29
Diderot : Supplément au voyage de Bougainville, ou dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas (1772). Résumé : Le Supplément au voyage de Bougainville de Denis Diderot présente une critique de la société européenne du XVIIIè siècle et du processus de civilisation par contraste d’avec la société tahitienne, tout entière naturelle, décrite par Bougainville. L’examen des normes de la sexualité est l’occasion de révéler l’obscurantisme des Lumières et les effets pervers d’une civilité régie par des codes contradictoires, le code moral, le code civil et le code religieux. A l’inverse, la libre sexualité tahitienne permet de définir ce que serait une société heureuse, régie par le seul code de la nature. Mais cette société naturelle est inéluctablement perdue. Quelle attitude politique peut-on alors adopter dans une société civilisée dont les normes mettent les humains en contradiction avec eux-mêmes ? On examine la manière dont Diderot met ce problème en scène et les conséquences politiques qu’il nous invite à en tirer. C’est d’un court dialogue rédigé en 1772 (mais qui ne fut publié qu’après sa mort, en 1796 – Diderot, né en 1713 étant mort en 1784), que nous allons parler ici : Le Supplément au voyage de Bougainville, sous titré : « De l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas ». Dans ces années-là, entre 1772 et 1774, Diderot écrit plusieurs textes courts qui composent un ensemble thématiquement cohérent : Ceci n’est pas un conte, Mme de la Carlière, le Supplément ou encore l’Entretien d’un père avec ses enfants ou l’Entretien avec la Maréchale de***. Tous ces textes examinent, sous des formes différentes — dialogues, récits, réflexions philosophiques — la question des moeurs, des relations physiques, morales et civiles entre les sexes, la critique des lois et de la religion. Le Supplément offre en quelque sorte une synthèse de ces interrogations dans un dialogue plein d’esprit, à l’allure désinvolte et primesautière, mais en réalité très profond et sérieux entre deux personnages, A et B. Remarquons tout de suite qu’il est inutile de chercher qui de A ou de B est Diderot. Diderot c’est toujours A et B, leur dialogue est le dialogue constant que Diderot ne cesse de mener avec lui-même (ou avec ses amis) et qu’il met en scène pour que nous le menions à notre tour entre nous et nous-mêmes ou avec nos amis. La pensée de Diderot comme son écriture présentent toujours deux caractères qui en rendent la lecture attractive et plaisante : - 1) Diderot pense en marchant et écrit en sautant. Son écriture est extravagante, au sens littéral, parce que sa pensée ne progresse pas déductivement, elle évolue par bonds, par échos, par circonvolutions, puis tout à coup … une fulgurance. Et il nous faut suivre, associer des observations faites ici à des thèses énoncées là mais aussitôt contredites, et pourtant reprises, etc… Tout cela suit cependant un chemin qui nous

 · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

  • Upload
    leliem

  • View
    212

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

Diderot : Supplément au voyage de Bougainville, ou dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas (1772).

Résumé : Le Supplément au voyage de Bougainville de Denis Diderot présente une critique de la société européenne du XVIIIè siècle et du processus de civilisation par contraste d’avec la société tahitienne, tout entière naturelle, décrite par Bougainville. L’examen des normes de la sexualité est l’occasion de révéler l’obscurantisme des Lumières et les effets pervers d’une civilité régie par des codes contradictoires, le code moral, le code civil et le code religieux. A l’inverse, la libre sexualité tahitienne permet de définir ce que serait une société heureuse, régie par le seul code de la nature. Mais cette société naturelle est inéluctablement perdue.Quelle attitude politique peut-on alors adopter dans une société civilisée dont les normes mettent les humains en contradiction avec eux-mêmes ? On examine la manière dont Diderot met ce problème en scène et les conséquences politiques qu’il nous invite à en tirer.

C’est d’un court dialogue rédigé en 1772 (mais qui ne fut publié qu’après sa mort, en 1796 – Diderot, né en 1713 étant mort en 1784), que nous allons parler ici : Le Supplément au voyage de Bougainville, sous titré : « De l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas ». Dans ces années-là, entre 1772 et 1774, Diderot écrit plusieurs textes courts qui composent un ensemble thématiquement cohérent : Ceci n’est pas un conte, Mme de la Carlière, le Supplément ou encore l’Entretien d’un père avec ses enfants ou l’Entretien avec la Maréchale de***. Tous ces textes examinent, sous des formes différentes — dialogues, récits, réflexions philosophiques — la question des moeurs, des relations physiques, morales et civiles entre les sexes, la critique des lois et de la religion.Le Supplément offre en quelque sorte une synthèse de ces interrogations dans un dialogue plein d’esprit, à l’allure désinvolte et primesautière, mais en réalité très profond et sérieux entre deux personnages, A et B.Remarquons tout de suite qu’il est inutile de chercher qui de A ou de B est Diderot. Diderot c’est toujours A et B, leur dialogue est le dialogue constant que Diderot ne cesse de mener avec lui-même (ou avec ses amis) et qu’il met en scène pour que nous le menions à notre tour entre nous et nous-mêmes ou avec nos amis.

La pensée de Diderot comme son écriture présentent toujours deux caractères qui en rendent la lecture attractive et plaisante :- 1) Diderot pense en marchant et écrit en sautant. Son écriture est extravagante, au sens littéral, parce que sa pensée ne progresse pas déductivement, elle évolue par bonds, par échos, par circonvolutions, puis tout à coup … une fulgurance. Et il nous faut suivre, associer des observations faites ici à des thèses énoncées là mais aussitôt contredites, et pourtant reprises, etc… Tout cela suit cependant un chemin qui nous conduit, l’air de rien, inéluctablement de problèmes en problèmes vers la résolution des questions les plus difficiles auxquelles tout un chacun se trouve confronté s’il s’intéresse à la condition humaine et à la condition sociale.- 2) Mais, et c’est là la deuxième caractéristique de l’écriture de Diderot, elle met en scène les difficultés et les contradictions de la pensée, elle nous conduit au bord des solutions et, lorsqu’on croit les tenir, ces solutions, voilà que Diderot nous abandonne à nous-mêmes, nous laisse seul avec notre propre pensée et nos interrogations, comme s’il nous disait : « j’ai débroussaillé le chemin, je vous ai perdu mais je vous ai aussi ramené aux vraies questions, et maintenant … à vous de jouer. Je ne vous dirai pas ce qu’il faut penser, je vous laisse penser ce que vous pensez qu’il vous faut penser. C’est votre affaire. »Qu’est-ce que cela veut dire ?Cela signifie que Diderot n’est pas un « Maître à penser », un maître de conscience, un dogmatique. C’est un pédagogue (celui qui conduit vers le jugement) mais pas un Maître (qui donne des leçons de vérité ou de sagesse, qui dispense des savoirs). Seul l’exercice libre de notre pensée, en première personne, peut nous libérer des tyrans et éclairer le public. Il y a un scepticisme de Diderot qui est sa manière d’être dans la critique sans jamais être dans l’autorité, sans jamais occuper la position du maître.A mes yeux, c’est cela, cette modestie de la pensée jointe à la radicalité de la critique, cet amour de la liberté grâce auquel il s’interdit d’asséner des vérités toutes faites, joint au désir d’émancipation, c’est cela dis-je, qui fait de Diderot un grand et sympathique écrivain autant qu’un grand et précieux philosophe.

Page 2:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

Alors, dans le Supplément au voyage de Bougainville, de quoi s’agit-il ?D’une critique radicale de la société civilisée – société européenne — du XVIII°, critiqueénoncée par confrontation de cette société policée, développée, sophistiquée, avec une société naturelle, simple, cohérente avec elle-même, celle de Tahiti qui, elle, suit les seules lois de la nature. Et pour entreprendre cette critique, Diderot va nous raconter une étrange histoire, il va nous rapporter les propos que tiennent deux promeneurs, A et B, à propos du compte rendu que Bougainville a fait de son voyage autour du monde.

Le prétexte au dialogue est le suivant.

