deux situations d’énonciation, deuxlangues, deux univers, pour transposer dans un univers l’interprétationqu’il a constituée d’un autre. C’est tout l’intérêt de la postureherméneutique de P. Ricoeur, qui met en jeu un individu qui sereprésente comme construisant une identité en continuité (l’ipse(Ricoeur, 1990)) en tension entre deux univers, la continuité produitepar l’individu assurant le passage d’un univers à l’autre, comme lapersistance rétinienne nous permet de voir le mouvement.

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L’expérienciation a l’avantage de mettre en jeu plus que le simpleintellect, ce qui semble une exigence de base dans les scienceshumaines, sciences de l’autre, des autres, et donc de soi irréductiblementavec les autres, dans toutes les dimensions de soi et des autres.

« Engagé », « impliqué » ont été utilisés avec d’autressignifications, d’où le choix de proposer ici d’autres termes, qui parailleurs me semblent mieux convenir que ces deux derniers parce quel’idée de l’expérienciation ne consiste pas seulement à être « dans »quelque chose, mais « en jeu » (comme dans « engagé », mais« engagé » a pris un sens d’engagement précis, idéologique et/oupolitique seulement), avec la possibilité du gain ou de la perte. « Etre entension », « expériencer » signifie que l’on recherche des points oùs’opposent, s’affrontent des forces contradictoires, et que l’on se met enphase avec ces zones de tension pour en éprouver la différentialité. Lamétaphore qui vient à l’esprit est électrique : l’appareil de mesureélectrique, l’appareil électrique en général est « mis sous tension » dansle circuit auquel il participe, par lequel il se fait agir, dans lequel il agitet qu’il constitue en même temps, éprouvant la tension du circuit, faisantpartie du circuit (il en transforme une partie de l’énergie), pour pouvoiren donner une interprétation qualitative ou quantitative variablementtraduite (watts, volts, témoin de phase binaire, mouvement,magnétisme).

« On ne part pas du cogito, mais de la question de l’être ; eton va de l’être qui engendre la question à l’être quiquestionne ; cet ordre, qui commande la célèbre introductionde l’Etre et le Temps, est en lui-même significatif ; ilimplique que la conscience n’est pas la mesure de toutechose ; l’homme ne sera pas désigné par cette consciencemais par l’être même qui lui donne d’être le questionnant lui-même qui lui donne d’être le questionnant de l’être ; c’estpourquoi le questionnant lui-même est désigné par un termeontologique : Dasein, être le lieu, le « là » de la question del’être » (Article Ontologie , Dictionnaire de Philosophie,Rédacteur, P. Ricoeur, 1325).

Plus que de l’observation participante au sens habituel du terme, ils’agit plutôt, quand il est question de recherche, de participation

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observante : vivre au quotidien avec une attention particulière au détailen toute circonstance, comme le recommandait R.E. Park à ses étudiants(Chapoulie, 2001, 183) au temps de ce que l’on a appelérétrodictivement l’école de Chicago, comme prend soin de le soulignerChapoulie en introduction de cet ouvrage (au moment même où cela sefaisait, personne ne l’appelait ainsi, cet étiquetage intervenant commerésultat d’une lecture a posteriori).

La version présentée par P. Ricoeur est sans doute différente parceque je réagis en sociolinguiste des contacts et des conflits de langues,situations de tension qui m’ont partiellement constitué.

« En première position vient le couple ‘se trouver ensituation’ et ‘s’y orienter par projet’ ; il faut d’abord avoirdes racines et projeter ses possibles les plus propres sur lefond de cet être donné pour que s’ouvre une problématiquede la compréhension et de l’interprétation ; cette dernière neprocède donc pas, à titre absolu, de l’existence de textes,mais de la possibilité d’expliciter dans des sens multiples lacompréhension que nous prenons du rapport entre notresituation et nos possibilités ; c’est cette bipolarité initiale quiengendre la situation herméneutique, en ce sens qu’il esttoujours possible de comprendre davantage et d’interpréterautrement la condition ontologique de l’existant que noussommes » (Article Ontologie, Dictionnaire de Philosophie,Rédacteur, P. Ricoeur, 1326).

L’expérienciation est une expérience ontologique que tout êtrehumain fait de manière fondamentale, puisqu’on peut dire que lesentiment de « vivre » ne peut s’éprouver que si l’on a le sentimentd’une certaine forme de continuité dans le temps, l’équivalent de lareproduction sociale sur le mode individuel, d’un moment à un autre(l’ipse de P. Ricoeur (1990)), l’être en changement, métaphore de cequ’il a été, traduit dans un autre temps/contexte. Le sentiment de vivre,comme le sentiment qu’une langue « existe » à travers sesmanifestations discursives étalées dans le temps, repose sur latransposition d’expériences historiques successives les unes reliées auxautres. La sédimentation en serait cependant une métaphore inexacteparce que, dans la sédimentation, chaque couche n’est en contactqu’avec la précédente et la suivante. Une image informatique est utile

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pour expliciter cela.

Ce que nous voyons à l’écran sous la forme d’un « fichier » unifié,qui se déroule souplement et en continu sur notre écran, sans à coups, estparfois fait de petits « paquets » d’information répartis aléatoirement surla surface physique du disque dur au hasard de sa rotation et des espaceslaissés libres par d’autres fragments de fichiers antérieurs. Chaque« paquet » porte des balises qui permettent à la tête de lecture dereconstituer le puzzle, dans le bon ordre (le fonctionnement de latransmission de messages sur internet est analogue). La stabilité dufichier est due à la mise en relation du disque, et de la tête de lecture, quilit, ordonne et lie les paquets d’information physiquement marquéssuffisamment vite pour que nous ne nous en apercevions même pas, untraducteur transformant des différences magnétiques en texte qui nousest intelligible en les remettant dans un ordre qui n’est pas celui de lalecture physique. Le logiciel, puis l’écran, est chargé de traduire enimage stable, susceptible de sens, et sans solution de continuité, ce quirésulte d’une activité fiévreuse et discontinue, et multidimensionnelle,dans les entrailles de nos machines.

L’expérience herméneutique de la construction de soi et du monderésulte d’une activité du même type : nous nous produisons encatégorisant, rassemblant, en organisant des expériences, fragmentsd’expériences diverses, réparties dans le temps.

Ce savoir-faire ontologique est simplement réinvesti dans l’usagede l’expérienciation en contexte professionnel du linguiste.

Un dernier mot pour dire que je pense que même les chercheurs lesplus technolinguistes ne procèdent pas autrement, quoi qu’ils disent.Nous sommes tous des chercheurs ontolinguistiques, mais nousl’assumons plus ou moins, et l’explicitons plus ou moins. Le dispositifexpérimental le plus contraignant ne permet pas au chercheurd’échapper, lors de l’interprétation des résultats de ce dispositif, à sonhistoricité. C’est pour cette raison que, plutôt que de tenter de neutraliserce processus, il semble plus judicieux d’en faire un allié, explicitementet avec le plus de transparence, par la réflexivité. De même, le corpuslinguistique le plus exhaustif (images, sons…) ne peut laisser oublierque celui qui lui donne sens est le chercheur (voir le débat animé et peuconclusif mené par U. Eco, R. Rorty, J. Culler, C. Brooke-Rose, S.

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Collini, in Eco, 1992).

Recherche et/ou récit d’expérienciation de recherche/récitd’expérienciation d’altérité ?

En somme, on peut récapituler l’ensemble des considérations ci-dessus en reprenant les catégories utilisées pour décrire les « langues »produites par les deux grands paradigmes technologique/ontologique. Larecherche consiste en un récit d’expérience que le lecteur/auditeurinterprète comme tel (de ce point de vue, le « corpus » des linguistesn’est jamais un fragment de réalité, mais un « récitd’expérienciation/interprétation de corpus », au même titre que le récitde chasse ou de pêche est autant un récit sur le chasseur/pêcheur que surle gibier/poisson, et un récit sur l’auditeur, en étant indexical de laculture des interactants). En fait, on pourrait presque dire que la proie,ou le corpus est un pré-texte : ce sur quoi se tisse le texte principal, lerécit.

