4 Unites Imaginaires1 1988

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17 janvier 1988

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17 janvier 1988

Pour introduire le narcisme

Ce n'est qu'un dtail, mais en 1914, Freud n'a pas introduit dans son uvre le "narcissisme"; seulement le "narcisme" (Narzissmus). A Jones, qui lui demandait un jour le pourquoi d'une telle lision, qui laissait donc de ct le Narzississmus qui et t de construction plus rgulire, Freud aurait rpondu: "Je n'en aime pas le son." "Son sens esthtique, commente Jones, l'avait emport sur sa conscience philologique" (Jones II, p. 426): une qualit chasse l'autre, en quelque sorte.Peut-tre le mot remonte-t-il Havelock Ellis, ou encore Ncke dans un commentaire de l'uvre d'Ellis. Il reste cependant que Freud s'est prononc en faveur de cette lision plus euphonique, peut-tre, mais il m'importe ici de remarquer, au tout dbut de ce sminaire sur "Les units imaginaires", qu'a t ainsi chass du mot Narzississmus le trbuchement signifiant, le bgaiement central qui aurait pu cliver, aussi peu que ce soit, ce qui n'est "introduit" qu'au titre de faire de l'Un.Pas de zissi dans Narzissmus.Les traductions de Freud, aussi bien en anglais qu'en franais ou en espagnol, ne tiennent aucun compte de cette dcision freudienne. Pour ne parler que du franais, le mot "narcissisme" est de facture trs rcente (le Littr l'ignore), il apparat la toute fin du XIXe sicle, juste avant l'arrive des travaux de Freud dans notre langue, dans la lance des romans "gotistes" de Maurice Barrs. Il n'est donc pas, strictement parler, une invention de la terminologie psychanalytique comme le mot "fantasme" que nous avions vu dans le dtail il y a dj quelques annes, mais c'est indubitablement la psychanalyse qui l'a install dans la langue. Le T.L.F. en donne l'indice le plus clair en recopiant tranquillement des phrases entires du Laplanche et Pontalis. Le gnie de notre langue s'opposait-il si vivement au rtrcissement freudien du "narcissisme" dans le "narcisme" ? Il faut bien dire cet gard que cette dcision freudienne a fini par faire autorit dans la langue allemande, et la question de Jones a aujourd'hui beaucoup perdu de son sel: Narzissmus ne lutte plus aujourd'hui contre Narzississmus, la terminologie freudienne ayant impos le premier dans la langue allemande. Ainsi, n'importe quel dictionnaire contemporain allemand-franais donne: Narzismus = narcissisme. L'affaire est dsormais entendue, et je n'essaie pas ici d'aller contre. Mais je continue de tenir pour remarquable le rejet par Freud de toute duplicit phonique dans le mot mme de Narzismus. L'euphonie n'est peut-tre ici que le support esthtique de l'Un.Ainsi donc, ce Narzissmus, il s'agit pour Freud en 1914 de l"'introduire": Zur Einfhrung des Narzissmus. Deuxime arrt sur le titre. Ce mot a en effet un prcdent de taille: dans son uvre antrieure, il y avait dj quelque chose que Freud avait d semblablement "introduire", savoir le moi. Le chapitre 14 de l'Esquisse s'intitule en effet lui aussi: Einfhrung des 'Ich' (Introduction du moi). Le moi, et le narcissisme plus tard, demandent tre introduits pour la bonne et simple raison que tous deux ne surgissent pas graduellement, progressivement, ne se dgagent pas lentement d'un informe magma neuronique ou libidinal. Comme un individu surgissant un moment donn dans une soire, il faut les introduire. Cette ncessit d"'introduire" renforce subrepticement l'ide qu'il s'agit l, aussi bien pour le moi que pour le narcissisme, de quelque chose qui est immdiatement un; mme si pour le moi, il est tout de suite clair qu'il est capable d'extension ou d'appauvrissement, il est de toute faon entendre comme "la totalit des investissements un moment donn". Freud l'appelle le Vorratstrger, le "magasin provisions", exig par la fonction secondaire pour inhiber des processus primaires, et cette image du magasin impose elle aussi l'ide d'une enceinte, d'une dlimitation minimale qui autorise des entres et des sorties justement parce qu'elle se prsente comme une unit, mouvante en son extension, mais tout moment dlimite.Remarquons aussi au passage quel point ce mot d'Einfhrung convient bien ds qu'il s'agit de mettre en scne de l'un: ce mot est en effet une composition du substantif Fhrung, driv du verbe fhren (mener, diriger, qui nous a donn le clbre Fhrer), et de l'Ein qui, en sus de sa valeur introductive quivalente notre "in", reste l'Un. Einfhrung, c'est donc bien "introduire", mais, bien plus clairement encore qu'en franais, c'est conduire l'un: Ein-Fhrung, conduite de l'un.La diffrenciation entre processus primaire et processus secondaire vritable minimum des rquisits freudiens pour penser un appareil psychique, et qui se trouve tre le travail de base du moi surgit comme un deus ex machina, quelque chose qui n'a pas d'histoire: l'instant d'avant, ce n'tait pas encore l; l'instant d'aprs, c'est dj l. La valeur minemment phallique du verbe "introduire" dit trs bien ce mystre. Tout en gardant en mmoire ce ct extrmement ponctuel de toute "introduction", en n'oubliant donc pas sa valeur d'acte, on ne peut pas ignorer que cet acte extemporan a en mme temps une histoire textuelle.Lorsque Freud introduit ce narcissisme en 1914, cela ne lui tombe pas du ciel, et il ne pousse aucun "Eurka!". Les ncessits d'intgrer un tel concept dans la terminologie psychanalytique ont en effet pour Freud deux origines diffrentes: l'homosexualit d'une part, et ce qu'il tient appeler "paraphrnies" d'autre part, regroupant par l la dmence prcoce de Kraepelin et la schizophrnie de Bleuler. Il s'agissait, comme il le dit sans dtour, de "soumettre ces conceptions (nosographiques) l'hypothse de la thorie de la libido". Nous savons par ailleurs que ces confrontations des donnes cliniques de la psychose et de la thorie de la libido lui furent apportes essentiellement par Jung et Abraham, tous deux psychiatres au Burghlzli, qu'ils lui amenrent le texte des Mmoires du prsident Schreber, lui offrant, en quelque sorte, de s'introduire, lui et ses thories, dans le domaine trs rserv de la psychiatrie allemande. Comme la fin de Totem et tabou ou L'homme aux loups, ce texte de 1914 porte les marques du conflit avec Jung, tandis que les lettres Abraham de cette mme priode deviennent plus intimes et plus chaleureuses.Ce que nous enseignent, selon Freud, les paraphrnes, c'est que ces malades ont "rellement" (wirklich) retir leur libido "des personnes et des choses du monde extrieur (Aussenwelt), sans leur substituer d'autres objets dans des fantasmes", comme c'est le cas notable pour les nvross. (N'oublions pas ici que le cas Schreber est crit par Freud depuis 1911.) Ce retrait massif de la libido transparat dans le dlire des grandeurs o la libido se remarque comme ayant fait retour sur et dans le moi, mais ce dlire, poursuit Freud, n'est pas cr de rien:... c'est la' agrandissement et l'explication d'un tat qui avait dj exist auparavant." Le narcissisme qui clate dans le dlire des grandeurs, nous devons le concevoir comme un "tat secondaire" construit sur la base d'un "narcissisme primaire" que "de multiples influences ont obscurci.Nous retombons l sur une figure thorique chre Freud. De mme que le refoulement auquel nous assistons dans le retour du refoul n'est concevoir que comme un "refoulement secondaire" qui appelle l'hypothse d'un "refoulement primaire", de mme le narcissisme extrme du dlire des grandeurs o le moi semble avoir accapar toute la lbido n'est qu'un narcissisme secondaire qui appelle concevoir un narcissisme primaire hors enqute, quelque chose qui ne peut pas ne pas tre pos, quand bien mme il serait exclu par principe qu'on le rencontre tel quel, de fait. Formellement parlant, c'est exactement la mme attitude pour Freud que vis--vis du rve: ce qui est donn comme phnomne, c'est le rcit du rve manifeste et, pour y voir clair, il faut faire l'hypothse minimale d'un contenu latent pour pouvoir ds lors tudier le rcit comme un produit rsultant d'une opration, et ainsi accder une intelligibilit du phnomne en question.Comme toujours chez Freud, l'hypothse d'une antriorit logique de la cause sur le phnomne prend trs vite une valeur historique et chronologique. Ds le paragraphe suivant, en effet, les primitifs et l'enfant sont convoqus au titre de la "toute-puissance des ides", vritable quivalent pour Freud du dlire des grandeurs. Donc aussi bien logiquement qu'historiquement, il faut postuler, face au phnomne dsormais reconnu comme tel du narcissisme, un "tat antrieur" qui sera baptis "primaire" et au nom de quoi ce qui s'observe ne sera jamais que "secondaire".De la sorte, partir de ce "narcissisme primaire" o un hypothtique moi serait seul tre investi de libido, une mcanique s'enclenche et, selon la mtaphore de l'animalcule protoplasmique, des pseudopodes vont tre lancs du moi vers et sur des objets, avec la possibilit toujours prsente d'un retrait. D'o immdiatement de solides difficults par rapport l'opposition antrieure libido du moi/libido d'objet. Si l'une et l'autre ne sont que des modifications spatiales de la mme substance, il n'est plus possible de soutenir cet endroit une vritable opposition, la diffrenciation ne tenant plus des carts de nature, mais seulement des carts de position.Ce fut l un srieux chamboulement dans la thorie freudienne, et Jones n'hsite pas crire que cet essai de Freud sur le narcissisme fut trs "perturbant" en ce qu'il "assenait un coup bien dsagrable la thorie des instincts sur laquelle la psychanalyse s'tait jusque-l appuye dans ses travaux". D'un ct, en effet, ce narcissisme semblait rpondre tant de donnes cliniques qu'on ne pouvait se demander qu'une chose: pourquoi est-ce qu'il n'avait pas t introduit plus tt, mais par ailleurs le "fameux conflit" (dixit Jones) entre les pulsions sexuelles vers les objets et les pulsions non sexuelles d'auto-conservation du moi disparaissait de la scne, laissant le freudisme prter dangereusement le flanc aux accusations de "pansexualisme". "Les critiques eurent bien tort, conclut cependant Jones, d'assurer que Freud cherchait tablir une conception libidinale moniste du psychisme. Au contraire, il demeurait obstinment dualiste."Mais avant de nous propulser comme Jones vers l'Au-del du principe de plaisir o Freud retrouve de solides bases pour son dualisme avec l'opposition pulsions de vie/pulsions de mort, il nous faut prter attention aux deux questions que Freud se pose ds le dpart et qui lui servent calibrer les difficults qu'il sait introduire en mme temps que son narcissisme.La seconde fait immdiatement suite ce que je viens de dire: si le moi est lui-mme concevoir comme un objet sexuel le premier, pourquoi distinguer encore une libido sexuelle d'une "nergie non sexuelle des pulsions du moi" ? Pourquoi ne pas imaginer du coup une seule et unique nergie ?La question est suffisamment complexe pour qu'il se lance alors dans des considrations pistmologiques surprenantes. La psychanalyse, dit-il, n'est pas "une science spculative, mais une science btie sur l'interprtation de l'empirie". En d'autres termes, il ne s'agit pas d'une construction axiomatique partant de principes clairs et gnrant des consquences plus ou moins pertinentes pour tel secteur de la ralit, mais au contraire de se donner, partir de l'observation seule, des "ides" qui peuvent tre modifies ou changes volont sans que cela mette en pril tout l'difice des observations antrieures. (On retrouve ces mmes considrations dans un texte lgrement postrieur, savoir la premire page de "Pulsions et destins des pulsions" 1915.) Ainsi donc, les concepts de libido du moi et de libido d'objet ne sont pas prendre comme les briques lmentaires avec lesquelles se construirait la ralit psychique, mais comme des ides