Le 15 novembre 1766, deux vaisseaux quittent le port de Nantes pour un tour du monde, une frégate, La Boudeuse, et une flûte, l’Etoile. Louis Antoine de Bougainville commande l’expédition, il vogue sur La Boudeuse. Les deux navires traversent l’Atlantique, longent la côte orientale de l’Amérique du sud, passent le détroit de Magellan le 5 décembre 1767 et arrivent en vue de Tahiti le 1er avril 1768, où ils restent au mouillage une dizaine de jours. De là, ils font voile vers le cap de Bonne-Espérance qu’ils passent en janvier 1769 : la Boudeuse accoste à Saint-Malo le 16 mars, l’Etoile à Rochefort un peu plus tard, le 24 avril 1769. Deux ans plus tard, le récit de ce voyage est publié. Il connaît un grand retentissement entre autre parce que Bougainville avait ramené un Tahitien avec lui, Aotourou, que toute la bonne société métropolitaine voulait rencontrer. Et puis il avait évoqué l’île de Tahiti comme une île en grande partie dédiée au plaisir sexuel.Diderot a lu le récit de Bougainville, il en fit même un compte rendu pour la correspondance littéraire de Grimm que ce dernier ne publie pas. Il en profite pour l’augmenter et en faire une oeuvre à part entière dans laquelle il va se servir des propos de Bougainville. Il écrit un Supplément qui sera centré sur l’île de Tahiti que Bougainville avait décrite comme la nouvelle Cythère, cette île paradisiaque où les amours sont libres et la vie sexuelle tout entière naturelle, constamment sollicitée en public comme une marque de joie et de sérénité.Qu’est-ce qu’un supplément ?Un supplément n’est pas un complément — ni un complément anthropologique à l’enquête menée par les navigateurs, ni un complément philosophique aux théories de l’état de nature qui abondent au XVIII siècle et dont celle de Rousseau est la plus célèbre. Il ne s’agit pas pour Diderot de compléter les descriptions anthropologiques qu’offre le récit de Bougainville,il n’a jamais mis les pieds à Tahiti. Mais il ne s’agit pas non plus pour lui de fournir quelque spéculation philosophique sur l’état de nature, elle n’aurait aucun fondement anthropologique et serait sans valeur. Le Supplément ne complète rien : il ajoute. Il ajoute un autre texte à un récit — texte que Diderot fait passer pour un supplément non publié écrit par Bougainville lui-même —, et il le présente cet ajout sous la forme d’un dialogue à propos de ce récit et de ce texte.Cet ajout a valeur d’interprétation. Le Supplément est une double interprétation : c’est d’abord une interprétation de la nature (c’est le titre d’un ouvrage de Diderot : Pensées sur l’interprétation de la nature) ; c’est ensuite une interprétation de la société. Diderot va interpréter la société tahitienne qui est une société naturelle pour pouvoir interpréter la société européenne qui est une société policée, oeuvre supposée de la civilisation, de la culture, de l’intelligence, au regard de la première.

En quoi consiste cette interprétation ?De quel problème s’agit-il ?

Il ne faut pas se tromper de problème.Au cours du XVIII siècle et en liaison avec les voyages, les grandes explorations autour du monde, et la colonisation du nouveau continent américain, au nord comme au sud, se développe une véritable curiosité, un véritable intérêt pour les questions qu’on appellera plus tard anthropologiques : comment vivent les autres sociétés (les «autres», ce sont les non Européens) ?

Page 3:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

Mais la plupart du temps, cet intérêt prend la forme de ce qu’on appellera le « primitivisme », à savoir une approche des sociétés autres comme des sociétés « primitives » qu’on juge à un stade plus élémentaire du développement de l’humanité. Vous comprenez que selon cette perspective, on présuppose :- une histoire continue et progressive de l’humanité qui va du primitif au développé (théorie du développement qui fait qu’on parlait hier encore de sociétés « sous développées » ou aujourd’hui de sociétés « en voie de développement »)- une homogénéité des modes de développement qui permet de penser que les sociétés qu’on dit « primitives » sont dans l’état où étaient les nôtres (aujourd’hui avancées) à l’aube de l’histoire.Ce qui veut dire que le seul modèle de développement d’une société est celui de la société européenne qu’on connaissait au XVIII° siècle.Diderot, qui a beaucoup d’esprit, sait déjà que tout cela ce sont des fadaises. Et il va se server du Supplément pour l’établir. Comment ?En conséquence de ce modèle développementaliste lié au primitivisme, une question beaucoup discutée à cette époque est celle de savoir si la vie des « sauvages » n’est pas préférable à celle des « civilisés », ou encore si l’état de nature n’est pas un état de perfection dont le développement des sociétés nous aurait éloigné et qu’il nous faudrait retrouver.Diderot discutera de cela mille fois, comme tous ses contemporains. Mais sa réponse est tranchée par un argument qui est rappelé dans le Supplément et que je ne fais qu’évoquer : on vit plus longtemps dans les sociétés policées, donc cette vie est préférable à la vie sauvage.Si Diderot tranche une question, alors que je vous ai dit qu’il avait pour habitude de ne pas le faire, de laisser les réponses en suspens, c’est que c’est tout simplement une mauvaise question. Les questions pour lesquelles on a des réponses sont celles qu’il n’était pas intéressant de poser.Il faut donc prendre le problème autrement.L’histoire de l’humanité n’est pas celle d’une longue déchéance d’un état initial parfait — le paradis perdu d’une nature primitive. Mais ce n’est pas non plus celle d’un progrès continu des Lumières, d’une construction maîtrisée de la raison qui offrirait aux hommes un avenir radieux. Non. Et c’est ce que démontre Tahiti. La Tahiti de Diderot sert à montrer que cette histoire est à la fois celle d’un déclin et celle d’un progrès, celle d’une dénaturation de l’homme qui le fait évoluer mais aussi en même temps, celle d’une socialisation qui le dénature et lui fait perdre ses qualités.Au coeur des Lumières, dont il est un des plus fervents promoteurs, Diderot intente ainsi le procès des Lumières.L’île de Tahiti n’est ni une origine (perdue) ni une utopie (à édifier par la raison) : elle ne figure pas un autre monde, idéal, situé dans un avant originaire ou dans un horizon à venir à la fin de l’histoire. Non, cette île, existe bel et bien aujourd’hui, et elle appartient à notre monde dont on découvre chaque jour des contrées inconnues. Tahiti est notre contemporaine dans l’histoire ; et cependant, elle est l’envers de notre société pour ce qui concerne les moeurs, les lois, la sociabilité humaine, car elle était jusqu’à l’arrivée très récente des Européens, restée à l’écart du « développement » que les sociétés occidentales ont connues. Elle est donc, en quelque sorte, vierge de tous les défauts que les sociétés civilisées ont développés avec le développement du commerce, des lois civiles et morales, du pouvoir politique et des dogmes religieux. C’est une autre société que la nôtre mais dans notre monde commun.

Tahiti indique donc qu’il existe aujourd’hui, dans notre monde, d’autres manières d’exister pour une société que celle qu’ont privilégiée les sociétés européennes. Et, comme on va le voir, qu’on y vit bien, très agréablement.Le problème du problèmeMais l’affaire n’est pas si simple. Ce serait trop facile. On a repéré le problème, l’opposition de deux sociétés, l’une naturelle, l’autre artificielle ; mais voilà que ce problème pose lui-même un problème. Car il ne s’agit pas d’opposer tout simplement la merveilleuse île de Cythère qu’est Tahiti, tout entière naturelle, à l’horrible continent européen tout entier perverti. C’est vrai que les deux univers coexistent dans le même monde, on l’a dit, à distance l’un de l’autre. Mais c’est vrai aussi que tout cela est fini.Dès lors que les Européens découvrent Tahiti, posent le pied sur le sol de Tahiti, c’en est fini de Tahiti.Diderot a un coup de génie, un vrai coup de génie. Il a compris ce qu’est la « découverte » des nouveaux mondes, ce que cela signifie et implique. Et à vrai dire, il a compris, avant tout le monde, avec une clairvoyance

