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RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENÈVE
TOME XIII(1958)
L’HOMME ET L’ATOME
Louis LEPRINCE-RINGUET – Werner HEISENBERGMaria OSSOWSKA – Emmanuel d’ASTIERDaniel BOVET – Marc BOEGNER – R.P. DUBARLE
L’homme et l’atome
2
Édition électronique réalisée à partir du tome XIII (1958) des Textes desconférences et des entretiens organisés par les Rencontres Internationalesde Genève. Les Éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1958, 368 pages.Collection : Histoire et société d'aujourd'hui.
Promenade du Pin 1, CH-1204 Genève
L’homme et l’atome
3
deuxième de couverture
La science, aujourd’hui, donne à l’homme l’illusion
d’être le maître de la terre et un jour, peut-être, celui des
espaces interplanétaires. Illusion ou réalité, et au prix de
quelles aliénations ?
Certes, on peut dénoncer dans l’énergie atomique,
même utilisée à des fins pacifiques, la perdition de
l’homme. Mais aucun détracteur de la technique n’a pu
contester à celle-ci l’aspect positif d’une victoire sur
l’hostilité de la nature, donc d’un effort de libération de
l’homme. Il n’est pas moins vrai que la science moderne
tend à ne plus voir dans le monde naturel qu’un objet de
conquête, un réservoir de ressources à exploiter, et
qu’elle alimente la prétention de l’homme à dominer et
planifier la terre. Ses exploits ont un air de défi jeté à la
nature, sommée de fournir des énergies toujours plus
puissantes. Et de ces énergies, celle de l’atome paraît
infinie.
Aussi les générations actuelles doivent-elles assumer
une responsabilité sans précédent. Parviendront-elles à
supprimer la misère, à surmonter le fanatisme et la
violence ? L’énergie nucléaire signifiera-t-elle pour
l’humanité sa destruction ou sa libération ? Ie
L’homme et l’atome
4
TABLE DES MATIÈRES
(Les tomes)
Avertissement - Introduction
DISCOURS D’OUVERTURE : Alfred Borel — Antony Babel : L’homme et l’atome.
*
Louis LEPRINCE-RINGUET : Psychologie nouvelle du chercheur scientifique.Conférence du 3 septembre.
PREMIER ENTRETIEN PUBLIC : Conditions de la recherche, le 4 septembre.
Werner HEISENBERG : Die Plancksche Entdeckung und die philosophischenProbleme der Atomphysik — Résumé français. Conférence du 4 septembre.
DEUXIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Science moderne et philosophie, le 5septembre.
Marie OSSOWSKA : Physique moderne et attitudes morales. Conférence du 5septembre.
TROISIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Une génération angoissée, le 6septembre.
ENTRETIEN PRIVÉ : Les menaces de la science, le 6 septembre.
Emmanuel d’ASTIER : L’homme de la rue devant l’ère atomique. Conférence du8 septembre.
QUATRIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Que peut l’opinion publique ?, le 9septembre.
Daniel BOVET : Recherche scientifique et Progrès humain. Conférence du 9septembre.
CINQUIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Les conditions de l’espoir, le 10 septembre.
SIXIÈME ENTRETIEN PUBLIC : La science est-elle coupable ?, le 11septembre.
R.P. DUBARLE : Promesses ou menaces de l’atome. Conférence du 11septembre.
Pasteur Marc BOEGNER : Que répond la foi chrétienne ? Conférence du 11septembre.
SEPTIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Le christianisme dans le mondemoderne, le 12 septembre.
HUITIÈME ENTRETIEN PUBLIC : L’initiative de la raison, le 13 septembre.
*
Index : Participants aux conférences et entretiens.
L’homme et l’atome
5
AVERTISSEMENT
@
p.007 A l’instar des volumes consacrés aux Rencontres des années
précédentes, celui-ci vise à restituer fidèlement les débats de Genève.
On trouvera, en tête, l’Introduction par laquelle le Comité d’organisation des
R.I.G. a proposé à l’attention des participants et du public le thème retenu, à
savoir : L’Homme et l’atome.
Les textes des conférences sont publiés ici in extenso. Ils sont suivis du
compte rendu sténographique de tous les entretiens, allégés de certaines
digressions sans rapport avec le déroulement organique du dialogue. Nous nous
sommes efforcés de conserver au texte des entretiens, autant que possible, son
caractère oral.
La relation des entretiens est précédée de l’allocution prononcée au déjeuner
d’ouverture par M. le Président du Département de l’Instruction publique Alfred
Borel, et du discours prononcé en cette même circonstance par M. le professeur
Antony Babel, Président du Comité des R.I.G.
Dans l’index alphabétique placé à la fin du volume, le lecteur trouvera les
noms des participants aux entretiens avec la référence de leurs interventions.
@
L’homme et l’atome
6
Le Comité d’organisation des Rencontres Internationales de
Genève est heureux de pouvoir exprimer ici sa gratitude à ceux
dont l’appui généreux lui a permis d’assurer le succès de ces
XIIIes R.I.G., et tout particulièrement à l’UNESCO et aux autorités
cantonales et municipales de Genève.
L’homme et l’atome
7
INTRODUCTION
@
p.009 Sur l’énergie atomique, on imagine sans peine un tel dialogue :
— En face des progrès inouïs réalisés depuis les travaux de
Roentgen, de Becquerel, de Pierre et de Marie Curie, comment ne pas
être confondu d’étonnement et d’admiration ? Voici l’homme en
mesure, grâce à la science nouvelle, de connaître enfin la nature
ultime de la matière... Et quelles magnifiques perspectives lui sont
désormais ouvertes ! L’énergie libérée par les réacteurs nucléaires va
transformer complètement son existence ; elle lui assure la possibilité
d’une amélioration continue. L’aide des radio-isotopes, à n’en pas
douter, sera toujours plus précieuse en médecine, dans l’industrie,
dans l’agriculture...
— Les perspectives ouvertes, je les trouve sinistres. Vous oubliez
que l’énergie nucléaire a été révélée au monde par les tragédies
d’Hiroshima et de Nagasaki ; que les recherches ont été depuis lors
orientées essentiellement vers des buts militaires. Vous oubliez
qu’aujourd’hui déjà, même si l’on écarte l’effroyable éventualité d’une
guerre atomique, la source même de la vie se trouve menacée...
De tels contrastes ne changent rien à ce fait capital : la technique n’apparaît
plus comme un choix que l’on puisse remettre en question, mais comme un
destin. Elle est aujourd’hui vraiment la situation de l’homme contraint de
poursuivre ce qui se révèle dans l’horizon de ses calculs, avec l’illusion d’être le
maître de la terre et un jour, peut-être, celui des espaces interplanétaires. Mais
au prix de quelle aliénation ? Dans l’ère où nous sommes de la désintégration de
l’atome, n’apparaît-il pas que tout le reste (culture, art, philosophie, religion)
« marche derrière en boitant », selon le mot de Heidegger ?
Certes, on peut estimer que le philosophe allemand va trop loin en
dénonçant dans l’énergie atomique, même utilisée à des fins pacifiques, la
perdition de l’homme, qui aurait pour tâche d’habiter poétiquement et non pas
techniquement la terre. Aucun détracteur de la technique n’a pu contester
valablement à celle-ci l’aspect positif d’une victoire sur l’hostilité de la nature,
L’homme et l’atome
8
d’un refus du monde comme donnée brute, d’un effort donc de libération
humaine. Mais il n’est pas moins vrai que la science moderne, héritière d’un
procès historique placé sous le signe de la volonté de puissance, tend à ne plus
voir dans le monde naturel qu’un objet de conquête, un réservoir de ressources
à exploiter, et qu’elle alimente la prétention de l’homme à dominer et planifier la
terre. Ses exploits ont un air de défi jeté à la nature, sommée de fournir des
énergies toujours plus puissantes. Et de ces énergies, celle de l’atome apparaît
infinie. Aussi les générations actuelles doivent-elles assumer une responsabilité
sans précédent. Parviendront-elles à supprimer la misère, à surmonter le
fanatisme et la violence ? L’énergie nucléaire signifiera-t-elle pour l’humanité sa
destruction ou sa libération ?
Les Rencontres Internationales de Genève n’ont jamais voulu consacrer à
une vulgarisation les discussions qu’elles proposent. La réunion de septembre
1958, qui coïncidera avec celle de la grande conférence des spécialistes L’Atome
pour la Paix, ne portera donc pas sur les découvertes atomiques elles-mêmes,
mais sur leurs conséquences pour la vie des hommes, dans la mesure où ces
conséquences sont déjà constatables ou prévisibles. En d’autres termes, elle
aura essentiellement pour objet les implications biologiques, sociales, morales,
philosophiques, spirituelles, religieuses... des nouvelles découvertes.
De tels problèmes tourmentent aujourd’hui les plus grands esprits. Il suffit
de rappeler, après celui de Heidegger, les noms d’Albert Schweitzer, de
Bertrand Russell, de Karl Jaspers, parmi ceux qui ont jeté, chacun à leur
manière, un cri d’alarme. Dans son tout récent ouvrage sur l’avenir de l’homme
dans l’ère atomique, Jaspers veut terminer par un acte de foi : « Que l’utopique
soit possible, c’est une confiance en nous qui nous l’assure, confiance qui n’est
pas fondée en ce monde, mais qui n’est donnée pourtant qu’à celui qui fait ici ce
qu’il peut. »
C’est une prise de conscience positive et peut-être régénératrice que
souhaite le Comité des XIIIes R.I.G., en remerciant chaleureusement tous ceux
qui veulent bien apporter à cette confrontation le fruit de leur expérience et de
leur réflexion.
@
L’homme et l’atome
9
LOUIS LEPRINCE-RINGUET
PSYCHOLOGIE NOUVELLEDU CHERCHEUR SCIENTIFIQUE 1
@
p.011 Ceux qui ont eu la chance de commencer un travail
scientifique avant guerre et de le poursuivre après la libération,
ont vécu deux époques profondément différentes. En physique en
particulier, et plus spécialement dans le domaine si vivant de la
physique nucléaire, les années de guerre ont creusé un fossé
profond : la recherche autour de 1935 avait ses lois, ses règles de
vie, ses traditions ; celle de 1950 s’effectue dans des conditions
toutes nouvelles qui vont naturellement marquer la pensée des
chercheurs correspondants. Je vais essayer ce soir de dégager les
caractères principaux du physicien actuel et les comparer à ceux
de ses aînés.
La physique nucléaire est d’ailleurs un exemple particulièrement
favorable : c’est une des disciplines les plus jeunes et sans doute
aussi les plus puissantes, une de celles qui exercent sur le savant
l’emprise la plus neuve et la plus forte. Pour son développement,
on a dû construire des cités entières absolument nouvelles et
exclusivement destinées à ce but : c’est là un phénomène
remarquable dont l’observation est d’une importance primordiale
pour qui veut comprendre le mouvement de la science : c’est dans
ces cités qu’il nous faudra nous rendre pour trouver un des types
les plus évolués du scientifique moderne.
1 Conférence du 3 septembre 1958.
L’homme et l’atome
10
p.012 Mais reprenons tout d’abord un exemple du passé, ce passé
nucléaire encore proche et déjà très lointain, celui de nos
premières recherches. Tous les grands laboratoires de physique se
ressemblaient autour de 1930. Qu’il me soit permis de retrouver
celui du duc de Broglie à Paris, où j’ai fait mes premières armes, et
d’où sont sortis beaucoup de bons travaux de physique atomique
et nucléaire.
L’aspect artisanal de la recherche était frappant : dans chaque
pièce, un ou deux physiciens, accompagnés d’un très petit nombre
de techniciens, travaillaient au milieu d’une installation complexe,
présentant souvent l’apparence du désordre ; dans l’une d’elles,
une petite chambre de Wilson avec une bobine magnétique de
quelques kilowatts seulement, une faible source radioactive
émergeait parmi de nombreux fils épars, quelques compteurs peu
sûrs et d’une stabilité douteuse, quelques amplificateurs ou
sélecteurs donnant l’impression de maquettes inachevées. Parfois,
dans un local isolé des vibrations de la rue, on pouvait voir un
amplificateur proportionnel ultrasensible, suspendu avec les
précautions les plus extraordinaires : on avait bien de la peine à
distinguer, parmi ses fragiles indications, une désintégration
nucléaire d’un coup de marteau à l’étage voisin. Les tout petits
groupes correspondants vivaient le plus souvent en circuit fermé,
avec peu de facilités extérieures, que d’ailleurs ils ne semblaient
pas toujours souhaiter. Tout se passait dans le même local,
préparation d’expériences, dessin et construction d’appareils
rudimentaires, utilisation de ces dispositifs dans des conditions
parfois acrobatiques, discussion du résultat de l’expérience et
préparation des comptes rendus. Le soir on quittait son laboratoire
en le fermant à clé ; il y avait parfois peu de contacts entre les
L’homme et l’atome
11
quelques groupes d’un grand laboratoire, on ne savait pas toujours
ce qui se passait dans la salle voisine ; pourtant quelques
colloques permettaient d’avoir une information plus générale, de
discuter les idées et les programmes de travail.
Tous les principaux centres d’où sont sortis tant de belles
découvertes, la matérialisation des électrons, le rayonnement
d’annihilation, les neutrons, la radioactivité artificielle, les lois des
désintégrations nucléaires, le phénomène de fission, se p.013
ressemblaient beaucoup. Si l’on pouvait revoir maintenant l’aspect
matériel de ces centres, on serait extrêmement frappé, j’en suis
sûr, par une sorte de cloisonnement, de désordre, d’apparence
artisanale, auquel on n’est plus habitué actuellement.
Pourtant, quelques centres existaient déjà, amorce de nos
grandes installations nucléaires actuelles ; ainsi l’électro-aimant de
l’Académie des Sciences à Bellevue exigeait une organisation bien
définie, autour d’un appareil d’utilité générale : la puissance de cet
aimant attirait les physiciens de tous pays qui se succédaient pour
exécuter des expériences préparées dans les laboratoires
particuliers : l’effet Zeeman était étudié par les physiciens de
Nancy, les phénomènes magnétiques aux très basses
températures par ceux d’Oxford, les niveaux nucléaires par ceux
de l’Institut du Radium, les rayons cosmiques par le groupe de
l’Ecole Polytechnique. Nous sommes maintenant bien habitués aux
grands accélérateurs, qui sont un peu comme le puissant
développement de ces appareils importants dont le service est
assuré localement et dont l’exploitation scientifique s’effectue un
peu partout dans le monde.
Un des caractères du travail d’avant-guerre est aussi qu’il
pouvait s’effectuer sans bruit : presque personne ne s’occupait de
L’homme et l’atome
12
nous, il fallait vraiment une vocation scientifique particulière pour
se lancer dans une recherche incertaine, parfois décevante et
isolante. Le physicien de cette époque n’était pas entraîné par tout
un mouvement d’opinion : nous étions considérés un peu comme
d’aimables fantaisistes que l’on regardait avec curiosité et
scepticisme : souvent, j’ai ressenti cette incrédulité souriante
auprès de certains de mes aînés, même parmi les plus intelligents.
On était bien loin de l’époque actuelle où les journalistes sont aux
aguets des moindres découvertes qu’ils claironnent dès qu’ils le
peuvent à travers le monde avant même leur établissement solide.
Refermons maintenant la fenêtre du passé pour nous diriger
vers les cités atomiques modernes et pénétrons dans ces centres
imposants de la science et de la technique nucléaire, munis des
autorisations qui nous permettront de franchir les postes de police
que nous ne manquerons pas de trouver. A vrai dire, il y a
beaucoup de catégories de cités atomiques ; certaines sont d’une
approche p.014 difficile, environnée de barbelés comme de grands
camps de concentration, mais d’autres, moins hostiles, peuvent,
moyennant quelques références, devenir accueillantes.
Ainsi le laboratoire des radiations de Berkeley n’est pas
exactement une cité atomique. Construit progressivement depuis
1930 sur une des collines qui font face à la baie de San Francisco,
il domine l’agglomération universitaire de Berkeley à laquelle il se
rattache. Son personnel vit à la ville et monte chaque jour au
laboratoire afin d’étudier la rupture des noyaux atomiques. Il faut
un « pass » pour pénétrer, certaines activités étant secrètes.
Actuellement, c’est un des grands pôles d’attraction du monde de
la physique nucléaire, les meilleurs physiciens de tous les pays y
défilent à longueur d’année. L’on pouvait constater, en effet, au
L’homme et l’atome
13
dernier congrès de Genève sur les hautes énergies, il y a deux
mois, qu’une part très importante des exposés se rapportait aux
expériences faites grâce à Berkeley, et même la plus grande partie
de la physique nucléaire européenne des grandes énergies s’est
effectuée en 1958 grâce à Berkeley.
Le grand synchrotron de six milliards d’électrons-volts, celui qui
permit de créer l’anti-proton et l’anti-neutron, est maintenant le
dieu de ce grand centre. Comme le Nil pour l’Egypte, c’est lui qui
donne la prospérité aux nombreux laboratoires érigés tout autour
pour détecter les désintégrations produites par les bombardements
de particules rapides et pour en trouver les lois. Il a, en 1955,
détrôné le cyclotron de cinq mille tonnes et de près de quatre
cents millions d’électrons-volts qui avait été construit dans le
même centre dès la fin de la guerre, et qui subsiste encore, petite
divinité proche de la grande. Non seulement des techniciens, mais
des expérimentateurs nombreux se relaient pour toutes les tâches
du fonctionnement du synchrotron et des laboratoires adjacents,
mais une véritable équipe de théoriciens est aussi présente tout au
long de la journée.
L’appareil lui-même est d’une extraordinaire majesté. Un
immense cercle magnétique de plusieurs dizaines de mètres de
diamètre donne une impression de calme puissance. Le hall qui le
contient est d’une architecture élégante, les poutres métalliques
aux formes gracieuses se dispersent à partir du centre.
p.015 C’est à l’intérieur du cercle des aimants que le faisceau de
particules est accéléré. A chaque impulsion dix milliards de protons
prennent le départ, tournent de plus en plus vite et finissent par
franchir plus de deux cent mille kilomètres le long de la même
piste, avant d’être projetés sur la cible dont ils vont désintégrer
L’homme et l’atome
14
quelques milliards de noyaux ; toutes les cinq secondes la même
opération recommence.
Il y a beaucoup de béton autour de l’appareil, car il faut des
protections autour des rayonnements que cette puissante divinité
est capable d’émettre. D’autres blocs, extérieurs au cercle,
entourent les trajectoires des faisceaux qui vont sortir, projetés à
grande vitesse dans le hall, et destinés à des expérimentations
particulières. D’immenses ponts roulants manipulent avec lenteur
les grosses masses de protection, les lourds aimants et les
appareils d’expérimentation. Le départ des protons est indiqué par
un timbre qui tinte et quantité de lampes s’allument
périodiquement pour ponctuer la course des particules.
La pièce de commande est très impressionnante : les
techniciens chargés de la marche de la machine ont devant eux un
immense pupitre où des centaines de petits témoins s’allument,
puis s’éteignent, où quantité d’oscilloscopes et d’appareils
indicateurs contrôlent la marche du faisceau. Très peu de
techniciens, les hommes de quart seulement, occupent ce poste de
commandement. Un visiteur, même physicien, ne comprend
pratiquement rien aux détails de toute cette complexité subtile et
mouvante.
Les ateliers, les laboratoires particuliers où l’on prépare les
expériences, les bureaux de calcul, les salles de dessinateurs, sont
installés sur un vaste cercle extérieur, séparé du cercle
magnétique par un grand espace annulaire où l’appareillage est
monté pour une expérience définie. Le responsable du
synchrotron, le Dr Lofgren doit assurer la marche de cet ensemble
infiniment précis et prévoir l’ordonnance des expérimentations
successives. On fait la queue à Berkeley : non seulement les
L’homme et l’atome
15
chercheurs appartenant à ce centre, mais également ceux qui
proviennent des universités voisines, ou même de l’étranger
peuvent profiter de l’appareil. Nous sommes venus à plusieurs
reprises irradier de lourds blocs d’émulsion p.016 photographique
nucléaire pour y recevoir la trace de centaines de millions de
protons provoquant des phénomènes intéressants. Berkeley est un
véritable centre d’insémination artificielle à usage d’atomes.
Si je me suis tourné vers Berkeley, c’est parce que son
accélérateur est actuellement le seul parmi les grands
synchrotrons à fonctionner de façon régulière. Mais les autres
grands centres analogues, Brookhaven, Doubna, présentent les
mêmes caractères. L’accélérateur de Saclay est en train de
prendre sa place juste en ce moment parmi ces quelques unités
majestueuses et bientôt ce sera le tour de Genève dont la grande
machine permettra sous peu d’années d’espérer une nouvelle et
très abondante moisson de résultats scientifiques de première
importance.
A vrai dire, la recherche effectuée avec les accélérateurs de
particules se présente dans des conditions très bien définies : les
centres possédant un gros synchrotron sont peu nombreux, les
expériences ne sont pas secrètes, la fraternité internationale y est
vraiment complète, les physiciens annoncent dès qu’ils sont acquis
les résultats à leurs collègues et l’excellente habitude des
« préprints » permet aux spécialistes d’un domaine défini de suivre
rapidement l’évolution de leur science. Mais beaucoup d’autres
recherches s’effectuent dans des conditions plus complexes, et
nous dirons un mot tout à l’heure des problèmes liés au secret qui
entoure bon nombre de travaux scientifiques dans certains des
centres atomiques. Il y a en effet souvent un mélange de secret et
L’homme et l’atome
16
de non-secret ; c’est le cas pour Saclay, c’est également le cas
pour Brookhaven, Harwell et bien d’autres cités. Lorsqu’il n’y a pas
que des accélérateurs de particules, quand le centre comporte
également des réacteurs atomiques, c’est alors un foisonnement
de recherches, en neutronique, métallurgie, chimie-physique,
génétique, biologie, etc. Ainsi il peut arriver que l’on puisse visiter
facilement l’une des faces d’un réacteur mais se voir refuser
l’accès à la face opposée où les neutrons symétriques se livrent à
des jeux plus secrets. Aussi l’un des caractères assez nouveaux de
ces groupements est une réserve bien définie dans les
conversations. Lorsque l’on se retrouve pour le déjeuner par
exemple, entre groupes dont certains sont astreints au secret, on
ne doit pas parler de son travail : des pancartes bien p.017 placées
le rappellent d’ailleurs. Et pourtant le lunch est une sorte de courte
pause entre deux moments d’un même labeur : un besoin intérieur
pousserait au contraire chacun à évoquer ses préoccupations de la
journée.
Je pense que la police, bien organisée dans ces centres, veille à
limiter les fuites : il est peu probable qu’elle y parvienne
totalement et qu’elle puisse empêcher les espions atomiques de
remplir convenablement leur mission.
Certaines cités atomiques beaucoup plus secrètes et plus
éloignées des grands centres correspondent à une vie plus dure ;
les hommes y sont souvent passionnés par leur travail, mais la
situation des femmes semble être à la longue terriblement
éprouvante.
Deux caractères fondamentaux se dégagent très nettement
pour qui participe à la vie de ces centres : d’une part le travail
L’homme et l’atome
17
s’effectue en grande partie en commun, et d’autre part la
spécialisation est très poussée.
Travail en commun : il s’agit d’une œuvre immense et chacun
en exécute une petite partie. Spécialisation : car chacun doit, dans
son domaine très limité, parvenir à la perfection. Dans ce véritable
couvent moderne élevé à la gloire de l’atome, tous apportent leur
participation à l’œuvre collective, et quand, à la suite de patients
efforts, après des succès et des échecs partiels, un nouveau
synchrotron fonctionne enfin, lorsqu’une chambre à bulles de
grande dimension donne ses premières bonnes traces, c’est une
joie partagée par tous devant cette réussite merveilleuse de la
technique la plus évoluée et une fierté d’appartenir à l’équipe la
plus forte.
Il est vrai que d’autres centres de travail ne présentent pas tous
les caractères rigoureux de ces monastères scientifiques, mais
l’essentiel s’y retrouve. C’est le cas des Instituts de presque toutes
les grandes Universités. La découverte en physique nucléaire ne
semble pas pouvoir jaillir tant que les conditions dont nous parlons
ne sont pas réalisées.
Je voudrais insister sur ces deux caractères fondamentaux qui
impriment leur puissante marque sur le scientifique moderne et
proposer quelques réflexions inspirées par ces constatations.
p.018 Tout d’abord il s’agit bien de la quasi totalité des
expérimentateurs. Un cavalier seul n’a plus de sens en physique
nucléaire. Le jeune homme qui s’engage dans cette voie entre
nécessairement pour un grand nombre d’années dans un des
centres dont nous évoquons la vie, et gagne laborieusement ses
galons par un travail de longue durée. Sans doute objectera-t-on
L’homme et l’atome
18
qu’il existe dans beaucoup de pays des centres de bien moindre
importance où des chercheurs se forment quasi seuls, où les
conditions sont beaucoup moins rigoureuses, où le génie doit
pouvoir s’épanouir plus vite ; mais ces jeunes gens n’auront pas,
en général, une formation suffisante pour les découvertes
importantes, mais bien peu se présenteront à la grande
compétition mondiale avec quelque chance de succès.
Revenons aux conditions correspondant au niveau international.
Il faut mettre des nuances dans des affirmations que nous venons
de poser aussi catégoriquement. Si elles sont valables pour la
physique nucléaire, on ne peut sans doute pas les étendre avec
autant de netteté aux physiciens des autres branches, ni aux
théoriciens dont je connais moins bien les mœurs. Nous savons
certes que de grands penseurs peuvent développer leur vision de
la physique sans pour cela participer étroitement à la vie d’une des
grandes centrales mondiales, mais il s’agit là de génies
exceptionnels ; la plupart vivent et travaillent ensemble, moins
assujettis à une présence continue que les expérimentateurs rivés
aux appareils, mais unissant comme eux une spécialisation
souvent très étroite à un labeur commun jalonné de fréquents
séminaires. Ici même, à Genève, dans cette grande conférence, se
réunissent des hommes extrêmement spécialisés dans un domaine
très défini, capables d’avoir des conversations puissamment
intéressantes avec parfois deux ou trois personnes seulement
attachées comme eux au même travail. Et même dans le domaine
qui semble plus général de la physique des particules
élémentaires, nous savons bien qu’à la belle conférence de juillet
dernier nous devions nous adresser, pour obtenir des informations
sur l’hypéron sigma, sur le méson lourd neutre ou sur le moment
L’homme et l’atome
19
magnétique des mésons mu, à des physiciens bien définis au
nombre de deux ou trois au plus par sujet. Chaque p.019 spécialiste
passe les meilleures années de sa vie à explorer une étroite région
de la science, mais à l’explorer à fond.
Il semble que la spécialisation soit dans la nature même des
choses. Prenant progressivement possession du monde, l’homme
développe sans répit les sciences et les techniques, mais l’étendue
même de ce développement, la richesse des découvertes et la
complexité parfois extrême des réalisations lui impose des limites :
la connaissance devient de plus en plus étroite du fait qu’elle ne
peut s’effectuer sans sa participation personnelle. Pour savoir quel
est le comportement des neutrons dans l’atmosphère, il faut déjà
une telle somme de connaissances de base, suivie d’une
expérimentation si difficile, qu’un homme peut à peine embrasser
un tel sujet pourtant bien délimité. Nous devenons de plus en plus
des spécialistes ; la considération et le respect viennent d’ailleurs à
ceux qui ont su explorer leur domaine avec exactitude et
profondeur.
Le travail en équipe est une conséquence de cette donnée. Sa
nécessité est liée au caractère complexe des réalisations. Une
expérience importante de physique exige la collaboration de bon
nombre de spécialistes aux tempéraments souvent très divers :
même en dehors des techniciens qui s’unissent pour la mise au
point d’appareils, grande chambre à bulles par exemple, le nombre
des physiciens qui vont expérimenter en équipe est élevé. Il n’est
pas rare de voir le compte rendu d’une expérience signé de cinq ou
six noms ou davantage, des remerciements en fin d’article
désignant en plus les autres techniciens du groupe.
Nous assistons même à un phénomène plus récent : on effectue
L’homme et l’atome
20
des expériences sur les rayons cosmiques en envoyant des
émulsions nucléaires à grande altitude par le moyen de gros
ballons capables de les faire plafonner dans la haute atmosphère.
Après récupération et développement des émulsions, les
physiciens se mettent au travail pour débrouiller les phénomènes
complexes qui montrent les interactions nucléaires des rayons
cosmiques primaires de grande énergie. C’est un travail tellement
long et difficile que l’on a pu former le « G Stack » (paquet géant),
équipe de plus de trente physiciens, appartenant aux Universités
de Bristol, Padoue, Milan, Berne, aux deux Universités de Dublin, à
l’Université libre de p.020 Bruxelles, etc., si bien que les résultats
sont seulement signés « G Stack », et si dans un congrès on fait
mention d’un phénomène trouvé par ce groupe, on n’ajoute même
plus le nom des physiciens qui ont participé au travail.
Un phénomène analogue commence à apparaître avec
l’utilisation des grandes machines : une expérience avec un gros
paquet d’émulsion ou avec une chambre à bulles placée auprès
d’un synchrotron fournit une telle complexité de résultats que le
dépouillement expérimental est effectué en commun par plusieurs
centres. Ce n’est plus tel physicien particulier, comme avant-
guerre, qui découvre un phénomène, c’est bien souvent un
ensemble d’universités appartenant à des pays ou même des
continents différents.
Et pourtant le chercheur se plie difficilement à cette discipline
indispensable. Celui qui se lance dans l’aventure scientifique et
oriente ses facultés dans la découverte du monde physique n’est
pas en général un « bon garçon » calme et obéissant. Indépendant
de caractère, parfois personnel et fier, il répugne à limiter trop
L’homme et l’atome
21
étroitement le champ de son investigation, il n’accepte pas
volontiers non plus les obligations d’un travail en commun.
Pourtant le succès vient à ce prix. L’apprentissage peut développer
les qualités les plus diverses : il est suivi d’une participation de
plus en plus importante aux recherches du groupe, avec un champ
de travail personnel étroitement défini, avec aussi l’apport total à
la communauté avec laquelle le chercheur passe sa vie, non
seulement de ses qualités intellectuelles, mais aussi de sa
compréhension, de sa bienveillance, de ses meilleures qualités
humaines. C’est alors que l’équipe, fragile association de
tempéraments divers, facilement stérilisée par des
incompréhensions ou des hostilités internes, peut devenir une
admirable réalisation sur le double plan scientifique et humain.
En regardant près de nous, à quelque vingt ans de distance, la
spécialisation était bien moins exigeante. Les hommes avaient plus
de temps et de loisir intellectuel pour se cultiver dans bon nombre
de domaines. Il y a là un charme de l’existence qui est en voie de
disparition.
p.021 Mais est-ce seulement un charme, ou autre chose de plus
profond ? Va-t-on vivre une existence moins complète et moins
cultivée parce que plus spécialisée ? Il est indéniable que
beaucoup de ceux qui ont goûté à l’existence ancienne et sont
maintenant engagés dans une spécialité complètement absorbante
ont parfois quelques regrets. Il est également certain que pour se
spécialiser il faut s’engager assez jeune dans une voie étroite
bordée de murs élevés ; ce choix ne permet pas l’agréable
dispersion d’esprit à laquelle nous sommes particulièrement
sensibles ; est-il même compatible avec l’acquisition d’une culture
générale de grande étendue, souhaitable bien entendu ?
L’homme et l’atome
22
Mais il ne faut pas penser qu’un spécialiste est nécessairement
un primaire : réalisée d’une façon parfaite, une œuvre limitée
exige la mise en jeu d’un grand nombre de qualités. L’homme qui
est le meilleur dans un domaine possède un élément authentique
de valeur humaine, on peut même dire de culture. Il est à coup sûr
très supérieur à ceux dont le champ est plus étendu mais dont la
connaissance est superficielle. L’expérience montre d’ailleurs que
s’il existe des spécialistes qui poursuivent leur vie sans jamais
élargir leur pensée, d’autres s’élèvent à un niveau supérieur et
deviennent capables de remplir admirablement des fonctions
d’orientation ou de direction. C’est en effet un problème dont la
solution n’est pas évidente : comment, au travers de la
spécialisation très absorbante à laquelle il est astreint, le jeune
physicien peut-il parvenir à développer un tempérament
personnel : comment, alors qu’il est guidé comme sur des rails
pendant les premières années de sa formation de chercheur, peut-
il s’en libérer pour dominer une région plus ouverte de sa science ?
Pour répondre à cette question, penchons-nous sur la formation du
jeune chercheur.
Pour qui veut commencer une carrière scientifique il faut, dans
quelque pays que ce soit, une formation de base équivalente à une
licence ès sciences ou un diplôme de Grande Ecole. En France, le
Centre National de la Recherche Scientifique s’est donné comme
règle d’accepter, au titre de stagiaire de recherches, les seuls
candidats ayant cette formation de base, sauf cas exceptionnels.
Le jeune p.022 homme fait ses premières armes en assistant les
physiciens d’un groupe déjà constitué dans leur besogne parfois
fort peu intellectuelle : comptage de grains dans les émulsions
nucléaires, le long des traces, mesures de scattering,
L’homme et l’atome
23
dépouillement des clichés de chambre de Wilson et calcul des
angles et des rayons de courbure. Par ce travail modeste et
régulier, le jeune stagiaire s’initie progressivement aux techniques
utilisées. Il connaît peu à peu les ordres de grandeur, les difficultés
expérimentales, il apprend à éviter certaines confusions et même à
tenir compte des biais d’observation : il saura progressivement
avec quelle rigueur les opérations successives doivent être
effectuées sous peine de ruiner toute possibilité de mesure. Et il
découvrira que si tous ces travaux ne sont pas réalisés avec une
propreté technique parfaite, si tous les contrôles ne se font pas
avec une précision presque hargneuse, si un seul d’entre eux est
imparfait, alors on confondra un méson pi avec un méson lourd, on
prendra pour un nouveau phénomène ce qui n’est qu’une banale
étoile de désintégration sigma. Cet apprentissage est très long, il
nécessite une sorte d’éducation complémentaire poussée : par
exemple une étude sérieuse des lois de la statistique s’imposera
pour connaître les précisions et savoir si un résultat est compatible
avec un autre.
Chaque série de mesures auxquelles participera le jeune homme
provoquera des réflexions, déclenchera des études. Merveilleuse
période de l’existence qu’il ne faut pas chercher à réduire : au sein
même de son groupe, orienté dans une direction bien définie, il se
spécialise peu à peu ; le voilà bientôt capable de donner certains
avis, d’acquérir ses connaissances particulières ; on fera appel à lui
pour les problèmes sur lesquels il aura porté longuement son
attention. Les colloques habituels du laboratoire lui montreront
l’intérêt et les difficultés des autres techniques appliquées aux
mêmes problèmes, lui permettant d’orienter sa pensée vers
certaines expériences nouvelles ; sa personnalité scientifique
L’homme et l’atome
24
s’affirmera progressivement. Le jeune chercheur sera presque
automatiquement, par les circonstances et son tempérament
particulier, infléchi dans une direction qui lui conviendra. Au bout de
quatre ou cinq ans, sa thèse de doctorat, aboutissement normal des
années de p.023 formation, se précisera, mais elle n’aura pas un
caractère exclusivement personnel comme autrefois : à l’acquisition
des principaux résultats, à leur interprétation, il aura seulement
participé de façon majeure. Une thèse, dans un grand centre de
physique nucléaire, est un travail collectif dont une partie fait l’objet
d’une méditation plus profonde, d’une digestion plus complète de la
part de l’un des membres du groupe. Avec la thèse on franchit un
palier, mais on n’est pas encore un bon physicien. Peut-être à cette
époque de son existence le jeune docteur va-t-il changer de
technique pour acquérir plus d’universalité, peut-être au contraire
va-t-il poursuivre, avec celle qu’il possède maintenant, des
recherches élargies qui pourront attirer sur lui l’attention de ses
collègues étrangers. C’est seulement plusieurs années après la
thèse qu’on peut considérer un chercheur comme un physicien bien
défini. Les meilleurs possèdent alors une bonne cote. Leurs
communications dans les congrès sont écoutées avec attention,
c’est souvent le moment pour eux d’aller faire des stages dans
d’autres pays. De tels séjours, pour une ou deux années, sont en
général extrêmement profitables, et le jeune homme dont l’esprit a
été ouvert à d’autres formes de travail, à d’autres modes de
pensée, parfois à des techniques différentes, sera apte à devenir à
son tour un jeune maître. Il restera d’ailleurs toujours un élève, car
nous devons nous rajeunir sans cesse : qui ne sait pas se rajeunir
touche à la mort.