En l’absence de méthodologie (parce que si l’autre et le mondesont instables, les outils spécialisés, protocoles précis, perdent de leurpertinence), est-on condamné à repartir indéfiniment de zéro à chaquefois, de la tabula rasa ? Non, car c’est le récit de recherche,contextualisé, historicisé, individualisé, qui peut servir aux autres, maisjamais par simple « application », mais par traduction, au prix d’unchangement, pour d’autres chercheurs, contextes, objectifs…

En dernière analyse, le récit de recherche, en sciences humaines etsociales est un récit d’expérienciation d’altérité, ce qui est un point dedépart intéressant pour une linguistique qui veut développer sacomposante ontolinguistique.

La recherche en sciences humaines et sociales serait alors unetraduction/métaphorisation de l’autre pour d’autres, la recherche étantvouée à se renouveler ne serait-ce qu’en raison de l’évolutivité descontextualités-historicités de ceux à qui l’on raconte l’autre. La notionde « récit de recherche » implique que chaque récit, historicisé, n’a pasde portée générale ce qui ne veut pas dire de manière binaire l’inverseabsolu, que chaque récit de recherche soit intégralement spécifique.

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Mixofuge, mixocompatible, multimodal, unimodal :

L’approche mixofuge est binarisante, tentant de tout réduire à desoppositions discrètes. Ainsi par exemple, un mot appartiendrait à unelangue seulement, et s’il apparaissait dans d’autres, il faudrait trouverdans lesquelles (toutes moins une) il est donc un emprunt. L’approchemixocompatible admet que les relations peuvent être non déterministes,non linéaires, à double sens, etc., que les éléments peuvent avoirplusieurs identités, etc. L’intérêt de ces termes est de proposer un termeunique pour, à la fois, le discours sur le monde et le discours sur lascience, car il est à redouter des phénomènes de récursivité qui font quel’approche scientifique que l’on pratique face au monde soit analogue àcelle que l’on met en œuvre dans son épistémologie, voire dans sonéthique et sa conception politique et éthique professionnelle. Lebinarisme de l’épistémologie galiléo-cartésienne produit des effets sur lediscours linguistique sur les emprunts, et sur la description des contactsde langues (diglossie de Ch. Ferguson (1959) vs interlecte de L.-F. Prudent (1981) qui n’exclut pas une lecture en termes de diglossie.

Multimodal/unimodal : désigne les même phénomènes et attitudesque Mixofuge (Unimodal) et Mixocompatible (Multimodal), mais enajoutant le rapport avec sa (ses) culture(s) informelle(s) empirique(s) etla façon dont a vécu leur construction historique. On peut en effet fairel’hypothèse, après le geste fondateur de P. Ricoeur allant chercher dansla tradition herméneutique l’inspiration de ses propositionsherméneutiques, que les cultures unimodales/multimodales informentaussi nos cultures scientifiques, et réciproquement.

Méthodologies :

L’alterlinguistique ne récuse pas l’utilité des méthodologies,instruments, technologies, protocoles. Elle travaille la posture duchercheur face à ces adjuvants de la recherche, en soulignant troisaspects essentiels :

1° les méthodologies étant l’ensemble des moyens par lesquels onpeut traduire l’autre parlant, aucune méthodologie ne peut êtretransférable sans adaptation d’une recherche à une autre, d’un témoin à

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un autre. La méthodologie est aux pratiques réelles de recherche ce quele système est à la langue : une partition pauvre et grossière, nécessitantadaptation, interprétation. Ce qui fait l’intérêt et l’efficacité de laméthodologie, c’est ce en quoi on l’adapte, on l’historicise, on lacontextualise, puisque cela est significatif de la relation entre lechercheur et l’autre qu’il essaie de traduire.

2° la méthodologie s’élucide donc autant après la recherche demanière rétrodictive, qu’avant, de manière prédictive.

3° la perspective alterlinguistique intègre les outils, méthodologies,instruments, protocoles que l’histoire de la linguistique a construits, maisne réduit pas la linguistique à la technolinguistique, et réinterprète cesmoyens en fonction de fins historicisées et contextualisées.

Une perspective alterlinguistique et ontolinguistique ne peut doncqu’être bien plus prudente que la technolinguistique à propos des corpusou enquêtes, dont les linguistes ont fait une sorte de pierre de touche dela linguistique. L’ontolinguistique ne peut en effet que rappeler que lecorpus, la transcription d’un entretien, est la métonymie d’un ensembleontologique bien plus important quantitativement et souvent,qualitativement. Si on adopte une posture écologiquement radicale, deséléments représentationnels, historiques, non perceptibles dans le corpus(même s’il intègre les points de vue de plusieurs caméras, de plusieursmicros…) peuvent orienter l’interprétation d’un corpus. C’est pour celaque l’ontolinguistique propose de considérer l’expérienciation de l’autre,la représentation que construit le chercheur de l’autre, son interprétationpar réflexivité, comme dénominateur commun des recherches ensciences humaines et donc en linguistique, quelle que soit l’approche,même extrêmement contraignante (cf. les interrogations de L.-J. Calvetici-même.).

Progrès des sciences/multiplexité ?

La vision alterlinguistique des sciences humaines, donc de lalinguistique, examine de manière critique l’idée d’« avancées »scientifiques. On aura remarqué l’unidimensionnalité de la métaphore del’avancée, qui convient mal à une approche radicalement écologique,complexe, etc. Des raisons plus profondes réclament le ré-examen de la

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métaphore de l’irrésistible « avancée » que même les plus circonspectsreprennent sans critique. « Avancer » suppose en effet un repère, quel’on sache d’où l’on vient ou où l’on va. Il n’est pas sûr que ce soit ladémarche des sciences humaines :

« L’histoire a une critique, mais elle n’a pas de méthode50

car il n’y a pas de méthode pour comprendre. Chacun peutdonc s’improviser historien ou plutôt le pourrait, si, à défautde méthode, l’histoire ne supposait qu’on ait une culture[…]. Mais elle est une culture, pas un savoir ; elle consiste àdisposer d’une topique, à pouvoir se poser sur l’homme deplus en plus de questions, mais non à savoir y répondre. […]La formation de la pensée historique consiste en ceci :l’intelligence de l’histoire s’est enrichie des Grecs à nous ; cen’est pas que nous connaissions les principes ou les fins desévénements humains ; mais nous avons acquis de cesévénements une casuistique beaucoup plus riche. Tel est leseul progrès dont l’historiographie sois susceptible » (Veyne,1971, 281, italiques de D2R).

« Or la critique historique a pour seule fonction de répondreà la question suivante que lui pose l’historien : Je considèreque ce document m’apprend ceci ; puis-je lui faire confiancelà-dessus ? » (Veyne, 1971, 24).

La démarche des sciences humaines serait-elle donc seulement« négative », comme le suggère aussi, après P. Veyne, U. Eco (1992) :nous ne saurions pas ce qui est vrai, mais nous pourrions savoir ce quiest faux… ? Outre le fait que cela est sans doute troublant de prétendreque l’on sait le faux mais pas le vrai (y a-t-il tant d’abîme et d’asymétrieentre le faux et le non-vrai ?), il est possible de gloser P. Veyne demanière plus stimulante.

En effet, il ne faut sans doute pas traduire « critique » par son seulsens négatif, mais par son sens plus englobant : tenir des discours sur,tenter l’herméneutique de, par des contextualisations, historicisations

50 Cela équivaut donc à déplacer le falsificationisme popperien d’unniveau : de celui de la construction des objets scientifiques positifs àcelui de la construction d’approches.

