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de sa longue obsessionsuicidaire : “Adolescent,je croyais que La Viemode d’emploi m’aide-rait à vivre, et Suicidemode d’emploi à mou-rir.” Ainsi commenceque déjà se termine sonAutoportrait, texte paruen 2005 chez P.O.L etqui reste à mes yeux, loin devant toutes les au-tofictions égotistes qui traînent sur les comp-toirs des librairies, la plus forte et la plus in-ventive écriture de soi de ces dernières années.C’est à désespérer de la littérature, dont on ai-merait qu’elle soit parfois un vrai exorcisme,une thérapie, une mise à distance efficace.

D’autant que toute l’œuvre d’Edouard Levéprocédait d’une distanciation. Clairementpartagée entre la littérature d’un côté (avecsa trilogie Œuvres, Journal, Autoportrait), et laphotographie de l’autre (des Reconstitutions derêves, d’images de sport ou de presse aux ré-cents tableaux vivants de Fictions), son entre-prise esthétique se démarque en effet par sarecherche du neutre, par l’inexpressivité deson style et de ses personnages : “Je ne suis paslyrique”, “J’aime le style plat”. Mais n’empêche,tout récemment, Edouard avait remis à

Ce matin, Edouard Levéest mort. Je dis “ce ma-tin” parce que c’est vers10 heures seulement quej’ai appris son suicide àson domicile parisien laveille au soir, 15 octobre2007, mais qu’importel’exactitude des faits,

maintenant j’écris Edouard Levé de mémoire.Et c’est d’ailleurs en me replongeant dans son Autoportrait, dans ses mots laconiques,dans cette impossible écriture blanche dont il avait tant rêvé, que je trouve le peu que je puisse en dire : “Je n’arrive pas à penser lamort d’un être aimé, lorsqu’il meurt, je suis deuxfois démuni : il est mort, et l’impensable s’est pro-duit.” Ce matin donc, Edouard Levé a produitl’impensable.L’impensable, c’est aussi que ce geste grave etterrible puisse avoir malgré tout quelquecohérence. Car à le relire, à regarder à nou-veau ses photographies – la seule chose que jepuisse faire aujourd’hui –, il m’apparaît ré-trospectivement que tout était écrit, et déjàvu, qu’Edouard Levé nous avait déjà donnébien des signes, en toutes lettres, ou en imagesarrêtées, sinon de son acte final, tout aumoins de sa profonde dépression, de ses pas-sages récurrents à l’hôpital psychiatrique, et ...////

HOMMAGE ÉDOUARD LEVÉ

Les Inrockuptibles numéro 621 / 23 octobre 2007 35

‘‘Ma mortne changerarien”

Ecrivain et photographe, l’artisteEdouard Levé s’est suicidé à 42 ans. Il laisse une œuvre singulière et conceptuelle, où la mort rôde.Par Jean-Max Colard

Autoportrait, 2006

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Sans titre (série Quotidien), 2003

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Paul Otchakovsky-Laurens, son éditeur,un nouveau texte justement intitulé Suicide,autour d’un ami qui avait lui-même mis fin àses jours. “Je viens de finir un texte mais le titrepose problème”, avait-il confié à un proche.Comme quoi, dans cet acte affreux, il se trameaussi quelque chose de construit, de pensé, decohérent, quand bien même impensable, ab-surde et révoltant pour nous, entre sa vie et sonœuvre. A l’image de cette remarque stylistiqueterriblement drôle quand ony repense : “En vieillissant, jedeviens bref.” Mais cette vie, cette œuvrepourtant, on y avait pris deson vivant tant de plaisirs, etparfois glissants, à l’image,en 2002, de sa célèbre série

Tout Edouard Levé est dans cet art du para-doxe : expressif à force d’inexpressivité, sen-sationnel à force de froideur conceptuelle, cetancien élève de l’Essec défroqué dans lechamp des arts plastiques, à la voix grave etsobre, à la grammaire impeccable, était enréalité d’une drôlerie excentrique. L’origina-lité de son œuvre tient à ce grand écart, déjàexploré par Georges Perec et autres oulipiens,entre une série d’opérations froides, de pro-tocoles esthétiques, de neutralisation des af-fects d’un côté, mais pour obtenir en retourdes images et des textes ouverts à la pluralitédu sens, volontiers critiques et distants àl’égard des médias, ou encore baignant dansun étrange climat onirique. Ultime plaisir, et pas le moindre, il pratiquaune pluridisciplinarité complexe et rarement

aussi réussie entre littérature etarts visuels, circulant entre lestextes et les images très libre-ment, mais avec une exigence in-quiète : “Bien que j’aie publié chezlui deux livres, mon éditeur conti-nue à me présenter comme un ar-tiste, si j’étais comptable, en plusd’être écrivain, je me demande s’ilme présenterait comme un comp-table” (Autoportrait).