Ainsi l’étroite spécialisation du départ n’est pas nécessairement
L’homme et l’atome
25
une gêne pour l’épanouissement ; au contraire elle permet
d’atteindre une certaine perfection et d’être capable ensuite de
jauger les difficultés. Elle correspond à une ascèse longue et
exigeante : un tempérament vivant et riche aura toute facilité pour
s’élever à des vues plus larges, pour être capable de devenir un
maître. Au contraire, le chercheur dont le tempérament est plus
pauvre se contentera probablement de suivre longtemps la voie
dans laquelle il a été orienté au départ ; il restera un spécialiste.
Peut-être aura-t-il d’ailleurs la possibilité de faire un travail
important, la continuité et la ténacité ayant un rôle fondamental
dans la découverte. Si sa culture générale ne prend pas une
grande extension, il aura néanmoins le mérite de connaître très
bien son domaine : la p.024 spécialisation lui aura permis d’avoir la
meilleure efficacité dans l’ensemble auquel il appartient.
La voie que nous venons d’évoquer pour le jeune chercheur
correspond au cas le plus fréquent, le plus normal, dans un pays
sans perturbation majeure. Mais il est d’autres cas bien différents,
plus rares il est vrai, concernant certains chercheurs venant de pays
où la recherche n’a pu se développer en atmosphère paisible. Ils ont
dû lutter avec foi et ténacité pour leur idéal scientifique, ils ont fait
preuve d’une grande fierté, de beaucoup de désintéressement, en
ne restant pas chez eux à effectuer une tâche qui leur semblait
indigne de leur vocation. La plupart sont apatrides. Leurs débuts
sont presque toujours difficiles ; ils vivent dans une grande
pauvreté, avec un attachement à leur travail, un amour scientifique
exclusifs. Ils vont de pays en pays, souvent mal orientés ; parfois
on leur donne des besognes secondaires, mais certains d’entre eux
parviennent à percer et finissent même par s’imposer grâce à leur
intelligence, leur ténacité et leur évidente bonne volonté.
L’homme et l’atome
26
C’est alors que se produit le grand revirement à leur égard : on
les estime et on les recherche ; les pays forts s’intéressent à eux
et brusquement, en quelques mois plusieurs situations importantes
leur sont parfois proposées. Nous en connaissons tous, de ces
physiciens déracinés : inquiets, sensibles, souvent susceptibles,
parfois peu à leur aise dans le pays qui les reçoit provisoirement,
lassés souvent par les difficultés policières et les problèmes de visa
ou de séjour, ils apportent tant de potentiel de travail et souvent
d’affection, ils transportent un amour tellement vif de la science
que nous éprouvons envers eux une tendresse, une
reconnaissance, voire un respect particuliers pour la grande leçon
qu’ils nous donnent sans le savoir.
Un des traits majeurs de la psychologie du chercheur est son
amour de la liberté. Aussi le problème de la liberté du scientifique et
de celle de la recherche est l’un de ceux qui nous préoccupent de la
façon la plus angoissante. Il est très complexe ; pour le débrouiller
et en observer les principaux aspects en fonction des p.025 conditions
de travail, nous prendrons des exemples dans la physique nucléaire
car il s’y pose de manière particulièrement aiguë.
Faut-il réaffirmer dès l’abord que le scientifique est un homme
qui possède un sens profond, affiné, de la liberté ? Il a pour elle un
attachement quasi religieux, il désire de toute son âme pouvoir
travailler sans entrave ; il est aidé par la soif de connaître et il y
trouve sans doute la plus grande de ses joies. Il se sait placé sur la
terre pour explorer l’univers et lui arracher progressivement ses
secrets.
Pour réaliser cette mission il faut une certaine indépendance de
pensée ; d’abord parce que l’esprit souffle où il veut, parce qu’on
L’homme et l’atome
27
ne se trouve pas devant une tache scolaire, parce qu’on est guidé,
parfois au jour le jour, au gré des expérimentations, vers des
problèmes que l’on n’a pas toujours envisagés dès l’abord. Et puis
l’homme de science est solidaire de tous ses frères dans le travail,
il a besoin de leur communiquer ses idées, d’échanger
fréquemment avec eux, dans une atmosphère aussi libre que
possible, les éléments d’information et de réflexion d’où jailliront
les découvertes.
C’est précisément le passage d’une simple connaissance à une
possibilité de puissance qui a provoqué les difficultés actuelles. Les
sciences et les techniques nucléaires sont maintenant intégrées
dans les activités essentielles des Etats ; la puissance atomique est
un élément fondamental de force, sous l’angle non seulement des
armements possibles, mais encore de l’économie générale : le
succès éclatant de cette conférence le montre bien. Aussi les
nations éclairées prêtent-elles dorénavant la plus grande attention
aux valeurs scientifiques et s’efforcent-elles de les attirer, de les
développer et de les utiliser au mieux. Il n’est pas utile de rappeler
les exemples, que nous connaissons tous, de pays qui ont été
singulièrement punis au moment de la guerre pour n’avoir pas pris
en considération ces données fondamentales. Leurs meilleurs
savants, jaloux de leur liberté de pensée, peu enclins à se laisser
enrégimenter et dominer par certaines idéologies, ont fui leurs
pays pour gagner le plus souvent l’Amérique où ils pensaient
trouver une plus grande liberté, essentielle à leur vocation. Reçus
à bras ouverts, ils furent engagés non comme de simples
chercheurs à qui on confie p.026 des tâches secondaires, mais
souvent comme des maîtres capables de prendre en main de
grands projets. C’est en grande partie grâce à eux que l’Amérique
L’homme et l’atome
28
a pu développer si rapidement son audacieux programme et ne
pas être distancée dans l’utilisation de l’énergie atomique par les
Etats totalitaires en guerre ouverte avec elle. Ces savants furent
prêts alors à aliéner une part de leur liberté en s’engageant dans
l’équipe atomique américaine, mais ils acceptèrent cette aliénation
partielle comme le font des combattants.
Douze ans ont passé depuis la fin de cette période : l’énergie
nucléaire a pris un développement insoupçonnable. De quelle
liberté jouit un homme de science à l’intérieur d’un grand pays,
quelle est l’importance de l’entrave qui va provenir de l’Etat ?
En dehors des centres ouverts éventuellement aux travailleurs
étrangers, voici le centre de science nucléaire où les recherches
sont surveillées et déjà partiellement secrètes. Là s’effectuent
certains travaux, comme des essais métallurgiques sur l’uranium
ou sur les métaux ou alliages utilisés dans les réacteurs, d’autres
sur certaines données physiques et plus généralement tous
travaux ayant une incidence assez directe sur la construction d’un
réacteur nouveau et sur les réalisations intéressant la défense
nationale.
Poussons plus loin ; d’autres centres sont complètement
interdits ; ce sont en général ceux plus directement liés aux
problèmes d’armements atomiques. Il y a ainsi une sorte de
chaîne continue depuis le laboratoire ouvert à tous jusqu’au lieu de
travail le plus secret.
Un difficile problème se pose alors ; en fait tout peut intéresser
la défense, et même le laboratoire le plus ouvert peut faire une
découverte dont les applications sont de grande importance pour
l’Etat. Ce dernier pense donc presque instinctivement : « Il nous
L’homme et l’atome
29
faut des gens de confiance à tous les échelons, d’autant plus que
c’est à partir des scientifiques des laboratoires ouverts que nous
alimenterons les centres plus secrets. Assurons-nous de la loyauté
de tous ces travailleurs par une investigation policière et
organisons celle-ci pour que nul ne puisse faire de la recherche si
sa pensée n’est conforme à celle du gouvernement. Chaque
chercheur doit être contrôlé. »
p.027 A l’opposé le scientifique répond : « Vous avez tort
d’introduire la police dans tous les centres de travail. Nous
comprenons bien que pour certaines besognes militaires, pour tout
ce qui est lié très directement à la défense nationale, vous
établissiez un contrôle, mais nous demandons une liberté
maximum pour les recherches scientifiques de base et même pour
certaines applications. Si vous restreignez cette liberté, vous
attentez à une des prérogatives les plus essentielles du chercheur,
vous introduisez un esprit de défense et de délation ; vous
stérilisez la recherche en ne l’ouvrant pas à tous et en éliminant
les savants qui dans une atmosphère de liberté augmenteraient de
toutes façons le potentiel intellectuel du pays. C’est un péché
contre la science et une faute psychologique. »
Et le problème est là qui s’est posé avec acuité récemment
encore pour certains pays ou certaines universités : témoin le livre
l’Année du Serment, reflet de ces préoccupations. Il s’agit
d’ailleurs plus que d’un problème, il s’agit d’un drame et les
nombreux articles qui se succèdent chaque mois depuis des
années dans le bulletin des Atomic Scientists en sont le saisissant
témoignage.
L’équilibre entre secret et non secret est, dans certains pays,
très fluctuant, les conditions politiques pouvant le modifier
L’homme et l’atome
30
considérablement. Ainsi, en temps de guerre, la recherche de base
est-elle réduite ; les applications militaires à terme plus ou moins
long doivent nécessairement rester cachées et exigent le plus
grand effort. Mais la difficulté, l’anxiété actuelles proviennent du
fait que certains grands pays sont partiellement en guerre et
préparent une mobilisation inavouée de leurs forces. Dans une
telle période, la tendance d’un gouvernement est de mettre
l’indication secret au-delà de la limite où elle devrait se situer
réellement. Les périodes de guerre froide, avec leurs oscillations
politiques souvent spectaculaires, donnent à ces problèmes une
actualité constante.
On ne saurait trop insister sur les inconvénients de toutes
sortes qu’un secret abusif comporte. Si l’investigation policière
réduit nécessairement le nombre des chercheurs, bien d’autres
effets psychologiques se manifestent. On ne peut guère travailler
amicalement dans une atmosphère de délation possible et les
équipes n’auront pas l’ouverture indispensable à une parfaite
confiance, p.028 condition de réussite. Par ailleurs, dans le cadre des
recherches secrètes, les contacts s’effectuent par le haut et sont
souvent lents et mous, rarement efficaces ; parfois un travail déjà
fait et parfaitement terminé est repris ailleurs à cause du
cloisonnement : beaucoup de gaspillage peut s’ensuivre. Enfin les
carrières scientifiques se développent mal sans publications
ouvertes ; on ne peut juger correctement les jeunes physiciens,
jauger leurs progrès, connaître leur valeur, comparer les meilleurs
et leur proposer au bon moment ce qui leur convient le mieux. Ce
n’est pas là un des moindres défauts du secret.
Nous venons d’évoquer le domaine intérieur d’une grande
nation du monde occidental. Sur le plan international, on se doute
L’homme et l’atome
31
bien que des complications vont surgir et entraver la liberté des
échanges. Les années d’après guerre n’ont pas toujours été très
favorables et toutes les difficultés ne sont pas résolues. Mais tous
les scientifiques du monde entier se réjouissent de voir
actuellement se renouer, entre l’Est et l’Ouest en particulier, des
liens conformes aux traditions les plus anciennes ; ils souhaitent
vivement leur développement ; puissent-ils n’être jamais troublés
par aucun nouveau retournement.
Il ne m’est guère facile d’analyser les conditions de travail
scientifique et la psychologie du chercheur en U.R.S.S. Ce travail
semble néanmoins caractérisé par certains critères. Tout d’abord
un nombre considérable de jeunes gens est appelé à y participer et
cela dans un esprit de labeur et d’enthousiasme. Autour des gros
accélérateurs russes fourmillent chercheurs et techniciens. Il
semble ensuite qu’une assez grande liberté règne à l’intérieur de
vastes zones de travail, compte tenu d’une communauté de vues
ou d’une soumission de pensée préalable qui répugnerait
probablement davantage à notre tempérament d’Occidental.
Malgré cela, on sait que des difficultés sérieuses proviennent de
certaines idéologies imposées ; on en a vu des exemples au
moment de l’affaire Lyssenko, et, dans des domaines plus proches
de la physique, avec l’attitude marxiste relative au déterminisme,
à l’évolution de l’univers. Les participations des savants russes aux
dernières réunions montrent combien la science est à l’honneur en
Russie, mais le rideau de fer p.029 qui se soulève depuis peu
seulement ne nous permet pas d’exercer sur le travail scientifique
russe une critique analogue à celle qu’une information plus
complète nous permet de donner sur les pays occidentaux.
*
L’homme et l’atome
32
L’un des principaux moteurs de l’activité scientifique est le désir
de connaissance : la joie de connaître a souvent été évoquée en
termes merveilleux par les plus poètes de nos grands hommes de
science, et cette joie nous l’avons tous ressentie à certains
moments de notre existence de scientifiques. Il est en effet des
moments où nous sommes seuls à posséder une donnée nouvelle,
où nous appréhendons pour la première fois une réalité que nul n’a
encore observée ; nous perçons un secret, en tous cas nous le
pressentons, si l’évidence n’est pas encore complète. Joie de
connaître également quand nous assistons à une découverte faite
par d’autres dans un domaine voisin du nôtre, ce qui nous permet
d’en mesurer toute l’importance, d’en sonder la difficulté, de
participer par le dedans au travail et aux émotions, aux
inquiétudes et aux espoirs alternés du groupe de nos collègues.
Cette joie de connaître est toujours, comme au temps de Termier,
l’un des grands moteurs du progrès dans la science ; elle est
intimement liée à la contemplation du monde. C’est une joie et
une souffrance tout à la fois, car l’inconnaissable s’entrevoit plus
complexe et plus merveilleux chaque jour. La multiplicité des
découvertes est dépassée par la grandeur de l’inconnu qui se
révèle progressivement comme plus vaste et plus difficile à
explorer. Le désir inassouvi, la souffrance, font partie de cette joie,
stimulant l’imagination, provoquant l’élaboration de techniques
perfectionnées et de nouvelles hypothèses. On ressent
intensément que l’homme de science ne sera jamais
confortablement installé dans un univers où tout est définitivement
en place. L’univers n’est pas près d’être expliqué. « L’homme se
lassera plutôt d’imaginer que la nature de fournir. »
Mais il y a plus que la joie de connaître. Une autre force aussi
L’homme et l’atome
33
fondamentale anime le scientifique. La connaissance n’est pas
uniquement contemplative. Elle doit servir à la possession du
monde. p.030 La science donne des outils pour agir sur l’univers.
Cette pensée n’est d’ailleurs pas nouvelle ; Descartes parlait de
« l’homme maître et possesseur de la nature » ; Auguste Comte
disait : « Savoir afin de pouvoir. » Mais ce qui est nouveau, c’est le
caractère universel et puissant de cette conception. « Les hommes
de science, écrivait Langevin, abandonnent la conception
désintéressée de la vérité scientifique accompagnée d’une sublime
indifférence quant aux conséquences de leurs découvertes. »
Un regard en arrière nous permet de comprendre l’importance
de cette pensée. Il y a deux ou trois siècles, la bouteille de Leyde
rassemblait dans les salons des gens curieux de ressentir une
secousse. L’expérience n’allait souvent guère plus loin. Les
hommes de science, même ceux dont les inventions devaient
transformer le monde, n’étaient en général soutenus ni par l’Etat
ou les groupes organisés disposant d’une puissance, ni même par
leurs concitoyens. Le peuple était souvent hostile aux découvertes
et bien des inventeurs comme Denis Papin, Chappe ou le marquis
de Jouffroy, ont vu leurs appareils mis à mal par la population.
Mais actuellement la science est devenue chose sérieuse,
parfois dramatique. On s’en aperçoit d’ailleurs par à-coups. On a
compris que les savants pouvaient influer de façon profonde sur
les destinées de l’humanité, sur les destinées matérielles
naturellement, mais aussi sur son comportement général,
intellectuel, social et même spirituel. Aussi des millions d’hommes
soutiennent-ils de leur intérêt l’effort scientifique et lui permettent
de s’accomplir. Cette foule suit avec une curiosité souvent
passionnée, non seulement la science qui peut agir directement
L’homme et l’atome
34
sur son existence, mais encore celle qui se développe de façon
plus désintéressée, pressentiment du lien étroit qui s’établit entre
les deux ordres : la science de base est bien l’ébauche d’un
instrument de conquête.
Joie de connaître et de prendre possession du monde
s’imbriquent étroitement dans la science moderne. L’exemple de
l’uranium 235 permet d’en saisir les enchevêtrements : la
connaissance des isotopes, l’étude plus particulière de ceux de
l’uranium, n’a-t-elle pas été au départ le résultat d’un désir de
connaissance plus poussée : la séparation des isotopes qu’on
effectue depuis quelques p.031 décades sur tous les éléments, c’est
vraiment de la pure découverte, celle qui correspond à la
contemplation de nouveaux phénomènes, à une sorte de dissection
des complexités naturelles.
La création nous a caché les isotopes en les dotant des mêmes
propriétés ; des siècles de science et de technique ont été nécessaires
pour permettre la découverte de leur existence et leur séparation.
Fort heureusement, les isotopes de l’uranium ne sont pas
séparés dans la nature : le physicien capable de sélectionner les
plus légers parmi les noyaux d’uranium et de les mettre de côté
atome par atome ne s’apercevrait pas du caractère particulier du
petit tas qu’il édifie ; continuant son œuvre de patience, il en
amassera quelques grammes, puis quelques kilogrammes ; gare à
lui ! La masse critique risque d’être dépassée, l’apprenti-sorcier
périra et tout son entourage avec lui.
Et voilà que l’on passe de la simple contemplation, active, il est
vrai, à la pensée d’une puissance nouvelle. Dans la conquête du
monde, cet explosif que l’on vient de découvrir jouera un rôle
L’homme et l’atome
35
fondamental : le noyau procure une immense énergie dont le
monde a besoin. Progressivement vont s’élaborer les divers
instruments de puissance, entre le calme et majestueux réacteur à
neutrons lents et la terrible et brutale bombe atomique.
Mais si le travail scientifique fournit une admirable occasion de
servir l’humanité, nous savons que tout n’est pas simple dans
cette vision. Il n’y a pas seulement les bienfaits de la pénicilline
agissant directement sur le corps, ceux de l’énergie atomique
permettant d’obtenir un accroissement de richesse matérielle et de
provoquer une régression de la misère du monde en des régions
où elle est encore si grave. Nous fabriquons aussi les armes
atomiques avec leurs possibilités de destruction brutale,
instantanée et surtout incontrôlée. Chaque progrès de la science
apporte avec lui son potentiel de bonheur et de malheur, de
progrès et de régression. Le caractère le plus tragique de
l’armement atomique, ce qui le différencie de la plupart des autres
— certaines armes biologiques ou chimiques se rapprochent à cet
égard des armes atomiques — est précisément l’aspect
incontrôlable des immenses ravages qu’elle permet d’effectuer. Il
ne s’agit plus d’un combattant luttant avec p.032 un combattant, ni
même d’une armée luttant avec une autre armée, mais de masses
humaines entièrement solidaires dans une annihilation dont les
effets peuvent se prolonger pendant des générations.
Il est certain qu’une telle possibilité, si effrayante, ne se serait
pas manifestée sans les progrès de la science. Si les pays
chrétiens avaient depuis quelques siècles mené la vie des autres
contrées, qui n’ont pratiquement apporté aucune contribution au
progrès scientifique, nous n’aurions pas aujourd’hui à nous poser
ces problèmes ; probablement serions-nous d’ailleurs plus ou
L’homme et l’atome
36
moins exterminés par d’autres fléaux qui interdisent un
épanouissement vraiment humain et nous ne pourrions pas jouir
des bienfaits positifs du progrès.
Les possibilités de méfaits de la science interviennent
considérablement dans la psychologie du chercheur. Pour lui, la
science est nécessaire et doit se poursuivre : elle est une des
activités les plus fondamentales, que l’argument d’une mauvaise
utilisation possible ne saurait disqualifier. Les applications
n’apparaissent d’ailleurs pas souvent au moment de la découverte
et l’on ne peut savoir comment elles s’orienteront, pour le bien ou
pour le mal, dans un avenir plus ou moins proche. Les exemples
fourmillent : le plutonium, l’uranium 235 sont parmi les plus
caractéristiques ; on peut les extraire et en faire des bombes, on
peut également grâce à eux enrichir d’autres réacteurs, les rendre
plus mobiles, plus utilisables, plus adaptés à certains usages
pacifiques. Le choix est à faire entre ces orientations. Il est d’ordre
gouvernemental, il peut même dépendre d’instances plus élevées.
Néanmoins la possibilité du mal existe, et l’homme de science
est profondément inquiet devant cette possibilité : il a conscience
de la lourde responsabilité des savants et cette conscience a dicté
à certains de nos meilleurs représentants des options qui ont eu un
immense retentissement.
Dans les grands centres où vivent ensemble des centaines de
chercheurs, c’est un bouillonnement de pensées constant : chaque
événement important provoque des discussions vives, des
fermentations, parfois des réactions ardentes. Cette possibilité
d’échanges p.033 intellectuels constamment renouvelés, enrichis par
la diversité des éléments humains, se traduisant en certaines
occasions par le soulèvement d’une puissante expression
L’homme et l’atome
37
commune, n’est pas un des moindres attraits des nouveaux
organismes scientifiques.
Je voudrais clore ces considérations sur la psychologie du
chercheur scientifique par quelques réflexions plus personnelles se
rapportant aux problèmes religieux chez le chercheur chrétien. Il y
a, à coup sûr, parmi les scientifiques, un très large éventail
d’options philosophiques et religieuses. Pour ceux qui mènent une
existence de savant et de croyant, disons tout d’abord que la
notion d’un monde en évolution ne les gêne pas. Il est bon pour un
chrétien de participer à la découverte du monde, car il est une part
de la création à laquelle nous sommes amenés à nous associer.
Nous sommes tous invités à collaborer à l’avenir de l’univers ;
l’univers a un sens dont l’homme est la clé : « Ce que l’homme
peut faire, Dieu ne le lui ravit pas. » On comprend bien ce que
peut signifier l’expression « participer à la création » par
l’exemple, cité tout à l’heure, de cet uranium 235 tellement caché,
dans l’immense complexité, dans la richesse inouïe des choses
créées, et tellement puissant, riche de possibilités nouvelles, pour
qui parvient à le dégager, à le séparer.
Devant les deux aspects principaux de la science moderne,
contemplation et prise de possession du monde, le chercheur
chrétien se sent à son aise ; ces deux caractères correspondent
à de profondes résonances de sa foi, ils s’inscrivent dans la
ligne même de sa vocation. Toute la tradition biblique et
chrétienne nous incite à contempler l’œuvre du créateur, aussi
bien dans les créatures animées que dans la nature ; la prise de
possession du monde est également inscrite dans la pensée
judéo-chrétienne.
L’homme et l’atome
38
« A peine le fis-tu moindre qu’un dieu
Le couronnant de gloire et de splendeur
Tu t’établis sur l’œuvre de tes mains
Tout fut mis par Toi sous ses pieds. »
(Psaume 8.)
p.034 Mais cette orientation implique tout un travail, une attitude
de pensée, une ascèse. Nous devons voir le monde tel qu’il est au
moment où nous participons à son mouvement, nous devons
comprendre les conditions requises pour le mouvement.
Il nous est demandé de mettre en jeu toutes nos virtualités
pour débrouiller l’extraordinaire richesse de la nature, et pour en
prendre possession et l’utiliser.
Comment s’étonner alors de voir cet immense ensemble
apparaître de plus en plus difficile à saisir et d’envisager pour
chaque homme, qui ne peut tout embrasser, une spécialisation
croissant avec l’âge de la connaissance. Le chrétien n’aura pas de
regret devant ces lois normales de la nature.
Le chercheur chrétien ne sera pas en défiance à priori. Il sait
qu’il serait mauvais d’être comme un émigré devant le mouvement
scientifique, tout comme il sait qu’il serait vain de gémir sur le
développement des grandes usines.
Le christianisme demande à ses adeptes d’être des ferments au
milieu de leurs frères. La participation à la vie scientifique permet
de saisir les aspirations des hommes engagés dans ce mouvement,
de distinguer parmi leurs aspirations les meilleures et les moins
bonnes. Une telle sagesse ne peut guère s’acquérir si l’on n’est pas
soi-même dans la course ; elle ne peut se définir à partir d’un
autre monde, statique et apeuré, un monde où le regret et
l’amertume prédomineraient.
L’homme et l’atome
39
Le chercheur ne peut réussir que s’il manifeste une attitude
particulière devant son travail. Elle est caractérisée par l’humilité
profonde en face du fait scientifique, par un esprit d’accueil, de
bienveillance, une attention particulière à tous les signes que
l’expérience peut présenter. Tous les chercheurs, quelle que soit
leur option philosophique et religieuse, doivent nécessairement
posséder cet état d’esprit s’ils veulent découvrir. Pour le chercheur
chrétien, n’est-elle pas le complément, l’aboutissement normal de
celle qui lui est proposée pour l’ensemble de son existence, pour
son comportement parmi les autres hommes. Il sait que ces
qualités s’acquièrent par un long apprentissage et qu’elles sont des
conditions d’équilibre et de grandeur pour son existence d’homme.
La p.035 beauté de la recherche tient en partie à ce qu’elle
développe harmonieusement ses possibilités humaines.
Mais le chercheur chrétien, à l’aise dans le mouvement
scientifique, peut-il adhérer à tout un corps de doctrine, à des
dogmes en particulier ? Nous ne croyons pas qu’il y ait là une
attitude antiscientifique. Sans être des philosophes ou des
théologiens, nous ne pensons pas que la science, malgré ses
éclatants développements, apporte des éléments de réponse aux
grands problèmes que pose la réflexion depuis que l’homme
existe : alors même que nous irions promener notre angoisse dans
la lune, notre angoisse resterait la même.
Enfin, devant les possibilités bénéfiques et maléfiques de la
science, le chercheur chrétien ne se sent pas désemparé. Il sait
qu’il lui faut, dans sa vision du monde, introduire un élément
fondamental inhérent à l’homme, qui est la condition même de son
libre arbitre, la notion du péché sans laquelle il n’y a pas de
liberté. Il doit prendre très au sérieux le mal sans chercher à le
L’homme et l’atome
40
minimiser. Il sait que le mal apparaît parfois avec une intensité
singulièrement inquiétante et la conscience de cette réalité lui
impose des réserves dans des jugements trop optimistes sur l’état
actuel du monde et le mouvement qui l’anime.
En introduisant la notion du péché et de la grâce, le chercheur
chrétien parvient à une vue qui prend une étonnante profondeur, à
une vision admirable de ce monde moderne qui marche vers la fin
la plus excellente à travers la contrariété, la douleur, les conflits,
ce monde moderne si riche de mouvement et de possibilités, et qui
a tant besoin d’attention et d’amour.
@
L’homme et l’atome
41
WERNER HEISENBERG
DIE PLANCKSCHE ENTDECKUNG UND DIEPHILOSOPHISCHEN PROBLEME DER ATOMPHYSIK 1
@
p.037 Wenn man auf einer Weltkonferenz über Atomenergie, wie
sie jetzt hier in Genf stattfindet, die enorme Arbeit betrachtet, die
in den verschiedensten Ländern in die Entwicklung der Atomphysik
gesteckt wird, wenn man von den hunderten von Projekten hört,
mit denen versucht wird, die Erkenntnisse der Atomphysik für
wirtschaftliche Zwecke nutzbar zu machen, so gerät man in die
Gefahr, über dieser Fülle von Einzelheiten zu übersehen, dass, was
wir heute tun, zugleich die Lösung von Problemen anstrebt, die
den Menschen schon vor sehr langer Zeit gestellt worden sind, und
dass die geistige Arbeit unserer Tage im Zusammenhang steht mit
Anstrengungen, die schon vor Jahrtausenden von den Menschen
unternommen worden sind. lm heutigen Vortrag soli von diesen
weiten historischen Zusammenhängen gesprochen werden. Diese
Zusammenhänge sind zwar sicher zunächst für den Historiker
interessanter als für den Physiker, aber auch der Physiker kann bei
ihrer Betrachtung gewisse ordnende Strukturen wahrnehmen, die
ihm wertvolle Einsichten in seine eigenen heutigen Probleme
vermitteln.
Die moderne Physik und insbesondere die Quantentheorie —
also die Entdeckung Max Plancks, dessen hundertster Geburtstag
p.038 in diesem Jahr gefeiert wird — haben eine Reihe von sehr
1 Conférence du 4 septembre 1958.Voir p. 55 le résumé français de cette conférence.
L’homme et l’atome
42
allgemeinen Fragen aufgeworfen, die nicht nur die engeren
Probleme der Physik sondern die Methode der exakten
Naturwissenschaften überhaupt und das Wesen der Materie zum
Gegenstand haben. Diese Fragen haben die Physiker gezwungen,
sich wieder mit philosophischen Problemen zu beschäftigen, die in
dem strengen Lehrgebäude der klassischen Physik scheinbar schon
eine endgültige Antwort gefunden hatten. Es sind vor allem zwei
Problemkreise, die durch die Plancksche Entdeckung neu
aufgeworfen worden sind und die den Gegenstand des heutigen
Vortrags bilden sollen. Der eine betrifft das Wesen der Materie,
oder, genauer gesagt, die alte Frage der griechischen Philosophen,
wie man die bunte Vielfalt der an der Materie sich abspielenden
Erscheinungen auf einfache Prinzipien zurückführen und dadurch
verständlich machen künnte. Der andere handelt von der
insbesondere seit Kant immer wieder aufgeworfenen
erkenntnistheoretischen Frage, inwieweit es möglich sei, die
naturwissenschaftlichen Erfahrungen — oder die sinnlichen
Erfahrungen überhaupt zu objektivieren, d. h. von den
beobachteten Phänomenen auf einen objektiven, vom Beobachter
unabhängig ablaufenden Vorgang zu schliessen. Kant hatte vom
« Ding an sich » gesprochen. Es ist ihm auch von philosophischer
Seite später oft der Vorwurf gemacht worden, dass dieser Begriff
des « Dinges an sich » in seiner Philosophie nicht konsequent sei.
In der Quantentheorie hat sich die Frage nach dem objektiven
Hintergrund der Erscheinungen in einer sehr überraschenden
Weise neu gestellt. Diese Frage kann daher vom Standpunkt der
modernen Naturwissenschaften aus auch neu besprochen werden.
L’homme et l’atome
43
I. Im heutigen Vortrag soll zuerst von jenen
naturphilosophischen Problemen die Rede sein, die sich beim
Suchen nach einem einheitlichen Verständnis der materiellen
Erscheinungen ergeben haben. Schon die griechischen
Naturphilosophen waren beim Nachdenken über die einheitliche
Wurzel der sichtbaren Erscheinungen auf die Frage nach den
kleinsten Teilen der Materie gestossen. Als Ergebnis dieser
Untersuchungen standen sich am Ende jener Epoche menschlichen
Denkens zwei Auffassungen p.039 gegenüber, die auf die spätere
Entwicklung der Philosophie die stärksten Einflüsse ausgeübt
haben, und die man mit den Schlagworten Materialismus und
Idealismus gekennzeichnet hat.
Die von Leukippos und Demokrit begründete Atomlehre
betrachtete die kleinsten Teile der Materie als das im
eigentlichsten Sinne Existierende. Die kleinsten Teile wurden als
unteilbar und unveränderlich angesehen, sie waren ewige, letzte
Einheiten, sie hiessen eben deshalb Atome und waren keiner
weiteren Erklärung fähig oder bedürftig. Es kamen ihnen keine
anderen Eigenschaften zu als die geometrischen. Sie hatten nach
Ansicht der Philosophen zwar eine Gestalt, waren durch den leeren
Raum von einander getrennt und konnten durch ihre verschiedene
Lagerung oder Bewegung im leeren Raum die bunte Vielfalt der
Erscheinungen hervorbringen ; aber sie hatten weder Farbe noch
Geruch oder Geschmack, ebenso wenig etwa Temperatur oder
andere uns sonst geläufige physikalische Eigenschaften. Die
Eigenschaften der Dinge, die wir wahrnehmen, wurden durch die
verschiedenartige Anordnung und Bewegung der Atome indirekt
bewirkt. Ähnlich wie die Tragödie und die Komödie mit den
gleichen Buchstaben geschrieben werden können, so kann nach
L’homme et l’atome
44
der Lehre Demokrits auch sehr verschiedenartiges Geschehen in
der Welt durch die gleichen Atome verwirklicht werden. Die Atome
waren also der eigentliche, objektiv reale Kern der Materie und
damit der Erscheinungen. Sie waren, wie schon gesagt, das im
eigentlichsten Sinn Existierende, während die bunte Vielfalt der
Erscheinungen erst indirekt von den Atomen hervorgebracht
wurde. Daher wird diese Auffassung als Materialismus bezeichnet.
Bei Plato andererseits sind die kleinsten Teile der Materie
gewissermassen nur geometrische Formen. Plato identifiziert die
kleinsten Teilchen der Elemente mit den regulären Körpern der
Geometrie. Da er, ähnlich wie Empedokles, die vier Elemente Erde,
Wasser, Luft und Feuer annimmt, kann er die kleinsten Teilchen
des Elements Erde als Würfel, die kleinsten Teilchen des Elements
Wasser als Ikosaeder auffassen ; in ähnlicher Weise werden die
Elementarteilchen des Feuers als Tetraeder, die der Luft als
Oktaeder vorgestellt. Die Gestalt ist charakteristisch für p.040 die
Eigenschaften des Elements. Im Gegensatz zu Demokrit sind aber
diese kleinsten Teile bei Plato nicht unveränderlich und
unzerstörbar ; sie können im Gegenteil in Dreiecke zerlegt und aus
Dreiecken wiederaufgebaut werden. Daher heissen sie hier auch
nicht Atome. Die Dreiecke selbst sind nicht mehr Materie, denn sie
haben ja keine räumliche Ausdehnung. Am untersten Ende der
Reihe der materiellen Gebilde steht daher bei Plato eigentlich nicht
mehr etwas Materielles, sondern eine mathematische Form ; also,
wenn man so will, eine geistige Struktur. Die letzte Wurzel, von
der die Welt einheitlich verstanden werden kann, ist béi Plato die
mathematische Symmetrie, das Bild, die Idee ; und daher wird
diese Auffassung als Idealismus bezeichnet.
Merkwürdigerweise ist nun diese alte Frage nach Materialismus
L’homme et l’atome
45
und Idealismus in einer sehr bestimmten Form von Neuem durch
die moderne Atomphysik und insbesondere durch die
Quantentheorie aufgeworfen worden. Bis zur Entdeckung des
Planckschen Wirkungsquantums war die exakte Naturwissenschaft
der Neuzeit, Physik und Chemie materialistisch orientiert. Man
betrachtete im 19. Jahrhundert die Atome der Chemie und ihre
Bestandteile, die wir heute Elementarteilchen nennen, als das
eigentlich Wirkliche, als das reale Substrat aller Materie. Die
Existenz der Atome schien keiner Erklärung mehr fähig oder
bedürftig.
Planck aber hatte in den Strahlungserscheinungen einen Zug
von Unstetigkeit, von Diskontinuität entdeckt, der in einer
überraschenden Weise verwandt schien mit der Existenz der
Atome, der aber doch nicht aus dieser Existenz erklärt werden
konnte.
Der durch das Wirkungsquantum aufgedeckte Zug von
Unstetigkeit legte daher den Gedanken nahe, dass sowohl diese
Unstetigkeit als auch die Existenz der Atome gemeinsame
Auswirkungen eines fundamentalen Naturgesetzes, einer
mathematischen Struktur in der Natur sein k5nnten, deren
Formulierung zugleich jenes einheitliche Verständnis für die
Struktur der Materie erschliessen könnte, nach dem die
griechischen Philosophen gesucht hatten. Vielleicht war also doch
die Existenz der Atome nicht ein letzter, nicht weiter erklärbarer
Tatbestand, sondern diese Existenz konnte — ähnlich wie bei Plato
— auf die Wirkung mathematisch p.041 formulierbarer Naturgesetze,
also auf die Wirkung mathematischer Symmetrien zurückgeführt
werden.