Page 4:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

inégalée, ce que signifie ce que nous appelons, nous aujourd’hui, la « mondialisation » ou plutôt la globalisation. Et cela, Diderot le met en évidence tout de suite.Comment ?Le dialogue est composé de cinq parties. La première, qui commente le récit de Bougainville, nous conduit, comme on l’a dit, à la présentation d’un supplément ignoré qui sera évoqué et discuté dans les quatre autres parties. La deuxième partie s’intitule « Les adieux du vieillard ». C’est par elle que commence véritablement la présentation du supposé supplément de Bougainville. Or, elle rend compte du discours qu’un des doyens de l’île adresse à ses compatriotes au moment du départ des Européens. Et que leur dit-il ? Qu’ils doivent pleurer, mais non pas du départ des navigateurs, plutôt de leur arrivée sur l’île. Car cette arrivée aura correspondu à la perte de l’île. Avec les navigateurs, c’est la civilisation européenne qui s’est répandu dans l’île comme une maladie contagieuse et qui en a perverti toute la naturelle simplicité, instillant le mensonge, l’hypocrisie, le vice, là où Tahiti ne connaissait que la franchise des paroles, la cordialité des relations humaines, la cohérence des conduites, le souci du bien commun, l’égalité des conditions et la liberté de tous. Diderot use d’une métaphore pour indiquer comment la civilisation a vicié l’ordre naturel de Tahiti : avec les navigateurs, la syphilis a été répandue dans l’île, transformant une sexualité joyeuse et publique en une sexualité malheureuse et honteuse.Lisez « les adieux du vieillard ». En trois pages admirables, Diderot fait le procès de la civilisation comme colonisation, c’est-à-dire perversion, du monde de la vie naturelle par le monde de la vie policée.Mais cela signifie donc ceci : Tahiti, qui avait été jusqu’ici préservée des supposés « bienfaits » de la civilisation, se voit maintenant pourrie par celle-ci. Et donc Tahiti n’est plus Tahiti. L’Europe ne peut «découvrir » le monde qu’en le détruisant comme monde naturel pour le transformer en monde européen. Dès que les premiers navigateurs ont posé le pied sur le sol de l’île, l’île a rejoint le concert des nations exposées à l’exploitation économique en vue du commerce, à la soumission politique à la couronne du Roi de France, à l’évangélisation des consciences par l’Eglise. Exploitation, soumission, évangélisation : sur tous les plans, économique, politique et religieux, Tahiti vient de subir une appropriation symbolique et réelle des biens et des personnes par les Européens. Et donc l’île ne peut plus ni figurer un état de nature ni une utopie : elle est bien plutôt le laboratoire où s’observe la transformation inéluctable de la nature en culture, c’est-à-dire d’une vie rationnelle et cohérente en une vie irrationnelle et contradictoire qui est celle qu’impose la civilisation.Tel est l’argument de Diderot.L’argument du SupplémentTahiti figure une société naturelle — et non pas un état de nature asocial, car il s’agit bien d’une société organisée et fortement réglée par des règles strictes, mais qui toutes relèvent de ce que Diderot va nommer le «code de la nature ». A l’inverse, nos sociétés développées sont dites développées parce qu’elles ont développé d’autres codes que le code de la nature, d’autres codes qu’elles ont fini par substituer au code de la nature : code moral, code civil, code religieux.La différence fondamentale entre la société tahitienne et la société européenne est donc que la première ne connaît et ne suit qu’un seul code, le code de la nature, tandis que l’autre doit obéir à trois codes, celui de la moralité, celui de la civilité et celui de la religiosité, trois codes qui :1 - se sont substitués au code de la nature et ont donc perdu la simplicité et la cohérence de l’organisation naturelle de la société.2 – sont en contradiction les uns avec les autres, la morale exigeant que nous fassions ce que la loi civile condamne ou que la loi religieuse réprouve, et qui de toute façon n’est pas naturel.Voilà le vrai problème : pourquoi nos sociétés sont-elles construites sur des codes qui ne sont pas naturels et qui, surtout, se contredisent au point de rendre toutes nos conduites, toutes nos actions, toutes nos pensées contradictoires ; donc insupportables, pour nous comme pour les autres. (Cf. Entretien d’un père avec ses enfants)Ce qui pose plusieurs questions :- Qu’est-ce qu’une organisation sociale réglée sur le seul code de la nature (comment vit-on à Tahiti ?)- Pourquoi les sociétés développées se sont-elles développées en multipliant des codes contradictoires ?- Quelle attitude adopter face à ce grand écart : peut-on vivre en Europe comme les Tahitiens vivent chez eux, c’est-à-dire naturellement ? Ou sommes nous condamnés à nous contredire continuellement et à n’être jamais

Page 5:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

en paix avec nous-mêmes et avec nos concitoyens ? Ou encore, doit-on feindre, être hypocrite, faire croire qu’on suit tel ou tel code et en réalité, subrepticement, se conduire autrement ? Etre Tartuffe, voilà ce que serait la vérité des sociétés développées ?A ces questions, il nous faut trouver des réponses dans le dialogue de A et de B. Et on en trouve… Ou tout au moins trouve-t-on des éléments grâce auxquels nous pouvons, nous, essayer de forger nos propres réponses.

Actions physiques / idées morales : la sexualitéLe point de départ pourrait être le sous titre du dialogue : « De l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas ». Ce sous titre nous dit trois choses :a) d’une part que la nature doit être comprise du point de vue des actions physiques ;b) d’autre part que certaines actions jouent un rôle privilégié selon cette nature ; et enfinc) qu’il y a des inconvénients à prêter des significations morales à des actions qui n’en ont pas en elles-mêmes, lorsqu’on les considère selon leur déploiement physique.a) Considérons la première idée. La « nature » à laquelle se réfère Diderot n’est pas une origine ou un état de nature au sens de Rousseau, elle est à entendre comme un principe. Un principe qui ordonne les actions humaines. Et donc la différence entre Tahiti (d’avant sa découverte) et l’Europe est une différence dans la proximité à la nature, c’est-à-dire au principe de toute vie humaine. Tahiti a institué le code de la nature pour toute législation et a pu s’y tenir, du moins jusqu’à sa « découverte ». Elle est proche de son principe. La société européenne s’en est au contraire éloignée au point d’oublier ce principe naturel pour développer à sa place une autorité morale, une autorité civile et une autorité religieuse.b) Considérons ensuite de quelles actions naturelles, ces « certaines actions physiques », ce sous-titre parle. Quelles sont-elles, ces actions ? Eh bien, ce sont toutes les actions liées à la vie sexuelle des êtres humains. Pourquoi ce privilège accordé à la vie sexuelle ? Parce que les relations des sexes entre eux sont révélatrices de l’état des moeurs d’une société, ils indiquent, très concrètement, quelles valeurs une société érige en règles de la vie commune. Les représentations et les règles de la vie sexuelle constituent en quelque sorte un condensé des normes sociales: là, on peut observer avec précision ce qu’une société tolère ou pas, ce qu’elle privilégie, ce quelle autorise et interdit, et donc quelles normes et quelles valeurs elle promeut. Car la relation sexuelle, intime et privée dans son expérience, est aussi publique et commune dans sa réglementation. La vie sexuelle peut donc être considérée comme au fondement du lien humain, social et politique. La sexualité définit le registre des actions par lesquelles se noue, dans l’expérience privée, le lien élémentaire qui institue l’espèce humaine en communauté sociale et politique.c) Considérons maintenant les inconvénients qui résultent de la « moralisation » des actions physiques : le principe naturel est qu’une action physique a le sens que la nature lui donne.Par exemple, la sexualité que Bougainville a présentée comme étant libre et heureuse à Tahiti.Faire l’amour consiste à prendre plaisir à une action que la nature recommande pour la reproduction de l’espèce. Ce n’est ni bien ni mal, c’est plaisant et … c’est utile. Donc, à Tahiti on se réjouit des nombreux accouplements des uns avec les autres, car ils témoignent du plaisir qu’on prend à vivre avec les autres en même temps que du souci que l’on a de proroger ce plaisir à l’avenir en assurant la venue des futures générations. Le plaisir et l’utile ne se contredisent pas, ils vont de pair selon le code de la nature.Mais que se passe-t-il dans les sociétés dites civilisées soumises à des codes contradictoires et bien éloignés du principe naturel des actions physiques ? Eh bien, on a attaché des idées morales à ces actions physiques. Mais des idées morales qui ne sont nullement contenues dans le principe naturel, nullement requises par l’action physique.Par exemple, on a dit que l’on ne pouvait faire l’amour que dans le cadre du mariage. Diderot dénonce le mariage comme un contrat d’appropriation privée d’une femme par un homme qui va la considérer comme son bien. Le code religieux exige la fidélité dans le mariage et prescrit de ne s’unir qu’en vue de la reproduction. Le code civil, lui, n’interdit pas les relations sexuelles hors mariage. Ce dernier indique en revanche avec qui cela est possible et avec qui c’est délictueux (par exemple avec les enfants, avant tel âge ; ou si les rapports sont contraints et se font sans le consentement des intéressés, etc..), mais il n’interdit pas l’inceste.En revanche, le code moral interdit de s’accoupler avec ses parents et ses frères et soeurs.

