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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à

Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents

scientifiques depuis 1998.

Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] 

Article

 Denis SauvéPhilosophiques , vol. 14, n° 2, 1987, p. 227-261.

 

Pour citer la version numérique de cet article, utiliser l'adresse suivante :

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Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir.

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Document téléchargé le 21 avril 2010

« Kant, le matérialisme et la psychologie rationnelle »

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P HIL OS OP HIQ UE S, V o l . X I V , N u m é r o 2 , A u t o m n e 1 9 8 7

A R T I C L E S

K A N T LE M A T É R I A L I S M E E T L A

P S Y C H O L O G I E R A T I O N N E L L E

par Denis Sauvé

RÉSUMÉ. Dans la Dialect ique t ranscendantale de la   Critique de la

raison pure,

  Kant présente une d i scuss ion e t une c r i t ique de l a

m é t ap hys i qu e de se s p r édéces s eu r s r a t i ona l i s t e s . Le p r em i e r chap i t r e

de l a Dia lec t ique t ra i t e du dua l i sme car tés ien e t du matér ia l i sme.

M on bu t es t de dé te rm ine r que l l e es t sa pos i t ion v i s -à -v i s de ces deux

thèses opposées . I l pour ra i t sembler à première vue qu 'en ra i son du

carac tè re inconnai ssable du su je t pensant , on ne peut se lon lu i se

prononcer sur la vér i té ou la fausseté de ni l 'une ni l 'autre de ces deux

thèses . Ce que j e me propose de mont rer , cependant , c 'es t qu ' i l

avance des a r gu m e n t s co n t r e l e dua l i s m e ca r t é s i en e t le m a t é r i a l i s m e

et qu ' i l les rejet te tous les deux. Ces arguments découlent de la

doc t r ine de l ' i déa l i sme t ranscendanta l , une des thèses cent ra les de

s on ép i s t ém o l og i e .

ABSTRACT. In the Transcendental Dialect ic of the

  Critique of Pure

Reason  K an t d i scusses and c r i ti c i zes t rad i t ion a l (or ra t iona l i s t )

me taphy s ics . In the f ir s t chap ter of the Dia lec t ic h i s d i scuss ion bears

on Cartesian mind-body dual ism and i ts opposi te thesis of mater ial ism.

The a im of th i s paper i s to de te rmine the na ture of h i s v iews

concern ing these two doc t r ines . At f i r s t s ight i t might seem tha t

Kant ' s pos i t ion i s tha t the th inking se l f i s unknowable and , conse

quent ly , tha t no dec i s ion can be made wi th respec t to the t ru th or

fa l s i ty of e i ther dua l i sm or mater ia l i sm. What I wish to show,

however , i s tha t Kant a rgues aga ins t the two doc t r ines and tha t he

re jec t s them both . These a rguments der ive f rom one of h i s cent ra l

ep i s t em o l og i ca l t ene t s , t r ans cenden t a l i dea l i s m .

On connaît surtout le chapitre de la première   Critique dans

lequel Kant traite des « paralogism es de la raison pu re » pour les

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2 2 8 P H I L O S O P H I Q U E S

objec t ions qu ' i l y oppose à la «psychologie ra t ionne l le» . Pour

K an t, la psychologie rationnelle est cette doctrine due prin cip alem ent

à Descar tes , mais qu i a é té repr ise auss i par d 'au t res ph i losophes

rationalis tes , d 'après laquelle le sujet pensant, la   res cogitans,  est

une substance dif férente par essence de la substance matér ie l le . Ce

sont les arguments sur lesquels s 'appuie , selon lui , la psychologie

rat ion ne lle qu ' i l qualifie ici de « pa ralo gis m es » e t son but, es sen

t ie l lem ent, es t de pr és en ter u ne analyse de chacun de ces ar gu m en ts

et de mo ntr er en suite pourquo i ils ne sont pas concluants. Ce pend ant,

on note moins souvent que Kant fa i t auss i dans ce chapi t re des

rem arq ues à pr op os du ma tér ia l ism e, le po in t de vue qui cons is te à

soutenir au contraire qu ' i l n 'y a aucune dif férence de nature entre

le sujet pensant e t la matière , e t i l es t c la ir d 'après ces remarques

que le m até r ia l ism e soulève pou r lui au m oin s auta nt de diff icultés

que le dua l isme corps-espr i t de Descar tes . La ques t ion que je

voudrais poser es t cel le-ci

 

quelle es t au juste sa po sit io n vis-à-vis

de ces deux thèses, l 'une qui dit que le sujet est une substance

im m atérie lle, c'est-à-dire le po in t de vue du « psychologue ra tion ne l »,

ou du dualis te car tés ien, e t l 'autre suivant laquelle c 'es t une

subs tance matér ie l le , le po in t de vue du matér ia l is te ?

 

I l semble que l 'un des résulta ts importants de sa discussion

des para logis m es so i t que l'on ne pe ut dé m on tre r n i l 'une n i l ' au t re

des deux thèses opposées . La na ture du su je t pensant appar t ien t

selon lui au do m ai ne du « sup rase nsi ble » ; le sujet « en soi » , ce

qu ' i l es t en lu i -même, demeure nécessa i rement inconnaissab le e t

si, co m m e le psychologue r at ion nel ou le m atér ia l is te , nous vou lions

dire que lque ch ose sur l 'essence du « m oi » , nou s fer ions « un pas

en dehors du monde sens ib le [e t nous en tre r ions] dans le champ

des

  noumènes»

  2

. Pour tan t , d 'un au tre cô té , même s i on ne peut

r ien savoir sur sa nature , es t-ce qu ' i l se peut que le moi soit une

chose te l le que la conço ivent les m atér ia l is te s ? K an t ne dév e lop pe

pas beaucoup ses remarques sur ce po in t , mais , i l me semble , ce

qu ' i l en d i t suggère une réponse néga t ive  il n 'est pas possible,

1. D an s ce qui sui t , toute s les c i ta t io ns de K an t son t t i rées de la

  Critique de la raison pure.

J ' u t i l i s e l e s c onve n t i ons ha b i t ue l l e s pour l e s r é fé re nc e s . La p re mi è re é d i t i on e s t

s igna lée par la le t t re A

3

  la secon de pa r la le t t r e B, suivie du nu m ér o de page te l qu ' i l e s t

donné da ns l e s

  Gesamm elte Schriften

  pub l iés par l 'Acadé mie de Ber l in (Berl in :

G . Re i m e r , 1911 , vo l . I l l e t IV ) , su i v i e nsu i t e du nu mé ro d e pa ge de l a tr a duc t i on de

A . Tre me s a yg ue s e t B . P a c a ud (P a r i s : P re s s e s U n i ve rs i t a i r e s de F ra nc e , 196 8) .

2.

  B 409 ; 287-2 88 .

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KA NT LE MATÉRIALISME 2 2 9

selon lui , que le moi soi t une chose de même essence que la

mat ière . I l es t vra i qu 'on ne peut r ien di re , pos i t ivement , sur ce

qu ' i l es t « en soi » , ma is nous so m m es au mo ins cer ta ins qu ' i l n 'es t

pas un ê t re matér ie l au sens où le sout iennent les matér ia l i s tes .

Comme je l ' expl iquera i p lus lo in , i l ne s 'ensui t pas pour autant

selon lui qu' i l faudrai t souscrire à la thèse de l ' immatérial i té «en

soi» du sujet au sens de Descartes.

P our dé fendre ce t t e in t e rp ré ta t ion , j e va i s r appe le r d ' abord

br ièvement (sect ion 1) comment Descar tes caractér i se l ' essence

du moi, c 'est-à-dire en quel sens c 'est pour lui une substance

immatér ie l le . Ensui te , je résumerai quelques-unes des object ions

que fait Ka n t à l 'adresse de cet te do ctr in e et , f ina lem en t (sect ion

2),

 j 'exp oserai, entr e autres, ce qu'on p ou rrait app eler sa « réfutation »

du maté r i a l i sme .

I

Da ns les

 Méditations,

  De scarte s décrit de deux façons différentes

l 'opp osi t ion de nat ure qui exis te se lon lu i en t re l ' espr i t e t les corps .

D 'u n côté, i l faut, di t - i l, se rep rés en ter l 'espri t co m m e une substance

do nt l ' essence es t d 'ê t re u ne chose qui pe ns e , tandis qu 'un corp s es t

un e substance do nt l ' essence es t d 'occuper u n espace ou d 'ê t re un e

chose é tendu e. Ce son t ces deux pro pr i é té s , la pe nsé e e t l ' é tend ue,

qu ' i l ment ionne le p lus souvent lorsqu ' i l veut caractér i ser les

natures respect ives du moi e t de la mat ière . Mais , d 'un aut re côté ,

le moi n 'es t pas seulement une chose pensante , c 'es t auss i par

essence un e substance s imp le , c 'es t-à-di re un e chose non com pos ée

et indivis ib le ; un corp s , au con t ra i re , es t toujours com pos é e t

divisible. Le fai t que l 'âme ne soi t pas composée et ne possède pas

de par t ies impl ique qu 'e l le n 'es t pas suje t te à la des t ruct ion, par

déc om pos it ion ou par division, et c 'est po urq uo i el le est im m orte l le.

P a r con t ras t e , un corps appara î t comme é tan t nécessa i rement

divis ib le parce qu ' i l n 'y a aucune par t ie de la substance é tendue,

même l a p lus pe t i t e qu 'on pu i s se imaginer , qu i ne pu i s se ê t r e

d iv isée , au moins p o ten t i e l l em ent , e n pa r t i e s encore p lus pe t i t e s ;

en ce sens, i l n 'existe pas d 'atomes ou de part ies insécables de la

mat ière . I l s ' ensui t pour Descar tes une incompat ib i l i té e t une

opp os i t ion de na tu r e en t re l e mo i e t le s choses maté r i e l l e s . D 'une

pa r t , la d iv is ib i l ité es t un e pro pr ié t é indissociable de l' essence des

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230 PHILOSOPHIQUES

corp s : i l y aurait i nco hé ren ce à dire que quelque chose occu pan t un

espace , même une pa r ce l l e de ma t iè r e ex t r êmemen t pe t i t e , ne

po ssèd e pas de pa r t ie s e t n 'es t pa s divis ible . D e l 'autre , il n 'y a r ie n

qui puisse ê tre à la fois s imple e t composé (ou divis ible e t

ind iv is ib le ) : les deux p rop r ié t és sont incom pat ib les . M ais , si

l 'âm e, à la différence des corps, est indivisible, alors, n éce ssaire m ent,

e l le dif fère par essence de la substance étendue. C'es t donc une

subs tance immaté r ie l l e

3

.

Lorsque Kant discute la question de la matér ia l i té ou de

l ' imm atér ia l i té du sujet pensa nt, c 'est dans les term es qu 'i l e m pr un te

à la seconde de ces deux opposit ions : soit le sujet es t s imple (ou

indivis ible) , soit i l es t composé (ou divis ible) . La question de son

immatér ia l i té se réduit donc à celle de savoir s ' i l

  s agit,

  comme le

dit De scar tes , d 'une substance s imp le, pa r conséquent im m atér ie l le ,

ou b ien d 'une subs tance composée comme le sout iennent les

matér ia l is tes . Pou r cette ra ison, K an t don ne le no m de « paralog isme

de la simp l ic i té » à l ' a rgu m ent qu 'avanc e le psychologue ra t io nn e l

à l ' appui de la thèse de l ' immatér ia l i té .

Un au tre a rgument impor tan t qu ' i l d iscu te dans ce chapi t re

es t le « para log ism e de la subs tan t ia l i té », un a rgu m en t qu i tend à

montre r que le moi es t une subs tance e t non un a t t r ibu t ou b ien

une propr ié té d 'une subs tance . Pour le psychologue ra t ionne l , le

su je t pensant es t une réa l i té subs tan t ie l le au même t i t r e que les

corps , une « chose » à laque l le on doi t r app or te r les pro pr i é té s no n

phys iqu es d 'une pers on ne , en t re au t res les pro pr ié tés déno tées pa r

des verbes co m m e « pen se r » , « do ute r » , « aff irmer », « im ag ine r » ,

tand is que c 'es t au corps de la pe rs on ne que l 'on at tr ib ue l 'ensem ble

de ses propr iétés physiques . La thèse de la substantia l i té es t

fondamenta le pour Descar tes parce que s i le moi n 'é ta i t pas une

subs tance , i l dev ien dra i t im poss ib le de dé m on tre r sa s imp l ic i té de

na ture e t son immatér ia l i té dans la mesure où i l es t év ident qu ' i l

doit exis ter quelque chose, une cer ta ine substance, que l 'on se

rep rése nte c om m e indivisible et différente de la substance m atérielle.

D an s ce qu i su i t , je m 'en t iend ra i exc lus iv em ent à ce que d i t K an t à

propos de ces deux para logismes , l 'un concernant la subs tan t ia l i té

du moi , l ' au t re sa s impl ic i té e t son immatér ia l i té .

3.  Cf. la sixièm e  Méditation  dans les  Œuvres philosophiques  publiées par F. ALQUIÉ

(Par is :  G arnier, 1963-1973 ), tome II, p. 49 9; et ég alement les  Principes de la

philosophie

  (deuxièm e partie, art. 20), tom e III, p. 165-166.

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KA NT, LE MATÉRIALISME 2 3 1

Pour comprendre quelles diff icul tés soulèvent selon lui les

a rgument s du psycho logue ra t ionne l , p renons pour débu te r l e

para logisme de la substant ia l i té . I l le formule comme sui t :

Je puis dire de toute chose en généra l qu'elle est une substance, en ta nt

que je la distingue de simples prédicats et de simples déterminations

des choses. Or, dans toute pensée, notre   moi  est le sujet auquel les

pensées sont inhére ntes seulement en qual i té de déterm inat ions e t ce

moi ne peut pas ê tre employé comme la déterminat ion d 'une autre

chose. Chacun doit donc se considérer lui-même comme une substance

et ses pensées seulement comme des accidents de son existence et des

déterminat ions de son éta t .

4

La pre m ière p ro po s i t ion ra ppe l l e la dé f in it ion t r ad i t ionne l l e

de la substance . Par le concept d 'une substance , écr i t Descar tes

dans les

  Principes,

  nous dés ign ons « un e chose qui exis te en te lle

façon qu 'e l le n 'a besoin que de soi -même pour exis ter» , en quoi

e l le s 'oppose aux qual i tés ou a t t r ibuts , lesquels au cont ra i re sont

des «choses ( . . . ) de tel le nature qu'el les ne peuvent exister sans

quelques autres », c 'est-à-dire sans les substances auxquelles el les

s o n t i n h é r e n t e s

  5

. De façon similaire, une substance, di t Kant , est

un « ê t r e subs i s t an t p a r [ lu i ] -mê me »

 6

, a lors qu 'on se représente

les a t t r ibuts comme de s imples déterminat ions de la substance .