Das Plancksche Strahlungsgesetz unterschied sich auch in einer
L’homme et l’atome
46
sehr charakteristischen Weise von den früher formulierten
Naturgesetzen. Wenn die früheren Naturgesetze, z. B. die der
Newtonschen Mechanik, sogenannte Konstanten enthielten, so
bezeichneten diese Konstanten die Eigenschaften von Dingen, z. B.
deren Masse oder die Stärke der zwischen zwei Körpern wirkenden
Kraft oder dergleichen ; das Plancksche Wirkungsquantum aber,
das als die charakteristischeKonstante in seinem Strahlungsgesetz
erscheint, bezeichnet nicht die Eigenschaft von Dingen sondern
eine Eigenschaft der Natur. Sie setzt einen Massstab in der Natur
und zeigt damit zugleich, dass die Naturerscheinungen in
Bereichen, in denen die auftretenden Wirkungen sehr gross gegen
das Plancksche Wirkungsquantum sind wie in allen Erscheinungen
des täglichen Lebens — anders ablaufen als dort, wo sie von
atomarer Grössenordnung, also eben von der Grössenordnung des
Planckschen Wirkungsquantums, sind. Während die Gesetze der
früheren Physik, z. B. der Newtonschen Mechanik, grundsätzlich in
allen Grössenbereichen in gleicher Weise gelten sollten — die
Bewegung des Mondes um die Erde sollte nach den gleichen
Gesetzen erfolgen wie das Fallen des Apfels vom Baum oder wie
die Ablenkung eines α-Teilchens, das an einem Atomkern
vorbeifliegt so zeigt das Plancksche Strahlungsgesetz zum ersten
Mal, dass es Massstäbe in der Natur gibt, dass das Geschehen in
verschiedenen Grössenbereichen keineswegs gleichartig zu sein
braucht.
Schon wenige Jahre nach der Planckschen Entdeckung ist eine
zweite derartige Massstabskonstante in ihrer Bedeutung
verstanden worden. Die spezielle Relativitätstheorie Einsteins
machte den Physikern klar, dass die Lichtgeschwindigkeit nicht,
wie man früher in der Elektrodynamik vermutet hatte, die
L’homme et l’atome
47
Eigenschaft eines speziellen Stoffes « Äther » bezeichnet, der die
Lichtfortpflanzung leistet, sondern dass es sich um eine
Eigenschaft von Raum und Zeit, also um eine ganz allgemeine
Eigenschaft der Natur handelt, die nichts mit speziellen
Gegenständen oder Dingen in der Natur zu tun hat. Auch die
Lichtgeschwindigkeit kann daher p.042 als eine Massstabskonstante
der Natur angesehen werden. Unsere anschaulichen Begriffe von
Raum und Zeit können nur bei den Phänomenen angewendet
werden, bei denen die vorkommenden Geschwindigkeiten klein
gegen die Lichtgeschwindigkeit sind. Die bekannten Paradoxien der
Relativitätstheorie beruhen umgekehrt gerade darauf, dass
Erscheinungen, bei denen Geschwindigkeiten in der Nähe der
Lichtgeschwindigkeit vorkommen, mit unseren gewöhnlichen
Raum- und Zeitbegriffen nicht richtig gedeutet werden können. Ich
erinnere etwa an das bekannte Uhrenparadoxon, also an die
Tatsache, dass für einen schnell bewegten Beobachter die Zeit
scheinbar langsamer abläuft als für den ruhenden. Nachdem die
mathematische Struktur der speziellen Relativitätstheorie
klargestellt war, ist es im 1. Jahrzehnt unseres Jahrhunderts
verhälnismässig rasch gelungen, die physikalische Bedeutung der
in dieser Mathematik dargestellten Zusammenhànge so gründlich
zu analysieren, dass die mit der Massstabskonstante
Lichtgeschwindigkeit verknüpften Züge der Natur völlig klar
verstanden werden konnten. Zwar beweisen die vielen
Diskussionen um die Relativitätstheorie, dass unsere
eingewurzelten Vorstellungen diesem Verstündnis manche
Schwierigkeiten in den Weg legen, aber die Einwände wurden doch
schnell entkräftet.
L’homme et l’atome
48
II. Sehr viel schwieriger war es aber, die physikalischen
Zusammenhänge zu verstehen, die mit der Existenz des
Planckschen Wirkungsquantums verknüpft waren. Schon in einer
Arbeit Einsteins aus dem Jahre 1918 war wahrscheinlich gemacht
worden, dass es sich bei den quantentheoretischen Gesetzen in
irgendeiner Weise um statistische Zusammenhänge handeln
musse. Der erste Versuch aber, mit der statistischen Natur der
quantentheoretischen Gesetze ernstzumachen, wurde im Jahre
1924 von Bohr, Kramers und Slater unternommen. Der
Zusammenhang zwischen den elektromagnetischen Feldern, die in
der klassischen Physik seit Maxwell als die Träger der
Lichterscheinungen angesehen wurden, und den von Planck
postulierten diskontinuierlichen, d. h. quantenhaften, Absorptions-
und Emissionsakten der Atome wurde in folgender Weise
interpretiert : Das elektromagnetische Wellenfeld, das für die
Inferenz- und Beugungserscheinungen so offensichtlich p.043
massgebend ist, soli nur die Wahrscheinlichkeit dafür bestimmen,
dass ein Atom an der betreffenden Stelle des Raumes Lichtenergie
quantenhaft absorbiert oder emittiert. Das elektromagnetische
Feld wurde also nicht mehr unmittelbar ais Kraftfeld gedacht, das
an den elektrischen Ladungen des Atoms angreift und Bewegungen
auslöst, sondern diese Einwirkung sollte sich in einer mehr
indirekten Weise vollziehen, indem das Feld nur die
Wahrscheinlichkeit dafür bestimmt, dass Emissions- oder
Absorptionsakte stattfinden. Diese Deutung hat sich zwar später
als noch nicht ganz richtig herausgestellt. Die wirklichen
Zusammenhänge waren noch etwas unanschaulicher und sind
später von Born richtig formuliert worden. Aber die Bohr-Kramers-
Slatersche Arbeit enthielt doch den entscheidenden Gedanken,
L’homme et l’atome
49
dass die Naturgesetze nicht das Eintreten eines Ereignisses,
sondern die Wahrscheinlichkeit für das Eintreten eines Ereignisses
bestimmen, und dass die Wahrscheinlichkeit mit einem Wellenfeld
in Verbindung gebracht werden muss, das einer mathematisch
formulierbaren Wellengleichung genügt.
Damit war ein entscheidender Schritt von der klassischen
Physik weg vollzogen, und im Grunde war damit auf eine
Begriffsbildung zurückgegriffen, die schon in der Philosophie des
Aristoteles eine wichtige Rolle gespielt hatte. Man kann die
Wahrscheinlichkeitswellen der Bohr-Kramers-Slaterschen Deutung
ais eine quantitative Fassung des Begriffs der δύναμις, der
Möglichkeit, oder in der späteren lateinischen Fassung der
« potentia » in der Philosophie des Aristoteles interpretieren. Der
Gedanke, dass das Geschehen selbst nicht zwangsläufig bestimmt
sei, sondern dass die Möglichkeit oder die « Tendenz » zu einem
Geschehen selbst eine Art von Wirklichkeit besitze, — eine gewisse
Zwischenschicht von Wirklichkeit, die in der Mitte steht zwischen
der massiven Wirklichkeit der Materie und der geistigen
Wirklichkeit der Idee oder des Bildes — dieser Gedanke spielt in
der Philosophie des Aristoteles eine entscheidende Rolle. In der
modernen Quantentheorie gewinnt er eine neue Gestalt, indem
man eben diesen Begriff der Möglichkeit quantitativ ais
Wahrscheinlichkeit formuliert und ihn mathematisch fassbaren
Naturgesetzen unterwirft. p.044 Die in der Sprache der Mathematik
formulierten Naturgesetze bestimmen hier nicht mehr das
Geschehen selbst, sondern die Möglichkeit zum Geschehen, die
Wahrscheinlichkeit dafür, dass etwas geschieht.
Diese Einführung der Wahrscheinlichkeit entsprach zunächst
sehr genau der Situation, die man in den Experimenten beim
L’homme et l’atome
50
Studium der atomaren Erscheinungen vorfand. Wenn der Physiker
etwa die Stärke einer radioaktiven Strahlung dadurch bestimmt,
dass er zählt, wie oft diese Strahlung in einem bestimmten
Zeitintervall das Zählrohr zur Auslösung bringt, so setzt er dabei
von selbst voraus, dass die Intensität der radioaktiven Strahlung
die Wahrscheinlichkeit für das Ansprechen des Zählrohrs regelt.
Die genauen Zeitintervalle zwischen den Impulsen interessieren
den Physiker nicht — er sagt, sie seien « statistisch » verteilt —
wichtig ist nur die mittlere Häufigkeit der Impulse. Dass diese
statistische Deutung die experimentelle Situation genau
wiedergibt, ist durch viele Untersuchungen sichergestellt worden.
Auch hat die Quantenmechanik dort, wo sie quantitative Aussagen
— etwa über die Wellenlängen von Spektrallinien oder über die
Bindungsenergien von Molekülen, erlaubt, durch die Experimente
ein präzise Bestätigung erfahren. An der Richtigkeit dieser Theorie
konnte man also nicht zweifeln. Schwieriger aber war die Frage,
wie diese statistische Deutung mit dem grossen Erfahrungsschatz
zusammenpasst, der in der sogenannten klassischen Physik
zusammengefasst war. Alle Experimente beruhen ja darauf, dass
es einen eindeutigen Zusammenhang zwischen der Beobachtung
und dem zugrunde liegenden physikalischen Geschehen gibt. Wenn
wir z. B. mit dem Beugungsgitter eine Spektrallinie einer
bestimmten Frequenz messen, so setzen wir als selbstverständlich
voraus, dass die Atome des strahlenden Stoffes dann auch Licht
eben dieser Frequenz ausgestrahlt haben müssen. Oder : Wenn
die photographische Platte eine Schwärzung zeigt, setzen wir
voraus, dass sie eben dort von Strahlen oder Materieteilchen
getroffen worden ist usw. Die Physik bentüzt also die eindeutige
Determiniertheit der Vorgänge zum Sammeln der experimentellen
L’homme et l’atome
51
Erfahrungen und gerät dadurch scheinbar in einen gewissen
Gegensatz zu der p.045 experimentellen Situation im atomaren
Bereich und zur Quantentheorie, wo eben diese eindeutige
Determiniertheit der Vorgänge in Frage gestellt scheint.
Der innere Widerspruch, der hier vorzuliegen scheint, wird in
der modernen Physik dadurch beseitigt, dass man feststellt : die
Determiniertheit der Vorgänge besteht nur insoweit, als die
Vorgänge mit den Begriffen der klassischen Physik beschrieben
werden können. Die Anwendung dieser Begriffe andererseits wird
eingeschränkt durch die sogenannten Unbestimmtheitsrelationen ;
diese enthalten quantitative Angaben über die Grenzen, die der
Anwendung klassischer Begriffe gesetzt sind. Der Physiker weiss
also, wo er die Vorgänge als determiniert ansehen darf und wo
nicht ; und er kann daher bei der Beobachtung und ihrer
physikalischen Interpretation sich einer in sich widerspruchsfreien
Methode bedienen. Allerdings entsteht dabei die Frage, warum es
hier überhaupt nötig ist, noch die Begriffe der klassischen Physik
zu verwenden ; warum man nicht die ganze physikalische
Beschreibung auf ein neues « quantentheoretisches »
Begriffssystem umstellen kann.
Hier ist zunächst hervorzuheben, wie von Weizsäcker betont
hat, dass die Begriffe der klassischen Physik bei der Interpretation
der Quantentheorie eine ähnliche Rolle spielen wie die a
priorischen Anschauungsformen der Kantschen Philosophie.
Ähnlich wie Kant die Begriffe Raum und Zeit oder Kausalität als a
priori erklärt, da sie schon die Voraussetzung aller Erfahrung
bildeten und daher nicht als das Ergebnis von Erfahrung betrachtet
werden könnten, so sind die Begriffe der klassischen Physik eine
Grundlage a priori der quantentheoretischen Erfahrungen, da wir
L’homme et l’atome
52
die Experimente im atomaren Bereich doch nur unter Benützung
dieser Begriffe der klassischen Physik durchführen können.
Freilich wird durch eine solche Auffassung auch dem Kantschen
« a priori » ein gewisser Absolutheitsanspruch genommen, den er
in Kants Philosophie hatte. Während Kant noch annehmen konnte,
dass unsere a priorischen Anschauungsformen Raum und Zeit auch
die für alle Zeiten unveränderliche Grundlage der Physik bilden
müssten, wissen wir jetzt, dass dies keineswegs der Fall ist. p.046
Zum Beispiel ist die unserer Anschauung selbstverständliche voile
Unabhängigkeit von Raum und Zeit in der Natur bei sehr genauen
Beobachtungen gar nicht vorhanden. Unsere Anschauungsformen
— obwohl sie a priori sind — passen nicht auf die nur mit den
subtilsten technischen Einrichtungen zu gewinnenden Erfahrungen
über Vorgänge, bei denen Geschwindigkeiten nahe der
Lichtgeschwindigkeit auftreten. Unsere Aussagen über Raum und
Zeit müssen also verschieden ausfallen, je nachdem wir die uns
angeborenen a priorischen Anschauungsformen meinen oder jene
in der Natur unabhängig von aller menschlichen Beobachtung
vorhandenen Ordnungsschemata, in denen das objektive
Geschehen der Welt gewissermassen aufgespannt erscheint. In
ähnlicher Weise ist die klassische Physik zwar die a priorische
Grundlage der Atomphysik und der Quantentheorie, aber sie ist
nicht überall richtig, d. h. es gibt grosse Bereiche von
Erscheinungen, die mit den Begriffen der klassischen Physik auch
nicht annähernd beschrieben werden können.
In diesen Bereichen der Atomphysik geht dann allerdings sehr
viel von der früheren anschaulichen Physik verloren. Nicht nur die
Anwendbarkeit der Begriffe und Gesetze jener Physik, sondern
eigentlich die ganze Wirklichkeitsvorstellung, die der exakten
L’homme et l’atome
53
Naturwissenschaft bis zur heutigen Atomphysik zu Grunde gelegen
hat. Mit dem Wort Wirklichkeitsvorstellung ist hier die Auffassung
gemeint, dass es objektive Vorgänge gebe, die in Raum und Zeit in
einer bestimmten Weise ablaufen, ganz unabhängig davon, ob sie
beobachtet werden oder nicht. In der Atomphysik lassen sich die
Beobachtungen nicht mehr in dieser einfachen Weise objektivieren,
d. h. auf einen objektiven, beschreibbaren Ablauf in Raum und Zeit
zurückführen. Hier bleibt ein Rest davon übrig, dass es sich in der
Naturwissenschaft nicht um die Natur selbst, sondern eben um die
Naturwissenschaft, d. h. um die vom Menschen durchdachte und
beschriebene Natur, handelt. Damit wird zwar nicht ein Element
von Subjektivität in die Naturwissenschaft eingeführt — es wird
keineswegs behauptet, dass das Geschehen in der Welt von
unserer Beobachtung abhinge — aber es wird darauf hingewiesen,
dass die Naturwissenschaft zwischen der p.047 Natur und dem
Menschen steht und dass wir auf die Verwendung der den
Menschen anschaulich gegebenen oder angeborenen Begriffe nicht
verzichten können. Dieser Zug der Quantentheorie macht es
bereits schwierig, dem Programm der materialistischen Philosophie
ganz zu folgen und die kleinsten Teilchen der Materie, die
Elementarteilchen, als das eigentlich Wirkliche zu bezeichnen.
Denn diese Elementarteilchen sind, wenn die Quantentheorie
zurecht besteht, eben nicht mehr in dem gleichen Sinne wirklich,
wie die Dinge des täglichen Lebens, die Bäume oder die Steine,
sondern sie erscheinen eher als Abstraktionen, die aus dem im
eingentlichen Sinne wirklichen Beobachtungsmaterial gewonnen
sind. Wenn es aber unmöglich wird, den Elementarteilchen diese
Existenz im eigentlichsten Sinne zuzusprechen, so wird es auch
schwierig, die Materie als das « eigentlich Wirkliche » aufzufassen.
L’homme et l’atome
54
Daher sind in den vergangenen Jahren gelegentlich aus dem Lager
des dialektischen Materialismus Bedenken gegen die heute übliche
Deutung der Quantentheorie angemeldet worden.
Eine grundsätzlich andere Deutung hat allerdings auch von
dieser Seite nicht vorgeschlagen werden können. Nur einen
Versuch der Neuinterpretation möchte ich erwähnen. Es ist
versucht worden zu sagen, dass die Zugehörigkeit eines Dings,
also z. B. eines Elektrons, zu einem Kollektiv, d. h. einer
Gesamtheit von Elektronen, ein objektiver Tatbestand sei, der
nichts mit der Frage zu tun habe, ob der Gegenstand beobachtet
worden sei oder nicht, der also vom Beobachter völlig unabhängig
sei. Eine solche Formulierung wäre aber nur dann berechtigt, wenn
das Kollektiv in der Wirklichkeit vorhanden wäre. Tatsächlich aber
hat man es in der Regel nur mit dem einen Gegenstand, etwa mit
dem einen Elektron, um das es sich gerade handelt, zu tun,
während das Kollektiv nur in unserer Vorstellung besteht, indem
wir uns den Versuch mit diesem einen Gegenstand beliebig oft
wiederholt denken. Die Zugehörigkeit zu einem nur gedachten
Kollektiv aber als objektiven Tatbestand zu bezeichnen, scheint
uns kaum möglich. Wir kommen also wohl nicht um den Schluss
herum, dass unsere frühere Wirklichkeitsvorstellung im Gebiete
der Atome nicht mehr anwendbar ist, und dass wir in sehr
schwierige Abstraktionen p.048 hereingerieten, wenn wir die Atome
als das eigentlich Wirkliche bezeichnen wollten. Im Grunde ist
durch die moderne Physik schon der Begriff des « eigentlich
Wirklichen » diskreditiert worden, und schon an dieser Stelle muss
der Ausgangspunkt der materialistischen Philosophie modifiziert
werden.
L’homme et l’atome
55
III. Inzwischen hat die Entwicklung der Atomphysik in den
letzten zwei Jahrzehnten noch weiter von den Grundvorstellungen
der im antiken Sinne materialistischen Philosophie weggeführt. Die
Experimente haben nämlich gezeigt, dass die Gebilde, die wir
zweifellos als die kleinsten. Teile der Materie bezeichnen müssen,
die sogenannten Elementarteilchen, nicht ewig und unveränderlich
sind, wie Demokrit angenommen hatte, sondern dass sie
ineinander umgewandelt werden können. Hier muss allerdings
zunächst eine Begründung dafür gegeben werden, dass wir die
Elementarteilchen wirklich als die kleinsten Teile der Materie
betrachten dürfen. Es könnte ja sonst sein, dass die
Elementarteilchen aus kleineren Gebilden zusammengesetzt sind,
die selbst dann doch ewig und unveränderlich sind. Wodurch kann
der Physiker die Möglichkeit ausschliessen, dass die
Elementarteilchen selbst wieder aus kleineren Gebilden bestehen,
die sich bisher aus irgendwelchen Gründen unserer Beobachtung
entzogen haben ?
Die Antwort, die die heutige Physik auf diese Frage gibt, möchte
ich ausführlich darlegen, da sie den unanschaulichen Charakter der
modernen Atomphysik deutlich in Erscheinung treten lässt. Wenn
man experimentell entscheiden will, ob ein Elementarteilchen
einfach oder zusammengesetzt ist, so muss man offenbar
versuchen, es mit den stärksten zur Verfügung stehenden Mitteln
zu zerschlagen. Da es natürlich keine Messer oder Werkzeuge
mehr gibt, mit denen man die Elementarteilchen angreifen könnte,
bleibt als einzige Möglichkeit, die Teilchen mit sehr grosser Energie
aufeinanderprallen zu lassen, um zu sehen, ob sie sich dabei etwa
zerlegen. Die grossen Beschleunigungsmaschinen, die heute in
verschiedenen Teilen der Welt betrieben werden oder noch im Bau
L’homme et l’atome
56
sind, dienen eben diesem Zweck. Eine der grössten Maschinen
dieser Art wird ja, wie Sie wissen, von der europàischen p.049
Organisation CERN hier in Genf gebaut. Mit solchen Maschinen
kann man also Elementarteilchen — meistens handelt es sich dabei
um Protonen — auf höchste Geschwindigkeit beschleunigen, sie
auf andere Elementarteilchen, nämlich die kleinsten Teile irgend
eines als Auffänger benutzten Stoffes, treffen lassen und dann im
einzelnen studieren, was bei solchen Zusammenst issen geschieht.
Obwohl noch viel experimentelles Material über die Einzelheiten
der Zusammenstösse gesammelt werden muss, bevor man hoffen
kann, volle Klarheit in dieses Gebiet der Physik zu bringen, so kann
man doch qualitativ schon jetzt recht gut sagen, wie solche
Stossprozesse ablaufen. Es hat sich herausgestellt : eine
Zerlegung der Elementarteilchen kann zweifellos stattfinden ;
manchmal entstehen sogar sehr viele Teile bei einem solchen
Zusammenstoss, aber — und das ist das Überraschende und
zunächst Paradoxe — die Teile, die beim Zusammenstoss
entstehen, sind nicht kleiner als die Elementarteilchen, die
zerschlagen wurden. Sie sind selbst wieder Elementarteilchen. Das
Paradoxon klärt sich dadurch auf, dass ja nach der
Relativitätstheorie Energie in Masse verwandelt werden kann. Die
Elementarteilchen, denen man mit Hilfe der
Beschleunigungsmaschinen eine grosse kinetische Energie
gegeben hat, können eben mit Hilfe dieser Energie, die sich in
Masse verwandeln kann, neue Elementarteilchen hervorbringen.
Daher sind die Elementarteilchen wirklich die letzten Einheiten der
Materie, eben jene Einheiten, in die die Materie bei Anwendung
äusserster Kräfte zerfällt.
Man kann diesen Sachverhalt auch so ausdrücken : Alle
L’homme et l’atome
57
Elementarteilchen sind aus dem gleichen Stoff gemacht, nämlich
aus Energie. Sie sind die verschiedenen Formen, in die sich die
Energie begeben muss, um zur Materie zu werden. Hier tritt wieder
das Begriffspaar « Inhalt und Form » oder « Stoff und Form » aus
der Philosophie des Aristoteles in Erscheinung. Die Energie ist nicht
nur die Kraft, die das All in dauernder Bewegung erhält, sie ist —
ähnlich wie das Feuer in der Philosophie des Heraklit — auch der
Grundstoff, aus dem die Welt besteht. Die Materie entsteht
dadurch, dass der Stoff Energie sich in die Form des
Elementarteilchens begibt. Nach unserer heutigen Kenntnis gibt es
verschiedene solche p.050 Formen, wir kennen jetzt etwa 25
verschiedene Sorten von Elementarteilchen, und wir haben gute
Gründe für die Annahme, dass alle diese Formen Ausprägungen
gewisser grundlegender mathematischer Strukturen sind, also
Folgen eines in mathematischer Sprache ausdrückbaren
Grundgesetzes, aus dem die Elementarteilchen in ähnlicher Weise
ais Lösung folgen, wie etwa die verschiedenen Energiezustände
des Wasserstoffatoms als Lösung der Schrödingerschen
Differentialgleichung gewonnen werden. Die Elementarteilchen
sind also die Grundformen, in die der Stoff Energie sich begeben
muss, um Materie zu werden, und diese Grundformen müssen in
irgendeiner Weise durch ein Naturgesetz, durch ein in
mathematischer Sprache ausdrückbares Grundgesetz bestimmt
sein.
Dieses Grundgesetz, nach dem die heutige Physik sucht, muss
zwei Bedingungen erfüllen, die beide unmittelbar aus der
experimentellen Erfahrung folgen. Bei den Untersuchungen über
die Elementarteilchen, zum Beispiel bei denen, die mit Hilfe der
grossen Beschleunigungsmaschinen angestellt werden, haben sich
L’homme et l’atome
58
sogenannte Auswahlregeln ergeben für die Übergänge, die bei
Stossprozessen oder bei radioaktivem Zerfall von Teilchen
vorkommen. Diese Auswahlregeln, die man dann mathematisch
mittels geeignet gewählter Quantenzahlen formulieren kann, sind
der unmittelbare Ausdruck von Symmetrieeigenschaften, die der
Grundgleichung der Materie oder ihren Lösungen anhaften. Das
Grundgesetz muss also diese beobachteten Symmetrien in irgend
einer Form enthalten, es muss sie, wie man sagt, mathematisch
darstellen. Zweitens muss die Grundgleichung der Materie, wenn
wir einmal annehmen dürfen, dass es eine solche einfache
Formulierung gibt, neben den Konstanten Lichtgeschwindigkeit und
Plancksches Wirkungsquantum, über die schon gesprochen wurde,
noch mindestens eine weitere Massstabskonstante ähnlicher Art
enthalten ; denn die Massen der Elementarteilchen können aus der
Grundgleichung rein aus Dimensionsgründen nur dann folgen,
wenn man neben den bekannten Massstabskonstanten, die ich
schon besprochen habe, noch mindestens eine weitere einführt.
Beobachtungen an den Atomkernen und den Elementarteilchen
p.051 legen es nahe, diese dritte Massstabskonstante als eine
universelle Länge darzustellen, deren Grössenordnung dann etwa
bei 10-13 cm liegen sollte.
In dem grundlegenden Naturgesetz, das die Formen der
Materie, die Elementarteilchen also, bestimmt, müssen demnach
drei Grundkonstanten vorkommen, wobei der Zahlwert der drei
Massstabskonstanten eigentlich keine physikalische Aussage mehr
enthält. Vielmehr bedeutet der Zahlwert nur noch eine Aussage
eben über die Massstäbe, mit denen wir das Geschehen in der
Natur messen wollen. Den eigentlichen begrifflichen Kern des
Grundgesetzes aber müssen die mathematischen
L’homme et l’atome
59
Symmetrieeigenschaften bilden, die durch dieses Gesetz
dargestellt werden. Auch die wichtigsten Symmetrieeigenschaften
der noch zu suchenden Grundgleichung sind aus der Erfahrung
schon jetzt bekannt. Ich möchte sie kurz aufzählen : Zunächst
muss in dem Grundgesetz sicher die sogenannte Lorentz-Gruppe
enthalten sein, die als eine Darstellung der von der speziellen
Relativitätstheorie geforderten Eigenschaften von Raum und Zeit
gelten kann. Ferner muss die Grundgleichung zumindest
näherungsweise invariant sein gegen eine Gruppe von
Transformationen, die man mathematisch als die Gruppe der
unitären Transformationen zweier komplexer Variablen bezeichnen
kann. Der physikalische Grund für diese
Transformationseigenschaft ist eine schon seit über zwanzig Jahren
aus den Beobachtungen erschlossene Quantenzahl, die Neutronen
und Protonen voneinander unterscheidet, und die allgemein jetzt
als Isospin bezeichnet wird. Dass diese Quantenzahl mit der
genannten mathematischen Transformationseigenschaft dargestellt
werden kann, hat sich in den letzten Jahren aus Untersuchungen
von Pauli und Gürsey ergeben. Daneben gibt es noch einige
weitere Gruppeneigenschaften, Spiegelungssymmetrien im Raum
und in der Zeit, auf die hier aber nicht weiter eingegangen werden
soll.
Bisher ist für die Grundgleichung der Materie ein Vorschlag
gemacht worden, der die eben genannten Bedingungen befriedigt
und ausserdem sehr einfach ist. Die einfachste und mit der
höchsten Symmetrie begabte nichtlineare Wellengleichung für
einen als p.052 Spinor aufgefassten Feldoperator erfüllt nämlich
gerade die erwähnten Bedingungen. Ob sie aber schon die richtige
Formulierung des Naturgesetzes gibt, kann sich erst auf Grund der
L’homme et l’atome
60
recht schwierigen mathematischen Analyse in den nächsten Jahren
herausstellen. Ich möchte hier hervorheben, dass es auch viele
Physiker gibt, die nicht so optimistisch hinsichtlich der Einfachheit
der mathematischen Form der Grundgesetze sind. In Anbetracht
des recht komplizierten Systems der beobachteten
Elementarteilchen nehmen sie vielmehr an, dass es eine Anzahl
verschiedener, grundlegender Feldoperatoren geben müsse — es
wird teils von mindestens vier, teils von mindestens sechs solchen
Feldgrössen gesprochen — zwischen denen dann ein entsprechend
komplizierteres System mathematischer Beziehungen bestehen
müsse. Die Frage, wie einfach oder kompliziert dieses Grundgesetz
formuliert werden kann, ist also noch nicht entschieden, und man
kann hoffen, dass das Beobachtungsmaterial, das in den
kommenden Jahren mit Hilfe der grossen Beschleunigungsanlagen
gesammelt werden wird, bald eine sichere Grundlage für die
Beantwortung dieser Fragen schaffen wird.
Unabhängig davon, wie diese Entscheidung schliesslich
ausfallen mag, kann man aber wohl schon jetzt sagen, dass die
endgültige Antwort hier der philosophischen Auffassung, wie sie
etwa im Dialog Timaios von Plato dargestellt ist, näher stehen wird
als der Auffassung der antiken Materialisten. Diese Feststellung
darf nicht als eine allzu bequeme Ablehnung der Gedanken des
modernen Materialismus des 19. Jahrhunderts missverstanden
werden, der ja dadurch, dass er die ganze Naturwissenschaft des
17. und 18. Jahrhunderts mitverarbeiten konnte, viele wichtige
Erkenntnisse enthielt, die in der antiken Naturphilosophie fehlten.
Trotzdem bleibt es aber wohl richtig, dass die Elementarteilchen
der heutigen Physik den platonischen Körpern viel näher verwandt
sind, als den Atomen des Demokrit.
L’homme et l’atome
61
Die Elementarteilchen der modernen Physik sind, ähnlich wie
jene regulären Körper der platonischen Philosophie, durch
mathematische Symmetrieforderungen bestimmt, sie sind nicht
ewig und unveränderlich, und sie sind daher kaum das, was man
im p.053 eigentlichen Sinn als wirklich bezeichnen könnte. Vielmehr
sind sie einfache Darstellungen jener mathematischen
Grundstrukturen, zu denen man kommt, wenn man die Materie
immer weiter zu teilen versucht, und die eben den Inhalt der
grundlegenden Naturgesetze bilden. Für die moderne
Naturwissenschaft steht also am Anfang nicht das materielle Ding,
sondern die Form, die mathematische Symmetrie. Und da die
mathematische Struktur letzten Endes ein geistiger Inhalt ist,
künnte man auch mit den Worten von Goethes Faust sagen : « Am
Angang war der Sinn. « Diesen Sinn, soweit er eben die
Grundstruktur der Materie betrifft, in allen Einzelheiten und in
voiler Klarheit zu erkennen, ist die Aufgabe der heutigen
Atomphysik und ihrer leider of recht komplizierten Apparaturen. Es
scheint mir faszinierend sich vorzustellen, dass heute in den
verschiedensten Teilen der Erde und mit den stärksten der
heutigen Technik zu Gebote stehenden Mitteln gemeinsam um die
Lösung von Problemen gerungen wird, die schon vor 2½
Jahrtausenden von den griechischen Philosophen gestellt wurden,
und dass wir die Antwort vielleicht in einigen Jahren oder
spätestens in ein oder zwei Jahrzehnten wissen werden.
@
L’homme et l’atome
62
WERNER HEISENBERG
LA DÉCOUVERTE DE PLANCK ET LES PROBLÈMESPHILOSOPHIQUES DE LA PHYSIQUE CLASSIQUE 1
@
p.054 A considérer l’immense labeur qui entoure les recherches et
les études d’applications atomistiques, on pourrait être tenté
d’oublier que les solutions données à des problèmes modernes
répondent à des interrogations déjà posées dans l’Antiquité. Et la
conférence de ce soir a précisément pour objet ces larges
confrontations historiques, qui peuvent paraître plus proches des
préoccupations de l’historien, mais dont les physiciens, à leur tour,
peuvent retirer certains principes structurels et quelques intuitions
valables pour leur domaine de recherche.
La physique moderne, et en particulier la théorie des quanta —
donc la découverte de Max Planck — ont soulevé une série de
problèmes très généraux d’ordre strictement physique, mais qui,
par surcroît, obligèrent les physiciens à sortir du cadre étroit de
leur discipline et à reprendre à leur compte certaines grandes
questions philosophiques.
L’une concerne la structure de la matière, ou plus exactement
la réduction des phénomènes multiples du monde matériel à des
principes simples, susceptibles de rendre intelligible cette
multiplicité. Une autre porte sur un problème épistémologique —
classique depuis Kant — : à savoir la possibilité d’objectiver les
phénomènes naturels, les objets de la connaissance sensible en
1 Résumé de la conférence du 4 septembre 1958.
L’homme et l’atome
63
général, et de conclure à des processus indépendants de
l’observateur. Dans la théorie des quanta, cette question s’est
trouvée posée d’une manière toute nouvelle ; elle put être reprise
sur des bases rénovées par les sciences de la nature.
I. p.055 Considérons d’abord les problèmes issus de la recherche
d’un principe d’intelligibilité radicale des phénomènes de la nature,
donc, en termes déjà utilisés par les philosophes grecs, des plus
petites particules de la matière. Les spéculations des Grecs avaient
abouti à deux résultats opposés : une conception idéaliste et une
conception matérialiste, qui marquèrent d’une manière décisive
toute l’évolution de la pensée philosophique.
Pour Leucippe et Démocrite, les plus petites particules de la
matière sont l’existant au sens strict. Indivisibles et invariables,
elles sont intelligibles en soi. Doués d’aucune qualité autre que
géométrique, et séparés entre eux par le vide, les atomes
constituent par leurs assemblages les divers phénomènes de la
nature et leurs propriétés. Cette théorie, parce qu’elle considère
les atomes comme les véritables noyaux de la matière, et comme
la seule réalité existante intelligible et définitive, peut être
nommée matérialiste.
Chez Platon, par contre, les plus petites particules de la matière
ne sont que des formes géométriques de type variable, différentes
dans chaque type de matière : des cubes pour la terre ; des
icosaèdres pour l’eau ; des tétraèdres pour le feu ; des octaèdres
pour l’air. Contrairement à l’atomisme de Démocrite, Platon
affirme que les particules ne sont ni invariables, ni indivisibles.
Aussi ne les appelle-t-il pas des atomes. Elles peuvent se
décomposer en triangles et se recomposer à partir de ceux-ci. Ces
L’homme et l’atome
64
triangles eux-mêmes ne sont que des formes mathématiques, des
structures immatérielles. C’est donc une idée mathématique qui
fonde l’intelligibilité unitaire du monde ; cette théorie sera appelée
idéaliste.
Il est remarquable de voir le problème de l’idéalisme renouvelé
par la physique moderne et plus particulièrement par la physique
des quanta alors que les sciences de la nature ressortissaient
jusqu’ici à une vision plutôt matérialiste des choses. Ce
renversement est dû en grande partie à Max Planck.
Il avait, en effet, observé dans les phénomènes de radiation un
élément de discontinuité qui lui semblait lié à l’existence des
atomes, mais que ceux-ci ne suffisaient pas à expliquer. D’où
l’idée de Planck que l’une et l’autre, cette discontinuité et
l’existence des atomes, pourraient être les manifestations d’une
seule et même loi de la nature : celle, précisément, que les Grecs
avaient cherché à définir.
La loi du rayonnement de Planck se différencie nettement des
lois de la nature formulées antérieurement. Dans la mécanique
newtonienne, p.056 par exemple, les constantes désignaient des
propriétés des choses ; le quantum d’action de Planck, par contre,
— une constante caractéristique de la loi du rayonnement — n’est
pas une propriété des choses, mais une propriété de la nature.
Alors que les lois de la physique classique valaient pour tous les
phénomènes, de quelque ordre de grandeur qu’ils soient, la loi du
rayonnement de Planck révélait pour la première fois qu’à des
échelles de grandeur différentes, les univers n’étaient pas tous
régis par les mêmes lois.