Page 6:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

Mais si l’inceste est moralement proscrit, la définition de ceux ou celles qui font l’objet de cette interdiction change selon les sociétés, c’est-à-dire selon un mixte de codes moral, civil et religieux. Bref, la superposition de ces codes rend non seulement la plus grande partie de la sexualité délictueuse, honteuse et perverse (elle en fait un délit, un vice et une maladie), mais elle la rend aussi la plupart du temps insupportable parce qu’elle nous plonge dans des contradictions que nous ne savons pas assumer sereinement.Si l’on regarde la société européenne du XVIII° que Diderot a sous les yeux, elle ne diffère au fond pas beaucoup de la nôtre qui s’est dite, à une époque récente, libérée sexuellement alors qu’évidemment elle est restée prisonnière des codes moraux, civils et religieux. La sexualité se donne évidemment toujours libre cours puisqu’elle est naturelle et même fortement sollicitée par la nature. Seulement, au lieu que ces actions (les relations sexuelles) soient menées au grand jour, elles le sont en secret et dans la duplicité : maris volages, femmes adultères, commerce des corps (maisons closes, prostitution, pornographie), traites des femmes, pédophilie et tourisme sexuel, le tout se faisant en privé, et en cachette, pour ne pas « troubler l’ordre public » ni l’apparente moralité des moeurs, ni la bonne conscience religieuse, ni contrevenir aux lois qui réglementent les rapports entre êtres humains.Quelle est alors l’idée de Diderot dans le Supplément ?C’est qu’au lieu de fonder nos conduites sur les préceptes abstraits de la religion, de la morale ou du droit, on devrait fonder la morale, comme la législation civile, sur le code naturel des actions physiques. Au lieu de plaquer une morale sur une physique, Tahiti illustre cette physique des conduites qui constitue la seule morale des actions.Vous lirez dans le Supplément l’exemple amusant et terrible à la fois de ce conflit entre une physique des actions et une morale des idées, dans les troisième et quatrième parties du dialogue qui relatent l’entretien de l’aumônier de La Boudeuse, avec un Tahitien, nommé Orou, qui le reçoit chez lui et lui propose d’honorer cette hospitalité selon les lois en usage à Tahiti, à savoir en couchant avec sa femme ou ses filles. Terrible conflit de l’homme d’église taraudé par le désir d’un côté et obligé de respecter ses engagements sacerdotaux de l’autre, sa morale, son « état » comme il dit, c’est-à-dire sa condition de prêtre qui lui fait obligation de chasteté. Mais il faut prêter attention à ceci : Diderot ne se contente pas d’opposer une vision naturiste et hédoniste du plaisir aux codes contraignants et contradictoires que les sociétés développées ont imposés. Pour deux raisons :1. D’une part, le code de la nature traduit une économie naturelle du plaisir qui détermine l’utilité de l’acte sexuel. C’est donc toujours parce que les actions sexuelles sont conçues dans la perspective de la reproduction de l’espèce que la vie sexuelle est libre. Diderot n’est ni Bougainville (qui avait décrit Tahiti comme la nouvelle Cythère) ni Sade. Il y a une économie naturelle des rapports humains.2. Et donc aussi, d’autre part, la sexualité tahitienne obéit à des codes qui déterminent ce qu’il est interdit de faire en matière de sexualité (à l’égard des enfants pré-pubères, par exemple, ou des femmes stériles ou des personnes âgées…)L’absence d’idées morales attachées aux actions physiques ne signifie pas que nous sommes à Tahiti dans une société du « tout est permis ». Nullement, il y a des interdits. Mais le partage de ce qui est permis et de ce qui est interdit est fondé sur la seule économie de la nature, pas sur des valeurs morales qu’on plaque sur les conduites, il se déduit des seules actions physiques, de la seule nature.Ainsi sera petit à petit dressé au cours du dialogue, le tableau de tout ce qui sépare l’Europe de Tahiti, c’est-à-dire en réalité l’Europe de sa vérité enfouie à jamais, ce qui sépare l’Europe de son principe naturel.Mais se pose alors la question, cruciale, celle de savoir ce que nous, Européens, nous devons faire une fois que l’on sait que les codes auxquels nous sommes invités à faire allégeance ne sont ni naturels ni cohérents ; une fois que l’on a compris qu’en obéissant à telle ou telle loi on contredit la nature en nous, et on contredit d’autres lois auxquelles on doit pourtant obéir ?Comment agir en de telles conditions ?Quelle attitude politique en résulte ?Cette question, c’est celle de l’attitude politique qu’on peut et doit adopter dans une telle situation de crise permanente qu’est la civilisation, où les normes et les jeux de valeurs se contredisent et exigent de nous que nous mentions, que nous nous mentions à nous-mêmes et que nous mentions aux autres et que nous mentions aussi aux institutions et aux autorités chargées de les administrer. Car, écrit Diderot, « assujetti à trois codes contradictoires », l’homme est contraint de les « enfreindre alternativement ».

Page 7:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

Il y a là un paradoxe terrible : si j’obéis aux lois, je me contredis ; si je veux ne pas me contredire, alors je ne peux pas faire autrement que désobéir aux lois. Je ne peux à la fois être fidèle à moi et respectueux des lois communes. Cette contradiction n’est pas abstraite : songez aux débats que nous avons dans notre société sur la question du port du voile. Si je veux être fidèle à ma religion, j’enfreins une loi qui m’interdira de porter un voile en public ;si je veux obéir à la loi, je dois renoncer à mes convictions qui m’enjoignent de le faire. Dans tous les cas je serai en contradiction. C’est ce problème que posent A et B dans la dernière partie du Supplément.La contradiction des codes met en contradiction l’action et son principe. Que doit-on faire dans ce cas ? Obéir aux lois et renoncer à soi ? Ou faire prévaloir son intégrité et enfreindre les lois, mais au risque de rendre la vie commune impossible ? On le voit, le problème n’est pas de choisir entre l’état de nature et l’état civilisé : il est de savoir si je privilégie mon être personnel en m’élevant contre la société ou si je me coule dans celle-ci au risque de me perdre moi. Il ne peut être question de revenir à la nature puisque celle-ci est perdue dès que la civilisation s’en empare — Tahiti n’est plus Tahiti ; et il est aussi impossible d’aller vivre à Tahiti que d’être tahitien à Paris. La seule solution politique est peut-être d’assumer la contradiction, de respecter les lois mais aussi, en même temps, de travailler à les réformer de façon à amoindrir la contradiction, à en atténuer les inconvénients, à soulager les douleurs d’une conscience travaillée par la division et d’une société divisée par ses contradictions.Mais comment ?Vous verrez ce que proposent A et B à la fin du dialogue. L’aumônier, par la conduite à laquelle il a dû se résoudre, donne peut-être l’exemple d’une attitude politique, étrange apparemment mais pourtant rigoureuse : « Prendre le froc du pays où l’on va et garder celui du pays où l’on est », c’est-à-dire être aumônier à Paris et tahitien à Tahiti, soit donc, se défroquer lorsque les lois de l’hospitalité l’exigent, renoncer à ses voeux (à ses valeurs, à ses convictions), si cela est requis pour la paix publique et l’utilité commune.Se défroquer, qu’est-ce à dire ? pour un homme d’église, cela revient à renoncer à ses engagements envers Dieu et à quitter son « état » de prêtre, à revenir à la vie civile. Et donc pour notre aumônier, être prêtre à Paris, civil à Tahiti quand il s’agit d’honorer les filles d’Orou. Mais pour nous, que cela signifie-t-il ? Se défroquer, c’est changer d’habits, changer de costumes. Soit, changer d’habitudes et changer de coutumes. Savoir être soi et un autre, savoir porter tel habit ici à tel moment et tel autre à tel autre moment ou en tel autre lieu.Savoir être soi mais aussi savoir se défaire de soi, se faire autre, s’ouvrir aux autres, à leurs coutumes et à leurs habitudes, bref se faire Tahitien quand cela est requis.Que signifie ce jeu de rôle ? Est-ce mensonge, duperie, hypocrisie ? En situation de crise, l’hypocrisie serait-elle requise ? Est-elle la condition nécessaire pour qu’une vie avec les autres, une vie publique, soit possible ? Ou doit-on réfléchir à un autre sens de l’hypocrisie :Hypokrites, comme vous savez, c’est le nom qu’en grec ancien, on donnait au comédien.C’est peut-être là le secret, être comédien, acteur. Etre acteur, c’est-à-dire être celui qui joue son rôle mais être aussi l’homme des actions, celui qui s’en tient strictement à ses actions physiques sans se soucier des idées morales qu’on y attache.

Lecture analytique 1

Discours d'un vieux tahitien Supplément du voyage de Bougainville 

" Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui

Page 8:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons.Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quai nous vêtir. Tu es entré dans nos cabaties, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, titre des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête là de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.

INTRODUCTION

Diderot est un philosophe des Lumières né en 1713. Il est issu d'une famille bourgeoise et est au départ destiné à être prêtre. Finalement, il vivra une vie de bohème. Ainsi, il est de tous les salons, crée une sorte de synergie et fréquente beaucoup de scientifiques. Diderot est un athée  matérialiste et épicurien, qui s'intéresse au corps comme à une machine. Il passa à la postérité en devenant un représentant de son siècle et en étant un des créateurs de l'encyclopédie. En 1747, il entama la rédaction de l'encyclopédie dont le but était de faire la somme des connaissances disponibles en s'appuyant sur la raison, l'esprit d'examen. Ainsi, le projet visait à contrecarrer la superstition et l'obscurantisme ambiants de l'époque. La rédaction de l'encyclopédie durera jusqu'en 1765. Quelques années plus tard, sa visite à Catherine II de Russie l'épuisera et mettra fin à son idée de despote éclairé. Le Supplément au voyage de Bougainville est une réponse fictive au récit de voyage de l'explorateur Bougainville qui avait « découvert » l'Océanie. Dans ce texte, Diderot donne la parole aux victimes de la colonisation, les tahitiens dans le cas présent. Il joue donc sur le procédé d'inversion des regards pour dénoncer l'injustice de cette situation et au passage montrer du doigt les faiblesses des sociétés occidentales qui se disent pourtant « évoluées ». C'est un procédé stylistique très à la mode à l'époque de Diderot. L'extrait étudié ici est issu d'un dialogue et prend la  forme d'un réquisitoire possédant une forte tonalité polémique. En quoi ce discours, prenant la forme d'un réquisitoire et critiquant la Bougainville et plus largement la société occidentale, fait-il, de manière sous-jacente, l'éloge de la vie sauvage ? Dans ce texte, la stratégie argumentative repose sur un réquisitoire qui fait un blâme de la société occidentale et l'éloge de la société tahitienne. Diderot mobilise ainsi le mythe du bon sauvage, préoccupation propre aux Lumières.