Mais , comme on peut le l i re dans la seconde   Méditation,  le m oi,

pr éc isé m en t, est cet te chose « qui do ute , qui conçoit , qui aff irme,

qui nie, qui veut , qui ne ve ut p as » et , di t De sca rtes, i l n 'y a « aucun

de ces a t t r ibu ts (...) qu 'on puisse d i re ê t re sépa ré de m oi -m êm e »

 7

,

car dou ter , concevoir e t a ff i rmer pr és up po se nt l ' ex is tence de ce qui

dou te , conçoi t ou af f irme, e t aucune de ces pro pr i é té s n e pe ut ê t re

séparée du moi e t ê t r e cons idé rée comme une chose pouvan t

subsis ter p ar e l le-m êm e. En t re le mo i e t les pensé es , il y a don c la

même re la t ion que ce l le qui exis te en généra l ent re une substance

et ses a t t r ibuts . Le psych ologue ra t io nn el en conclut que le mo i es t

un e substance et les pens ées seulem ent des dé term inatio ns at tachées

à cet te substance.

On t rouve dans le com m enta i re que fa it K an t de cet a rgu m ent

un cer ta in nombre de remarques cr i t iques d i f férentes . Je vais

4.  A. 348 ; 283, trad. mod.

5.

  Principes de la philosophie

  (prem ière pa rtie, art. 51), ouv. cit., p. 122.

6.  B 4 07 ; 284.

7. Deuxième

 M éditation,

 ouv. cit., p. 420-421.

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232 PHILOSOPHIQUES

résu m er les t ro is rem arqu es les p lus imp or t an tes . En pr em ier l ieu ,

Kant se demande à quoi on reconnaî t , concrè tement , qu 'une

« chose » es t une substa nce et no n pas plu tôt u n at tr ibu t ou bie n

un e pro pr i é té d 'une sub s tance . I l ex is te , d i t -i l , un c r i tè re em pir i qu e

de la sub stant ia l i té , e t ce cr i tère es t la pe rm an en ce

 

« nous so m m es

obl igés de prendre pour pr inc ipe la permanence d 'un obje t donné

tiré de l 'expér ience s i nous voulons lui appliquer le concept d 'une

substance

  t el qu 'on peu t l ' emp loye r em pi r iq uem en t »

 8

. D 'ap rès ce

critère, po ur savoir ce qui signale la prés enc e d'une cho se substan tielle

dans une in tu i t ion empir ique , on doi t r echercher ce qu ' i l y a dans

ce t te in tu i t ion de pe rm an en t e t de cons tan t , a lors que les a t t r ib u ts

de la chose se reconnaissen t aux dé te rmina t ions var iab les e t

ch an ge an tes de l ' in tu it ion . C'es t aussi le seul usage qu ' i l es t p er m is

de faire du concept d 'une substance  « [po ur ] q ue ce conc ept

dé sig ne ( ...) u n objet qui puiss e être d o nn é ( . . .) , i l faut qu'il ait po ur

fondement une in tu i t ion cons tan te comme condi t ion ind ispensable

de [sa] réal ité o bjective »

9

  ; « sans la cond it ion de l ' in tu it ion

sensible » , le con cept n 'es t « que d 'un usag e transc end ant al , c 'es t-à-

dire d 'aucun usage »

1 0

. Dans le cas du moi , cependant , Kant

sou t ien t qu 'on ne peu t « dém on t r e r u ne pa re i l le pe rm ane nce pa r

une observa t io n cer ta ine »

 H

. I l est vra i que, d 'u ne c erta ine façon, le

m oi « repa ra î t tou jours dans tou te pen sée »

 12

  en ce sens que,

comme le dit Descar tes , i l es t évident que c 'es t moi qui doute , qui

conçois ou qui ima gin e ; m ais lo rsque p ar le « sens i nt er ne » (ou

f « in tu i t ion in té r ieure ») une pe rso nn e pre nd consc ience par in t ro

spection de ses propres pensées , e l le ne peut y découvrir une

in tu i t ion de son moi , une « in tu i t ion fixe e t pe rm an en te où se

succéderaient (en tant que var iables) les pensées »

 13

 car , di t K an t,

«dans ce que nous appe lons l ' âme, tou t es t dans un cont inue l

écoulement e t i l n 'y a r ien de permanent »

 14

. Si on ne trouve r ien

qui permet de fa ire la dis t inction entre ce qui demeure et ce qui

change dans les représenta t ions qu i sont données par le sens

interne, a lors «il nous manque ( . . . ) la condit ion nécessaire pour

8. A 34 9; 283-

9-

  B

  412; 293.

10.  A 40 3; 325.

11.

  A 350 ; 284.

12.   Ibid

13 .  Ibid

14.  A 38 1; 308.

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KA NT, LE MATÉRIALISME 2 3 3

appliquer au moi ( . . .) le concept de la substance, c 'est-à-dire d 'un

suje t ex is tan t par lu i -même »

 15

.

Une seconde remarque expl ique e t complè te en par t ie la

première . Par le sens in te rne , d 'après la première remarque , nous

ne t rouv ons r ien en nou s-m êm es de pe rm an en t ou de cons tan t . S 'i l

pouv ai t y avoir que lque chose com m e un e per cep t ion in té r i eure de

ce qu 'o n n o m m e le « m oi » , une per cep t ion que chacun posséd era i t

de la chose qu ' i l es t lu i -mêm e, e l le se pré sen te ra i t , p r ésu m ém en t ,

com m e une" sor te d ' in tu i t ion pers is tan te e t durab le à t r avers la

succession continuelle des pensées . Or , jus tement, i l se trouve

qu' « [à la] rep ré se nt at io n [du m oi] n 'es t p as l iée la m oi nd re

intuiti on qu i la disting uerait de tous les autres objets de l'intuition »

 16

.

Ma is pourquo i  ? Le fai t qu ' i l ne peu t y avoir une aut o- in tuit ion du

moi découle du carac tè re inobservable e t non représentab le du

sujet par lui-même. En effet , comme le dit Kant dans la déduction

transcendanta le des ca tégor ies , le moi «forme le cor ré la t i f de

toutes [ les ] représenta t ions »

 1 7

. Si tel est le cas, alo rs il ne pe ut êt re

pour lu i -même une r ep ré sen ta t ion pa rmi d ' au t r e s r ep r é sen ta t ions

ou bien un objet qu'il se représente p arm i d'autres objets rep résen tés ;

i l es t plu tôt , en t an t que « sujet co nn aiss an t » , ce qui pa rv ie nt à un e

connaissance des ob je ts au mo yen de ces repr ésen ta t io ns . La ra ison

pour laque l le , donc , le moi ne peut s ' in tu i t ionner n i se rendre

présent à lu i -même comme un obje t , c 'es t que « je ne saura is

con naî t re com m e obje t ce la m êm e [ le su je t] qu ' il m e fau t sup pose r

pou r co nna î t re en g énéra l un obje t »

 18

. Il s 'ensu it que « no us

n 'avo ns n i ne po uvo ns avoir la m oin dre conn aissance [de ce qu 'es t

le m oi] »

 19

. Si le sujet pe nsa nt ne peut être un objet de repré sent ation

pour lui-même, a lors i l n 'es t pas possible de dire quel genre

d 'enti té es t cet te chose  « Pa r ce "m oi" , pa r cet " i l" ou pa r ce

que lque chose qui pense , on ne se représente r ien de p lus qu 'un

suje t t r anscendanta l des pensées = X (...) do nt nous n e p ou vo ns

jamais avoir , séparément , le moindre concept »

 20

.

15.

  B

  413 ,293.

16.

  A 350 ; 284.

17.  A 12 3; 138.

18.

  A 402 ;  324.

19.  A 350 ; 284.

20 .  A 346 = B 404 ; 281, trad. mod.

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234 PHILOSOPHIQUES

La t ro is ième remarque , f ina lement , ne cons t i tue pas à pro

prement par le r une objec t ion au para logisme de la subs tan t ia l i té ,

mais e l le donne une au tre ra ison de ten i r la na ture du moi pour

que lque chose d ' en t i è r em en t inconna is sab le . D ans l e com m enta i r e

du para logisme, on l i t en t re au t res l ' a f f i rmat ion su ivante  « nous

n 'a vo ns aucune con nais sanc e du sujet en soi qui es t à la base du m oi

comme de tou tes les pensées en qua l i té de subs t ra t »

2 1

. Kant fa i t

allusion ici à l 'idée qu'il a défendue dan s l 'Esthétiqu e tran sce nd anta le

et en sui te à nou veau da ns l 'Analy tique d 'après laquelle i l faut fa ire

la dis t inction entre une chose te l le qu 'e l le es t en soi e t cet te même

chose t e l l e qu ' e l l e nous appa ra î t en t an t que «phénomène» , une

dis t inction qui es t valable non seulement pour les objets des sens

exte rnes (ou les «obje ts ex té r ieurs») , mais auss i pour l 'ob je t du

sens interne, le moi considéré comme le sujet des pensées ou, s i le

moi n 'é ta i t pas une substance, pour la chose qui se trouve à la base

du moi en même temps que des pensées . En effet , se lon lui , nous

nous r ep ré sen tons l e s choses ex té r ieu r e s comme un ensemble

d 'objets s i tués dans l 'espace et dan s le tem ps ; m ais cette pr op r i ét é

qu ' i l s on t d 'ê t re s i tuables dans un cadre spa t io- tempore l dépend

essent ie l lement de la manière dont i l s appara issen t au su je t à

trav ers ses « form es »  a p riori  que sont l 'espace et le temps et ce

n 'es t pas en eux-mêmes qu ' i l s possèdent ce t te propr ié té . De la

m êm e façon , le su je t pen sa nt se conn aî t par les rep rése nta t ion s qu i

lu i sont données par le sens in te rne , dont la forme   a priori  est le

temps , c 'es t -à -d i re par les pensées , les in ten t ions , les sen t iments ,

e t tou tes les au t res représenta t ions qu ' i l s 'a t t r ibue comme des

propr ié tés de son moi , mais ces représenta t ions ne lu i fon t pas

plus connaître ce qu ' i l es t en soi que les représentat ions des sens

exte rnes ne lu i ap pr en ne nt ce que sont les ob je ts ex té r ieurs en eux -

m êm es . En ce sens , on peu t d i re que « L 'ob je t t r ansc end anta l es t

éga lement inconnu, qu ' i l s 'ag isse auss i b ien de l ' in tu i t ion in te rne

que de l ' in tu i t ion ex té r ieu re »

 22

. Et la consé quen ce, à nou veau , es t

qu ' i l n 'es t pas pos sible de savoir quel gen re de chose es t le sujet des

pen sées . Si « nous ne connaisson s n otre pr op re su jet que c om m e

phénomène e t non dans ce qu ' i l es t en so i »

 23

, a lors nous n 'avons

aucun e idée de ce qu ' i l es t e t il n 'y a r ien q ue no us pui ss io ns dire sur

son essence.

21 .  A 350 ; 284.

22 .  A 372 ; 302.

23 .  B 15 6; 135.

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KA NT, LE MATÉRIALISME 2 35

I l es t f réquent dans le chapi t re des para logismes que Kant

s ' expr ime comme s i l e moi é t a i t

  1 «objet»

  du sens in terne de la

même manière que sont donnés au suje t par le sens externe les

obje ts extér ieurs représentés dans la forme   a priori  de l 'espace. Ce

para l lé l i sme ent re la connaissance de soi par le sens in terne e t la

connaissance des obje ts extér ieurs par le sens externe cont redi t

apparemment l ' idée d 'après laquel le le moi ne peut ê t re un obje t

pour lu i -même e t qu ' i l n ' ex i s t e aucune in tu i t ion du moi comme

suje t des pensées . Mais la d i f f icul té n 'es t peut -ê t re qu 'apparente .

K an t , en effet, po urr ai t ré po nd re de la façon suivante. Pa r l ' intui t ion

interne , le suje t possède la connaissance de lu i -même (ou la

connaissance de soi au sens habi tuel du terme) parce qu ' i l a

conscience de façon im m édi ate e t sans inference du conte nu de ses

propres pensées , de ses sensat ions , de ses sent iments , ou de ses

in te nt io ns ; un e te l le connaissance se manifes te , en t re a ut res , par

des p ropos i t ions fo rmulées à l a p remiè re pe r sonne comme «J ' a i

tel le ou tel le pe ns ée » ou bien «J 'a i tel le ou tel le sen sat i on ». M ais,

b ien qu ' i l s ' a t t r ibue spon tanément à lu i -même ses pensées e t

toutes ses aut res représenta t ions , le suje t n 'es t pas pour autant

« informé » de ce qu' i l a ces pensées sur la base d 'une observat ion

de son propre moi (comme quelqu 'un peut savoi r qu ' i l a une tache

d 'encre sur la ma in parc e qu ' il a obse rvé sa ma in) . I l sem ble p lu tôt

que pour Kant le moi « perçoive » auto-réf lexivement ses pensées

et no n le sujet des pen sée s : il a l '« intu i t ion » de ses rep rés en tat i on s

seulement (de ses in tent ions , sent iments , e tc . ) e t non pas du moi

lui -même qui a ces représenta t ions . D 'une cer ta ine façon, i l es t

vra i de d i re que le moi const i tue

  1 «objet»

  du sens in terne , mais

seulement en ce sens que c 'est de

  ses

  pensées qu ' i l a connaissance

par l ' in tu i t ion in tér ieure , e t non pas au sens où i l pourra i t y avoi r

un e in tui t ion em pir iq ue du m oi sem blable à l ' in tu i t ion p ar laquel le

nous sont donnés les objets dans l 'espace.