D’une manière analogue, Einstein, quelques années après
L’homme et l’atome
65
Planck, pouvait montrer par la relativité restreinte que la vitesse
de la lumière n’est pas la propriété d’une matière particulière, mais
une propriété de l’espace et du temps, donc une constante de
mesure de la nature elle-même. La mise en évidence de la
structure mathématique de la théorie de la relativité restreinte
permit ensuite d’appliquer à la physique les rapports
mathématiques ainsi analysés, de manière à rendre parfaitement
claire la fonction de la vitesse de la lumière comme constante de
mesure, ainsi que les structures de la nature qui s’y rattachent.
II. Il fut beaucoup plus difficile de relier les phénomènes
physiques au quantum d’action de Planck. Einstein, en 1918,
pensait pouvoir établir que les lois quantiques représentaient des
relations statiques. Cette hypothèse fut reprise en 1924 par Bohr,
Kramers et Slater, qui interprétèrent les relations entre les champs
magnétiques et le caractère discontinu de l’absorption et de
l’émission de l’atome de la manière suivante : le champ
électromagnétique ondulatoire ne peut définir que la probabilité
qu’un atome absorbe ou émet de l’énergie lumineuse à tel endroit
précis sur un mode quantique. Le champ électromagnétique
n’apparaissait donc plus comme un champ de force, mais comme
un indice de probabilité.
Quoique inexacte — et redressée plus tard par Born —, cette
hypothèse repose sur une intuition juste et très importante : les
lois de la nature ne définissent pas l’actualité d’un événement,
mais la probabilité qu’un événement a eu lieu, cette probabilité
devant être rattachée à un champ ondulatoire, susceptible d’être
formulé mathématiquement par une équation d’onde.
Ainsi se trouvait réactualisée par la physique la notion
L’homme et l’atome
66
aristotélicienne de δύναμις (virtualité) ou scolastique de potentia.
La mise en place d’une forme intermédiaire entre l’actualité du fait
matériel et la fixité métaphysique de l’Idée, conçue comme une
tendance à l’être, est capitale dans la philosophie d’Aristote. Dans
la physique quantique, cette p.057 virtualité est formulée
quantitativement en termes de probabilité, soumis à des lois
naturelles mathématisables qui indiquent la possibilité d’un fait
physique.
Il se trouve que la notion de probabilité correspondait très bien
aux types d’expériences entreprises en physique nucléaire : par
exemple, la détermination de l’intensité d’un rayonnement radioactif,
où l’on procède par données statistiques qui indiquent la fréquence
moyenne d’un phénomène. Il fallut néanmoins se demander
comment de semblables données « statistiques » pouvaient entrer
dans le cadre de la physique classique fondée sur la coïncidence de
l’observation et du phénomène observé. Comment le déterminisme
de la physique classique pouvait-il s’accorder avec l’indétermination
introduite en physique par l’expérimentation atomique et la théorie
des quanta ? Cette difficulté fut levée lorsqu’on interpréta le caractère
déterminé des processus physiques comme lié à la physique
classique, elle-même voyant son champ limité par la relation
d’indétermination. Ainsi le physicien savait à l’intérieur de quelles
limites il pouvait considérer un phénomène comme déterminé.
Cette distinction appela toutefois la question de savoir pourquoi
on n’interpréterait pas toute la réalité physique selon un système
quantique. On peut dire, d’une part, à la suite de Weizsäcker, que
les concepts de la physique classique jouent un rôle analogue à
celui des formes a priori de Kant : temps, espace, causalité... et
que l’expérimentation en matière nucléaire n’est possible qu’au
L’homme et l’atome
67
travers des catégories de la physique classique. Mais d’autre part,
il s’agit là d’une sorte de désabsolutisation de l’a priori kantien, car
notre conception de l’espace et du temps est très différente selon
que nous fondons une observation sur les formes a priori de notre
sensibilité, ou qu’il s’agit de rendre compte de phénomènes
appartenant à un monde inaccessible à notre perception (par
exemple les phénomènes dont la vitesse est de l’ordre de c 1). Il
est vrai que la physique classique apparaît comme le fondement a
priori de la physique nucléaire et de la théorie des quanta, mais
ses lois ne se vérifient pas partout. Il est de nombreux domaines
où elles sont invalidées.
En physique atomique, la complète objectivation des
phénomènes n’est plus possible. Les phénomènes qui s’y déroulent
ne sont pas réductibles à des processus inscrits dans un temps et
dans un espace objectifs ; la science de la nature n’est plus la
science d’une nature autonome, p.058 mais une modalité de nos
rapports avec la nature. Ceci signifie que la science se situe entre
l’homme et la nature : ni connaissance d’une nature parfaitement
objective, ni observation subjective.
Le caractère conceptuel de la théorie des quanta interdit de
considérer, à la manière des matérialistes, les particules
élémentaires comme la réalité. Ce sont bien plus des abstractions,
mises en évidence au moyen d’un matériel d’observation qui, lui,
est réel. Et de ce fait, la matière perd à son tour son statut de
réalité première. La physique moderne a fait éclater la notion du
« réel absolu », ce qui entraîne une révision radicale de la
philosophie matérialiste.
1 Vitesse de la lumière.
L’homme et l’atome
68
III. Le développement de la physique nucléaire durant les vingt
dernières années nous a encore éloignés d’une conception
matérialiste (au sens des philosophes antiques), en prouvant que
les particules élémentaires ne sont ni immuables, ni éternelles,
mais transformables. Cette affirmation, il est vrai, présuppose la
preuve faite du caractère divisible ou indivisible de ces particules,
sans quoi elles ne pourraient pas être dites « élémentaires ». Or,
la seule technique dont dispose le physicien pour prouver si une
particule atomique est divisible ou non, est de la soumettre au
bombardement d’une autre particule douée d’une grande
puissance énergétique — le plus souvent un proton — et d’analyser
le résultat de la collision produite. Les résultats recueillis jusqu’ici
sont les suivants : la division d’une particule « élémentaire » en
d’autres particules est parfaitement possible, mais les fractions de
la particule ne sont jamais plus petites que la particule fractionnée.
Ce résultat surprenant s’explique par la transmutation de l’énergie
en matière : l’énergie cinétique d’une particule à laquelle on
imprime une très grande accélération produit la masse des
particules qu’elle émet. On peut donc dire que toutes les particules
sont constituées par de l’énergie et représentent, dans leur
diversité, les différentes formes que doit emprunter l’énergie pour
devenir de la matière.
On retrouve donc ici le couple forme-matière, classique dans la
philosophie aristotélicienne qui, traduite en termes de physique,
signifie : l’énergie n’est pas que la puissance, cause de tout
mouvement ; elle est également la matière première du monde,
informée dans les particules élémentaires.
Nous connaissons actuellement environ vingt-cinq formes de
particules, et pouvons supposer que chacune de celles-ci doit être
L’homme et l’atome
69
l’expression d’une loi fondamentale mathématiquement
formulable. Mais cette loi fondamentale, dont les physiciens
cherchent encore le principe, doit p.059 remplir deux conditions
résultant immédiatement d’un constat expérimental :
1° Les grands accélérateurs ont permis de déceler des règles de
sélection qui président, par exemple, aux processus de
transmutation radioactive. Ces règles de sélection,
mathématiquement formulables au moyen de nombres quantiques
appropriés, sont l’expression immédiate des symétries propres à
l’équation de la matière ou à ses solutions. La loi fondamentale
doit donc « exposer » ces symétries sous une forme mathématique
quelconque.
2° L’équation fondamentale de la matière — en admettant
qu’elle existe — doit contenir, outre les constantes : vitesse de la
lumière et quantum d’action de Planck, une constante de mesure
de nature semblable et d’une grandeur de l’ordre de 10-13 cm. Il
est vrai que les valeurs numériques de ces constantes n’ont plus
une signification physique ; elles n’indiquent que des échelles de
mesure utilisées dans l’observation des phénomènes naturels. De
ceci résulte que le principe intelligible de la loi fondamentale doit
résider dans les symétries mathématiques qui procèdent de cette
loi. Nous en connaissons un certain nombre : le groupe de Lorentz,
qui est une description des propriétés du temps et de l’espace
requise par la théorie de la relativité restreinte ; un invariant du
groupe des transformations unitaires de deux variables complexes
(dont le fondement physique est un nombre quantique appelé
isospin ou spin isotopique) ; les symétries de reflet du temps et de
l’espace, etc.
On a pu établir une équation fondamentale de la matière qui
L’homme et l’atome
70
réponde à toutes ces exigences. C’est l’équation d’onde non-
linéaire la plus simple et la plus symétrique appliquées à un
opérateur de champ considéré comme un spineur. Mais quant à
savoir si cette équation est réellement la formule de la loi
fondamentale de la nature, seules de longues analyses
permettront de l’affirmer. Certains physiciens supposent qu’il n’y a
pas une forme mathématique aussi simple, mais plusieurs
opérateurs de champ qui s’interpénètrent selon un système
complexe de relations mathématiques. Mais quelle que soit cette
forme, une ou multiple, on peut en dire qu’elle relève plutôt d’une
conception platonicienne (cf. le Timée) que de la doctrine des
matérialistes antiques. Sans induire de ce trait idéaliste un anti-
matérialisme étroit — n’oublions pas ce que la science doit au
matérialisme du XIXe siècle —, on peut néanmoins établir que les
particules élémentaires décrites par la physique moderne
ressemblent plus à ceux qu’imagina Platon qu’aux atomes de
Démocrite. Elles sont déterminées par des exigences de symétrie
mathématique ; p.060 elles ne sont ni éternelles ni invariables ; c’est
à peine si on peut leur attribuer une réalité. Elles sont bien plus
l’expression des structures mathématiques radicales auxquelles on
aboutit en divisant la matière en ses plus petites parties, et
forment le contenu des lois fondamentales de la nature.
Pour les sciences modernes de la nature, il n’y a pas d’abord la
matière, mais la forme, une symétrie mathématique. Tout a donc
son origine dans un concept. Et la physique atomique a
précisément pour tâche de découvrir le sens de ce concept dans la
mesure où il recouvre la structure fondamentale de la matière.
N’est-il pas exaltant de penser qu’aujourd’hui, avec les moyens
techniques les plus évolués dont dispose la science, on cherche à
L’homme et l’atome
71
répondre à des questions posées il y a plus de deux mille ans par
les philosophes grecs, et que la solution de leurs problèmes sera
peut-être donnée dans quelques années, au plus dans un siècle ou
deux ?
Adaptation française de Ph. Secrétan.
@
L’homme et l’atome
72
MARIE OSSOWSKA
PHYSIQUE MODERNE ET ATTITUDES MORALES 1
@
p.061 Les découvertes de la science moderne en général et celles
de la physique nouvelle en particulier, ont contribué à réaliser des
changements techniques qui méritent le nom de révolution
industrielle. Comme chaque révolution industrielle, cette révolution
comporte elle aussi des menaces et des promesses. Les
découvertes du XVIIIe siècle, qui contribuèrent à transformer
complètement la production textile, causèrent de l’anxiété aux
ouvriers, leur faisant craindre le chômage. Au XIXe siècle, Ruskin
s’opposait au développement de l’industrie de crainte que
l’industrialisation ne plongeât le monde dans la laideur. Cette
opposition avait profondément impressionné Gandhi et l’avait
poussé à encourager les Hindous à tisser leurs vêtements chez
eux. Dans les années qui ont précédé la dernière guerre, Irving
Babbitt protestait aux Etats-Unis contre le machinisme croissant
qui, selon son opinion, menaçait le développement de la
personnalité humaine. Il y a quelques dizaines d’années, les
pessimistes prévoyaient que le développement du cinéma
entraînerait le déclin du théâtre — appréhension que, fort
heureusement, les faits n’ont pas confirmée. Au cours des
Rencontres Internationales de Genève de 1955, on a discuté des
dangers que présentaient pour notre culture la radio, la télévision
et l’usage du magnétophone.
1 Conférence du 5 septembre 1958.
L’homme et l’atome
73
p.062 A l’heure actuelle, les promesses de la science sont une fois
encore accompagnées de menaces, mais leurs dimensions sont
différentes. D’un côté la vision magnifique d’un monde riche en
nouvelles sources d’énergie, le niveau d’existence de l’homme plus
élevé, son labeur réduit, son instruction plus étendue, ses loisirs
plus fréquents et plus variés, et de l’autre, le danger d’une
dégénérescence biologique, d’une destruction partielle et peut-être
totale du genre humain et de la terre elle-même.
La situation nous autorise aussi bien à faire de beaux rêves qu’à
prévoir des catastrophes. Arrêtons-nous sur ces dernières. On sait
que chaque génération juge sa situation exceptionnelle. Pour se
rendre compte combien cette opinion est justifiée, consultons le
passé et examinons les enseignements qui en découlent.
L’idée d’une catastrophe englobant le monde entier n’a pas été
rare dans le passé de l’Europe. Tantôt elle était liée à un passé
très lointain, tantôt elle avait trait à l’avenir. Le plus souvent on
croyait qu’une catastrophe serait causée par le feu ou par l’eau.
Selon les stoïciens, le monde devait être consumé par le feu. Cette
conflagration (εκπύρωσις) devait se produire régulièrement,
annonçant un renouveau. Cicéron avait ensuite adopté cette
opinion, dérivée d’ailleurs d’Héraclite. Mais le déluge représentait
le type de catastrophe le plus fréquent, cette même idée se
répétant avec une régularité frappante dans diverses parties du
globe. C’était toujours une pluie torrentielle qui inondait la terre.
Et c’était toujours un couple élu qui évitait le sort de ses
semblables et repeuplait la terre. Ainsi Zeus avait inondé le monde
et n’avait permis qu’à Deucalion et à Pyrrha de se sauver en
débarquant au sommet du Parnasse. D’habitude le feu et l’eau
jouaient dans ces mythes un double rôle : celui d’élément de
L’homme et l’atome
74
représailles et celui d’élément de purification. Puni de ses méfaits,
le monde émergeait purifié par cette destruction.
Mais ce qui nous intéresse ici, ce ne sont pas les catastrophes
d’un passé mythique, mais celles qu’on attendait dans l’avenir.
Arrêtons-nous un instant sur l’an 1000 qui a suscité tant de
querelles. C’est à Michelet, auquel on a souvent reproché une
vision exagérée du moyen âge, que nous devons la description la
p.063 plus pathétique de la terreur qui régnait pendant les années
précédant cette date.
« Cette fin d’un monde si triste, était tout ensemble l’espoir et
l’effroi du moyen âge », écrit Michelet dans le second volume de
son Histoire de France. « Voyez ces vieilles statues dans les
cathédrales du dixième et du onzième siècles, maigres, muettes et
grimaçantes dans leur laideur contractée, l’air souffrant comme la
vie, et laides comme la mort. Voyez comme elles implorent les
mains jointes, ce moment souhaité et terrible, cette seconde mort
de la résurrection, qui doit les faire sortir de leurs ineffables
tristesses, et les faire passer du néant à l’être, du tombeau en
Dieu. » Selon cet auteur, toute l’Europe occidentale attendait alors
la fin du monde. «...Le captif attendait dans le noir donjon... le
serf attendait sur son sillon... le moine attendait dans les
abstinences du cloître... »
Depuis que Michelet a tracé ces lignes, il a servi de cible à
diverses critiques. On lui reprochait de n’avoir pas suffisamment
de faits à l’appui de ses affirmations. Il est vrai que le chroniqueur
de l’époque, Raoul Glaber, moine de Cluny, auquel se référait
Michelet, avait écrit : « On croyait que l’ordre des saisons et les
lois des éléments qui jusqu’alors avaient gouverné le monde,
L’homme et l’atome
75
étaient retombés dans le chaos éternel et l’on craignait la fin du
genre humain » 1 ; cependant ces mots se rapportaient non à l’an
1000, mais à la grande famine de 1033. Quand on eut mangé les
bêtes et les oiseaux, les racines des arbres, l’argile mêlée au son,
nous raconte le même chroniqueur en parlant de l’an 1033, on s’en
prit aux cadavres. Le voyageur était assailli sur les chemins par
des cannibales, « mais tout était vain, car il n’est d’autre refuge
contre la vengeance de Dieu que Dieu même ». La terreur semée
par la famine fut renforcée par un phénomène inattendu. «... Le
29 juin 1033, le soleil s’éclipsa et devint couleur de safran... Les
hommes — écrit Glaber — en se regardant les uns les autres se
voyaient pâles comme des morts ; tous les objets en plein air
prirent une teinte livide. La p.064 stupeur remplit alors tous les
cœurs : on s’attendait à quelque catastrophe générale de
l’humanité 2. »
Comme argument contre une vision exagérée de la panique
régnant, soi-disant, avant l’an 1000, on nous fait remarquer non
seulement que ces mots se rattachent à des événements
ultérieurs, mais aussi que les nombreuses bulles pontificales
décrétées de 970 à l’an 1000 ne mentionnent pas la prochaine fin
du monde. Toutefois cet argument n’est pas jugé décisif. Les
autorités pontificales ne pouvaient en effet risquer de déchaîner
des sentiments qui auraient pu être difficiles à maîtriser. Déjà en
936, des moines s’étaient révoltés et, après avoir tué leur prieur,
avaient pris des épouses. En outre, l’Eglise ne pouvait se hasarder
de fixer une date à la fin du monde, une date que les faits
1 E. GEBHART, « L’état d’âme d’un moine de l’an 1000. — Le chroniqueur RaoulGlaber », Revue des Deux Mondes, octobre 1891.2 E. GEBHART, Op. cit.
L’homme et l’atome
76
pouvaient démentir. Aussi gardait-elle le silence à ce sujet,
s’abstenant aussi bien de confirmer que de nier la catastrophe
prévue.
Si les critiques de Michelet paraissent avoir raison en lui
reprochant d’exagérer l’importance de l’an 1000, il n’en est pas
moins vrai que la vision de la fin du monde était familière aux gens
du moyen âge. Chaque famine, la peste, une éclipse, l’éruption
d’un volcan, étaient interprétées comme des signes funestes. Pour
les chrétiens, la vie était un combat continu opposant Dieu à
Satan. Plus d’une fois le chroniqueur Glaber avait vu ce dernier de
ses propres yeux. Parfois, en se réveillant, il le voyait assis au
chevet de son lit. Personne ne doutait de la victoire de Dieu, mais
les dernières convulsions de Satan promettaient d’être terribles.
« La pensée de l’Apocalypse escorte le moyen âge tout entier »,
soutient dernièrement Focillon dans son livre sur l’An Mil, « non
dans les replis de l’hérésie, dans le secret de petites sectes
cachées, mais au grand jour et pour l’enseignement de tous. »
« Chaque fois que l’humanité est secouée dans ses profondeurs
par un cataclysme politique, militaire ou moral d’une ampleur
inusitée — écrit plus loin le même auteur — elle pense à la fin des
Temps, elle évoque l’Apocalypse 1. »
p.065 Si l’on peut se référer au chroniqueur Glaber pour diminuer
l’importance de la fameuse date de l’an 1000, il faut dire que ses
chroniques confirment les mots de Focillon que nous venons de
citer. Le moyen âge vivait dans l’attente d’une catastrophe. Aurait-
on pu représenter le Jugement Dernier avec un réalisme si
poignant, si son idée n’avait pas été familière à l’esprit humain ?
1 H. F0CILLON, L’An Mil, Paris, A. Colin, 1952.
L’homme et l’atome
77
Dans les temps modernes, la vision de l’avenir est visiblement
modifiée. Aux yeux de la bourgeoisie triomphante du XVIIIe siècle,
l’avenir est représenté par une ligne toujours ascendante qui se
perd dans l’inconnu toujours meilleur. Les pestes et les famines
sont de plus en plus rares. Franklin enlève à la foudre son
caractère terrifiant en lui donnant une explication scientifique. Les
physiciens de l’époque font de même par rapport à divers
phénomènes jugés auparavant surnaturels. Le développement des
moyens de destruction n’est pas en visible désaccord avec le
développement des facultés humaines. Les écrivains anglais du
XVIIIe siècle vantent leur époque. L’infirmité d’Alexandre Pope ne
l’empêche pas de répéter dans son poème Essay on Man que tout
va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Whatever is, is
right. Selon son avis, l’univers est harmonieux, et même le vice
contribue au triomphe de la vertu. L’intérêt personnel et l’intérêt
social s’identifient — thèse qu’Adam Smith reprendra ensuite.
Dans ce concours de l’optimisme, la voix amère de Swift est isolée.
La majorité des écrivains français de la même époque entrevoit un
avenir meilleur. Bien que la Révolution française ait été précédée
de la panique décrite par Georges Lefebvre dans son livre La
grande peur de 1789, ce n’est plus la peur de la fin du monde,
causée par une intervention divine qui se manifeste alors, mais
c’est la peur des brigands ou des aristocrates qu’on soupçonne de
vouloir détruire les récoltes.
Au XIXe siècle, et jusqu’à la dernière guerre du XXe siècle, il y
avait, certes, des voix qui prédisaient tantôt la fin de la race
blanche au profit de la race jaune, tantôt la fin d’une civilisation.
C’est ainsi qu’Oswald Spengler prédisait la fin du monde
occidental, traitant selon un modèle biologique les civilisations
L’homme et l’atome
78
comme des êtres vivants qui croissent, fleurissent et meurent.
Mais ce n’était p.066 que le déclin d’une culture et non la fin du
monde. Quand parut Der Untergang des Abendlandes, les
contemporains de Spengler s’adonnaient à diverses occupations
qui impliquaient la croyance en une continuité de développement.
Ils économisaient en pensant à leurs enfants et à leurs petits-
enfants, ils plantaient des arbres qui exigeaient un temps prolongé
pour croître et ne devaient apporter des fruits qu’aux générations
à venir. La comète de Halley avait fait parler de la fin du monde,
qui serait causée par un choc possible, mais la curiosité avec
laquelle on l’attendait en 1908 ne rappelait pas la peur que
faisaient naître dans le passé les catastrophes attendues.
Pendant de longues années l’attente d’une catastrophe n’est
restée vivace que dans les sectes. Celles-ci sont généralement
fondées par des personnes qui ne savent pas s’adapter aux
conditions dans lesquelles elle vivent. Elles fondent des sectes par
esprit d’opposition et il est intéressant de constater que les
membres de ces sectes cherchent une satisfaction dans
l’anéantissement d’un monde qui leur paraît hostile. L’intervention
surnaturelle qui causera cette destruction saura reconnaître, selon
leur avis, les fidèles parmi les pécheurs et les fidèles seront élus
pour avoir accès à un monde meilleur. La vie religieuse est
extrêmement peu différenciée dans mon pays où les catholiques
sont en majorité. Mais, nous aussi, nous avons des sectes qui
brandissent des menaces de catastrophe. Les Témoins de Jéhovah
parcouraient les villes frappant à toutes les portes et conjurant les
gens de se ranger au plus vite du côté de Dieu ou du côté de
Satan, car l’heure de la fin du monde approche.
Avant d’en finir avec les prévisions de catastrophes suscitées
L’homme et l’atome
79
par l’appréhension d’une intervention divine et de passer à
l’anxiété actuelle due à des raisons différentes, je tiens à dire
encore quelques mots sur une secte contemporaine, où l’ancien
mythe du déluge se manifeste encore une fois, associé de façon
intéressante à l’énergie atomique.
Dans une des villes des Etats-Unis dont le vrai nom n’a pas été
révélé par les sociologues qui, en qualité d’adeptes, ont étudié le
développement et la dissolution de cette secte, au cours du mois
p.067 de septembre 1955, une personne âgée d’une cinquantaine
d’années eut, par voie d’écriture automatique, une révélation. Elle
apprit qu’une grande catastrophe aurait lieu le 21 décembre 1955.
L’Amérique du Nord et en partie celle du Sud, devaient être
inondées par le déluge. L’être mystérieux qui avait dicté cette
information que la main de la personne élue avait notée d’une
écriture qui n’était pas la sienne, se présentait comme un être
protecteur, venu dans une soucoupe volante d’une planète
inconnue des astronomes. Il n’avait pu prévenir plus tôt la
personne élue du désastre, car ce n’est qu’après les explosions des
bombes atomiques que son vol avait été possible. Ces explosions
avaient notamment déchiré une voûte qui séparait la terre de la
planète en question, et ce n’est qu’alors que les soucoupes
volantes avaient pu faire leur apparition au-dessus de notre globe.
Les êtres protecteurs reviendront désormais plus souvent en
confirmant chaque fois leur message. La personne à laquelle ils
l’avaient confié, ainsi que les autres membres du groupe, devaient
être sauvés par la même voie de communication, c’est-à-dire dans
des soucoupes volantes. Installés sur la planète protectrice, ils
devaient passer par une rééducation qui les rendrait aptes à une
vie nouvelle. Ensuite ils pourraient revenir et repeupler la terre.
L’homme et l’atome
80
La vie de ce groupe fut de courte durée, car la date du désastre
était proche et, quelques mois plus tard, elle fut démentie par les
faits. Mais il ne faut pas croire qu’après une première déception les
sectes soient nécessairement dissoutes. Les mêmes sociologues
américains qui étudiaient ce groupe, démontrent que souvent les
sectes s’obstinent dans leur croyance. Si la fin du monde n’a pas
lieu à la date fixée, elles réussissent toujours à trouver quelque
erreur de calcul ou quelque faute dans l’interprétation de l’Ecriture
Sainte. La secte se ranime et trouve de nombreux prosélytes. C’est
ainsi que se ranima plusieurs fois une secte fondée au XIXe siècle
par William Miller dans la Nouvelle-Angleterre. Attendant la fin du
monde en 1843, les fidèles, persuadés que l’argent serait
désormais inutile, avaient déjà vendu leurs biens pour financer les
publications du groupe et pour payer les dettes de leurs prochains.
La déception qu’apporta l’an 1843 ne les p.068 découragea pas et ce
n’est qu’après trois délais successifs prouvés faux que la secte se
dispersa 1.
Pardonnez-moi d’avoir abusé de votre patience pour vous
donner un coup d’œil très superficiel sur les prévisions de
catastrophes de notre passé européen. J’ai abordé ce sujet dans le
but de répondre à la question par laquelle j’avais commencé ces
réflexions, c’est-à-dire à la question : quels sont les traits
spécifiques des prévisions de catastrophes de notre époque,
prévisions qui viennent nous hanter, après une période assez
paisible de quelques siècles.
1. Les prophéties du passé qui concernaient une catastrophe
1 L. FESTINGER, H. W. RIECKEN and S. SCHACHTER, When Prophecy Fails, An accountof a modern group that predicted the destruction of the world, Univ. of Minnesota Press,Minneapolis, 1956.
L’homme et l’atome
81
mondiale étaient fondées tantôt sur des rêves ou des visions,
tantôt sur des calculs tirés des livres sacrés, tantôt sur des
interprétations naïves d’éclipses ou des météores, tantôt enfin sur
des calamités telles que pestes et famines interprétées comme des
manifestations de la colère de Dieu. Aujourd’hui ce n’est pas la
superstition, c’est la science qui parle de catastrophe.
2. Ce trait est lié à un autre. Il s’agit notamment des milieux
dans lesquels la crainte d’une catastrophe se manifeste. Les
prophéties du passé étaient les plus terrifiantes là où elles étaient
liées à la plus grande ignorance. Aujourd’hui, c’est l’élite
intellectuelle qui, se rendant le mieux compte du danger,
manifeste la plus grande anxiété et ce sont les messages d’un
Albert Einstein ou d’un Albert Schweitzer qui sont les plus
impressionnants.
3. Les terreurs de jadis étaient limitées à plusieurs provinces ou
à plusieurs pays. Celles d’aujourd’hui se répandent simultanément
sur divers continents. L’Inde semble comparativement éloignée
des centres de production des bombes atomiques. Néanmoins, les
journaux du mois de mai nous ont communiqué qu’un des plus
fidèles disciples de Ghandi a entrepris un jeûne de soixante-six
jours pour implorer Dieu de sauver l’humanité d’une catastrophe
causée par une explosion nucléaire.
4. p.069 Les catastrophes prévues dans le passé étaient conçues
— nous venons de le dire — comme les dernières convulsions de
Satan. L’enfantement d’un nouveau monde s’annonçait terrible,
mais représentait le passage à une vie nouvelle. La catastrophe
qui nous menace aujourd’hui est définitive et sans espoir.
5. Le cinquième trait spécifique que je tiens à souligner, et qui a
L’homme et l’atome
82
des conséquences importantes pour nos attitudes morales, est dû
au fait que la fin de notre monde serait provoquée non par une
divinité courroucée mais par l’homme lui-même. Quand les décrets
divins entraient en jeu, l’homme n’avait qu’à se résigner. Ici, en
principe, s’il a le pouvoir de provoquer une catastrophe, il a aussi
le pouvoir de l’arrêter. Mais il n’est pas facile d’arrêter les
processus déchaînés. C’est comme dans le Zauberlehrling de
Goethe, où l’apprenti ne sait comment arrêter les flots qu’il a
libérés en se servant de la formule de son maître sorcier.
La vie de l’homme est visiblement influencée par l’image qu’il se
fait du développement humain. Celui qui, dans le passé, vivait en
respectant avec ferveur le monde antique et en se posant pour
tâche unique d’approfondir ses connaissances sur l’Antiquité et de
les commenter, vivait une autre vie que celui qui envisage non une
culture déjà pétrifiée, mais un long avenir caractérisé par un
perfectionnement continu. Notre époque est orientée vers l’avenir,
mais son horizon est restreint, parce qu’on entrevoit la possibilité
d’une catastrophe qui, d’un jour à l’autre, peut mettre fin à notre
destinée. Il est impossible de ne pas voir aujourd’hui combien
l’avenir est façonné par la science, et le développement de cette
dernière est tellement rapide et tellement imprévu, qu’il serait
imprudent de se prononcer même sur les années les plus proches.
« Nous ne pouvons anticiper aujourd’hui, ce que nous ne saurons
que demain » dit K. Popper dans son livre The Poverty of
Historicism. Ce développement, toujours imprévu, constitue pour
l’auteur un argument contre tous les prognostiques contenus dans
les lois de l’Histoire, considérées comme inexorables. Le XIXe siècle
croyait connaître l’avenir, parfois en détail. Notre époque est bien
plus modeste.
L’homme et l’atome
83
Dans le passé, la foi en la puissance de l’esprit humain, qui se
manifestait dans les grandes découvertes, était liée à la confiance
p.070 en un progrès moral continu. Le progrès technique, si évident,
suggérait l’idée d’un progrès moral parallèle. Cette confiance ne
caractérise plus l’âge des crématoires, l’âge de l’anéantissement
de peuples entiers, l’âge des bombes atomiques apportant la
destruction à des villes entières. Charles Darwin ne mettait pas en
doute que le progrès moral serait réalisé automatiquement au
cours de l’évolution. La sélection naturelle assurait — selon lui — la
survivance des êtres particulièrement doués d’instincts sociaux,
car c’étaient ces êtres qui étaient le mieux adaptés à la vie en
société. N’étaient pourvus d’instincts sociaux que ceux qui étaient
capables de sacrifice, ceux qui se montraient solidaires et qui
réagissaient vivement au blâme. L’évolution non seulement
privilégiait la vertu, mais éliminait aussi le vice. Les criminels —
écrivait Darwin dans son livre The Descent of Man — sont
condamnés à mort, ou bien l’emprisonnement limite leur possibilité
de procréation. Les prostituées ont rarement des enfants. La vie
de l’homme intempérant est plus courte et moindres sont par là
même ses possibilités de léguer ses tendances à ses enfants. Il est
vrai, concédait Darwin, que ceux qui sont capables de sacrifice
périssent en plus grand nombre dans les combats. Il est vrai aussi
que les gens exceptionnels, les hommes de génie ont
généralement des familles peu nombreuses. Mais en somme le fait
d’être moral donne à l’individu de meilleures chances de survie,
donc la vertu doit nécessairement triompher.
La confiance de Darwin ne paraît pas aujourd’hui suffisamment
fondée. Certains auteurs nous persuadent que l’idée d’une
évolution visant toujours le meilleur n’est qu’un vestige de la
L’homme et l’atome
84
pensée théologique. C’est ainsi que le philosophe viennois, E.
Topitsch, dans son livre récemment publié et intitulé Vom
Ursprung und Ende der Metaphysik, voit dans la foi en une
réalisation automatique de la justice au cours de l’évolution, une
application des schèmes intentionnels d’origine religieuse. De
même R. Aron dans son livre L’Opium des intellectuels, considère
que ce n’est que l’Histoire, avec une majuscule, qui peut nous
mener vers un but défini et que l’Histoire, ainsi conçue, n’est
qu’une fiction déifiée.
p.071 Passons aux effets que les changements très rapides et
imprévus, provoqués par la science en général et la physique en
particulier, exercent sur la vie des individus. Examinons les effets
d’une vie menacée par une mort violente, d’une vie où la confiance
en un progrès moral fait défaut.
Divers pays ont entrepris dernièrement des études sur la
jeunesse en général et la jeunesse universitaire en particulier. Il
est très intéressant de confronter les résultats obtenus et de
retrouver les analogies qui se manifestent dans des pays différents
par leur passé, par leur structure économique et politique et par
leur niveau d’existence : tantôt très bas et tantôt très élevé.
Dans son livre, publié en 1957, sur la jeunesse de l’Allemagne
occidentale, Die Skeptische Generation, Helmut Schelski,
sociologue de Hamburg, souligne le besoin de sécurité qui se
manifeste dans la jeunesse allemande. Cette jeunesse n’a pas de
grandes ambitions. Elle tient surtout à organiser le mieux possible
sa petite vie personnelle. A l’aide d’une bonne maîtrise de la
profession choisie, elle désire se garantir une certaine aisance, une
vie tranquille dans un petit groupe d’amis, à l’écart de la politique,
des grands mots, des grands programmes et des grandes
L’homme et l’atome
85
organisations. La vie de famille lui sert de refuge. Dans une des
enquêtes, 62 % des jeunes se sont déclarés indifférents aux
questions politiques. On raconte que les mots de Horace gravés
sur le fronton de l’Université de Munich : Dulce et decorum est pro
patria mori, ont été changés par les étudiants en Turpe et insanum
est pro amentia mori. Cette jeunesse veut avant tout survivre et
elle n’a pas l’intention de se sacrifier : Diese Generation opfert sich
nicht. Elle est soucieuse de son bien-être, elle est pratique et
prudente, apte au conformisme parce qu’il rend la vie plus facile.
Des caractéristiques analogues concernent la jeunesse d’autres
pays. Les Cahiers pédagogiques publiés en France consacrent
entièrement le numéro de décembre 1957 à ce qu’on appelle la
crise de la jeunesse. Nous y trouvons, comme résultat de la
collaboration de divers auteurs, un grand nombre d’informations se
rapportant à la jeunesse française. Cette jeunesse, elle aussi, est
très sensible à l’incertitude générale et cherche la sécurité. Les
auteurs attribuent p.072 cette incertitude, entre autres, aux
changements continuels, à ce qu’ils appellent l’accélération de
l’histoire. Les professions se modifient avec une grande rapidité.
Ce qu’on a étudié hier, en se préparant à exercer telle ou telle
profession, peut ne pas être utilisable demain. Il faut
continuellement se réajuster aux situations nouvelles créées par le
développement technique. L’épargne n’a plus de sens. La guerre
atomique hante les cerveaux. Le fait que nous sommes entrés
dans la période de la destruction « presse-bouton » possible,
comme dit l’un des auteurs, est ressenti par les jeunes de façon
ontologique. En France, comme en Allemagne, on aime à
s’organiser en petits groupes. Avant 1939, comme le souligne un
des auteurs, le fait de se sentir membre d’un vaste mouvement
L’homme et l’atome
86
organisé était un stimulant. Actuellement, c’est un obstacle. En
réponse à une enquête organisée par l’Institut Français d’Opinion
Publique, 96 % des personnes questionnées considèrent que la
politique est un mal. Cette jeunesse comme celle de l’Allemagne
est méfiante et critique à l’égard des grands mots. Ce sont les
adultes qui ont des illusions ; les jeunes en sont complètement
dépourvus. Ils n’ont plus de grands modèles à imiter. Dans le
domaine de la morale, ce qui compte avant tout c’est la loyauté
envers le groupe qu’on s’est choisi. Plus de buts lointains. On veut
vivre le présent sans envisager l’avenir.