qui n'ont d'intrt que parce qu'elles permettent de mettre un peu d'ordre dans les observations, prcisment.Tout ce que je sais, crit-il alors, c'est que toutes les tentatives pour rendre compte des phnomnes des nvroses de transfert par d'autres moyens ont radicalement chou.Il ne s'agit donc pas de dire dogmatiquement: "c'est comme a parce que, en ralit, c'est comme a", mais seulement: "Pour l'instant, a marche, a a l'air de dcrire la ralit." Trs exprimentaliste en apparence, il poursuit: il faut faire n'importe quelle hypothse en la soutenant avec consquence jusqu' ce qu'elle se refuse (versagt) ou qu'elle se vrifie.Et l'appui de cette hypothse minimale de la diffrenciation sexuel/non-sexuel, Freud convoque dj la biologie, savoir la diffrence germen/soma: "La distinction des pulsions sexuelles et des pulsions du moi ne fait que reflter cette double fonction de l'individu." Enfin, dans un propos souvent cit pour tmoigner de son physicalisme, Freud n'hsite pas crire que toutes ces notions de libido ne sont que des notions provisoires et qu'un jour, grce aux progrs de la science, on finira par dcouvrir les supports organiques rels de tout cela. "Nous substituons, crit-il, ces substances chimiques dtermines des forces psychiques (psychische Krfte) dtermines." Et il conclut tout ce passage:Familiarisons-nous avec la possibilit de l'erreur, mais ne nous laissons pas dtourner de pousser dans ses consquences l'hypothse de l'opposition: pulsions du moi/pulsions sexuelles.Autrement dit, il reconnat bien que l'introduction du narcissisme menace gravement sa distinction initiale, et il a recours la fois l'pistmologie et la biologie pour dire: en dpit des apparences et des complications, cette distinction vaut toujours, parce qu'on n'a rien invent de mieux pour dcrire le fonctionnement des nvroses de transfert.Tout ceci pour contrer Jung avec la plus vive dtermination, Jung qui dans ses Wandlungen und Symbole der Libido n'avait pas hsit affirmer l'existence d'une seule nergie psychique, non sexuelle en son principe, et qui ne gagnait cette qualification qu'en atteignant certains objets dit, eux, "sexuels". Je ne veux pas reprendre ici le fil de cette dispute, qui nous obligerait faire un trop long dtour dans la correspondance passionnante entre les deux hommes. Remarquons simplement que leur opposition trouve ici son acm: l o Jung propose une solution moniste lgante et en accord avec le narcissisme, Freud, contre l'vidence, continue de maintenir un dualisme, alors mme qu'il ne peut pas ce moment-l le soutenir thoriquement de faon trs probante. D'accord, convient-il en substance, avec le narcissisme, j'introduis de l'un Ein fhrung, mais l'un, c'est pas tout. L o Jung, emport par l'lan mme du narcissisme, met l'unicit de l'nergie psychique au principe de toute la recherche psychanalytique, Freud lui objecte que l'un en question n'est qu'un lment parmi d'autres, qu'il n'englobe pas tout; aussi un que soit le narcissisme, bien des choses encore lui chappent sans appel.Et de fait, sa rponse la premire question (que j'ai jusque-l rserve) disait dj cela. Quelle est la diffrence, demandait tout d'abord Freud, entre le narcissisme et l'auto-rotisme ? Cet auto-rotisme terme lui aussi emprunt Havelock Ellis est entendu ds le dpart par Freud comme le moment o une pulsion sexuelle a pour objet une partie du corps propre, l'exemple paradigmatique tant alors le plaisir de suotement prlev sur la satisfaction de cette pulsion d'auto-conservation par excellence qu'est la faim. Il est ici trs important de remarquer que Freud distingue toujours entre "les parties du corps propre" et les "objets fantasmatiques". En ce sens, l'auto-rotisme strict est comprendre comme une satisfaction sexuelle sans mise en branle de reprsentations fantasmatiques. C'est ce qui lui permettait de dire Jung que la masturbation n'est pas, comme telle, une activit auto-rotique, mais bien une activit allo-rotique puisqu'elle fait intervenir pour aboutir la satisfaction des objets fantasmatiques dj fortement investis de libido sexuelle.Dans toutes les premires lettres Jung, o la notion d'auto-rotisme joue un rle central pour comprendre le dtachement de la libido de la ralit extrieure dans les dmences prcoces, il est clair pour Freud que ce retrait de la libido ne s'effectue pas, comme dans les nvroses de transfert, au profit des objets fantasmatiques, mais au profit des zones rognes du corps propre, qui ne sont donc pas confondre, ni avec des objets fantasmatiques, ni avec le moi. Ceci est essentiel pour bien reprer la problmatique gnrale de cette introduction du narcissisme en ce sens que l'un de ce narcissisme n'est pas pour Freud un donn de dpart, la diffrence de l'auto-rotisme qui, lui, s'impose toute observation. Freud rgle en fait toute cette affaire en une phrase clef:Il est ncessaire d'admettre que n'existe pas ds le dbut dans l'individu (im Individuum) une unit (eine Einheit) comparable au moi: le moi doit se dvelopper se dgager: (entwickelt werden). Mais les pulsions auto-rotiques, elles, sont primitives (uranfnglich); quelque chose doit donc s'ajouter l'auto-erotisme une nouvelle action psychique (eine neues psychische Aktion) pour donner forme au narcissisme (um den Narzissmus zu gestalten).Il nous faut, pour bien comprendre ce passage dcisif, avoir en mmoire ce que Freud avait dj labor pour lui-mme dans l'Esquisse relativement cette apparition du moi. Dans la troisime partie de ce travail, il remarquait que si, lors de l'tat de besoin, une image de souvenir ayant apport la satisfaction se trouvait trop fortement investie, cela risquait de dclencher une mise en branle de la motricit, une mise en acte, sans qu'ait pu tre au pralable vrifi si oui ou non se trouvait dans la ralit extrieure le rfrent correspondant cette image de souvenir. En d'autres termes, pour que l'action soit efficace et mette donc un terme au dplaisir venant du besoin inapais, il faut que quelque chose puisse comparer ce qui vient du souvenir et ce qui vient de la perception. Pour effectuer ce travail, il faut suspendre les coulements primaires de quantits: il faut les inhiber. Sinon, le dplaisir ne cessera pas. Comme l'crit alors Freud, dans une phrase reste clbre: "Le dplaisir reste l'unique instrument d'ducation", au sens o il impose la cration de quelque chose mme d'inhiber ces processus primaires pour contrler la ressemblance ou la dissemblance de ce qui arrive par les neurones (perception) et ce qui arrive par les neurones (souvenir). Le moi est le fils naturel du dplaisir, un fils qui, en bon fils, s'emploie limiter les dgts du pre. Tout ceci nous donne une indication sur cette "nouvelle action psychique" dont Freud ne dit pas un mot dans le texte sur le narcissisme.Aucun mystre n'est pourtant chercher cet endroit, il s'agit bel et bien de l'inhibition, inconnue au rayon des processus primaires. Cette inhibition ne surgit que pour limiter le dplaisir qui ne manquerait pas de survenir si ces processus primaires taient seuls en scne, elle est le mode d'intervention du moi sur ces processus primaires et donc, ds que cette "nouvelle action psychique" qu'est l'inhibition est l, le moi lui aussi, en tant que lieu d'investissements psychiques importants (et qui plus est permanents) est l.Le moi est un lieu constamment investi, capable de stocker l'nergie dont il a besoin prcisment pour inhiber des processus primaires par la voie de l'investissement latral. Ce moi en effet ne peut pas directement lutter contre les processus primaires; il peut seulement crer des frayages latraux qui vont dtourner les quantits qui risqueraient de rveiller du dplaisir. Par la suite, dans l'Esquisse, ce moi est amen faire beaucoup d'autres choses, mais il est clair que dans cette petite phrase de l'Introduction du narcissisme, c'est tout ce pan des laborations freudiennes qui est convoqu.En tant que "nouvelle action psychique", l'inhibition est ce qui permet de passer d'un pluriel indfini et premier des "pulsions auto-rotiques" l'un du narcissisme. Du fait de cette inhibition qui est sa fonction principale, la raison premire de son introduction, le moi possde d'emble un statut d'agent puisque, pour inhiber, il doit crer des investissements latraux: il est donc lui seul une source d'investissement, et doit cet effet possder une nergie pr-stocke qu'il peut alors employer avec plus ou moins de dextrit pour inhiber des processus primaires et, ce faisant, limiter le dplaisir. Il tire donc son unit autant de sa dlimitation ("la totalit des investissements un moment donn") que de l'initiative qui lui est confre dans l'acte mme de l'inhibition par investissement latral.Cette introduction du moi introduit donc aussi de la contingence dans le strict dterminisme qui commande les processus primaires, incapables eux seuls et par eux-mmes de respecter le principe de plaisir qui dtermine pourtant tout instant leur comportement. Dans l'investissement latral que le moi doit effectuer pour inhiber tel processus primaire, le neurone (ou la reprsentation) qui va tre investi par le moi doit seulement tre "autre" que celui qui risque de gnrer du dplaisir, mais il appartient au moi et lui seul de transformer cette ncessit d'une altrit quelconque en la contingence d'une altrit dtermine: ce neurone-l, et ds lors nul autre.Le moi se trouve pos comme agent parce que lui revient une part d'initiative qui n'est pas exactement rsorbe par le dterminisme psychique: certes, il obit lui aussi au principe de plaisir, il vient corriger le dfaut naturel des processus primaires cet endroit, mais son acte d'inhibition implique qu'il dtermine ce que sera l"'autre" neurone, l"'autre" reprsentation. De ce transfert, il est l'agent, et cette qualit d'agent, de sujet effectif d'un acte, c'est ce que la langue offre de plus sr comme refuge pour l'un. Le moi freudien, c'est dj en ce sens le petit bonhomme dans le bonhomme, mais plus encore: en lui, en un point incernable, se tiendrait un lieu de dcision minemment simple, non cliv, qui introduirait la contingence du choix de l'investissement latral dans la ncessit gnrale de l'inhibition et du principe de plaisir.Voici donc les deux points cruciaux autour desquels tourne toute cette premire partie de Pour introduire le narcissisme: une partie trs singulire du corps propre, savoir "la totalit des investissements un moment donn", va se trouver investie de faon constante ( la diffrence des autres qui ne le sont qu'occasionnellement), et cette seule considration pourrait suffire pour introduire ce narcissisme, autrement dit pour prendre acte du fait que le moi tel que dfini dans l'Esquisse est bel et bien le premier "objet" d'investissement, si du moins on veut bien suivre Freud dans la diffrence qu'il instaure sans trop le dire entre "objet" et "zone rogne". L'objet prsente une proprit, classique et fondamentale, d'unit, et pour ce type d'unit, le moi est sans conteste le premier lieu unifi d'investissements libidinaux. Un lien est ainsi d'ores et dj tabli entre la constance des investissements et le caractre unifi de l'objet, de cet objet qu'est le moi. (A l'inverse, la "zone rogne" est dj conue comme partielle ou plurielle; sa diffrence foncire d'avec l'objet tient ce qu'elle ne tombe pas sous la catgorie de l'un.) de ce fait mme, la pure hypothse d'un "narcissisme primaire" se trouve tout de suite taye par des considrations gntiques: le moi est historiquement le premier objet d'investissement, et il lui appartient d'investir son tour des objets (fantasmatiques ou rels, peu importe pour l'instant), et donner ainsi naissance au "narcissisme secondaire", le seul que l'observation est mme de distinguer, aussi bien dans le dlire des grandeurs que dans les fantasmes des nvross ou les passages l'acte des pervers.