Un aut re point qui aura i t besoin d 'ê t re é lucidé concerne la

d i s t inc t ion en t re l e su je t comme phénomène e t l e su je t comme

« cho se e n soi ». K an t écri t ceci  je n 'a i « aucune co nna issance de

m o i

  tel que je suis,

  mais je me connais s implement te l que je

m apparais  à m o i - m ê m e »

2 4

. S i le moi se connaî t seulement

comme phénomène e t non te l qu ' i l es t en soi , dans ce qui déf in i t

24.  B 158 ; 136.

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236 PHILOSOPHIQUES

son essence , a lors on po ur r a i t se de m an de r de que l le m an ière , p lus

préc isément , i l s 'appara î t à lu i -même. Les obje ts ex té r ieurs nous

ap pa rais sen t sous l 'aspect de choses dotées de pr op r ié tés sp atia les :

un obje t possède une forme, des d imens ions e t i l en t re t ien t des

relat ions spatia les avec d 'autres objets . Mais sous quel aspect le

m oi s 'appara î t - i l à lu i -m êm e ? U n e répo nse poss ib le cons is te ra i t à

d i re que ce n 'es t pas à proprement par le r le moi mais p lu tô t les

pen sées qu i app ara isse n t au su je t , e t ses pen sées lu i sont don née s

pa r le sens in te r ne com m e des év én em en ts qu i se succèdent dans le

temps, par contras te avec les objets du sens externe, lesquels sont

représentés à la fois dans la forme

  a priori

  de l 'espace et dans la

f o r m e   a priori  du tem ps . Co m m e il l 'éc r it dans l 'Es thé t ique , « Le

temps n 'es t au t re chose que la forme du sens in te rne , c 'es t -à -d i re

de l ' in tuit ion de nous-mêmes et de notre é ta t intér ieur ( . . . ) . [Le

temps ] dé te rmine l e r appor t de s r ep r é sen ta t ions dans no t r e é ta t

i n t e r n e »

2 5

. En ce sens , ce sont les pensées ou, en général , les

représenta t ions qu i on t en t re e l les des rappor ts de temps (une

pe nsé e précède , une a u tre su i t ) e t le tem ps es t la « forme » p ro pr e

aux repr és en ta t io ns . C ep en da nt , la dif ficulté es t que, po ur lui , c 'est

le moi que nous ne pouvons connaître te l qu ' i l es t en soi e t non les

pe nsé es , e t il sem ble que c 'est de la nat ur e du sujet des pen sée s te l

qu ' i l es t en soi qu ' i l es t ic i question plutôt que de la nature des

pensées e l l e s -mêm es com m e r ep ré se n ta t ion s . I l ex i ste un pas sage

du cha pi t re des para lo gism es où i l suggère un e répo nse d i f fé ren te :

le m oi , d i t - il , s 'appara î t , en tan t que ph én om èn e , com m e une chose

do nt la seule pr op r ié té es t d 'avoir des pens ées , ces pen sée s don t il a

immédia tement consc ience dans la connaissance qu ' i l a de lu i -

même. S i les ob je ts du sens ex te rne nous appara issen t comme

juxtaposés dans l ' e space e t comme ayant une forme e t des d imen

s ions ,

  le moi s 'apparaît à lui-même sous l 'aspect d 'une chose qui

pe nse ; e t de m êm e que les ob je ts ex té r ieurs ne sont pas en eux-

mêmes s i tués dans l 'espace, puisque l 'espace n 'exis te pas en soi e t

qu ' i l es t s implement la forme sous laquelle les choses extér ieures

nous ap para issen t , le m oi n 'es t pas non p lus en so i, pa r na t ure , u ne

chose pensante , i l s 'appara î t à lu i -même seulement à t r avers le

sens in te rn e com m e que lque chose qui a des pen sées . Po ur tan t , i l y

a un autre endroit , toujours dans ce chapitre (e t que je c i terai plus

lo in) où Kant semble admet t re au contra i re la poss ib i l i té qu ' i l

25 .

  A 33

  B

  49; 63.

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KA NT, LE MATÉRIALISME 23 7

appar t ienne à l ' e ssence du moi d 'ê t re en so i une chose pensante ,

bien que selon lui on ne puisse savoir si telle est effectivement sa

na tu re . D an s ce qu i su i t , je supp osera i , p ro vis o i re m en t , qu ' i l es t en

effet possib le pou r lui que le m oi soit un e chose (en soi) pe ns an te ,

e t je reviendrai plus loin sur cette question.

U n poin t im po r ta n t à re ten ir de ce t te c r i t ique du para log ism e

de la substantia l i té , i l me semble, es t qu ' i l ne faut pas en déduire

que le sujet pensant  n est pas  une substance. I l y a un seul cr i tère

pour é tablir que quelque chose es t une substance et ce cr i tère ne

pe rm et pas de sav oir quel es t le « m od e d 'exis tenc e »

2 6

  du moi

(ê t re une prop r ié té ou b ien ê t re le su je t des pro pr ié tés ) , mais tou t

ce qu 'on peut en conclure c 'es t qu '«i l ne m'est pas possible de

déterminer ( . . . ) la manière dont  j ' ex is te ,  s i c 'es t comme substance

ou comme acc iden t»

  27

. D'autre part, du fait que le sujet ne peut

ê t re un obje t de représenta t ion pour lu i -même e t qu ' i l ne se

connaît pas tel qu'il est en soi, il ne suit pas qu'il ne pourrait pas

être une chose dont la nature consis te dans la pensée. I l semble au

contra i re poss ib le que la pensée , comme le sout ien t Descar tes ,

ap pa r t i en ne à son essence. En s om m e, la diff iculté d ans le po in t de

vue du psychologue rat ionnel n 'es t pas te l lement qu ' i l es t faux

mais ,

  plutôt , qu ' i l es t impossible de prouver qu ' i l es t vrai .

C'es t ce qui ressor t également de la cr i t ique que fai t Kant du

paralogisme de la s implici té . Par cet argument, se lon lui , le

psychologue ra t ionne l ne réuss i t pas p lus à prouver la s impl ic i té

du moi que, par le paralogisme de la substantia l i té , i l ne réussi t à

prouver qu ' i l es t une substance. I l es t possible qu ' i l soit s imple e t

immatér ie l , mais i l se pour ra i t éga lement , comme le sout iennent

les matér ia l is tes , qu ' i l y a i t identi té de nature entre le moi e t la

mat iè re .

L 'a rgument du para logisme de la s impl ic i té es t , dans sa

forme, une   reductio ad absurdum.   Le psycho logue rat i on ne l fa it

d 'abord l 'hypothèse que le moi es t une subs tance composée . Mais

é tan t donné que ce t te suppos i t ion en tra îne , se lon lu i , une

«contrad ic t ion» , i l en dédui t qu ' i l es t , non pas composé , mais

s imp le . K an t énonce l ' a rgum en t com m e su it :

26.  B 410; 289.

27.  B 420; 305.

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238 PHILOSOPHIQUES

Toute substance

  composée

  est un agré gat de plusieurs, et l'action d'un

composé (...) est un agrégat de plusieurs actes ou accidents répartis

entre la multi tude des substances. Or, un effet qui résulte du concours

de plusieurs substances agissantes est , sans doute, possible, quand cet

effet es t s imple m ent extérieur (ainsi, par exem ple, le mo uve m ent d 'un

corps est le mouvement combiné de toutes ses parties) ; mais i l en est

autrement des pensées , comme accidents internes d 'un êt re pensant .

En effet , supposez que le composé pense

 ;

  chacune de ses parties

renfermerait alors une partie de la pensée et toutes ensemble seules

contiendraient la pensée tout entière. Or, cela est contradictoire. En

effet , puisque les représentations qui sont partagées entre différents

êtres (par exemple, les mots particuliers d 'un vers) ne consti tuent

jamais une pensée ent ière (un vers) , la pensée ne peut êt re inhére nte à

un com posé co m m e tel . Elle n'est donc possible que dans

 un e

  substance

qui n'est pas un agrégat de plusieurs et qui, par conséquent, est

abso lument s imple

2 8

.

Sans fai re l ' analyse du par a log ism e, on po urra i t le ren dre p lus

expl ic i te comme sui t . I l exis te une di f férence impor tante , d 'après

l ' a rgument , ent re une propr ié té d 'une substance composée te l le

mouvement e t une pensée cons idé rée comme une p ropr i é t é ou un

« accident interne » d'un être pensa nt. Le m ou vem ent d 'une substance

composée se r édu i t au mouvement combiné de chacune des subs

tances qui la composent . Mais es t -ce qu 'on peut imaginer une

re la t ion du même genre en t re une pensée e t l e moi pensan t dans

l 'hypothèse où celui-ci serai t un agrégat de plusieurs substances ?

Si le moi étai t une chose composée, les part ies de chacune de ses

pe nsé es sera ient par tagé es ent r e ses d i f férentes substances const i

tuantes : une des substances « penserai t » ou aurai t conscience de

l 'une des par t ies de la pensée , une aut re substance pensera i t une

autre part ie et ainsi de sui te. Mais i l ne pourrai t pas résul ter de là

quelque chose comme une « pensée ent ière » , c 'es t -à-di re un com

p lexe de p lus i eur s r eprésen ta t ions r éun ies ensemble pour en

form er un e seule, parce que chacun e des part ie s du m oi con tiend rai t

une des représenta t ions seulement dont es t formée la pensée e t i l

n 'y en aura i t aucune co nte na nt toutes les rep rés en ta t io ns co m m e il

sera i t nécessai re pour qu ' i l puisse en sor t i r une pensée complète .

Le cas est le même que celui dans lequel différents individus ont

connaissance de l 'un des mots d 'une cer ta ine proposi t ion (ou d 'un

ve r s ,

  dans l ' exemple du texte) , mais où personne ne connaî t

s im ul t an ém en t tous les mots , de sor te qu ' i l n 'y en a aucun qui peu t

28 .  A. 351 -352 ; 285-286.

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K A N T , L E M A T É R I A L I S M E 2 3 9

savoi r quel le pensée se t rouve expr imée ou quel es t le sens de

l 'ensem ble de la pro po si t io n. En ce sens , l ' a rg um en t se base sur la

supposi t ion que s i le suje t pensant é ta i t un agrégat de p lus ieurs

subs tances , on devra i t r egarder ses pa r t i e s e l l e s -mêmes comme

des ê t res pensants (probablement , b ien que ce ne soi t pas d i t de

façon expl ic i te , parce que seul un ê t re pensant es t capable d 'avoi r

des représenta t ions) . S i on fa i t ce t te supposi t ion, a lors i l n 'y a

qu'un sujet , et non une plural i té de sujets , qui est susceptible de se

rep rése n te r u ne pensé e complè te . En d ' au t res t e rm es , « la pen sée

ne peu t ê t r e inhéren te à un composé comme te l» , e l l e n ' e s t

poss ib le que pour une subs tance pensan te s imple .

Le para logisme de la s impl ic i té n 'es t pas un argument que

l 'on peut t rouver chez Descar tes . Dans la s ix ième   Méditation,

Descartes écri t que si le moi étai t une substance composée, i l n 'y a

que « les facultés de v oulo ir , de sen tir , de con cevo ir , etc. » que l 'on

pourra i t considérer comme ses par t ies . Or les facul tés de l ' espr i t ,

d i t - il , « ne peu ve nt pas p ro p re m en t ê t re d i tes ses pa r t ies : car le

même espr i t s ' emploie tout ent ier à vouloi r , e t auss i tout ent ier à

sen tir , à concev oir etc. » Si ce n 'est pa s la faculté de vou loir qui

veu t , ou bien la faculté de se ntir qui sen t , ma is le mo i « tout

ent ie r » , a lors (si e f fec t iveme nt r ien d 'aut re n e pe ut ê t re une p ar t ie

const i tu t ive du moi) , i l s ' ensui t que le moi ne possède aucune

part ie . Et i l ajoute aussi

 

« M ais c 'est to ut le co ntr aire da ns les

choses corpore l le s ou é t endu es  car il n'y en a pa s un e (...) q ue m o n

esprit ne divise fort facilement en plusieurs parties et par conséquent

que je ne conn aiss e être divisible »

 29

. Ce t t e oppo s i t ion e n t re le m oi

s imple e t la substance matér ie l le composée suff i t à montrer , d i t

encore Descartes, « que l'espri t ou l'âme de l 'ho m m e est en t ièr em en t

di f férente du corps »

 30

. Ce pen da nt , i l es t c la i r que ce t arg um en t à

l ' appui de la s imp l ic i té de la substanc e pe ns an te es t t rès d i f férent

du pa ra lo g i sm e d i scu té ic i pa r K an t

3 1

.

29.  S i x i è m e  Méditation,  ouv . ci t . , p . 499-

30 .

  Ibid

31 .  M arg a re t WlL SON, d an s « L e i b n i z an d M at e r i a l i s m »  (Canadian Journal of Philosophy

3 [1 9 7 4 ] ) , s o u t i en t q u ' i l y a u n e s i m i l i t u d e en t r e u n a rg u m en t av an cé p a r L e i b n i z co n t r e

l e m a t é r i a l i s m e d an s l a  M onadologie   e t le pa ra lo g i sm e de la s imp l ic i t é . E l le écr i t : « I

p ro p o s e t h a t L e i b n i z ' s a rg u m en t can p l au s i b l y b e a s s i m i l a t ed t o a m u ch m o re fu l l y

s t a t ed a rg u m e n t c r i t i c i zed by Kan t i n t h e « Pa ra l o g i s m s » s ec t i o n of t h e   Critique of

Pure Reason [i.e.  l e p a r a l o g i s m e d e l a s i m p l i c i t é ] ( an d q u i t e / wp l au s i b l y a s s o c i a t ed i n

t h e K an t l i t e r a t u re w i t h t h e n am e o f De s ca r t e s ) » (p . 4 9 6 ) . P l u t ô t q u e d 'y v o i r u n

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240 PHILOSOPHIQUES

La c r it ique du pa ra lo g i sm e se r am èn e essen t i e l l em ent à deux

r e m a r q u e s . P r e m i è r e m e n t , K a n t n o t e q u e « le

 nervus probandi

  de

ce t a rgument se t rouve dans l a p ropos i t ion

 

que p lus i eur s r epré

senta t ions doivent ê t re contenues dans l 'uni té absolue du suje t

p e n s a n t p o u r c o n s t i t u e r u n e p e n s é e »

3 2

. Mai s ce t t e p ropos i t ion

n ' expr ime pas une vé r i t é ana ly t ique  i l n 'y a aucune contradict ion

à supposer que c 'es t un moi composé plutôt qu 'une substance

s imp le qui pe nse l ' ensemble des représen ta t ions don t es t const i tuée

une pensée complexe. En ef fe t , « l 'uni té de la pensée qui se

compose de plus ieurs représenta t ions es t col lec t ive e t peut se

rapporter ( . . . ) à l 'uni té col lect ive des substances qui la produisent

(...) tou t aussi bien qu 'à l 'uni té [ou sim plic i té] abso lue du sujet »

 3 3

.