I). Le réquisitoire au coeur de la stratégie argumentative

a). Énonciation   et utilisation des temps

Page 9:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

Dans le texte, le pronom « nous » désigne le patriarche et le reste des tahitiens. Cela crée un collectif et donne de la force au discours. Le vieillard parle au nom des tahitiens et ceux-ci l'appuient dans ce qu'il dit. Ce pronom montre également l'importance de la communauté chez les tahitiens et l'harmonie qui y règne. Ainsi, il utilise le pronom « je» une seule fois dans le texte. Il oppose à ce « nous » le pronom « tu », qui désigne Bougainville. Au premier abord, on pourrait penser que ce « tu » sert à le dévaloriser. Cependant, il sert plutôt à créer un rapprochement entre Bougainville et les tahitiens, rappelant que ceux-ci sont frères, ce qui les rend égaux. C'est en effet ce que montre l'utilisation du pronom « vous » dans la phrase « Vous êtes deux enfants de la nature ». Nous pouvons également préciser que ce « tu » se décline sous la forme de pronoms possessifs « tien », d'adjectifs possessifs « ton », etc. Enfin, il est important de souligner que les deux pronoms (le « nous » et le « tu » ) s'opposent de façon systématique. Le « tien » et le « mien » (pronoms possessifs) apparaissant avec la notion de propriété véhiculée par les français. De même, les deux pronoms sont souvent inversés, le vieillard en utilisant un alors que l'on s'attendrait à ce qu'il utilise l'autre comme dans la phrase « Ce pays est à toi ». Dans cette phrase, le tahitien utilise le pronom personnel tonique « toi » alors que l'on s'attendrait à ce qu'il utilise le « nous ». Enfin, la non-utilisation des pronoms dans la phrase « Tout est à tous » vise à marquer l'égalité entre les deux groupes alors que le tahitiens parle du mode de vie tahitien. De même que pour le jeu des pronoms, l'utilisation des temps dans ce texte est très significative. En effet, le vieillard utilise le présent de vérité générale. On a donc l'impression que ce « sage » parle en proverbes et que les affirmations qu'il énonce sont des vérités éternelles. Cela donne énormément de force à son discours, tout ce qu'il dit apparaît comme censé et surtout véridique. De cette façon, on n'a l'impression que même s'il essayait, Bougainville ne pourrait pas contester, infirmer les propos du vieillard, car ce dernier semble énoncer des faits. Un bon exemple de cela est l'affirmation « le Tahitien est ton frère », qui apparaît comme incontestable et rend la volonté de Bougainville de faire des tahitiens des esclaves totalement injustifiable. Un autre temps important  est l'impératif dont l'utilisation amène un retournement complet de situation. En effet, le tahitien exprime son souhait que Bougainville parte sous forme d'ordre (« Écarte promptement ton vaisseau de notre rive », « Laisse-nous nos mœurs ») alors que ce dernier veut faire des tahitiens des esclaves.

b). Un discours structuré qui fonctionne à la manière d'un réquisitoire

Le discours du tahitien est divisé en deux parties. La première partie est un réquisitoire (fait à la manière du discours d'un avocat) critiquant Bougainville et la société occidentale. On y retrouve une énumération des fautes de Bougainville auxquelles on oppose systématiquement les mœurs des tahitiens. Ces oppositions prennent la forme de parallélismes syntaxiques et fonctionnent sur un rythme binaire. C'est ce que l'on peut observer dans la phrase suivante : « elles sont devenues folles dans tes bras, tu es devenu féroce entre les leurs ». L'anaphore du « nous » sert également cette critique de Bougainville, car elle fonctionne comme un martèlement  rendant obsédante l'idée que le mode de vie tahitien est meilleur que celui des européens, qui se disent pourtant « civilisés ». Voici quelques exemples de cette anaphore : « nous sommes innocents, nous sommes heureux », « nous suivons le pur instinct de la nature », « nous sommes libres ». Dans cette première partie, le tahitien s'adonne aussi à un retournement complet de situation. En effet, il utilise un raisonnement inversant complètement les rôles des tahitiens et des européens, de sorte qu'au final l'attitude de ces derniers est totalement tournée à l'absurde. C'est en effet le rôle que joue l'hypothèse suivante : « si un tahitien débarquait un jour sur vos côtes ». Il utilise également beaucoup de questions rhétoriques, ces questions ne cherchent pas de réponse (c'est la nature des questions rhétoriques) et sont donc une forme de manipulation puisque la réponse est souvent donnée ou induite. Ainsi, ici, plutôt que d'attendre des réponses et donc d'amorcer un véritable dialogue, ces questions oratoires servent  à formuler des accusations : « Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? ». Elles poussent Bougainville à se mettre à la place du peuple tahitien et le lecteur à se positionner en faveur de l'un des deux camps. La deuxième partie du texte sert de conclusion au discours du tahitien. Il y résume son propos et lance un appel à Bougainville en sommant ce dernier (et ses hommes) de quitter Tahiti. C'est en effet ce que laisse entendre la phrase «laisse-nous nos mœurs ».

c). L'importance de la tonalité polémique

Page 10:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

L'usage de la tonalité est l'une des principales caractéristiques d'un réquisitoire et le discours, ici, ne fait pas exception à cette règle. Celle-ci est à l'origine d'une grande agressivité perceptible dans le discours et se caractérise dans le texte par les apostrophes injurieuses, les exclamations, les hyperboles, les impératifs, les interjections et les questions rhétoriques : « Tu es plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? ». À tous ces procédés stylistiques s'ajoute bien sûr le tutoiement, mais surtout le champ lexical du vol avec des mots et expressions tels que : «brigand », « le vol de toute une contrée » ou encore « t'emparer ». Celui-ci sert à dévaloriser Bougainville en le dépeignant comme quelqu'un de malhonnête, comme un bandit. Le fait de répéter constamment les termes d' « esclave » et d'« esclavage » sert cette même visée de dévalorisation et crée comme une sorte de martèlement visant à insister sur le caractère inhumain de la conduite de Bougainville et les siens. Enfin, on peut observer dans l'évocation de la violence une gradation dans les énumérations. En effet, on passe de « fureurs inconnues », à « folles », « féroces » et « teintes de sang » (pour ne citer que certains passages). Cela permet d'insister sur la grande indignation que ressent le vieillard face à la violence extrême dont font preuves Bougainville et ses hommes et qu'ils ont transmis aux femmes tahitiennes. En effet, ces deux notions de violence et d'indignation sont omniprésentes dans les paroles du tahitien et sont ressenties de plus en plus au fil du texte, c'est à cela que servent ces gradations.

II). Un blâme de la société occidentale dite « civilisée »

Dans le réquisitoire on voit que la vie des Européens, représentée par Bougainville fait l'objet d'un blâme fonctionnant sur l'utilisation d'antithèses. Ainsi, la conduite des occidentaux se résume à la violence et à la notion propriété qui engendrent la jalousie. Ce sont ces vis qui poussent les européens à s'adonner à l'esclavage, conduit par le désir de domination et d'assujettissement.

a). Le règne de la violence

Dans ce texte, jalousie et violence vont de paires. En effet, chez les tahitiens les femmes sont libres, elles peuvent être avec qui elles veulent : « nos filles et nos femmes nous sont communes », Bougainville a « partagé ce privilège ». Ainsi, c'est à partir du moment où Bougainville leur enseigne que chez lui les femmes ne sont en couple qu'avec un seul homme que la jalousie et la violence commencent : « tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras, tu es devenu féroceentre les leurs. Elles ont commencé à se haïr, vous vous êtes égorgés pour elles; et elles nous sont revenues teintes de votre sang ». Dans ces phrases, le champ lexical de la violence englobant la jalousie est omniprésent. Ce passage est constitué d'hyperboles, d'énumération à gradations ascendantes et d'accumulations. Ainsi le passage a plus d'impact, il sert à montrer l'immoralité et la violence des occidentaux en montrant la montée progressive de celle-ci grâce à ces  énumérations à gradation ascendante. En résumé, la violence dont font preuve les occidentaux et les femmes tahitiennes qui ont subit leur influence devient de plus en plus exacerbée. 