Jeudi 21 janvier 1988

L'impossible unit narcissique : idal vs surmoi

Ds l'ouverture de la deuxime partie de son essai, Freud ritre son avertissement selon lequel une "tude directe" du narcissisme est hors de question du fait de "difficults particulires" dont nous pouvons dj avoir quelque ide puisque nous savons que l'observation ne nous livrera pas le narcissisme primaire, et que donc restera obscur le passage du primaire au secondaire. Trois voies d'accs lui paraissent cependant ouvertes l'tude: la maladie organique, l'hypocondrie et la vie amoureuse.Remarquons tout de suite un petit dtail de composition: alors que les deux premires voies n'ont droit qu' des paragraphes diffrencis, la troisime, apparemment plus riche, a droit un sous-chapitre. Et en effet, les deux premires prsentent tout de suite un point commun qui peut se lire aisment partir de nos considrations de la fois prcdente qui tablissaient une diffrence entre l"'objet" d'investissement, pos immdiatement comme une unit "unifie", et la "zone rogne", localise, certes, mais non unifie. La maladie organique, en isolant une partie dtermine du corps propre, effectue ce passage: elle constitue une zone d'investissement donne comme un objet, exactement sur le modle du moi. "Libido et intrt du moi, crit alors Freud, sont nouveau impossibles distinguer l'un de l'autre."L'argument est le mme pour l'hypocondrie, avec cependant cette prcision dcisive qu'un organe va l tre investi sur le modle (Vorbild), non plus du moi, mais de l'organe gnital. Il suffit, dit Freud, de considrer que l'rognit n'est pas une proprit des seules zones rognes, mais que toute "partie dtermine du corps" (bestimmten Krperteile) peut tre investie sur le modle de l'organe gnital. C'est toujours le mme raisonnement: ds qu'une zone rogne peut tre tenue pour un objet, isole comme un objet (i.e. qu'elle peut supporter une imposition d'unit) soit du fait de la maladie organique, soit du fait de son lection sur le modle de l'organe gnital, cet "objet" est intgr au moi et son investissement plus ou moins intense livre l'observation le phnomne accentu du narcissisme secondaire.Arriv l, Freud tombe alors sur une question dcisive:D'o vient donc la ncessit (la contrainte: Ntigung ) pour la vie psychique de sortir des frontires (des limites: Grenzen) du narcissisme et de placer la libido sur des objets ?La rponse ne tarde pas: "Cette contrainte survient lorsque l'investissement du moi en libido a dpass une certaine mesure." Ah bon ?Ainsi donc, nous n'avons fait que reculer pour mieux sauter? Souvenezvous: le moi et sa capacit inhiber ont d tre convoqus lorsqu'une reprsentation (une population de neurones ) risquait d'tre, elle aussi, "investie au-del d'une certaine mesure". Ce qui tait alors appel pour conjurer ce danger soit: le moi devient donc le nouveau danger au regard du toujours mme principe de plaisir?Le moi apparat ainsi comme n'tant pas lui seul une rponse satisfaisante. Son action n'aura certes pas t nulle s'il a produit l'action spcifique apte rsorber le dplaisir issu du besoin, mais pour ce qui est du danger permanent d'un "trop" d'investissement, ce moi extensible pourtant est la mme enseigne que les processus primaires.Ce moi-rservoir, magasin provisions, pos comme une unit, ne suffit donc pas la tche. Tout un qu'il soit, il lui faut des dpendances, des remises pour loger ses surplus. Mais cela encore ne suffit pas: le narcissisme, comme le moi, ne connat pas de frontires (Grenzen) sur le modle de la grenouille qui exploserait vouloir se gonfler comme un buf, ce n'est pas une question d'lasticit de la peau du moi, c'est plus gravement qu'il y a contradiction, conflit, du fait mme du narcissisme et de sa prtention tout englober.Au dbut de la troisime partie (je saute pour l'instant la fin de la deuxime sur les enseignements de la vie amoureuse), Freud ne peut faire moins que de mentionner la "pice la plus importante", crit-il, des "perturbations auxquelles est expos le narcissisme originaire (ursprnglich) de l'enfant", savoir le complexe de castration. Cette problmatique, il ne l'laborera vraiment qu'en 1921, et il ne fait ici qu'en poser les rudiments dans un vocabulaire qu'il a par la suite remani, mais qui garde tout son sel: il oppose en effet langoise de pnis (penisangst) ct petit garon lenvie de pnis (penisneid) chez la petite fille. De quelque faon en effet que soit tourne la question de l'dipe, pour le garon comme pour la fille, l'investissement libidinal de l'objet sexuel devient alors une menace pour le moi. Ce n'est pas, encore une fois, que le moi manque d'lasticit, c'est plus simplement, comme le dit un de nos proverbes, qu'il ne peut pas manger son gteau et le garder.Sur la voie de la satisfaction par investissement objectal, le moi rencontre des impossibilits, commencer par l'dipe, mais ces impossibilits dipiennes ne font que nous introduire ce que Freud n'hsite pas alors appeler "la psychologie du refoulement" (der Psychologie der Verdrngung).Le refoulement, rappelle-t-il, vient du moi: du fait que ce dernier rencontre, sur la voie de ses investissements, des reprsentations incompatibles avec lui, il les refoule. Mais alors, c'est le moi qui fait tout, qui investit, qui refoule, etc. Et surtout que peut bien vouloir dire des "reprsentations incompatibles avec le moi" si le moi est, dans un premier temps au moins, compris comme "la totalit des investissements ", savoir la totalit des frayages?Alors Freud "prcise" (przisieren) d'o vient ce refoulement: non pas seulement "du moi", mais de l"'estime de soi du moi" (von der Selbsachtung des Ichs), et cette curieuse "estime de soi" trouve peine quelques lignes plus loin son qualificatif d"'Idal": "La formation d'idal (Idealbildung, sur le modle de la symptombildung ) serait du ct du moi la condition du refoulement."Un mot au passage sur la distinction, qui nous est devenue si usuelle du fait de Lacan, entre idal du moi et moi idal: dans le texte de Freud qui ici nous retient, elle est quasi inexistante, et les deux expressions y sont employes indiffremment ( preuve, peut-tre, son ideal Ich du milieu du paragraphe o apparaissent conjointement les deux notions prcites, page 98 de la traduction franaise).Le narcissisme, poursuit alors Freud, se trouve dplac sur ce "nouveau moi idal" qui est prsent comme la reviviscence du narcissisme infantile, une faon de retrouver le narcissisme primaire. Nous voici dsormais avec un moi dans le moi, un nouveau moi qui n'a pas accomplir tout un tas d'actions compliques comme son prdcesseur: il doit seulement tre pourvu de "toutes les perfections", faire la somme de ce qui est mme de procurer du plaisir. C'est un moi purifi au sens o, n'ayant pas oprer des investissements libidinaux, il ne risque pas d'tre cliv entre des impratifs contradictoires, comme c'est bien entendu le cas pour le moi, au moins dans le temps du conflit dipien.L'unit, la clture du moi idal ne sont pas immdiatement en pril du fait d'un dtail qui apparat dans le premier temps de l'introduction de cette nouvelle entit: l o le moi possdait un indniable statut d'agent, le moi idal est introduit d'abord comme passif. Il est bien la "condition" du refoulement, mais, pour l'instant, ce n'est pas lui qui refoule. C'est encore le moi.Mais la chose ne saurait en rester l, et nous voyons Freud continuer tre en qute d'agent. Ce moi idal, ou cet idal du moi, substitut en tout cas du narcissisme primaire de l'enfance, ne conserve pas longtemps son statut de pure passivit, encore que l'introduction par Freud d'une activit ce niveau ne soit pas rsolument assertive:Il ne serait pas tonnant que nous trouvions une instance psychique particulire qui accomplisse la tche de veiller ce que soit assure la satisfaction narcissique provenant de l'idal du moi et qui, dans cette intention (!), observe sans cesse le moi actuel et le mesure l'idal. Si une telle instance existe ...Voil donc que dbarque en premier, cet appel d'instance, la conscience morale (Gewissen), bientt suivie par un indniable agent celui-l, savoir le "censeur du rve" (Traumzensor) "que nous pouvons reconnatre dans l'idal du moi et dans les manifestations dynamiques de la conscience morale". Ces appellations ne sont que des mesures d'approche de ce qui s'appellera dans Le moi et le a (1921, donc): le surmoi (berich).Il existe, de fait, dans les textes de Freud, un trs net flottement terminologique autour de ces termes de moi idal, d'idal du moi et de surmoi. Mais je soumets votre attention cet lment discriminant qu'est l'opposition freudienne passivit/activit: alors que le surmoi (qui plonge ses racines dans le a, mais aussi et surtout dans l"'entendu") possde tout coup un statut d'agent parfaitement reprable, l'idal du moi est beaucoup plus ambigu: tantt il est trait comme une "instance", et ds lors il a pouvoir de dcision (Freud numre ses tches dans le chapitre VII de Massenpsychologie: auto-observation, conscience morale, censure onirique, influence essentielle lors du refoulement), tantt il n'est qu' une "formation" sur le modle du narcissisme primaire, et alors parfaitement passif.C'est ici le