Do nc , « d'après la règle de l 'identité », ou le principe de contradiction,

«i l est ( . . . ) impossible de voir clairement la nécessi té de la

supp os i t ion d 'une subs tance s imple pour une pensée comp osée »

 34

.

Puisque l ' a rgument dépend de ce t te supposi t ion, a lors i l n 'a r r ive

pas à prouver la s impl ic i té du moi .

En deuxième l ieu , Kant of f re une expl ica t ion de ce que nous

avons tendance à voi r dans le moi une substance s imple e t dénuée

de pa r t ies . La rep rés en ta t i on que nous no us fa isons du mo i es t ce lle

d '« un quelque chose en géné ra l » , don c d 'un suje t qui n 'es t d és ign é

« que d 'une m aniè re t r ansce ndan ta le , sans qu 'on en re ma rqu e l a

m o i n d r e p r o p r i é t é »

3 5

. Or ce t te représenta t ion du moi conçu

seu lem ent c om m e le subs t ra t des pensées « do i t ê t r e abso lume nt

s imple par le fa i t même qu 'on ne détermine r ien [du moi] , r ien ne

pou van t a s surém ent ê t r e r eprésen té p lus s imp lem ent   (einfacheter)

que par le concept d 'un s imple   (bloss)  quelque chose »

3 6

. É tant

v ide de tou t con tenu e t « ne [ c om po r tan t ] en e l l e -mê me aucune

diversi té »

 37

, c 'est cet te repré sen tat io n d 'un « sujet t ran sce nd an tal »

des pensées qui nous mène à concevoir le moi comme une « uni té

argument qui aurait sa source chez Descartes, «It is much more illuminating (...) to

view the argument as a more complete statement of the reasoning on which Leibniz

(at least partly) based his rejection of materialism. » (p. 509)- Elle ne suggère pas

cependant que Kant ait été influencé directement par le passage en question de la

Monadologie  ou par d'autres textes de Leibniz dans sa formulation du paralogisme.

32.

  A 35 2; 286.

33 .

  A 352-353; 286.

34.  A 35 3; 286.

35.

  A 355 ; 288.

36.  Ibid

37 .  Ibid

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K A N T , L E M A T É R I A L I S M E 2 4 1

absolue » e t com m e une chose en t iè r em ent s imple . Ains i s 'expl ique

l 'erreur du psychologue ra tion nel qu and celui-ci pr en d « la sim plicité

de la rep rés en tat io n d 'un sujet » (ou d 'un s im ple « quelq ue chose »

po r teu r des pensé es) , pou r « un e connaissance de la s imp l ic i té du

sujet lui-même »

3 8

.

La conséqu ence qui découle de la critique des deux paralo gism es

est qu ' i l n 'es t pas plus possible de prouver «que tous les ê tres

pensants sont en so i des subs tances s imples »

3 9

  qu'il ne l 'est de

dé m on tre r que ce sont des subs tances (e t non des a t t r ibu ts d 'au t res

subs tances) . Le psychologue ra t ionne l c ro i t pouvoir «découvr i r

38 .  Ibid

K a r l  AMERIKS,  d an s s o n l i v r e s u r l e s p a ra l o g i s m es

  (Kant s Theory of

  Mind

An

Analysis of the Paralogisms of Pure Reason,

  Ox fo rd : C l a ren d o n Pre s s , 1 9 8 2 ) s o u t i en t

( ch a p i t r e 2 , i n t i t u l é « Im m at e r i a l i t y » ) q u e le m o i , p o u r Ka n t ,   es t  s imple en so i e t que

celu i -c i ne re je t t e pas rée l l ement l e para log i sme de l a s impl ic i t é ou , comme i l l e

dés igne , 1'« ar gu m en t de l 'un i t é» . I l éc r i t : « ( .. .) K an t h im sel f fa il s to spel l ou t t he

p rec i s e o b j ec t i o n t o t h e u n i t y a rg u m en t p ro p e r , an d n o t h i n g h e s ay s i n h i s d i s cu s s i o n

o f s i m p l i c i t y e l s ewh ere d i r ec t l y u n d e rcu t s t h e co n c l u s i o n o f t h a t a rg u m en t . H i s m a j o r

a t t ack e l sewhere on asser t ing the sou l ' s s impl ic i ty typ ical ly s t resses on ly that such an

as s e r t i o n co u l d n ' t p r o v e t h e s o u l ' s p e rm an en ce (A 4 0 0 -1 ) , an d so it i s r ea l ly a c r it i c i s m

o f t h e e x t e n d e d a r g u m e n t a n d n o t t h e u n i t y a r g u m e n t .

  »

 (p .  6 3 ) P a r l ' « e x t e n t e d

a rg u m en t » , Am er i k s v eu t d i r e l ' a rg u m en t q u i , à p a r t i r d e s a s i m p l i c i t é , co n c l u t à l a

p e rm an en ce e t à l ' i m m o r t a l i t é d e l ' âm e ( é t an t s i m p l e , e l l e s e r a i t i n d es t ru c t i b l e ) e t ,

se lon lu i , c 'es t ce t argument seu lement qu i sou lève pour Kant des d i f f i cu l t és . I l défend

ce t t e i n t e rp ré t a t i o n en i n v o q u an t en t r e au t r e s ( s i j e l e co m p ren d s b i en ) , l e s d eu x

ra i s o n s s u i v an t e s ,

  (a)

  Kan t , d an s s e s co u r s d e m é t ap h y s i q u e , au s s i b i en d e l a p é r i o d e

c r i t i q u e q u e d e l a p é r i o d e p ré -c r i t i q u e ( co m m e en t ém o i g n an t d es n o t e s p r i s e s p a r s e s

é t u d i an t s e t p u b l i ées r écem m en t d an s l e s v o l u m es XXVII I [1 9 6 8 , 1 9 7 0 e t 1 9 7 2 ] e t

XXIX [1 9 8 0 e t 1 9 8 3 ] d es   Gesamm elte Schriften),  p ré s en t e 1'« a rg u m en t d e l ' u n i t é»

co m m e u n a rg u m en t en t i è r em en t co n c l u an t e t i l n ' en f a i t p as l a c r i t i q u e ,   (b)  De p l u s ,

au cu n e d es o b j ec t i o n s q u e f a i t Kan t d an s l e ch ap i t r e d es p a ra l o g i s m es co n t r e

l ' a rg u m en t n ' e s t d éc i s i v e e t n e r éu s s i t à m o n t r e r en q u o i il n ' e s t p as co n v a i n can t . E n ce

q u i co n c e rn e l e p o i n t

  (a),

  i l m e s e m b l e q u 'A m er i k s p ré s u p p o s e i c i, ce q u i e s t l o i n d ' ê t r e

év i d e n t , q u e le s co u r s d e m é t ap h y s i q u e r e f l è t en t d e f aço n ex ac t e la p en s ée d e Ka n t e t s a

p o s i t i o n à l ' ég a rd d es t h ès es e t d es a rg u m en t s d e l a p s y ch o l o g i e r a t i o n n e l l e . Kan t ,

co m m e i l l e no te , a un e a t t i tud e mo ins cr i t iqu e v i s -à-v i s de ces thè ses dan s ses cours q ue

d an s l e ch a p i t r e d es p a r a l o g i s m es , m a i s ce t t e d i f f é r en ce p o u r ra i t s 'ex p l i q u e r p e u t - ê t r e

par le fai t qu 'i l   s agit  d e p r é s e n t e r d a n s c es c o u r s u n c o m m e n t a i r e d e la m é t a p h y s i q u e

d e B au m g ar t en e t n o n p as u n ex p o s é s y s t ém a t i q u e d e s o n p ro p re p o i n t d e v u e (u n d e

ces t ex t e s , p u b l i é d an s l e v o l u m e XXIX [1 9 8 3 ] d es

  Gesammelte Schriften,

  p o r t e l e

t i t r e : « B e m e r k u n g e n u e b e r M e t a p h y s i c n a c h B a u m g a r t e n a u s d e m V o r t r a g e d e s

H e r r n .  Prof.  K a n t p r o 1 7 9 4 / 9 5 » ) . À p r o p o s d u p o i n t  (b),  o n p e u t r e m a r q u e r q u e ,

m êm e s i l e s o b j ec t i o n s d e Kan t co n t r e l e p a ra l o g i s m e n e s o n t p as d éc i s i v es , i l r e s t e

qu ' i l a voulu fa i re ce t t e cr i t ique de l 'a rgument e t qu ' i l l e cons idéra i t par conséquent

co m m e n o n co n c l u an t . C ep en d an t , co m m e j e l e d i r a i d an s l a s ec t i o n 2 , i l y a p eu t - ê t r e

e f f ec t i v em en t u n e r a i s o n (d i f f é r en t e d e ce l l e q u ' av an ce Am er i k s ) d e p en s e r q u e p o u r

Kan t l e m o i e s t u n e ch o s e s i m p l e .

39.  B 4 0 9 ; 2 8 7 .

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242 PHILOSOPHIQUES

des prop riétés [du m oi] qui n 'ap par tien nen t pas du tout à l'expérience

possible (comme celle de la s implici té) [e t savoir ] d 'un être

pe ns an t ( ...) quelqu e chose qui en conc erne la na tu re »

 40

, m ais il ne

peut y avoir une connaissance qui dépasse les l imi tes de tou te

expér ience e t qu i p ré tend nous apprendre ce qu 'es t le su je t

pensan t en lu i -même .

I l en découle éga lement une conséquence pour la thèse que

défend par a i l leurs le matér ia l is te . Si le psychologue rat ionnel ne

peut montre r que le moi es t une subs tance s imple en so i , le

ma té r ia l i s te , pou r une mê m e r a ison , ne peu t pas non p lus m on t r e r

que c 'es t une subs tance par essence composée p lu tô t que s imple .

La diff iculté es t la m êm e po ur les deux po int s de vue opp osé s , e t le

résu l ta t de sa c r i t ique devra i t ê t re , d i t Kant , de nous empêcher

« d 'un e pa r t de [nou s] je ter dans le sein du m até r ia l ism e qui nie

l 'âme, d 'au t re par t , de [nous] perdre avec ex travagance dans un

spir i tua l isme qui n 'a aucun fondement pour nous dans la v ie

4 1

. Il

f ai t une rem arqu e s imi la i re à un au tre end ro i t du cha pi t re dans un

passage où il écrit ceci  « Ains i do nc une connaissance [du m oi]

que l 'on cherche au-delà des limites de l 'expérience possible ( . . .)

tant que nous la demandons à la philosophie spéculative [ / ' .  e.  à la

psychologie ra t ionne l le ] , se résout en une espérance i l luso ire .

Cependant, la sévér i té dont fa i t preuve ic i la cr i t ique, par le fa i t

même qu 'e l le démontre l ' imposs ib i l i té de déc ider dogmat iquement

quelque chose touchant un objet ( . . . ) en dehors des l imites de

l 'expér ience , rend en même temps à la ra ison un serv ice qu i n 'es t

pas sans importance ( . . . ) en l 'assurant également contre toutes les

asser t ions poss ib les du contra i re »

 42

. En d 'autres termes, i l faut

res te r ne utr e sur le po in t de savoir laquelle des deux asse r t ion s e s t

vraie , cel le du psychologue rat ionnel e t l 'asser t ion contraire du

m atér ia l is te , dans la m esure où on sor t inév i tab le m ent du d om ain e

de l 'expér ience possible lorsqu 'on essaie de déterminer s i le moi,

en t an t que « chose en soi » , dev rait ê tre con sidéré c om m e un e

subs tance s imple e t immatér ie l le ou b ien comme une chose

com po sée. D e plus , cet te cr i t ique « rend (...) à la ra ison un service

qui n 'es t pas sans impor tance» puisqu ' i l demeure au moins

40 .  A 347  = B  405 ;  282.

41 .  B  4 2 1 ;  306.

42 .  B 423-424;  310-311.

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KA NT, LE MATÉRIALISME 2 4 3

possible que le moi soit une substance immatér ie l le e t qu 'a insi on

puisse croire (mais non pas savoir ) que c 'es t une substance

indestructible et im m orte lle (ou que c'est un e âm e au sens tra ditio nn el

du te rme) . En e f fe t , la c royance dans l ' immor ta l i té de l ' âme

constitue un des « po stulats » de la raison dans so n usage « pratiq ue »,

c 'es t-à-dire , comme le soutient Kant dans la seconde

  Critique,

  u n

des pré sup pos és ind ispensa bles de la poss ib i l i té d 'une lo i mora le .

Si on peut déterminer les l imites de notre connaissance du sujet

pensant (des l imites que dépasse autant le matér ia l is te que le

psychologue ra t io nn e l) , e t mo nt re r qu e le m oi en soi es t inconnais

sable , a lors on peut la isser ouver te de cette manière la possibil i té

d 'une « c royance ra t ionn e l le » dans l ' im m or ta l i té du m oi .

Pour répondre à la question que j 'a i posée au début, i l semble

donc qu 'on puisse décr i re comme su i t la pos i t ion de Kant . Le moi

pen san t pour ra i t ê t re aussi b ien une subs tance im m atér ie l le q u 'une

chose matér ie l le  i l n 'y a pas davantage de contradict ion à dire

qu 'une pensée , conçue comme la réunion de p lus ieurs représenta

t i ons ,  es t inhéren te à une subs tance composée qu ' i l y en a à

soutenir le poin t de vue contraire . Éta nt d onn é qu 'aucune ex pér ience

ne peut nous dire quoi que ce soit sur le sujet tel qu'il est en lui-

même, le matér ia l is te ne peut pré tendre savoir mieux que le

psychologue rat ionnel ce qui appar t ient à l 'essence du moi. I l se

pourrait que celui-ci soit ef fectivement une substance s imple e t

capable d 'une ex is tence indépendante de la mat iè re (quoiqu ' i l se

po ur rai t aussi que le co ntra ire soit vrai) e t , pa r con séq uen t, r ien ne

s 'oppose à une c royance dans son immor ta l i té .

M ais K an t s 'en t ient- i l à cette po sit io n d e « ne utra l i té » à

l 'égard des deux doc tr ine s ? C om m e je l 'a i no té au début , on t rou ve

dans le tex te du chapi t re des para logismes un a rgument contre le

matér ia l isme, leque l v ise à montre r que , même s i on ne peut r ien

dire sur la nature du sujet te l qu ' i l es t en lui-même, nous pouvons

au moins savoir qu ' i l n 'es t pas en soi une chose divis ible e t de

même essence que la matière . Je vais exposer dans ce qui suit cet

a rgumen t .

