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Jacques Derrida PRJUGSDEVANT LA LOI

... : ainsi faict la science (et nostre droict mesme a, dict-on, des fictions lgitims sur lesquelles il fonde la vrit de sa justice); (...). Montaigne (Essais 11, XII)

Comment juger Jean-Franois Lyotard ? Selon un certain nombre de donnes pragmatiques, comme on dit maintenant, selon la situation, le contexte, les destinataires, le destinateur, la scansion surtout de la phrase, sa ponctuation si elle vient scrire, ma question Comment-juger-Jean-Franois-Lyotard ? peut avoir les significa tions et les effets les plus htrognes. La plus haute proba bilit, mais ny voyez quune probabilit, cest quici mme je ne ladresse pas directement Jean-Franois Lyotard. A moins que, selon le mouvement de lapostrophe, je ne lui demande, le croyant ici : Comment juger, Jean-Franois Lyotard ? J ai dj cit plusieurs fois mon attaque, ma premire phrase (Comm ent juger Jean-Franois Lyotard?). Pourquoi cette premire phrase ? Dabord, vous vous en doutez et jen dirai encore un mot tout lheure, pour rompre, dans lamiti, avec le confort dans lequel risquerait de sinstal ler le genre nouveau de ces dcades qui, avec mille bonnes raisons que javais nagure approuves et qui restent bonnes, prtendrait se drouler partir de ou, mieux, partir du travail de plutt que de parler directement de ou de sadresser directement quelquun. Il y a l de la dngation et de lvitement. Quelle quen soit la lgitimit (courtoisie, discrtion de part et dautre, le travail prfr la 87

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clbration, etc.), il ne faut pas la laisser hors de question. Ensuite, jai cit ma premire phrase pour nous endetter immdiatement, dune autre citation, lgard de La condition postmoderne, notamment de ce passage : On ne saurait dnier toute force de persuasion lide que le contrle et la domination du contexte valent en eux-mmes mieux que leur absence. Le critre de la performativit a des avantages. Il exclut en principe ladhsion un discours mtaphysique, il requiert labandon des fables, il exige des esprits clairs et des volonts froides, il met le calcul des interactions la place de la dfinition des essences [je souligne, J. D.], il fait assumer aux joueurs la responsabilit non seulement des noncs quils proposent mais aussi des rgles auxquelles ils les soumettent pour les rendre acceptables. Il place en pleine lumire les fonctions pragmatiques du savoir pour autant quelles semblent se ranger sous le critre deffi cience : pragmatiques de largumentation, de ladministration de la preuve, de la transmission du connu, de lapprentissage de limagination. Il contribue aussi lever tous les jeux de langage, mme sils ne relvent pas du savoir canonique, la connaissance deux-mmes, il tend faire basculer le discours ! quotidien dans une sorte de mtadiscours : les noncs ordinaires marquent une propension se citer eux-mmes [je souligne, J. D.] et les divers postes pragmatiques se rap porter indirectement au message pourtant actuel qui les concerne (pp. 100-101). La question tant pose, et cite, et citant dj celui-l mme quelle semble concerner, Comment juger JeanFranois Lyotard ? , ai-je le droit de transformer cette ques tion en telle autre : Qui est Jean-Franois Lyotard ? . Est-ce quen rpondant une de ces questions jaurai rpondu lautre? Sous la forme que je viens de lui donner (Qui est Jean-Franois Lyotard?), aucune ruse de ponctuation ou dintonation ne peut faire quelle sadresse lui, seulement un tiers jugeant, moins que, le sachant ici, je ne subtilise assez lusage du nom propre et de ltrange rapport entre un nom propre et son porteur pour lui demander lui, non pas, qui tes-vous mais qui est Jean-Franois Lyotard ? , par quoi je ne me rfrerais pas seulement au nom lui-mme mais au porteur du nom. Il parat quil est ici mais, si jentreprenais 88

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de le montrer, tout en le disant ou le nommant, je mem barrasserais vite dans les paradoxes du dictique. Je devrais appeler lexpert quil est au secours et faire un dtour intermi nable par Discours, figure. Le passage sur Dialectique et dictique qui est aussi une certaine interprtation de la certitude sensible dans la Phnomnologie de lesprit pro pose le mot de dia-dictique pour dsigner une sorte de discours muet par gestes incluant plusieurs ici . Mais, prcise Lyotard, un peu plus loin et contre la mdiation hglienne, si jai bien compris, la diadictique peut bien tre une sorte de dialectique, elle nest pas un discours... (pp. 37-39). Et la chose se complique beaucoup quand le geste de montrer accompagne lnonciation dun nom propre, laquelle peut savancer sous les modes ou les masques les plus divers, parmi lesquels celui quon appelle lappel, ou lapos trophe. Le titre Prjugs, ceux qui sont ici prvenus lont dj bien entendu. Cest quils sont prvenus, et quiconque se sert de ce mot prvenus se dplace dj dans cette zone de la langue o le code du droit, du code, du code judiciaire, voire pnal, croise tous les autres codes. Est prvenu quiconque est, dans notre langue, interpell avant laccusation ou le juge ment. Ltre-prvenu, cest donc une catgorie catgoriale. Elle se dfinit par son rapport au kategorein, savoir laccu sation, le blme, lacte de dnoncer autant que dnoncer, de dire, dattribuer, de juger, de faire connatre. Quand je dis Comment juger Jean-Franois Lyotard ? ou Qui est Jean-Franois Lyotard ? , je suis catgorique, jen appelle une rponse catgorique, je limplique dans une scne dins truction vers laquelle se prcipiteraient, sils ne lavaient dj fait, des mouvements divers de dnonciation prts dire pour sauver ou trahir, dvoiler ou dmasquer, accuser ou plaider, dfendre ou illustrer, renoncer ou dnoncer jusqu linstruction mme dans une dclaration de non-lieu. Mais le non-lieu mme est un vnement de droit, cest, au titre du droit, une dcision juridique, un jugement de non-jugement. Sous le titre Prjugs, ceux qui sont ici prvenus, com mencer par Lyotard, plus quun autre cit comparatre, auront vite compris que, selon une pente laquelle je rsiste rarement, je m apprte parler dabord, et il faut le craindre, seulement, de ce titre, savoir Prjugs. La fonction rfren89

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tielle dun titre est trs paradoxale. On verra que Ces paradoxes sont toujours juridico-topologiques. En raison de la place quil occupe et du contexte quil structure, un titre est la fois le nom propre du discours ou de luvre quil intitule et le nom de ce dont parle ou traite luvre. Le caractre au moins bifide de cette rfrence justifierait lui seul une relecture avide de Discours, figure en son centre le plus inquiet, actif, remuant. Ceux qui sont ici prvenus lauront aussi compris : cette place rgulirement isole, dcoupe, insularise quon doit toujours assigner un titre, alors quon lentoure dun certain blanc contextuel et quune poch le suspend, dans une phrase ou une non-phrase que certains diraient anormale ( Prjugs, est-ce une phrase ?), le mot Prjugs garde en rserve le potentiel grammatical de lattribut et du nom. Le mot peut tre la fois un adjectif et un nom, il nest encore ni lun ni lautre. Autant dire quil suspend en son poch, avant mme de nous laisser juger ou dcider, les deux catgories de ltre et de lavoir. En tant que nom, il fait rfrence aux prjugs que nous pourrions avoir, les uns ou les autres, et que nous pourrions ventuellement entretenir au sujet du jugement et sur la question de savoir comment juger . En tant quat tribut, usage plus rare et lgrement forc mais grammatica lement possible dans une phrase incomplte comme le jeu du titre y autorise, le titre dsignerait les tres prjugs que nous sommes. Il ferait signe vers ceux qui se trouvent, devant la loi, prjugs. Non pas vers les prjugs que nous avons mais vers ceux que nous sommes ou que nous faisons les uns des autres. Ou encore vers les prjugs que nous sommes sans ltre par qui que ce soit. Car on peut tre jug, ou avoir t jug ou tre jug davance, sans que personne ne soit l ou nait mme jamais t l (cest de cela que je vous parlerai ) pour nous avoir jugs ou pour avoir t en droit de nous juger. Ce titre est donc intraduisible. Il appartient un jeu de transformation de la langue franaise, il est soumis la loi de cet idiome et il en drive tous ses pouvoirs ; les effets de son anomalie, il les tire encore dune normalit ou dune normati vit linguistique franaise. Avec Vorurteil ou avec prejudice, il faudrait renoncer toute lconomie de ce jeu et, dans la meilleure hypothse, en inventer dautres, de tout autres. Nous reviendrons sur la loi de ce rapport entre la loi et lidiome. 90

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Mais dans ce titre, comme dans tout titre, la fonction adjective ou attributive du mot prjugs sinscrirait nan moins lintrieur dune fonction nominative plus large. Car en droit tout titre est le nom propre du texte ou de luvre quil intitule, bien quil en soit aussi une partie originale ; et depuis une place prescrite par un droit cod, le nom intitulant doit aussi montrer, indiquer, sil le peut, cela quil nomme. Cest de cela que je vous parlerai, de cette double, au moins double, fonction rfrentielle dun titre qui appartient par structure cette classe des dissoi logoi de la sophistique. Lyotard en donne de remarquables exemples dans Les transformateurs Duchamp (p. 48) et ce sont justement des exemples appartenant au domaine catgorique de laccusa tion, de lloge et du blme. Mais, puisque je vais passer mon temps, et le vtre, mettre en jeu et transformer les prjugs de mon titre, sachez aussi, au moment o je viens de citer Les transformateurs Duchamp, que tout ce que je m vertuerai inventer pendant ces quatre ou cinq heures ne sera que linterprtation marginale, oblique et louche, para-dictique, cest--dire muette, des items 7 ,8 ,9 et 10 du chapitre Le verre, savoir Titre du Verre, le narratif, Titre du Verre, le logique, Titre du Verre, le paradoxal et Titre du verre, charnire. Ceux qui ne me croient pas sur parole pourront le vrifier. A partir dun certain moment, je ne me servirai plus du mot prju gs mais je continuerai le soumettre une srie de transformations peu prs inaudibles qui feront de mon discours son titre ou mme une partie de son titre. A propos du Large Glass, ayant cit Duchamp : ... jallais toujours accorder un rle important au titre que jajoutais et traitais comme une couleur invisible , Lyotard dploie admirable ment la logique paradoxale de ce traitement du titre, cette tautologie, ou paradoxe de la classe de toutes les classes qui tient ce que, si le titre peut agir comme une couleur, cest que la couleur agit comme un nom (de couleur). Pour autant quil est color, -le tableau est un nonc, du moins une combinaison de noms dnus de significations, bref un titre. Le titre du Verre est une couleur, il est luvre ou une partie de luvre. Et les couleurs de luvre agissent comme son titre. Le titre est ainsi paradoxal deux fois... (p. 111). Je poursuis donc, non sans le prononcer pour linstant, la transformation, ou les transformations, du titre prjugs . 91