b). Les notion de propriété, de vol et d'esclavage

La notion de propriété a été introduite par les occidentaux (« tu nous as prêché je ne sais quelle notion du tien et du mien ». Ce « je ne sais quelle » montre un certain mépris. Ce concept de propriété amène inévitablement celui de vol : « Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ». Cette phrase montre très bien l'intolérance de Bougainville face à ce qu'il pense être du vol et surtout sa réaction démesurée face à cela, alors que lui-même projette « le vol de toute une contrée ». C'est en effet, ce qu'il souhaite faire en faisant des tahitiens des esclaves tout simplement parce qu'il a « découvert » Tahiti. Bougainville se donne en effet le droit d'assujettir une population et ses terres, parce qu'il est le premier européen à avoir mis les pieds sur leur île, malgré le fait qu'elle soit déjà habitée. On voit ici à quel point les européens sont contradictoires, se fâchant pour des bagatelles, mais voulant dominer sur les tahitiens,

Page 11:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

leur ôtant leur liberté. En fait, il semble que tout doive être tourné vers eux. Cela fait entrevoir un ethnocentrisme poussé à l'extrême de la part des européens. En effet, selon eux, seule leur philosophie et leurs coutumes sont les bonnes.

c). Une redéfinition du terme sauvage

Le fait de mentionner (de façon appuyée) cet ethnocentrisme occidental accentue encore plus le rejet qu'ont les tahitiens face aux coutumes européennes, qui se veulent « civilisées ». Ce rejet, qui est définitif, est clairement exprimé dans cette phrase : « nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières ». L'appellation « inutiles lumières » est ironique, elle met à mal l'ethnocentrisme des occidentaux, qui se pensent civilisés en montrant que ce sont eux les véritables sauvages. En effet, ils qualifient les tahitiens de sauvages alors que ce sont eux qui possèdent un comportement véritablement barbare en voulant mettre tout un peuple en esclavage. Ce passage nous montre donc que l'on a redéfini le terme sauvage, puisque le portrait des européens dressé par le vieillard est très négatif. Ainsi, alors que les européens pensent être les plus civilisés, éduqués. Bref, être ceux qui détiennent le savoir, on se rend compte que le tahitien est fait le plus sage et que c'est Diderot qui s'exprime par sa bouche. En effet, l'auteur a fait du patriarche son porte-parole.

III). L'éloge de société tahitienne est le reflet d'une préocupation propre aux Lumières

L'éloge de la société tahitienne est le reflet d'une préoccupation propre aux Lumières. En effet, la sagesse du discours du vieillard vient appuyer la vision édénique de la société tahitienne qui en ressort. La société tahitienne est ici le reflet du « mythe du bon sauvage », vision idyllique d'une société vivant en harmonie avec la nature que l'utilisation du procédé d'inversion des regards (très populaire à l'époque des Lumières vient renforcer).

a). Un discours sage

L'un des aspects importants à souligner pour montrer la sagesse dont le tahitien fait preuve est sans doute la structure des phrases. En effet, celles-ci ont souvent la structure basique sujet - verbe - complément et un rythme binaire ou ternaire. Elles sont aussi courtes et simples dans leur formulation, tandis que la structure du texte prend la forme de phrases juxtaposées ou reliées par des conjonctions de coordination. Un exemple de cette structure, qui est très solide, serait cette phrase : « Nous suivons le pur instinct de la nature et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère ». Tout cela donne l'impression que le patriarche est très posé, de même que le vocabulaire qu'il utilise, qui est très mesuré, et ce, malgré l'indignation du vieillard et la tonalité polémique omniprésentes dans le discours. Enfin, en opposition à Bougainville dont la réaction a été démesurée lorsqu'on lui a pris ses « bagatelles », le tahitien apparaît comme calme, reposé et censé puisqu'il ne s'en fait pas pour ces petites choses insignifiantes.

b). La mobilisation du « mythe du bon sauvage »

Le discours du tahitien montre que son peuple possède un mode de vie simple. En effet, les choses essentielles sont le bonheur, l'innocence et la tranquillité. À l'origine de ces caractéristiques du mode de vie des tahitiens, on retrouve le fait que ceux-ci suivent « le pur instinct de la nature ». Ainsi, cette société incarne le « mythe du bon sauvage », concept selon lequel la société occidentale n'est pas aussi bonne qu'on ne le pense à cause de toutes ses règles et coutumes qui emprisonnent les gens dans un moule défini par celles-ci. Les philosophes des Lumières pensent qu'une société comme celle décrite ici serait meilleure, plus saine. Le texte montre leur bonheur et le fait que la conduite des occidentaux est en opposition à celui-ci avec la phrase : « nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur ». Cette société tahitienne est aussi basée sur une certaine innocence dans laquelle la notion de copropriété est fortement encrée : « tout est à tous ».

Page 12:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

Le patriarche tahitien est totalement fermé à toute incorporation des règles occidentales à sa culture, car elles détruiraient l'équilibre, la pureté de sa propre culture, basée également sur des principes de liberté et de tolérance que le patriarche défend dans son discours. Cela est visible, entre autres, avec l'utilisation du champ lexical de la liberté : « nous sommes libres », « défendre sa liberté et mourir ». La liberté est une valeur cruciale, primordiale. Dans le texte, elle est en opposition avec l'esclavage et se manifeste à travers la notion de respect d'autrui ou plutôt de tolérance : « nous avons respecté notre image en toi ». Cette phrase fait également apparaître la notion d'égalité qui s'oppose à la volonté d'assujettissement de Bougainville.  Les questions rhétoriques allant des lignes 16 à 20 font également référence à ces notions de liberté, de tolérance et d'égalité. Enfin, nous pouvons faire un commentaire sur le rôle de la phrase suivante : « Laisse-nous nos moeurs ; elles sont plus sages que les tiennes ;  nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières ». En effet, dans cette phrase, les propos du vieillard semblent très durs, elle semble être le point culminant d'un discours cinglant et le résume de façon explicite. Ainsi, la société occidentale est tout bonnement mauvaise. En effet, elle n'est pas fondée sur la liberté et la tolérance, mais sur l'ethnocentrisme, à l'inverse de la société tahitienne au caractère édénique. Ainsi, la question centrale de ce texte est au final la recherche du bonheur. Ce bonheur serait atteignable dans l'État de nature selon Diderot. Dans cet état de nature résident l'ignorance et l'innocence, qui selon Rousseau sont les clés du bonheur (cf : « Discours sur l'origine de l'inégalité des hommes ») de même que dans ce texte.

c). L'importance du procédé d'inversion des regards

Cette mobilisation du mythe du bon sauvage, l'éloge de la société tahitienne, se fonde, dans le texte sur l'utilisation du procédé d'inversion des regards. C'est en effet, par cette prise de parole accordée au tahitien (alors que les peuples colonisés ne l'ont pas d'habitude) que Diderot dénonce les vices de la société européenne et exploite le « mythe du bon sauvage ». Ainsi, il nous semble important d'étudier l'utilisation de ce procédé dans le texte, qui y est omniprésent que ce soit dans l'énonciation ou dans les arguments du tahitien. Le fait de prétendre donner la parole aux esclaves permet d'une certaine manière de leur restituer leur dignité, car on dénonce les sévices qu'ils subissent (à l'époque de Diderot), alors que les européens considéraient qu'ils n'avaient pas d'âme et n'étaient donc pas des humains. Ainsi, le vieillard revendique le fait que les européens et les tahitiens sont égaux ( « le tahitien est ton frère », « vous êtes deux enfants de la nature, quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi »). Cette évocation de l'égalité est renforcée par l'inversion des pronoms (que nous avons mentionnée précédemment) et qui montre que les colons et les tahitiens sont égaux puisqu'ils sont interchangeables. De même, les parallélismes syntaxiques servent à marquer les oppositions en juxtaposant des phrases dont la structure est la même, mais dont le sens est souvent contraire. Enfin, comme nous l'avons mentionné auparavant, l'utilisation de questions rhétoriques vise à obliger les européens à se mettre à la place des tahitiens et remet en cause leur ethnocentrisme. En effet, il est possible que deux sociétés prennent pour vérités des choses différentes et ce sans que l'une en soit pour autant supérieure à l'autre. Ainsi, on appelle les européens au relativisme dans ce texte.

CONCLUSION

Dans ce texte, on peut observer une double énonciation puisque le patriarche s'adresse à Bougainville, mais sert en fait de porte-parole à Diderot qui, par son intermédiaire, s'adresse aux européens. Le discours prend également la forme d'un réquisitoire à forte tonalité polémique fondé sur un procédé d'inversion des regards. Celui-ci permet de faire un éloge de la société tahitienne basé sur le mythe du bon sauvage et de critiquer la société occidentale. Au final, la mise en perspective de ces deux civilisations permet de démontrer que les vrais barbares sont les européens et non les tahitiens.