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différentes, à la recherche de toutes les relations pertinentes, de tous lessens pertinents. Alors on peut comprendre P. Veyne de la manièresuivante : le rôle des sciences humaines est d’examiner le monde danstous les sens, d’en simuler toutes sortes de contextualisations,d’historicisations, de mises en relation, de significations. Pour lepositiviste, à la recherche du seul sens vrai, cela n’a donc aucun sens,puisque, pour lui comme pour la religion monothéiste, tant qu’on n’a pasle sens, on n’a rien trouvé. Si on adopte une posture altéritaire, ouverte àl’inédit, à l’inouï, au monde à construire avec un autre imprédictible pardéfinition, cet exercice prend tout son sens. D’une part, il nous habitue àla plasticité des processus de signification, nous ouvre aux possibles, del’autre il nous prépare à la rencontre d’altérités inattendues,imprédictibles.

De l’autre, il prépare le chercheur-constructeur à la multiplicité desscénarios, à la complexité des processus dont il aura besoin pourarticuler sa réflexion et son action à un monde complexe et chaotique,(ir)rationnel, (im)prédictible.

Il renoue ainsi les fils des différentes sciences humaines,notamment en tissant des liens entre l’étude des pratiques culturellescomme la littérature, la musique, la peinture, et les autres scienceshumaines (Feyerabend, 2003, réfléchit également, à cela).

Parmi les avantages de cette posture, l’un des plus intéressantsserait de proposer de poser la cohérence des sciences humaines sur cephénomène de critique du monde, qui rassemble sans difficulté lesspécialités littéraires, la psychologie, la sociologie, l’ethnologie, lalinguistique bien sûr, mais aussi tend des passerelles vers toutes lessciences, puisqu’elles doivent toutes, à un moment ou à un autre,interpréter leur « données », et que cela se fait de manière partiellementculturelle, historique, humaine. En effet, les tests, résultats, données,statistiques n’ont de pertinence qu’à l’intérieur d’un cadre, qui leurdonne sens, et ce cadre est culturel, historicisé. Si le chercheur refusecela, il s’engage alors, comme cela a été évoqué en note plus haut, dansune série de tests récursifs, visant à essayer de faire en sorte que laréalité elle-même « dise » ce qui est pertinent ou non (Chalmers, 1991,88) : une expérimentation, dont les résultats seraient examinés à l’aided’une expérimentation, dont les résultats... Le rôle d’une théorie est demettre en rapport des expérimentations pointues avec des phénomènes

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d’amplitude plus grande avec ce qui est considéré comme pertinent pourle monde des humains.

De ce point de vue, la linguistique aurait pour fonction de raconter,de traduire comment l’homme se construit « individuellement »,« socialement » s’il était possible de dissocier ces dimensions, dans,avec, par le L, en intégrant une dimension spéculative, créative,imaginaire.

Sa fonction serait donc non pas d’« avancer », mais d’envisagerqualitativement et quantitativement le réseau de relations complexes (cf.P. Blanchet (2000), avec la part de rétroactions, d’hologrammies, derelations hélicoïdales nécessaire…) en faisant varier contextes,historicités, qu’elle sait construire entre des dimensions qui peuventsembler sans relation évidente, d’augmenter sa capacité d’envisager desrelations multiplexes, diverses, « hétérogènes » en apparence, tant qu’onne peut pas en construire les relations écologiques. En bref, de construiredu sens. Bien évidemment, il ne s’agit pas simplement d’accumuler des« sommes » de « critiques », mais de les mettre en relationqualitativement, d’en rechercher les liens, les convergences,contradictions : d’en faire un tout organique qui ne soit pas del’« information » brute et cumulative, mais de l’« intelligence »articulée, contextualisée, historicisée, rendue pertinente et significative(et non pas « représentative »), organisée en relations multiplexes51.

Cela parce que le rôle de la recherche n’est pas de « décrire » laréalité, mais de la construire : c’est pour cela que l’histoire desdisciplines (partiellement comment on a construit le passé)l’épistémologie (comment on construit le futur) font partie desdisciplines, et ne sont nullement « à côté », et c’est pour cela que lacréativité est une aptitude nécessaire dans les sciences sociales ethumaines, pour imaginer des traductions adéquates, des recherches demodalités du vivre ensemble (pour le linguiste, à travers la dimension L).C’est, une fois la blessure narcissique p(e)(a)nsée, à la fois extrêmementmodeste et réaliste, démesurément ambitieux, risqué donc pertinent etporteur d’enjeux, à tout coup très stimulants.

51 Cette opposition, classique en anglais, est bien utile.

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22. Envoi

A ce stade, je peux quitter le rôle de composition de provocateurque je me suis donné en me faisant violence pour tenter une dernière foisde « percer la cuirasse » de la morgue et de l’indifférence de certainstechnolinguistes.

Dans la poésie du XVIème siècle, l’envoi est la dernière strophed’une ballade, qui dédie le poème à quelqu’un : mes dédicataires ici sontl’ensemble des linguistes qui sont prêts à remettre sur le métier ladéfinition de ce qu’est la linguistique, en ne recherchant pas laconservation d’hégémonies nocives, et en renouant avec ce qui a faitl’intérêt de la linguistique pendant longtemps (rappelons que le Cerclelinguistique de Prague a très concrètement standardisé le tchèque),l’action, la construction de langues, l’aménagement des situationslinguistiques, ce qui ne signifie pas renoncer à la réflexion théorique,puisqu’elle s’en nourrit :

« C’est sur cette toile de fond que nous proposeronsd’examiner la question de l’intervention en sociologie en tantque révélateur d’une blessure narcissique au sein de ladiscipline : celle qui consiste à désormais reconnaître que lascience ne se construit pas uniquement à partir d’une prise dedistance avec les faits. Au contraire, la blessure narcissiquenous invite à replacer le chercheur au cœur de son objet, sansque l’on puisse abstraire la connaissance de la relation qui setisse entre ce chercheur et son objet » (Vrancken, 244).

« La blessure narcissique serait le prix dont se paierait leprogrès scientifique, à chaque fois que les hommes prennentun peu plus conscience qu’ils ne sont pas au centre del’univers (Copernic) maîtres de leur évolution (Darwin) oude leur vie psychique (Freud) » (Vrancken, 250).

« La réflexion sur l’intervention en sociologie nous invite àplus de modestie et, sans s’inscrire dans les voies de lasociologie spontanée, à renoncer à toute prétention héroïqueémanant d’une quelconque position de surplomb »(Vrancken, 254).

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« La science est le dernier dieu dans le panthéon du monde »(Albion Small, cité par Chapoulie, 2001, 23).

La linguistique est une discipline historiquement constructiviste :S. Auroux (1994) montre bien comment la linguistique contribue àconstruire le monde. Comme beaucoup de disciplines scientifiquescomme le souligne J.-L. Le Moigne, la linguistique a adhéré (ou aumoins fait mine de la faire) aux thèses positivistes pour éviter une rudediscussion épistémologique, et conserver les privilèges des aristocratiesscientifiques, celles qui se disent « fondamentales », en espérant que celane bascule pas dans le fondamentalisme.

« […] il semble que pendant près de vingt ans, toutes lescommunautés scientifiques ‘firent comme si’ le socleinstitutionnel des épistémologies positivistes puis néo-positivistes élaborées d’A. Comte à R. Carnap, poursupporter les sciences de la nature, demeurait adapté à lajustification des sciences de l’artificiel : les « nouvellessciences » étaient implicitement tenues pour des sciencescomme les autres, et il y avait quelque incongruité àproposer de les désigner différemment […] » (Le Moigne,1994, 81).

A la différence près, pour prolonger le propos de S. Auroux, que lalinguistique, en un sens, a été d’avant-garde (avec le droit notamment),dans la mesure où elle a toujours été constructiviste (puisque sa phasedescriptiviste est un trompe-l’œil tactique), dès l’antiquité la pluslointaine.

Si l’on accepte cela, il faut alors aussi accepter que la linguistiquedoit réfléchir à ses postures face aux questions d’altérité (si on agit surl’autre, la question politique et éthique devient question de méthode, etpas supplément d’âme).