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La marque du pluriel dans le titre, le j de prjugs dsigne le jeu multipliant de ces trans-dformations. Je me garderai bien de tenter une explicitation du contexte qui est ici le ntre. Lexplicitation totale en est par principe impossible, au moins parce que lexplicitation elle-mme devrait sy comp ter. Mais, si peu que nous en sachions, cela suffit pour comprendre quici le mot prjugs ne fait pas seulement signe vers ce qui est jug davance ou dj jug, dcision pr-rflexive ou opinion reue. Selon la paranormalit de la quasi-phrase intitulante, le nom Prjugs peut aussi nom mer ce qui nest pas encore catgorique ou prdicatif. Et le pas-encore de lantprdicatif ou du prcatgorique se divise encore en deux. Cest tout le pr de Ponge quil faudrait lire ici. Le pr de prjugement peut tre homogne ce quil prcde, prpare, anticipe, une sorte de jugement avant le jugement qui peut son tour tre ou bien seulement cach, envelopp, rserv ou bien, ce qui serait tout autre chose, dni : non pas la dngation comme forme singulire du jugement, mais la dngation du jugement mme. Et vous savez quentre autres lectures possibles, on pourrait dchiffrer le texte le plus continu de Lyotard comme une mditation vigilante et impitoyable des effets de dngation. Cette mditation complique et tend rgulirement, jusquaux travaux les plus rcents ( ce quon pourrait appeler une paradoxologie pragmatique ou une pragmatologie para doxale), linstallation initiale de cette problmatique, qui ntait dj pas simple, avec les propositions de Freud et de Benveniste, dHyppolite et de Lacan. Lyotard a retraduit, comme vous savez, Die Verneinung dans Discours, figure, ce qui nest pas insignifant. Mais layant ainsi interprte, il na pas cess de retraduire, la transformant ou la dformant, linterrogation de Freud sur le jugement et sur le scandale logique impliqu dans linterprtation analytique. Ce nest pas ma m re, dit le patient. Nous corrigeons : cest donc sa m re, dit Freud (p. 117). Le pr- des prjugs peut donc tre homogne lordre du jugement selon ces deux modes trs diffrents, la prsuppo sition implicite ou la dngation qui peut elle-mme savancer comme dngation catgorique ou comme dngation du catgorique. Mais le pr- des prjugs peut aussi rester absolument htrogne lordre de tout jugement possible, 92

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non seulement plus vieux, toujours plus vieux, que le juge ment comme son origine, mais sans rapport, si ctait possi ble, avec linstance judicative en gnral, avec lattitude, lopration, lnonciation qui consistent juger. Mais quappelle-t-on juger ? Dans sa forme mme, la question Comment juger ? semble au moins prjuger de ce que juger veut dire. Situation dans laquelle, sachant ou prsupposant ce que juger veut dire, on se demande alors seulement : comment juger ? Mais, en tant que titre suspendu, la question comment juger? peut avoir un effet paradoxal, proprement paradoxal, si un paradoxe dstabilise toujours lassurance dune doxa, dune opinion ou dun jugement reu et ici dun jugement sur le jugement, dun prjug sur le jugement, non seulement sur ce que cest que juger, mais sur lautorit de lousia, de quod ou du quid, du ce que cest sur le juger. En effet, en tant que titre, par la suspension indterminante du contexte, Comment juger ? peut avoir un effet critique radical sur la logique de la prsuppo sition selon laquelle il faudrait savoir ce que cest que juger avant de poser la question Comment juger ? Commencer par la question comment Pet non pas la question quest-ce que ?, cela peut revenir suspendre la prrogative classique du jugement. Prrogative ontologique exigeant quon dise ou pense dabord ltre, quon se prononce dabord sur lessence, par exemple dune opration, avant de se demander comment oprer. Cette prrogative ontologique qui nest peut-tre pas toute lontologie est pr-judicative en ce sens quelle comporte en elle un pr-jug selon lequel, lessence du jugement tant de dire lessence (S est P), elle ne peut tre accessible, elle, lessence du jugement, qu un jugement disant S est P avant toute modalisation. Cest aussi une prrogative du thorique et du constatif sur le performatif ou le pragmatique, et cette prrogative prjuge, prdtermine ou prdestine lessence mme du jugement, et, pourrait-on mme dire, lessence de lessence, en la soumettant la question quest-ce que? Cest lassurance de ce prjug sur le jugement et sur tout prjugement que pourrait dsorganiser une question commenant par Comment juger ? . Car cette question questionne tout le dispositif thorico-ontologique qui prjuge quon doit pouvoir juger ce quest le jugement avant de juger de la faon dont il faut juger, etc. 93

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Et puis, surtout, dans la force rserve de son suspens, toute livre quelle est la pragmatique des intonations, la question Comment juger ? donne aussi entendre limpuissance, langoisse, leffroi ou le recul de qui se rcuse devant lindcidable ou le double bind : comment juger alors quon ne le peut pas ou quon ne le doit pas ou quon en na ni les moyens ni le droit ? Ou quon en a le devoir et non le droit ? Comment juger alors quon ne peut pas ne pas juger tandis quon nen a ni le droit, ni le pouvoir, ni les moyens ? Ni les critres. Cest la demande adresse, comme vous savez, au juste, dans Au juste. Et vous connaissez la rponse du juste, ce nest pas du tout celle du Vicaire Savoyard qui au dbut de sa profession de foi se demande : Mais qui suis-je ? quel droit ai-je de juger les choses ? et quest-ce qui dtermine mes jugements ? et trouve des rponses ces questions et des critres ses jugements. La rponse la question pose au juste, cest : On juge sans critre. On est dans la position du prudent aristotli cien qui juge du juste et de linjuste sans critre... Ou encore : Absolument, je juge. Mais si on me demande quels sont les critres de mon jugement, je naurai videmment pas de rponse donner... Au juste, p. 30, 32). Je ne sais pas si le juste est assez prudent quand il feint de sidentifier en cela au prudent aristotlicien. On ne lui demandera pas ses critres. Mais labsence de critre, ici, je linterprte moins comme labsence de rgles dtermines ou dterminantes, voire rflchissantes, que comme leffet, terrifiant ou exaltant, de cette scne du jugement que nous venons dentrevoir : ds lors quon ne peut, sans tre dj dans le prjug, commencer par la question Quest-ce que juger ? , ds lors quil faut commencer, sans savoir, sans assurance, sans prjug, par la question Comment juger ? , labsence de critre est la loi, si lon peut dire. Si les critres taient simplement disponi bles, si la loi tait prsente, l, devant nous, il ny aurait pas de jugement. Il y aurait tout au plus savoir, technique, application dun code, apparence de dcision, faux procs, ou encore rcit, simulacre narratif au sujet du jugement. Il ny aurait pas lieu de juger ou de sinquiter du jugement, il ny aurait plus se demander comment juger? . Cest au sujet de cette situation que je vous raconterai mon histoire. Comment juger Jean-Franois Lyotard ? 94

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Evidemment : dans cette situation o, ce qui se passe, cest que le jugement doit se passer de critres et que la loi se passe de loi, dans ce hors-la-loi de la loi, nous avons dautant plus rpondre devant la loi. Car labsence de critriologie, la structure imprsentable de la loi des lois ne nous dispense pas de juger tous les sens, thorique et pragmatique, de ce mot, nous venons de voir pourquoi ; au contraire, elle nous enjoint de nous prsenter devant la loi et de rpondre a priori de nous devant elle qui n est pas l. En cela aussi nous sommes, quoi que nous en ayons, des prjugs. Quelques prjugs que nous ayons, dabord nous en sommes. Je nexplorerai pas ce thme, comme on pourrait ou devrait le faire, du ct de Nietzsche ou du Schuldigsein originaire dont parle Heidegger et de lUnheimlichkeit qui lhabite, si on pouvait dire ( Sein und Zeit, 58). Je dois vous dire, avant de commencer, quelques mots de ce que je ne dirai pas. Ayant renonc, aprs une dlibration un peu confuse, mengager dans telle ou telle voie, jai jug que je ne devrais pas y renoncer au point de ne mme pas laisser savoir quoi je renonais. Et que, selon la figure de lironie, de lhypocrisie ou de la dngation qui travaille tout nonc, je devrais laisser se dclarer ce que je disais, ce faisant, ne pas vouloir dire. J ai donc cart trois hypothses ou, si vous prfrez, cest peine un autre mot, trois sujets. Voici les trois sujets dont je ne parlerai surtout pas. La premire hypothse je dirais le premier prjug si je navais dcid de ne plus prononcer dsormais ce mot , cest moi. J ai eu pendant quelques secondes envie de me prsen ter, de comparatre une fois de plus devant vous, qui tes ici la loi ou les gardiens de la loi. Me prsenter vous comme un homme seul devant la loi, non pas pour vous dire ou vous demander qui je suis, pour provoquer un jugement en vous racontant une histoire, mais plutt pour mexpliquer, avec Lyotard bien sr, au sujet de mon rapport avec le jugement en gnral. En me prparant cette sance, depuis plus dun an, jai pris conscience de la sourde obstination avec laquelle, depuis toujours, javais tenu distance le thme, je dis bien le thme, du jugement. Au fond, tout le discours sur la diffrance, sur lindcidabilit, etc., on peut aussi le considrer comme un dispositif de rserve lgard du jugement sous toutes ses formes (prdicatives, prescriptives, toujours dcisi 95

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ves). Il serait facile de montrer que, sous cette apparente rserve, un jugement est install dans la place ou fait retour, commandant la scne dont il parat absent avec une tyrannie dngatrice encore plus intraitable. Nanmoins, dans son apparence mme, cette manifestation laquelle jai pris part, dont jai eu ma part qui consistait traiter la question du jugement comme ntant plus de mise, comme impr sentable en somme, on peut la trouver encore signifiante. Non pas seulement quant tel ou tel procs, si lon peut dire, du jugement mme, disons au moins de linstruction conduite contre le jugement, mais quant lpoque. Et ce fut une poque marque 1) par une phnomnologie (ce fut un de mes premiers intrts communs avec Lyotard, que jai lu dabord comme lecteur de Husserl, et entendu pour la premire fois vers 1963 dans une confrence du Collge philosophique sur le temps, la constitution gntique, la hyl, etc.), cest--dire : poch, comme suspension de la thse dexistence qui prend souvent, sinon toujours, la forme du jugement; la d-sdimentation de la couche prdicative de lexprience, la gnalogie du jugement depuis le retour lassise antprdicative de la perception ; 2 ) par une mdita tion heideggerienne dont tous les chemins passent par une vrit soustraite sa forme judicative; la vrit comme adaequatio est essentiellement lie au jugement, la propo sition, cest--dire fonde sur un dvoilement non judicatif, prjudicatif, une autre vrit. Valthia nest pas lie au jugement. Cest clairement nonc ds Sein und Zeit ( Le concept de logos , p. 32); 3) par un remuement psychana lytique, notamment autour de la Verneinung, qui venait dniaiser toute assurance possible dans une interprtation non-paradoxale du discours jugeant. On pouvait donc croire, si cette poque a fait poque, et poque du jugement, en avoir fini avec cet empire du juge ment qui fut en somme presque toute la philosophie. Or la singularit aujourdhui la plus manifeste de Jean-Franois Lyotard, le paradoxe de sa signature, cest davoir habit cette poque en tous ses lieux et pourtant de lavoir dserte; et, depuis un site qui fut seulement le sien, davoir lanc contre lpoque, je ne dirai pas seulement une accusation formidable, mais un dfi catgorique que jentends aussi comme son rire mme. Il nous dit : vous nen avez pas fini, nous nen aurons 96