En 1954, le sociologue français Jean Stoetzel publia les
résultats des études qu’il a poursuivies au Japon vers la fin de
l’année 1951 et au cours des premiers mois de 1952, sur
l’initiative de l’Unesco. Le titre de son livre est Jeunesse sans
chrysanthème ni sabre, c’est-à-dire sans le chrysanthème qui était
l’emblème de l’empereur et sans sabre, car il s’agit d’un Japon
démilitarisé 1. Les jeunes Japonais cherchaient surtout la stabilité
économique et l’élévation du niveau de vie. A la question :
« Quelle est la chose — de caractère personnel ou autre — qui
actuellement vous préoccupe et vous rend le plus malheureux ? »,
la réponse qui, par ordre de fréquence, se plaçait immédiatement
après les soucis économiques, était la crainte de la guerre. A
l’Université de Kyoto environ 50 % p.073 des étudiants interrogés
prévoyaient une destruction totale dans le cas d’une nouvelle
guerre qu’ils jugeaient en majorité inutile et évitable. A la
question, si en 1975 l’énergie atomique serait utilisée à des fins
industrielles bien plus qu’à des fins militaires, 59 % des étudiants
1 Le titre de ce livre fait allusion au livre de R. Benedict, The Chrysanthemum and theSword, paru aux Etats-Unis en 1946.
L’homme et l’atome
87
et 68 % des étudiantes ont répondu que l’énergie atomique serait
utilisée surtout à des fins destructrices. Ce sont là les réponses
d’une génération qui se souvenait bien des événements de
Hiroshima et de Nagasaki.
Les informations que je possède sur la jeunesse universitaire
anglaise et celle des Etats-Unis n’apportent, dans leurs traits
essentiels, rien de nouveau. Les professeurs américains déplorent
le manque de vertus civiques, caractéristique de la jeunesse
étudiante. Ici aussi les jeunes voudraient vivre une vie en famille,
une vie tranquille et stabilisée. Les modèles que proposait
autrefois à ses contemporains Benjamin Franklin ne paraissent
plus actuels. Dans une étude récemment parue sur la stratification
sociale des Etats-Unis, Talcott Parsons, le sociologue de Harvard,
considère que dans la classe moyenne, le désir de s’enrichir n’est
plus aussi répandu qu’auparavant. Actuellement on pense plutôt à
la sécurité, à avoir une occupation qu’on aime, à être heureux en
famille et dans un petit cercle d’amis 1. Voilà donc des tendances
que nous avons déjà signalées plus haut.
Je voudrais encore consacrer quelques mots au pays que je
connais le mieux, c’est-à-dire à la Pologne. En 1957 un des
journaux de la jeunesse avait publié une enquête en vue de savoir
quels étaient les goûts et les ambitions de ses lecteurs. Les
réponses, dont les auteurs étaient pour la plupart âgés de 17 à 25
ans, faisaient preuve d’un « minimalisme d’aspirations », selon
l’expression des commentateurs des résultats obtenus. Au mois de
juin dernier, le centre sociologique de l’Université de Varsovie a
entrepris un sondage d’opinions dans la jeunesse universitaire de
1 T. PARSONS, A Revised Analytical Approach to the Theory of Social Stratification,Glencoe, Illinois, 1953, The Free Press.
L’homme et l’atome
88
la capitale à l’aide de la méthode d’échantillonnage représentatif.
Chaque trentième étudiant des 25 000 qui fréquentent les écoles
supérieures de Varsovie a été prié de répondre à un questionnaire
p.074 très détaillé. Le portrait de l’étudiant qui émerge de ces
réponses diffère par certains traits des portraits de ses camarades
de l’étranger, mais il leur ressemble par d’autres.
Comme leurs collègues de l’Occident, les étudiants polonais
veulent se tenir loin de la politique et un petit nombre seulement a
l’ambition d’influencer les événements qui se déroulent dans le
pays. Il est vrai qu’à la question de savoir si, à notre époque, l’idée
de patrie ne paraît pas surannée, ils soutiennent en majorité la
négative et se déclarent, pour plus de 80 %, prêts à des sacrifices
si la défense de la patrie l’exige. Mais l’idéal dominant de l’étudiant
est, encore une fois, celui d’organiser le mieux possible sa vie
personnelle, d’exercer tranquillement une profession qui l’intéresse
et de passer son temps libre dans un cercle d’amis.
« Le sage n’approchera point des affaires publiques, à moins
que quelque circonstance ne l’y oblige » disait Epicure. Vivre à
l’écart dans un petit groupe d’amis, c’est bien le programme de ce
philosophe, exprimé dans sa formule célèbre « Cache ta vie ». Ce
genre de vie devait — selon lui — assurer à l’homme le bonheur à
condition qu’il se délivre de ses craintes. Epicure disposait de
remèdes contre les craintes nées de la superstition. Les craintes
que suscite la science, qui se développe dans une atmosphère de
tension politique, paraissent plus difficiles à dissiper.
On a souvent attribué ce « minimalisme d’aspirations » à des
conditions de vie difficiles ou à d’autres facteurs d’ordre local. Mais
le fait que les mêmes tendances se répètent dans divers pays,
vivant dans des conditions très différentes, permet de supposer
L’homme et l’atome
89
que des facteurs d’ordre général peuvent aussi entrer en jeu. J’ai
cru les voir dans une vie sans avenir, une vie menacée et
empreinte de scepticisme, quant à l’idée d’un progrès moral. En
effet, il est difficile de parler de progrès moral à une époque où, en
toute conscience, on fabrique des bombes atomiques et on discute
avec sang-froid leur efficacité.
L’attitude d’Epicure envers la vie publique a souvent été
attribuée au sentiment d’impuissance que devait ressentir un
citoyen grec incorporé dans un grand empire. Le sentiment
d’impuissance semble jouer un rôle important dans l’attitude de
p.075 la jeunesse contemporaine. L’énergie atomique donne un
pouvoir immense à l’Etat qui en dispose. L’homme voit le grand
jeu politique se dérouler, sans avoir le moindre espoir que son
activité puisse influer sur les grands événements. Quand on se
croit impuissant on choisit d’habitude entre deux voies qui se
présentent : on se replie sur soi-même et on cherche à se
détacher du monde ou bien on tente de se faire illusion sur sa
puissance. Cette dernière voie semble être celle qu’ont choisie les
groupes de jeunesse asociale qui existent dans divers pays et
causent tant d’inquiétude aux éducateurs. Les Halbstarken
d’Allemagne occidentale, les Teddy boys et les Teddy girls
d’Angleterre, les zazous français, les houligans polonais, tous se
font remarquer par des actes de violence irraisonnée : voitures
attaquées à coups de pierre, magasins démolis, vitres brisées, etc.
On a certainement connu des phénomènes semblables dans le
passé. Les Anglais, au début du XVIIIe siècle se plaignaient des
bandes composées pour la plupart de jeunesse dorée et appelées
les Mohocks. Ces bandes s’amusaient à attaquer les voitures en les
perçant de leurs épées, et molestaient les passants qui
L’homme et l’atome
90
s’attardaient la nuit dans les rues. Mais les phénomènes que nous
observons à l’heure actuelle diffèrent de ceux du passé en quantité
aussi bien qu’en qualité. Ils naissent d’une situation sociale très
complexe. On ne peut les expliquer par des facteurs d’ordre
économique, puisque cette jeunesse révoltée appartient tantôt à
des milieux très pauvres et tantôt à des classes privilégiées. Les
uns sont les enfants de hauts fonctionnaires, d’autres se recrutent
parmi les ouvriers. Ce ne sont ni les difficultés économiques ni la
crise de logement qui poussent la jeunesse de Suède à courir les
rues et à former des gangs. Ce qui constitue un trait commun de
cette « écume sociale », c’est que cette jeunesse, n’ayant d’autres
moyens pour s’opposer à son milieu et pour affirmer sa volonté, a
recours à des provocations. Les parents et les instituteurs sont
déjà las — comme le remarque Schelski —, et se montrent trop
indifférents à ces provocations. Par conséquent, il faut provoquer
ceux qui, en raison de leur profession, sont obligés de réagir — il
faut provoquer la police. Ces provocations donnent une illusion du
pouvoir, alors qu’elles sont une manifestation de faiblesse.
p.076 Ce sentiment d’impuissance se manifeste non seulement
chez les jeunes. On l’observe également chez des sociologues
appelés à collaborer avec des hommes d’Etat. Souvent nous avons
entendu dire que le désarroi dans lequel nous vivons est dû à la
disproportion qui existe entre le développement des sciences
exactes et celui des sciences sociales, les premières étant de
plusieurs siècles en avance sur les secondes. Depuis le moment où
cette opinion s’est largement répandue, les sciences sociales ont
fait des progrès très rapides, mais les sociologues n’ont pas été
capables de convaincre du bien-fondé de leurs opinions ceux qui
détiennent le pouvoir politique. Au cours de la dernière guerre, le
L’homme et l’atome
91
sociologue américain, A. H. Leighton, avait été nommé chef de la
Foreign Morale Analysis Division, qui avait pour but de s’orienter
sur l’esprit régnant dans le camp ennemi et sur sa capacité de
résistance psychologique. Le secteur de Leighton s’occupait du
Japon. En interviewant des prisonniers de guerre japonais de plus
en plus nombreux, en lisant leurs notes personnelles, et en se
basant sur d’autres documents accessibles, Leighton et ses
collaborateurs purent constater qu’il était possible de persuader les
Japonais à se rendre, à condition que les propositions américaines
soient faites dans des termes qui ne blessent pas l’amour-propre
de l’adversaire. Les Japonais étaient visiblement exténués, souvent
mal nourris. Ils se rendaient compte de la supériorité technique de
l’armée américaine. Il est probable qu’ils auraient volontiers
accepté un armistice et des pourparlers. Hélas, les rapports que le
secteur de Leighton transmettait aux autorités centrales ne
faisaient que renforcer l’opinion de ceux qui, déjà auparavant,
étaient persuadés qu’il ne fallait pas avoir recours à des moyens
drastiques, alors que ceux qui étaient d’un autre avis ne les
prenaient pas en considération. Ceux qui jugeaient l’usage des
moyens drastiques nécessaire étant en majorité, la destruction de
Hiroshima et de Nagasaki fut décidée. Rien d’étonnant que dans
ces conditions, le livre de A. H. Leighton Human Relations in a
Changing World 1, dans lequel l’auteur raconte les étapes
successives du travail de son secteur, parvienne p.077 à des
conclusions pessimistes. Pour illustrer l’impuissance des sciences
sociales d’exercer leur influence sur les hommes politiques en leur
soumettant les résultats de leurs études, Leighton a recours à une
comparaison éloquente : les sciences sociales sont pour l’homme
1 New-York, 1949.
L’homme et l’atome
92
d’Etat ce qu’un réverbère est pour l’ivrogne. L’ivrogne ne cherche
pas la lumière, il ne cherche qu’un point d’appui.
La force destructrice de l’énergie atomique se manifesta donc
pour la première fois le 6 août 1945. Notre morale ne prévoyait
pas des faits tels que l’anéantissement en quelques secondes de
tant d’êtres humains. Aussi, la réaction immédiate ressembla-t-elle
plutôt à de la stupeur qu’à une réaction d’ordre moral.
L’imagination humaine est lente à absorber des faits nouveaux et à
les encadrer dans une morale qui ne dispose même pas de termes
appropriés pour qualifier l’événement qui a eu lieu. La morale de
l’Occident fut tout aussi lente à absorber l’existence de fours
crématoires. Le droit international n’avait pas prévu de telles
éventualités et c’est ce qui fait — comme vous le savez d’ailleurs
— que le procès de Nuremberg dut avoir recours à la notion du
droit naturel pour que les juges soient à même d’exercer leurs
fonctions.
En commençant ces remarques, j’espérais consacrer la
première partie aux dangers de la physique moderne pour passer
ensuite à ses bienfaits, mais cette première partie a retenu
entièrement mon attention. Non seulement parce que les dangers
de la physique moderne sont déjà très réels, alors que ses
bienfaits sont plutôt anticipés, mais aussi parce que la vision du
mal a toujours des couleurs plus vives que la vision du bien. Les
descriptions du paradis ont toujours été un peu fades et ce n’est
pas au Paradis de Dante que nous revenons lorsque nous relisons
la Divine Comédie, mais à son image de l’enfer.
De nombreux éducateurs déplorent les attitudes morales de la
jeunesse contemporaine. Nous avons essayé de les comprendre,
considérant que seule la connaissance des causes peut aider à
L’homme et l’atome
93
trouver les remèdes. Les réponses données aux questionnaires que
nous avons cités, prouvent que, malgré le scepticisme moral de la
jeunesse, l’éducateur n’a pas à travailler dans le vide, s’il s’agit des
valeurs qu’elle respecte. Notre ère de tension et de menaces p.078
fait ressortir particulièrement une valeur. Elle se manifeste dans ce
besoin d’amitié que nous avons tant de fois signalé et se place au
premier rang dans les réponses. Elle est appréciée même par les
plus critiques et les plus méfiants. C’est la valeur de la fraternité.
En faisant appel à cette valeur on peut faire de l’homme un être
digne de respect et peut-être même libérer le monde de son
angoisse.
@
L’homme et l’atome
94
EMMANUEL D’ASTIER
L’HOMME DE LA RUE DEVANT L’ÈRE ATOMIQUE 1
@
p.079 Malgré la façon aimable et élogieuse dont on vient de me
présenter, j’aborde cette première rencontre avec une certaine
inhibition due aux propos de l’introducteur. Il a parlé de mes idées
avancées. Je sais que je passe pour un homme marqué. On peut
être marqué par ses opinions, par l’âge, par les désillusions, mais
je suis connu pour être au moins marqué par les idées politiques.
Je voudrais que cela ne pèse pas sur l’auditoire. Ni sur moi-même,
puisque je suis tenu ce soir d’incarner un personnage qui est
l’homme de la rue devant l’ère atomique.
Quand j’ai choisi ce titre, je n’ai naturellement pas eu la
prétention de parler au nom de l’homme de la rue dans tous les
continents, car il est certain que la position de l’homme des
champs ou de la rue, en Afrique, en Amérique et en Europe devant
l’ère atomique, n’est pas la même. Je me contenterai d’essayer de
représenter l’homme de la rue en France au moins et peut-être,
jusqu’à un certain point, dans le monde occidental, bien que pour
ma part, je n’aime pas cette terminologie qui oppose l’Occident à
l’Orient.
L’ère atomique — l’homme de la rue le sait — a été ouverte,
pour ce qui est de la recherche, au début du XXe siècle. Dans le
domaine des applications, elle commence au seuil de la deuxième
moitié du XXe siècle.
1 Conférence du 8 septembre 1958.
L’homme et l’atome
95
p.080 Pour la plupart des gens, le mot « atomique » est lié au
mot « bombe », c’est une idée sur laquelle je reviendrai plus
longuement.
En général, l’ère atomique pour l’homme de la rue, est pour
demain. Pour beaucoup, au-delà de leur génération. Quelquefois,
c’est une espèce de science-fiction, où l’on confond — justement
sans doute — la notion de l’ère interplanétaire et la notion de l’ère
atomique. Une science fiction qui pour beaucoup d’hommes,
présente des problèmes et des soucis immédiats qui l’emportent
sur les satisfactions à venir.
Ces derniers temps, j’ai essayé d’interroger bon nombre de
gens de la rue sur cette question. Avant cette petite enquête, la
référence la plus courante que j’entendais dans ma famille ou chez
mes amis — aussi bien chez un receveur d’autobus que chez un
ouvrier agricole ou chez moi — était le propos suivant : « Sale
temps. Il n’y a plus de saisons : ce sont vos expériences
atomiques. » Les réactions de la toute jeune génération n’étaient
pas les mêmes... Quant il parlait d’atome, mon fils demandait si la
vitesse de l’auto atomique serait plus grande que celle de l’auto à
essence. Enfin, j’entendais une réflexion générale et désabusée qui
était : « Pour l’instant c’est une histoire à faire tuer les hommes et
à favoriser la guerre ».
Voici quelques résultats de ma petite enquête. Le premier
interrogé, un peu mauvais coucheur et un peu agité, comme
presque tous les Français, m’a répondu : « Pour moi l’ère
atomique, ça n’existe pas ! Vous êtes un certain nombre
d’hommes politiques, de savants, d’intellectuels qui tirez des plans.
Cela se passe en dehors de nous. Notre affaire, c’est de nous
loger, de nous vêtir, et de nous nourrir. » Et je sentais qu’il avait
L’homme et l’atome
96
envie d’ajouter « de vous subir » (en pensant aux hommes
politiques). On peut en général classer les autres réponses par
catégories.
Les femmes, les hommes et les enfants n’abordent pas l’ère
atomique de la même façon. Les femmes sont plus pessimistes
que les hommes en cette matière, plus inquiètes. Elles pensent
plus à l’amour qu’à la science fiction. Une ménagère m’a dit :
« L’ère atomique, eh bien, cela m’intéressera quand il y aura la
pastille atomique pour mon fourneau ; ça m’ennuie de monter le
charbon tous les matins. »
p.081 Les hommes ont des réactions très différentes selon leur
âge. L’homme d’âge mûr considère l’ère atomique comme un
tracas, une aliénation nouvelle, pour une condition dont il ne
partagera pas les bénéfices. Au contraire, le jeune la regarde sans
anxiété mais avec un certain détachement. Je me souviens d’un
menuisier de 18 ans qui m’a dit : « Ça ne m’intéresserait pas
d’être pilote d’avion, mais j’aimerais être pilote interplanétaire. »
D’autres jeunes la considèrent avec une certaine exaltation, celle
de la science-fiction, avec cet émerveillement qui se traduit dans
des images poétiques (deux images familières à Joliot-Curie) :
« L’Humanité tout entière pèse moins lourd qu’un centimètre cube
de matière nucléaire », ou bien « La France pourrait être pendant
une année chauffée et éclairée par un wagon d’uranium. »
La position des enfants est différente. Seuls ils ont accès à l’ère
atomique. Pour eux, elle existe : c’est tout juste si mon fils ne se
plaint pas de ne pas trouver au coin des rues un Martien en même
temps qu’une usine atomique. Il serait étonné du débat que nous
avons aujourd’hui.
L’homme et l’atome
97
En résumé, pour la plupart des hommes de la rue en France,
l’ère atomique c’est le sous-marin atomique, l’avion atomique, le
brise-glace atomique, des moyens plus ou moins dangereux pour
dépister le cancer, enfin des centrales atomiques. Sur celles-ci on
porte des appréciations différentes. Les uns y voient l’espoir des
pays sous-développés, les autres une relève de l’énergie classique
qui pourrait faire défaut à des échéances sur lesquelles personne
n’est d’accord.
A ce sujet, je ferai une remarque valable pour la France, et sans
doute pour la Suisse. Le divorce très profond qu’il y a entre la
science et l’humanisme complique le problème dans notre monde
occidental. J’ai constaté ce divorce en lisant le compte rendu des
entretiens des Rencontres précédentes (et notamment de celle de
1949 sur Un nouvel humanisme). Hier encore, Mauriac en portait
témoignage. Dans l’Express de cette semaine, il nous dit : « Après
la Libération, j’ai rencontré souvent Joliot-Curie dans les
commissions, et je me souviens que, lorsqu’il fallait choisir un
nouveau membre, il insistait toujours pour qu’un scientifique fût
préféré à p.082 un humaniste. Et il donnait ses raisons : les
humanistes sont fermés aux connaissances des savants, non les
savants à celles des humanistes. C’était vrai et ce n’était pas
vrai. » Je reconnais bien là Mauriac. Il n’y a pas de doute, c’est
vrai. Pour nuancer cet avis, j’ajouterai deux réflexions. Je suis
moi-même un produit des humanités. J’ai même un complexe
d’infériorité à l’égard de la science, mais je ne crois pas que la
question des mœurs et de la forme soient dans notre univers une
question contingente. Pourquoi ? Parce que le pouvoir de l’homme
sur lui-même, sur sa propre nature qui relève pour une bonne part
de l’humanisme est aussi important que le pouvoir de l’homme sur
L’homme et l’atome
98
la nature extérieure. Ceci dit, je dois reconnaître que j’ai rencontré
beaucoup plus de savants qui comprennent les humanités, que
d’humanistes qui veulent chercher à pénétrer le domaine de la
science. Une grande association officielle américaine qui a tenu un
Congrès en 1957 sur Les aspects sociaux de la science, apporte là-
dessus des lumières. Dans son rapport, le Comité de l’Association
américaine pour l’avancement de la science tire les conclusions
suivantes :
« Nous sommes les témoins d’une extension sans
précédent de l’échelle et de l’intensité du travail
scientifique. La recherche a placé entre les mains des
hommes le pouvoir d’influencer la vie de tout être vivant
dans n’importe quel endroit de la terre... L’intérêt du
public dans la science et la compréhension qu’il en a ne
sont pas proportionnés à l’importance que la science s’est
acquise dans notre structure sociale. On ne peut affirmer
que notre société fournisse de bonnes conditions au plein
épanouissement de la science. Les efforts entrepris pour
expliquer au public la nature même de la science sont
faibles, comparés à l’attention que le public accorde
actuellement à des formes de l’activité humaine dont les
conséquences sont moins fondamentales (je ne suis pas
d’accord avec ce dernier terme)... Les décisions qui feront
que les connaissances scientifiques seront utilisées pour
le bien de l’humanité, ou pour la destruction de celle-ci,
sont entre les mains d’organismes publics. Pour prendre
de telles décisions, ces organismes — et en dernier
ressort les peuples eux-mêmes — doivent être informés
des faits et des conséquences probables de leur action.
L’homme et l’atome
99
C’est là p.083 que les scientifiques peuvent jouer un rôle
déterminant : ils peuvent communiquer aux peuples
l’information au sujet des faits et leur évaluation des
résultats consécutifs aux actions envisagées.
J’en viens maintenant à la question de la bombe atomique, de
l’atome et de la mort, parce qu’il reste que, pour dix années, le
mot « atome » a été associé au mot « bombe » et qu’il est lié à
l’angoisse. Soyons francs, il s’agit pour la plupart de l’angoisse de
leur propre mort plutôt que de l’angoisse de la destruction du
monde.
Que sait l’homme de la rue de la bombe atomique ? Il sait qu’en
1939 on avait réalisé la première fission nucléaire et qu’en 1942
on avait fait une pile atomique aux Etats-Unis. Il sait que le monde
était en guerre et qu’alors on ne songeait pas au développement
de ce pouvoir dans le sens pacifique, que les physiciens, les
savants de toute espèce, les industriels sous la conduite des
dirigeants politiques consacraient tous leurs moyens à la mise au
point de la fabrication de la bombe A. Juillet 1945 : premier essai
pour rien, dans un désert. 6 et 8 août 1945, deuxième et troisième
essais sur l’homme, sur la cible vivante. Il semble, selon l’opinion
de beaucoup, que ces deuxième et troisième essais aient eu plus
pour objet de s’assurer une primauté dans le monde que de
conclure la guerre. Voici les résultats : à Hiroshima, 140.000 tués
et blessés sur une population de 245.000 hommes et femmes.
57 % d’hommes atteints, 66 % d’immeubles détruits. Pour les
deux explosions, un total de 215.000 morts. Il s’agissait d’une
bombe qui avait un pouvoir énergétique mille fois plus grand que
celui de l’arme classique la plus développée de 1945.
Pour l’homme de la rue, les responsables de cette aventure, sur
L’homme et l’atome
100
laquelle on peut épiloguer, sont les dirigeants politiques et les
savants. Il ne sait pas s’ils l’ont fait de gaîté de cœur, ou s’il était
possible de faire autrement. Il ne sait pas si leurs motifs étaient
valables ou non, mais il leur en attribue la responsabilité. La
bombe avait une excuse, celle de conclure une guerre. On pouvait
se dire qu’en tuant 200.000 hommes, on en sauvait peut-être un
million, ce qui est, de toute manière, un raisonnement dangereux.
Mais après la guerre, sous la conduite de ce qu’on appelle les
élites, de certains dirigeants politiques, de certains militaires et de
certains p.084 savants, on entre dans la voie de la folie.
Un livre français, publié voilà quelques années, préfacé par
Einstein, écrit par M. Jules Moch, délégué de la France à la sous-
commission du désarmement aux Nations Unies, décrit cette Folie
des Hommes. J’en rappelle les étapes :
Première étape : 1945. Fabrication et utilisation de la bombe A
(équivalence énergétique 1.000 par rapport à la plus forte bombe
classique 1945).
Deuxième étape : 1952-1953. Fabrication de la bombe H
(équivalence énergétique 1.000 par rapport à la bombe A, c’est-à-
dire 1 million par rapport à la bombe classique).
Pour l’imagination, voilà quelques éléments de comparaison du
pouvoir destructeur de la bombe A et de la bombe H : la surface
dévastée par la bombe H est 10 fois plus grande que par la bombe
A, les effets calorifiques mortels sont multipliés par 31 ; pour les
effets radioactifs plus graves, on reste dans l’ignorance. La bombe
H du type 53 avait un effet mortel sur 3.000 km2, un effet
dangereux sur 40.000 km2. Ainsi elle n’épargnerait aucune partie
du territoire suisse. Les spécialistes nous disent qu’il faudrait
L’homme et l’atome
101
environ 10 ou 15 bombes H pour annihiler toute civilisation en
France et en Angleterre.
Troisième étape : les rampes. Jusqu’ici c’étaient les avions qui
devaient porter les bombes, et les camps adverses misaient sur le
pouvoir d’interception pour espérer que les avions n’atteindraient
pas leur but, les bombes tombant au hasard sur l’humanité non
combattante. Mais en 1957, on peut faire porter la bombe H à son
objectif par une fusée, volant entre 20.000 et 30.000 km/h., sans
qu’il soit possible pour l’instant de prévoir un moyen de défense ou
d’interception. On nous dit aujourd’hui qu’une rampe de lancement
peut expédier sur n’importe quel point du globe, par téléguidage
automatique, un engin 5 000 fois plus puissant que la bombe
d’Hiroshima.
En somme, à l’heure actuelle, l’homme de la rue et nous tous,
nous vivons sur une poudrière. Une extraordinaire poudrière qui
p.085 peut sauter par suite d’une erreur d’appréciation politique,
d’une provocation ou même de l’erreur involontaire d’un militaire
de bonne foi.
Quelle est la nature de cette poudrière ?
Quelles sont les ressources que l’homme y consacre ? Quelle
est la nature du drame ?
La nature de la poudrière ? Voilà un an, un expert militaire
français, chargé de questions atomiques, après consultation des
experts américains, estimait à l’intention de notre gouvernement
(estimation approximative naturellement puisqu’on ne connaît pas
les moyens russes) qu’il y avait probablement 30.000 bombes A
stockées dans le monde. Il est certain que si c’est cela le chiffre de
1957, celui de 1958 est plus élevé. Il faut y ajouter la dizaine ou la
L’homme et l’atome
102
centaine de bombes H, et surtout deux considérations. Toute
bombe A est transformable en bombe H. D’autre part, si la
puissance énergétique de la bombe A est limitée, celle de la bombe
H serait illimitée si ce n’était la question des moyens de lancement.
Pour l’instant cette poudrière est partagée par trois grands
pays : le club de la terreur constitué par l’Amérique, l’U.R.S.S. et
la Grande-Bretagne qui possèdent, détiennent ou fabriquent les
éléments de cette poudrière. Ajoutons qu’au cours de ces
dernières années, la grande question a été la diffusion aux autres
nations de ces armes stratégiques ou tactiques (là je m’élève
pleinement contre cette distinction qui, si elle n’est pas de
mauvaise foi, est bien naïve).
Certains gouvernements, depuis trois ans, se tournent vers les
trois du club de la terreur pour les prier, les supplier de leur passer
un peu de leur marchandise. Les uns veulent fabriquer ces armes
pour leur propre compte, d’autres veulent en détenir en excipant
de leur prestige ou de leur sécurité. Le gouvernement français
voudrait sa bombe A. On discute de l’introduction de l’arme
atomique tactique en Suisse même. La Chine ne va-t-elle pas,
selon certaines rumeurs, réclamer la bombe A à l’U.R.S.S. ou la
fabriquer elle-même ?
Là, je voudrais dire très brièvement avec un peu de passion (en
prenant garde de ne pas enfreindre les lois de l’hospitalité), p.086
que, de même que je souhaite passionnément que mon pays, la
France — bien que je croie être patriote — ne possède jamais, ne
fabrique jamais la bombe A, je souhaite vivement aussi que la
Suisse, qui en matière de pacifisme a joué un grand rôle dans le
monde, ne se résigne pas à entrer, même modestement, dans le
club de la terreur.
L’homme et l’atome
103
En France, nous sommes en train, en ce moment, de consacrer
50 milliards pour posséder sans doute en 1960 trois bombes A
dans le stock des 45.000 ou 50.000 bombes. Pourtant le prestige
et la sécurité de notre pays seraient aussi grands si nous étions à
la tête des nations qui combattent contre la fabrication et la
détention de la bombe atomique.
Les ressources consacrées à cette poudrière depuis seize ans
environ ? Nous ne connaissons pas les ressources qui y sont
consacrées en Russie. En Amérique, d’après les tableaux
reproduits dans le livre de M. Jules Moch, le total des crédits
affectés pendant treize ans à la recherche et au développement
atomique a été de 7.000 milliards de francs français, soit plus de
60 milliards de francs suisses. Dans la seule année 1957, les Etats-
Unis ont consacré un milliard de dollars pour les engins téléguidés
à moyenne distance et pour les recherches sur les engins
téléguidés à longue portée.
Il faudrait évidemment établir la proportion entre les dépenses
de paix et les dépenses de guerre. On estime couramment que ces
dernières représentent 80 % du total. Les dépenses du marché
atomique représenteraient 50 dollars dans l’année pour chaque
créature humaine. Il y a, à l’heure actuelle, des centaines de
millions d’hommes dont le revenu du travail n’excède pas 50
dollars par an.
La nature du drame ? Chacun prend conscience de l’horreur de
la guerre atomique. Soulignons-en brièvement quelques
caractéristiques. Cette guerre est irréversible. On a mis cinq ans,
lors de la dernière guerre mondiale, à tuer 60 millions d’hommes ;
on mettrait maintenant cinq heures. Il serait impossible d’ouvrir
des négociations, de limiter les dégâts, le monde n’aurait pas le
L’homme et l’atome
104
temps de la réflexion... impossible de limiter cette guerre
régionalement ou par la nature des armes employées. Pour ne pas
être vaincu, celui qui détient l’arme la plus puissante, l’arme
stratégique, s’en servira fatalement. Cette p.087 guerre tendra
d’ailleurs à prendre la forme d’une guerre préventive tant est
grand le désavantage de celui qui ne frappe pas le premier.
Enfin nous savons tous qu’elle laissera des traces bien plus
dramatiques dans le corps de l’homme et dans la nature, cela pour
de longues générations, et sans que les savants puissent apprécier
eux-mêmes les dommages ni leur durée.
Voilà le tableau de l’angoisse, il faut brosser celui de l’espoir : la
révolte de l’opinion publique, les solutions en perspective.
Il serait mauvais de se livrer complètement à l’angoisse.
L’extraordinaire combat qu’on ne connaît pas assez, et qui est
mené par l’homme de la rue depuis quelques années nous donne
l’espoir. Pour moi, le geste d’un poète catholique comme Lanza del
Vasto qui, avec soixante compagnons va coucher à Marcoule pour
protester, et faire du porte à porte auprès de chaque paysan pour
le renseigner, a la même valeur que l’action du Mouvement de la
Paix auquel je me consacre. Il est bien aussi de voir nombre
d’hommes et de femmes, en Angleterre (on les appellera les
unilatéralistes) dire aujourd’hui : « Ça nous est égal de savoir ce
qu’on fait en Russie, en Amérique, ou ailleurs. Nous ne voulons
pas de la bombe H chez nous. » J’ai entendu des orateurs
notoirement anti-communistes, ajouter ce curieux raisonnement :
« On nous dit que l’absence de bombe H pourra permettre aux
Russes d’occuper l’Angleterre et de nous communiser ; on peut au
moins se débarrasser du communisme, alors qu’on ne peut pas
revenir de la mort. »
L’homme et l’atome
105
Ce sont des thèmes développés par le Pasteur Collins, et Lord
Russell. C’était sans doute l’avis de ces milliers d’hommes,
d’ouvriers, qui un jour à Brighton ont conspué leur leader le plus
populaire, mon ami Bevan, parce qu’il refusait le point de vue des
unilatéralistes, d’accepter que son pays renonce à la bombe H
avant que l’Amérique et la Russie ne le fassent elles-mêmes.
Les mouvements d’opinion, larges ou restreints ont eu leurs
résultats depuis 1945 et particulièrement depuis 1951.
Résumons les aspects de cette révolte des hommes. Elle n’a pas
été immédiate. Elle a été lente, pour différentes raisons. Il y a
encore beaucoup trop d’hommes qui croient à la fatalité des
guerres. p.088 Des grands hommes et des petits hommes. Je pense
à un entretien que j’ai eu avec un homme politique très éminent
qui est en vedette depuis quelques mois, et qui dans une récente
entrevue m’a dit : « Mon cher d’Astier, c’est généreux, ce que vous
faites, mais ça ne sert à rien : la guerre c’est une loi de l’espèce. »
C’est encore le sentiment de beaucoup de gens, malheureusement.
D’autre part, la division du monde en deux blocs idéologiques et
militaires a rendu la tâche pacifiste plus difficile. Des deux côtés,
les dirigeants se croyaient ou se disaient détenteurs de la notion
du bien. Le camp de l’adversaire était le camp du mal. Il fallait que
le bien détienne l’arme la plus puissante, l’arme totale au besoin,
pour éviter l’agression du mal.
Il y a eu la première période de 1945 à 1949 où un seul camp
détenait l’arme atomique (puisque la première expérience
soviétique date de 1949). Ceci incitait certains dirigeants
américains à élaborer la doctrine d’une domination mondiale (le
livre de Burnham), naturellement de la domination du bien !
L’homme et l’atome
106
Puis est venu la deuxième période, après 1954, celle de
l’équilibre de la puissance nucléaire, d’un équilibre stratégique
avec les hauts et les bas de la course aux armements. Par
exemple, l’un a des bases plus rapprochées que l’autre des centres
vitaux de l’adversaire et ne possède qu’une arme à moyenne
portée, alors que l’autre a l’arme intercontinentale.
Tout de même, lentement, régulièrement la crise de conscience
des élites, des savants, la révolte de l’opinion publique s’est fait
jour. Un livre décrit magnifiquement les premières crises de
conscience. C’est Plus clair que mille soleils, de Robert Jungk.
Troubles et révolte des savants, qui s’ouvrent par le rapport Frank
et la communication à Truman des savants atomistes tentant
d’empêcher l’usage de la bombe A sur le Japon, et qui se
poursuivent par une longue bataille et une victoire « à la
Pyrrhus » : la loi Mac Mahon qui n’a fait qu’aggraver la situation et
accélérer la course à la mort entre les deux grands.
Sur les responsabilités des savants, je voudrais donner une
opinion personnelle et non conforme. On nous parle du père de la
bombe A et du père de la bombe H. Je ne sais pas si tel ou tel p.089
homme peut revendiquer cette paternité, mais je pense que si
j’étais l’un d’eux, j’aurais des nuits mauvaises. On me dira :
« N’ont-ils pas été de bons citoyens, de bons patriotes, en
obéissant à la raison d’Etat ou à un impératif patriotique ? » Eh
bien ! quitte à me mettre beaucoup de monde à dos, je dis que je
préférerais être de ceux qui refusent, que d’être parmi ceux qui
acceptent de telles besognes. Aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est, des
hommes, comme Joliot en France et comme Kapitza en Russie ont
refusé certaines tâches de destruction. Peu m’importent les
motifs : ils l’ont fait et l’homme de la rue les approuve
L’homme et l’atome
107
généralement, parce qu’il sait bien qu’aujourd’hui, aucune patrie,
aucune idéologie, aucune religion, ne peuvent commander
d’associer son génie, je ne dis pas à la guerre mais à la destruction
du monde.