Un certain nombre d’éléments sont rassemblés ici pour permettrede lancer la discussion.

1° la prise en compte explicite de l’altérité dans une« alterlinguistique » fait entrer d’autres dimensions : pour l’essentiel, la

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constructivité, l’historicité, la contextualité, l’expériencialité duchercheur, donc une nécessaire dimension réflexive, que je préfèreappeler altéro-réflexive.

2° la prise en compte explicite de l’altérité a un effet redoutablesur les sciences humaines, puisqu’elle fait apparaître la symétrie entre letraitement réservé à celui qu’on essaie de connaître et le traitement quele chercheur se réserve, entre la façon de parler de l’autre et de soi-même(ou de ne pas le faire, symétriquement). Cela pose la question dusurplomb, de la posture d’expert : peut-on être expert de l’autre52 ?

3° la prise en compte explicite de l’altérité (construite eninteraction) fait entrer l’historicité, et donc l’idée que les représentationsdu processus de construction font partie de l’interprétation du produit, etqu’on ne peut donc pas, humainement, couper quelque produit que cesoit des représentations que l’on a de son histoire. Ignorer lesreprésentations de l’histoire constitue donc un choix épistémologiquemajeur aux conséquences importantes et nombreuses.

4° la prise en compte explicite de l’altérité suggère qu’une sourceimportante d’inspiration réside dans les cultures humaines (c’est le sensdu geste fondateur, à mon sens, de P. Ricoeur), qui, toutes, ont imaginédes façons de traiter l’autre. J’ai insisté ici sur les cultures créoles, letravail de discussion de ce que je propose ici reste à faire (on peut avoird’autres visions des créolités), ainsi que celui de l’intégration desapports d’autres cultures.

5° la prise en compte explicite de l’altérité signifie aussi qu’il y aun risque, à appeler systématiquement « instabilité », « désordre »,« hétérogénéité », « imprédictibilité » tout ce qui n’est pas prédictiblepar des règles et lois, car on n’évalue alors l’altérité que de manièrenégative : le « désordre » de l’un peut être la cohérence de l’autre, lerésultat de son historicité.

52 On peut sans aucun doute être expert de technologies, ce qui ne soulève pas deproblèmes d’altérité, mais pas de relations, ce qui pose le problème de la prétention del’expertise partout où il y a relation à l’autre (notamment, dans les activitésd’accompagnement, d’enseignement : l’enseignant peut être expert des technologiesqu’il met en œuvre, mais pas de la relation sans lesquelles elles ne peuventfonctionner).

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6° cela invite à examiner les fonctions du « désordre »linguistique, et à les intégrer aux préoccupations de la linguistique toutcourt :

6.1. le « désordre » linguistique peut être le laboratoire qui favorisele changement, l’identité de type ipse, qui essaie d’évoluer en fonctiondes mutations de son environnement.

6.2. l’« hétérogénéité » linguistique peut être le lieu demanifestation des identités, soit une fonction aussi importante que lacommunication (on communique mieux lorsqu’on se représente le statutde son interlocuteur et la tonalité de l’interaction).

6.3. l’« instabilité » des produits linguistiques en garantit en partiela fonctionnalité, par adaptation avec les contextes, par mise à profit del’environnement pour communiquer.

6.4. l’« instabilité », en incitant à un co-investissement dansl’échange, pour partager avec l’autre des représentations del’environnement, puisque celui-ci intervient dans l’échange linguistique,favorise la co-construction de la relation sociale à chaque instant : ils’agit d’une socio-glotto-genèse permanente.

6.5. s’il fallait définir un objectif et seulement un à la linguistique,je serais tenté de proposer que ce soit celui de la construction del’homme (individuel et social pour reprendre une dichotomie à nuancer)avec, dans, par, contre (etc.) la dimension L : à la fois en essayant decomprendre comment cela se fait, toujours de manière spécifique, lesautres objectifs découlant de celui-là. Cela signifie donc que les scienceshumaines, au lieu de tenter désespérément d’atteindre à la généralité, sefondent sur la particularité et ses fonctions.

6.6. en résumé, ce qui est proposé ici consiste à ne plus se laisserfasciner par les modèles des sciences dures, malgré leur simplicité, parceque celles-ci n’ont pas affaire à l’altérité, et à rechercher nos propresmodalités de scientificité, en partant de ce que nous pensons savoir faire(et pas de ce que nous imaginons qu’il est essentiel, dans un mondeidéal, que nous sachions faire), y compris des savoir-faire et savoir-êtrequotidiens comme :

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6.6.1. faire l’expérienciation historicisée et contextualisée del’autre en le/se co-construisant avec lui, en fonction d’un projet derelation.

6.6.2. (s’)expliciter cette expérienciation a posteriori, (se) latraduire, dans une historicité, une contextualité, et un projet de vivreensemble.

6.6.3. (se) la raconter/traduire (à d’autres), dans une historicité,une contextualité, et un projet de vivre ensemble.

En un mot peut-être, la linguistique serait une manière savante deconstruire l’autre et le vivre ensemble dans, par, avec la dimension L,cette dimension étant à la fois un moyen de construction de l’autre et deconstruction du discours sur l’autre, qui le construit aussi, autrement,réflexivement et savamment, en mettant en œuvre des pratiquesquotidiennes, en intégrant des dimensions savantes que la constructionau quotidien ne peut prendre en compte de manière aussi caractérisée.

Les historiens supposent que, si le Titanic connaît un triste sort,c’est à la fois parce qu’il vise le record de la traversée de l’Atlantique (etse place donc en concurrence avec ses rivaux et en rupture avec sesprédécesseurs) et choisit la route la plus directe, même si celle-ci lui faitcourir le risque de rencontrer des glaces, et parce qu’il faitexcessivement confiance à sa technologie, notamment celle de la doublecoque (qui rappelle le « noyau dur » protégé par les disciplines annexesde la linguistique dans la vision technolinguistique). Pourtant lecommandant du Titanic reçoit de nombreux avis de glaces de ses alter-ego, sur des navires voisins, aux noms « hétérogènes : le Touraine, leRappahannock, le Caronia, le Baltic, l’Amerika, le Noordam, leMesaba. Il ne les prend pas en compte, certains ne lui sont même partransmis par le sans filiste de bord. De nos jours, il constitue un réelpatrimoine, musée impeccablement conservé au fond de l’Atlantique,par 3 800 mètres de fond, à 41° 43' 55" N, 49° 56' 45" W, non loin de…Terre-Neuve, qu’il n’a jamais atteinte.

Il me semble que les perspectives alterlinguistiques suggèrent unefaçon de poser l’importance du L en faisant évoluer les centres d’intérêtde la linguistique, notamment en définissant de manière plus large etconstructiviste la notion, emblématique pour la discipline, de « langue ».

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Cela suggère un programme de recherches pertinent aux linguistes, sansrupture avec l’histoire ancienne et récente de notre activité, qui a étérésolument constructiviste dès ses origines, et en en adaptant sesperspectives au monde que nous entrevoyons. Ces perspectives sontarticulées tant sur des connaissances savantes que des savoirs-fairesexpérientiels de la vie quotidienne et sont donc viables et praticables,deux types de savoirs dont nous avons intérêt à mettre à profit l’altéritépour ne pas avancer à cloche-pied, mais sur les deux jambes.

Ces perspectives explicitent l’utilité sociale de la linguistique, etrendent donc plausibles des débouchés pour les étudiants qui seformeraient pour partie avec l’intervention de linguistes, etpositionneraient, de surcroît, la linguistique de manière transversale àl’ensemble des pratiques humaines, avec une large intersection avecd’autres sciences humaines, ce qui est prometteur et stimulant.