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jamais fini avec le jugement. Votre poque, qui est aussi une crise, et votre poche (husserlienne ou heideggerienne ) garde encore quelque chose dun norme prjugement sous la forme dune dngation paradoxale quant au jugement lui-mme. Il faut revoir tout a, repartir par exemple dune autre mise en uvre de la psychanalyse (non-lacanienne) de la dngation, du rcit, du paradoxe, dune nouvelle prag matique. Etc. En somme, Lyotard, ce serait peut-tre quelquun venu aussi nous dire quelque chose dessentiel il vaut mieux dire ici de dcisif, le dcisif mme dans lpoque, quant lpoque, pour ce qui revient fonder le jugement. Pour simplifier, nous habitions une poque dont lnonc fonda mental pouvait tre le suivant : fond ou non-fond, cela revient au mme, le jugement est secondaire, linstance catgorique est dpendante. Les uns disaient : le jugement est fond, entendez fond en autre chose que lui (exprience ant-prdicative, aletheia comme dvoilement pr-propositionnel, etc.). Dautres disaient le contraire qui revient au mme : le jugement nest pas fond, entendez non fond en lui-mme, donc illgitime par lui-mme et sans critres propres. Dans les deux cas, fond ou non fond, on pouvait dire que le jugement est secondaire ou inessentiel : ce nest pas un thme philosophique dcisif, il doit y avoir recours une autre instance. Or dans cette scne de notre poque, cette scne de la modernit qui croit en avoir fini avec lpoque classique du jugement, celle o la philosophie du jugement fait autorit, de Platon Hegel, Jean-Franaois Lyotard viendrait nous dire : attention, je vous arrte, il y a paradoxe, et telle est la signature post-moderne, en effet le jugement nest ni fondateur ni fond, il est peut-tre secondaire mais cest pour cela mme quil nest surtout pas question de sen dbarrasser; et, si vous croyez vous en dfaire, il ne vous laissera pas en paix de sitt. Vous tes par lui pr-jugs, et son sujet dans le pr-jug. Cest parce quil rie repose sur rien, ne se prsente pas, surtout pas avec ses titres philosophiques, ses critres et sa raison, cest--dire sa carte didentit, que le jugement est paradoxalement inluctable. Voil ce que dit peut-tre Lyotard, dans cette harangue de prdicateur paen, de sophiste qui ne connat ni la loi ni les prophtes parce quil les connat trop. Il nous rappelle sans cesse un jugement qui, 97

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pour ntre pas fond, pour ntre donc ni le premier ni le dernier, nen est pas moins en cours, parlant en nous avant nous, permanent comme un tribunal qui tiendrait sance sans discontinuer, et dont la sance tenante aurait lieu mme quand personne nest l. Alors l, quand jai vu sannoncer ce procs, jai renonc parler de moi, parce que jallais me trouver accus avec toute lpoque, et avoir envie de me dfendre. Je me suis dit : il vaut mieux passer tout de suite de lautre ct et parler ctait ma deuxime hypothse non pas de moi mais de Lyotard-et-moi , de tout ce qui peut se passer pendant peu prs vingt ans de ce que je ne saurais mme pas nommer, tant les mots me paraissent ici insuffisants, histoire commune, rap port sans rapport entre deux dont on nest jamais sr quils se parlent, se connaissent, se lisent vraiment, scrivent, sadressent directement ou indirectement lun lautre, se destinent obliquement une attention virtuelle, intense ou infinitsimale, aigu et fatalement distraite, mconnaissante, par sa force dappropriation mme, oublient ou non que lautre est dans le paysage guetter tout ce qui bouge. Cest de cela quil faudrait toujours parler, vous savez que cest lessentiel et que cela ne se lit quentre les lignes, que cest l un texte dune folle complexit et je dis folle parce quil y va de la folie, et dune folie catgorique, car chaque minute minuscule de cette folie est infiniment divisible, certes, mais on y retrouverait toujours du jugement. On nen finirait jamais avec le jugement, ou plutt avec ce qui fait demander comment juger . Et cest cela que je mentends dire par Jean-Franois Lyotard. Jai donc renonc davance parler de Lyotard-et-moi , mais je sais que, si cela prenait un jour la forme dun rcit de lautre temps, on y trouverait au moins un chapitre intitul Husserl , un autre Lvinas , et coup sr un autre Cerisy . Celui-ci remonterait au moins 1972. Comme vous en seriez presque tous la fois tmoins et acteurs, juges et parties, je me suis dit que ce ntait pas le lieu et le moment de mengager dans une chose aussi grave et aussi prilleuse. Jai donc cd la peur et me suis dit, troisime sujet, que le sujet du jugement devait tre Lyotard. La question Comment juger ? est la sienne ; et la fois pour respecter et rompre notre contrat commun, je ne partirai du travail de Lyotard, tel quil nous provoque et nous donne 98

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penser, qu la condition o ce point de dpart ne sera pas une manoeuvre dvitement devant la question : qui est JeanFranois Lyotard ? Comment le juger ? L, je mtais mis en situation de ne plus pouvoir viter mon sujet, le troisime, qui fut aussi le premier, lun gardant de lautre et lun plus insoutenable et plus invitable que lautre. Je crois lavoir finalement vit, mais je nen suis pas encore sr. En tout cas, ma premire preuve, elle, est paradoxale mais classique, ce fut de me demander si jallais traiter mon sujet catgoriquement, cest--dire la fois selon le jugement et selon les gnralits, autre manire de lviter, ou idiomatiquement, essayant datteindre une loi qui ne vaudrait que pour lui, Jean-Franois Lyotard. Est-ce que a ; existe, une loi ou une catgorie pour un seul ? A qui pouvais-je poser cette question, sinon Jean-Franois Lyotard lui-mme, dans une sorte dappel au secours pour quil me rende cette loi singulire accessible ou dabord pour quil se rende accessible, lui-mme, ma demande ? Jai cru recevoir une rponse murmure ou chiffre de sa part, dans tous les lieux o il parle de narratique et de pragmatique narrative, notamment dans Instructions paennes, auxquelles je vous renvoie si vous ne les connaissez pas encore par cur. Et cest donc en son nom, au nom de cette pragmatique narrative, que je me suis laiss dcider de me laisser raconter lhistoire intitule, comme on sait, par Kafka, Vordem Gesetz. En me la laissant raconter ma manire ( ce que je fais depuis prs dune heure, dj, vous ne pourriez le remarquer quaprs coup), je vais peut-tre encore ajourner le jugement au sujet de Jean-Franois Lyotard, qui sait ? En tout cas ma premire approche, qui peut tre interprte comme un vitement, consistera me demander : quest-ce que cest que ce texte ? Comment en juger ? Est-ce vraiment un rcit, oui ou non ? Est-ce vraiment de la littrature, oui ou non ? Et surtout, avant tout et aprs tout, quelle serait ici la place de Jean-Franois Lyotard? Serait-ce celle dun des ctants (lhomme de la campagne, le gardien, tous les gardiens quil suppose derrire lui) ? Serait-ce celle de la loi, dont on ne sait si elle est ou non un actant du rcit ? A moins que ce ne soit la place du titre lui-mme, qui reste, on le verra, plus grand que le texte et que sa signature mme. 99

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Nous lisons :DEVANT LA LOI Devant la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se prsente et demande entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour linstant il ne peut pas lui accorder lentre. Lhomme rflchit, puis demande sil lui sera permis dentrer plus tard. Cest possible, dit le gardien, mais pas maintenant. Le gardien sefface devant la porte, ouverte comme toujours, et lhomme se baisse pour regarder lin trieur. Le gardien sen aperoit, et rit. Si cela tattire tellement, dit-il, essaie donc dentrer malgr ma dfense. Mais retiens ceci : je suis puissant. Et je ne suis que le dernier des gardiens. Devant chaque salle il y a des gardiens de plus en plus puissants, je ne puis mme pas supporter laspect du troisime aprs moi. Lhomme de la campagne ne sattendait pas de telles difficults ; la loi ne doit-elle pas tre accessible tous et toujours, mais, comme il regarde maintenant de plus prs le gardien dans son manteau de fourrure, avec son nez pointu, sa barbe de Tartare longue et maigre et noire, il en arrive prfrer dattendre, jusqu ce quon lui accorde la permission dentrer. Le gardien lui donne un tabouret et le fait asseoir auprs de la porte, un peu lcart. L, il reste assis des jours, des annes. Il fait de nombreuses tentatives pour tre admis lintrieur, et fatigue le gardien de ses prires. Parfois le gardien fait subir lhomme de petits interroga toires, il le questionne sur sa patrie et sur beaucoup dautres choses, mais ce sont l questions poses avec indiffrence la manire des grands seigneurs. Et il finit par lui rpter quil ne peut pas encore le faire entrer. Lhomme, qui stait bien quip pour le voyage, emploie tous les moyens, si coteux soient-ils, afin de corrompre le gardien. Celui-ci accepte tout, cest vrai, mais il ajoute : Jaccepte seulement afin que tu sois bien persuad que tu nas rien omis. Des annes et des annes durant, lhomme observe le gardien presque sans interruption. Il oublie les autres gardiens. Le premier lui semble tre le seul obstacle. Les premires annes, il maudit sa malchance sans gard et haute voix. Plus tard, se faisant vieux, il se borne grommeler entre les dents. Il tombe en enfance, et comme, force dexaminer le gardien pendant des annes, il a fini par connatre jusquaux puces de sa fourrure, il prie les puces de lui venir en aide et de changer lhumeur du gardien ; enfin sa vue faiblit et il ne sait vraiment pas sil

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fait plus sombre autour de lui ou si ses yeux le trompent. Mais il reconnat bien maintenant dans lobscurit une glorieuse lueur qui jaillit ternellement de la porte de la loi. A prsent, il na plus longtemps vivre. Avant sa mort toutes les expriences de tant dannes, accumules dans sa tte, vont aboutir une question que jusqualors il na pas encore pose au gardien. Il lui fait signe, parce quil ne peut plus redresser son corps rodi. Le gardien de la porte doit se pencher bien bas, car la diffrence de taille sest modifie lentier dsa vantage de lhomme de la campagne. Que veux-tu donc savoir encore ? demande le gardien. Tu es insatiable. Si chacun aspire la loi, dit lhomme, comment se fait-il que durant toutes ces annes personne autre que moi nait demand entrer ? Le gardien de la porte, sentant venir la fin de lhomme, lui rugit loreille pour mieux atteindre son tympan presque inerte : Ici, nul autre que toi ne pouvait pntrer, car cette entre ntait faite que pour toi. Mainte nant, je men vais et je ferme la porte. Franz Kafka ( Traduction dAlexandre Vialatte et Marthe Robert) Je souligne un peu lourdement quelques trivialits axiomatiques ou quelques prsuppositions. Sur chacune delles, jai tout lieu de le supposer, un accord initial serait facile entre nous, mme si mon intention reste de fragiliser ensuite les conditions dun tel consensus. Pour en appeler cet accord entre nous, je me rfre peut-tre imprudemment notre communaut de sujets participant dans lensemble la mme culture et souscrivant, dans un contexte donn, au mme systme de conventions. Lesquelles ? Premire croyance dallure axiomatique : au texte que je J viens de lire nous reconnaissons une identit soi, une singularit et une unit. Davance nous les jugeons intou chables, si nigmatiques que demeurent en dfinitive les conditions de cette identit soi, de cette singularit et de cette unit. Il y a un commencement et une fin ce rcit dont les bordures ou es limites nous paraissent garanties par un certain nombre de critres tablis, entendez tablis par des lois et par des conventions positives. Ce texte, que nous tenons pour unique et identique lui-mme, nous prsupposons quil existe dans sa version originale, faisant corps en son lieu de naissance avec la langue allemande. Selon la croyance la plus rpandue dans nos rgions, telle version dite originale 101