mouvement de construction des "ides" freudiennes que nous soumettons interrogation, bien plus que leur ventuelle adquation l'exprience et l'observation. Il s'agit d'apprcier quelles ncessits guident Freud dans ses laborations, non partir des seules contraintes imposes par l'observation, mais partir des contraintes de cohrence systmatique qui, mon sens, prcdent le plus souvent chez Freud les vrits d'adquation, quoi qu'il ait pu dire ce sujet sur son empirie et son pragmatisme.Un mot de commentaire sur cette hypothse de lecture pistmologique: il me semble important, dans l'tude des textes, de distinguer autant que faire se peut ce qui s'impose du fait de l'observation de ce qui s'impose du fait de la trame discursive (je prfrerais dire ici, pour suivre le mot de Freud, la "trame idative"). Pour que les "ides" parviennent mettre de l'ordre dans le fouillis des observations, il faut qu'elles soient elles-mmes tenues par un ordre qui, au dpart, n'est qu' elles, et qui est d'un autre ordre qu'un constant souci d'tre en prise directe avec la ralit.De ce discours entre l"'ordre idatif" et l'ordre suppos sous-jacent aux phnomnes observs, nous avons par ailleurs un indice direct dans un des paragraphes conclusifs de ce texte de Freud. Arriv deux pages de conclure, Freud crit:L'importance de notre objet d'tude et l'impossibilit de prendre une vue d'ensemble justifieront peut-tre que j'ajoute quelques autres propositions dans un ordre plus dcousu.Nous avons en plus dans la correspondance avec Abraham et dans le commentaire de Jones l'indication, plus directe encore, que Freud n'tait pas satisfait:J'ai bien difficilement accouch du Narcissisme. Il porte les dformations qu'il a subies de ce fait. L'imperfection de mon travail me mortifie extrmement. (Pour une fois, la version Jones (cf. supra) est plus violente que la traduction de la correspondance, qui donne pour la mme phrase: "J'ai le sentiment trs vif d'une insuffisance grave.")Et, de fait, suit en vrac une srie de propositions, toutes fortement assertives, comme si la trame des hypothses n'tait pas pleinement rsorbe par son travail de description des phnomnes (tout comme la mnagre qui, au moment de finir sa tarte, se retrouve avec un excdent de pte, et confectionne alors quelques festons pour ne pas jeter ce qui est bon).Que dire donc de ces supposes ncessits lies la "trame idative" qui conduit Freud dans cette introduction au narcissisme ?Notre hypothse de dpart sur ce plan, c'tait que Freud s'engageait par l mme introduire dans l'appareil psychique et dans sa thorie de la libido une unit indite, en ce sens trs prcis qu'elle doit tre plus que la totalit de ses constituants. Le moi, commencer par lui, n'est pas seulement la "totalit des investissements un moment donn", il est aussi et surtout le lieu d'o partent des investissements nouveaux qui n'auraient pas lieu sans lui, et qui mettent en uvre la "nouvelle action psychique" qu'est l'inhibition par la voie des investissements latraux. Que ce moi soit donc, non seulement un pur produit, mais aussi une origine de quelque chose le constitue comme un individu part entire (bonheur de la langue: comprendre cette expression, c'est presque comprendre ce qu'est le moi freudien).Mais l'apparition de conflits au sein de ce moi fait rebondir toute l'affaire: tout le moins dans le temps de l'dipe, ce moi se trouve cartel entre la violence de ses investissements d'objets et le maintien de son intgrit narcissique mise mal par l'angoisse de castration. Ds lors, d'inhibiteur qu'il tait, il devient inhib et ne trouve son salut que dans le symptme, par la voie du refoulement. Notre beau UN de dpart est en morceaux, dchir par des tensions contradictoires, et le rebond consiste alors pour Freud transposer la mme affaire un autre niveau: l o le moi n'est plus mme de soutenir une unit fonctionnelle, surgit l'idal qui va accomplir la mme fonction.Attardons-nous un instant sur l'une des qualits de dpart de cet idal: il est le lieu de "toutes les perfections": aller wertvollen Vollkommenheiten: "toutes les perfections qui ont du prix, prcieuses". Ce ne sont donc pas "toutes" les perfections possibles et imaginables, mais seulement celles qui, eu gard tel moi et non tel autre, se trouvent avoir du prix. Ce redoublement introduit donc en fait une restriction, mais un problme reste entier, dont il faut bien dire qu'il n'arrte pas Freud un instant: toutes ces perfections si prcieuses, sont-elles exemptes de contradictions ? Le moi idal est-il de lui-mme, vu cette qualit qui le fonde, un lieu hors conflit ?Quand on voit, aussi peu que ce soit, les difficults auxquelles se sont heurts les thologiens pour arriver faire tenir une telle entit: un lieu (un tre) peupl de toutes les perfections, mais tel aussi qu'il ne soit dchir par aucun conflit pour pouvoir rester en toute occasion simple, c'est--dire non divis, on se dit que l'affaire ne saurait aller toute seule.La thorie du moi autonome, par exemple, tranche tranquillement dans cette difficile question: en postulant l'existence d'une sphre non conflictuelle du moi (que ce soit l'idal du moi ou pas, peu importe pour l'instant), elle se prononce, innocemment peut-tre mais nergiquement, pour une reconnaissance de la dit du moi. Il y a du dieu dans le moi. C'est une solution lgante du point de vue du narcissisme, le problme restant alors de savoir comment diable on communique entre dieux? C'est encore plus fort que les professions dlirantes signales par Lacan. (On peut penser qu'un pas de plus du ct de la psychose leur aurait peut-tre permis d'entr'apercevoir, partir de l, la structure paranoaque du moi mais tel n'aura pas t le cas.)Cependant si, l'inverse, cet idal du moi freudien apparaissait d'entre de jeu comme parfaitement conflictuel, il faudrait alors convenir que nous n'aurions gure avanc dans l'introduction de cette unit qu'il s'agit de faire tenir.Ce qui fait que pour Freud la question ne se pose pas exactement en ces termes, c'est que pour lui le lieu du conflit est tout trouv: ce n'est plus au sein du moi seul, ce n'est pas au cur de l'idal, mais bel et bien dans la tension institue entre les deux, et dont le surmoi est l'arbitre, d'une curante partialit puisqu'on peut savoir l'avance qu'il donnera toujours tort au moi. Ce n'est qu'en crant ainsi deux instances et en les engageant dans un conflit quasi permanent et truqu que Freud peut tenir sans trop de problmes immdiats l'individualit de chacune. Le "fameux" dualisme rvle ici l'un de ses avantages, qui est de faire tenir de l'un sur la base du conflit entre deux un.Notons bien que le conflit n'est pas la seule voie pour faire tenir ces deux entits. Dans ses trs prcieuses indications sur la vie amoureuse (dont je n'ai pas fait grand cas jusqu' prsent), Freud remarque qu'il arrive assez souvent que l'objet soit lu sur la base qu'il possde les qualits dont le moi, prcisment, s'estime dpourvu. Quand la voie de la relation d'objet est praticable cet endroit, le moi se complmente du moi idal. A nouveau, l'unit est sauve. Le "tu es ce qui me manque" aveu d'amour venu du moi n'est ici que le pendant exact du "voici ce que tu n'es pas" expression mme du surmoi.En ce sens le surmoi surgit comme l'excuteur des hautes uvres de l'idal, son agent. Cette distinction au moins est franche qui dgage chaque fois un lieu et un agent, lequel se remarque du fait d'tre un "metteur en acte" qui appelle tre classiquement conu comme une nature simple (d'o s'origine un vouloir qui soit un). Mais cette "simplicit" ne s'acquiert pas du premier coup, et j'illustrerai ce dernier point en observant le procs de constitution de cette unit dans l'laboration de la deuxime topique. Le a dont je n'ai rien dit jusqu' prsent pour ne pas trop anticiper dans notre lecture du Narcissisme est bien un lieu, mais o l'on chercherait en vain l'unit d'un agent. Freud le dit de multiples manires, mais peut-tre jamais aussi bien que dans cette phrase du tout dernier paragraphe du moi et du a:Es kann nicht sagen, was es Will: es hat keinen einheitlichen Willen zustande gebracht.a ne peut pas dire ce que a veut: a n'a pas constitu de volont unifie (unitaire une).Le moi quant lui, nous l'avons vu dans le dtail, est lui aussi un lieu dtermin, cette "totalit des investissements un moment donn", mais peine pos, il se transforme en l'agent de l'inhibition, l'agent d'un acte qui a une finalit bien tablie. Mais cet agent, cartel entre des impratifs contradictoires, ne peut se maintenir lui seul dans la simplicit qui conviendrait l'unit recherche comme vritablement affine au narcissisme. Comme le titre le dernier article tomb de la main de Freud: dans le moi, il y a clivage, Spaltung, non seulement du lieu, mais surtout de l'agent.L'idal (dans cette indtermination freudienne entre idal du moi et moi idal) reconduit massivement cette distinction lieu/agent. Et, dans cette perspective, c'est le surmoi qui apparat comme l'lment absolument simple, d'une volont aussi unifie que monotone, et qui s'impose comme la clef de vote de l'difice du narcissisme, l'lment ponctuel qui permet de boucler une unit sans lui fuyante.