I I

Un passage dans leque l Kant présente sa ra ison de re je te r le

matér ia l isme se l i t comme su i t :

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244 PHILOSOPHIQUES

Quel besoin pouv ons -nou s avoir d'une psy chologie [ra tion nelle ] ?

No us la voulons su rtou t sans cloute en vue de m ettr e no tre m oi p en san t

à l 'abri du danger du matérialisme. Mais à cela suffit le concept

rationnel que nous avons donné de notre moi pensant. Tant s 'en faut,

en effet, qu'avec ce concep t il reste la mo ind re crain te de voir s'évano uir,

si l 'on supprime la matière, toute pensée et l 'existence même des êtres

pe nsa n t s  au con traire il est clairem ent d ém on tré qu e, si je su pp rim e le

sujet pensant, i l faut que tout le monde corporel s 'évanouisse, comme

n'étant rien que le phénomène dans la sensibili té de notre sujet et un

mode de représentat ion du sujet

4 3

.

Kant semble d i re dans ce passage qu ' i l par tage le but du

psych ologue r a t ion nel , à savoi r m on tre r qu ' i l y a une di f férence de

na tu re en t re l e moi pensan t e t l a ma t i è re , ma i s , en même t emps ,

q u e l e « c o n c e p t r a t i o n n e l »   (Vernunftbegriff)  qu ' i l a do nn é d 'un

sujet pen sa nt d evr ai t suff ire à m et tr e le m oi « à l 'abri du dan ge r du

m atér ia l i sm e ». I l n 'exp l ique pas ce qu ' i l ente nd , p lus exa ctem ent ,

pa r ce « conce pt ra t ion ne l » du mo i , ma is l ' a ff i rmat ion es t p lu tô t

su rprenan te é t an t donnée l a c r i t i que des pa ra log i smes , l aque l l e

imp l ique au con t ra i re l ' imp oss ibi l i té de savoi r si le moi es t ou b ien

n 'es t pas , en soi , un e substance im m atér ie l le . En quoi consis te don c

ce t a rgum ent ?

L 'a rgu me nt t i r e pa r t i d 'une thèse cen t ra le de K an t in t rodu i t e

au début de la

  Critique de la raison pure,

  dans l 'Es thét ique

tran sce nd an tale , la thèse de 1'« idéalité » (ou subjectivité) d e l 'espace

e t des phénomènes donnés dans l ' e space . D 'après ce t t e thèse , à

laquelle j 'a i fai t al lusion plus haut , l 'espace doit être conçu comme

que lque cho se qui se t ro uv e « en no us » : i l est u n m od e de

représen ta t ion des ob je t s ex té r i eur s p ropres aux ê t r es humains e t

il n 'exis te pas object ivemen t co m m e une chose en soi in dép end ante

de la faculté qu'a le sujet de se représenter les objets (faculté que

K an t app el le « sens ibi l i té ») . O n l it en t re au t res , dan s l 'Es thé t ique ,

le passa ge suiva nt

 

« N ou s ne po uv on s pa r ler de l' espace , de l ' ê t re

é tendu, e tc . , qu 'au point de vue de l 'homme. S i nous sor tons de la

condi t ion subject ive sans laquel le nous ne saur ions recevoi r d ' in

tui t ions extérieures, c 'est-à-dire être affectés par les objets , la

représenta t ion de l ' espace ne s igni f ie p lus r ien . Ce prédicat n 'es t

jo in t aux choses qu 'en tant qu 'e l les nous appara issent , c 'es t -à-di re

qu'el les sont des objets de la sensibi l i té ( . . . ) TEt] nous ne saurions

43.

  A 38 3; 309.

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KA NT , LE MATÉRIALISME 2 45

fa ire des condit ions par t iculières de la sensibil i té les condit ions de

poss ib i l i té des choses , m ais ce lles seu lem ent de leur m ani fes ta t ion

p h é n o m é n a l e ( . . . ) »

4 4

- C o m m e f o r m e

  a priori,

  l 'espace est la

s truc ture né cessaire à trav ers laquelle nous ap pa rais sen t les objets ;

il n 'ex is te pas en soi en deh ors du sujet e t les objets re pr és en tés en

lui ne possèd ent p as en so i des pro pr ié tés te l les qu 'avoir un e form e

ou avoir des d im ens ion s : ce n 'es t que leur man ifes ta t io n ph én o

ménale , la façon dont i ls apparaissent au sujet , qui es t soumise aux

condit ions subjectives de la sensibil i té . Or ,   être une chose étendue

et  être matériel,  se lon K an t , sont des pro pr i é tés coextens ives .

Pour lu i comme pour Descar tes , c 'es t une seu le e t même réa l i té

que l 'on dés igne quand on par le d 'une subs tance é tendue , d 'une

subs tance matér ie l le ou b ien d 'une chose composée e t d iv is ib le .

Mais s i  être dans l espace  n 'es t pas une propr ié té cons t i tu t ive des

choses mais seu lement une propr ié té l iée à leur manifes ta t ion

ph én om én a le , a lo r s on peu t en d ir e au tan t de la p ro p r ié té   être une

chose matérielle.  C om m e il l 'éc r it dans ce passage , « l e m on de

corporel ( . . . ) [n 'es t] r ien que le phénomène dans la sensibil i té de

notre su je t e t un mode de représenta t ion du su je t» . Pour le

m atér ia l is te , « s i l 'on su pp r im e la mat i è re » , on abol i t éga lem ent

« tou te pensée e t l ' ex i s tence même des ê t r e s pensan t s» . Pour

Kant, c 'es t l ' inverse qui es t vrai

 

s i on suppr imai t les ê t res

pensants , la mat iè re d ispara î t ra i t avec eux dans la mesure où les

choses matér ie l les , ce qu i se t rouve représenté dans l ' in tu i t ion   a

priori  de l 'espace,  n existe que du point de vue des sujets huma ins.

I l suit de là que s i la matér ia l i té e t l 'é tendue sont uniquement des

modes de représenta t ion inséparables de la façon propre aux ê t res

humains de percevoir les objets extér ieurs , a lors le sujet pensant

n 'es t pas lu i -même une chose matér ie l le ou é tendue . En d 'au t res

te rm es , pu i sque   être matériel

  est

une propr iété re la t ive au sujet e t

à sa facu l té de représenta t ion e t non une propr ié té abso lue que

posséderaient en soi les objets , le sujet , pour qui les choses

appara issen t comme juxtaposées dans l ' e space , ne peut ê t re lu i -

même une subs tance é tendue e t matér ie l le .

Dans l 'Es thé t ique , Kant sout ien t que nous connaissons les

objets  s eu lem en t te l s qu ' il s nous app a ra i s sen t , con fo rm ém en t aux

cond i t ions subjec tives de la sens ib i l i té . À d 'au t res en dro i ts , co m m e

44 .

  A 26-27 B 42-43 ; 58-59.

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246 PHILOSOPHIQUES

dan s le ch ap itre des pa ralo gis m es et , en par t icul ier , dan s la cr i t ique

du « para log ism e de l 'idéa l ité du rap po r t e x té r ieu r » , i l a f f irme que

ce ne sont pas rée l lem ent des ob je ts que nous connaisson s em pi r i

quemen t , ma is des  phénomènes,  lesquels ne son t que des re pr é

sentat ions provoquées dans l 'espr i t par les objets , ces objets qu ' i l

qualifie d 'exté r ieurs « au sens tra ns ce nd an tal »

 43

. Or on peut dire

la même chose se lon lu i de la mat iè re  ce n'est pas l 'objet

tran sce nd an tal ou les objets « ext ér ie urs en soi »

4 6

  « que nou s

entendons en par lan t des représenta t ions de la mat iè re e t des

choses corp orelles ; car celles-ci ne son t que des p h én o m èn es ,

c 'es t -à -d i re que de s imples modes de représenta t ions qu i ne se

trouvent jamais qu 'en nous ( . . . ) »

 47

. La matière dit- i l encore, n 'es t

«qu 'une espèce de représenta t ions ( . . . ) qu 'on appe l le ex té r ieures ,

non parce qu 'e l les se réfèrent à des objets   extérieurs en soi,  mais

parce qu 'e l les ra pp or te n t les pe rcep t io ns à l 'e space ( . ..) , tandis que

l 'espace lui- m êm e est en nou s »

 48

. Au phi losophe (qu ' i l appe l le

1'« idéalis te sceptiq ue ») qui trou ve do uteu se la réali té de la m ati ère

parce qu ' i l es t ime qu 'e l le es t conc lue seu lement comme une des

causes poss ib les des rep rése nta t ion s e t que , po ur ce t te ra ison , son

exis tence ne peut jamais ê t re tenue pour cer ta ine , Kant répond

que « la m atiè re [po ssèd e] un e réali té qui n 'a pas besoin d 'ê tre

conc lue , mais qu i es t immédia tement perçue »

4 9

, dans la mesure

où « ces choses ex tér ie ure s , à savoir la m atiè re avec toutes ses

formes ( . . . ) , ne sont que de s imples phénomènes, c 'es t-à-dire que

des représentat ions en nous, de la réali té desquelles nous avons

conscience im m éd ia tem en t »

 50

. K an t, en ce sens , po urra i t form uler

éga lemen t comme su i t son a rgumen t  la mat iè re n 'es t qu 'un

cer ta in type de représenta t ion , ces représenta t ions données par le

sens ex te rne e t dont la forme   a priori  est l 'espace, et, en tant que

représentat ion, la matière n 'exis te que dans et pour le sujet , de

sor te que celui-ci ne peut pas ê tre lui-m êm e quelque chose d 'é tend u

et de matér ie l .

Qu'es t-ce qu 'on peut conclure de cet argument en ce qui

concerne la pos i t ion de Kant à l ' égard du dua l isme car tés ien e t à

45 .

  A 372 ; 302.

46 .  A 370 ;  300.

47 .  A 372 ; 302.

48 .  A 370 ;  300.

49 .

  A 37 1; 301.

50.

  Ibid

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KA NT , LE MATÉRIALISME 2 47

l ' éga rd du ma té r ia l i sme

  ?

  I l sem ble qu 'o n puisse en déduire no n

seulement que le su je t pensant es t immatér ie l , mais auss i , assez

cur ieusement , qu ' i l es t une subs tance

  simple.

  O n arr iv e à cette

conclusion de la façon suiva nte . D 'un e par t , les choses ap pa rais sen t

co m m e do nné es dan s l ' espace , ma is ce n 'es t que du po in t de vue du

sujet que l 'on peut leur a t tr ibuer cette propr iété . De plus , dans la

fo rme   a priori  de l ' e space , les choses sont représentées comme

divis ibles e t composées , parce que dans l 'espace i l n 'exis te r ien de

s i m p l e

 

« Il n 'y a pa s da ns l 'espace de réel qui soit s im pl e, car les

points ( . . . ) ne sont que des l imites mais non quelque chose qui

se rve comme pa r t i e [ s imp le ] , à cons t i tue r l ' e space»

5 1

. D 'au tre

par t , ce qui es t vrai de l 'é tendue l 'es t également du caractère

com posé des ob je ts . Co m m e on peut le l i re dans le co m m en ta i r e du

para logisme de la s impl ic i té ,

  être étendu (ausgedebnt)

  e t

  être

composé (zusammengesetzt)

  son t « [des] préd icats [qui] ne concer

nent que la sens ib i l i té e t son in tu i t ion , en tan t que nous sommes

affectés par des objets »

5 2

, donc des préd ica ts qu i appar t iennent

non aux choses te l les qu 'e l les sont en soi mais des prédicats qui

dépendent essen t ie l lement de la façon propre au su je t de se

rep rés en te r les ob je ts . S i

  être composé

  es t une pr op r ié té des ob je ts

seu lement te ls qu ' i l s appara issen t du poin t de vue du su je t , une

propr ié té l iée à leur manifes ta t ion phénoménale , i l s 'ensu i t que le

su je t lu i -même n 'es t pas composé e t , par conséquent , pu isque

quelqu e chose es t soit s imp le, soit co m po sé, il s 'ensuit qu ' i l es t un e

subs tance s imple . Par ce t a rgument contre le matér ia l isme, Kant

rev ien t , semb le- t - i l , à la thèse du psycho logue r a t io nn e l po ur qu i le

moi es t une chose non d iv is ib le e t immatér ie l le .

En ce po in t , deux ques tion s se po sen t. (1) Si , co m m e je l 'a i

dit plus haut, il n 'est pas possible de savoir quoi que ce soit sur

l 'essence du « sujet tran scenda ntal » des pensé es, alors, ap pa rem m en t,

on ne peut pas non p lus main ten ir que ce lu i -c i es t s imple par

na tu re . Es t -ce qu 'a f f i rmer la s imp l ic i té de na ture du su jet pe ns an t

ne prése nte p as en ce sens une d if ficu l té év id ente po ur K an t

  ?

  (2)

D 'aut re pa r t , à supp oser que le m oi soit ef fectivement une substance

s imple , comme es t censé le montre r l ' a rgument , es t -ce que l 'on

doi t néces sa i rem ent en déduire qu ' i l y a se lon K an t un e d i f fé rence

de nature entre le moi e t les choses matér ie l les e t que sa posit ion,

51 .  B  419; 304.

52.  A 35 8; 290.

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248 PHILOSOPHIQUES

en définit ive, ne diffère en aucune façon de celle que défend le

psycho logue r a t i onne l  ? Je co m m en ce p ar la seconde de ces deu x

ques t ions .

Bien qu 'à prem ièr e vue ceci puisse sem bler parad oxal , l 'a rgu

ment cont re le matér ia l i sme n ' impl ique pas du tout qu ' i l y a une

différence de nature entre le moi et la mat ière ou, comme le

so ut ie nt le psyc holo gue rat i on ne l , qu ' i l existe , d 'un cô té, des cho ses

simples et immatér iel les et , de l 'autre, des substances divisibles et

matér ie l les . L 'argument d i sa i t cec i  le moi est une substance

indivisible et im m até r iel le pa rce que la m até r ial i té et la divisibi l i té

sont des propr ié tés uniquement des obje t s t e l s qu ' i l s appara i ssent

du point de vue du sujet . Or, i l est évident que ce que l 'on dit du

sujet pensant , i l est permis aussi de le dire des objets eux-mêmes

qui lui app ara i ss ent à t ravers l eur ma ni fes ta t ion ph én om én ale :

ces objets ne sont pas non plus en soi dans l 'espace, i ls n 'ont pas

une forme ou des dimensions, ce ne sont pas des choses que l 'on

pourra i t qual i f ie r de matér ie l les ou de composées dans la mesure

où, toutes ces pr op r ié té s , el les ne les po ssèd ent que re la t iv em en t à

la con s t i tu t ion p ar t icul ière de la sens ib i l i té hu m ain e

 

l 'objet t rans-

cen dan tal , di t K an t , ou l'objet « ex tér ieu r en soi », est un « quelque

chose [qui] n 'est ni étendu ( . . . ) , ni composé, puisque tous ces

prédicats ne concernent que la sensibi l i té et son intui t ion ( . . . ) . Ces

exp ress ion s [« ê t re é tend u » , « ê t re com pos é »] ne nous font pas du

tout con naî t re ce qu 'es t l 'objet lu i -m êm e ; e l les nous m on t re nt

seulem ent que ces prédica t s des ph én om èn es extér ieurs ne peu ven t

pas êt re at t r ibués à cet objet considéré comme tel , c 'est -à-dire en

lui -m êm e e t sans aucun rap po r t avec les sens extér ieu rs »

5 3

.