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constitue lultime rfrence quant ce quon pourrait appeler la personnalit juridique du texte, son identit, son unicit, ses droits, etc. Tout cela est aujourdhui garanti par la loi, par un faisceau de lois qui ont toute une histoire mme si le discours qui les justifie prtend le plus souvent les enraciner dans des lois naturelles. Deuxime lment de consensus axiomatique, essentiel lement insparable du premier : ce texte a un auteur. Lexistence de son signataire nest pas fictive, la diffrence des personnages du rcit. Et cest encore la loi qui exige et garantit la diffrence entre la ralit prsume de lauteur, porteur du nom de Franz Kafka, enregistr par ltat civil sous lautorit de lEtat, et dautre part la fiction des personnages lintrieur du rcit. Cette diffrence implique un systme de lois et de conventions sans lesquelles le consensus auquel je me rfre prsentement, dans un contexte qui nous est jusqu un certain point commun, naurait aucune chance dapparatre, quil soit ou non fond. Or ce systme de lois, nous pouvons en connatre au moins lhistoire apparente, les vnements juridiques qui en ont scand le devenir sous la forme du droit positif. Cette histoire des conventions est trs rcente et tout ce quelle garantit reste essentiellement labile, aussi fragile quun artifice. Comme vous le savez, des uvres nous sont lgues dont lunit, lidentit et la compltude restent problmatiques parce que rien ne permet de dcider en toute certitude si linachvement du corpus est un accident rel ou une feinte, le simulacre dlibrment calcul dun ou de plusieurs auteurs, contemporains ou non. Il y a et il y a eu des uvres dans lesquelles lauteur ou une multiplicit dauteurs sont mis en scne comme des personnages sans nous laisser des signes ou des critres rigoureux pour dcider entre les deux fonctions ou les deux valeurs. Le conte du Graal, par exemple, pose encore aujourdhui de tels probl mes (achvement ou inachvement, inachvement rel ou feint, inscription des auteurs dans le rcit, pseudonymie et proprit littraire, etc.)1. Mais, sans vouloir annuler les diffrences et les mutations historiques cet gard, on peut1. Sur toutes ces questions (inachvement rel ou feint, pluralit des auteurs, proprit littraire [qui] ne se posait pas ou presque pas, semble-t-il, au Moyen Age * (p. 52), je renvoie, parmi les travaux les plus rcents et les plus riches, La

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tre sr que, selon des modalits chaque fois originales, ces problmes se posent de tout temps et pour toute uvre. Troisime axiome ou prsupposition : il y a du rcit dans ce texte intitul Devant la loi et ce rcit appartient ce que nous appelons la littrature. Il y a du rcit ou de la forme narrative dans ce texte ; la narration entrane tout sa suite, elle dtermine chaque atome du texte mme si tout ny apparat pas immdiatement sous lespce de la narration. Sans mintresser ici la question de savoir si cette narrativit est le genre, le mode ou le type du texte2, je noterai modestement et de faon toute prliminaire que cette narrati vit, dans ce cas prcis, appartient selon nous la littrature ; pour cela jen appelle encore au mme consensus pralable entre nous. Sans toucher encore aux prsuppositions contextuelles de notre consensus, je retiens que pour nous il semble sagir dun rcit littraire ( le mot rcit pose aussi des problmes de traduction que je laisse en rserve). Est-ce que cela reste trop vident et trivial pour mriter dtre remarqu? Je ne le crois pas. Certains rcits nappartiennent pas la littrature, par exemple les chroniques historiques ou les relations dont nous avons lexprience quotidienne : je puis vous dire ainsi que jai comparu devant la loi aprs avoir t photographi au volant de ma voiture, la nuit, conduisant prs de chez moi une vitesse excessive, ou que jallais le faire pour tre accus, Prague, de trafic de drogue. Ce nest donc pas en tant que narration que Devant la loi se dfinit pour nous comme un phnomne littraire. Si nous jugeons le texte littraire , ce nest pas davantage en tant que narration fictive, ni mme allgorique, mythique, symbolique, para bolique, etc. Il y a des fictions, des allgories, des mythes, des symboles ou des paraboles qui nont rien de proprement littraire. Quest-ce qui dcide alors de lappartenance de Devant la loi ce que nous croyons entendre sous le nom de littrature ? Et qui en dcide ? Qui juge ? Pour aiguiser ces deux questions ( quoi et qui ), je prcise que je ne privilgie aucune des deux et quelles portent sur la littrature pluttvie de la lettre au Moyen Age (Le conte du Graal), de Roger Dragonetti, Le Seuil, Paris, 1980. 2. Cf. Grard Genette, Genres, types, modes, Potique 32 (nov. 1977), repris avec quelques modifications in Introduction l'architexte, Paris, Seuil, 1979-

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que sur les belles-lettres, la posie ou lart discursif en gnral, bien que toutes ces distinctions restent fort problmatiques. La double question serait donc la suivante : Qui dcide, qui juge, et selon quels critres, de lappartenance de ce rcit la littrature ? Pour ne pas ruser avec lconomie de temps dont je dois tenir compte, je dirai aussitt sans dtour que je napporte et ne dtiens aucune rponse une telle question. Je suis sans critre , dirait Jean-Franois Lyotard. Peut-tre penserezvous que je veux vous conduire vers une conclusion purement aportique ou en tout cas vers une surenchre problmati que : on dirait ainsi que la question tait mal forme, quon ne peut raisonner en termes dappartenance un champ ou une classe lorsquil y va de la littrature, quil ny a pas dessence de la littrature, pas de domaine proprement litt raire et rigoureusement identifiable en tant que tel, et quenfin ce nom de littrature tant peut-tre destin rester impro pre, sans concept et sans rfrence assure, sans critre, la littrature aurait quelque chose faire avec ce drame du nom, avec la loi du nom et le nom de la loi. Vous nauriez sans doute pas tort. Mais la gnralit de ces lois et de ces conclusions problmatiques mintresse moins que la singula rit dun procs qui, au cours dun drame unique, les fait comparatre devant un corpus irremplaable, devant ce texte-ci, devant Devant la loi . Il y a une singularit du rapport la loi, une loi de singularit qui doit se mettre en rapport sans jamais pouvoir le faire avec lessence gnrale ou universelle de la loi. Or ce texte-ci, ce texte singulier, vous laurez dj remarqu, nomme u relate sa manire ce conflit sans rencontre de la loi et de la singularit, ce paradoxe ou cette nigme de ltre-devant-la-loi ; et Vainigma, cest souvent, en grec, une relation, un rcit, la parole obscure dun apologue : Lhomme de la campagne ne sattendait pas de telles difficults ; la loi ne doit-elle pas tre accessible tous et toujours... . Et la rponse, si lon peut encore dire, vient la fin du rcit, qui marque aussi la fin de lhomme : Le gardien de la porte, sentant venir la fin de lhomme, lui rugit loreille pour mieux atteindre son tympan presque inerte : Ici nul autre que toi ne pouvait pntrer, car cette entre ntait faite que pour toi. Maintenant, je men vais et je ferme la porte. 104

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Ma seule ambition serait donc, sans y apporter de rponse, daiguiser, au risque de la dformer, la double question (qui dcide, qui juge, et quel titre, de lappartenance la litt rature ?) et surtout de faire comparatre devant la loi lnonc mme de cette double question, voire, comme on dit facile ment en France aujourdhui, le sujet de son nonciation. Un tel sujet prtendrait lire et comprendre le texte intitul De vant la loi, il le lirait comme un rcit et le classerait conventionnellement dans le domaine de la littrature. Il croirait savoir ce quest la littrature et se demanderait seule ment, si bien arm : quest-ce qui mautorise dterminer ce rcit comme un phnomne littraire ? ou le juger sous la catgorie littrature ? Il sagirait donc de faire comparatre cette question, le sujet de la question et son systme daxiomes ou de conventions devant la loi , devant Devant la loi . Quest-ce que cela veut dire ? Nous ne pouvons rduire ici la singularit de lidiome. Comparatre devant la loi, dans lidiome franais, allemand ou anglais, signifie venir ou tre amen devant les juges, les reprsentants ou les gardiens de la loi, au cours dun procs, pour y tmoigner ou y tre jug. Le procs, le jugement ( Urteil), voil le lieu, le site, la situation, voil ce quil faut pour quait lieu un tel vnement, comparatre devant la loi . Ici, Devant la loi , expression que je mentionne entre guillemets, cest le titre dun rcit. Voil la quatrime de nos prsuppositions axiomatiques. Je dois lajouter notre liste. Nous croyons savoir ce quest un titre, notamment le titre dune uvre. Il est situ en un certain lieu trs dtermin et prescrit par des lois conventionnelles : avant et au-dessus, une distance rgle du corps mme du texte, devant lui en tout cas. Le titre est en gnral choisi par lauteur ou par ses reprsentants ditoriaux dont il est la proprit. Il nomme et garantit lidentit, lunit et les limites de luvre originale quil intitule. Comme il va de soi, les pouvoirs et la valeur dun titre ont un rapport essentiel avec quelque chose comme la loi, quil sagisse de titre en gnral ou du titre dune uvre, littraire ou non. Une sorte dintrigue sannonce dj dans un titre qui nomme la loi (Devant la loi), un peu comme si la loi sintitulait elle-mme ou comme si le mot titre sin 105