Jeudi 4 fvrier 1988

De Freud Lacan : dtail dune chicane

Je vais chercher conclure momentanment notre parcours introductif dans quelques textes freudiens sur la question du narcissisme, plus exactement sur les conditions requises par Freud pour que ce narcissisme enfin "introduit" puisse tenir comme unit part entire. Nous avons pu voir en effet que l'un du narcissisme s'offre toujours comme secondaire, et que le narcissisme dit "primaire" ne sort jamais de son statut d'hypothse. Plus encore: ce narcissisme secondaire, en tant qu'investissement libidinal du moi, ne suffit en rien ni la consistance de l'difice thorique, ni la description approprie des observations cliniques. Pour que le narcissisme puisse passer le cas du complexe de castration, Freud doit doter son systme d'une nouvelle instance, et l'introduction du narcissisme s'avre tre avant tout l'introduction de cette instance pour laquelle Freud use alors de trois appellations bien difficiles articuler au niveau de ces textes: moi idal, idal du moi et surmoi, triplicit qui cache une dualit de fonctions entre l'idal du moi et le moi idal d'une part, le surmoi d'autre part.Ceci reste pour Freud en travail dans la plupart des textes crits entre 1914 et 1923, date laquelle, avec "La disparition du complexe d'dipe", il arrive un point relativement rsolutoire. J'en donnerai comme exemple une phrase du texte de 1923:L'autorit du pre ou des parents, introjecte dans le moi, y forme le noyau du surmoi (den Kern des ber-Ichs), lequel emprunte (entlehnen) au pre la rigueur, perptue son interdit de l'inceste et assure ainsi le moi contre le retour de l'investissement de l'objet.Pour que le narcissisme tienne, s'avre donc ncessaire cette opration qui reconduit l'ambigut: quand il est question d'idal du moi, Freud parle d'identification, mais ici il parle d'introjection pour constituer ce "noyau" du surmoi, terme qui accentue le ct ponctuel de ce que j'ai appel la dernire fois "la clef de vote" de l'introduction du narcissisme. On peut illustrer cette distinction sans faire appel pour l'instant aux distinctions lacaniennes d'imaginaire et de symbolique par l'opposition employe par Freud au dbut du chapitre VII de Massenpsychologie sur "L'Identification". Il isole l l'identification comme un mouvement portant sur l'tre ("Dans le premier cas (identification), le pre est ce qu'on voudrait tre"), et le choix d'objet comme "ce qu'on voudrait avoir". Et il poursuit en dcrivant un espce de systme de vases communiquants o identification et choix d'objet sont troitement corrls, au point o, par exemple dans le deuil, lorsque le moi retire ses investissements d'objet, il ne peut faire moins que d'aboutir des identifications, alors qu'au contraire, dans la passion amoureuse, l'intensit de l'investissement d'objet peut parfois mettre mal le systme pralable des identifications.Il y a l un couple de notions complmentaires. Mais, quelques lignes plus loin dans ce mme chapitre, Freud apporte chemin faisant une prcision qui nous intresse ici au plus haut point: il voque la possibilit que l'identification, "par voie rgressive", devienne "le substitut d'un lien objectal libidinal, en quelque sorte (pour ainsi dire: gleichsam) par introjection de l'objet dans le moi".Et nous voyons ici rejaillir la distinction dont nous faisons usage depuis le dbut entre l'lment isol (trace, frayage, zone rogne) et l'lment conu comme unit part entire (objet, organe, moi, moi idal). Quelques lignes avant, en effet, Freud avait prcis que l'identification, elle, "est partielle, extrmement limite, et n'emprunte qu'un trait unaire (c'est ici l'acte de naissance du trait unaire) la personne-objet (objektperson)". Or, lorsqu'il parle d'introjection, c'est alors l'objekt qui est sur la sellette, c'est lui (mais qu'est-il donc?) qui est "introject" dans le moi pour y former ce "noyau". L'identification ne porte, au cour par coup, que sur un lment "unaire", alors que, lorsque par voie "rgressive" elle passe l'introjection, cette dernire porte, on le voit, sur un "objet".Je ne jurerai pas que ces distinctions que j'essaie ici de faire valoir aient t en tout point videntes pour Freud: je me contente de tenir pour remarquable sa consistance dans la prcision terminologique, l mme o cette prcision ne suffit pas rgler les problmes pour y voir clair dans les observations.L'opration d'identification, qui porte donc sur l"'tre", peut ainsi en venir, par cette fichue "voie rgressive", se transformer en introjection, laquelle porte alors sur l"'objet", ce qui tait prcisment la marque de l'investissement d'objet, ce pourquoi ce dernier apparaissait comme l'expression du narcissisme secondaire.Car le courant libidinal dit "narcissique", non seulement mane de cette unit objectale dite "moi", mais en plus, loin de porter sur des traits unaires, il porte sur des "objets" qui jouissent de la mme proprit que le moi, savoir qu'ils prsentent le mme type d'unit. Et par l mme, l'avoir reste en course dans cette espce de trognon d'identification (Ersatz, dit Freud) qu'est l'introjection.A presser ainsi le texte freudien, on aboutit donc ce rsultat: d'un ct, l'identification en tant qu'opration qui peuple le moi idal (ou l'idal du moi, pour l'instant c'est tout comme) de traits isols les uns des autres, et d'un autre ct l'introjection constitutive du surmoi qui importe dans ce lieu, non plus un ou plusieurs traits mais, par le biais de l"'objet", un type d'unit foncirement diffrent de celui qui se trouve attach au trait identificatoire.Ainsi pouvons-nous au passage donner sens ce qui pouvait tout d'abord nous apparatre comme une hsitation de Freud entre idal du moi/moi idal d'un ct et surmoi de l'autre. Il s'agit en fait pour lui de tenir ensemble, d'une faon porte maintenant jusque l'pure, ce qui dj se donnait comme double ds la premire dfinition du moi: "totalit des investissements un moment donn". Les investissements, les "frayages" en termes de l'Esquisse, sont bien des lments unaires, comptables, mais rien en eux-mmes ne les conduit faire en aucune faon "totalit". C'est parce qu'il a fallu qu'apparaisse la "nouvelle action psychique" (l'inhibition) que la "totalit" en question a vu le jour (dans les constructions thoriques freudiennes).Il me semble pouvoir dire que la dualit d'expressions, qui titre encore le chapitre III de Le moi et le a: "Le moi et le surmoi (idal du moi)", tmoigne sa faon d'une dualit de texture pour ce qu'il en est de cette instance de la deuxime topique en tant qu'elle est appele par l'introduction du narcissisme: il y a la pluralit des lments qui concourent donner cet idal sa dtermination particulire, et quelque chose qui n'est pas du tout particulier, qui se rduit purement et simplement sa fonction, et qui apporte, au "noyau" de cette instance, un lment qui ne peut tre rduit un trait puisqu'il conserve le type d'unit attache l'objet.Ce noyau est si peu particulier d'ailleurs pour Freud qu'il en fait, on le sait, le point d'attache gnrique de tous les moi particuliers la ligne humaine. "A chacun son idal", oui (peut-tre), mais "A chacun son surmoi", non, en aucune faon (sans qu'on puisse en conclure trop vite qu'il n'y en a qu'un pour tous). Le noyau du surmoi se prsente comme l'lment charnire entre la pluralit des individus et l'unicit de l'espce humaine.J'ai men les choses ce point, non seulement parce que le texte freudien me paraissait par certains de ses aspects le supporter, mais aussi dans ma recherche d'une question particulire qui puisse nous servir d'angle d'attaque dans le texte de Lacan Les complexes familiaux.On ne peut, mon sens, tudier le rapport de Lacan Freud qu'en fabriquant des questions qui donnent existence un lieu transfrentiel o se jouent quelques lments de ce rapport. Il est par exemple immdiatement lisible que, dans son texte, Lacan reprend la problmatique freudienne sur cette tierce instance de la deuxime topique, non dans les termes o je vous l'ai prsente, mais dans ceux qu'il poussait en avant dans le temps de ses laborations, termes qui ne nous deviendront lisibles que si nous n'adoptons pas trop vite fait et cause pour eux. Il est clair d'ailleurs qu'en acceptant pour objet de son tude "La famille", Lacan acceptait de se mettre l'tude de cette charnire entre l'individu et le socius.Dans cette trajectoire familiale qui va conduire l'infans s'inscrire d'une faon ou d'une autre comme lment du socius, Lacan distingue trois tapes essentielles: complexe du sevrage, complexe d'intrusion, complexe d'dipe, chacune centre sur une notion du complexe qu'il tente alors de dgager dans son introduction.Il faut lire attentivement les cinq pages dans lesquelles Lacan circonscrit ce qu'il entend par "complexe" puisque, si le terme vient bien de Freud (qui pourtant n'est dj l que le relais de Jung), il appert que Lacan en fait tout autre chose que Freud. Disons-le d'un mot: le complexe tel que l'entend Lacan est ce qui a vocation d'articuler nature et culture, pour autant du moins qu'il est la charge de l'individu concret d'effectuer cette liaison, et de trouver dans cette effectuation mme sa propre consistance singulire. Ce qui frappe peut-tre le plus dans cette riche introduction, c'est le trs peu de cas que fait Lacan de la sacro-sainte distinction freudienne: conscient/inconscient. C'en est renversant. Lacan ne se contente pas de "rpudier l'appui que l'inventeur du complexe croyait devoir chercher dans le concept classique d'instinct", mais avec sa "formule gnralise" du complexe, il entend dsormais "y inclure les phnomnes conscients", en admettant comme lment fondamental dudit complexe "une entit paradoxale: une reprsentation inconsciente, dsigne sous le nom d'imago".Le complexe du sevrage, le plus brivement trait des trois, sert bien situer la place du complexe tel que je le prsentais, entre nature et culture:Pour la premire fois, semble-t-il, crit Lacan, une tension vitale se rsout en intention mentale.Le plus remarquable de ce complexe pour Lacan, c'est qu'il n'implique pas du tout l'existence d'un moi, et mme il n'y concourt pas directement. Si existent ds ce temps certaines "units de perceptions", et si l'infans acquiert "une connaissance trs prcoce de la prsence qui remplit la fonction maternelle", l'imago comme entit ne se dgage pas nettement du fatras des sensations. Le moi n'est pas l, et Lacan le dit on ne peut plus clairement dans une phrase clef:Nous ne parlerons pas avec Freud d'auto-rotisme puisque le moi n'est pas constitu, ni de narcissisme puisqu'il n'y a pas d'image du moi.Premire difficult de lecture, typique du style de ce texte (vertement critiqu par Edouard Pichon): "Nous ne parlerons pas avec Freud ... "."Nous ne parlerons pas d'auto-rotisme comme Freud lui-mme s'en abstient", ou bien "Nous ne parlerons pas d'auto-rotisme comme Freud lui-mme en parle"? La difficult se rsout si l'on se souvient de ce que nous avons vu dans le dtail, savoir que Freud parle prcisment d'auto-rotisme quand le moi n'est pas constitu ("Mais les pulsions auto-rotiques existent ds l'origine; quelque chose, une nouvelle action psychique, doit donc venir s'ajouter l'auto-rotisme pour donner forme au narcissisme.") Quelque choix que l'on fasse, il semble bien que Lacan ait pris ici le contre-pied de Freud en ne se souciant videmment pas de la problmatique de l'Esquisse (et pour cause; nous sommes en 1938 et l'Esquisse ne sera publie qu'en 1952), et en soutenant la co-existence du moi et de l'auto-rotisme: si le premier n'est pas l, on ne pourra pas parler du second. Par contre, ds cette premire donne sur la question qui nous retient ici, on voit surgir sans tambour ni trompette une diffrence entre le moi (li donc l'auto-rotisme) et l'image du moi (lie, elle, au narcissisme). Le stade du miroir (1 936) est dj pass par l; nous allons le retrouver plus loin propos du complexe d'intrusion.Dernire prcision enfin, propos du complexe en gnral, mais nonce trs vivement propos de ce complexe du sevrage: le complexe ne rpond pas des fonctions vitales, mais l'insuffisance congnitale de ces fonctions. Point n'est donc besoin d'aller donner, comme Freud, une existence positive un suppos "instinct de mort" (et ainsi, en ontologisant ce second terme, plonger dans un dualisme "fort"), s'il est vrai que le complexe et plus encore l'imago qu'il cerne porte la marque de cette mort attache une telle insuffisance des fonctions vitales.Le complexe conserve la marque de ce qu'il vient pallier: la mort, non comme ralit indpendante, mais comme pur et simple rsultat de la vie quand elle n'accomflit pas les tches qui sont les siennes. Conclusion de tout ce passage sur le sevrage:S'il fallait dfinir la fourme la plus abstraite o on retrouve [cette structure de l'imago, nous la caractriserions ainsi: une assimilation parfaite de la totalit l'tre."Formule d'aspect un peu philosophique", concde-t-il immdiatement, mais simplement pour insister sur l'aspect mortifre de cette confusion assimilatrice entre totalit et tre. "L'un, c'est pas tout", disais-je pour rsumer la position freudienne sur le moi et le narcissisme: quoi Lacan fait ici une sorte de rajout interprtatif, pas forcment facile comprendre: l'tre confondu avec l'Un sous les espces de la totalit n'est rien que l"'obscure aspiration la mort".C'est sur ces bases que dmarre donc son tude, autrement plus originale, du complexe d'intrusion o il va reprendre, et vraisemblablement dj r-laborer son tout rcent stade du miroir. Ayant rappel les clbres lignes de saint Augustin sur la jalousie fraternelle, Lacan crit:L'image du frre non sevr n'attire une agression spciale que parce qu'elle rflte dans le sujet l'imago de la situation maternelle et avec elle le dsir de mort.Le stade du miroir proprement dit surgit alors pour donner son point rsolutoire cette tension agressive dans un mouvement d'identification (l-dessus, lire et relire "L'agressivit en psychanalyse"). Cette identification l'image, Lacan la dcompose en trois temps: une "inhibition attentive", un "gaspillage jubilatoire", un "sentiment de comprhension (sous sa forme ineffable)".Cette prsentation a le mrite de dployer tout de suite la dualit bien connue: un corps morcel par les sensations qui, d'elles-mmes, ne trouvent pas concourir dans une totalit plus ou moins organique, et une image dont il est dit que "ce que le sujet salue en elle, c'est l'unit mentale qui lui est inhrente".Ici donc, de manire plus nette encore que dans le texte freudien, avec des termes qui tantt concident avec ceux de Freud, et tantt ne concident pas, nous voyons se rfter la problmatique de Pour introduire le narcissisme: sur une pluralit irrductible surgit une unit qui ne s'offre que comme ipso facto close et acheve, sans pour autant rassembler rellement la pluralit en question. Cette dernire continue d'exister comme telle, mais elle est dsormais flanque de quelque chose qui ne lui appartient pas, qui en est clairement distinct, et du coup se trouve engage une dialectique entre pluralit et unit. (A ce point prtons une attention latrale mais vive cette remarque de Lacan: "La tendance par o le sujet restaure l'unit perdue de soi-mme prend place ds l'origine au centre de la conscience.")Nul doute, au demeurant, sur le fait que la mise en jeu de cette nouvelle donne qu'est l'image spculaire introduise le narcissisme. Ici, cependant, encore une petite complication de lecture: Lacan prte Freud (et Abraham par la mme occasion) une conception du narcissisme comme "investissement libidinal du corps propre" (44). On l'a vu, il n'en est rien, au moins pour Freud, mais si Lacan commet cette erreur de lecture, c'est srement qu'elle est affine son stade du miroir o le moi n'est en rien une partie du corps propre (au contraire de Freud), puisque ce corps anticipe son unit du fait d'une image fondamentalement extrieure lui.En restaurant alors le "plein sens" du mythe de Narcisse, Lacan donne trois valeurs cette "structure mentale": la mort (toujours rattache l'insuffisance des fonctions vitales), la rflexion spculaire (qui tient l'image du double), l'illusion de l'image: le stade du miroir est encore un monde sans autrui.Ce dernier point est capital, et souvent mconnu dans les commentaires du stade du miroir: l'image fait "intrusion narcissique", certes, mais si les choses devaient en rester l, il n'y aurait qu'alination l'image, illusion pleine et entire que rien ne viendrait rsoudre, sinon encore une fois la mort, identique alors en tout point celle de Narcisse. L'image spculaire est donc tout fait ncessaire la constitution du moi, mais elle n'y est en rien suffisante, au sens o seule la jalousie vient prcipiter, par l'introduction de ce que Lacan appelle alors un "tiers objet", une identification par laquelle le moi trouve son identit.La jalousie intervient, souligne Lacan, comme "une discordance dans la satisfaction spculaire", et cette discordance est dcisive pour que le narcissisme ne se confonde pas, peine introduit, avec la pure et simple fascination attache une image alinante qui conduirait la mort.La jalousie pose le semblable complt de l'objet de satisfaction, ce qui est une faon de dire qu'elle fait la diffrence. Ds 1938 donc, le stade du miroir dit deux choses: il dit la tension agressive qui s'instaure dans l'alination mortifre l'image unifiante, et il dit en plus l'existence part de l'objet de satisfaction, du tiers objet (ce qui prendra par exemple plus tard chez Lacan la valeur du retard port sur l'image par le porteur d'enfant, le christophore).C'est par le semblable, conclut Lacan, que l'objet comme le moi se ralise(48). Nous retrouvons ici nos balises de dpart: l'objet se ralise comme le moi pour autant que l'un et l'autre jouissent de cette proprit qui n'est amene au jour par rien d'autre. Au dire de Lacan.