D 'après ce la , on pourra i t re formuler l ' a rgument cont re le matér ia

l i sme comme su i t  si la matériali té et la divisibil i té sont des

propr i é t é s i nhé ren t es seu l ement aux phénomènes e t non aux

objets tels qu ' i ls sont en eux-mêmes, alors   il n existe rien en soi de

matériel et de divisible  et , en par t ic ul ier , le sujet p en sa nt n 'est pas

lui-mê m e un e substance m atérielle et divisible. En ce sens, l 'argu m ent

revie nt à sou teni r qu ' i l n 'exis te  aucune  chose à l 'essence de laquelle

ap pa r t ie nn en t ces pro pr ié tés . Co nt re le ma tér ia l is te , K an t so ut ient

qu 'aucune subs tance , en soi ou par essence , n ' es t une subs tance

m atér ie l le . E t ceci s ignif ie , ap pa re m m en t , que tou te chose , en soi ,

53 .

  A 358-359; 290.

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KA NT , LE MATÉRIALISME 2 4 9

es t s imple e t immatér ie l le e t , par conséquent , qu ' i l n 'y a aucune

différence de nature entre le sujet pensant e t les objets extér ieurs

en soi , du moins pour ce qui concerne leur caractère s imple ou

com posé . D on c , m êm e si on a f f irme avec le psych ologue ra t i on ne l

la s im plici té de na tu re du sujet en soi , i l ne s 'ensuit p as pou r au tan t

qu ' i l ex is te , d 'une pa r t , des subs tances s imp les e t imm atér ie l les e t ,

de l 'autre , des substances divis ibles e t matér ie l les . Au contraire ,

toute chose, par essence, serai t se lon Kant non divis ible e t

immaté r ie l l e .

La pos i t ion qui v ien t d 'ê t re décr i te es t év idemment t rès

dif férente de celle que j 'a i a t tr ibuée plus haut à Kant dans la

section 1. Dans sa cr i t ique des paralogismes de la substantia l i té e t

de la s imp l ic i té , K an t sout ie n t qu 'on ne peu t conn aî t re la na ture du

sujet p ens an t en lui-m êm e, de sorte qu'il est impossible de déte rm iner

s i le moi es t une substance s imple ou composée et de décider à qui

donner ra ison , au psychologue ra t ionne l ou b ien au matér ia l is te .

L 'a rgumen t con t r e l e ma té r ia l i sme v i s e à mon t r e r p lu tô t qu ' i l

n 'exis te r ien par essence de composé et de matér ie l , n i 1 '« objet »

du sens interne (ou le sujet t ranscendantal des pensées) , ni les

objets du sens ext ern e (ou les « choses en soi ») . M ais , po ur rev en ir

à la question (1), il y a ici une diff iculté

 

aff irmer la s implici té e t

l ' immatér ia l i té du su je t pensant e t des ob je ts ex té r ieurs contred i t ,

semble- t - i l , l ' idée , abso lument fondamenta le pour Kant , d 'après

laquelle on ne peut connaître la nature des choses en soi .

I l faut fa ire une dis t inction, je pense, entre la question de

Y imm atérialité  du m oi pe ns an t ou , en gén éra l , des choses en so i , e t

la question de leur

  simplicité.

  Lorsque K an t a f fi rme la non -

matér ia l i té des choses en el les-mêmes, le fa i t qu 'e l les ne soient pas

do nn ées dan s l 'espace, il ne les caractér ise p as de façon po sit ive , il

nous d it s eu lem en t   ce qui n appartient pas à leur essence.  D e ce que

le moi es t une chose immatér ie l le , par exemple , on ne peut r ien

déd uire en ce qui con cern e sa nat ur e ; i l ne découle pa s , en

par t ic ulier , qu ' i l serai t en soi un e chose pen sa nt e , car i l exis te pe ut-

ê t re d 'au t res poss ib i l i tés que nous ne sommes pas en mesure de

nous représenter parce que (dirai t- i l) e l les excèdent les l imites de

no t r e en tendemen t ou l e s capac i t é s de l ' imag ina t ion huma ine ( à

supp oser, bien sûr, que la pen sée exclut effectivem ent la m atéria lité) .

Mais la situation est différente si on dit que l 'objet (ou le sujet)

t r anscend an ta l e s t une subs tance non composée

 

il ne re ste d an s ce

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250 PHILOSOPHIQUES

cas qu 'une seule autre possibil i té , à savoir que cette substance es t

par na ture s imple . Pour prendre un au tre exemple qui i l lus t re

cette différence, si je dis d 'une chose qu'elle est non bleue, je

communique peu d ' in format ion sur ses propr ié tés parce qu ' i l se

pourrait qu 'e l le soit ver te , jaune, ou bien rouge, e tc . Mais s i d 'une

pièce de métal je dis qu 'e l le es t non malléable , on peut en déduire

immédia tement qu 'e l le es t cassante , parce qu ' i l n 'ex is te que deux

possibil i tés  être m alléable ou bien être cassant. De façon analogu e,

i l semble qu 'a t t r ibuer la propr ié té   être immatériel  à un e chose

com m un iqu e m oin s d ' in form at ion à son su je t que s i on lu i a t t r ibue

la p rop r ié té   non composé  e l le pour ra i t ê t re immatér ie l le au sens

où un esp r i t ou Die u es t im m até r ie l , ou b ien (p eut-ê t re ) au sens où

le no m br e deux est im m até r ie l ; e t il y a sans doute enco re d 'aut res

possibil i tés . Mais  être non composé,  au sens de  être dénué de

parties,  imp l ique néces sa i r emen t  être simple   ou  non divisible.

Bref,

 s 'il est possib le de savoir à p ro po s des choses en soi qu'il

 s agit

de subs tances par na ture s imp les , co m m e semble le soute n ir K an t ,

alors on affirme à leur sujet quelque chose de beaucoup plus précis

que s i on dit uniquement que ce sont des substances par essence

immatér ie l les . I l y aurait donc contradict ion entre la cr i t ique du

pa ralo gis m e de la s im plici té , d 'ap rès laquelle on ne pe ut pro uv er la

s implici té en soi de l 'âme, parce qu 'on ne peut r ien savoir en

général sur la nature des choses en soi , e t l 'argument contre le

matér ia l isme qui, apparemment, entraîne la conséquence contraire .

Kant , cependant , pour ra i t r épondre à ce la qu ' i l n 'ex is te en

réali té aucune différence e nt re le préd icat   immatériel

  ex .

 le préd icat

non composé.

  En effet, attr ibuer la

  non-

matérialité et la

  non-

com po sitio n aux choses en soi, c'est, dans les deux cas, les caractériser

uniquement de façon négative sans dire quoi que ce soit , posit ive

ment , sur les propr ié tés qu i cons t i tuent leur essence . I l pour ra i t

soutenir qu ' i l exis te (ou pourrai t exis ter) d 'autres possibil i tés que

la seu le a l te rna t ive s imple /composé e t que , peut-ê t re , les choses

en so i ne sont n i s imples , n i composées , mais qu 'e l les possèdent

des propr ié tés en t iè rement inconnues de nous e t n 'ayant aucune

espèce de s imi l i tud e avec les pr op r ié tés em pir iq ues fam il iè res que

l 'on rencontre dans les phénomènes . Toutefo is , i l semble que

selon lui i l res te au moins   possible   que toute chose soit en elle-

même s imple , a lors qu ' i l  ne  se peut  pas  que quelque chose soit

composé e t matér ie l .

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KA NT , LE MATÉRIALISME 2 5 1

Retenons donc de l ' a rgument cont re le matér ia l i sme qu ' i l

démont re seulement l ' immatér ia l i t é des choses en soi e t non pas

leur s implici té , et t i rons les conséquences en ce qui concerne la

pos i t ion de K an t v i s-à-vis du dual i sm e e t du m atér ia l i sm e. D 'ap rès

la cr i t ique des paralogismes que j 'a i exposée dans la sect ion 1, la

diff iculté dan s le po in t de vue du dual is te est la mê m e que po ur le

point de vue du matér ia l i s te  si on ne peut r ien connaî t re de la

natu re des choses en soi, nous ne so m m es pa s en me sure de savoi r

lequel des deux points de vue est vrai (quoique peut-êt re, semblai t

d i re Kant , l ' un des deux es t vra i ) . Kant , maintenant , fa i t une

cri t ique différente et sa cr i t ique, il m e sem ble, entr aîn e le

 rejet

  des

deux points de vue oppo sés . Le dual i s te e t le m atér ia l i s te pa r tag en t

en effet le pr és up po sé d 'après lequel la m at iè re est un e chose en soi

ou, autrement di t , qu ' i l y a quelque chose dont l 'essence se déf ini t

par la matér ial i té , l ' é tendue et la composi t ion, et c 'est à ce

présupposé commun que s ' a t t aque Kan t pa r son a rgument . Le

matér ia l i s te sout ient  (a )  qu' i l y a ident i té de nature entre le moi

pensant e t l a mat ière e t  (b )  que l 'essence de la mat ière est d 'êt re

une substance étendue et divis ible. À cela, donc, Kant répond,

premièrement , que r ien n ' es t en soi composé e t é tendu mais auss i ,

deuxièmement , qu ' i l pour ra i t e f fec t ivement y avoi r ident i té de

nature , no n pas cepe nd ant e nt re le mo i e t la m at ière , mais ent r e le

m oi et le « sub strat » de la ma t ièr e, c 'est -à-dire ce quelque chose

qui,  dans son phénomène , nous appara î t comme maté r i e l ma i s ne

l 'est pas en soi . I l po ur rai t y avoir id ent i té de n atu re pa rce que ni le

m oi en soi, n i l e subs t ra t des ph én om èn es ex tér ieurs n ' es t in t r insè

que m ent que lque chose de m a té r i e l

5 4

  ; en par t icu l ier , il se po ur ra i t

que le sujet et l 'objet t r an ce nd an tal so ient tous deux des su bstan ces

indivisibles . Le psych ologu e ra t ion ne l , de son côté, sou t ien t  (a )  que

le moi es t un ê t re pensant en lu i -même,  (b )  qu' i l existe d 'autres

subs tances d i f férentes par essence du moi pensant , e t   (c )  que ces

subs tances sont par na ture ma tér ie l les e t com posé es . Po ur Ka nt , il

se po urra i t que  (a ) et  (b )  soient vra i s , ma is , à nouveau,  (c ) est faux :

54.   KANT

 écrit ceci  «  la matière (...) n'est autre chose qu'une simple forme ou un certain

mode de représentation d'un objet inconnu formé par l 'intuition qu'on nomme le sens

extérieu r. (...) La matière ne signifie donc pas une espèce de substance si comp lètem ent

différente et si totalement hétérogène de l'objet du sens interne (de l'âme) (...) » (A

385 ; 311). Si la m atière , autrem ent dit, n'existe pas en soi, alors l'objet transc end antal

du sens externe n'est pas en lui-même matériel et, par suite, il se pourrait qu'il soit de

même nature que l 'objet (en soi) du sens interne.

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252 PHILOSOPHIQUES

i l es t possible que le moi soit une substance pensante (que la

pen sée ap pa r t ie nn e à sa na tur e) , qu ' i l y a i t d 'au t res subs tances que

des substances pensantes , mais i l n 'es t pas possible que celles-ci

so ien t par essence matér ie l les . En somme, pour lu i , on peut

envisager les deux possibil i tés suivantes  soit une forme de

dual isme (non car tés ien) en t re le moi e t d 'au t res subs tances ,

lesquelles substances seraient non pensantes (dif férentes du moi

dan s leur essence) qu oique im m atér ie l le s ; soit une form e de

monisme d 'après lequel i l n 'exis te qu 'un seul type de substance, e t

celle-ci , également, serai t immatér ie l le .

D 'apr ès ce qu i précède , K an t para î t m oins c r i t ique à l ' endro i t

de la thè se du psy cho logu e rat io nn el qu'il ne l'est à l 'en dro it de celle

du matér ia l is te . Ce t te forme de dua l isme en tre le moi pensant e t

les autres substances (dont on ne connaît pas la nature) demeure

après tout très proche du dualisme car tés ien de la substance

pensante e t de la substance matér ie l le , la seule dif férence étant

év idemment que , pour Descar tes , i l ex is te de ces subs tances dont

1'« a t tr ib ut pr i nc ipa l » con sis te dans l 'é tend ue. Mais on ne pe ut pa s

en d i r e au tan t du mon isme e t du ma té r ia l i sme

 

le point de vue

d'après lequel il n'existe qu'u n seul type de substance est p assa blem ent

é lo igné du matér ia l isme dans la mesure où le monisme admet

comme var ian te , en t re au t res , la doc tr ine à laque l le (dans un

passage que je cite plus loin) Ka nt d on ne le no m de « pn eum atis m e »,

c 'es t-à-dire la doctr ine qui revient à soutenir que toute substance,

pa r essence, est un e substance pen sa nte ; et on pou rrait difficilement

imaginer deux points de vue aussi dif férents l 'un de l 'autre que le

matér ia l isme, qui consis te à soutenir que tout es t matière , e t le

pneumat isme, pour leque l i l n 'ex is te que des ê t res pensants . Ces

deux poin ts de vue , pour tan t , s 'opposent au dua l isme dans la

mesure où i ls af f irment tous deux l 'exis tence d 'un seul type de

substance.