23. Annexe : Foire aux questions

L’expérience de plusieurs présentations de ces points de vue à despublics divers m’a appris que cette alterlinguitique pose des problèmesd’accessibilité à qui ne s’y est pas accoutumé. En outre, et dans lamesure où c’est une linguistique qui essaie de laisser plus de place auxminorités, il est clair que cela ne peut pas plaire aux hégémonistes (quinotamment, commencent par feindre de ne rien y comprendre), et que,par conséquent, tout est bon pour minoriser une telle approche. Il mesemble donc utile de donner des élément de réflexion face à quelquesobjections répétitives et rituelles, pour éviter qu’elles ne fassent obstacleà une discussion en profondeur des propositions faites ici.

La forme « Foire aux questions » a l’avantage de me permettred’être concis, en simplifiant un peu ce qui sera discuté de manière plusnuancée dans Robillard à paraître.

L’approche alterlinguistique semble bien plus compliquée quel’approche linguistique classique.

La complication et/ou la complexité s’est simplement déplacée :l’approche linguistique classique pose des questions simples, ce quil’oblige à des réponses compliquées pour ne pas avoir l’air de se

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contredire. Si on décide ne n’utiliser qu’une main pour vivre auquotidien, c’est une approche qui a l’air plus simple que celle quipropose d’utiliser les deux, qui évite d’avoir à co-ordonner les deuxmains, etc. Essayez de craquer une allumette avec une seule main : celaoblige alors, dans les réponses aux problèmes de la vie quotidienne, àune grande ingéniosité, à d’habiles contorsions. Si on pose, au départ,que l’on utilisera les deux mains, et s’il le faut, les dents, et qu’on sepermettra aussi de se coincer des choses sous les bras, sous les pieds,entre les jambes, entre la tête et les épaules, etc. on complexifie la donnede départ, on s’oblige à envisager, dès le début, des complexités qui fontun peu peur. En même temps, on se donne des ressources qui serontutiles par la suite. Dans un cas on renvoie les difficultés au futur, dansl’autre on y fait face dès le début. L’avantage de présenter une questionsimple est de suggérer que l’on a immédiatement les solutions, enrenvoyant les problèmes à une phase plus tardive, et peut-être à d’autresqui s’occuperont de cette phase. L’avantage de poser les questions demanière complexe est de faire face dès le début aux difficultés, sans sefaire d’illusions, sans se poser des objectifs déraisonnables.

L’approche alterlinguistique essaie de ne pas simplifier lesquestions. Une fois que l’on s’est habitué à cela, comme on a sus’habituer aux différentes moutures des théories générativessophistiquées, à grands efforts successifs, on apprivoise facilement cequi est dit ici. Il faut simplement admettre que les questions aussipeuvent être complexes.

On a parfois du mal à savoir ce qui est préconisé exactement.

Tout ouvrage de linguistique n’a pas obligation d’être un manuelinitiant à des méthodologies, instruments, protocoles, même si ce typed’offre se multiplie, trop rarement dans l’originalité, ce qui fait qu’on lescomprend facilement, puisqu’on sait d’avance ce qui s’y trouve. Toutdépend du contrat de lecture qui est fait. L’approche proposée iciconsidère justement que le plus important n’est pas constitué par lesprotocoles, instruments, mais par la posture du chercheur (Heller, 2002,10) face à ce qu’il essaie de traduire, parce que cette « chose », cet« objet » pour reprendre la terminologie consacrée, n’est justement, niune « chose » ni un « objet », mais un, des êtres humains socialisés, quel’on a aucune raison, a priori en tout cas, de considérer d’une position desurplomb, en les réduisant à une seule dimension, celle d’objet d’étude,

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ou celle de « support de langue ».

Cela ne signifie absolument pas que l’on doive renier lesperspectives et les instruments traditionnels, patiemment construits pardes siècles de travaux de linguistes, mais qu’il faut en expliciter le statut,les limites d’utilisation, selon les contextes. Ce qui est préconisé ici,c’est la réflexion sur les objectifs poursuivis (qui ne sont jamaisidentiques), dans des contextes différents, et dans des historicitésvariables, le tout constituant une importante partie du travail à effectuerpar le linguiste parce que cela influence fortement le reste. Cela signifieque le linguiste ne peut pas se contenter d’être un spécialiste « étroit »déroulant les étapes de protocoles prescrits, parce que tout travailréclame une contextualisation, une historicisation à nouveaux frais, quinécessitent la capacité de voir « large », et « loin », et exigent que l’onpuisse expliciter sa position dans le monde environnant, auquel leslangues participent (elles ne peuvent en être dissociées, donc on ne peutpas être uniquement un spécialiste des langues, encore moins de lamorphologie, ou d’un type de morphème). Cela a pour conséquencelogique l’impossibilité de donner, une fois pour toutes, uneméthodologie qui permette à coup sûr d’agir, et cela fait que ce texte nepeut pas être « simple », « direct », car il postule, notamment, que lechercheur fait partie de sa recherche, et que tous les chercheurs sontdifférents. Chacun est donc le mieux à même de savoir ce qui convient àsa recherche, à condition de pouvoir avoir une vision « loin » et« large », et un regard sur lui-même au milieu de tout cela. Noshabitudes intellectuelles, qui ne privilégient pas cela, font que cetteapproche a donc l’air plus compliquée.

Cette approche dissout les différences disciplinaires, et dissout lalinguistique.

L’alterlinguistique serait-elle le white spirit du positivisme ?L’alterlinguistique part de l’idée que les disciplines scientifiques sontdes instruments, pas des fins, qu’elles ont été construites historiquementpour répondre à des besoins, et que si ces besoins changent, elle peuventévoluer ou disparaître. Leur utilité, dans l’optique qui est développéeplus bas, réside surtout dans la possibilité de multiplier les points de vuesur le monde des langues. Dans ce cadre, cette approche ne souhaite pasla dissolution des différences qui fondent ces points de vue. Mais ellen’est pas attachée à ce que la pluralité soit fondée prioritairement par des

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« disciplines », qui ont organisé la science à un moment donné ; ce quiimporte, c’est la pluralité de points de vue pertinents plus que leurancrage spécifiquement disciplinaire, qui est contingent. En mêmetemps, elle postule une profonde articulation des sciences humaines, ousciences de l’homme, ou de la société, entre elles, autour de l’idée que cequi organise les sciences humaines, c’est l’historicité de l’homme, doncle fait qu’il se construit dans certaines conditions, et à un moment donné(avant un autre, après un autre, en même temps qu’un autre événement),et que la réflexivité est une façon de comprendre comment cela s’est fait.C’est donc une approche qui pense que les disciplines ne doivent pasconstituer des territoires étanches, pire, dans la concurrence, puisque, sile monde est « radicalement écologique », c’est-à-dire que ses élémentsconstitutifs sont susceptibles d’interagir entre eux sans que l’on puissedire a priori, sans contextualité, sans historicité, lesquels ne pourrontjamais le faire. Cela interroge des disciplines ou spécialités tropétanches, étroites. Ainsi par exemple, des travaux récents argumententen faveur du fait que la taille des testicules des singes pourrait être miseen relation avec le degré de contrôle social que les mâles ont desfemelles : c’est la mise en relation directe de la physiologie et de lasocialité, la seconde influençant la première (Le Monde, mercredi 9 août2006, 14-15). Pourquoi ? Plus les mâles contrôlent les femelles, moins ilressentent la nécessité de les féconder fréquemment, puisqu’ils necraignent pas des fécondations concurrentes de rivaux, et peuvent doncs’économiser les inconvénients de testicules trop volumineux (oul’inverse : plus les mâles ont de petits testicules, plus ils contrôlent lesfemelles). Un phénomène social serait ainsi lié à un phénomènephysiologique.