Jeudi 10 fvrier 1988

Le complexe ddipe selonJacques Lacan (1938)

En tudiant la dernire fois le "complexe du sevrage", nous avons pu voir quel point le stade du miroir introduit par Lacan en 1936 (par un texte qui, encore aujourd'hui, nous fait dfaut) tait pour lui l'axe directeur de ce travail sur "La famille". S'il trouve objecter de-ci de-l Freud et son biologisme, ce n'est pas seulement qu'il ne partage pas les mmes prjugs, c'est qu'il a d'ores et dj une autre "machine" (comme on disait au XVIIeme sicle) et, de ce point de vue, l'appui constant que Freud aura pris dans ses travaux ultrieurs sur cette Esquisse perdue corps et biens dans la rupture d'avec Fliess, trouve son correspondant dans ce stade du miroir qui a eu, on va le voir dans le dtail, des effets directeurs sur les laborations lacaniennes, jusqu' rel, symbolique et imaginaire compris. C'est en effet partir d'une comprhension du narcissisme comme unique investissement de l'image spculaire que Lacan s'emploie dcrire le drame dipien et sa pice dcisive: l'angoisse de castration. Bien des choses s'en trouvent dplaces vis--vis de Freud.Ce qui reste commun aux deux hommes, c'est le souci d'introduire un type d'unit globalisante sous le terme de "narcissisme". Mais l o Freud fait intervenir de manire dcisive la ncessit de l'inhibition (et donc la ncessit d'un certain type de moi, d'un magasin provisions apte dclencher les investissements latraux), Lacan met en uvre la dcouverte d'une unit anticipe par la perception de l'image du semblable (ou image spculaire). Les dynamiques sont donc diffrentes, mais concourent en ce point o moi et narcissisme doivent prsenter des entits closes, dlimites, et servir de vritables prototypes tout ce qui viendra tre marqu de cette qualit d'unit, et spcialement ce qui a droit au nom freudien d"'objet".De la prsentation par Freud du complexe d'dipe, Lacan ne retient d'abord qu'un seul trait, savoir que ce complexe culmine dans une contradiction:Le parent de mme sexe apparat l'enfant la fois comme l'agent de l'interdiction sexuelle et l'exemple de sa transgression.Cette opposition s'exprime ds le dbut de la prsentation hypersommaire que Lacan donne du complexe: le choix d'objet (le parent de sexe oppos) constitue la "base" du complexe, tandis que la "frustration" qui rsulte du parent du mme sexe en forme le "nud". Or ce que l'on voit se mettre en place chez Lacan, c'est tout de suite une espce de permutation des acteurs relativement aux places que distribuait le stade du miroir, soit: ledit "sujet", l'image du semblable (objet de l'agressivit) et le tiers objet (objet de la jalousie).Ds cette mise en place liminaire du complexe d'dipe, le "tiers objet" vient tre incarn par "le parent du mme sexe", ce qui relgue invinciblement le parent de sexe oppos la place de l'image du semblable.Une telle mise en place laisse Lacan en accord avec lui-mme et avec ce qu'il soutenait dj lors de sa description du complexe du sevrage: que l'absorption dudit "sujet" (avant toute problmatique narcissique, le moi tant encore absent) dans le giron maternel pouvait quivaloir une "assimilation parfaite de la totalit l'tre", soit encore "la plus obscure aspiration la mort". Nous touchons mme ici, ds son dpart, une des constantes dans les prsupposs de base qui auront soutenu Lacan: que l'accomplissement du dsir entrane avec lui, comme son horizon propre, l'anantissement du sujet du dsir. Et que sur ce chemin de l'engloutissement non par carence des fonctions vitales cette fois, mais par accomplissement du dsir qu'articule le complexe, la dfense narcissique joue un rle vital en suspendant cet accomplissement.Mais cette mise en place a l'tonnant mrite de donner forme l'ambigut foncire du complexe d'dipe, laquelle Freud n'a pu accder qu'en dcrivant un "Oedipe invers" avec lequel tous les cas de figures deviennent envisageables ce qui, loin de donner force ce "complexe gnralis", le transforme en machine tout expliquer d'un maniement dangereux, sinon ennuyeux.En effet: prenons le cas classique du petit garon. Ce qui, dans cette disposition, s'offre lui comme image du semblable dans laquelle il est prt s'anantir tel le Narcisse du mythe, c'est sa mre, tandis que celui qui il viendra dans le temps rsolutoire de l'Oedipe s'identifier ( "introjecter" par "voie rgressive"), son pre donc, n'est pas ici en position du semblable mais du tiers objet, objet de la jalousie.Or cet "objet" n'est rien de plus qu'une image de semblable, lui aussi, tout comme l'objet du dsir dipien, la mre, est conue comme l'image spculaire elle-mme. "Image" (spculaire) et "objet" ne sont pas deux places diffrentes dans la triangulation odipienne selon Lacan (le tiers terme continuant de s'appeler "sujet"), mais une double valeur de chacune des places."Image" (spculaire) et "objet" (de la jalousie) s'intervertissent donc, ce qui n'a rien de surprenant si l'on se rappelle l'annonce, la fin du chapitre prcdent, que "c'est par le semblable que l'objet comme le moi se ralise". "Semblable", "objet" et "moi" peuvent s'interchanger sur la base de ce qu'ils prsentent chacun le mme type d'unit qui nous retient ici.Cette dualit foncire de la mre (image et objet) et du pre (objet et image) est souligne par Lacan du ct du pre lorsqu'il crit:Le parent de mme sexe apparat l'enfant la fois comme l'agent de l'interdiction sexuelle et l'exemple de sa transgression.Agent de l'interdiction en ce qu'il s'interpose dans le mirage spculaire enfant/mre comme tiers objet, et exemple de la transgression de l'interdiction puisque s'offrir lui aussi comme image, c'est--dire comme un moi, il ouvre de fait la voie l'identification cette place o celui qui interdit la relation est celui qui la pratique effectivement.Bien qu'elles se disent dans les termes mmes du stade du miroir et de son complexe d'intrusion, ces considrations sur l'dipe suivent tout fait les sens dgags par Freud cet endroit, spcialement dans son article "Le dclin du complexe d'dipe" dont on croit entendre dans cette page 50 un cho direct. Mais l'opposition mise en uvre pour comprendre l'dipe n'est plus comme chez Freud l'impossible conjugaison pre/homme ou mre/femme, mais l'opposition objet narcissique (image spculaire)/tiers objet (objet de la jalousie), tant entendu que c'est ce dernier qui fait obstacle la noyade du sujet dans le mirage et l'illusion spculaires.De sorte que le "double procs" ou interdiction et transgression refltent bien les deux faces de l'objet de la jalousie et de l'objet narcissique aboutit "deux instances permanentes" runies en un mme lieu: l'effet de l'objet de la jalousie n'est autre que le surmoi, "l'instance qui refoule", tandis que l'effet de l'image spculaire est de donner naissance l'idal du moi, "l'instance qui sublime".Cette distinction tait loin d'tre aussi claire chez Freud. Dans son Introduction au narcissisme, il distinguait en effet, comme en passant mais bien prcisment, sublimation et idalisation (pp. 98-99). La sublimation, disait-il (et il n'a gure vari par la suite sur ce point), est un processus relatif au but de la pulsion; il y a changement de but, le nouveau tant "loign de la satisfaction sexuelle". Par contre, rajoutait-il, dans l'idalisation, l'objet se maintient, il est "agrandi et exalt psychiquement sans que sa nature soit change". "On doit maintenir les deux concepts spars l'un de l'autre", poursuivait-il, sinon on perd toute chance "d'une claire comprhension". Il est en effet facile de remarquer qu'il ne suffit pas d'avoir des idaux levs pour tre un champion de la sublimation. Il concluait:La formation d'idal augmente, comme nous l'avons vu, les exigences du moi, et c'est elle qui agit le plus fortement en faveur du refoulement; la sublimation reprsente l'issue qui permet de satisfaire ces exigences sans amener le refoulement.Nous tombons l sur un exemple trs caractristique des difficults d'articulation de Lacan Freud: la plupart des termes sont identiques, mais leur distribution est diffrente voire contradictoire parce que les mises en place de dpart sont profondment diffrentes. L o Freud distingue clairement entre idal et sublimation, Lacan opre un regroupement parce qu'il professe une autre distinction entre surmoi et idal du moi. "Les instances psychiques, crit-il, qui, sous le nom de surmoi et d'idal du moi, ont t isoles dans une analyse concrte des symptmes ...": mais par qui? Peut-tre la littrature analytique des annes 30 s'tait-elle dj engage dans cette voie, mais en rester au texte freudien, on ne peut gure soutenir l'existence d'une telle distinction, et surtout lui faire porter l'opposition refoulement/sublimation. Qu'est-ce donc qui guide Lacan dans ses choix, puisqu'ils sont loin de se rduire un strict commentaire ou "prolongement" des donnes freudiennes?Nous l'avons entrevu, la dualit que le complexe d'dipe a charge d'organiser repose sur la double valeur et de l'objet narcissique (l'image du semblable) et de l'objet de la jalousie (le tiers objet). L'objet de la jalousie a t dit en effet s'tre ralis, comme le moi, du fait de l'irruption de l'image du semblable. Cette dernire a donn forme aux deux autres et, de ce fait, existe d'emble une certaine quivalence formelle entre l'objet d'investissement au sens freudien (la mre pour le petit garon), et le parent du mme sexe d'o s'nonce, d'o provient l'interdiction de l'inceste en tant que racine de l'angoisse de castration. Parce que l'imago du pre possde, du fait de la mise en place formelle opre par Lacan, cette double nature d'objet de la jalousie, mais aussi bien d'image du semblable, elle est le lieu o concourent "ces deux fonctions", savoir le surmoi (en tant qu'inconscient), et l'idal du moi (en tant que conscient, et mme, souvenons-nous, "centre de la conscience" cf. p. 44).Cette quivalence formelle du tiers objet et de l'image du semblable laisse toute sa place l'dipe invers (pour le petit garon: le pre, d'abord comme objet sexuel et la mre comme tiers objet), sans mme que Lacan ait pris la peine de signaler cette possibilit.Rsumons-nous donc avant d'attaquer la question de l'angoisse de castration: tant qu'il n'y a que l'alination dans l'image du semblable, le complexe d'dipe reste proche, formellement parlant, du complexe de sevrage en ce que le "sujet" tend s'anantir dans l'objet narcissique tel le Narcisse du mythe. Retour rapide la mort par "une parfaite assimilation de la totalit l'tre". l'irruption de l'objet de la jalousie vient faire charnire entre le complexe d'intrusion et le complexe d'Oedipe en cartant ce facteur ltal, et ce pour deux raisons qui tiennent sa double texture: en tant que lieu surmoque, il interdit l'accomplissement immdiat de ce facteur ltal, et en tant qu'image idale, il se propose comme lieu d'identifications o le moi affirme son identit sur la base confirme de son alination fondamentale l'image du semblable. Cette alination est maintenue parce que l'objet