Page 13:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

Lecture analytique 2

Chapitre III :Dialogue de L'aumônier avec Orou », de « Eh bien ! Nous croyons que ce monde... » à « ...une pierre qui s'ébranle? »

L'AUMONIER. Eh bien ! nous croyons que ce monde et ce qu'il renferme est l'ouvrage d'un ouvrier.

OROU. Il a donc des pieds, des mains, une tête ?

L'AUMONIER. Non.

OROU. Où fait-il sa demeure ?

L'AUMÔNIER. Partout.

OROU. Ici même !

L'AUMÔNIER. Ici.

OROU. Nous ne l'avons jamais vu.

L'AUMÔNIER. On ne le voit pas.

OROU. Voilà un père bien indifférent ! Il doit être vieux ; car il a du moins l'âge de son ouvrage.

L'AUMÔNIER. Il ne vieillit point ; il a parlé à nos ancêtres il leur a donné des lois ; il leur a prescrit la manière dont il voulait être honoré ; il leur a ordonné certaines actions, comme bonnes ; il leur en a défendu d'autres, comme mauvaises.

OROU. J'entends ; et une de ces actions qu'il leur a défendues comme mauvaises, c'est de coucher avec une femme et une fille ? Pourquoi donc a-t-il fait deux sexes ?

L'AUMONIER. Pour s'unir ; mais à certaines conditions requises, après certaines cérémonies préalables, en conséquence desquelles un homme appartient à une femme, et n'appartient qu'à elle ; une femme appartient à un homme, et n appartient qu'à lui.

OROU. Pour toute leur vie ?

L 'AUMONIER. Pour toute leur vie.

OROU. En sorte que, s'il arrivait à une femme de coucher avec un autre que son mari, ou à un mari de coucher avec une autre que sa femme... mais cela n'arrive point, car, puisqu'il est là, et que cela lui déplaît, il sait les en empêcher.

L'AUMONIER. Non ; il les laisse faire, et ils pèchent contre la loi de Dieu, car c'est ainsi que nous appelons le grand ouvrier, contre la loi du pays ; et ils commettent un crime.

Page 14:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

OROU. Je serais fâché de t'offenser par mes discours ; mais si tu le permettais, je te dirais mon avis.

L'AUMONIER. Parle.

OROU. Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature, contraires à la raison ; faits pour multiplier les crimes, et fâcher à tout moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans tête, sans mains et sans outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part ; qui dure aujourd'hui et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande et qui n'est pas obéi ; qui peut empêcher, et qui n'empêche pas. Contraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il fondé ? Ne vois-tu pas qu'on a confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni sensibilité, ni pensée, ni désir, ni volonté ; qu'on quitte, qu'on prend, qu'on garde, qu'on échange sans qu'elle souffre et sans qu'elle se plaigne, avec la chose qui ne s'échange point, qui ne s'acquiert point ; qui a liberté, volonté, désir ; qui peut se donner ou se refuser pour un moment ; se donner ou se refuser pour toujours ; qui se plaint et qui souffre ; et qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on oublie son caractère, et qu'on fasse violence à la nature ? Contraires à la loi générale des êtres. Rien, en effet, te paraîtil plus insensé qu'un précepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande une constance qui n'y peut être, et qui viole la nature et la liberté du mâle et de la femelle, en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre ; qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même individu ; qu'un serment d'immutabilité de deux êtres de chair, à la face d'un ciel qui n'est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied d'un arbre qui se gerce ; sur une pierre qui s'ébranle ?

 

Introduction :

Diderot est  né en 1713 et mort en 1784, il est issu d'une famille d'artisans aisés. Philosophe des lumières, il combat contre l'ignorance et veut rendre libre l'accès la connaissance. Il participe au projet de l'encyclopédie avec ses contemporains : D'Alembert, Montesquieu, Voltaire... Il a touché à tous les genres littéraires tels que des romans et des pièces de théatre. Il a notamment écrit des dialogues tels que "Le Neveu de Rameau" et "Supplément au voyage de Bougainville". En 1771, Bougainville fit connaitre au public son voyage autour du monde. L’année suivante, Diderot écrivit un Supplément au voyage de Bougainville, dans lequel il aborde des questions essentielles telles que la colonisation, l’esclavage, l'égalité et la tolérance.

I. Le créateur 

Naiveté apparente d'Orou ---> Diderot utilise son igorance afin de trouver des failles dans la thèse de l'Aumonier. (intention ironique) Aumonier utilise des périphrases pour désigner Dieu et des comparaisons. "un ouvrier" --> Declaration de foi "Un père bien différent"---> Vision judéo-chrétienne On nous présente une relation maitre-élève où l'aumonier est le pédagogue et utilise ce qu'Orou sait afin de l'instruire. Orou essaye de se représenter Dieu à propos avec sa propre conception du monde "pieds, mains, tête", lieu : "ici même", visibilité "nous ne l'avons jamais vu" ---> Conception matérialiste : référence à la réalité, Orou prend l'image au sens propre. Effet d'ironie Il montre l'absurdité métaphysique de Dieu : invisible, partout, éternel. - accumulation : qui x 9 (subordonné relative qui désine Dieu) comprenant des antithèses "partout/nulle part", "empêcher/n'empêche pas"; "commande/pas obéi" -"il doit être vieux"

- Orou a une position rationnelle "opposé à la nature, contraire à la raison" - Importance des négations "sans", "ne ... pas" ---> La difficulté qu'Orou a à se représenter Dieu souligne ironiquement le côté abstrait de cette

Page 15:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

représentation Deux conceptions du monde s'opposent : -domaine métaphysique - domaine matériel

 

II/ Le mariage 

A/ D'après l'aumonier 

Allusion à la bible "il leur a donné les lois" ---> fondement moral : parole de Dieu à travers lesquelles on distingue le bien et le mal. Definit le mariage religieux : possession mutuelle pour toute la vie Orou interroge en feignant l'ignorance. ---> Ironie socratique

B/ D'après Orou, Mariage confond l'être avec un objet que l'on peut posséder 

Il réfute le droit d'un être sur un autre mariage fondé sur la confusion : Ou il n'y a pas de différence entre l'objet et l'être. - objet : "la chose qui n'a ni sensibilité, ni pensé..." qui peut devenir une marchandise "effet de commerce" - sujet : "la chose qui ne s'échange point..." Definit le droit religieux comme inaliénable à la liberté. Il compare le mariage à la colonisation Chiasme: - "Une femme...une homme... qu'à lui"/"Un homme...une femme...qu'à elle" - "une femme de coucher avec un autre/un mari de coucher avec une autre"

 

C/ Invocation des lois de la nature 

"Pourquoi donc a t il fait 2 sexes" Contradiction nature / religion ---> ironie "Roche tombe en poudre"; "pierre qui s'ébranle" ---> tout change : loi générale de la nature "Désir amoureux change sans cesse d'objet" "la plus capricieuse" Imposer lois constantes dans un monde inconstant = absurdité de la notion du mariage (fidélité jusqu'à la mort) 

Conclusion : Discours d'Orou prôche des convictions de Diderot avec une critique de la fidélité et de la monogamie.

En quoi l’opposition entre les thèses de l’aumônier et celle d’Orou conduit-elle à une critique de l’Europe?

Lecture analytique 3

Chapitre 3 « La fille déshonorée ne trouve plus de mari. » à « un nombre égal de filles et de garçons. »

L’Aumônier - La fille déshonorée ne trouve plus de mari.

Orou - Déshonorée ! et pourquoi ?

L’Aumônier - La femme infidèle est plus ou moins méprisée.

Page 16:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

Orou - Méprisée ? et pourquoi ?

L’Aumônier - Le jeune homme s’appelle un lâche séducteur.

Orou - Un lâche ! un séducteur ! et pourquoi ?

L’Aumônier - Le père, la mère et l’enfant son désolés. L’époux volage est un libertin ; l’époux trahi partage la honte de sa femme.

Orou Quel monstrueux tissu d’extravagances tu m’exposes là ! et encore tu ne me dis pas tout : car aussitôt qu’on s’est permis de disposer à son gré des idées de justice et de propriété ; d’ôter ou de donner un caractère arbitraire aux choses, d’unir aux actions ou d’en séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blâme, on s’accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est jaloux, on se trompe, on s’afflige, on se cache, on dissimule, on s’épie, on se surprend, on se querelle, on met ; les filles en imposent à leurs parents ; les maris à leurs femmes ; les femmes à leurs maris ; des filles, oui, je n’en doute pas, des filles étoufferont leurs enfants ; des pères soupçonneux mépriseront et négligeront les leurs ; des mères s’en sépareront et les abandonneront à la merci du sort ; et le crime et la débauche se montreront sous toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j’avais vécu parmi vous. Cela est, parce que cela doit être ; et la société, dont votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu’un ramas ou d’hypocrites, qui foulent secrètement aux pieds les lois ; ou d’infortunés, qui sont eux-mêmes les instruments de leurs supplices, en s’y soumettant ; ou d’imbéciles, en qui le préjugé a tout à fait étouffé la voix de la nature ; ou d’être mal organisés, en qui la nature ne réclame pas ses droits.