Pour en revenir à la révolte des hommes, l’on doit bien
reconnaître que jusqu’en 1950, le problème du péril atomique
échappait complètement à l’opinion publique. C’est à Stockholm, à
l’initiative du Mouvement Mondial de la Paix et de Joliot-Curie, que
fut diffusé dans de larges secteurs de l’opinion publique mondiale
l’appel solennel de mars 1950, qui demandait l’interdiction
contrôlée de l’arme atomique, la destruction des stocks et la
désignation comme criminel de guerre du premier gouvernement
qui se servirait de l’arme. Cet appel a réuni 500 millions de
signatures. Qu’il soit juste ou non de parler de propagande ou de
dire que le mouvement de Stockholm a été suscité à l’initiative du
monde communiste, ne change rien à la portée des faits, aux
résultats.
C’est à la suite de cet appel que le débat sur le péril atomique
est devenu public et n’est plus resté dans le secret des élites. Le
problème était posé pour la première fois devant l’homme de la
rue, devant les peuples. Les affreuses conséquences de la guerre
atomique ont été dévoilées. Enfin, grâce à ce débat, des
gouvernements qui envisageaient de se servir de la bombe
atomique ont hésité et renoncé.
Je voudrais rappeler le déroulement des événements : quelques
mois avant l’appel de Stockholm, la fabrication de la bombe A par
l’U.R.S.S. ; puis quatre mois après, au mois de juillet, le
déclenchement de la guerre de Corée. En novembre 1950 le
président p.090 Truman déclarait encore que « l’emploi de l’arme
L’homme et l’atome
108
atomique pour la guerre de Corée était toujours à l’étude ». Mais
quelques années plus tard, en 1955, un ouvrage américain
officieux, publié sous patronage officiel, l’ouvrage de Kissinger
reconnaissait l’incidence de la campagne de Stockholm sur la
stratégie américaine. Tout pesé, les Etats-Unis avaient renoncé à
utiliser la bombe atomique. Vous connaissez la doctrine
britannique exprimée dans le Livre Blanc de 1957 qui déclarait que
devant un conflit régional majeur, la Grande-Bretagne n’hésiterait
pas à se servir de la bombe. Il y a eu dans le monde, depuis 1945,
au moins trois conflits régionaux qui auraient pu être qualifiés de
majeurs : le conflit de Corée, celui du Vietnam, et celui de Suez.
Ils ont été réglés et n’ont pas dégénéré en guerre mondiale et en
guerre atomique. Imaginez ce qui se serait passé si une grande
puissance s’était servi à cette occasion de la bombe. Si l’opinion
publique n’a pu vaincre encore le chantage aux armes, au moins a-
t-elle contribué à retenir les actes les plus graves.
Après l’appel de Stockholm, la situation a été profondément
modifiée. Le combat a cessé d’être secret. Les plus grands
savants, les plus grands intellectuels se sont, par leurs appels,
placés en tête du mouvement, comme en témoigne la démarche
du Dr Pauling (Prix Nobel de chimie) auprès des Nations Unies,
avec la signature de trente-six lauréats et de milliers de savants
américains et russes,... l’initiative d’Einstein, de Joliot-Curie et de
Lord Russell en 1958 qui aboutit à la conférence de Pugwash
(Canada), les appels pathétiques du Dr Schweitzer. Dans le même
temps, s’élevaient la protestation des Eglises protestantes quasi-
unanimes, les messages du Souverain Pontife, le vaste
mouvement du peuple japonais, première victime de l’arme
atomique, les appels d’hommes comme Nehru et Soekarno, enfin
L’homme et l’atome
109
les grandes campagnes populaires en Grande-Bretagne, en
Allemagne Occidentale, avec l’appui des syndicats et des forces
spirituelles. Grâce à ces mouvements, grâce au geste de l’Union
Soviétique, décidant en mars 1958 l’arrêt unilatéral des
expériences, les portes de l’espoir sont ouvertes aujourd’hui, et la
rencontre de juillet dernier à Genève confirme les perspectives
d’une trêve nucléaire contrôlée.
p.091 Il n’entre pas dans le cadre de cette conférence d’apporter
des solutions politiques ou diplomatiques. Avant d’aborder des
perspectives, sur lesquelles nombre de bons esprits de l’Ouest et
de l’Est pourraient se mettre d’accord entre eux et avec l’homme
de la rue, je ferai quelques observations qu’il faut prendre comme
des postulats.
Premier postulat : on ne peut trouver de solution aux
problèmes sans un minimum de confiance dans l’homme et dans
tous les hommes. On ne peut en trouver si l’on ne croit pas au
désarmement et à la paix... Désarmer ou périr : je pense à la
préface qu’Einstein, quelque temps avant sa mort, donnait au livre
de Jules Moch : « Celui qui ne peut plus édifier une paix durable et
sûre ou qui n’a pas le courage d’agir, celui-là est mûr pour le
désastre. »
Deuxième postulat : pas de désarmement sans contrôle et pas
de contrôle sans désarmement. Le désarmement sans contrôle,
c’est l’aventure. Le contrôle sans désarmement risque de n’être
qu’un procédé pour connaître les cartes de l’adversaire.
Dernier postulat : il ne faut pas proposer aux hommes la voie
du « tout ou rien », celle qui consisterait à leur dire d’attendre,
pour faire un premier pas, que l’on ait mis sur pied un système
L’homme et l’atome
110
idéal et utopique permettant de contrôler chaque tank, chaque
mitrailleuse, chaque kilogramme de matière fissile. Ce serait
fermer les portes de l’espoir. J’ai songé à ce dialogue que j’ai eu
récemment avec un Américain d’esprit pacifique. Nous
épiloguions sur le contrôle de la trêve nucléaire. Il m’a dit :
« Vous savez, chez nous, nous ne sommes pas très chauds. » —
« Pourquoi ? » — « Parce qu’ils sont malins, les Russes... pendant
la trêve, il y aura un petit coin en Sibérie où on pourra faire
souterrainement des explosions ; ou bien, au moment du contrôle
de la production, il y aura un petit coin au Tibet où leurs travaux
nous échapperont... » Je lui ai demandé : « Alors que ferez-vous
dans le cas d’une trêve ou d’une production contrôlée ? » — « Eh
bien ! sûrs qu’ils tricheraient, nous tricherons aussi ! » Ce sont là
les hommes. Mais il faut admettre que ces petites tricheries
réciproques seraient infiniment moins dangereuses que la course
ouverte, la guerre atomique admise et la poudrière qui s’étendrait
chaque jour.
p.092 Ceci dit, quelles sont les perspectives raisonnables et
immédiates sur lesquelles, dans les circonstances présentes, bon
nombre d’hommes politiques et d’intellectuels à l’Est et à l’Ouest
pourraient trouver un accord ? D’abord la trêve nucléaire : nous y
sommes presque. Mais il faudrait qu’elle soit de deux ou trois ans
au moins pour permettre la difficile négociation pour l’arrêt de la
production de guerre et la destruction des stocks. Un an ce n’est
que le délai pour perfectionner une arme et pour reprendre avec
fruit de nouvelles expériences. L’arrêt des expériences écartera les
risques très graves, encore mal pesés, des retombées radioactives.
Il sera un banc d’essai pour le contrôle.
Après la trêve nucléaire, aussi vite que possible, il faudrait
L’homme et l’atome
111
mettre un terme à la diffusion des engins atomiques, interdire
celle-ci. Que les Etats dits neutres ou neutralistes, qui acceptent
ou souhaitent de ne pas fabriquer la bombe, fassent au moins leur
club comme les trois grands, mais un club de la sagesse. Que
d’autres nations ensuite, appartenant à l’un ou l’autre bloc
rejoignent ce nouveau club,, ce qui semble possible à la lumière de
certaines propositions telle que celle de la Pologne. Ceci se ferait
dans l’équilibre, sans chercher à favoriser un bloc par rapport à
l’autre. Le contrôle s’étendra et la confiance, peu à peu, renaîtra.
Enfin, c’est une idée personnelle, je souhaiterais que cette trêve
signée, cet accord de non-diffusion trouvé, chaque semestre,
solennellement, un certain nombre de milliers de bombes
atomiques soient remises à une instance internationale pour être
dénaturées ou détruites. Si tricherie il y a, peut-être en fabriquera-
t-on dix clandestinement pendant qu’on en livrera mille. Mais cela
sera toujours quelque chose de gagné.
Voilà des objectifs partiels. Pour ma part, je reste attaché à
l’objectif essentiel, celui de Stockholm et du Mouvement Mondial
de la Paix : l’interdiction totale de l’arme atomique, le contrôle de
cette interdiction, la destruction des stocks.
J’ai traité longuement de la question du péril atomique et de la
révolte de l’opinion publique. Il me reste le dernier point. Si
l’énergie atomique ne doit pas être un moyen de destruction de
l’homme, que peut-on en attendre au service de la paix, au service
p.093 de la vie ? Là-dessus sans doute, l’homme de la rue a aussi
beaucoup de choses à dire.
L’homme de la rue, des champs, est celui qui ne bénéficie, la
plupart du temps, que des « queues du progrès ». Sous-marin
L’homme et l’atome
112
atomique, avion atomique, l’homme de la rue reste debout dans le
train ou dans l’autobus et pense à son vélomoteur ou à son vélo.
Brise-glace atomique, mais la femme fait son compte pour savoir
si elle pourra payer à crédit sa machine à laver. Et des centaines
de millions d’hommes ne bénéficient ni du vélo, ni de la machine à
laver. Pour eux, pour beaucoup de Français encore, le sous-marin
Nautilus, le brise-glace Lénine, c’est la lecture du journal, c’est le
rêve exaltant d’un soir : ce n’est pas la réalité. Bien entendu,
malgré cela, l’homme de la rue sait que l’ère atomique apporte un
nouveau pouvoir qui peut être une des clés du développement
humain, c’est-à-dire de la liberté humaine, dans son sens le plus
large. Il est reconnaissant, content, mais il se souvient, qu’en
1939, quand l’homme tenait déjà de grands pouvoirs, on vivait
tout de même dans un univers où les deux tiers des êtres étaient
« sous-développés ». Des milliards d’hommes ne bénéficiaient pas
des moyens matériels dont profitaient quelques dizaines de
millions d’autres hommes. Ce désordre peut continuer. Il peut
même être exagéré par l’ère atomique.
Il y a un second désordre possible, d’une autre nature mais
aussi grave. Pour l’homme, pour l’homme de la rue, le progrès
n’est bon que s’il peut se transformer en bonheur, en harmonie.
Non pas seulement en agitation et en aliénation. Aller plus vite,
pourquoi ? Faire plus de bruit, pourquoi ? Aller plus loin,
pourquoi ?... Seulement pour s’évader de soi-même ? Je pense à
ce débat que j’ai eu avec un de mes amis, un grand physicien.
Ma femme lui demandait : « Quand il y aura l’automation, quand
l’homme aura la semaine de 15 heures, que croyez-vous qu’il
fera de ses loisirs ? » Mon ami a répondu : « Je pense qu’il
s’occupera de transformer son corps pour pouvoir aller dans une
L’homme et l’atome
113
autre planète. » Cette réponse m’a déçu. Et me voilà contraint
de parler morale ou plutôt mœurs.
Si la clé du développement et de la liberté de l’homme est le
pouvoir qu’il acquiert, ce pouvoir a deux aspects : celui qu’il a sur
p.094 la nature, hors de lui, et puis le pouvoir qu’il a sur lui-même,
sur sa propre nature. Ces deux aspects sont étroitement liés. Et
l’homme doit avancer en même temps dans ces deux directions
sans aller trop vite, sinon c’est le déséquilibre et le désordre.
Le nouveau pouvoir de l’ère atomique est surtout, et sera
surtout un pouvoir sur la nature extérieure. Sa mise en œuvre en
tant qu’énergie est une chose, son application à l’homme et à la
société en est une autre. La fission atomique, la fusion atomique,
n’est en soi ni le progrès, ni le bonheur. Ce n’est qu’un moyen qui
prouve l’étonnante faculté de l’homme de pourvoir au
développement de l’espèce, de s’adapter, d’améliorer sa condition
humaine. Dans un monde de 3,7 milliards d’habitants, c’est un
moyen de satisfaire certains besoins essentiels pour l’équilibre de
l’homme et pour son développement : vivre en bonne santé, vivre
longuement, se nourrir, se vêtir, se loger, dominer la fatigue des
travaux. L’homme de la rue sait qu’un petit nombre d’hommes va
détenir le pouvoir nouveau. C’est aux responsables, à ceux que
l’on appelle communément élites, aux savants, aux chercheurs,
aux intellectuels, aux politiques, qu’il demande des comptes.
Que peut-il demander ? Il souhaitera sans doute d’abord que ce
nouveau pouvoir soit utilisé au profit de tous et non de quelques-
uns. L’homme de la rue se méfiera des plans trop abstraits pour
une société future, il se méfiera de la notion de profit associée à
l’ère atomique, c’est-à-dire des rapports de l’atome et de l’argent.
Mais si ce propos, ce souhait vaut dans le cadre des frontières,
L’homme et l’atome
114
l’homme de la rue, souvent plus réellement humaniste que
l’homme des salons, reconnaîtra que ce souhait doit s’étendre au-
delà des frontières nationales ou continentales. Que le nouveau
pouvoir profite autant, sinon plus, aux manœuvres, aux
ménagères, qu’aux directeurs ou aux députés ; mais aussi que ce
nouveau pouvoir profite autant (et sûrement plus) aux centaines
de millions d’Asiatiques ou d’Africains ou de Sud-américains que
les Européens pendant des siècles ont maintenus en condition de
sous-développement. Il voudra que ce nouveau pouvoir permette
de rattraper le retard de centaines de millions d’hommes, et non
pas d’accroître l’avance de quelques millions d’hommes favorisés.
Devant un tel p.095 souhait, l’homme politique n’est pas seul en
cause : le savant aussi. Il n’y a pas seulement la question de la
répartition des biens, il y a aussi la question de leur nature qui doit
être adaptée ou non aux besoins de l’homme, aux satisfactions de
l’homme. Et le savant doit reconnaître comme le disait un jour
Joliot, qu’une découverte de progrès modeste qui intéresse un plus
grand nombre d’hommes, une plus large fraction de l’humanité,
peut être aussi importante qu’une découverte en flèche qui ouvre
des perspectives incertaines pour des générations futures. Dans
l’esprit de l’homme de la rue, le combustible pour aller dans la lune
ne l’emporte pas sur le nylon.
Le deuxième souhait que pourrait exprimer l’homme de la rue
serait que ce progrès nouveau se transforme le plus vite possible
en harmonie et en bonheur.
Si l’on pense que le bifteck, le nylon, le légume, le voyage dans
la lune, peuvent être les conditions du bonheur — mais ce sont pas
le bonheur —, il faut d’abord mettre ces conditions à la portée de
tous, parce que le bonheur individuel est fonction d’une certaine
L’homme et l’atome
115
harmonie collective. Mais il faut aussi que la Société mette
l’homme en mesure de savoir et de pouvoir vivre son présent. Il
faut mettre l’homme en mesure, à chaque progrès, de mieux
s’approprier la nature (suivant le vocabulaire de Marx) et de
transformer cette appropriation dans les joies que l’homme peut se
donner à lui-même, et dont les fondements sont l’amour et la
connaissance.
Sans doute doit-on abandonner une part de sa vie, de ses
travaux, aux générations futures. Mais il ne faut pas tout
abandonner. Il faut savoir et pouvoir vivre son présent dans
l’intérêt des générations futures. Il est impossible de préparer le
bonheur des générations futures dans le malheur de deux ou trois
générations : toutes les mères le savent. Dans notre monde
moderne, l’homme risque d’être frappé de deux maladies : celle de
la mémoire et celle de l’imagination. La maladie de la mémoire
frappe ceux qu’on appelle les conservateurs sociaux, les hommes
qui veulent revenir en arrière (je pense aux propos d’un
philosophe qui, en 1949, aux Rencontres de Genève, souhaitait
voir se rétrécir l’univers). C’est encore le mal de l’âge, du
vieillissement. Au contraire, la maladie de l’imagination, qui
conduit l’homme à s’évader dans le futur, p.096 peut être l’un des
dangers de l’esprit progressiste. Pour ma part, je pense que la
société future conçue sous une forme dogmatique peut être un
opium comme peut l’être la religion... une façon d’aliéner l’homme,
de le rendre incapable de vivre son présent.
Nos enfants feront l’ère atomique : qu’ils la fassent pour eux-
mêmes autant que pour leurs enfants.
Aussi bien pour les problèmes de l’atome au service de la vie,
que pour ceux que pose l’atome au service de la guerre, il n’y a
L’homme et l’atome
116
pas de recette miracle, de recette totale. Il y a des précautions, il
y a des pas sur lesquels tous les hommes seront d’accord et qu’il
faut assurer.
Le premier pas serait d’aller à l’abolition du secret scientifique,
dont Francis Perrin dénonçait ces jours derniers, à Genève,
l’absurdité. Il ne suffira pas d’échanger les informations pacifiques.
Il faudra faire de la recherche en commun : les hommes d’un bloc
avec les hommes d’un autre bloc, les hommes d’une nation avec
les hommes d’une autre nation. Il faudra que ces savants aillent à
l’homme de la rue, et soient des hommes de la rue. J’étais irrité
dernièrement d’entendre deux hommes, un grand savant danois et
un grand médecin français me dire : « Moi, je ne lis pas les
journaux, je n’ai pas le temps... » — « Moi, je ne fais pas de
politique, je n’ai pas le temps... » Les savants doivent être des
citoyens comme les autres, plus actifs aujourd’hui parce qu’ils ont
plus de responsabilités.
Enfin l’homme de la rue attend un autre pas. Il attend le jour où
des savants, des techniciens, des ouvriers américains, soviétiques,
asiatiques, s’attelleront ensemble — avec l’accord de leurs
gouvernements — à mettre sur pied la centrale atomique de
l’Inde, du Brésil ou du Sahara.
L’angoisse est un domaine que cultive volontiers l’intellectuel. Il
ne faut pas s’y complaire, et que l’angoisse du péril atomique ne
soit qu’un reflet de notre angoisse devant notre propre mort.
Soyons comme les enfants, soyons comme tant de travailleurs qui
savent, les uns vivre, les autres travailler sans s’abandonner à
l’angoisse métaphysique. Si l’ère atomique doit contribuer à la
dissiper, ce ne sera pas par la désintégration de l’atome, mais bien
p.097 par le regain de confiance dans les hommes, d’amour pour les
L’homme et l’atome
117
hommes qu’elle peut apporter. Et en disant l’amour pour les
hommes, je ne veux pas verser dans le roman rose ou la morale :
cet amour des hommes doit comporter une juste part, une large
part d’amour pour soi-même, c’est-à-dire de satisfactions.
Pour conclure, laissez-moi dire que ces Rencontres, telles que
vous les organisez depuis quelques années, vont dans cette voie.
Mais pour être plus satisfaisantes, il faut qu’elles débouchent vers
l’homme de la rue. On ne fera rien sans lui, sans le plus grand
nombre. En me consacrant avec bien d’autres, avec un grand
savant unanimement respecté et regretté, au Mouvement Mondial
de la Paix — qui peut être critiqué, discuté, frappé de certaines
hypothèques — j’ai été vers l’homme de la rue. Il me reste à
souhaiter que ceux qui veulent la paix, indispensable au bonheur,
fassent ou trouvent leur Mouvement de la Paix (spiritualiste,
capitaliste ou matérialiste, peu importe) ; et que ces mouvements
divers se rencontrent et dialoguent pour dégager les thèmes
universels qui peuvent réunir et animer le plus grand nombre des
hommes.
@
L’homme et l’atome
118
DANIEL BOVET
RECHERCHE SCIENTIFIQUE ET PROGRÈS HUMAIN 1
@
p.099 Qu’est-ce que la science ? Quel est donc le but de nos
recherches ? Quel est le sens des efforts poursuivis dans nos
laboratoires ?
Distinguons d’emblée les deux aspects complémentaires et
parfois contradictoires sous lesquels se pose le problème : d’une
part la valeur de la science considérée par elle-même, dans le
cadre du développement de la seule pensée rationnelle et de
l’enrichissement culturel qu’elle constitue — d’autre part en raison
de sa valeur sociale, les techniques auxquelles elle donnera
naissance, et les applications industrielles ou autres auxquelles elle
pourra conduire.
Si la classique antinomie entre deux sciences, l’une pure et
l’autre appliquée, est aujourd’hui largement dépassée par les faits,
la science dans ses fins et ses conséquences peut apparaître en
tant que deux entités.
Qu’ont dit de leur science quelques-uns de ses plus
enthousiastes fauteurs ? Il est instructif de rapprocher les uns des
autres ces divers témoignages.
Avec H. Poincaré, nous atteignons d’emblée un absolu. Dans les
pages qui servent de conclusion à la « Valeur de la Science » il
écrit :
1 Conférence du 9 septembre 1958.
L’homme et l’atome
119
« p.100 La seule réalité objective ce sont les rapports des
choses d’où résulte l’harmonie universelle. »
« Les savants croient que certains faits sont plus
intéressants que d’autres, parce qu’ils complètent une
harmonie inachevée, ou parce qu’ils font prévoir un grand
nombre d’autres faits. »
« Ce n’est que par la Science et par l’Art que valent les
civilisations. »
« On s’est étonné de cette formule : La Science pour la
Science, et pourtant cela vaut bien la vie pour la vie [], et
même le bonheur pour le bonheur []. »
« Tout ce qui n’est pas pensée est le pur néant »
et finalement :
« La pensée n’est qu’un éclair au milieu d’une longue nuit.
Mais c’est cet éclair qui est tout 1. »
Le pragmatisme le plus orthodoxe, pour lequel, selon
l’expression de E. Mach, la science peut être considérée comme
une simple « économie de pensée » peut à l’autre extrême être
illustré par les textes du physicien H. Bouasse dont nous nous
délections au temps de nos études. Son introduction à l’« Optique
géométrique supérieure » a pour titre : « La science ni belle, ni
moralisatrice, ne vaut que par le détail. »
« La science n’est que cela, un ensemble de procédés
pour se rappeler les phénomènes, une anamorphose
ayant l’utilité pour but. Quant à la nature des choses,
1 H. POINCARÉ, La Valeur de la Science, Paris, 1927.
L’homme et l’atome
120
nous sommes aussi avancés que le voyageur qui gravit
une colline, pour en voir une autre devant soi, et ainsi de
suite, jusqu’à mourir de fatigue et d’écœurement d’une
tâche si vaine. »
« Une théorie, c’est amusant ; deux théories, passe
encore. Mille théories, toutes construites sur le même
modèle, ça donne la nausée. En sommes-nous plus
avancés d’avoir répété mille fois la même chose en ne
changeant que des mots ? »
« La science n’a qu’une excuse à sa désespérante
monotonie : servir à quelque chose 1. »
Dans une autre préface, H. Bouasse développe le point de vue
positiviste de la science : « Le savant cherche une forme dans
laquelle les faits voudront bien se caser 2. »
p.101 Comme le souligne E. Bauer 3 dans une récente et fine
analyse, cette constatation en apparence banale constitue le nœud
même du problème. La découverte selon les uns, la construction
selon d’autres, des cadres logiques dans lesquels la réalité vient
s’insérer est effectivement ressentie par le savant comme le but
même de ses recherches. « Il suffit de mettre l’accent sur les mots
que Bouasse écrivit en toute innocence « les faits veulent bien se
caser » pour que son aphorisme pragmatiste vienne se placer à
côté de deux formules célèbres de H. Minkowski et d’A. Einstein
dont le sens est à peu près le même mais avec une tout autre
résonance. »
1 H. BOUASSE, Optique géométrique supérieure, Paris, 1920.2 H. BOUASSE, Statique, Paris, 1920.3 E. BAUER, L’exploration de l’Univers et son exploitation. La Nef 11 (6) 31, 1954.
L’homme et l’atome
121
Minkowski (1908) parle d’une « harmonie préétablie entre les
mathématiques pures et la physique ». Pour Einstein 1 « le but de
la science est d’une part la compréhension, aussi complète que
possible, de la connexion entre les expériences sensibles dans leur
totalité, et d’autre part, le parachèvement de ce but en employant
un minimum de concepts primaires et de relations. » « Ce qui est
le plus inintelligible, a-t-il écrit, c’est que le monde soit
intelligible. »
La tentative d’une définition de la recherche scientifique,
apparemment tout à fait abstraite au début, nous amène
directement à envisager les conséquences pratiques de la
recherche pure. Et après avoir essayé d’indiquer, par les mots
mêmes de ses plus grands représentants, les fins de l’investigation
scientifique, voilà que nous nous devons de préciser les rapports
existant entre la science pure et le progrès technique.
La recherche scientifique et le progrès technique.
Une étude des rapports existant entre la recherche scientifique
et le progrès technique, révélerait d’une part les multiples aspects
des problèmes communs à la science et à l’industrie, et d’autre
part la variété des relations qui, au cours de l’histoire et selon les
pays considérés, se sont établies entre les savants et les chefs
d’entreprises.
p.102 Du point de vue économique, l’on reconnaît aujourd’hui
l’existence de deux révolutions industrielles successives ; la
première coïncide avec l’essor du machinisme et des industries
1 A. EINSTEIN, La physique et la réalité (1936), in Conceptions scientifiques, morales etsociales (trad. M. Solovine), Paris, 1952.
L’homme et l’atome
122
traditionnelles, comme celles du textile, des métaux, du papier et
du verre par exemple ; elle est issue du développement en grande
partie empirique de la technique et elle est le fruit de
l’accumulation progressive des expériences d’une pratique
plusieurs fois millénaire ; la seconde révolution industrielle, dont
l’origine plus récente ne remonte qu’au début de ce siècle, marque
au contraire l’apparition sur le marché de productions entièrement
nouvelles, l’automobile et l’avion, les textiles artificiels, les
appareils électroniques, dont l’influence se fera sentir non
seulement sur le monde matériel mais encore sur les structures
sociales et sur notre mode de penser.
Au cours de ces deux périodes, les rapports entre science et
technique apparaissent très différents, car il ressort d’emblée que,
si la science expérimentale du XIXe siècle s’est trouvée en quelque
sorte dans une position de débitrice vis-à-vis d’une industrie dont
l’essor devait conduire à un niveau de prospérité économique
encore jamais atteint, l’avènement de la seconde révolution
industrielle que nous traversons actuellement est au contraire
étroitement et pourrait-on dire exclusivement lié au niveau élevé
que les sciences physiques, chimiques et naturelles avaient atteint
au début de ce siècle.
*
Au point de vue historique, il est instructif de rappeler combien
furent étroits, dès la fin du XVIIIe, les échanges entre ceux que
l’on appelait alors les inventeurs et les pionniers de la science
expérimentale.
Considérant en particulier ce que fut l’attitude des chimistes
pendant la période de la Révolution et de l’Empire, on relira à ce
L’homme et l’atome
123
sujet avec curiosité une page de H. Le Chatelier : « Lavoisier
dépensait le plus clair de son activité à étudier les problèmes
agricoles, la fabrication du plâtre, l’éclairage de la ville de Paris, la
fabrication de la poudre, le gonflement des ballons. Monge p.103
s’occupait de la métallurgie du fer et de la fabrication des canons.
Laplace et Lavoisier imaginaient leur calorimètre à glace pour la
fixation équitable des droits d’octroi sur les combustibles entrant à
Paris. Berthollet fabriquait des chlorures décolorants et des
poudres chlorurées. Gay-Lussac, ingénieur des Ponts et
Chaussées, perfectionnait la fabrication de l’acide sulfurique.
Fresnel, également ingénieur des Ponts et Chaussées, dirigeait le
Dépôt des Phares, H. Sainte-Claire Deville s’est usé au cours de
ses recherches sur la métallurgie de l’aluminium et celle du
platine. Ce sont pourtant ces savants auxquels nous devons les
plus belles découvertes de la Science pure : les lois fondamentales
de la chimie, celle de la gravitation universelle et de la capillarité :
la géométrie descriptive, la théorie des ondulations, les lois de la
dissociation, celles de la dilatation des gaz, etc. 1 »
Une collaboration particulièrement étroite s’établit dès cette
époque entre les savants et les fabriques d’armements.
L’on sait la part que nombre de chimistes illustres ont prise à
une industrie qui doit son rapide développement aux guerres de la
Révolution, la fabrication du salpêtre, le nitrate de potasse entrant
alors pour les trois quarts dans la composition de la poudre à
canon. En quelques années seulement, à la suite du décret du 14
frimaire de l’an II, qui invitait tous les citoyens à lessiver eux-
mêmes les parois de leurs caves, la production de nitrate, dont les
1 H. Le CHATELIER, La Société de demain et la Recherche scientifique. Enquête du« Temps », 1919 ; cit. in C. Moureu, La Chimie et la Guerre, p. 297, Paris, 1920.
L’homme et l’atome
124
procédés d’extraction avaient subi des perfectionnements
importants, passait de 3 millions à 16 millions de livres 1.
Par la suite, les progrès de la chimie, et de la chimie organique
en particulier, devaient multiplier les occasions de contact. Si J.
Pelletier et J.-B. Caventou, en France, ne voulurent
personnellement tirer aucun bénéfice de l’isolement de la quinine
(1820), abandonnant « à l’humanité » leur procédé de
préparation, un étudiant de 18 ans, W. H. Perkin, protégera par un
brevet la première synthèse d’un colorant de l’aniline, la
mauvéine, à laquelle p.104 il parvenait en 1856 dans un laboratoire
de Londres « à la suite d’un raisonnement erroné ». Très
rapidement la mauvéine est préparée industriellement en France, à
Saint-Denis, et c’est également à Paris que A. Béchamp étudie
pour la première fois la production industrielle de l’aniline à partir
du nitrobenzène, utilisé en parfumerie sous le nom d’essence de
mirbane.
Au point de vue géographique, les développements de la chimie
des matières colorantes, qui eurent leur début en France,
passèrent en Allemagne, puis en Angleterre et en Italie, pour
retourner à la fin en Allemagne 2.
Il n’avait fallu qu’un siècle pour que les sciences physiques, à
l’origine juste suffisantes pour expliquer et améliorer les
techniques industrielles, deviennent aptes à créer des énergies et
des matériaux entièrement nouveaux.
Ainsi en chimie organique les premières découvertes de teinture
à l’aniline conduisirent rapidement à une foule de colorants variés
1 P. BAUD, L’Industrie chimique en France, Paris, 1932.2 E. FARBER, The Evolution of Chemistry, New York, 1952.
L’homme et l’atome
125
et à la création d’une industrie nouvelle. La chimie des parfums,
dont les propriétés organoleptiques étaient également aisées à
reconnaître, suivit rapidement. Par un détour assez inattendu et
qui allait se montrer lourd de conséquences, la chimie
thérapeutique n’allait pas tarder à se greffer sur le tronc qui avait
surgi de la sorte. Lorsque ce stade fut atteint, le changement et
l’innovation surgirent à un rythme sans cesse accéléré, grâce à la
création et au développement croissant des laboratoires
appartenant à l’industrie, qui disposeront dès lors de leurs propres
matières premières et mettront leurs produits intermédiaires à la
disposition de leurs propres chercheurs. Les colorants, les
parfums, les médicaments eux-mêmes furent mis en circulation
sous d’étrange sigles sans que fussent toujours connus les
procédés qui aboutissaient à leur synthèse. Dans les fabriques, les
expérimentateurs eux-mêmes ignoraient souvent la structure des
produits qui leur étaient confiés. Des vagues de produits
pharmaceutiques, de matières plastiques, de textiles artificiels,
d’antibiotiques, sortirent de nos laboratoires et passèrent
rapidement à la production industrielle, p.105 tandis que des
bouleversements analogues gagnaient à la suite des progrès
réalisés en physique les industries électriques, métallurgiques et
atomiques.
Pendant toute cette période, les recherches appliquées et la
recherche pure restent étroitement associées et leurs résultats se
mêlent au point qu’il est le plus souvent difficile de distinguer la
part de l’une et de l’autre. Je n’en veux, pour exemple, que
l’énumération, telle que l’a relatée E. Fourneau 1, des contributions
1 E. FOURNEAU, Quelques aspects de la chimiothérapie (1947), cit. in P. FOUGÈRE,Grands Pharmaciens, Paris, 1956.
L’homme et l’atome
126
multiples et variées qui ont abouti à la découverte des
médicaments antisyphilitiques et de la thérapeutique arsenicale :
observation empirique de l’action reconstituante et antianémiante
de l’arsenic, traitement des bêtes de somme par l’arsenic minéral,
découverte de l’agent responsable de la maladie du sommeil,
inoculation à la souris du parasite du chameau, identification de
l’agent de la syphilis humaine, formules tout d’abord erronées,
puis successivement confirmées de l’acide aminophenylarsénique,
premières tentatives thérapeutiques avec des produits impurs : il a
fallu la longue suite des guérisseurs, des explorateurs, des
médecins coloniaux, des parasitologues, le hasard de millions
d’inoculations, la passion d’un Ehrlich, pour en venir à bout ! Il
serait facile de multiplier les exemples et de montrer comment une
intrication des recherches pures et appliquées apparaît, avec la
même évidence, dans bien d’autres domaines.
C’est en Allemagne en premier lieu que les industries
réalisèrent pleinement l’importance économique des domaines
ouverts par la recherche scientifique et parvinrent à s’assurer la
collaboration étroite et souvent exclusive, de chercheurs de
mérite.
Une telle attitude de la part de collègues ne fut pas toujours
favorablement jugée dans les milieux purement scientifiques ; à
l’opposé de prédécesseurs tels que Faraday, en Angleterre et
Liebig, en Allemagne, la majorité des universitaires témoigna, dans
les pays latins, en France et en Italie notamment, d’un manque
d’intérêt sinon d’un mépris formel à l’égard de l’exploitation
technique et de l’application industrielle.
L’homme et l’atome
127
p.106 C. Moureu 1, à ce sujet, écrit que cette sorte de rupture se
place en France vers 1860 et que c’est à partir de cette époque,
que presque tous les savants — il parle des chimistes organiciens
— se confinent, se drapent dans leur manteau de science pure et
dédaignent les applications possibles des résultats de leurs études.
Ils sont d’ailleurs à ce moment-là attirés par un tout autre
problème, l’édification d’une théorie qui pût grouper et coordonner
la masse énorme de faits scientifiques accumulés depuis cinquante
ans par les savants de tous les pays : c’était la genèse, puis
l’éclatante victoire de l’hypothèse atomique.
Par des réactions contraires, on put craindre que le culte de la
science pure n’évolue dans les pays latins en un académisme
certes respectable mais d’un traditionalisme excessif, et qu’en
Allemagne d’abord, puis dans les Etats-Unis, elle ne se transforme
au contraire en une poursuite inlassable de l’utile.
La désintégration de l’atome considérée au début de la dernière
guerre comme une possibilité théorique, devint, avec l’explosion
de la bombe atomique à la fin des hostilités, une effrayante réalité,
et le développement actuel des sciences physiques apporte un
élément tout à fait nouveau, aux conséquences incalculables. C’est
un fait que le caractère presque démesuré des ressources
nécessaires à la recherche nucléaire d’une part, son urgence et les
moyens mis en œuvre d’autre part, créent d’étranges relations
entre les bailleurs de fonds qui ne peuvent être que les
Gouvernements et qui en pratique sont trop souvent l’armée, et
une nouvelle espèce de travailleurs scientifiques, extrêmement
qualifiés et pourtant privés des plus précieux privilèges du
1 C. MOUREU, La Chimie et la Guerre, Paris, 1920.
L’homme et l’atome
128
chercheur : une pleine initiative, la liberté d’expression et la
possibilité de libre discussion.
A côté de cela, une autre conséquence apparaît comme fort
paradoxale, et c’est une sorte de discrédit et une fausse hiérarchie
des sciences qui font que tous les autres domaines de
l’expérimentation font désormais figure, à côté des recherches
physiques, de parents pauvres.
Je n’ignore pas que nous vivons une période très particulière
p.107 de la recherche, et que, au cours des années à venir, cette
situation ira se normalisant avec la pénétration de l’énergie
nucléaire dans le domaine des industries de paix. Il n’en reste pas
moins que le moment actuel est, du point de vue de l’organisation,
un des plus étranges qui se soient jamais produits.
L’homme de science.