Ce pen dan t, il existe d 'autres possibilités. Jusqu'ici, on a sup posé ,

en accord avec le point de vue du psychologue rat ionnel , qu 'une

personne (un ind iv idu humain) pouvai t ê t re formée de deux

ent i tés d i f fé ren tes e t jo in tes ensem ble

 

une substance pen san te en

soi (ou un espr i t) e t une autre substance qui , par les sens externes ,

apparaît sous l 'aspect d 'un corps bien qu 'e l le ne soit pas en el le-

même corpore l le . Rien du moins n 'exc lua i t ce t te poss ib i l i té . Dans

un passage du commenta i re du para logisme de la s impl ic i té , on

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KA NT, LE MATÉRIALISME 2 53

t r o u v e m e n t i o n n é e u n e a u t r e h y p o t h è s e  on peut concevoir ,

co m m e le dual i s te car tés ien , qu 'une pe rso nn e soi t cons t i tuée pa r l a

réu nion de deux substances dis t inctes , mais il est possible éga lem ent

qu' i l n 'y ai t dans une personne qu'une seule substance, laquel le

se ra i t en e l l e -même pensan te , ma i s nous appara î t r a i t en même

temps , dans son phénomène , comme une chose ma té r i e l l e .

Le passage en qu es t ion d ébute par u n rap pel de la conclus ion

de l ' a rgument con t r e l e ma té r i a l i sme  « N ou s a vons é tabl i d 'une

manière incontes table , dans l 'Es thét ique t ranscendanta le , que les

corps son t de s imples phénomènes de no t r e sens ex t e rne e t non

des choses en soi . D'après cela, nous pouvons dire avec raison que

notre sujet pensant n 'est pas corporel ( . . . ) »

 55

. Pu isqu e le m oi n 'est

pas en lu i -m êm e un e subs tance corpo re l le , a lors on peut sup pos er ,

ent re aut res , qu ' i l es t en soi une chose pensante e t auss i , comme

pour Descar tes , une subs tance indivis ib le , donc quelque chose en

soi dénué de par t ies e t qui a des représenta t ions , des in tent ions ,

des sen t im en ts , e tc . M ais ce t te sup pos i t ion n ' es t pas incom pat ib le

avec l ' hypo thèse d ' ap rès laquelle un e pe rso nn e sera i t formé e d 'une

seule substance. Kant écrit ceci

 

la substance « qui sert de fon dem ent

aux ph én om èn es extér ieu rs e t qui a ffec te no t re sens de te lle sor te

qu' i l reçoi t les représentat ions d 'espace, de mat ière, de f igure, etc . ,

ce quelque chose , à t i t re de noumène (ou, p lu tô t , comme obje t

t r anscendan ta l ) , pour ra i t en même t emps ê t r e [une chose qu i

pense] quoique , par l a manière dont not re sens extér ieur en es t

affecté, nous n'ayons pas d' intuit ion de représentations, de volit ions,

etc.,  mais s implement des in tu i t ions de l ' espace e t de ses dé termi

nat ion s . »

5 6

  E n effet , dit-i l , « les pré dic ats du sen s int érie ur ,

rep rés en ta t io ns e t pensée s , ne lu i sont pas con t radic to i res »

5 7

  :

l ' obje t t ranscendanta l pourra i t ê t re une chose pensante b ien qu ' i l

nous appa ra i sse p lu tô t , pa r le sens ex tern e , co m m e une chose do nt

les propriétés sont l 'é tendue et la composi t ion. I l n 'y a aucune

con t r ad i c t i on à a t t r i bue r t ou t es ces p ropr i é t é s s imul t anément à

une seule e t même subs tance parce que la pensée es t a t t r ibuée à

l 'objet lui -m êm e, tand is que les pr op rié tés tel les que la co m po si t ion

et l ' é tendue se rappor tent à son seul phénomène. En out re , ce t te

subs tance , qui nous appara î t comme composée e t matér ie l le ,

55.  A 357 ; 289.

56.

  A 35 8; 290.

57.

  Ibid

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254 PHILOSOPHIQUES

pour ra i t t r ès b ien ê t re en e l le -même une chose s imple

 

« [La

matière] es t s implement un phénomène extér ieur dont le substratum

n'est con nu pa r aucun préd icat que l 'on puisse indiq uer ; pa r suite ,

je pu is b ien admet t re de ce subs t ra tum qu ' i l es t s imple en so i , —

bien que suivant la manière dont i l af fecte nos sens , i l produise en

nous l ' in tuit ion de l 'é tendu et , par suite , du composé ( . . . ) »

 38

. Une

pe rso nn e pou r ra i t donc n 'ê t re cons t i tuée que d 'une seu le subs tance ,

s ' appa ra i s san t à e l l e -mêm e pa r son s ens in te rn e com m e une chose

qui a des pensée s , des sent im en ts , des voli t ions , e tc. , e t app arais san t

à autrui par le sens externe (ou à e l le-même s i e l le observe son

pro pre co rps ) com m e une subs tance é tendue e t comp osée . « D e

ce t te m an ière » , d i t K an t , « la m êm e chose qui , sous un ra pp or t [ en

tan t que phénomène] , s e r a i t appe lée co rpo re l l e , s e r a i t en même

tem ps , sous un au tre rap po r t [ com m e chose en so i ] , un ê t re

pensant ( . . . ) . Ainsi tomberait l 'expression que les âmes seules

(comme espèces par t icu l iè res de subs tances) pensent ; i l se ra i t

mieux de d i re , comme on le fa i t hab i tue l lement , que les hommes

pensent , c 'es t -à -d i re que la même chose qui es t é tendue , en tan t

que phénomène ex té r ieu r , e s t in té r i eu r emen t ( en e l l e -même) un

suje t no n co m posé , m ais s im ple , e t qu i pen se »

5 9

. D 'après ce

passag e , no n seu le m ent i l po ur r a i t y avoir ident i té de na t ure en tre

le moi en soi et le substrat de la matière (en ce sens qu'ils

pour ra ien t ê t re tous deux des subs tances pensantes ind iv is ib les ) ,

mais i l se pour ra i t auss i qu 'une personne , un ê t re possédant à la

fo is des propr ié tés phys iques e t des propr ié tés non phys iques , ne

soit consti tuée en réali té que d 'une seule substance, une chose à

laquelle on pourrai t a t tr ibuer toutes ces propr iétés , les unes ( les

propr ié tés non phys iques) é tan t des carac té r is t iques de la chose

e l le -même ( l 'ê t re pensant) , les au t res ( les propr ié tés phys iques)

des quali té s de la chose te l le qu 'e l le nou s app ara ît (en tan t qu 'o bjet

ma té r ie l ) .

Lorsque K an t d i t voulo i r m et t re le m oi pen san t « à l 'abr i du

dan ger du m atér ia l ism e » , on peu t vo ir m ain ten an t que ce n 'es t pa s

au sens où i l s 'agirai t de montrer qu ' i l y a dans l 'univers deux

genres de subs tances d 'essences opposées e t incompat ib les , des

subs tances pensantes s imples e t des subs tances matér ie l les ou

divis ibles . I l n 'af f irm e pa s , dan s le pass age q ue je viens de ci ter du

58.  A 359; 291.

59.  A 359-360; 290.

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KA NT , LE MATÉRIALISME 25 5

commenta i re du para logisme de la s impl ic i té , que le moi es t une

chose s i m ple ; i l fai t l 'h yp oth èse qu ' i l es t s im ple e t i l se po se

ensuite la question de savoir s ' i l es t possible d 'en déduire quelque

chose « par ra pp or t à l 'hé té rogé né i té ou à l 'hom ogé néi té de l ' âm e

avec la m atiè re »

 60

. La réponse à cette question es t négative, selon

lui, parce qu ' i l se po urr ai t q ue le m oi soit un e substan ce indivis ible

sans qu ' i l y a i t pour autant une dif férence de nature entre cette

chose et la matière (ou, plus exactement, entre le moi en soi e t le

substrat de la matiè re). I l est m êm e possible, dit-il , que se r enc on tren t

dans une pe rso nn e no n pas deux subs tances d 'essences d i f fé ren tes ,

comme le croit le dualis te , mais une seule , une substance se

révé lan t à e l le -même par le sens in te rne comme ayant des repré

sen ta t ions e t des pensées , e t par le sens ex te rne comme ayant une

forme, des d im ens ions e t com m e ent re ten ant des re la t ions spa t ia les

avec d 'autres substances . O n peut cepe nda nt re je ter le matér ia l ism e,

selon lui , c 'es t-à-dire montrer que le sujet pensant n 'es t pas

com posé e t ma tér ie l , et a ins i ad m et t r e au moin s la poss ib i l i té qu ' i l

soit une substance par nature indivis ible en autant que cela

n ' im pl iqu e pas le dua l ism e c lass ique de la subs tance p en san te e t de

la substance (par essence) é tendue.

Pour revenir b r ièvement à la ques t ion de l ' immor ta l i té , i l

sem ble poss ib le éga le m ent q ue , en tan t que s im ple , le m oi so it un e

subs tance indes t ruc t ib le

 

é tan t dépourvu de par t ies , i l ne se

pour ra i t pas que le moi cesse d 'ex is te r par décompos i t ion ou

divis ion. Toutefois , on trouve dans la seconde édit ion de la

p r e m i è r e   Critique   un pas sage imp or ta n t où il sou t ien t que , m êm e

en sup po san t sa s im pl ic i té , il ne su it pas nécessa i re m ent que le m oi

est inde structib le . C'es t ce qu 'on p eu t voir , se lon lui , s i on fai t u ne

dis t inc t ion (qu ' i l a in t rodui te dans l 'Analy t ique des pr inc ipes )

en tre deux types de grandeurs , les « grandeurs ex tens ives » e t les

« gra nd eu rs inte nsi ves ». I l écr i t ceci  « m êm e en accordant à l ' âme

cette nature s imple, puisque ( . . . ) e l le ne renferme pas de par t ies

placées les unes en dehors des autres , ni , par suite , de grandeur

extensive, on ne saurait pour tant lui refuser ( . . . ) une grandeur

intensive, c 'es t-à-dire un degré de réali té re la t ivement à toutes ses

facultés (...), [et ] ce deg ré pe ut déc roître de plus en plus ind éfin im en t

[de sor te que] la prétendue substance ( . . . ) peut se réduire à r ien,

60 .  A 357 ; 289.

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256 PHILOSOPHIQUES

s inon pa r décom pos i t ion , du m oins pa r une dépe rd i t ion g r adue l le

de ses forces   (remissio)  ou p ar co ns om pt io n ( ...) ». E n effet, dit- il ,

« la conscience m êm e a toujours un de gré qui pe ut toujou rs

d iminuer ; i l en es t de même, par conséquent , du pouvoir d 'avoir

conscience de soi e t de tous les autres pouvoirs [de l 'espr i t] »

6 1

.

Kant ne t i r e pas cependant dans ce passage la conséquence que

l 'âme es t une subs tance des t ruc t ib le . Apparemment , se lon lu i , tou t

ce que l 'on pe ut conclure de cette rem arq ue c 'est que « la p erm an en ce

de l ' âme » , donc son imm or ta l i t é , « n ' e s t pa s dém on t r ée e t m êm e

[qu 'e l le ] n 'es t pas dém on trab le »

6 2

. S i on voula i t montre r que

l 'âme est destructible e t qu 'e l le peut cesser d 'exis ter , i l faudrait en

effet que nous sachions qu 'e l le es t s imple (mais ce n 'es t pas

que lque chose que nous pouvons savoir ) e t de p lus , à supposer

qu'elle soit simp le, qu'elle possède une gran deu r intensive  ; cependant

il n ' ind ique p as dan s ce passa ge s i tou te chose , y com pr is un e chose

en soi , doit nécessairement avoir l 'un ou l 'autre de ces deux types

de grandeurs .

Les objections que fai t Kant à l 'adresse des thèses de la

psychologie ra t ionn e l le , co m m e je l 'a i r em arqu é , res ten t nu ancée s ,

con t r a i r em en t à s a c r it ique du ma té r ia l i sm e  i l n 'es t pas question

dans ce chapi t re de montre r que l ' âme n 'es t pas une subs tance

s im ple e t indes t ruc t ib le ; il

 s agit

 u n i q u e m e n t d e m o n t r e r q u ' o n n e

peut connaî t re ses propr ié tés . De même, comme on l 'a vu , i l se

pour ra i t que le moi so i t un ê t re pensant en so i , b ien que , même s i

on fai t cet te supposit ion, on ne puisse en déduire qu ' i l y a une

différence de natu re entr e les ê tres pen san ts e t la m atière . P ou r tan t ,

on t rouve dans le tex te des para logismes au moins une ra ison de

c ro i r e que pour Kan t

  il n existe pas de substances par nature

pensantes.  D an s la sec t ion 1, j ' a i no t é que po ur K an t une p er so nn e

se connaî t e l le -même, par le sens in te rne , non te l le qu 'e l le es t en

soi ma is s eu lem en t t e l le qu ' e ll e s ' appa ra î t co m m e phé no m èn e , e t

j ' a i  soulevé la question de savoir de quelle façon ou sous quel

aspec t , par ce phénomène , que lqu 'un s 'appara î t à lu i -même. I l

s emble que pour Kan t l e s phénomènes du s ens in te rne so ien t ,

en t r e au t r e s , de s r ep r é se n ta t io ns , de s s ensa t ions , de s s en t im en t s ,

des in ten t ions , e t l ' ensemble des contenus de consc ience d 'une

61 .  B 41 4; 295-296.

62.

  Ibid

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KANT, LE MATÉRIALISME 25 7

personne, c ' es t -à-di re ce que l ' on peut dés igner par l e t e rme

génér ique de «pensées» . Le moi s ' appara î t r a i t a lo r s , pa r ces

phénomènes , comme une chose qu i a des r eprésen t a t i ons , des

sen t im en ts , e tc. ou co m m e une chose don t la seule pr op r ié té es t la

« pe nsé e » au sens qu e Des car tes do nn ai t à ce m ot . Or , s i le m oi

s ' appara î t comme quelque chose qui a des pensées e t s i l a pensée

app ar t i en t seu l eme nt à son phé no m èn e , a lo r s il ne possède pas en

lu i -mê me ce t t e p ro pr i é t é e t on ne peu t p lus d i r e , co n t r a i r em en t au

point de vue du psychologue ra t ionnel , qu ' i l se pourra i t que la

pensée a pp art ien ne à son essence. L 'argum ent co ntre le m atér ial isme

s 'appuie sur l ' idée que, bien que les objets extér ieurs nous appa

ra i ssen t co m m e ayant des pro pr i é té s spat ia les , ils ne les poss èd en t

pas en eux-m êm es . K an t pou r ra i t emp loyer un a rgu m ent ana logue

dans le but de mont rer que le moi n ' es t pas en lu i -même un ê t re

p e n s a n t

 

on p ou rra i t d i re , cer tes , que le m oi   s apparaît  par le sens

in t e rne c om m e un ê t r e pensa n t , ma i s non pas qu ' il possède en l u i-

m êm e ce t t e p ro pr i é t é . La conséquence , co n t r a i r e m en t à ce que l 'on

a sup po sé jusqu' ici , serai t qu ' il n 'existe pas dav anta ge de substan ces

pe nsa nte s en el les-mê m es qu' i l n 'existe de choses en soi matér iel les .