de la jalousie s'est enfonc comme un coin dans la possibilit d'anantissement du sujet dans l'image spculaire (il y a l l'amorce de ce qui se dira plus tard chez Lacan dans le couple alination/sparation, tant entendu que le concept d'alination est un concept contradictoire qui ne peut pas tenir seul).Dans tout cela, Lacan prtend rpondre "au dfaut le pus marquant de la doctrine analytique: ngliger la structure au profit du dynamisme".Bien avant donc que quiconque ait parl de "structuralisme", et que la linguistique ait t congacre "science pilote" de ce point de vue-l, nous voyons Lacan, en 1936, essayer de faire valoir "le jeu formel du complexe" qui lui permet de diffrencier la fonction du complexe dans l'conomie subjective de la structure du drame dipien. Voil une svre difficult pour ceux qui voudraient faire de l'importance accorde plus tard par lui la notion de gtructure une consquence de la vague structuraliste. Bien plus dcisives apparaissent cet gard les options prises par lui ds sa thse dans le champ psychiatrique proprement dit (voir l-dessus son opposition Jaspers, qui rejaillit partiellement dans sa critique du "trop" de dynamisme freudien).D'o, en partie ausi, sa critique assez svre du meurtre du pre de Totem et tabou, drame qui met en uvre un dynamisme instructif, certes, mais qui rate ses yeux l aussi les ressorts structuraux de l'opration dite "castration" en la faisant dpendre d'un tat de choses trs problmatique, dans une horde excessivement imaginaire.Le point de dpart de Lacan sur cette question reste tout fait dans la ligne que nous avons dj dcrite de son rapport Freud: "Pour la rpression de la sexualit, cette conception repose sur le fantasme de castration." Qu'il y ait des Phantsien donnant reprsentation des scnes de castration, Freud videmment n'en disconvenait pas. Mais en mme temps, on le sait avoir t passionn soutenir que, derrire ces fantasmes, il existait bel et bien des actes rels. Toute la fin de Totem et tabou est mme l pour donner corps cette conviction qu'nonce sa phrase finale: "Au commencement tait l'acte." "Gense, commente Lacan, qui, pour trouver son fondement dans l'identification, requiert l'usage une telle surcharge de mcanismes qu'elle parat errone. Or, poursuit-il, le matriel de l'exprience analytique suggre une interprtation diffrente." Ici mme, donc, Lacan annonce que les chemins divergent.Loin en effet de chercher fonder le rel pris en charge par de tels fantasmes dans une historicit pousse jusqu' la phylogense, il se tourne bien plutt vers l'aspect structural pour annoncer " quoi se rapportent" ces fantasmes:Ils ne se rapportent aucun corps rel, mais un mannequin htroclite, une poupe baroque, un trophe de membres o il faut reconnatre l'objet narcissique dont nous avons plus haut voqu la gense[...] Le fantasme de castration se rapporte ce mme objet [...] Il reprsente la dfense que le moi narcissique, identifi son double spculaire, oppose au renouveau d'angoisse qui, au premier moment de l'dipe, tend l'branler.La castration est donc ici trs freudiennement entendue comme menace portant sur l'intgrit narcissique, et c'est bien ainsi que Freud la prsentait: dans ses investissements dipiens, le moi est pris dans un conflit o, de quelque faon qu'il s'y prenne, il va y laisser des plumes. Mais parce que le moi est maintenant conu par Lacan comme rsultant de l"'unit mentale" inhrente l'image spculaire, le risque rel c'est que l'image s'effondre. Or ce risque rel dcoule entirement et trs logiquement dsormais des mises en place antrieures de Lacan dans l'intrusion et le sevrage.Comme nous l'avons vu dans le cas du petit garon tel que Lacan l'voque, l'objet d'investissement sexuel dipien, la mre donc, est en place d'image du semblable. Il y a risque ce que ce couple rgresse au complexe d'intrusion, manifestant avec plus de violence encore le facteur ltal apparu ds le complexe de sevrage avec la possibilit pour le "sujet" de s'anantir dans le sein. L'objet (la mre) est source d'angoisse (et non directement le dsir pour elle) parce qu'elle ractualise le risque rel que l'image spculaire et le narcissisme introduits par l'intrusion ne se dissolvent dans une confusion d'avant le sevrage mme. Le point de non-retour n'est donn que dans cette dfense o le moi va trouver s'identifier, non plus l'objet comme mirage narcissique, mais au tiers objet, cet objet qui vient interdire la fusion en offrant par l mme un rempart absolument indit jusque-l.Jusque-l, c'est--dire dans le sevrage et l'intrusion, le "sujet" n'avait comme seule ressource pour lutter contre le facteur ltal que la puissance de son masochisme: se faire mal pour ne pas s'anantir. Ce rejet masochique va, selon Lacan, se maintenir, mais il pourra dsormais "oprer selon la structure qu'il a acquise, c'est--dire dans une localisation imaginaire de la tendance". Lisez: la tendance mortifre rintgrer le tout: l o jusqu' prsent il fallait au sujet se faire mal pour ne pas sombrer dans un apeiron, une bonne nouvelle est enfin annonce: c'est interdit!C'est tellement une bonne nouvelle que lorsqu'il arrive qu'elle a t annonce de manire un peu plotte, le sujet en remet jusqu' plus soif pour lui donner consistance, avec des succs plutt ravageurs: "Le sur-moi inhibe les fonctions du sujet en raison inverse des svrits relles de l'ducation."Et c'est pour finir cette analyse "plus structurale" qui donne raison de la distinction lacanienne surmoi/idal du moi. L'imago du pre supporte ces fonctions antinomiques du fait de sa double nature qu'a dvoile l'analyse structurale: en tant qu'objet de la jalousie, elle va supporter le masochisme sous la forme nouvelle de l'interdit surmoque, en tant qu'image spculaire elle va tre le lieu des identifications idales. Surmoi et idal du moi s'inscrivent au mme lieu mais sur des valeurs diffrentes de la mme imago paternelle.L'objet de l'identification, conclut Lacan, n'est pas l'objet du dsir, mais celui qui s'y oppose dans le triangle dipien ... Ce n'est pas le moment du dsir qui rige l'objet dans sa ralit nouvelle, mais celui de la dfense narcissique du sujet.Voil qui est, pour finir, de trs bonne facture freudienne: lui seul, l'objet du dsir souffrirait aisment d'tre seulement hallucin. Seule sa Versagung, le "dire que non", le "refusement" (Laplanche), vient offrir un supplment de ralit indispensable la survie, une survie dont les processus primaires ne se soucient gure.Le mrite essentiel de l'dipe comme crise structurante, c'est de porter la puissance du dire un refus qui jusque-l n'tait soutenu que dans et par un mouvement de rejet masochique. Mais il s'ensuit aussi cette espce de sourde fatalit qui fait que le dire restera pntr, travers, encombr de ce masochisme dont il prend la relve. "Penser, disait un auteur clbre de nos classes de philosophie, c'est dire non." Mais avant mme ces hauteurs ventuelles de la pense philosophique critique, dire, c'est dj refuser. Certains mystiques l'ont trs bien su et, tout en crivant et parlant souvent de faon fort brillante, ils n'ont pas manqu de vanter ce point de communion avec la dit qui ne s'atteint que dans le silence, au-del mme de la prire.Dans une formule heureuse en son syncrtisme, Lacan rsume ce patient dpliage structural en crivant: "Par le conflit fonctionnel de l'dipe, l'autorit paternaliste introduit dans la rpression un idal de promesse." Il en tire alors une trs belle analyse de la "strotypie qui marque les crations de la personnalit" dans les socits matriarcales o la rpression sexuelle est spare de la personne du pre.L'lan de la sublimation est domin par la rpression sociale quand ces deux fonctions sont spares.Tout ce travail de Lacan pour distinguer plus vivement que Freud deux fonctions structurantes avec le surmoi et l'idal du moi ne pouvait se conclure sans que Lacan lui-mme marque plus explicitement son discord local d'avec Freud, en dpit de tout ce qu'il lui reconnat lgitimement. C'est ce qu'il fait pages 92 et sq (des Complexes familiaux) en mettant la mme enseigne la psychologie classique et Freud dont il dit qu'il est, pour ce qui est de sa notion du moi, "en conformit avec cette psychologie qu'il qualifie de rationaliste" (sur ce sujet, lire et relire la trs tonnante premire partie d"'Au-del du principe de ralit", texte visionnaire de Lacan crit deux ans avant celui qui nous retient ici, soit en 1936).Penser le moi comme "le systme des relations psychiques selon lequel le sujet subordonne la ralit la perception-conscience", c'est, dit-il, "une erreur corrlative une impasse dans la thorie de la connaissance et l'chec plus haut mentionn d'une conception morale" (celle qui traite de la "bonne distance" l'objet, distance rgie par l'oblativit, o Lacan anticipe l aussi de beaucoup ses futures critiques Bouvet).L'impasse de la thorie de la connaissance, quant elle, c'est proprement aux yeux de Lacan l'impasse idaliste qui fait dpendre l'existence de la ralit de la capacit du sujet la reprsenter, un sujet dont l'impossible statut a fleuri dans les grandes constructions de l'idalisme allemand, soit dans le monstrueux Moi fichten, ou dans la figure du savoir absolu hglien, figures irrecevables au regard de l'exprience analytique (il faudrait ici risquer un long dveloppement sur la relecture par Lacan du point de dpart de tout cet idalisme, savoir le cogito cartsien). Freud, aux yeux de Lacan en 1938, continue d'tre pris, aussi puissamment qu'innocemment, dans les filets de cet idalisme-l, cause de sa notion du moi comme attach au systme perception-conscience.Pour que ce surmoi, invitable en effet, ne prenne pas trop vite des accents divins, il faut, dit-il alors, "l'quilibrer thoriquement en lui conjoignant le systme des projections idales" qui donne leur assiette aux "formes imaginaires du moi", cet idal du moi, donc, "qu'on confond encore avec le surmoi". Cet "encore" signe l'impatience de l'homme sr de son fait, qui en revient alors pour finir aux donnes de base que son stade du miroir a dgages dans son approche structurale: un dchirement originel par o le masochisme opre un rejet de l'objet, et qui aboutit au surmoi; l'affirmation de l'unit du corps propre sous l'identification l'image spculaire qui aboutit, via la jalousie, l'idal du moi.Observons bien, pour finir nous aussi, que ce fameux et trs mystrieux "sujet" continue hardiment de ne se confondre avec rien: ni avec le moi, ni avec le surmoi et pas plus avec l'idal du moi. Qu'est-il donc, au regard de cette mise en jeu dcisive du spculaire? Pour commencer de rpondre cette question clef. Huit ans plus tard, dans ses "Propos sur la causalit psychique", Lacan maintenait ainsi la chose: "Voici donc lis le moi primordial comme essentiellement alin, et le sacrifice primitif comme essentiellement suicidaire: c'est--dire la structure fondamentale de la folie.", il nous faudra soumettre lecture "Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je".