A ce point de mon exposé, ayant tenté de définir la science et
de décrire les rapports entre recherche scientifique et progrès
technique, je devrais traiter de l’homme de science, ou mieux
encore, car le terme me paraît moins redoutable, de cet amoureux
de sa science que représente tout chercheur digne de ce nom.
Il est curieux de constater comment le problème de la
psychologie du chercheur a presque entièrement échappé à
l’analyse de la littérature classique, et de voir que Balzac, Dickens,
Flaubert, Maupassant ou Zola ne nous ont pas laissé de portraits
de savants.
Dans la littérature contemporaine, les personnages du
Contrepoint d’Aldous Huxley, du Voyage au bout de la nuit de
Céline, de la Nourriture des Dieux de Wells, et l’Arrowsmith de
L’homme et l’atome
129
Sinclair Lewis, sous un aspect souvent un peu caricatural nous
révèlent volontiers leurs mentalités puériles.
Sur le plan individuel comme sur le plan social l’histoire des
inventions n’est pas celle de besoins ou de nécessités qui auraient
existé avant elles. Comme l’a fait remarquer D. de Rougemont 1,
sa logique n’est pas celle de l’utile mais celle du jeu. Encore bien
moins peut-on y déceler la réponse d’un homme de proie qui se
jetterait sur la nature pour la soumettre à sa volonté de puissance.
Le savant pur qui mène le jeu est un peu un poète et un peu un
philosophe.
Ce qui nous séduit dans la science, et ce qui en fait à nos yeux
le prix en même temps que la difficulté, réside dans l’élaboration,
l’achèvement et la perfection d’une synthèse, l’emboîtement de
faits recueillis dans des domaines souvent très différents, les
relations s’établissant entre des données jusqu’alors apparemment
sans p.108 rapports. Si nous prenons, par exemple, la conception
darwinienne de l’évolution, nous voyons qu’elle s’est formée à
partir de notions empruntées à la géographie, à la géologie et à la
paléontologie, à la zoologie, à l’anatomie comparée et à
l’embryologie, à la botanique et à la floriculture, à la génétique et
plus récemment à la statistique et à la physique des radiations.
Dans un tout autre domaine, il faut également allier des études
très diverses, celle de la chimie des produits naturels, de la chimie
analytique, et de la chimie organique, les études de structures et
la détermination des spectres, aux techniques de pharmacologie,
de toxicologie et de physiologie pour apporter finalement à la
clinique un agent thérapeutique nouveau. Par des processus de
1 D. de ROUGEMONT, L’aventure occidentale de l’homme, Paris, 1957.
L’homme et l’atome
130
pensée presque parallèles, la biologie s’enrichit d’une conception
originale et c’est à la genèse d’un nouveau type d’agents
thérapeutiques, analgésiques ou antibiotiques qu’on assiste.
L’essentiel dans tout ceci réside dans la systématisation et
l’orientation de la pensée et dans le fait que nous avons accru
notre puissance de prévision.
Puéril, poète ou philosophe, le savant ne se laissera pas
toujours facilement enrégimenter. Il doit pour préserver son talent
maintenir un délicat équilibre entre une spécialisation trop poussée
et un amateurisme satisfait. Il lui sera surtout nécessaire de se
défendre contre l’emprise de la vie quotidienne. La découverte qu’il
espère est toujours aléatoire, lointaine et improbable ; elle lui
coûtera plus de fatigues que mille lettres et mille rendez-vous.
Mais chacune de ces lettres et chacun de ces visiteurs lui font
courir le risque de manquer la rencontre à laquelle il aspire.
*
Comment devient-on chercheur et comment peut-on espérer
susciter la vocation d’homme de science ?
Charles Fourrier écrivait il y a plus d’un siècle qu’il n’était pas
de problèmes sur lesquels on ait plus divagué que sur l’instruction
publique et ses méthodes. J’ai sur ce point consulté l’autorité de
mon propre père qui m’a assuré que bien peu de choses avait
changé depuis lors.
p.109 La formation de l’homme de science passe par trois étapes,
celle d’une vocation à l’âge scolaire et celles d’une sélection et d’une
formation proprement dite, universitaire et post-universitaire.
A l’échelle nationale, le problème de la formation du personnel
de recherche pose de multiples problèmes dans le détail desquels je
L’homme et l’atome
131
ne puis entrer et dont plusieurs ont été ou seront traités ici même.
Permettez-moi pourtant de soumettre à votre attention deux
observations assez élémentaires.
La première sera un plaidoyer pour le livre.
L’explication, que l’on a cherchée dans la théologie ou dans la
réaction aux idées religieuses régnantes, du singulier
épanouissement de la science aux XVIIe et XVIIIe siècles pourrait
beaucoup plus simplement être le résultat des possibilités
nouvelles de diffusion de la pensée qu’avaient créées l’introduction
de l’imprimerie et les progrès de l’industrie du papier. Il est
plaisant de supposer que si Gutenberg eût vécu sous les Pharaons,
les Grecs déjà eussent découvert la pile de Volta et la dynamo.
C’est là un point important et il m’apparaît qu’aujourd’hui
encore toute politique de la recherche scientifique devrait
s’accompagner également d’une très large politique du livre, de
l’édition et des bibliothèques publiques que rend plus nécessaire
encore l’extrême diffusion des techniques « audiovisives ».
L’esprit humain vieillit-il si rapidement, et est-il normal que
Locke, Condillac, Helvetius, Marmontel, Condorcet, V. Cousin ou
Gregorovius ne soient plus à la portée que de spécialistes comme
si leur mise à l’Index avait suffi à les rayer de la culture générale ?
L’esprit humain vieillit-il si rapidement qu’une collection des 54
prix décernés par l’Académie Goncourt constitue de nos jours déjà
une curiosité sinon une rareté bibliographique ? Je voudrais que
chaque pays respectât ses propres penseurs, et assurât une large
diffusion à leurs œuvres. Je souhaiterais aussi que les
bibliothèques publiques, réellement accessibles aux jeunes,
puissent bénéficier de crédits analogues à ceux des stades, et
L’homme et l’atome
132
deviennent de nos jours l’équivalent des thermes romains et des
cathédrales moyenâgeuses.
p.110 Mon deuxième truisme réside dans la constatation que dans
la mesure où nous désirons former et recruter des intellectuels,
nous devons également commencer — passez-moi l’expression —
par ne pas abêtir nos semblables. Gardons-nous et gardons nos
contemporains des fausses sciences. Il y aurait hélas de nos jours
une Encyclopédie des sciences inexactes qui se pourrait écrire.
Nous les connaissons tous et F. Le Lionnais relevait récemment
comment « l’astrologie, la radiesthésie, l’alchimie, l’homéopathie
et la télépathie ne sont que des caricatures qui, dit-il, font
respectivement écho à l’astronomie, à la physique, à la chimie, à
la médecine et à la psychologie 1 ».
Au niveau universitaire, le problème de la sélection des
chercheurs se présente à la fois sous un aspect difficile,
inconfortable, angoissant même, lorsqu’il s’agit par exemple dans
une commission d’examen ou de concours d’opérer un tri ou un
choix, et comme un plaisir délicat de l’esprit dans les premières
semaines de laboratoire, lorsque se révèlent les secrètes affinités
entre le professeur et l’étudiant, lorsque, en tant que chercheurs,
nous tentons de transmettre une part de cette flamme que nous
avons nous-mêmes reçue de nos maîtres. Chaque fois la difficulté
du choix naît de la nécessité de deviner le « trouveur » sous la
veste de chercheur qui le couvre. Dans ma partie, et je crois que
c’est là un fait assez général, le « patron » ne saurait guider
personnellement une équipe de plus de dix ou au maximum de
vingt collaborateurs, sans courir le risque de voir se désagréger le
1 F. LE LIONNAIS, Une maladie des civilisations : les fausses sciences, La Nef 11 (6), 176(1954).
L’homme et l’atome
133
groupe qu’il dirige ou de passer au rang d’administrateur.
J’ai enfin, sur le chapitre de la sélection des chercheurs, un
point de vue qui m’est propre. Il donne une vue assez pessimiste
des choses. Je l’appellerai l’hypothèse de la constance de la
matière grise.
Elle repose sur des bases strictement expérimentales : sur 100
rats de mon élevage, 10 seulement, 15 au maximum sont
susceptibles d’un apprentissage un peu complexe. Si je les dresse
à monter à la perche à un signal donné — il s’agit d’échapper à
une p.111 secousse électrique ou à un courant d’air — il est bien
difficile qu’ils apprennent à ouvrir une porte. Si je leur apprends à
se procurer leur propre nourriture, en pressant sur un levier qui
leur vaudra une goutte d’eau sucrée, ils oublient souvent les
autres performances. D’autre part, s’il vous est possible de
« récupérer » les rats sujets à des névroses expérimentales,
aucune pédagogie ne vous permet jusqu’ici d’instruire un individu
congénitalement peu doué.
Je me suis parfois posé la question de savoir s’il n’en était pas de
même dans notre société humaine. Nous savons déjà par
expérience que l’Université souffre parfois des saignées que lui
infligent les laboratoires industriels. Qu’arriverait-il si une trop forte
requête en physiciens allait tout à coup nous priver de bons
biologistes ou de bons médecins ? N’est-il pas arrivé au cours de
l’histoire qu’un attrait excessif pour la philosophie ait privé l’armée
de grands chefs ou qu’une ville trop riche en artistes ait négligé de
sélectionner de bons politiciens ? Je livre ce sujet à vos méditations.
L’unique solution, et c’est précisément la raison pour laquelle je
conseillerai aux organismes responsables du développement de la
recherche scientifique de s’intéresser aux sciences de l’homme,
L’homme et l’atome
134
serait de trouver un philtre qui conférerait à tous mes rats et à tous
vos élèves un niveau d’intelligence supérieur.
L’organisation de la recherche.
Parmi les questions qui sont à l’ordre du jour, au cœur même
de notre civilisation, celles relatives à l’organisation de la
recherche considérée comme un élément essentiel de notre
système social, revêtent une importance particulière et font l’objet
de débats passionnés.
C’est un fait que la recherche progresse par bonds successifs.
Faut-il, en voulant la diriger suivant la tendance actuelle, s’exposer
au risque de l’appauvrir ou de la paralyser ? Peut-on négliger le
rôle de l’intuition, de la fantaisie et même du hasard dans la
découverte ? Les majeures difficultés que rencontrera
l’organisation de la recherche seront, à côté des problèmes relatifs
à la formation et à la sélection des chercheurs, les questions
concernant son p.112 financement et les doutes que soulèvent les
conceptions dirigistes ou libérales de la science.
Y a-t-il une crise de la recherche, un problème de l’organisation
de la recherche ? Cela n’apparaît pas à première vue à l’échelle
mondiale et les indices que l’on peut tirer des statistiques
universitaires, du volume des publications scientifiques et du
nombre des brevets témoignent d’une ascension régulière et
rapide 1. Honnêtement nous devons reconnaître que, si la
perfection n’est pas de ce monde, la situation de la recherche
pourrait être pire qu’elle ne l’est.
1 E. J. CRANE, in E. FARBER, The Evolution of Chemistry, p. 240, New York, 1952. J.-P.BENAL, The Social Function of Science, London, 1939.
L’homme et l’atome
135
*
L’époque où l’on rencontrait Pasteur dans une soupente, Claude
Bernard dans une cave, et où U. Mosso travaillait en hiver à une
température de cinq degrés au-dessous de zéro, est largement
dépassée.
Dans les limites des possibilités budgétaires, nos Conseils de la
Recherche ont fait de très louables efforts. Au fond d’eux-mêmes,
beaucoup d’entre nous savent bien qu’ils ne travaillent souvent
que pour leur propre satisfaction, avec une passion à peine moins
grande que celle du yoghi qui caresse son nombril. Et si nous
plaidons pour avoir des palais pour nous-mêmes et pour nos
collaborateurs, nous serions prêts à vivre la vie du trappiste ou du
bénédictin, plutôt que d’avoir à quitter les jouets de millionnaires
auxquels nous sommes accoutumés. En bonne conscience, je dois
avouer que bien souvent, en rentrant chez nous, nous avouons
avec ma femme que pour une telle journée, nous devrions plutôt
payer notre écot que recevoir un salaire de l’Etat.
D’une étude consciencieuse de M. Magat 1 sur les budgets de
recherches dans différents pays, il ressort clairement que ces
budgets sont partout sensiblement plus élevés qu’avant la guerre,
non seulement en volume absolu, mais en pourcentage de revenu
p.113 national. Une approximation grossière permet d’estimer à 1,2-
1,4 % du revenu national le budget de la recherche civile aux
U.S.A., et le pourcentage qui est voisin ou légèrement inférieur à
1 % pour l’U.R.S.S., la Grande-Bretagne, l’Allemagne, et les Pays-
Bas est de l’ordre de 0,5 % en France, en Suisse et en Italie.
1 M. MAGAT, Les budgets de la recherche dans le monde, La Nef 11 (6), 116 (1954).
L’homme et l’atome
136
L’auteur conclut d’une part que les budgets ont subi une sensible
augmentation depuis la guerre et d’autre part que ce sont les pays
qui y consacrent les sommes les plus élevées — et l’on pourrait
ajouter avec le maximum de constance — qui montrent le
développement le plus frappant de leur puissance industrielle. Il
apparaît également que l’augmentation jusqu’à 1 % au moins de la
fraction du revenu national consacré à la recherche conduit à une
augmentation correspondante du niveau de vie.
Les différences considérables qui existent entre les conditions
matérielles offertes aux chercheurs dans les différents pays
retentissent d’une manière désastreuse sur le recrutement des
nombreux laboratoires de recherches européens.
Sans ressusciter la vaine antinomie entre science pure et
appliquée il faut pourtant tenir compte du fait qu’une très forte
proportion des crédits disponibles pour la recherche de 85 et
90 %, va à l’acquisition des résultats directement exploitables
par l’industrie, alors que 10-15 % seulement des crédits vont à
l’enrichissement des sciences dites de base. On peut craindre de
ce fait, d’une part que les développements actuels ne soient
dans le domaine de la science appliquée, en partie tout au
moins, que l’exploitation de « réserves » de connaissances, qui
pourraient se trouver un jour épuisées, et d’autre part que
l’organisation excessive — il a été fait allusion à la
collectivisation et à l’industrialisation de nos laboratoires — ne
puissent constituer un frein à ce que l’on est en droit d’attendre
du plein épanouissement des sciences de la nature.
*
A côté du problème des budgets globaux qu’il convient
L’homme et l’atome
137
d’attribuer à la recherche, la question de leur répartition revêt une
égale importance.
p.114 La politique de la science peut consister selon les règles de
l’art de l’arboriculteur, à pousser au maximum le jet le plus
florissant ou à venir au secours des rameaux moins fertiles. Pour
ma part, je ferais volontiers miennes les conclusions de Le Febvre
— il est vrai qu’elles datent d’avant l’ère atomique — : « Créez un
état-major qui ne pousse pas qu’une colonne en avant, la plus
avancée déjà, celle qui risque de se faire couper, si on la pousse
trop en flèche. Rétablissez l’unité d’action, dépensez sans compter
pour ce grand résultat 1. »
Mais où va la science ?
Sans doute manquons-nous du recul nécessaire pour juger du
réel qui reste à découvrir. Placé dans la période ascensionnelle
initiale d’une courbe exponentielle, il nous est encore impossible
de prévoir le niveau où se placera l’asymptote. Je ne saurais du
reste ouvrir ici un débat d’anticipation, sur les développements
probables de la physique, de la biologie ou de la psychologie.
Les applications actuelles de l’atome pour la paix, vous les
aurez vues en visitant les admirables laboratoires que représentent
les deux expositions qui ont ouvert leurs portes à Genève. On peut
dire aujourd’hui, et cela a été une surprise pour beaucoup, que, en
ce qui concerne les applications des radio-isotopes artificiels à la
biologie, le domaine des applications les plus riches de promesses
ne concerne pas la médecine, mais bien la recherche pure. Il serait
facile de citer un grand nombre d’applications thérapeutiques et
1 H. LEFEBVRE, L’homme, la technique et la nature, Paris, 1938.
L’homme et l’atome
138
diagnostiques des isotopes radioactifs. Le programme, à première
vue très étendu, comporte des applications dans les spécialités les
plus diverses : endocrinologie, obstétrique, orthopédie,
neurochirurgie, chirurgie plastique, cancérologie, cardiologie,
radio-diagnostic ; les progrès constants enregistrés au cours des
dernières années dans ce domaine ne se sont trouvés limités que
par la juste préoccupation de ne porter aucune atteinte et de ne
faire courir aucun risque au sujet traité.
Tandis que les médecins se sont familiarisés avec les techniques
utilisant les isotopes dans un domaine qu’ils ne sauraient aborder
p.115 sans une extrême prudence, les biologistes pour leur part y
font appel sans restriction ni scrupules, en tant qu’instrument de
travail dans la poursuite des recherches les plus variées. Les
applications de ce type — déjà extrêmement nombreuses —
représentent à l’heure actuelle une des conquêtes les plus
précieuses de la chimie biologique. En raison de sa particulière
importance, nous mentionnerons spécialement les progrès que
l’utilisation des radio-isotopes a permis de réaliser dans le domaine
de la photosynthèse et dans l’étude des métabolismes qui se
déroulent au niveau du système nerveux central.
Devons-nous, dans le choix de nos propres recherches, nous
laisser guider par des critères utilitaires ? Cela n’est pas absolument
exclu. Les réticences que j’ai formulées à l’égard d’une
industrialisation trop exclusive de la recherche n’impliquent pas
nécessairement une déshumanisation de nos activités de chercheur.
Permettez-moi une référence à mon propre Institut. Dans un
laboratoire où chimistes et pharmacologistes travaillent en étroite
collaboration, le thème central de nos recherches peut être défini
par l’étude des rapports entre la structure chimique et l’activité
L’homme et l’atome
139
biologique ; dans la masse des problèmes possibles, devant la
nécessité de choisir un thème d’étude, celui que pose la mise au
point d’un groupe nouveau de produits susceptible de présenter
des applications d’ordre thérapeutique constitue selon une
comparaison que j’ai souvent déjà proposée à mes collaborateurs,
une épreuve comparable à celle que représente la rime aux yeux
du poète : c’est la difficulté supplémentaire qu’il importe de
vaincre et dont la solution donnera tout son prix au poème.
Il n’est par ailleurs pas douteux que, tant à l’échelle du labeur
quotidien qu’à celle des plans à plus longue échéance, le contact
de la réalité quotidienne ne représente un précieux stimulant.
On sait assez comment l’étude attentive d’une intoxication
industrielle a pu servir de point de départ à la découverte des
antithyroïdiens ou de l’antabus et comment la chimiothérapie
antidiabétique et les tranquillisants sont issus d’une étude
particulièrement attentive des malades.
p.116 Après la victoire qu’ils ont remportée sur l’atome, aucun
obstacle ne sera a priori en mesure de freiner l’ambition des
chercheurs. Tandis que progresse l’étude des conditions qui ont pu
conduire à la genèse de la matière vivante sur le globe, le
pharmacologiste apparaît déjà armé pour en modeler les fonctions
et les formes.
De plus vastes problèmes, celui de la sous-nutrition et de la
famine, celui du danger que représentent les radiations ionisantes,
ceux représentés par le vertigineux accroissement de la population
du globe, celui de la thérapie des tumeurs, et bien d’autres encore
attendent leur part de solution.
A juste titre, beaucoup d’entre nous sentent l’urgente nécessité
L’homme et l’atome
140
d’un épanouissement de ce que l’on a appelé les sciences de
l’homme, de la génétique à la sociologie expérimentale.
L’épuration des mœurs.
Notre génération s’est trouvée à un tournant singulier de
l’histoire. A la philosophie du progrès social, héritière de
l’humanisme gréco-latin, née de Bacon, Descartes, Helvetius, de
Condorcet, de Diderot et de Voltaire, et qui depuis deux siècles et
demi semblait trouver sa justification dans le progrès scientifique
et technique, les amères réalités des deux guerres ont apporté un
brutal démenti.
Recul de la démocratie, exacerbation des nationalismes et des
particularismes de races et de religions, recul de la race blanche,
voici que peu à peu se fait jour l’idée de la fragilité et du caractère
transitoire de notre civilisation occidentale.
Ce fut l’époque où J. Benda signait la Trahison des Clercs, N.
Berdiaeff, le Nouveau Moyen Age, F. Nitti, la Décadence de
l’Europe, O. Spengler, le Déclin de l’Occident.
Dans le jardin délaissé, les buissons d’un existentialisme
envahissant bousculent les mosaïques ordonnées d’un rationalisme
hors de mode.
Valery avait déjà écrit : « Nous autres civilisations, nous savons
que nous sommes mortelles. »
L’idée se fit obsédante, d’un coup de gomme qui suffirait à
effacer notre civilisation, qui pourrait disparaître, qui se trouvait
déjà en voie de disparition, d’une ère sur son déclin.
p.117 De nos jours un tel nihilisme apparaît largement dépassé.
Sans revenir à la conception humaniste du début du siècle, nous
L’homme et l’atome
141
voyons sous nos yeux se réaliser une révolution que l’importance
des derniers perfectionnements techniques rend désormais
irréversible.
La science et la technique contemporaines apportent chaque
jour des preuves nouvelles de leur efficience et d’une puissance
auprès de laquelle les projets les plus audacieux des philosophes
des siècles passés ne figurent que comme de timides rêveries.
Alors même que nous sommes incapables de fixer les limites de
l’évolution vers laquelle nous allons, nous voyons l’avenir comme
inexorablement lié à celui d’une réalité que nous contribuons à
construire.
Au rationalisme de l’histoire de Vico et de Hegel, à l’histoire
pourrissante vécue entre les deux guerres, fait suite, ce qui nous
apparaît aujourd’hui comme une vertigineuse accélération de
l’histoire.
*
Quel sera sur le plan humain le bilan de l’opération recherche
scientifique ?
Face à J.-J. Rousseau, qui dénonçait la corruption des mœurs
engendrée par la science, les Encyclopédistes voyaient dans le
progrès intellectuel la grande espérance humaine et la raison
d’être de notre effort.
En réalité les conclusions du Discours sur le thème : Le
rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer ou
à corrompre les mœurs ? étaient très nuancées ; Rousseau y rend
également hommage au « grand et beau spectacle de voir
l’homme dissiper, par les lumières de sa raison, les ténèbres dans
lesquelles la nature l’avait enveloppé » et il conclut que « les
L’homme et l’atome
142
lumières du méchant sont encore moins à craindre que sa brutale
stupidité 1 ».
L’extraordinaire développement des sciences et des techniques
devait susciter bien des émules de Rousseau.
p.118 Il y a 20 ans Ortega y Gasset dénonçait « l’homme de
science qui s’est de plus en plus restreint, limité, cantonné dans un
champ intellectuel chaque fois plus étroit ». De Unamuno accuse le
savant de lui avoir fait « perdre son âme ». Bernanos dénonce
dans la machine et le robot une conspiration universelle contre
toute vie intérieure.
Répondant aux accusations portées contre la Science, Joliot-
Curie plaide non coupable :
« De plus en plus fréquemment, depuis la fin du XIXe
siècle, s’expriment des inquiétudes et des angoisses
devant certaines conséquences néfastes de la Science.
Certains vont même jusqu’à mettre en doute la valeur de
la Science comme facteur de civilisation. Les événements
récents concernant la bombe atomique sont venus encore
augmenter la confusion générale à l’égard de la Science,
portant cette confusion jusque chez les savants eux-
mêmes.
Si le rôle moral et social de la Science pure, de la Science
fondamentale, est en général reconnu, c’est sur les
applications que porte la critique, et la Science est
considérée comme morale ou immorale suivant que
1 J.-J. ROUSSEAU, Discours qui a remporté le prix à l’Académie de Dijon, en l’année1750, et Réponse au Roi de Pologne, Duc de Lorraine, sur la Réfutation faite par ceprince de son Discours sur la Science et les Arts.
L’homme et l’atome
143
l’usage qui en est fait est bienfaisant ou destructeur. En
réalité il serait plus convenable de faire porter ce
jugement non sur la Science, mais sur les hommes qui
l’appliquent et l’utilisent.
La bombe atomique dont vous connaissez tous les
terrifiants effets sur Hiroshima et sur Nagasaki est
l’aboutissement d’une longue série de recherches qui
doivent également conduire à des applications pacifiques
dans le domaine des sources d’énergie et de la nouvelle
chimie des radioéléments. En fait il est indéniable que les
difficultés de notre époque sont dues aux mauvais usages
de la Science, à ce que je voudrais appeler les
détournements de la Science. Les crises économiques et
le chômage qui provoquent des guerres, les destructions
massives par l’aviation et par la bombe atomique sont
autant de signes très graves qui doivent nous alarmer et
provoquer chez chacun de nous des réactions salutaires.
Non seulement il serait fou de vouloir de nouveau
enchaîner Prométhée, mais il nous faut, au contraire,
appliquer l’esprit p.119 scientifique pour trouver des
solutions aux difficiles problèmes de notre existence
présente 1.
*
Si nous voulons éviter le risque de passer à côté de ce qui
constitue peut-être le nœud du problème, il convient de s’arrêter
sur le fait que la révolution morale, sociale et peut-être politique
1 F. JOLIOT, Conférences à l’U.N.E.S.C.O. (Paris, 1947), cit. in G. PICON, Panorama desIdées Contemporaines, Paris, 1957.
L’homme et l’atome
144
causée par le récent développement des sciences revêt une
importance égale, et peut-être supérieure à celle des
transformations techniques qui l’ont accompagnée. Car si nous
avons bien assisté à la transformation de la vie matérielle que
beaucoup nomment le progrès, nous avons vu aussi changer la
personnalité même du savant, nous l’avons vu s’insérer dans la vie
sociale, nous l’avons vu devenir une source de richesse et un
facteur indispensable du bien-être matériel.
Si la recherche scientifique a bien passé, et passe toujours plus,
au premier plan des préoccupations gouvernementales, il s’agit
malheureusement plus souvent de recherches servant à la guerre
que de productions pacifiques. Du même coup, l’on cherche à
définir une politique de la recherche, plusieurs se font les fauteurs
d’un dirigisme intransigeant, il est question de ministères
nouveaux, les comités, les commissions, les bureaux et les
conseils nationaux et internationaux foisonnent.
La recherche est devenue aujourd’hui une valeur à administrer,
à exploiter, à détenir et à préserver. Le monde moderne l’assimile
au pétrole et au charbon ; un véritable retour sur soi-même
permet seul de réaliser encore le fait que ce que l’on se propose de
gérer si strictement n’est en définitive que la culture, la pensée et
le pouvoir créateur — je serais tenté d’ajouter le fruit des songes
et de la fantaisie — de quelques hommes.
Si la situation qui est faite à la science présente aux yeux de
beaucoup des avantages indiscutables — ne serait-ce que par le
volume des crédits alloués aux laboratoires —, les aspects négatifs
p.120 de la question ne laissent pas de troubler certains d’entre
nous. Nous pensons en particulier à l’oubli où l’on abandonne de
trop vastes domaines des sciences spéculatives, descriptives ou
L’homme et l’atome
145
morphologiques, à la pauvreté de la plupart de nos Universités, à
l’abandon dans lequel sont laissés tant d’Instituts.
Il nous arrive de nous demander s’il est réellement sage et s’il
est vraiment favorable au développement des sciences,
d’appauvrir ainsi l’enseignement universitaire et de déverser tant
d’argent sur des organisations para-universitaires, sur la foi de
projets et de plans de plus en plus techniques et simplement
utilitaires.
L’on se demande surtout si ce transfert de l’autorité en matière
scientifique de l’Université à la politique, ne risque pas de creuser
encore davantage le fossé qui, à l’échelle internationale, divise
aujourd’hui le monde.
*
Nous avons appris sur les bancs de l’école que, pour Condorcet,
le progrès était inclus dans la nature humaine.
Voltaire y voyait déjà les éléments d’une lutte, et en particulier
d’une lutte contre la sottise.
Aujourd’hui, de l’idée de progrès qui s’est dangereusement
émiettée, — on parle des progrès intellectuel, technique,
économique ou moral, et du progrès il ne reste guère, selon
l’expression d’un illustre Italien qui fut professeur à Genève,
Guglielmo Ferrero, qu’une idée-force.
Si notre foi reste entière dans la valeur éducative et le facteur
de progrès moral qui représentent le dévouement à la Science
pour elle-même, l’esprit de la recherche pure et l’effort
désintéressé vers le vrai, nous ne pensons pas que le
développement technique actuel qui pour beaucoup constitue
l’unique résultat tangible de la recherche, mérite par lui-même le
L’homme et l’atome
146
nom de progrès, quelle que soit l’importance des changements des
idées et des mœurs qu’il ait entraînés.
La valeur formative de la science, nous la voyons
quotidiennement en tant que maîtres, dans l’élan, l’enthousiasme,
l’intelligence, l’esprit d’abnégation, la persévérance de nos
étudiants et p.121 de nos collaborateurs ; nous la voyons à l’œuvre
chez nos collègues des Universités et des Instituts de recherche ;
nous avons, nous scientifiques, l’espoir d’en être les dépositaires,
et d’avoir reçu une parcelle du merveilleux héritage que nous ont
laissé nos maîtres, et par delà les vivants, quatre siècles bientôt
d’une longue et prodigieuse tradition.
Permettez-moi de conclure en évoquant trois éminents
collègues qui, par leur génie et par la portée de leurs recherches
ont eu à résoudre de terribles conflits intérieurs.
L’appel d’un Einstein, l’œuvre d’un Langevin et d’un Joliot-Curie,
constituent en effet les épisodes les plus saillants non pas
seulement d’une aspiration généreuse à sortir de leur tour d’ivoire,
mais d’une volonté délibérée et de la nécessité profondément
ressentie de s’insérer également dans la réalité sociale, conscients
d’étendre à un plus vaste idéal de justice humaine, leur foi intime
dans la force d’une vérité souveraine. Et de collaborer ainsi, à
l’instar d’un Galilée, au véritable progrès de l’humanité.
@
L’homme et l’atome
147
R. P. DUBARLE
PROMESSES OU MENACES DE L’ATOME ? 1
@
p.123 Je dois d’abord remercier les Rencontres Internationales de
Genève, que je connais depuis longtemps et auxquelles m’unissent
des liens de profonde amitié, de l’honneur exceptionnel qu’elles me
font ce soir en m’invitant à prendre la parole devant vous. Je ne
m’attarderai pas dans ces remerciements. Je veux simplement dire
ma joie de parler en compagnie d’un chrétien de la confession
protestante, et vous dire tout de suite que cet entretien n’est en
rien une controverse et en rien une confrontation. C’est à vrai dire
une réunion. Ni l’un ni l’autre n’avons concerté le texte ou la
conférence que nous vous ferions. Il se trouvera peut-être que
nous dirons les mêmes choses : voyez-y l’unité. Il se trouvera
peut-être que nous dirons des choses différentes : voyez-y la
complémentarité dans le Christ. Et ainsi trouverez-vous la vérité
de notre rencontre. Ceci dit, j’aborde mon sujet.
Nous avons eu, ces jours-ci, un heureux privilège. L’atome est
venu occuper maintes fois nos pensées, mais en nous présentant
son visage pacifique et le meilleur de ses espérances. La seconde
Conférence de l’Atome pour la Paix, qui se poursuit depuis dix
jours, nous fait assister à la réunion fraternelle de cinq mille
hommes de science venus de tous les pays du monde pour
s’entretenir avec liberté de leurs recherches et des réalisations
auxquelles ils participent. D’admirables expositions étalent sous
1 Conférence du 11 septembre 1958.
L’homme et l’atome
148
nos yeux à la p.122 fois le dynamisme de la connaissance humaine
et les puissantes merveilles d’une technique en rapide expansion.
Elles ne sont qu’un reflet de ce qui s’implante de plus en plus dans
la réalité quotidienne de notre vie. Ainsi l’espérance que l’homme
peut mettre en sa maîtrise de l’atome est en train de naître, de
prendre corps, de jour en jour plus vigoureuse parmi nous.
Et puisque, stimulés par cette occasion, il nous a plu de nous
demander ce soir ce dont la foi chrétienne peut bien instruire
l’homme au moment où celui-ci s’interroge sur ses rapports avec
l’atome, le chrétien que je suis est profondément heureux de
pouvoir partir tout simplement du fait que nous avons sous les
yeux pour dire les sentiments fondamentaux qui l’animent lorsqu’il
est question de cette grande conquête de notre temps.
Comment en effet, non seulement comme homme vivant avec
tous ses frères humains, mais bien comme croyant pénétré des
énergies de l’enseignement divin, le chrétien pourrait-il rester
insensible à cette possibilité magnifique en train de grandir
parmi nous ? Comment pourrait-il se refuser à la valeur humaine
qui se développe avec elle ? Que cette progression de la science
lui apparaît belle en elle-même ! Vue du dehors par le profane,
elle suffit déjà à en imposer à son admiration. Mais combien plus
admirable est-elle, une fois qu’elle est reconnue du dedans et
comprise dans son épanouissement ! Car elle se découvre alors
comme le fruit de l’effort vigoureux, soutenu, cumulatif, fourni
par de nombreuses générations déjà riches d’une longue
expérience spirituelle et parvenues à enfanter dans la raison
l’acquis étendu et pénétrant de l’entendement humain. Notre
science de l’atome n’est que l’une des plus actuelles floraisons
de cet effort. Conjuguée à une découverte de l’univers qui recule
L’homme et l’atome
149
la perception humaine des mondes jusqu’à ces galaxies que nous
savons lointaines de plus d’un milliard d’années-lumière, elle est
le signe donné à notre temps de la venue à maturité d’une
faculté désormais essentielle à l’espèce humaine. Comment,
encore une fois, serait-il concevable que ce que le chrétien porte
de plus spirituel en lui, sa foi, vienne s’opposer à ce qui est
parmi nous, non seulement un acte évident de l’esprit, mais
encore, pour notre p.123 collectivité tout entière, une précieuse
ressource de son entrée plus avant dans l’accomplissement de
son destin ?
D’autant qu’en ce moment même nous avons sous les yeux un
exemple convaincant de la conduite humaine que la science est
faite pour inspirer avec le plus de vérité. Ce rassemblement
pacifique d’hommes venus de partout mettre en commun ce qu’ils
savent, le plus souvent avec une extrême simplicité, qui veulent le
mettre en commun en vue d’utilités humaines essentielles et dont
ils perçoivent avec intensité la décisive importance, ce
rassemblement d’hommes qui, ce faisant, gardent dans leurs
paroles une discrétion pleine de pudeur à l’égard de leurs
préoccupations les plus hautes et de leurs soucis les plus nobles, il
est, je puis vous l’attester ce soir, l’expression la meilleure de
l’éthique véritable de la science. Il est aussi, disons-le bien, une
expression agissante. Un commencement s’opère ainsi parmi nous
de cette unité spirituelle nouvelle dont il est désormais besoin au
genre humain. Commencement modeste sans doute mais
commencement tout aussi fécond en promesses que l’étaient à un
autre plan, quelques siècles en arrière de nous, les premiers pas
en avant de la mécanique moderne. Que l’indifférence serait
aveugle et que la bouderie serait misérable, pour ne rien dire de la
L’homme et l’atome
150
trahison fraternelle et meurtrière qu’il y aurait à décourager ce qui
se passe ainsi au milieu de nous !
Je l’avouerai donc très simplement : en présence d’un
événement comme cette deuxième Conférence mondiale en vue
des utilisations pacifiques de l’énergie nucléaire, c’est ce
mouvement de profonde sympathie que me dicte tout d’abord ma
foi de chrétien. Elle accentue en moi, elle redouble, elle m’impose
avec une netteté plus vigoureuse ce que me suggère déjà la
meilleure inspiration de la générosité humaine. Et j’avouerai aussi,
non moins simplement, le suprême bonheur qu’il y a, pour l’âme
chrétienne, à faire se rejoindre ainsi le plus sublime et le plus
ferme de sa foi avec le plus riche et le plus plein des belles réalités
humaines qu’un tel événement nous propose.
