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Comment je fais Texte fait en mai 2004 à la demande de Carmen Perrin, Artiste, pour un livre sur son travail Carmen, Tu me demandes d’écrire comment je fais ? : je te donne un exemple qui ne couvre pas tout le champ de mon travail, mais qui en dévoile les premiers moments. J’étais à Turin, le quatre mai dernier, pour faire l’esquisse d’un projet de parc sur un ancien site industriel de quarante hectares à proximité du centre de la ville. C’est à la présentation de cette esquisse que sera choisi le maître d’œuvre qui réalisera le projet. Nous avons atterri à Milan et fait la route jusqu’à Turin. Pendant tout le voyage, je me suis mis, par habitude et volontairement, dans un état de fébrilité qui n’a fait que s’amplifier. Assis à l’avant de la voiture je tournais la tête sans cesse comme un oiseau et je regardais intensément le paysage de la Plaine du Pô pour en saisir les particularités : le maillage des grandes lignes de peupliers qui en structurent l’étendue par exemple. Dans cet état d’urgence, j’aiguisais mon attention. À mon arrivée sur le site du projet, mon acuité était à son paroxysme et je pouvais saisir, en un temps court, un ensemble de données, un ensemble de ressources susceptibles de caractériser les lieux, de galvaniser mon intuition et de susciter le noyau organisateur de mon projet. En première lecture, le futur domaine du parc se présente comme une juxtaposition décalée de trois grands terrains, aboutés par un de leurs angles. Seule une ligne virtuelle biaise pourrait les associer et l’unité de l’ensemble n’apparaît pas immédiatement. Les deux premiers terrains sont traversés par le milieu et sur toute leur longueur par une rivière tumultueuse, la Dora, venant des Alpes toutes proches. Au contact du troisième terrain, la rivière fait, vers l’amont, un brusque écart en deux méandres qui l’éloignent très nettement et prive ainsi l’ensemble des trois parties d’une même influence géographique. J’ai transgressé la limite du terrain proposé, je me suis

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Comment je fais

Texte fait en mai 2004 à la demande de Carmen Perrin, Artiste, pour un livre sur son travail

Carmen,Tu me demandes d’écrire comment je fais ? : je te donne un exemple qui ne couvre pas tout le champ de mon travail, mais qui en dévoile les premiers moments.J’étais à Turin, le quatre mai dernier, pour faire l’esquisse d’un projet de parc sur un ancien site industriel de quarante hectares à proximité du centre de la ville. C’est à la présentation de cette esquisse que sera choisi le maître d’œuvre qui réalisera le projet.Nous avons atterri à Milan et fait la route jusqu’à Turin. Pendant tout le voyage, je me suis mis, par habitude et volontairement, dans un état de fébrilité qui n’a fait que s’amplifier. Assis à l’avant de la voiture je tournais la tête sans cesse comme un oiseau et je regardais intensément le paysage de la Plaine du Pô pour en saisir les particularités : le maillage des grandes lignes de peupliers qui en structurent l’étendue par exemple. Dans cet état d’urgence, j’aiguisais mon attention.À mon arrivée sur le site du projet, mon acuité était à son paroxysme et je pouvais saisir, en un temps court, un ensemble de données, un ensemble de ressources susceptibles de caractériser les lieux, de galvaniser mon intuition et de susciter le noyau organisateur de mon projet.En première lecture, le futur domaine du parc se présente comme une juxtaposition décalée de trois grands terrains, aboutés par un de leurs angles. Seule une ligne virtuelle biaise pourrait les associer et l’unité de l’ensemble n’apparaît pas immédiatement.Les deux premiers terrains sont traversés par le milieu et sur toute leur longueur par une rivière tumultueuse, la Dora, venant des Alpes toutes proches. Au contact du troisième terrain, la rivière fait, vers l’amont, un brusque écart en deux méandres qui l’éloignent très nettement et prive ainsi l’ensemble des trois parties d’une même influence géographique. J’ai transgressé la limite du terrain proposé, je me suis éloigné et remonté, sur une des rives, les méandres de la Dora . Dans le creux de la seconde courbe et sur toute la rive opposée une grande parcelle est à l’abandon, sa forte pente est couverte d’une épaisse et inextricable végétation dressant un fond sauvage au cours de l’eau. Plusieurs lignes de ressauts agitent, à cet endroit, le courant déjà très fort. Tout contribue à faire de cette partie amont du site une image condensée de la très grande montagne, de la pente des Alpes que l’on imagine en arrière-plan. Elle est une citation, une recomposition des versants et de la source et lorsqu’on la découvre, elle donne plus d’importance, elle fortifie les deux premières parties de la rivière en aval.La tentation serait donc celle de reformuler le territoire du parc, en délaissant le troisième terrain et en proposant d’ajouter les deux méandres au cours ordinaire de la Dora pour que la rivière devienne le lien et le tout géographique qui qualifient l’ensemble. Je décide d’écarter provisoirement cette hypothèse…. Et, pour ne pas la perdre