Jeudi 5 mars 1988

Le lien imaginaire

Avant de nous appliquer lire ce "Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je", je voudrais revenir sur la notion d'imago que Lacan objecte Freud, mme si l'occasion il fait mine de la lui emprunter ~Le texte le plus combatif (et pour cette raison le plus clair) qu'il ait produit dans ces annes reste sans conteste son "Au-del du principe de ralit". En empruntant d'ailleurs Joyce (selon une tradition devenue depuis lors fort pnible) le souci de situer les lieux d'mergence et de conclusion de ce texte (pourtant inachev), Lacan indique dj la direction de sa polmique: Marienbad-Noirmoutier (aot-octobre 19/6). que faisait-il donc en aot 1956 Marienbad qu'il tient encore signaler trente ans plus tard, au moment de boucler ses Ecrits? Ce que lui-mme n'a pas manqu de mettre en valeur: le fait qu'aprs dix minutes de son expos sur le stade du miroir, il ait t abruptement interrompu par Jones (cf. Ecrits, p.184l187), lequel donc est signal comme n'ayant pas accord d'attention spciale cet expos et son orateur.Or tout concourt pour nous laisser deviner que Lacan n'tait pas domin, en ces annes-l, par des sentiments de vnration l'endroit des freudiens (et pas seulement des parisiens). Qu'il ait "nglig de livrer le texte" de son intervention s'entend aujourd'hui comme mesure de rtorsion (et de peu d'estime) l'endroit de ce groupe. Toujours est-il qu'il y a l ce mlange d'vnements rels ptris de ressentiment, qui sert toujours forger les lments mythiques des biographies.1956: Lacan l'imptrant a dj en main son bton de marchal (avec le stade du miroir), et fait signe ses ans en la carrire qu'ils s'engluent dans un freudisme, actif certes, mais mal fond. Et l o il ne parvient manifestement pas se faire entendre Marienbad donc, il crit pour dire que certaines bases de ce freudisme sont vermoulues, qu'il serait temps qu' on s'en rende compte (et, ce faisant, qu'on l'coute).Ce dbat est suffisamment central dans notre questionnement sur "Les units imaginaires" pour que je souhaite le reprendre un peu dans le dtail. La psychanalyse, dit en substance Lacan, a fait d'ores et dj trop de dcouvertes dcisives pour qu'on la tienne pour un apport rgional, local. Mais si l'on veut tendre sa porte (comme cherchait le faire cette seconde gnration de freudiens), il faut en critiquer vivement certaines donnes de base qui ne lui appartiennent pas en propre, et entravent dsormais sa dmarche aprs l'avoir un temps taye.L'ennemi s'appelle ici l'associationnisme, par o il ne faut pas entendre la rgle freudienne dite d'association libre, mais la dsignation d'un courant essentiel de la philosophie, depuis au moins l'Essai sur l'entendement humain de John Locke (1690), et qui rgle la question cruciale de l'appareillage du physique et du mental. L'associationnisme part de l'ide que la connaissance s'origine dans la sensation. "Rien ne peut tre dans l'esprit qui n'ait d'abord t dans les sens". Donc tout le savoir humain peut tre possiblement rduit des expriences spares, simples et particulires. Comme l'crit de manire trs image un auteur contemporain: "La vie mentale est compare un film documentaire qui se droule sans scnario et sans l'intervention d'un metteur en scne."Les tenants les plus extrmes de cette thorie (nombreux en philosophie) en arrivaient donc carter tout innisme (existence d'ides antrieures toute sensation), mais aussi toute activit intellectuelle d'abstraction; d'o des difficults insurmontables, et la conviction qu'une telle thorie n'tait pas la hauteur des faits qu'elle ambitionnait de dcrire.Certes, Lacan ne pouvait alors reprocher directement Freud de s'tre aventur vers de tels extrmes, le viennois s'avrant trop soucieux de ralits cliniques pour s'arrter ces constats si philosophiques. Il reste cependant deux concepts centraux de l'associationnisme que Lacan reconnat comme tant l'oeuvre dans le freudisme d'alors: l'engramme et la liaison associative.L'engramme, l'impression, c'est le point d'attache o la ralit non mentale vient faire marque dans le mental; ce sont les frayages de l'Esquisse, mais aussi bien le concept "somato-psychique" depulsion o une certaine quantit d'excitation somatique va venir se souder un reprsentant (Triebreprsentanz), et suivre dsormais le destin de ce reprsentant. Il y a donc bel et bien de l'engramme chez Freud, et la critique par Lacan du "biologisme" de Freud trouve ici son point d'attache.Quant la liaison associative, depuis Aristote elle reposait sur un trpied: similarit, contraste ou contigut. Or Lacan remarque trs judicieusement que se trouve ainsi mise en jeu de faon aussi cruciale qu'innocente la notion de similitude, soit prcisment ce qui, au regard de la vie mentale, est questionner. "Il s'agit l, crit-il avec humeur, de vritables tours de passe-passe conceptuels, dont l'innocence n'excuse pas la grossiret ..."On reconnatra aussi au passage, dans une remarque latrale de Lacan, que ce qui le guide en ces parcours fort rudits, ce sont ses rflexions de clinicien sur la nature de l'hallucination, et sa conviction que le problme est mal pos dans les coordonnes classiques. C'est encore une fois le psychiatre qui, chez lui, vient questionner la pertinence de catgories de pense vhicules par la tradition philosophique. En dpit de ses mrites, Lacan n'invente pas tout dans cette polmique qu'il nous faut dater de notre Front populaire. Il se fait, contre les associationnistes, le champion de ceux qui ne s'appellent pas encore les gestaltistes mais qui, depuis Wundt et Brentano (1874), mettent en avant en psychologie l'importance de la notion d'image.Il s'agit d'affirmer que l'image en tant qu'unit n'est pas obtenue par intgration progressive de ses lments jusqu' aboutir une totalit organique d'lments distincts, mais qu'elle est perue comme telle, comme une unit, quasi indpendamment de la pluralit des lments qui la composent. Ce qui s'appelle dans cette thorie la forme se distingue essentiellement du fond, notamment en ce qu'elle est close et structure, et que le contour semble lui appartenir comme un des lments clefs de sa structure. Bien des faits exprimentaux (surtout visuels, mais aussi sonores) venaient s'accorder de telles considrations pour rfuter les prtentions de l'associationnisme rgler le tout des relations du physique au psychique. La forme, voil ce qui ne cessait d'chapper l'associationnisme au point de vicier ses meilleures descriptions.Mais une question restait pendante dans tous ces travaux: cette perception directe de la forme et de son type d'unit englobante, fallait-il la rapporter aux influences de l'apprentissage, ou une conception plus inniste ? C'est ce point que Lacan ne se fait plus seulement le tenant des gestaltistes contre les associationnistes, mais o lui-mme intervient posflivement pour dsigner dans le stade du miroir dj repr par Wallon le moment mme o ce type d'unit merge comme une conqute, signale par l"'assomption jubilatoire".Mais cette introduction dcisive de l'image comme lment singulier, directement peru comme "forme intuitive de l'objet, forme plastique de l'engramme et forme gnratrice du dveloppement" (Lacan, Ecrits, p. 77), nous ne pourrons vraiment en apprcier l'importance qu'en la situant dans un dcor bien plus vaste.En nous contentant de privilgier l'image comme ce qui aurait malencontreusement chapp l'associationnisme, et qu'il faudrait donc se dpcher d'intgrer dans notre savoir, nous risquons d'oublier, dans le feu de la polmique, une question centrale: o rside, de fait, cette forme? Possde-t-elle une existence relle qui permet de la percevoir, ou bien n'estelle qu'un produit mental rsultant de l'activit du sujet percevant, du percipiens?L'important, ici, c'est de voir que l'observation ne nous permettra pas de trancher, et que la rponse une telle question est hautement thorique. Si nous choisissons de placer la forme dans la ralit extrieure, puis, par la voie des sens, dans l'entendement, nous pouvons esprer un "largissement" de l'associationnisme. Si, par contre, nous en faisons le rsultat des processus d'intgration de l'activit psychique, nous la faisons dpendre entirement du sujet observant (ce sera l d'ailleurs un des points de dpart de la phnomnologie husserlienne).Dans les deux cas, cependant, nous risquons de considrer que cette unit propre l'image rside essentiellement dans le mental. Retournons brivement la phrase clef de Lacan sur ce point: "Ce que le sujet salue dans l'image spculaire, c'est l'unit mentale qui lui est inhrente." Saluons au passage la parfaite ambigut de cette phrase qui ne tranche pas