Dans cette optique, ce qui distingue donc d’éventuelles disciplines,ce sont plus des points de vue, des façons de construire le monde, quedes « objets » dont on postulerait qu’il seraient foncièrement différents,ou des « méthodes » différentes, puisque cela pourrait signifier, si on leprenait au sérieux, que l’ensemble de ce qu’on appelle l’homme estconstitué de sous-ensembles étanches, juxtaposés, et pas en interaction,ce qui ferait de l’homme une sorte de kaléidoscope, de mosaïque ou devitrail, dont chaque compartiment, soigneusement isolé des autres,correspondrait à une science, sans que personne ne s’occupe de la miseen cohérence de ces regards différents (la pertinence de l’analogie auvitrail ou au kaléidoscope a donc des limites). Enfin, cette approcherappelle que l’historicité touche les disciplines aussi : à certaines

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époques, on pensait que des approches globales étaient possibles,nécessaires ; pendant le XIXème siècle et le XXème siècles, on a pensél’inverse. Que sera le XXIème siècle ? Un regard simplement européenmontre également que le degré d’étanchéité entre disciplines tel qu’onl’observe en France n’est pas répandu partout, et n’est pas aussistrictement garanti par les institutions.

De ce point de vue, il est vrai que les approches proposées icicontestent fortement les présupposés de la linguistique positive,lorsqu’elle se prétend la linguistique tout court, parce qu’elle se fondeprioritairement sur des signifiants matériels, conservables, stabilisés etdonc exhibables à titre de preuve, ce qui limite d’autant la portée de sondiscours scientifique.

On ne peut donc dire que cette approche dissout les spécificités dela linguistique que si l’on pense sérieusement qu’il n’y en a qu’une, etque celle que l’on croit être la seule n’est pas destinée à évoluer (elleaurait atteint une sorte d’état de perfection, et cela pour jusqu’à la fin destemps ?). Il est cependant sans doute exact de considérer que lesapproches alterlinguistiques sont plus ouvertes aux autres points de vuedisciplinaires, puisqu’elle ne pense pas que le compartimentagedisciplinaire actuel soit destiné à perdurer, avec le même degréd’étanchéité que celui que l’on connaît actuellement, et les mêmesfrontières.

Tout dépend donc, en dernière analyse, du degré de spécificité etde stabilité que l’on attribue à « discipline », pour répondre à cettequestion.

On a du mal à lire, parce que ce ne sont pas les termes habituels.

Si on parle d’« objet » de recherche, cela implique qu’on croie quel’objectivation est possible : on pense que l’objet à une existenceautonome de tout observateur, ce qui peut s’argumenter, mais, ce qui estplus difficile à démontrer, que l’on peut aussi avoir accès aux modalitésde cette existence en-soi sans que le point de vue de l’observateur coloreles résultats obtenus. Dans l’approche proposée ici, fondée plutôt sur lanotion pivot de « représentation », « phénomène » convient mieuxqu’« objet » parce que le phénomène marque une réserve quand àl’accessibilité à la « vérité » de ce que l’on essaie de comprendre. Idem

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de « locuteur », impliquant donc que le linguiste ne s’intéresse qu’à ceuxqui « parlent » les langues. Comment appeler le « locuteur » de J. Billiez(1985) (« L’arabe c’est ma langue, mais je la parle pas ») qui se réfèreidentitairement à une langue, sans la parler, sans en être même capableparfois, au-delà de quelques termes d’adresse et de parenté (commel’Europe catholique a parlé latin pendant longtemps) ? Conserver leterme « locuteur » consisterait à s’interdire implicitement de penser quece cas de figure peut s’avérer extrêmement pertinent, par exemple pourcomprendre les rapports de ce « locuteur » au français et aux autreslangues. On est donc amené soit à inventer des termes, soit à les définirautrement, ce qui ne facilite pas les choses au lecteur, d’autant plusqu’ici, certains termes ont trait à des questions de posture, ce qui n’estpas fréquent en linguistique. Interdire toute modification de laterminologie reviendrait à refuser tout changement dans une approche derecherche, ce qui est une contradiction dans les termes mêmes, unerecherche figée devenant une idéologie, une religion, puisque sa fonctiondans la perspective décrite ici, n’est pas de trouver la vérité, de décrire laréalité, mais de chercher des moyens d’adapter des pratiques à un mondequi change, ou des moyens changeants pour éviter au monde de changer.

La réflexivité mène au nombrilisme, le nombrilisme conduit aunarcissisme, et le narcissisme débouche sur….

On en apprend plus sur le chercheur que sur le monde des languesavec les approches réflexives.

On pourrait répondre trois ou quatre choses à cela. L’inverse desapproches réflexives, la recherche de l’objectivité, poussée à l’extrême,conduit à un impossible et bien orgueilleux déni de soi (l’orgueil de ceuxqui se proclament tellement modestes), et à l’immodestie de penser quel’on détient le pouvoir de révéler le monde, de manière un peuprophétique. L’objectivité, quand on est convaincu qu’elle estintégralement possible, peut mener à l’intolérance : si on est sûr d’avoir«compris », « modélisé » le monde, cela peut conduire à rejeter touteautre vision, ou à se poser en rivalité avec elle, puisqu’il n’y a qu’unmonde (c’est une des bases du falsificationnisme (K. Popper, résumé parBaudoin, 1991)) : on met à l’épreuve les théories concurrentes, et l’on neconserve que celle qui résiste le mieux aux épreuves visant à ladéstabiliser. Enfin, on pourrait dire que, à lire bien des théoriesobjectivistes et soi-disant ouvrages de « description » de langues, on en

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apprend plus sur la linguistique et ses fantasmes que sur les langues !C’est en tout cas ce que disent bien des historiens de la linguistique, decelle du XXème siècle (Swiggers, 1997, 264 ; Auroux, 1994, quidéfendent l’idée que l’essentiel des bases de la linguistique a été trouvédès l’antiquité).

Il faut donc distinguer la réflexivité-introspection, qui peut menerau nombrilisme, et l’altéro-réflexivité, qui est effort pour éprouver,« expériencer », le monde et l’autre, et traduire à un autre ce qu’on aexpériencé, en admettant donc dès le départ qu’il s’agit d’unereprésentation contextualisée et historicisée parmi d’autres, et qu’il estmême indispensable qu’il y en ait d’autres pour critiquer la siennepropre (critiquer non pas pour améliorer, mais pour mieux historiciser).

Parler de l’autre implique parler de soi, mais il faut sans douterappeler d’une part, que parler de soi ne signifie pas nécessairement quecela ne peut qu'être immodeste : le registre de la réflexivité modeste doit,certes, se construire parce qu’il existe peu dans notre culturescientifique. Il n’y a pas de raison pour laquelle parler de soi seraitautomatiquement immodeste ! Il existe aussi des façons nocives deparler de l’autre, ou de pas parler de l’autre… Enfin, il faut égalementsouligner que situer l’une des sources importantes de son travail dechercheur dans son historicité (ce qui oblige à parler de soi), qui englobeson individualité, est une posture d’une grande modestie : c’est aussimontrer combien notre travail doit à ceux qui nous entourent, ceux avecqui nous travaillons et/ou qui nous portent la contradiction, aux hasardsdes rencontres, des événements, à toute une série de facteurs sur lesquelsle chercheur n’a aucune prise, et face auxquels il n’a rigoureusementaucun mérite.

C’est pourquoi depuis longtemps, en convergence avec des usagesanglophones, je persiste à signaler les idées que je dois à des échangesoraux, parce que le corrélat d’une approche réflexive, qui oblige à parlerde soi, est de parler des autres autant sinon plus parce qu’ils font partiede notre historicité.

C’est une approche relativiste débridée ? Ca dépend !

On peut commencer par remarquer que, dans le discours ambiant,le relativisme est fréquemment accolé à « débridé », ce qui suggère qu’il

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y a, dans notre tradition scientifique, dans notre culture peut-être, uneméfiance fondamentale à l’égard de tout ce qui ne se réclame pasd’approches qui promettent des certitudes. Il n’y a d’ailleurs pas determe pour désigner cela, ce qui montre bien que c’est une telle évidencequ’on ne peut faire autrement qu’on ne croit même pas utile de ladésigner. Comment désigner cette approche ? Le « certitudisme » ?« Absolutisme » est déjà affecté à un autre sens, et il ne faudrait pas quel’on confonde, par mégarde.