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troduisait insidieusement dans le titre. L, je me tiens peut-tre dans la marge de ce qui scrit, dans Les transfor mateurs Duchamp(p. 129) : Dcisions loges dans le titre , titre lui-mme, dit Lyotard, monnay en deux sous-titres, Etant donn le gaz dclairage et Etant donne la chute deau. Laissons attendre cette intrigue. Insistons sur la topologie. Autre aspect intriguant : le sens du titre figure une indication topologique, devant la loi. Et le mme nonc, le mme nom, car le titre est un nom, le mme groupe de mots en tout cas, naurait pas valeur de titre sils apparaissaient ailleurs, en des lieux non prescrits par la convention. Ils nauraient pas valeur de titre sils apparais saient dans un autre contexte ou une autre place dans le mme contexte. Par exemple ici mme, lexpression Vor dem Gesetz se prsente une premire fois ou, si vous prfrez, une deuxime fois, comme lincipit du rcit. Cest sa premire phrase : Vor dem Gesetz steht ein Trhter, Devant la loi se tient (ou se dresse) un gardien de la porte , un portier. Bien quon puisse leur pr-supposer le mme sens, ce sont plutt des homonymes que des synonymes, car les deux occurrences de la mme expression ne nomment pas la mme chose; elles nont ni la mme rfrence ni la mme valeur. De part et dautre du trait invisible qui spare le titre du texte, lun nomme lensemble du texte dont il est en somme le nom propre et le titre, lautre dsigne une situation, le site du personnage localis dans la gographie intrieure du rcit. Lun, le titre, se trouve devant le texte et il reste extrieur, sinon la fiction, du moins au contenu de la narration fictive. Lautre se trouve aussi en tte du texte, devant lui, mais dj en lui ; cest un premier lment intrieur au contenu fictif de la narration. Et pourtant, bien quil soit extrieur la narration fictive, lhistoire que le rcit raconte, le titre ( Devant la loi) demeure une fiction signe elle aussi par lauteur ou son tenant-lieu. Le titre appartient la littrature, dirions-nous, mme si son appartenance na pas la structure ni le statut de ce quil intitule et quoi il reste essentiellement htrogne. Lappartenance du titre la littrature ne lempche pas davoir une autorit lgale. Par exemple, le titre dune livre permet la classification en bibliothque, lattribution des droits dauteur et de proprit, les procs et les jugements qui peuvent sensuivre, etc. 106

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Toutefois, cette fonction nopre pas comme le titre dune uvre non littraire, dun trait de physique ou de droit par exemple. La lecture que je tenterai maintenant de Devant la loi sera marque par deux programmes, si lon peut dire, et donc pragmatiquement par deux destinations. Celle dabord qui nous adresse ici les uns aux autres au juste, ou au nom de Jean-Franois Lyotard dont on nest pas sr de savoir au juste qui cest, ce quil veut, et comment le juger mais qui semble avoir sign par exemple (je dis par exemple pour ne pas vous retenir des heures avec des citations), ceci qui traite de la pragmatique du judasme dans Au juste (p. 101-102), comme je vais le faire aussi, plus indirectement et plus hypothtiquement : Dieu ordonne. On ne sait pas trs bien ce qu il ordonne. Il ordonne dobir. Cest--dire de se mettre dans la position de ce jeu pragmatique qui est celui de lobligation [...]. On appelle a Dieu, mais finalement on ne sait pas ce quon dit quand on dit Dieu. On ne sait rien de a. On dit simplement : Il y a une loi. Et quand on dit une loi, cela ne veut pas dire que cette loi est dfinie et quil suffise de sy conformer, car justement il y a une loi mais on ne sait pas ce que dit cette loi. Il y a une espce de loi des lois, il y a une mta-loi qui est : Soyez justes. Voil la seule affaire dans le judasme : Soyez justes. Mais justement nous ne savons pas ce que cest qutre juste. Cest--dire que nous avons tre juste. Ce nest pas Soyez conformes ceci , ce nest pas : Aimez-vous les uns les autres, etc., tout cela cest de la blague. Soyez justes : coup par coup, il faudra chaque fois, dcider, se prononcer, juger, et puis mditer si ctait a, tre juste.

Voil, voil de quoi je vais parler dans cette lecture de Kafka. Je ne sais pas si tous les Juifs et mme les experts en judasme, et mme Lvinas, qui est invoqu quelques lignes plus bas se reconnatraient dans cette analyse de la paradoxale pragmatique judaque, mais ce nest pas un critre. Si je my reconnaissais, moi, cela ne rassurerait ni les Juifs ni les autres et cest dailleurs sans importance. En tout cas je serais assez tent dy reconnatre, moi, Lyotard, ou mon Lyotard, et je nexclus pas quil ait dit ce quil y avait dire de la loi et de ltre-devant la loi. 107

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Lautre destination de cette lecture aura t marque jpar un sminaire au cours duquel, lan dernier, jai cru harceler ce rcit de Kafka. En vrit, cest lui qui assigea le discours que jessayais sur la loi morale et le respect de la loi dans la doctrine kantienne de la raison pratique, sur les penses de Heidegger et de Freud dans leur rapport la loi morale et au respect (au sens kantien). Je ne peux ici reconstituer les modes et les trajets de ce harclement. Pour en dsigner les titres et les topoi principaux, disons quil sagissait dabord du statut trange de lexemple, du symbole et du type dans la doctrine kantienne. Comme vous savez, Kant parle dune typique et non dun schmatisme de la raison pratique ; dune prsentation symbolique du bien moral (le beau comme symbole de la moralit, au 59 de la Critique de la facult de juger)) enfin, dun respect qui, sil ne sadresse jamais aux choses, ne sadresse nanmoins aux personnes quen tant quelles donnent lexemple de la loi morale : le respect nest d qu la loi morale, qui en est la seule cause bien quelle ne se prsente jamais elle-mme. Il sagissait aussi du comme si ( als ob ) dans la deuxime formulation de limpratif catgorique : Agis comme si la maxime de ton action devait devenir par ta volont loi universelle de la nature. Ce comme si permet daccorder la raison pratique avec une tlologie historique et la possibilit dun progrs linfini. Javais essay de montrer comment il introduisait virtuelle ment narrativit et fiction au cur mme de la pense de la loi, linstant o celle-ci se met parler et interpeller le sujet moral. Alors mme que linstance de la loi semble exclure toute historicit et toute narrativit empirique, au moment o sa rationalit parat trangre toute fiction et toute ima gination, ft-elle transcendantale3, elle semble encore offrir a priori son hospitalit ces parasites. Deux autres motifs mavaient retenu, parmi ceux qui font signe vers le rcit de Kafka : le motif de la hauteur et du sublime qui y joue un rle essentiel, enfin celui de la garde et du gardien4. Je ne peux3. Cest en ce lieu que le sminaire avait interrog linterprtation heideggerienne du respect dans son rapport limagination transcendantale. Cf. Kant et !e problme de la mtaphysique, notamment autour du 30. 4. Entre autres exemples : la fin de la Critique de la Raison pratique, la philosophie est prsente comme la gardienne (Aufbewahrerin) de la science morale pure ; elle est aussi la porte troite ( enge Pforte) conduisant la doctrine de la sagesse.

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pas my tendre, je dessine seulement gros traits le contexte dans lequel jai lu Devant la loi. Il sagit dun espace o il est difficile de dire si le rcit de Kafka propose une puissante ellipse philosophique ou si la raison pure pratique garde en elle quelque chose de la phantastique ou de la fiction narra tive. Lune de ces questions pourrait tre : et si la loi, sans tre elle-mme transie de littrature, partageait ses conditions de possibilit avec la chose littraire ? Pour lui donner ici, aujourdhui, sa formulation la plus conomique, je parlerai dune comparution du rcit et de la loi, qui comparaissent, paraissent ensemble et se voient convoqus lun devant lautre : le rcit, savoir un certain type de relation, se rapporte la loi quil relate, il comparat ce faisant devant elle qui comparat devant lui. Et pourtant, nous allons le lire, rien ne se prsente vraiment en cette compa rution ; et que cela nous soit donn lire ne signifie pas que nous en aurons la preuve ou lexprience. Apparemment, la loi ne devrait jamais donner lieu, en tant que telle, aucun rcit. Pour tre investie de son autorit catgorique, la loi doit tre sans histoire, sans gense, sans drivation possible. Telle serait la loi de la loi. La moralit pure na pas dhistoire, voil ce que semble dabord nous rappeler Kant, pas dhistoire intrinsque ( ou alors, comme dit Lyotard, lhistoire ne peut tre que 1 -faire de lavenir, ce qui est peut-tre aussi prs de Heidegger que de Lvinas, du moins sous cette forme). Et quand on raconte des histoires son sujet, elles ne peuvent concerner que des circonstances, des vnements extrieurs la loi, tout au plus les modes de sa rvlation. Comme lhomme de la campagne dans le rcit de Kafka, des relations narratives tenteraient dapprocher la loi, de la rendre prsente, dentrer en relation avec elle, voire dentrer en elle, de lui devenir intrinsques, rien ny fait. Le rcit de ces manuvres ne serait que le rcit de ce qui chappe au rcit et lui reste finalement inaccessible. Mais linaccessible provoque depuis son retranchement. On ne peut pas avoir affaire la loi, la loi des lois, de prs ou de loin, sans (se) demander o elle a proprement lieu et do elle vient. Je dis ici encore la loi des lois parce que, dans le rcit de Kafka, on ne sait pas de quelle espce de loi il sagit, celle de la morale, du droit ou de la politique, voire de la nature, etc. Ce qui reste invisible et cach en chaque loi, on peut 109

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donc supposer que cest la loi elle-mme, ce qui fait que ces lois sont des lois, ltre-loi de ces lois. Inluctables sont la ques tion et la qute, autrement dit litinraire en vue du lieu et de lorigine de la loi. Celle-ci se donne en se refusant, sans dire sa provenance et son site. Ce silence et cette discontinuit constituent le phnomne de la loi. Entrer en relation avec la loi, celle qui dit Tu dois et Tu ne dois pas , cest la fois faire comme si elle navait pas dhistoire ou en tout cas ne dpendait plus de sa prsentation historique, et du mme coup se laisser fasciner, provoquer, apostropher par lhistoire de cette non-histoire. Cest se laisser tenter par limpossible : une thorie de lorigine de la loi, et donc de sa non-origine, par exemple de la loi morale. Freud (Kafka le lisait, comme vous savez, mais peu importe ici cette loi austro-hongroise du dbut de sicle) inventa le concept, sinon le mot, de re foulement comme une rponse la question de lorigine de la loi morale. Ctait avant que Kafka ncrivt Vor dem Gesetz (1919), mais cette relation est sans intrt pour nous, et plus de vingt-cinq ans avant la Deuxime Topique et la thorie du Surmoi. Ds les lettres Fliess, il fait le rcit de pressenti ments et de prmonitions, avec une sorte de ferveur inquite, comme sil tait au bord de quelque rvlation : Un autre pressentiment me dit aussi, comme je le savais dj [je souli gne, J.D. ], bien quen fait je nen sache rien, que je vais bientt dcouvrir la source de la moralit. (Lettre 64, 31 mai 1897). Suivent quelques rcits de rve et, quatre mois plus tard, une autre lettre dclare la conviction quil nexiste dans linconscient aucun indice de ralit , de telle sorte quil est impossible de distinguer lune de lautre la vrit et la fiction investie daffect (Lettre 69, 21 septembre 1897). Quelques semaines plus tard, une autre lettre dont jextrais les lignes suivantes : ... Aprs les effroyables douleurs de lenfante ment des dernires semaines, jai donn naissance un nouveau corps de connaissance. Point tout fait nouveau, dire vrai ; il stait de faon rpte montr lui-mme et retir de nouveau. Mais cette fois il est rest et a regard la lumire du jour. Cest assez drle, javais eu le pressentiment de tels vnements longtemps auparavant. Par exemple je tavais crit pendant lt que jallais trouver la source du refoulement sexuel normal (moralit, pudeur, etc.) et pendant longtemps, ensuite, jy ai chou. Avant les vacances je tavais dit que mon 110