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je la tiens provisoirement comme suspendue.En décidant trop vite de la pertinence d’une idée, on ferme la porte à toutes autres sollicitations qui lui seraient différentes ou contraires. Les espaces du dehors, le Paysage ont des ressources telles qu’il y a toujours une ou plusieurs possibilités d’agencement qui résorbent ou subliment les contradictions.Le mur de terre cuite, dont tu fais actuellement le projet pour la Cour du Maroc à Paris, illustre bien cet état des choses. L’organisation biaise des briques qui le composent dissimule et montre à la fois le réseau des voies ferrées en arrière-plan... En ce sens ton mur sera une œuvre claire mais aussi paradoxale. À nouveau, je m’efforce de trouver les fondements d’une alliance possible entre ces trois terrains qui sont certes contigus mais peu solidaires. Alors j’accommode mon regard et mon attention, sur leurs lointains. Dans tout paysage, je cherche à rejoindre l’horizon parce que c’est souvent au-delà de ses propres limites que gisent les qualités premières d’un lieu. Souvent ce sont les montagnes que je cherche. Je suis Savoyard et les reliefs ont été longtemps le fond de mes perspectives. Ici, la chance a décidé, que dans les prolongements exacts de la ligne biaise que je venais d’établir comme étant la seule continuité possible…. au loin.., deux grandes et belles montagnes en ferment les horizons. L’une est la chaîne des Alpes où la rivière prend précisément sa source, l’autre est une des collines à l’Est de Turin au-delà du Pô où se jette la Dora. Au sommet de ce dernier relief, se découpe très lisiblement la célèbre silhouette de la basilique de Superga. Une fois leur présence révélée, il devenait impossible de ne pas sentir leur lointaine influence comme un écho susceptible d’orienter et de magnétiser toute l’emprise du parc. Je pensais que la rivière en s’esquivant privait un des éléments du site de ses qualités géographiques. Et voilà que c’est à l’Ouest toute une chaîne de montagnes et à l’Est une haute colline qui s’affirment, en substitution, comme étant les horizons fondateurs du tout. Cette double présence, dans le terrain du parc, des reliefs du Piémont Turinois déstabilisent ma première hypothèse qui se reformule ainsi : je combine et dessine maintenant deux lignes de force convergentes, deux champs d’influence que sont le cours de la Dora avec sa source imaginaire mais proche et la pente des montagnes avec leurs sources lointaines mais vraies.

En proposant ce site pour l’aménagement d’un parc, la municipalité de Turin y envisage la conservation de certains fragments d’architecture comme témoins de son passé industriel. La plupart des installations et des usines sont aujourd’hui détruites et toute la surface des terrains est mise à nu. Cet espace, nouvellement ouvert, révèle, comme le font les fouilles antiques, des sous-sols impressionnants, vertigineux combles d’énormes machines, d’anciens laminoirs en acier noirci par la graisse. Sur des sols fraîchement nivelés se dressent sporadiquement des grands pans d’architectures désaffectées comme des objets célibataires, des signes verticaux de la mémoire : une cheminée, les demi-charpentes métalliques d’un ancien entrepôt, plusieurs tours de refroidissement, une longue et belle façade industrielle, des petits bâtiments jumeaux.

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Le plus important de ces vestiges est une gigantesque halle en bardage de tôles et structure d’acier. Cette construction est si grande, si massive que dans cette ambiance de désactivation générale elle quitte le fait de l’architecture, elle s’épaissit, elle se « naturalise » pour devenir un fait du paysage. Elle a désormais la valeur d’un relief. Cette presque-montagne qui est au cœur du site se conjugue avec les deux autres vraies qui se profilent sur ses horizons diamétralement opposés. Son ampleur est telle qu’on pourra la voir en tous les points du parc même les plus dispersés et en ce sens elle est sans doute la présence la plus apte à en fédérer les différents lieux.Les sols de ces anciennes usines sont vieillis, meurtris, souillés et c’est donc la part horizontale du site, le substrat, qui devra être, pour le futur, renouvelé. Une couche nouvelle, homogène de terre vivante, fertile devra être répandue sur toute la surface comme un grand drap sombre où les plantes en se développant composeront les espaces d’un parc.Voilà le tout début de mon travail, tout y est encore fragile, instable, son dessin est à peine ébauché. Mais il est possible, me semble-t-il, d’y voir comment fonctionne la sédimentation des données issues du site avec les suggestions qu’elles provoquent et les dessins qu’elles initient. Au moment de la première hypothèse, je dis la mettre en suspension, j’exprime alors la conviction que pour que le noyau organisateur d’un projet ait de la densité, il faut que les différentes couches de l’intuition soient fluides ou poreuses, presque transparentes. C’est, me semble-t-il, une des conditions de leur adhérence et de leur combinaison.Paris mai 2004 Michel