C’est une approche relativiste dans la mesure où elle postule que, apriori , sans historicisation, sans contextualisation, sans mise en relation,il n’y a aucun argument permettant de hiérarchiser ce qu’on perçoit dumonde, par exemple politiquement (politiques linguistiques, notamment)ou éthiquement. S’il n’y a pas de contextualisation, il est difficile deconstruire du sens. Cela supposerait que l’on soit capable d’affirmer quel’on connaît la « nature humaine », invariable et anhistorique, parexemple, ou que l’on sait faire le bonheur des gens, éventuellementmalgré eux (cf. absolutisme ci-dessus).

C’est donc une approche qui a tendance à commencer touteréponse par « Ca dépend… », qui permet de contextualiser, d’historiciseravant tout.

C’est surtout une approche relativiste dans la mesure où elle essaiede travailler dans la relation, dans un « dialogisme » baktinien intensifié(Bakhtine, 198153), en tenant compte de l’altérité, y compris dans leconflit, parce que approche altéritaire ne signifie pas guimauve, prêchi-prêcha et déni de sa propre identité. La question est donc, comme dansles démocraties, d’essayer de faire des différences un moteur, et, si celaest impossible, de se donner des règles pour que cela ne soit pasdommageable.

Ce sont des propos de sophiste !

« Sophiste », dans notre univers scientifique, est une injure, dont laplupart de ceux qui la manient ignorent tout le sens, ce qui est uneapproche sophistique, au sens péjoratif du terme : faire croire que l’onsait pour en tirer des avantages. Lorsqu’on demande à celui qui l’a

53 P. Sériot entame largement cette attitude.

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maniée d’expliciter pourquoi il l’a fait, il s’en montre souvent incapable,et s’abrite derrière l’argumentaire suivant : « L’argumentaire que tu asprésenté est tellement sophistiqué (au sens péjoratif) qu’on ne peut pasexpliciter pourquoi il est faux », ce qui est encore une argumentationdigne des sophistes (au sens péjoratif).

Il faut donc rappeler que la mauvaise réputation faite à l’écolephilosophique des sophistes (le terme signifie d’ailleursétymologiquement à peu près la même chose que « philosophie » = « quiaime la sagesse ») est partiellement au moins liée au fait que l’on n’a euaccès à leurs réflexions qu’à travers Platon, qui se plaçait en concurrenceavec eux, et en disciple de Socrate, ce qui l’a conduit à opposer le« bon » Socrate et son excellent disciple, le bon Platon, et les« mauvais » sophistes (un bon exemple d’auto-hétéro-constructionréflexive de soi, avec une composante rétro-anticipatrice).

Que reproche-t-on aux sophistes : d’être habiles dansl’argumentation (ce serait plutôt un compliment), et d’être donc capablesde faire de « faux » raisonnements en sachant leur donner les dehors deraisonnements corrects par des artifices de discours ; de ne pas avoir unrapport gratuit au savoir, et de s’en servir à leur profit, d’être desdémagogues. Excusez du peu. En face, Platon jouait sur du velours !

Comment contextualiser la position de Platon, lorsqu’il traduit dela sorte le travail des sophistes ? Platon est un aristocrate qui a du mal àcomprendre que l’on puisse avoir un rapport « alimentaire » à laconnaissance, que l’on puisse en faire son gagne-pain (à cette aune-là, denos jours, tous les enseignants qui ne pratiquent pas à titre gratuitseraient des sophistes). Pour Platon, qui a une attitude un peu mystiqueface à la philosophie, qui recherche la vérité en soi, les exercicesoratoires des sophistes, ce qui les entraîne à défendre et combattre lemême point de vue par exemple, sont un peu suspects par leur versatilité(méfiance qui se comprend, si on se croit capable de parvenir à lavérité). Plus ancré peut-être, est le fait que la position sociale de Platonen fait un adversaire de la démocratie, parce qu’il a tendance à voir de ladémagogie dans le discours de qui prétend que tout citoyen peut accéderà toutes les responsabilités de la cité.

L’approche présentée ici est susceptible d’être considérée commese rattachant à la sophistique dans la mesure où elle choisit d’examiner

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les fonctions de l’instabilité, des transformations, des dynamismes (vs le« certitudisme », l’homogénéité et la stabilité de la vérité), en examinantsérieusement l’idée que la distance entre le « savant » et le « non-savant » n’est peut-être pas si tranchée que cela puisque les traditionsculturelles peuvent nous servir d’inspiration, et que le contraste entrescience et culture ne s’organise peut-être pas comme on le pensehabituellement, dans le surplomb. Elle l’est aussi certainement en faisantsienne la formule de Protagoras : « L’homme est la mesure de touteschoses » si l’on interprète cette phrase comme signifiant que l’humanitéconstruit le monde autour d’elle, même si celui-ci a peut-être, sansdoute ? une existence (indémontrable) autonome de lui. Cette existenceautonome n’empêche pas que ce qui demeure pertinent pour l’homme,pour les sciences humaines, c’est la façon dont l’homme se raconte lemonde, jamais de manière solitaire - et cela soulève donc des enjeux -,toujours en groupe social organisé, et comment les hommes secommuniquent le monde, en s’en communiquant ce qui en estcommunicable (la question centrale étant de savoir si l’« essence » dumonde en fait partie).

Sophistique enfin, cette approche l’est sans doute par son attentionà la dimension « langue(s), langage(s), discours », postulat selon lequella dimension L joue un rôle important dans la construction de lasocialité, des rapports de pouvoir, et des savoirs, et que cette dimensions’apprécie dans la contextualité et l’historicité, ce qui ne peut manquerde conférer un caractère variable, évolutif, relatif aux travaux derecherche, ainsi qu’une dimension transdisciplinaire (Nicolescu, 1996,Pineau et Paul, 2005).

Il resterait par ailleurs à démontrer, par ceux qui considèrent cetype d’approche comme une pratique sophistique, qu’eux-mêmes, dansleurs travaux, n’ont pas recours aux effets L, et donnent accèsdirectement à des « faits ». C’est la fascination de l’équation, del’histogramme, du schéma, lapidaire, censée ne pas faire appel àl’affectivité…

Il s’agit d’une approche « vieilliste », indigéniste, minoritariste,« marginaliste ».

Si on comprend bien ce qui est proposé ici, pour pratiquer lessciences humaines, il faudrait multiplier les expérienciations d’altérité,

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ce qui stimule la réflexivité, et cela ne serait pas donné à tout le monde :si l’on est jeune, vivant dans un milieu homogène, si l’on fait partie d’ungroupe majoritaire, on ne connaît pas l’altérité, et on ne pourrait doncpas pratiquer les sciences humaines ?

En supposant un cas assez extrême, celui d’un individu ayanttoujours vécu seul, si on admet qu’il a sans doute changé dans le coursde sa vie, il peut avoir accès à sa propre altérité passée. Puisqu’il achangé il peut donc articuler les points de vue qu’il avait et celui qu’il aau moment où il pratique la réflexivité, en comparant deux points de vuedifférents et intensément expériencés. Ce qui lui manquerait le plus, dansce cas de figure, ce n’est pas l’expérience de l’altérité, c’estl’explicitation de celle-ci, et donc la prise de conscience de la dimensionexpériencielle de son propre parcours, et, en dernière analyse, lamotivation pour l’expliciter, puisque s’il est seul, il a du mal à pratiquerl’altéro-réflexivité, cet effort pour se mettre à la place de quelqu’und’autre pour essayer de se traduire à lui. Il aurait sans doute alors às’imaginer un interlocuteur différent de lui, comme parfois dans lesjournaux intimes ou l’écriture romanesque.