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patient le plus important tait moi-mme ; et puis soudain, aprs le retour des vacances, mon auto-analyse dont je navais alors aucun signe a commenc de nouveau. Il y a quelques semaines me vnt le souhait que le refoulement ft remplac par la chose essentielle qui se tient derrire [je souligne, J.D. ] et cest ce qui m occupe en ce moment. Freud sengage alors dans des considrations sur le concept de refoulement, sur lhypothse de son origine organique lie la station debout, autrement dit une certaine lvation 5. Le passage la station debout dresse ou lve lhomme qui loigne alors le nez des zones sexuelles, anales ou gnitales. Cet loignement anoblit la hauteur et laisse des traces en diffrant laction. Dlai, diffrance, lvation anoblissante, dtournement de lodorat loin de la puanteur sexuelle, re foulement, voil lorigine de la morale : Pour le dire cr ment, la mmoire pue exactement comme pue un objet matriel. De mme que nous dtournons avec dgot notre organe sensoriel (tte et nez) devant les objets puants, de mme le prconscient et notre conscience se dtournent de la mmoire. Cest l ce quon nomme refoulement. Que rsulte-t-il du refoulement normal? Une transformation de langoisse libre en rejet psychiquement li, cest--dire quil fournit le fondement affectif dune multitude de proces sus intellectuels, tels que moralit, pudeur, etc. Tout lensem ble de ces ractions seffectue aux dpens de la sexualit (virtuelle) en voie dextinction. Quelle que soit la pauvret initiale de cette notion de refoulement, le seul exemple de processus intellectuels que donne Freud, cest la loi morale ou la pudeur. Le schme de llvation, le mouvement vers le haut, tout ce que marque la prposition sur(ber) y est aussi dterminant que celui de la purification, du dtournement, loin de limpur, des zones du corps qui sentent mauvais et quil ne faut pas toucher. Le dtournement se fait vers le haut. Le haut (donc le grand) et le pur, voil ce que produirait le refoulement comme origine de la morale, voil ce qui absolument vaut mieux, lorigine de la valeur et du jugement de valeur. Cela se prcise dans5. Il faudrait enchaner cet argument ce quil dira plus tard de Kant, de limpratif catgorique, de la loi morale dans notre coeur et du ciel toil au-dessus de nos ttes.

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lEsquisse d une psychologie scientifique, puis dans dautres rfrences limpratif catgorique et au ciel toil au-dessus de nos ttes, etc. Ds le dpart, et comme dautres, Freud voulait donc crire une histoire de la loi. Il tait sur la trace de la loi, et Fliess il raconte sa propre histoire (son auto-analyse, comme il dit), lhistoire de la piste quil suit sur la trace de la loi. Il flairait lorigine de la loi, et pour cela il avait d flairer le flair. Il entamait en somme un grand rcit, une auto-analyse intermi nable aussi, pour raconter, pour rendre compte de lorigine de la loi, autrement dit lorigine de ce qui, se coupant de son origine, interrompt le rcit gnalogique. La loi est intol rante sa propre histoire, elle intervient comme un ordre surgissant absolument, absolu et dli de toute provenance. Elle apparat comme ce qui napparat pas en tant que tel au cours dune histoire. En tout cas, elle ne se laisse pas constituer par quelque histoire qui donnerait lieu du rcit. Sil y avait histoire, elle ne serait pas prsentable et pas racontable, histoire de ce qui na pas eu lieu. Freud lavait senti, il avait eu du nez pour cela, il lavait mme, dit-il, pressenti . Et il le dit Fliess avec lequel se joua une innarrable histoire de nez jusqu la fin de cette amiti marque par lenvoi dune dernire carte postale de deux lignes6. Si nous avions poursuivi dans cette direction, nous aurions d parler aussi de la forme du nez, prominente et pointue. Elle a beaucoup fait parler delle dans les salons de la psychanalyse, mais peut-tre na-t-on pas toujours t assez attentif la prsence des poils qui ne se cachent pas toujours pudiquement lintrieuf des narines, au point quil faut parfois les couper. Si maintenant, sans tenir aucun compte de quelque rapport entre Freud et Kafka, vous vous placez devant Devant la loi , et devant le gardien de la porte, le Trhter ; et si, camp devant lui, comme lhomme de la campagne, vous lobservez, que voyez-vous ? Par quel dtail, si lon peut dire, tes-vous6. Fliess avait publi en 1897 un ouvrage sur les Rapports entre le nez et les organes sexuels fminins. Otorhinolryngologiste, il tenait aussi beaucoup, comme on sait, ses spculations sur le nez et la bisexualit, sur lanalogie entre muqueuses nasales et muqueuses gnitales, tant chez lhomme que chez la femme, sur lenflure des muqueuses nasales et le rythme de la menstruation.

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fascin au point disoler et de slectionner ce trait ? Eh bien, par labondance de lornement pileux, quil soit naturel ou artificiel, autour de formes pointues, et dabord de lavance nasale. Tout cela est trs noir, et le nez vient symboliser avec cette zone gnitale quon se reprsente dans ces couleurs obscures mme si elle nest pas toujours sombre. Par situation, lhomme de la campagne ne connat pas la loi qui est toujours loi de la cit, loi des villes et des difices, des difications protges, des grilles et des limites, des espaces clos par des portes. Il est donc surpris par le gardien 4e la loi, homme de la ville, et il le dvisage : Lhomme de la campagne ne sattendait pas de telles difficults ; la loi ne doit-elle pas tre accessible tous et toujours, mais, comme il regarde main tenant plus prcisment ( genauer) le gardien dans son manteau de fourrure [in seinem Pelzmantel : lornement pileux dartifice, celui de la ville et de la loi, qui va sajouter la pilosit naturlle] avec son [grand] nez pointu [seinegrosse Spitznase, la taille est omise dans la traduction franaise ], sa barbe de Tartare longue, maigre et noire (den langen, dnnen, schwarzen tatarischen Bart), il en arrive prfrer attendre [littralement : il se dcide prfrer attendre, entschliesst er sich, doch lieber zu ivarten, bis er die Erlaubnis zum Eintritt bekommt] jusqu ce quon lui accorde la permission dentrer. La scansion de la squence est trs nette. Mme si elle a lapparence dune simple juxtaposition narrative et chrono logique, la contigut mme et la slection des notations induisent une infrence logique. La structure grammaticale de la phrase donne penser : mais (ds) lors que [als, comme, linstant o] lhomme de la campagne aperoit le gardien avec son grand nez pointu et labondance de son poil noir, il se dcide attendre, il juge quil vaut mieux attendre. Cest bien au vu de ce spectacle du pointu pileux, devant labon dance dune fort noire autour dun cap, dune pointe ou dune avance nasale que, par une consquence trange et la fois toute simple, toute naturelle (on dirait ici uncanny, unheimlich), lhomme se rsout, il se dcide. Car cest aussi un homme rsolu. Dcide-t-il de renoncer entrer aprs avoir paru dcid entrer ? Nullement. Il dcide de ne pas dcider encore, il dcide de ne pas se dcider, il se dcide ne pas dcider, il ajourne, il retarde, en attendant. Mais en attendant 113

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quoi ? La permission dentrer , comme il est dit ? Mais, vous lavez remarqu, cette permission ne lui avait t refuse que sur le mode de lajournement : Cest possible, mais pas maintenant. Patientons aussi. Nallez pas croire que jinsiste sur ce rcit pour vous garer ou pour vous faire attendre, dans lanticham bre de la littrature ou de la fiction, un traitement proprement philosophique de la question de la loi, du respect devant la loi ou de limpratif catgorique. Ce qui nous tient en arrt devant la loi, comme lhomme de la campagne, nest-ce pas aussi ce qui nous paralyse et nous retient devant un rcit, sa possibilit et son impossibilit, sa lisibilit et son illisibilit, sa ncessit et son interdiction, celles aussi de, la relation, de la rptition, de lhistoire ? Cela semble tenir, au premier abord, au caractre essentiel lement inaccessible de la loi, au fait, dabord, quun premier abord en soit toujours refus, comme le donnerait enten dre dj le doublet du titre et de lincipit. P une certaine manire, Vor dem Gesetz est le rcit de cette .inaccessibilit, de cette inaccessibilit au rcit, lhistoire de cette histoire impossible, la carte de ce trajet interdit : pas ditinraire, pas de mthode, pas de chemin pour accder la loi, ce qui en elle aurait lieu, au topos de son vnement. Telle inaccessibi lit tonne lhomme de la campagne au moment du regard, linstant o il observe le gardien qui est lui-mme lobser vateur, le surveillant, la sentinelle, la figure mme de la vigilance, on pourrait dire la conscience. La question xle lhomme de la campagne, cest bien celle du chemin daccs : est-ce que la loi ne se dfinit pas justement par son accessi bilit ? Nest-elle, ne doit-elle pas tre accessible toujours et pour chacun ? Ici pourrait se dployer le problme de lexemplarit, singulirement la pense kantienne du res pect : celui-ci nest que Yeffet e la loi, souligne Kant, il nest d qu la loi et ne comparat en droit que devant la loi ; il ne sadriesse aux personnes quen tant quelles donnent lexemple de ce quune loi peut tre respecte. On naccde donc jamais directement ni la loi ni aux personnes, on nest jamais immdiatement devant aucune de ces instances et le dtour peut tre infini. Luniversalit mme de la loi dborde toute finit et fait donc courir ce risque. Mais laissons cela qui nous dtournerait aussi de notre rcit. 114

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La loi, pense lhomme de la campagne, devrait tre accessi ble toujours et chacun. Elle devrait tre universelle. Rci proquement, on dit en franais que nul nest cens ignorer la loi , dans ce cas la loi positive. Nul nest cens lignorer, la condition de ne pas tre analphabte, de pouvoir en lire le texte ou dlguer la lecture et la comptence un avocat, la reprsentation dun homme de loi. A moins que savoir lire ne rende la loi encore plus inaccessible. La lecture peut en effet rvler quun texte est intouchable, proprement intangible, parce que lisible, et du mme coup illisible dans la mesure o la prsence en lui dun sens perceptible, saisissable, reste aussi drobe que son origine. Lillisibilit ne soppose plus alors la lisibilit. Et peut-tre lhomme est-il homme de la campagne en tant quil ne sait pas lire ou que, sachant lire, il a encore affaire de lillisibilit dans cela mme qui semble se donner lire. Il veut voir ou toucher la loi, il veut sapprocher delle, entrer en elle parce quil ne sait peut-tre pas que la loi nest pas voir ou toucher mais dchiffrer. Cest peut-tre le premier signe de son inaccessi bilit ou du retard quelle impose lhomme de la campagne. La porte nest pas ferme, elle est ouverte comme tou jours (dit le texte) mais la loi reste inaccessible et, si cela interdit ou barre la porte de lhistoire gnalogique, cest aussi ce qui tient en haleine dsir de lorigine et pulsion gnalogi que ; qui sessoufflent aussi bien devant le processus dengendrement de la loi que devant la gnration parentale. La recherche historique conduit la relation vers lexhibition impossible dun site et dun vnement, dun avoir-lieu o surgit la loi comme interdit. La loi comme interdit, je dlaisse cette formule, je la laisse en suspens le temps dun dtour. Quand Freud va au-del de son schma initial sur lorigine de la morale, quand il nomme limpratif catgorique au sens kantien, cest lintrieur dun schma dapparence histori que. Un rcit renvoie lhistoricit singulire dun vne ment, savoir le meurtre du pre primitif. La conclusion de Totem et tabou (1912) le rappelle clairement : Les premiers prceptes et les premires restrictions thiques des socits primitives devaient tre conues par nous comme une rac tion provoque par un acte qui fut pour ses auteurs lorigine du concept de crim e. Se repentant de cet acte [mais 115