L’Aumônier - Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ?

Orou - Nous nous marions.

L’Aumônier - Qu’est-ce que votre mariage ?

Orou - Le consentement mutuel d’habiter une même cabane, et de coucher dans un même lit, tant que nous nous y trouvons bien.

L’Aumônier - Et lorsque vous vous y trouvez mal ?

Orou - Nous nous séparons.

L’Aumônier - Que deviennent vos enfants ?

Page 17:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

Orou O étranger ! ta dernière question achève de me déceler la profonde misère de ton pays. Sache, mon ami, qu’ici la naissance d’un enfant est toujours un bonheur, et sa mort un sujet de regrets et de larmes. Un enfant est un bien précieux, parce qu’il doit devenir un homme ; aussi, en avons-nous un tout autre soin que de nos plantes et de nos animaux. Un enfant qui naît, occasionne la joie domestique et publique : c’est un accroissement de fortune pour la cabane, et de force pour la nation : ce sont des bras et des mains de plus dans Tahiti ; nous voyons en lui un agriculteur, un pêcheur, un chasseur, un soldat, un époux, un père. En repassant de la cabane de son mari à celle de ses parents, une femme emmène avec elle ses enfants qu’elle avait apportés en dot : on partage ceux qui sont nés pendant la cohabitation commune ; et l’on compense, autant qu’il est possible, les mâles par les femelles, en sorte qu’il reste à chacun à peu près un nombre égale de filles et de garçons.

IntroductionLes deux personnages envisagent la question de la sexualité à Tahiti. Or cette question est un pointqui séduit l’imaginaire du XVIIIème siècle par rapport au monde sauvage. C’est le problème du libertinageamoureux, qui s’est également posé dans la littérature avec des oeuvres comme Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Le discours d’Orou est d’ailleurs lancé par le mot « libertin ».Diderot s’inspire donc d’un sujet traditionnel du discours sur les moeurs sauvages : la sexualité.Mais son approche est originale : il n’y a pas de pittoresque douteux. La liberté sexuelle tahitienne n’estpas traitée en tant que telle, mais comme un instrument de la critique des moeurs européennes. L’utopietahitienne devient un instrument de la critique de l’Europe.I. Un dialogue critique1) Fonctionnement du dialogue entre l’aumônier et Oroua) Cet extrait se structure en deux parties fortement antithétiques, toutes deux construites sur lemême schéma :- succession de répliques courtes - puis une longue réplique qui expose le fonctionnement d’une société : l’Europe l; puis Tahiti l.- domination d’Orou : dans les deux cas, c’est lui qui énonce les répliques les plus longuesb ) Les premières répliques de l’aumônier sont l’affirmation de « vérités », celles de l’aumônier,c’est-à-dire celles de la religion catholique, elles sont de l’ordre du jugement : phrases déclaratives,structure simple ;A l’assurance de l’aumônier s’oppose le refus d’Orou : longuement développé, riche en procédés.c) Apparemment les deux interlocuteurs entretiennent une relation d’amitié mais il s’agit en fait undialogue de sourds. L’aumônier ne répond pas aux questions d’Orou qui n’en sont d’ailleurs pas deréelles, mais plutôt une façon de rompre le dialogue et de remettre en cause le fondement idéologique deces mots.Dans la deuxième partie du texte, c’est Orou qui refuse de répondre aux questions de l’aumônier« O étranger ! ta dernière question achève de me déceler la profonde misère de ton pays »un renversement inattenduL’importance de ce texte se caractérise par le discours du sauvage sur l’Europe. Il s’agit ici d’unrenversement du schéma ethnographique traditionnel, où l’Européen analyse et juge celui qu’il nommesauvage. C’est ici le « civilisé » qui se découvre jugé par un regard étranger. (à rapprocher des Lettrespersanes de MontesquieuOn peut d’ailleurs remarquer que l’aumônier ne conteste pas les propos d’Orou2) La figure du sauvagea) Il est le juge de la civilisation européenne : elle est « extravagance », « monstrueuse », elle estcaractérisée par une « profonde misère » (termes dépréciatifs) : elle est donc contre-natureb ) Il possède une un savoir omniscient : il sait tout sans avoir vu et est capable de reconstruire une imagede la société européenne, et ce par une démarche déductive, c’est-à-dire par la raison : « tu ne me dis pastout » ; « je sais tout cela comme si j’avais vécu parmi vous »c ) Il maîtrise la rhétorique : 1 - une phrase interminable qui témoigne de la maîtrise syntaxique et

Page 18:  · Web viewContraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il

conceptuelle d’Orou ; 2 - une réplique longue et très argumentée mais pas très orale. La maîtrise du dialogue par le sauvage montre qu’en fait Orou est une incarnation du philosophe desLumières, avec lequel il partage le goût du XVIIIème siècle pour les discussions abstraites, pour laréflexion.II. Critique de la société européenneOrou répond au lexique de l’adultère développé par l’aumônier en proposant dans sa descriptionde la société européenne toutes les situations stéréotypées du roman galant.1) Une critique véhémenteLe bilan que dresse le Tahitien révèle une pensée européenne qui apparaît sans fondement et sanslégitimité : le champ lexical du caprice : « caprice », « à son gré », « arbitraire » s’applique à tout lechamp des activités: idées l.15, choses l.17, actions l.17. Rythme ternaire. Orou envisage tous les aspects etles ramène à un seul principe : le caprice.Une critique globalisante : il n’y a pas de détermination personnelle (« on ») ni temporelle (présentde vérité générale).Une accumulation de 14 verbes : mensonge, renversement de la hiérarchie naturelle, crimes..C’est une société en état de guerre qui est évoquéeUne conclusion rigoureuse qui résume les conséquences néfastes des principes européens : « unramas ou d’hypocrites... ou d’infortunés... ou d’imbéciles... ou d’êtres mal-organisés... »Cette réplique développe le sous-titre du SVB : « Sur l’inconvénient d’attacher des idées morales àcertaines actions physiques qui n’en comportent pas »La conséquence de ce fonctionnement de la société européenne, c’est l’éclatement de la cellulefamiliale. La famille est la première victime de cette conception de la sexualité qui attribue les valeursmorales à l’acte sexuel.L’argumentation d’Orou est alors stratégiquement puissante : il détruit à la base l’argument majeur de lacritique que fait l’Europe de la société tahitienne et de sa la liberté sexuelle : à savoir la stabilité de lafamille2 ) Tahiti : antithèse de l’Europea) La question de l’enfantL’aumônier pose la question de l’enfant dans la perspective de la cellule originelle qu’est la famille,mais Orou opère un déplacement : le problème de l’enfant ne se pose pas en termes individuels mais entermes collectifs : la nation l.53-58.« joie domestique et publique », « accroissement de fortune pour la cabane, et de force pour la nation » +énumérations des rôles positifs du futur adulte dans la sociétéCette analyse du pouvoir économique lié à la masse de la population est caractéristique de la pensée desLumières. Elle se retrouve par exemple chez Voltaire.b) Tahiti : avant tout une arme critiquea) Si Tahiti apparaît comme une utopie dans le discours de Diderot, c’est exclusivement en tant qu’armecritique : le mariage tahitien est une mise en cause du mariage européen. On a bien une atmosphèreidéale d’harmonie.b) la raison et la loi de nature dictent les comportements : en conséquence, l’harmonie règne à Tahitic) passage qui illustre le sous-titre de l’oeuvre : « Sur l’inconvénient d’attacher des idées morales àcertaines actions physiques qui n’en comportent pas »ConclusionEn mettant en scène un débat entre un sauvage et un Européen, Diderot exprime ses idéesphilosophiques sur la société dite « civilisée ». Le dialogue permet de confronter le regard de l’Européen etcelui du sauvage, qui n’est plus un véritable sauvage mais une incarnation du discours critique duphilosophe des Lumières.Le traitement du thème de la sexualité et de l’utopie sont cependant originaux. A la sexualitélibérée, édénique qui a pu séduire les lecteurs du XVIIIème siècle, Diderot substitue une économie sexuellebeaucoup plus réglementée et peut-être plus inquiétante. L’enfant n’est pas considéré comme un individu,fruit de l’amour de deux êtres mais comme un bien pour la nation.