Il est difficile d’imaginer un cas de figure où un être humainn’aurait pas accès à suffisamment d’altérité pour ne pas pouvoir (sauf àpostuler qu’on peut être humain et asocial), s’il le souhaite, pratiquerl’altéro-réflexivité, puisque nous nous construisons dans l’altérité.L’obstacle à travailler, dans le cas d’un jeune (question fréquemmentposée par mes étudiants) consiste à dissocier « expérience » et «âge » :on a tous des expériences altéritaires, et tous les vieux n’ont pas exploitéleur expérience, parce que le simple fait d’avoir multiplié lesexpériences ne stimule pas mécaniquement des attitudes ouvertes àl’altéro-réflexivité. En effet, l’altérité est aussi une construction : ledegré de différence à partir duquel on estime qu’il y a altérité est lerésultat d’une construction : nous sommes tous sourds et aveugles àcertains types d’altérité, parce que nous n’arrivons pas à imaginer quel’on puisse s’investir dans certaines pratiques, certains signifiants. Lestémoignages historiques montrent que le degré de différence linguistiquequi fait la différence est variable selon les époques, cultures, etc. Dans lacourte expérience que j’ai, la façon la plus fiable de stimuler ladémarche réflexive chez quelqu’un d’autre est d’expliciter la siennepropre, en la contextualisant et en l’historicisant, pour qu’il soit clair quecela ne peut que servir d’inspiration, de point de départ, et que chacun

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doit bâtir ses propres approches de ces pratiques. Mais évidemment,notre culture scientifique et didactologique est assez allergique à ce typed’approche, parce qu’elle la diabolise, comme on peut le voir auxquestions ci-dessus, sans penser qu’on pourrait trouver toutes sortesd’inconvénients à notre approche actuellement dominante, positive, siseulement on avait une alternative pour briser l’hégémonie positiveactuelle, pour permettre la comparaison.

La réflexivité ne permet pas la distance nécessaire dans lessciences humaines.

A l’évidence, la « distance » des chercheurs en sciences humainesest une métaphore unimodale. On parle également de la crainted’« adhérer » excessivement à son « terrain » (« terrain » est lui-mêmeici une métonymie de l’« autre », l’intouchable, l’innommable, qui estsur ce terrain, comme il est interdit de parler de « lapin » à bord desnavires, en souvenir de ces rongeurs, qui provoquaient des ravages àl’époque de la marine en bois : on dit donc « l’animal aux longuesoreilles », « le terrain »). Ces métaphores de la distance reposent sur uneconception unimodale de la relation humaine : on est soit « avec », soit« contre », proche ou loin. Il n’est nécessaire de s’éloigner pourcomprendre, que si on n’a qu’une référence, obsessionnelle. Si on en aplusieurs, on peut fort bien à la fois être proche d’un autre, et êtrecapable de tenir un discours sur lui sans être sous son influenceexclusive, dès lors que l’on a d’autres expérienciations réflexivées,explicitées, mobilisables. La question de la distance est donc nonpertinente dans le cadre que je propose. C’est une crainte peut-êtrejustifiée dans une épistémologie unimodale, mais pas dans le cas d’unsavoir-être plurimodal, qui mise sur la pluralité pour connaître lapluralité. Pour prendre une comparaison : si je ne peux me déplacer quedans deux dimensions, je partage toujours le même plan que tout autrepoint sur ce plan, et si je veux différencier deux points, je peux avoirtendance à les éloigner franchement l’un de l’autre pour ne pas risquerde les confondre, puisque seule la distance me permet de les dissocier. Sij’ai accès à une troisième dimension, je peux, tout en restant très prèsd’un point (juste au-dessous, au-dessus), me placer simultanément dansun autre plan, qui participe d’une logique différente, qui permet desmouvements impossibles dans le premier plan, ce qui me permet, à lafois, d’être proche quantitativement, et en même temps dans une logiquequalitativement autre : je peux me déplacer dans des directions qui sont

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simplement inimaginables pour l’autre point, parce qu’il n’est pas dansun espace qui comporte le même nombre de dimensions.

C’est une écriture insupportable.

« Merci du compliment ! » pourrait-on répondre avec un brin deprovocation, parce que cela signifie que le lecteur, par le biais del’écriture de cet ouvrage, est en train de faire une salutaire expérienced’altérité, ce qui pourrait bien le placer au cœur des pratiques dessciences humaines. Plus fondamentalement, cette écriture n’essaie pas delaisser croire que cette approche, parce qu’elle est méthodologiquementplus souple, est dénuée d’exigences (même si la qualité d’une approchene doit pas se juger uniquement à son degré de difficulté, qui n’est pasun prédicteur fiable de sa pertinence).

Si l’on pratique une approche qualitative, on fait le pari deconstruire son travail par le L. Si l’on pratique une approche historicisée,réflexive, cela signifie de surcroît que le chercheur, son parcourspersonnel et de recherche, la contextualité, l’historicité, avec leur chargede spécificités, sont inséparables des « résultats » de la recherche : le« processus » compte dans la perception du « produit ». On peut doncs’attendre à ce que le discours de construction de cette traduction porteles marques de ces particularités, même si ce n’est pas obligatoire. Lesentiment d’« insupportabilité » devant une écriture, si on parvient à ledissiper en en comprenant les raisons, est donc le début de la traductionde cette altérité, puisque cela signifie qu’on a compris qu’elle peut fairepartie des moyens mis en œuvre pour tenter de traduire cette altérité etl’historiciser. Il reste cependant vrai que ce pari peut être perdu sil’altérité se rend inaccessible par l’écriture.

La mise en œuvre des possibilités du discours, en productioncomme en réception, pour aller vite, l’écriture, en permettant le travaildes représentations, est sans doute l’un des moyens les plus puissantsd’une alterlinguistique (moyen méprisé de nos jours, où seule une« désécriture » positiviste est préconisée (Robillard, à paraître).

Est-il indispensable de parler des testicules des singes ?

Oui et non. Il n’est pas indispensable de parler spécifiquement dece sujet (cf. plus haut) choisi pour son caractère insolite, mais il me

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semble cohérent et important de parler d’autre chose, dans des travauxde linguistique, que de linguistique au sens étroit de ceux qui la voient àtravers la fente d’une meurtrière en prenant celle-ci pour une large baie.On a reproché à mes exposés de parler de domaines très exotiques pourun linguiste, comme celui des attributs mâles des singes, des oreilles deBeethoven, de kayak, des processus de panification (Robillard, àparaître) : en bref, c’est le procès de la superficialité des savoirs ou dupédantisme qui est fait (je suis en bonne compagnie, puisqu’on le faitaussi à E. Morin, et à L.-J. Calvet, dont on dit parfois que ses écrits sont« journalistiques », alors que cette dimension était revendiquée parR. Park, au temps de l’Ecole de Chicago (Chapoulie, 2001, 116)). Il estévident que personne ne peut maîtriser tous ces domaines, si maîtrisersignifie « comme des spécialistes mono-spécialitaires ». On se souvientqu’on a longtemps pensé que le bilingue, c’était celui qui maîtrisait deuxlangues, comme des monolingues natifs, jusqu’à ce qu’on se rendecompte que cela était rarissime. Je ne suis ni natif, ni monomaniaque nides gonades mâles des singes, ni de kayak. J’en parle cependant pourrappeler que, si l’on fait l’hypothèse, comme je le fais ici, d’un monde« radicalement écologique », l’ouverture à des domaines où l’on n’est nile spécialiste, ni même un spécialiste est indispensable. Ce n’est pas unappel à de vagues et mollassonnes convictions humanistes, c’est laconséquence directe d’une conception radicalement écologique etconstructiviste du monde, des langues, et il faut donc le rappeler detemps en temps, notamment en parlant des testicules de singes, ou enutilisant des métaphores, ces processus par lesquels on organise laporosité entre mondes auparavant considérés comme étrangers et enprincipe étanches les uns aux autres, et qui, tout en le demeurant, semettent néanmoins à devenir propices à la production d’un sens partagéen interaction.

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