Est-ce que Kant a lui -même t i ré cet te conséquence ? I l y a dans le

chapi t re des para logismes un passage , mais un seul à ma connais

sance, où i l fai t précisément cet te object ion à la doctr ine de la

psychologie rat ionnel le . Le passage est celui-ci :

[Si] l 'on voulait étendre, comme il arrive ordinairement, le concept du

dualisme et le prendre dans le sens transcendantal, alors ni ce concept,

ni le pneumatisme  qui lui est opp osé d'une part, ou le m atérialisme  de

l 'autre, n 'aurait plus le moindre fondement, puisque l 'on fausserait

alors la dét erm ina tion de ses concepts et que l 'on prend rait la différence

du mode de représentat ion des objets, qui nous demeurent inconnus

dans ce qu'ils sont en soi, po ur u ne différence de ces choses m êm es. Le

moi, représenté dans le temps par le sens intérieur, et les objets

rep rése ntés dans l 'espace hors de moi, sont, à la vérité, des p hé no m èn es

spécifiquement tout à fait distincts, mais ils ne sont pas conçus pour

cela comme des choses différentes. L

l

 objet transcend antal\   qui sert de

fondement

  (zum Grunde liegt)

  aux phén om ènes extér ieurs, tout comm e

celui qui sert de fondement à l ' intuition interne, n 'est ni matière, ni un

êt re pens an t en lu i -même   {wederMa terie, noch ein denkend Wesen an

sich selbst),

  mais un pr incipe

  (Grund)

  à nous inconnu des phénom ènes

qui nous fournissent le concept empirique de la première espèce [le

concept d 'un objet extérieur] aussi bien que de la seconde espèce [le

concept d 'un être pensant] .

 63

63 .

  A 379-380

 ;

  307, trad. mod.

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258 PHILOSOPHIQUES

En quoi consis te cette dif férence entre les deux types de

ph én om èn es do nt i l es t d i t qu ' i l s sont « spéc i f iquem ent tou t à fai t

d is t inc ts » . N ou s savons que les ph én om èn es du sens ex t e rn e sont

donnés dans l 'espace, e t que l 'objet qui leur correspond, le substrat

des phénomènes , nous appa ra î t comme ayan t une fo rme e t de s

d im ens ion s ; a lors que les ph én om èn es du sens in te rne nou s

appara issen t comme des réa l i tés qu i sont données non dans

l 'espace ma is seu lem ent d ans le tem ps : une pen sée ne possède n i

form e, n i d im ens ion s e t ses seu les re la t ions avec d 'au t res pen sées

sont des re la t ions tempore l les . Mais on pour ra i t ê t re ten té de

pr en dre « [ce t te ] d i ffé rence du m od e de rep rése nta t io n des ob je ts

( . . . ) pour une dif férence de ces choses mêmes ». D'une par t , s i les

pen sées ne po ssèd ent aucune des pro pr i é té s des choses m atér ie l les

e t é tendues , on pour ra i t c ro i re qu 'e l les se rappor ten t à que lque

chose d ' immatér ie l e t d ' iné tendu, que lque chose dont la seu le

propr iété es t d 'ê tre le sujet des pensées , donc à une chose par

na tu r e pensan te . D 'au t r e pa r t , l e s phénomènes du s ens ex te rne

é tan t représentés comme des ob je ts p lacés dans l ' e space , on

pourrait croire que l 'espace exis te en lui-même et que les objets

ex té r ieu r s pos sèden t r ée l l emen t des p rop r ié té s comme avo i r une

forme ou avoir des re la t ions spatia les avec d 'autres objets . I l y

aura i t , d 'un cô té , des subs tances pensantes e t immatér ie l les (ou

ho rs de l'espace) et, de l'autre, des choses en elles-m êm es m atérielles

et placées dans l 'espace. Mais , en réali té , di t Kant, bien que les

obje ts du sens ex te rn e e t l 'ob je t du sens in te rne so ien t rep rése nté s ,

dans leur ph én om èn e , com m e des choses d i f fé ren tes , i ls po ur ra i en t

ne pas ê t re en eux -m êm es d i f fé ren ts , ca r les ob je ts du sens ex te rn e

ne sont pas en eux-m êm es m atér ie ls e t é tendus e t , com m e i l le d i t

ici,  l 'objet du sens interne n 'es t pas en soi un être pensant. La

différence des modes de repré sen tatio n n 'imp lique pas une différence

dan s la natu re des objets , e t i l es t m êm e possib le qu ' i l s 'agisse d 'un

seul e t même obje t  nous apparaissant  e x t é r i e u r e m e n t c o m m e u n e

chose ayant des pro pr i é té s spa t ia les e t in té r ie ure m en t (par le sens

in te rne) comme un ê t re pensant . Kant en dédui t qu ' i l f au t re je te r

non seu lemen t l e ma té r ia l i sme , ma is éga lemen t l e pneuma t i sme

et le dua lism e, si on p re nd ces trois doc tr ines au « sens tran sce n-

dantal » , c 'es t-à-dire comme des asser t ions sur le moi e t la matière

en soi . On doit re je ter le matér ia l isme parce que r ien n 'es t en soi

matér ie l , le pneumat isme parce qu ' i l n 'ex is te pas d 'ê t res pensants

en soi e t , po ur les m êm es raiso ns, le du alism e, qui af f irm e la réali té

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KA NT, LE MATÉRIALISME 2 5 9

en soi à la fois de la substance matér iel le et de la substance

p e n s a n t e .

Plus haut , j ' a i di t qu ' i l est (au moins) possible pour Kant qu' i l

exis te des ê t re s don t l 'essence rés ide dan s la pe ns ée , a lors que dan s

le texte qui vient d 'êt re ci té i l maint ient le contrai re. Même s ' i l

s agit  du seul endroi t dans le chapi t re où c 'est ce qu' i l sout ient , i l

semble que le passage soi t suf f i samment expl ic i te pour qu 'on

puisse y avoir une expression f idèle de son point de vue. Ce qui

nous mène év idemment à pose r l a ques t i on de l a cohérence

d 'ense m ble de sa cr i t ique de la psycho logie ra t ionn el le . Es t -ce qu e

les po si t io ns succe ssives que j 'a i déc r i tes ne son t pas, en déf ini t ive ,

incom pat ib les en t re e l les ?

I l me semble qu 'on peut se représenter ses objec t ions en les

s i tuant à p lus ieu rs n iveaux, chacun e se ra pp or tan t à une hy po thès e

différente, et dans une tel le façon de procéder i l n 'y a aucune

con t r ad i c t i on . D ' après une p remiè re hypo thèse , qu i co r r espond à

la cr i t ique du para lo gism e de la s imp l ic i té , K an t fa it la s up po s i t ion

que le m oi pe ns an t es t so it s imp le , so i t com pos é , e t il pos e ensu i te

la ques t ion  es t -ce que le psychologue ra t ionnel peut a r r iver à

mont rer , en par tant de ce t te suppos i t ion , que le moi es t une chose

s im ple e t im m atér ie l le p lu tô t que d ivi s ib le e t m atér ie l le ? La

réponse, di t - i l , est négat ive parce que, d 'une par t , i l n 'y a aucune

incohérence à d i re qu 'une pensée qui réuni t ensemble p lus ieurs

représenta t ions es t pensée par un suje t composé e t , de l ' au t re , on

ne con na î t pas (de toute façon) la nat ur e du sujet tel qu ' i l est en soi .

Dans ce t te hypothèse , donc , on suppose que soi t l e dual i sme

(car tésien) , soi t le matér ial isme est vrai . Mais on peut fai re

éga l ement une au t r e hypo thèse . Supposons avec l e psycho logue

rat ionnel , mais cet te fois contre le matér ial is te , que le moi est une

subs tance indivis ib le  est-ce qu' i l s 'ensui t une différence de nature

avec les choses matér iel les et est -ce que cela prouve que le moi est

une subs tance indes t ruc t ib le  ?  N o n , p u i s q u e , p r e m i è r e m e n t , l a

mat ière , comme subs tance composée , n ' exis te pas en soi , s i b ien

que l 'on peut concevoir que le substrat de la mat ière soi t lui aussi

s imple en lu i-mêm e

  ;

 et, deu xièm em ent , m êm e en tant que substance

s im ple , l e m oi po urr a i t cesser d ' exis ter au t re m en t que pa r d iv i s ion

( il pou r ra i t d i spa ra î t r e pa r « con som pt ion » ) . U ne t ro i s i èm e hy po

thèse est aussi possible  adm et ton s que le psycho logue r a t i on ne l a

ra i son d 'a f f i rmer cont re le matér ia l i s te que le moi es t un ê t re

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260 PHILOSOPHIQUES

pe ns an t en soi . La m êm e ques t ion se pose   est-ce que nous ser ions

just if iés à en con clure à un e différence de nat ur e avec la ma t iè re ?

Et la réponse est s imilai re

 

l ' obje t t ranscendanta l du sens externe

(l'objet extér ieur e n soi) , bien qu' il nous ap paraisse co m m e ma tér iel ,

pou r ra i t ê t r e en lu i -mêm e une chose pen san te ; on pou r ra i t m êm e

imaginer que toute subs tance es t par essence une chose pensante

comme l e sou t i ennen t l e s t enan t s du pneumat i sme .  Bref,  quel le

que soi t l ' hypothèse que l ' on concède au psychologue ra t ionnel ,

ce lu i -c i ne parvient toujours pas à démont rer que le moi es t une

subs tance immatér ie l le . Kant , pour sa par t , n ' a f f i rme la vér i té

d 'aucune de ces supposi t ions. I l rejet te , comme on l 'a vu, la

p r e m i è r e h y p o t h è s e  puisque le moi ne peut ê t re une subs tance

composée, alors i l est faux de dire qu' i l est soi t s imple, soi t

com pos é . Il re je t te éga lem ent la t ro i s ième , d ' après le passa ge c i té

c i -dessus , car l e moi n ' es t pas un ê t re pensant en lu i -même.

Ce pen da nt , com m e je l 'a i noté p lus haut , il ne re je t te pas , semble-

t - i l , la seconde hypothèse  l a conclus ion de l ' a rgument cont re le

ma té r i a l isme m on t re que sa pos i t i on r e s te en t i è r e m ent com pa t ib l e

avec la supposi t ion que le moi est une substance s imple en soi .

Pa r ail leurs, sa cri tique du dualisme cartésien et du m atérialism e

ne réfute pas d ' aut res formes de dual i sme e t de monisme. I l

demeure tout à fa i t poss ib le d ' admet t re l ' ex i s tence , comme cons t i

tuants ul t imes de la réal i té , d 'un seul genre de substance, ou de

deux genres de subs tance ou, peut -ê t re , de p lus de deux. En

par t icul ier , un individu humain pourra i t ê t re formé de deux

subs tances , comme le pense le dual i s te , des subs tances d 'une

nature différente, et i l se pourrai t aussi , comme le pense le

m atér ial is te , qu ' i l ne soi t cons t i tué qu e d 'une seule substan ce ;

né an m oin s , nous ne po uv on s pas savoi r l aquelle de ces hy po thès es

es t vra ie e t tout ce do nt n ous po uv on s ê t re cer ta ins , c'es t qu 'aucu ne

de ces subs tances n ' es t en soi un ê t re pensant ou une chose

matér iel le . Un corol lai re de son point de vue, semble- t - i l , est qu ' i l

devient imposs ib le de donner une expl ica t ion phys ico-chimique

(ou neurophysiologique) des fonct ionnements de l ' espr i t ou des

processus mentaux d 'une personne. Expl iquer en termes phys iques

ou chimiques les opéra t ions de l ' espr i t supposera i t en ef fe t que ,

lorsq ue no us par lo ns de tel ou tel éta t ou pro cessu s de l 'espr i t , nou s

nou s référons en fai t s im ple m en t à un é ta t ou processus ayan t l ieu

dans le corps de la personne, par exemple à une ac t iv i té de son

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KA NT LE MATÉRIALISME 2 6 1

cerveau. Et ceci vo udra i t di re que l 'esp r i t e t le corp s d 'un individ u

sont une seule et même chose ou, autrement di t , que l 'objet

t ranscendanta l du sens in terne ( le moi en soi ) es t ident ique à

l 'obje t t ranscendanta l du sens externe . Mais puisque , pour Kant ,

nous ne pouvons pas dé terminer s i une personne c ' es t une seule

subs tance e t non pas p lu tôt deux, toute tenta t ive d ' expl ica t ion

phys ique des p rocessus me ntau x dev ien t pou r le mo ins p rob lém a

t ique dans la mesure où e l le présuppose jus tement une te l le

ident i té ent re une personne e t son corps .

En rés um é, j 'a i voulu déve lopp er et rend re plus expl ici tes dans

ce qui préc ède les différentes object ions q ue fai t K an t à l 'end roi t du

m atér ial ism e et de la psychologie rat ionn el le . J 'a i essayé de m on tre r

en par t icul ier quel rôle joue dans la cr i t ique des deux doctr ines la

thèse de l ' idéa l i t é des phénomènes , l aquel le es t une conséquence

de son idéal i sme t ranscendanta l . L ' idéa l i t é des phénomènes du

sens externe, c 'est -à-dire le caractère subject i f des propriétés des

obje t s qui nous les font appara î t re comme matér ie l s e t dans

l 'espace, en traîn e le rejet du matéria lisme ; l 'idéali té des p hé no m èn es

du sens interne, le fai t que les pensées ne soient pas des propriétés

du moi en soi et que celui-ci   apparaisse  s e u l e m e n t c o m m e u n e

chose qui pense, implique le rejet du dual isme car tésien. Contre le

matér ia l i s te , Kant sout ient que r ien n ' es t par na ture matér ie l e t ,

contre le dual is te car tésien, que le moi n 'est pas une chose dont

l 'essence réside dan s la pe ns ée. Ici , co m m e ai l leurs dans la  Critique

de la raison pure,  on peut d i re sans doute que l 'idéa l isme t ransce n

danta l res te une des thèses cent ra les de son épis témologie .

Département de philosophie,

C. E.G. E. P.   de Saint-Hyacinthe