Sûr qu’à tout prendre, Edouard,on aurait préféré que tu suivesdes traits plus heureux de ton ca-ractère pour accomplir ton exis-tence. Par exemple : “Je commenceplus que je n’achève”, “Je redoute defaire pire en voulant faire mieux”,“Je prévois de mourir à quatre-vingt-cinq ans”, “Je plaisante avecla mort”. Ou encore : “Dans mespériodes de dépression, je visualisel’enterrement consécutif à mon sui-cide, il y a beaucoup d’amis, de tris-tesse et de beauté, l’événement est siémouvant que j’ai envie de le vivre,donc de vivre.”Mais c’est un tout autre scénarioqui s’est écrit lundi soir dernier àson domicile. Et inévitablement,au-delà de la tristesse et dumanque qu’il m’inflige, il éclaired’un jour mortifère une œuvreque, il y a deux semaines encore,dans un texte critique qu’ilm’avait demandé pour son pro-chain catalogue, je m’amusais à regarder comme une longueséance de rêve, ou d’hypnose – unde nos sujets de conversation fa-voris ces derniers temps. Mais loin de cet “onirisme blanc”,ses textes et ses images m’appa-raissent aujourd’hui construirel’idée d’une œuvre entièrement“pré-posthume” – un terme em-ployé par Edouard lui-même pourqualifier son tout premier texte,

photo Pornographie, suite de scènes hard dontles partouzeurs masculins et féminins sont im-peccablement habillés, en pantalons de Tergalou en tailleurs serrés, comme dans le mondetout houellebecquien et très normé de l’entre-prise. Articulant ses visions avec ses obses-sions, il n’a d’ailleurs jamais caché son goûtpour les boîtes échangistes, lieux de spectacleet d’observation, ayant même publié dans LesInrocks un texte intitulé “Aux Chandelles ce soir”,

où il pastichait les nuits deRoland Barthes au Palace.Tombée au moment où lacensure chatouillait les filmsde Catherine Breillat, cettesérie d’images fit la nique auxsaintes-nitouches en faisantmine de jouer l’ordre moral.

/////...HOMMAGE ÉDOUARD LEVÉ

Je ne perdraipas la vue,

je ne perdrai pasl’ouïe, je n’urinerai pas dans mon slip, je n’oublierai pas qui je suis, je seraimort avant.” Dans “Autoportrait”

‘‘

Photo extraite de la série commandée à Edouard Levépour la une des Inrockuptibles n° 437 du 14 avril 2004

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Œuvres, rare réussite de littérature concep-tuelle, où il décrit 533 pièces d’art contempo-rain plus ou moins probables : “Le livre fonc-tionnerait alors comme un catalogue raisonnépré-posthume, un programme de vie à accomplir.”Pré-posthume alors sa traversée photogra-phique et drôle à mourir du petit village d’An-goisse, avec le bar d’Angoisse, la mairie d’An-goisse, et cette messe à l’église d’Angoisse,vendredi à 14 heures, qui sonne maintenant àmes yeux comme un éternel et ironique faire-part de deuil. Pré-posthumes encore ces phrases de son Au-toportrait qui semblent commenter son geste

passablement funèbres. Et cet autre faire-partde deuil inséré au milieu des images : “Jetrinque à ma décorporation au milieu d’amissilencieux qui pensent à qui je fus. Ni fleurs ni cou-ronnes, ni pleurs ni joie, mais, pour mon enterre-ment, quelques souvenirs revus en boucle.” I

Textes littéraires d’Edouard Levé Œuvres (P.O.L, 2002, 205 pages, 17 €)Journal (P.O.L, 2004, 160 pages, 17 €)Autoportrait (P.O.L, 2005, 124 pages, 14 €) Monographies (livres de photographies) Angoisse (Philéas Fogg, 2002) ; Reconstitutions(Philéas Fogg, 2003, 94 pages, 27 €) ; Amérique(Janvier/Léo Scheer, 2006, 200 pages, 35 €) ; Fictions (P.O.L, 2006, 120 pages, 39 €)

suicidaire sans en rien expliquer : “Le plusbeau jour de ma vie est peut-être passé”, “Je neregrette pas d’avoir agi”, “Je me justifie de moinsen moins”, “Je n’explique pas”, “J’ai fréquentéquatre psychiatres, un psychologue, une psycho-thérapeute et cinq psychanalystes”, mais pourautant : “Je ne suis pas sûr d’être psychanaly-sable”, “Je ne perdrai pas la vue, je ne perdrai pasl’ouïe, je n’urinerai pas dans mon slip, je n’oublie-rai pas qui je suis, je serai mort avant.”Pré-posthumes enfin les photos de sa sérieFictions, en noir et blanc, tableaux vivants oùdes figurants impassibles, comme hypnotisés,se livrent à d’étranges rituels nocturnes et

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Sortie d’Angoisse(série Angoisse), 2001

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