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comment et pourquoi si cest avant la morale, avant la loi ? J. D. ], ils avaient dcid quil ne devait plus jamais avoir lieu et qu'en tout cas son excution ne serait plus pour personne une source davantages ou de bnfices. Ce sentiment de responsabilit, fcond en crations de tous genres, nest pas encore teint parmi nous. Nous le retrouvons chez le nvros qui lexprime dune manire asociale, en tablissant de nou velles prescriptions morales, en imaginant de nouvelles res trictions titre dexpiation pour les mfaits accomplis et des mesures prventives contre de futurs mfaits possibles. Parlant ensuite du repas totmique et de la premire fte de lhumanit commmorant le meurtre du pre et lorigine de la morale, Freud insiste sur lambivalence des fils lgard du pre; dans un mouvement que jappellerai justement de repentir, il ajoute lui-mme une note. Elle mimporte beau coup. Elle explique le dbordement de tendresse par ce surcrot dhorreur que confrait au crime sa totale inutilit ; Aucun des fils ne pouvait raliser son dsir primitif de prendre la place du pre. Le meurtre choue puisque le pre mort dtient encore plus de puissance. La meilleure manire de le tuer, nest-ce pas de le garder vivant (fini)? et la meilleure manire de le garder en vie, nest-ce pas lassassinat ? Or lchec, prcise Freud, favorise la raction morale. La morale nat donc dun crime inutile qui au fond ne tue personne, qui vient trop tt ou trop tard, ne met fin aucun pouvoir et vrai dire ninaugure rien puisquavant le crime il fallait que le repentir et donc la morale fussent dj pos sibles. Freud semble tenir la ralit dun vnement mais cet vnement est une sorte de non-vnement, vnement de rien, quasi-vnement qui appelle et annule la fois la relation narrative. Lefficacit du fait ou du mfait requiert quil soit en quelque sorte tram de fiction. Tout se passe comme si... La culpabilit nen est pas moins effective, et douloureuse : Le mort devenait plus puissant quil ne lavait jamais t de son vivant; toutes choses que nous constatons encore aujourdhui dans les destines humaines. Ds lors que le pre mort est plus puissant quil ne lavait t de son vivant, ds lors quil vit encore mieux de sa mort et que, trs logiquement, il aura t jport de son vivant, plus mort en vie que post mortem, le murtre du pre nest pas un vnement au sens courant de ce mot. Non davantage lori 116

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gine de la loi morale. Personne nen aura fait la rencontre en son lieu propre, personne ne lui aura fait face en son avoirlieu. Evnement sans vnement, vnement pur o rien narrive, vnementialit dun vnement qui requiert et annule le rcit dans sa fiction. Rien de nouveau narrive et pourtant ce rien de nouveau inaugurerait la loi, les deux interdits fondamentaux du totemisme, meurtre et inceste. Cet vnement pur et purement prsum marque pourtant une dchirure invisible dans lhistoire. Il ressemble une fiction, un mythe ou une fable ; son rcit a une structure telle que toutes les questions poses au sujet de lintention de Freud sont la fois invitables et sans la moindre pertinence ( Y croyait-il ou non ? , A-t-il maintenu quil sagissait l dun meurtre historique et rel? , etc.). La structure de cet v nement est telle quon na ni y croire ni ne pas y croire. Comme celle de la croyance, la question de la ralit de son rfrent historique se trouve, sinon anantie, du moins irr mdiablement fissure. Appelant et rcusant le rcit, ce quasi-vnement se marque de narrativit fictive (fiction de narration autant que fiction comme narration : narration fictive en tant que simulacre de narration et non seulement en tant que narration dune histoire imaginaire). Cest lori gine de la littrature en mme temps que lorigine de la loi, comme le pre mort, une histoire qui se raconte, un bruit qui court, sans auteur et sans fin, mais un rcit inluctable et inoubliable. Quelle soit phantastique ou non, quelle relve ou non de limagination, voire de limagination transcendantale, quelle dise ou taise lorigine du phantasme, cela nte rien la ncessit imprieuse de son dire, sa loi. Celle-ci est encore plus effrayante, fantastique, unheimlich, uncanny, que si elle manait de la raison pure, moins que celle-ci nait justement partie lie avec une phantastique inconsciente. Ds 1897, je cite nouveau, Freud disait sa conviction quil nexiste dans linconscient aucun indice de ralit , de telle sorte quil est impossible de distinguer lune de lautre la vrit et la fiction investie daffect . Si la loi est fantastique, si son site originel et son avoir-lieu ont vertu de fable, on comprend que das Gesetz demeure essentiellement inaccessible alors mme quelle, la loi, se prsente ou se promet. Dune qute pour parvenir jusqu elle, pour se tenir devant elle, face face et respectueusement, 117

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ou pour sintroduire elle et en elle, le rcit devient le rcit impossible de limpossible. Le rcit de linterdit est un rcit interdit. Lhomme de la campagne voulait-il entrer en elle ou seulement dans le lieu o elle se tient garde ? Ce nest pas clair, lalternative est peut-tre fausse ds lors que la loi est elle-mme une sorte de lieu, un toposet un avoir-lieu. En tout cas, lhomme de la campagne, qui est aussi un homme (Savant la loi, comme la nature avant la ville, ne veut pas rester devant la loi, dans la situation du gardien. Celui-ci aussi se tient devant la loi. Cela peut vouloir dire quil la respecte : se tenir devant la loi, comparatre devant elle, cest sy assujettir, la respecter, dautant plus que le respect tient distance, maintient en face et interdit le contact ou la pntration. Mais cela peut vouloir dire que, debout devant la loi, le gardien la fait respecter. Prpos la surveillance, il monte alors la garde devant elle en lui tournant le dos, sans lui faire face, sans tre in front of it, sentinelle qui surveille les entres de ldifice et tient en respect les visiteurs qui se prsentent devant le chteau. Linscription devant la loi se divise donc une fois de plus. Elle tait dj double selon le lieu textuel en quelque sorte, titre ou incipit. Elle se ddouble aussi dans ce quelle dit ou dcrit : un partage du territoire et une opposition absolue dans la scne, au regard de la loi. Les deux person nages du rcit, le gardien et lhomme de la campagne sont bien devant la loi mais, comme ils se font face pour se parler, leur position devant la loi est une opposition. Lun des deux, le gardien, tourne le dos la loi devant laquelle nanmoins il se trouve ( Vor dem Gesetz steht ein Trhter ). Lhomme de la campagne, en revanche, se trouve aussi devant la loi, mais dans une position contraire, puisquon peut supposer que, prt y entrer, il lui fait face. Les deux protagonistes sont galement prposs devant la loi, mais ils sopposent lun lautre de part et dautre dune ligne din version dont la mai'que nest autre, dans le texte, que la sparation du titre et du corps narratif. Double inscription de Vor dem Gesetz autour dune ligne invisible qui divise, spare et delle-mme rend divisible une unique expression. Elle en ddouble le trait. Cela nest possible quavec le surgissement de linstance intitulante, dans sa fonction topique et juridique. Cest 118

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pourquoi je me suis intress au rcit ainsi intitul plutt qu tel passage du Procs qui raconte peu prs la mme histoire sans comporter, bien videmment, aucun titre. En allemand comme en franais, Devant la loi sentend couramment dans le sens de la comparution respectueuse et assujettie dun sujet qui se prsente devant les reprsentants ou les gardiens de la loi. Il se prsente devant les reprsentants : la loi en personne, si lon peut dire, nest jamais prsente, bien que devant la loi semble signifier en prsence de la loi . Lhomme alors est en face de la loi sans jamais lui faire face. Il peut tre in front of it, il ne laffronte jamais. Les premiers mots de lincipit, happs par une phrase dont il nest pas sr quelle soit simplement ltat dinterruption dans le titre Vor dem Gesetz , Vor dem Gesetz steht ein Trhter ) se mettent signifier tout autre chose, et peut-tre mme le contraire du titre qui les reproduit pourtant, comme souvent certains pomes reoivent pour titre le dbut dun premier vers. La structure et la fonction des deux occurrences, des deux vnements de la mme marque sont certes htrog nes, je le rpte, mais, comme ces deux vnements diffrents et identiques ne senchanent pas dans une squence narrative ou une consquence logique, il est impossible de dire que lun prcde lautre selon quelque ordre que ce soit. Ils sont tous deux premiers dans leur ordre et aucun des deux homonymes, voire des deux synonymes, ne cite lautre. Lvnement intitulant donne au texte sa loi et son nom. Or cest un coup de force. Par exemple au regard du Procs auquel il arrache ce rcit pour en faire une autre institution. Sans engager encore dans la squence narrative, il ouvre une scne, il donne lieu un systme topographique de la loi prescrivant les deux positions inverses et adverses, lantagonisme de deux person nages galement intresss elle. La phrase intitulante dcrit celui qui tourne le dos la loi (tourner le dos, cest aussi ignorer, ngliger, voire transgresser) non pas pour que la loi se prsente ou quon lui soit prsent mais au contraire pour interdire toute prsentation. Et celui qui fait face ne voit pas plus que celui qui tourne le dos. Aucun des deux nest en prsence de la loi. Les deux seuls personnages du rcit sont aveugles et spars, spars lun de lautre et spars de la loi. Telle est la modalit de ce rapport, de cette relation, de ce rcit : aveuglement et sparation, une sorte de sans-rapport. 119

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Car, ne loublions pas, le gardien est aussi spar de la loi, par dautres gardiens, dit-il, lun plus puissant que lautre ( einer mchtiger als der andere ) : Je suis puissant. Et je ne suis que le dernier des gardiens [dans la hirarchie, der unterste]. Devant chaque salle il y a des gardiens de plus en plus puissants, je ne peux mme pas supporter laspect (den Anblick... ertragen) du troisime aprs moi. Le dernier des gardiens est le premier voir lhomme de la campagne. Le premier dans lordre du rcit est le dernier dans lordre de la loi et dans la hirarchie de ses reprsentants. Et ce premier-dernier gardien ne voit jamais la loi, il ne supporte mme pas la vue des gardiens qui sont devant lui (avant et au-dessus de lui). Cest inscrit dans son titre de gardien de la porte. Et il est, lui, bien en vue, observ mme par lhomme qui, sa vue, dcide de ne rien dcider ou juge quil na pas arrter son jugement. Je dis lhomme pour lhomme de la campagne, comme parfois dans le rcit qui laisse ainsi penser que lejjardien, lui, nest peut-tre plus simplement un homme ; et que cet homme, lui, cest lHomme aussi bien que nimporte qui, le sujet anonyme de la loi. Celui-ci se rsout donc prfrer attendre linstant o son attention est attire par les pilosits et le nez pointu du gardien. Sa rsolution de non-rsolution fait tre et durer le rcit. La permission, avais-je rappel, tait en apparence refuse, elle tait en vrit retarde, ajourne, diffre. Tout est question de temps, et cest le temps du rcit, mais le temps lui-mme napparat que depuis cet ajournement de la prsentation, depuis la loi du retard ou lavance de la loi, selon cette anachronie de la relation. Linterdiction prsente de la loi nest donc pas une interdic tion, au sens de la contrainte imprative, cest une diffrence. Car, aprs lui avoir dit plus tard , le gardien prcise : Si cela tattire tellement, dit-il, essaie donc dentrer malgr ma dfense. Auparavant il lui avait dit : mais pas maintenant . Puis il sefface sur le ct et laisse lhomme se baisser pour regarder par la porte lintrieur. La porte, est-il prcis, reste toujours ouverte. Elle marque la limite sans tre elle-mme un obstacle ou une clture. Elle marque mais nest rien de consistant, dopaque, dinfranchissable. Elle laisse voir lint rieur (in das Innere), non pas la loi elle-mme, sans doute, mais le dedans de lieux apparemment vides et provisoirement 120

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interdits. La porte est physiquement ouverte, le gardien ne sinterpose pas par la force. Cest son discours qui opre la limite, non pour interdire directement, mais pour interrom pre et diffrer le passage, ou le laisser-passer. Lhomme dispose de la libert naturelle ou physique de pntrer dans les lieux, sinon dans la loi. Il doit donc, et il le faut bien, il faut bien le constater, sinterdire lui-mme dentrer. Il doit sobliger lui-mme, se donner lordre non pas dobir la loi mais de ne pas accder la loi qui en somme lui fait dire ou lui laisse savoir : Ne viens pas moi, je tordonne de ne pas venir encore jusqu moi. Cest l et en cela que je suis la loi et que tu accderas ma demande. Sans accder moi. Car la loi est linterdit. Nom et attribut. Tel serait le terrifiant double-bind de son avoir-lieu propre. Elle est linter dit : cela ne signifie pas quelle interdit mais quelle est elle-mme interdite, un lieu interdit. Elle sinterdit et se contredit en mettant lhomme dans sa propre contradiction 7 : on ne peut arriver jusqu elle et pour avoir rapport avec elle selon le respect, il faut ne pas, il ne faut pas avoir rapport elle, il faut interrompre la relation. Il faut n entrer en relation quavec ses reprsentants, ses exemples, ses gardiens. Et ce sont des interrupteurs autant que des messagers. Il faut ne pas savoir qui elle est, ce quelle est, o elle est, o et comment elle se prsente, do elle vient et do elle parle. Voil ce qui/ faut au il faut de la loi. Ci fait, comme on crivait au Moyen Age la conclusion dun rcit8.7. Cette contradiction nest sans doute pas simplement celle dune loi qui en elle-mme suppose et donc produit la transgression, le rapport actif ou actuel au pch, la faute. Devant la loi donne peut-tre lire, dans une sorte de boug ou de trembl entre lAncien et le Nouveau Testament, un texte qui se trouve ainsi la fois archiv et altr, savoir YEpitre aux Romains, 7. Il faudrait consacrer plus de temps au rapport de ces deux textes. Paul y rappelle ses frres, gens qui connaissent la loi -, que la loi exerce son pouvoir sur lhomme aussi longtemps quil vit . Et la mort du.Christ serait la mort de cette vieille loi par laquelle on connat. le pch : morts avec le Christ, nous sommes dlis, absous de cette loi, nous sommes morts cette loi, la vtust de sa lettre en tout cas, et la servons dans un esprit nouveau. Et Paul ajoute que, lorsquil tait sans loi, il vivait; et quand, avec la loi, le commandement est venu, il est mort. 8. Ci fa it : ce topique conclusif, par o lcrivain du Moyen Age marque la fin de son uvre avant den donner le titre ou de se nommer, ne figure pas, et pour cause, dans le Conte du Graal, roman inachev de Chrtien de Troyes. Driv du latin fallere, qui a donn faillir (tom ber et tromper) et falloir (manquer de), le verbe fa it (ou fa u t) a pris, dans la formule de lancien franais ci fait, le sens de ici finit sans pour autant perdre lide de manque, de faillite. Ainsi

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Voil le procs, le jugement, processus et Urteil, la division originaire de la loi. La loi est interdite. Mais cette auto-in terdiction contradictoire laisse lhomme sauto-dterminer librement , bien que cette libert sannule comme auto-interdiction dentrer dans la loi. Devant la loi, lhomme est sujet de la loi, comparaissant devant elle. Certes. Mais, devant elle parce quil ne peut y entrer, il est aussi hors la loi. Il nest pas sous la loi ou dans la loi. Sujet de la loi : hors la loi. Lhomme sest baiss pour voir lintrieur, ce qui laisse supposer que pour linstant il est plus grand que la porte ouverte, et cette question de la taille nous attend encore. Aprs quil a observ plus attentivement le gardien, il se dcide donc attendre une permissiort la fois donne et diffre mais dont la premier gardien lui laisse anticiper quelle sera indfiniment diffre. Derrire le premier gardien il y en a dautres, en nombre indtermin ; peut-tre sont-ils innombrables, de plus en plus puissants, donc de plus en plus interdicteurs, forts de pouvoir diffrer. Leur puissance est la diffrance, une diffrance interminable puisquelle dure des jours, des annes et finalement jusqu la fin de lhomme. Diffrance jusqu la mort, pour la mort, sans fin parce que finie. Reprsent par le gardien, le discours de la loi ne dit pas non mais pas encore , indfiniment. Do lengagement dans un rcit la fois parfaitement fini et brutalement in terrompu, on pourrait dire primitivement interrompu. Ce qui est retard, ce nest pas telle ou telle exprience, laccs une jouissance, quelque bien, ft-il souverain, la possession ou la pntration de quelque chose ou de quel quun. Ce qui est jamais diffr, jusqu la mort, cest lentre dans la loi elle-mme, qui nest rien dautre que cela mme qui dicte le retard. La loi interdit en interfrant et en diffrant la france , le rapport, la relation, la rfrence. Lorigine de la diffrance, voil ce qui/ ne faut pas et ne se peut pas approcher, se prsenter, se reprsenter et surtout pntrer. Voil la loi de la loi, le procs dune loi au sujet de laquelle on ne peut jamais dire la voil , ici ou l. Et elle nest n i. naturelle ni institutionnelle. On ny arrive jamais et, au fondluvre sachve l o elle vient manquer. Roger Dragonetti, O.C. p. 9. La thse de ce livre reste, il convient ici de le rappeler, que le Conte du Graal tait parfaitement achev ( ibid. ).

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de son avoir-lieu originel et propre, elle narrive jamais. Elle est encore plus sophistique , si je puis dire, que la convention du conventionnalisme quon attribue conven tionnellement aux sophistes. Elle est toujours cryptique, la fois un secret dont la dtention est simule par une caste la noblesse dont parle Kafka dans La question des lois, par exemple et une dlgation au secret. Celui-ci nest rien et cest le secret bien garder, rien de prsent ou de prsentable, mais ce rien doit tre bien gard, il doit bien tre gard. A cette garde est dlgue la noblesse. La noblesse nest que cela et, comme le suggre La question des lois, le peuple prendrait bien des risques sen priver. Il ne comprendrait rien lessence de la loi. Si la noblesse est requise, cest que cette essence na pas dessence, ne peut pas tre ni tre l. Elle est la fois obscne et imprsentable et il faut laisser les nobles sen charger. Il faut tre noble pour cela. A moins quil ne faille tre Dieu. Au fond, voil une situation o il nest jamais question de procs ou de jugement. Ni verdict ni sentence, et cest dautant plus terrifiant. Il y a de la loi, de la loi qui nest pas l mais quil y a. Le jugement, lui, narrive pas. En cet autre sens, lhomme de la nature nest pas seulement sujet de la loi hors la loi, il est aussi, linfini, mais fini, le prjug. Non pas en tant que jug davance mais en tant qutre davant un jugement qui toujours se prpare et se fait attendre. Prjug comme devant tre jug, devanant la loi qui signifie, lui signifie seulement plus tard . Et si cela tient lessence de la loi, cest que celle-ci na pas dessence. Elle se soustrait cette essence de ltre que serait la prsence. Sa vrit est cette non-vrit dont Heidegger dit quelle est la vrit de la vrit. En tant que telle, vrit sans vrit, elle se garde, elle se garde sans se garder, garde par un gardien qui ne garde rien, la porte restant ouverte, et ouverte sur rien. Comme la vrit, la loi serait la garde mme ( Wahrheit), seulement la garde. Et ce regard singulier entre le gardien et lhomme. Mais, par-del un regard, par-del ltant (la loi nest rien qui soit prsent), la loi appelle en silence. Avant mme la conscience morale en tant que telle, elle oblige rpondre, elle destine la responsabilit et la garde. Elle met en mouvement et le gardien et lhomme, ce couple singulier, les 123

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attirant vers elle et les arrtant devant elle. Elle dtermine ltre-pour-la mort devant elle. Encore un infime dplace ment et le gardien de la loi ( Hter ) ressemblerait au berger de ltre ( H irt ). Je crois la ncessit de ce rapproche ment , comme on dit, mais sous la proximit, sous la mtonymie peut-tre (la loi, un autre nom pour ltre, ltre, un autre nom pour la loi ; dans les deux cas, le transcen dant , comme dit Heidegger de ltre) se cache et se garde peut-tre encore labme dune diffrence. Le rcit (de ce qui narrive jamais) ne nous dit pas quelle espce de loi se manifeste ainsi dans sa non-manifestation : naturelle, morale, juridique, politique? Quant au genre sexuel, il est grammaticalement neutre en allemand, das Gesetz, ni fminin ni masculin. En franais, le fminin dtermine une contagion smantique quon ne peut pas plus oublier quon ne peut ignorer la langue comme milieu lmentaire de la loi. Dans La folie du jour de Maurice Blanchot, on peut parler dune apparition de la loi, et cest une silhouette fminine : ni un homme ni une femme mais une silhouette fminine venue faire couple avec le quasi-narrateur dune narration interdite ou impossible ( cest tout le rcit de ce non-rcit). Le je du narrateur effraye la loi. Cest la loi qui semble avoir peur et battre en retraite. Quant au narrateur, autre analogie sans rapport avec Devant la loi, il raconte comment il a d comparatre devant des reprsentants de la loi (policiers, juges ou mdecins), des hommes, eux, qui exigeaient de lui un rcit. Ce rcit, il ne pouvait le donner mais il se trouve tre celui-l mme quil propose pour relater limpossible. Ici, das Gesetz, on ne sait pas ce que cest, on ignore qui cest. Et alors commence peut-tre la littrature. Un texte philoso phique, scientifique, historique, un texte de savoir ou din formation nabandonnerait pas un nom un non-savoir, du moins ne le ferait-il que par accident et non de faon essentielle et constitutive. Ici, on ne sait pas la loi, on na pas elle un rapport de savoir9, ce nest ni un sujet ni un objet devant lesquels il y aurait se tenir. Rien ne (se) tient devant9. Cf. Au juste, Une pol