Me voilà donc, peut-être avec vous si vous le voulez bien, pour
un instant dans cette exposition annexée au Palais de l’O.N.U. p.126
Que de découvertes ainsi rassemblées, que d’ingéniosité
merveilleuse conquise à combiner tous ces appareils, tantôt de
recherches et tantôt d’industrie, qui nous permettent déjà de
prendre si bien possession des réalités atomiques, qui nous font
progresser si vite en ce domaine ! Sans être perdu dans cette
profusion, je suis dépassé à tout instant. Je comprends que les
quelques vues que je puis rassembler et qui m’orientent sont, sur
chaque détail, précisées avec une admirable patience et avec une
non moins admirable honnêteté de l’esprit par le labeur de mes
frères en humanité. Ils sont là d’ailleurs à m’entourer, quelquefois
les plus grands d’entre eux, prêts à me prendre par la main, afin
de m’aider avec une gentillesse infinie, à cheminer en un instant,
si j’en ai envie, jusqu’à ce point extrême auquel ils ont consacré
des années de leur labeur. Je vois tout ce qui sort de cette longue
L’homme et l’atome
151
patience, de cette honnêteté sans limites du travail de recherche,
je puis toucher le résultat des techniques que je sais très difficiles,
très complexes, et dont j’imagine à peine le détail : les réacteurs
de types si variés qui livrent déjà d’appréciables quantités
d’énergie, les isotopes si utiles à la chimie et à la biologie, les
appareils qui servent à nous rapprocher du moment où l’énergie de
fusion sera domestiquée, les premiers satellites artificiels...
Comme l’homme a bien travaillé ! Quel beau travail toujours
davantage pétri d’intelligence il continue de fournir ! Oui, j’ai bien
là sous les yeux, je touche bien de mes mains, ce qui est inscrit
dans cette bénédiction originelle de la puissance humaine que ma
foi m’apprend être éternellement prononcée sur ma race par la
création divine : « Croissez, multipliez, remplissez la terre et
soumettez-la. » Quel plaisir en vérité de voir cette bénédiction si
féconde ! Quelle jouissance de détailler et de comprendre un peu
la gerbe si riche des maîtrises de la nature qui sont venues lui
correspondre ! Cet homme qui sans doute ne connaît pas à quel
point il est l’enfant chéri de Celui qui a fait cette terre, comme il
répond néanmoins, dans sa spontanéité vive, au programme divin
de sa vocation !
La joie du chrétien, c’est donc tout d’abord de se faire, au
milieu de toutes ces choses et de tous ces êtres qui portent sur
leur face de si beaux reflets de la Source Unique, la conscience
très modeste p.127 et très fraternelle de cette bénédiction et de cet
amour divin. C’est d’inscrire, dans cet immense effort de l’homme,
l’acte déterminé de l’adoration. Humainement solidaire de tout ce
qui s’enfante ainsi, il aspire à se faire, de tout son être, comme la
prière explicite de ces choses que l’homme a conquises, l’offrande
réfléchie de ces pensées conquérantes élevées vers Celui dont il
L’homme et l’atome
152
sait que tous nous sommes appelés à être véritablement fils.
Puissions-nous être nombreux, en ce moment d’à présent, à
ressentir la puissante dilatation que procurent à la joie chrétienne
les croissances de ce que l’homme a suscité !
Bien sûr, cette joie, cette adoration ne s’atteignent pas du
premier coup. Telles qu’elles sont ordinairement vécues par
l’homme, la foi chrétienne et cette science moderne qui débouche
aujourd’hui sur l’atome ont de la peine à bien reconnaître leurs
vraies possibilités d’harmonie. Dissentiments, conflits, prétendues
impossibilités pour l’homme de science authentique d’être un
croyant véritable ou pour le croyant fidèle de ne pas trahir l’idéal
de la science : nos âmes et nos communautés sont encore bien
traversées de ces difficultés. Depuis quelques siècles nous nous
sommes assurément beaucoup divisés et longuement battus
autour de l’affaire, devenue inéluctable au milieu de nous, de cette
conquête spirituelle dont la science est l’un des plus manifestes
éléments. A vouloir supprimer à fond chacun des obstacles, ce qui
est la seule manière d’agir en vérité et honnêtement, le
cheminement de la réconciliation est sans doute encore ardu à la
majorité d’entre nous. Mais, et je sais ce dont je parle, je dis qu’il
aboutit. Oui, en présence de l’enfantement moderne de l’homme,
la foi du chrétien possède en elle de quoi discerner paisiblement
les ressorts de cette aventure. Devant les pensées les plus
puissantes de la science, devant ses réalisations les plus
prestigieuses, la foi chrétienne est en mesure, non pas de les juger
de haut ou de se retrancher de leur mouvement, mais pour ainsi
dire de s’intérioriser sans le violenter ce mouvement même et de
s’en ressentir alors transportée jusqu’à une prise de possession
plus intime et plus vraie de sa propre substance.
L’homme et l’atome
153
Pour toutes ces raisons, la joie du chrétien qui veut adorer au
nom de tout l’épanouissement de l’homme qu’il lui est donné
d’avoir p.128 sous les yeux, n’est pas une joie d’illuminé sectaire et
tout retranché dans ce qu’il croit son privilège. Elle n’est pas non
plus une joie de fanatique pressé de totaliser l’ensemble des
hommes dans son système. Entouré des évidences modernes de la
conquête de l’atome, le chrétien, en même temps qu’il met sa joie
à se faire l’adoration et la prière de cette conquête, dans ce même
geste d’adoration et de prière, peut sans effort et bénir Galilée
d’être venu et, sans du reste aucunement les renier, intercéder
pour ceux qui crurent devoir se faire, incompréhensivement, ses
juges. Entouré de cette belle communauté terrestre des hommes
de science qui, de par le monde, sont le grand nombre à ne pas
partager sa foi, il ne veut pour le moment rien de plus qu’en
envelopper discrètement tous les membres dans la prière
reconnaissante que lui, se sachant un fils aimé de Dieu, adresse à
son Père pour tous ces êtres qui, davantage qu’ils ne le savent,
vivent dignement leur filiation divine. Peut-être la réconciliation de
la foi chrétienne et de l’état moderne de la science se fera-t-elle
plus entière au sein de la société de demain. Peut-être non. Mais ni
le succès ni l’échec ne sont la hantise d’une âme vraiment
chrétienne. Pour aujourd’hui le seul devoir essentiel est de poser
quelques germes d’unité spirituelle vraiment purs de toute
équivoque et de tout compromis. Les circuits de Dieu sont
magnifiques et ce n’est point à nous d’en brusquer les
achèvements.
Bénédiction de l’œuvre humaine, puissance de la tourner en
bienheureuse adoration, effort austère mais joyeux de fomenter
parmi nous la difficile mais si belle harmonie de l’esprit, voilà ce
L’homme et l’atome
154
que la foi dicte tout d’abord au chrétien devant l’effort de la
science, devant ses conquêtes et ses naturelles conséquences.
Cependant, vous le savez déjà, nous n’avons encore considéré
qu’une face de notre problème. Les réalités humaines de la science
et de la conquête de l’atome n’ont pas que cet aspect d’excellence
pacifique et souriante que nos conférences et nos expositions
travaillent à leur composer. Il faut regarder aussi ce que cette
première et peut-être trop habile composition laisse à l’écart.
Cela, je le sais bien, nous est guère difficile tant nous en
sommes obsédés. Tout au long des années précédentes, tant de
choses plus p.129 sombres ont occupé nos esprits... et encore au
cours de nos journées consacrées à débattre de la situation de
l’homme devant l’atome. En développant cependant ce regard, je
vous demande, tout comme ma foi me le demande, de ne pas
oublier ce qui vient d’être dit. La foi chrétienne est la première à
avertir l’homme qu’il ne peut jamais réduire la réalité qu’il vit à ces
arrangements plaisants qu’il tente de s’en composer pour sa
satisfaction ou sa sécurité. Mais en même temps elle veut l’assurer
que l’harmonie esquissée n’est point que chimère, qu’elle est, bien
au contraire, à la fois moment véritable encore qu’incomplet de
cette existence et significative allusion à l’inimaginable concret de
l’éternité, dont l’offre réelle nous est faite. C’est l’esprit muni de
cette certitude que le chrétien regarde alors ce qui se passe en ce
monde.
*
Ce n’est pas par des conférences et des expositions consacrées
aux perspectives pacifiques de l’énergie nucléaire que la conquête
atomique est entrée dans l’existence commune des hommes. C’est
par un travail intense de recherche de guerre, secret d’abord et
L’homme et l’atome
155
finalement conclu dans la foudroyante publication de ses résultats
qui se fit, voici treize ans, au-dessus de deux villes japonaises en
un instant détruites. Or, en faisant exploser, au début d’août 1945,
les deux bombes atomiques qui mirent fin aux dernières luttes de
la dernière guerre mondiale, les hommes se sont donné à eux-
mêmes un véritable signe. Aujourd’hui encore, après tant de
méditations et d’interrogations à son propos, son enseignement
n’a pas été épuisé.
Il s’est proclamé en effet, dans le ciel de Hiroshima et de
Nagasaki, que l’homme venait d’entrer en possession de moyens
de puissance matérielle d’un ordre de grandeur tout nouveau par
rapport à ceux dont il disposait dans le passé, qu’il devait cette
conquête à une progression étonnamment rapide de sa science de
la nature inanimée et enfin que le premier usage fait par lui de
cette puissance était un usage de destruction et de mort,
commandé par les conflits qui déchirent ce monde et par les
désordres qui les p.130 enfantent. Dans la réalité de cette terrible
boule de feu, de ces dizaines de milliers de victimes et de ces cités
rasées, tout se nouait pour nous donner, en même temps qu’un
sentiment nouveau de notre force, une image exemplaire des
fruits de l’arbre de science, lorsque celui-ci doit croître sur le sol
d’une humanité encore par trop habitée par la violence et le mal.
Aussi, devant les évidences simples que nous fournissaient les
toutes premières perceptions de l’événement, il nous a été tout
naturel, dans nos pays de vieille éducation chrétienne, de songer
aux termes du récit biblique de la faute humaine et de les trouver
soudain gros d’une portée singulièrement actuelle. Et, songeant en
même temps à ces pages de l’Apocalypse qui concluent les livres
sacrés de la religion chrétienne, l’idée a commencé de sourdre en
L’homme et l’atome
156
notre esprit qu’un jour, peut-être, ce serait l’action humaine elle-
même qui ébranlerait les vertus des cieux, faisant de l’homme, ô
surprise ! le visible ministre des catastrophes cosmiques dont la
prophétie lui fut faite.
Tout ceci s’est exprimé tantôt confusément, tantôt très
clairement dans une bonne part de ce qui a été dit ou écrit à
propos de la conquête humaine de l’énergie nucléaire. Je pense
qu’il faut en retenir très expressément et très sérieusement les
indications, mais en tâchant de dépouiller celles-ci de tout artifice
rhétorique et littéraire, pour n’en retenir que la simplicité la plus
nue : Voilà, en effet, ce qu’il en est de la science, non point prise
en elle-même, mais développant le complexe de ses conséquences
en milieu humain défaillant ; voilà, en effet, en ce qui concerne le
destin final de l’humanité et de son habitat terrestre, la possible
éventualité dont nous rapprocherait le dérèglement de notre action
globale. Mais voilà tout. Mon objet n’est d’ailleurs pas de faire ce
soir de plus longs commentaires à ces points, encore qu’ils
commandent de quelque façon tout ce que j’ai à dire. Car ce n’est
pas à cela que le mystère chrétien se termine et nous avons à
comprendre bien plus avant notre affaire.
Je ne vous brosserai pas non plus dans cet entretien le tableau
de notre situation présente. L’analyse humaine y suffit et tous
nous en savons là-dessus bien assez long pour le moment.
Extrême p.131 précarité de la paix, énormes urgences d’un monde
dont la gestation s’avance, qu’il me suffise de repartir en ce
moment du sentiment que nous avons de l’immensité des
pesanteurs humaines impliquées dans tout ceci. Quelle
accumulation parmi nous des tristes conséquences du désordre
passé et de la déraison présente !
L’homme et l’atome
157
Le bilan du moraliste, aujourd’hui renforcé par la lucidité du
sociologue, ne nous est jamais apparu plus lourd. Dès lors, avec
ses calamités follement préparées et ses chances follement
dispersées, l’atome n’est-il pas dès aujourd’hui comme le témoin
accusateur que nous avons dressé contre nous, au lieu de nous en
faire le bon et utile serviteur de l’anoblissement humain de la
création ?
Sans doute, il y a bien de la vérité dans ces considérations
parfois trop proches du découragement. Pourtant, face à ce que
l’expérience de nos affaires humaines nous montre ainsi et que la
foi qui m’anime ne me pousse nullement à me dissimuler, l’âme
chrétienne se sait aussi porteuse d’une insurpassable certitude
d’espoir. C’est de cette certitude que je veux vous entretenir ce
soir, tentant de faire entendre avec vérité et efficacité ses accents
à notre monde.
Oui, ce monde dont nous sommes est pécheur. Même, si nous
en croyons le message de nos Ecritures, il semble bien que le
savoir acquis et mis en valeur en dehors de Dieu joue quelque rôle
capital dans le nœud, puis dans la progression de notre péché
commun. Le signe que j’évoquais tout à l’heure ne vient point du
simple hasard. Son avertissement n’est point vain. Mais ce péché
de l’homme dont la foi nous fait la clinique, qu’elle nous demande
du même coup de considérer posément, d’un regard semblable à
celui qui fait l’honneur de la science médicale, car c’est le regard
de l’homme qui ne participe ni ne s’indigne, mais comprend le mal
et aime le patient, ce péché nous savons et nous avons mission de
dire qu’il est racheté par Jésus-Christ. Jésus-Christ est mort pour
lui. Cela veut dire, croyons-nous, que la puissance de triompher de
la mort et de tout cela de nous-mêmes qui nous incline à la mort
L’homme et l’atome
158
vit toujours parmi nous. Cela veut dire aussi que nos yeux en
verront les effets.
p.132 La croix de Jésus-Christ n’est pas un simple symbole. Elle
n’est pas non plus, comme trop souvent nous l’imaginons,
l’annonce d’un salut qui ne concernerait que nos destins
individuels, tout confiné dans son efficace à la réalité privée des
âmes. Elle nous atteste que pour tous ensembles, croyants ou non,
quelque chose de l’histoire commune a été aménagé, qui
s’accomplit globalement pour l’ensemble, un peu comme il est dit
dans l’Ecriture que Dieu fait luire son soleil sur toutes les têtes. Un
cheminement se poursuit parmi nous de la surabondance
rédemptrice, victorieuse en fin de compte des mécanismes du mal
que l’existence humaine ne cesse ici-bas d’emporter avec elle,
mais qui ont été rendus impuissants à faire basculer dans le
désastre l’économie de la mystérieuse prévenance dont nous
sommes tous ensemble enveloppés.
Je veux que l’on me comprenne bien. Les chrétiens ont toujours
cru au rachat salutaire des destinées éternelles de l’être humain.
Mais il faut ajouter maintenant qu’à vivre depuis deux mille ans la
certitude qui leur a été confiée, ils s’aperçoivent que cette
rédemption intéresse non seulement cette éternité vers laquelle le
croyant pense cheminer mais, au vrai dans une intime solidarité,
tout à la fois l’éternité promise et cette histoire d’à présent au long
de laquelle se poursuit la pérégrination humaine. Notre optimisme
est double, puisqu’il concerne ce temps tout aussi bien que
l’éternité. Ou plutôt il ne se résigne pas à dissocier de son
espérance d’éternité la poursuite de ces genèses que le temps se
voit confier.
Cela ne veut nullement dire que les machinations du mal aient
L’homme et l’atome
159
cessé de nous habiter, ni même qu’elles voient leur vigueur
s’éteindre de plus en plus : les idylles et les paradis ne grandissent
pas parmi nous. Peut-être même devons-nous dire tout le
contraire, et reconnaître que l’humanité qui grandit éprouve aussi
du même coup une croissance de ce qu’elle porte en elle de
fâcheux. Mais, tout en reconnaissant sans embarras ce trait de
notre condition humaine, nous croyons que, si tout se trouve
disposé comme pour nous faire côtoyer l’abîme et vivre le risque
de nous y trouver précipités par notre faute, tout est aussi disposé
pour faire qu’en fin de compte la catastrophe globale et
irrémédiable de notre p.133 espèce lui soit évitée tant que les
destins de l’homme ne sont pas, du dedans, vraiment consommés.
Besogneusement sans doute, non sans de nombreuses misères de
toutes sortes, il se trouvera jusqu’à la fin que l’essentiel de nos
chances d’humanité sera sauf, que les multiples tragédies dont
cette histoire est et continuera d’être pleine n’auront pas eu la
puissance d’enfermer dans l’échec la montée du plus haut possible
que nous portons en nous.
Nous allons même plus loin dans notre foi, puisque nous
trouvons en elle la persuasion que ce difficile cheminement est
finalement, pour tout l’homme, la voie d’une conquête plus
achevée que si l’univers entier et les replis même de notre vouloir
avaient été disposés de façon à faire tout unie et facile la
croissance de notre espèce au sein de la création. La rédemption
réforme, mais de manière plus admirable, l’être travaillé par le mal
dont elle se saisit. Ce qui se présente tout d’abord comme presque
perdu est en réalité porté à la puissance extrême de sa destinée.
C’est de l’homme défaillant dont il fut besoin pour que soit un jour
la liberté glorieuse des fils de Dieu.
L’homme et l’atome
160
Or, je pense que notre monde a comme le besoin d’une
nouvelle attestation de ces choses et il me paraît qu’il se prépare à
être lui-même pour lui-même cette attestation. La journée
historique de la Rédemption n’est point encore achevée, me
semble-t-il. Mais l’homme a besoin de l’évidence d’un grand
sauvetage du plus immédiat et du plus terrestre de son histoire
pour pouvoir s’élever lui-même, et élever avec lui toutes les vertus
de son âme, à une dignité spirituelle qui hésite encore en nous, qui
m’apparaît néanmoins pouvoir être la splendide ressource de cet
épanouissement futur dont je rêve pour le don que Dieu a fait aux
hommes. De toute mon âme chrétienne, je veux que le présent ne
s’abîme point dans les catastrophes que les circonstances nous
aident si bien à concevoir. Il est possible après tout que je me
trompe dans mes conjectures et mes espoirs, car cette aventure
de l’homme aura quelque terme et nous sommes avertis par
Jésus-Christ lui-même que son jour viendra à nous comme un
voleur. Mais c’est un fait : à interroger ce qui se passe en méditant
ce que ma foi m’enseigne, je croirais bien plutôt que c’est le
sauvetage de notre p.134 histoire présente qu’en ce moment même,
avec d’immenses visées pour l’avenir, penchée sur la croix de
Jésus-Christ et sur tant de crucifiements qui lui ont fait suite, la
bénignité divine se résout à accomplir. L’humaine utilisation de
l’atome ne désintégrerait notre monde que si nous achevions de
désespérer l’amour en désespérant nous-mêmes de lui. Il ne me
semble point que nous en soyons là.
*
Seulement nous devons nous dire aussi qu’avancée comme l’est
désormais la journée historique de la Rédemption, la bénignité
divine ne traitera plus cette humanité comme si elle n’était
L’homme et l’atome
161
toujours que le petit enfant des premières époques chrétiennes. La
foi a déjà fait parmi nous une large partie de son œuvre. C’est si
vrai que, même lorsqu’il lui arrive de se retourner contre cette foi,
toute l’attitude moderne de l’homme présuppose le travail que ses
énergies ont accompli dans l’esprit humain. L’espèce est ainsi
entrée dans le temps de son adolescence spirituelle, âge, sinon de
maturité tout à fait adulte, du moins de conscience déjà nouée et à
proportion de responsabilité commençante. L’actuelle unification
du globe, en conséquence des entreprises de nos cinq derniers
siècles, nous avertit du caractère désormais d’ensemble, bien
confirmé, de ce fait. Dès lors, si la crise de puberté essentielle que
semble définir l’allure présente de notre développement collectif
doit être heureusement franchie, si l’équilibre adulte de notre
humanité doit se dessiner dans une prise de possession raisonnée
et puissante de soi à l’échelle même du genre humain tout entier,
cela ne surviendra pas en nous comme un don que Dieu nous fait
de l’extérieur, sous les espèces de quelques miracles gratuits,
merveilleux et s’accomplissant sans nous. Ne comptons pas sur
des prodiges pour enfants : l’action de Dieu au sein de notre
histoire humaine se poursuivra de plus en plus intérieurement au
monde même de notre propre initiative. Si vraiment l’homme a
grandi, habité qu’il est depuis deux mille ans par la Rédemption, il
doit lui être donné davantage désormais de poser lui-même par le
dedans ce que Dieu veut faire pour lui.
p.135 Un monde vraiment humain et du même coup un monde
spirituellement plus adulte naîtra du sauvetage de tous les enjeux
de notre présent. Mais il ne naîtra que moyennant un effort
collectif suffisamment lucide et suffisamment résolu de notre
espèce entière. De cet effort je pourrais sans doute vous dessiner
L’homme et l’atome
162
le programme essentiel, définissant tout d’abord les données de
notre présent problème de la paix, puis, comme par delà ces
premiers objectifs ainsi considérés, les éléments de notre tâche
actuelle de construction globale du monde. Je ne le ferai pas ce
soir : la raison de l’homme en est bien assez capable pour son
compte et tout le long de ma vie, du reste, je ne cesse de
rejoindre son patient travail d’examen et de réflexion. Il me
semble plus nécessaire pour le moment d’insister, et je le fais au
nom de toute la foi qui m’anime, sur l’urgence qu’il y a à rehausser
parmi nous l’acte lui-même de la raison.
L’homme a jusqu’à présent su développer la raison de l’individu
et, à partir de celle-ci, la raison collective de groupes déjà étendus
certes, mais toujours particuliers au sein de l’ensemble de notre
espèce. Cette fois il nous faut enfanter la raison globale du genre
humain entier, ce qui suppose aussi, pour chacun de nous, l’accord
de notre conduite avec cette exigence globale. Sans entrer
beaucoup dans le détail, je crois que l’on peut sur-le-champ
préciser au moins trois choses. Elles définissent pour ainsi dire
comme les premiers éléments d’un discours de la foi à la raison
des hommes d’à présent.
Tout d’abord la conquête de la raison est toujours liée à plus de
domination de ce que nous portons en nous de passivité. A
l’échelle de l’humanité la passivité collective reste encore très
grande : passivité de l’inconscience et passivité des entraînements
de l’opinion, passivité des violences et passivité des paniques. A
tout cela chacun de nous, largement, trop largement, ne cesse
d’avoir part. L’affaire atomique elle-même en est
malheureusement un fort bon exemple. Nous connaissons
rarement les données exactes des problèmes humains que nous
L’homme et l’atome
163
entrevoyons. Nous nous laissons tantôt prendre à l’insouciance
aveugle et tantôt envahir par l’angoisse. Est-il possible de
demander ce soir à l’esprit humain p.136 plus de travail pondéré,
d’information et de jugement, une plus ferme domination de ses
anxiétés ? Tenter obstinément de comprendre au lieu de se
complaire à s’émouvoir, n’est-ce pas là ce qui fait la vraie dignité
de l’homme et d’autant plus haute que les périls semblent plus
grands ? Faite lucide sur les enjeux présents de l’humanité, la foi
chrétienne est la première à encourager la raison de l’homme à
devenir davantage elle-même, à se tenir avec une fermeté paisible
et détendue en face des problèmes que nous avons à affronter
tous ensemble et du mieux que nous pouvons. La peur de l’atome,
en particulier, peut certes nous disposer initialement à plus de
sagesse. Mais elle n’est pas elle-même cette sagesse et il faut
qu’elle soit vaincue pour que s’affirme parmi nous cette meilleure
sagesse de notre race à laquelle nous nous sentons conviés.
En second lieu, nous ne saurions méconnaître ce fait que les
chemins de la raison humaine passent désormais de façon
essentielle par le développement de la science et des techniques
scientifiques. Une magnifique assise de son acte raisonnable est
ainsi de plus en plus longuement acquise à l’homme. Nous
comprenons bien, au demeurant, que sa ressource est devenue
indispensable si nous voulons aller de l’avant vers le monde de nos
communes aspirations. La conquête de l’atome n’est en somme
qu’un élément de ce développement, mais résumant
symboliquement à notre génération l’ensemble des cheminements
pensants qui font le parcours d’une étape nouvelle de la
connaissance et l’ensemble des virtualités dont à proportion la
carrière s’ouvre pour nous. Puisse la raison humaine ne jamais
L’homme et l’atome
164
hésiter, en présence de la science, à se servir de cet admirable
instrument dont elle a elle-même honnêtement médité les formes
et courageusement institué les procédures !
Mais puisse-t-elle se rappeler aussi que, dans cet usage de son
propre fruit, il lui faut encore demeurer elle-même, raison, et
jugeant par elle-même des constitutions raisonnables de l’homme.
Qu’elle ne soit pas à son tour comme passive et fascinée devant ce
qui est sorti d’elle, laissant à lui-même le dynamisme aveugle de
ses inventions et cédant finalement au fonctionnement p.137
automatique de ce qu’elle a mis en marche. Car si la raison en
vient à perdre de vue le raisonnable devant ce qu’elle a fait
rationnel, il en naîtra des monstres d’un degré plus menaçant que
les pires inventions d’une imagination désorbitée. Contentons-nous
d’avoir entrevu, avec nos bombes atomiques, les plus débonnaires
de ces monstres. Cependant sachons bien aussi que le propos de
suspendre la science pour éviter le risque du monstrueux ne trahit
en fin de compte qu’une paresse de l’esprit, qu’une lâcheté de la
raison de l’homme devant le devoir de se rétablir en soi-même à
nouveau, assez raisonnable dorénavant pour égaler l’étendue de
ce qu’elle a fait elle-même survenir dans la réalité vive de notre
espèce, à la surface de cette terre en travail.
Enfin, ne l’oublions pas, cette conquête de la raison est
conquête à réussir globalement par l’humanité faite aujourd’hui
pour la première fois concrètement présente à sa totalité
planétaire. A force d’agir et d’œuvrer son histoire, l’homme est
devenu désormais le prochain de tout homme. Il ne l’est pas
devenu n’importe comment, et nous avons certes à discerner les
modalités réelles de cette proximité humaine. Mais c’est un fait
qu’il est devenu tel à maints égards. C’est un prochain en
L’homme et l’atome
165
difficulté, nous le savons. Et ceci évoque, en même temps que la
tâche de la raison dont il me reste à parler, l’enseignement de la
toute simple parabole évangélique sur l’amour du prochain, je
veux dire la parabole du Bon Samaritain, dont le sens pénétrant
est qu’il faut savoir nous faire nous-mêmes, par le cœur et l’action
efficace, le prochain de celui que les circonstances nous rendent
présent. Ainsi le chrétien, s’il obéit aujourd’hui à l’Evangile, est mû
à se faire le prochain de tout son monde. Or, cette disposition de
l’esprit est aussi, et je parle très sérieusement, une condition
fondamentale de la naissance de la raison dont il nous est besoin.
La raison humaine ne s’élève en elle-même qu’à la condition de
tirer sa puissance vivante des énergies d’un cœur qui doit être,
suivant la magnifique formule de Hegel, aussi le cœur d’un esprit.
Nous retrouvons ici, de nouveau, indissolublement mariés, la
vérité de la raison sur elle-même et le présent impératif de s’aimer
les uns les autres que l’Evangile a fait entendre aux hommes.
Notre affaire est aujourd’hui p.138 de définir aux dimensions du tout
humain l’acte tout à la fois gracieux et raisonnable de l’amour.
A proportion il ne faut pas nous méprendre sur la nature de cet
amour. Sinon nous manquerions la conquête à faire. Ce qui est
demandé à l’homme d’à présent, n’est plus seulement un amour
de sentiment, vaguement universel, tout membré d’optatifs et
perdant finalement le mordant de sa générosité dans un
humanitarisme impuissant ou dans le consentement naïf au jeu
des propagandes. Ce qui est demandé désormais c’est, au sens le
plus grand, un amour de volonté, c’est-à-dire un amour fort d’une
détermination délibérée, armé d’un concept et résolu à n’agir que
dans une compréhension rassemblant toutes les forces de
l’intellect. L’universalité de l’amour doit être désormais
L’homme et l’atome
166
expressément voulue afin d’être définie et lucide tout en
embrassant de quelque manière la totalité de notre terre. Rien de
décisif ne peut plus se faire parmi nous si nous ne devenons pas
capables de rehausser ainsi la qualité spirituelle de l’amour, la
seule qui puisse le rendre capable d’une raison intelligente à la
taille du monde qui se fait.
Il nous est ainsi demandé d’un seul coup, pour la naissance en
nous de ce nouveau palier de la raison, tant la sainteté de
l’intelligence que la plus haute éducation de la tendresse que nous
puissions entreprendre pour le moment. C’est à cette sainteté de
l’intelligence, à cette élévation mûrie du cœur jusqu’aux formes du
vouloir le plus intense que la foi chrétienne, discrètement,
commence d’inviter l’homme d’aujourd’hui. Elle lui demande de ne
pas craindre l’immensité des tâches que suppose aujourd’hui le
rassemblement de l’humain, ni la complexité de la connaissance,
ni l’enchevêtrement des réalités concrètes, ni même, pour finir,
cette masse énorme — aujourd’hui deux milliards et demi, demain
cinq milliards — d’hommes appelés à vivre sur cette terre. Ni notre
pensée, ni nos initiatives ne seront dépassées par cette fourniture
de nos problèmes si notre vouloir ne l’est pas.
Précisément, un chrétien sait qu’avec Jésus-Christ, la puissance
de l’amour est venue habiter notre monde humain de telle manière
que toujours le cœur de l’homme soit en mesure de faire face à
son devoir essentiel. Contemplant pour sa propre part l’étonnant
p.139 sillage de la Rédemption à travers notre histoire, il appartient
au chrétien de penser, maintenant que les réalités de l’atome sont
réalités de la vie quotidienne de l’homme, qu’avec leurs menaces
et leurs promesses celle-ci ne sont que l’invitation pour tous ses
frères, à faire être en ce monde un peu plus de l’essentiel amour.
L’homme et l’atome
167
Avec plus d’urgence peut-être qu’en d’autres époques, mais aussi
avec plus d’espoir et déjà de triomphale certitude, le chrétien veut
faire entendre à ce monde la constante interpellation du cœur
volontaire de Dieu : « O hommes ! vous avez été créés et rachetés
dans l’amour ! Jusqu’à quand tarderez-vous à croire sérieusement
à l’amour ? »
@
L’homme et l’atome
168
PASTEUR MARC BOEGNERMembre de l’Institut
QUE RÉPOND LA FOI CHRÉTIENNE ? 1
@
p.141 Le grand honneur que m’ont fait, en m’invitant à parler ici
ce soir, les Rencontres Internationales de Genève, s’accroît pour
moi d’une joie singulière ; celle de succéder à cette tribune à
l’éminent dominicain que nous venons d’entendre, et avec quelle
joie nous l’avons entendu ! Sans doute n’aurez-vous aucune peine
à constater que mon propos est très différent du sien. Mais en
même temps vous serez peut-être heureux de voir que dans notre
conclusion nous manifesterons certainement, à vos cœurs et à vos
esprits, l’unité essentielle de tous ceux qui croient en Jésus-Christ.
Ceci dit, vous avouerai-je que je suis un peu déconcerté par
l’énoncé du sujet de cette conférence tel que l’a donné le
programme des Rencontres internationales. Je pensais avoir à
exposer, ce que d’ailleurs le R. P. Dubarle vient de faire, ce que la
foi chrétienne pense des menaces et des promesses de l’atome. Et
le programme ronéotypé, reçu à Paris, m’a appris que j’aurais à
dire ce qu’en pensent les chrétiens. Permettez-moi de remarquer
qu’il y a ici plus qu’une nuance. La foi chrétienne ne penserait-elle
pas ? Vous venez d’avoir la preuve du contraire, et nous y
reviendrons par la suite. — Mais qu’est-ce que la foi chrétienne ?
Que de malentendus à ce sujet ! J’en ai eu encore hier le
témoignage, lorsque, assistant à l’entretien si vivant, si intéressant
de la Cour St-Pierre, j’ai recueilli au passage certaines affirmations
1 Conférence du jeudi 11 septembre 1958.
L’homme et l’atome
169
qui semblaient p.142 témoigner d’une incompréhension très
particulière de l’essentiel de la foi chrétienne. Chez l’homme
chrétien — je parle du chrétien authentique et naturellement pas
de celui qui, parce qu’il a été baptisé, confirmé, marié à l’église et
décide qu’il sera enterré religieusement, se considère comme un
chrétien — je parle du chrétien authentique chez qui la foi est
sentiment, pensée, action, la foi est une réponse à un appel, à une
initiative, un élan vers une personne, la personne précisément par
laquelle il s’est senti appelé. Elle est aussi pensée et réflexion
après que cet appel a été écouté et répondu. Et dans l’Eglise, la foi
chrétienne porte en elle, en plus de tout ce que je viens de dire,
un appel à penser, à formuler doctrinalement dans un langage que
chaque génération puisse entendre ses grandes affirmations. Sur
quoi portent-elles ? sur la Vérité révélée sur Dieu et sur l’homme
dans l’Ecriture Sainte, affirmations théologiques et éthiques que la
foi chrétienne ordonne dans l’Eglise et par l’Eglise qui en a le dépôt
et doit transmettre celui-ci aux générations qui se succèdent sur la
terre.
Cependant le titre de la conférence, celui que j’avais lu, et
auquel je me suis astreint à me conformer, m’oblige à me
demander avec vous ce que pensent les chrétiens ? Mais de quels
chrétiens parlons-nous ? Il y a chrétiens et chrétiens. Et sans
doute il n’entre pas dans mon esprit, un seul instant, la pensée
d’établir des distinctions ecclésiastiques ou confessionnelles. Je fais
une distinction entre les chrétiens de forme se contentant de
pratiques cultuelles qui peuvent d’ailleurs exprimer
incontestablement une conviction profonde, mais qui en restent là,
et les chrétiens qui se sentent appelés par le Christ à s’ouvrir à
une certaine vie et à la recevoir dans l’adoration, dans l’humilité,
L’homme et l’atome
170
dans la repentance, mais aussi dans la foi et dans la joie. Ils
s’engagent à la suite de Celui qui est désormais leur Maître, leur
Sauveur et leur Seigneur sur le chemin sur lequel ils découvrent
qu’ils ont un but à atteindre, une vocation à assumer et à remplir.
Que pensent-ils ? Est-ce qu’ils pensent quelque chose au sujet des
menaces et des promesses de l’atome ? On nous a dit et redit hier
matin que la grande masse des hommes, en définitive, est assez
indifférente à ce qui fait l’objet des entretiens qui se poursuivent
ici. Je ne suis pas sûr que ce soit toujours p.143 exact, et je crois,
comme certains des orateurs l’ont fait remarquer, qu’il y a bien
souvent, par delà l’indifférence, des angoisses intérieures qui se
développent et des drames qui se jouent. Mais s’il est vrai que des
chrétiens ne pensent pas grand-chose des menaces et des
promesses de l’atome, lorsqu’ils font cependant un effort de
réflexion, de pensée, ne croyez-vous pas que très souvent ils se
bornent à des réactions instinctives de ce que nous appelons leur
tempérament ? Leurs opinions politiques, leurs opinions sociales,
que sais-je encore ? entrent dans le travail intérieur où s’élabore
leur pensée. Il n’y a pas qu’à propos de l’atome que nous faisons
cette constatation.
Admettons toutefois que les chrétiens réfléchissent, après s’être
heurtés à tel ou tel des problèmes confrontés ici. Une autre
question beaucoup plus grave se pose alors : pensent-ils dans la
foi ? A propos de l’atome pensent-ils leur foi ? ou se laissent-ils
comme tant d’autres gagner, submerger par l’angoisse ! Car enfin
elles sont terrifiantes les menaces que fait peser sur nous la mise
en liberté de l’énergie nucléaire !
Il est vraiment inutile après tout ce qui a été dit ces jours
derniers d’insister sur la gravité, sur le caractère tragique de ces
L’homme et l’atome
171
menaces. Menaces pour le présent, pour l’immédiat, menaces,
pourrait-on dire, pour l’heure qui vient. Menaces qui se sont
manifestées à propos du Moyen-Orient, qui se profilent de
nouveau à l’horizon à propos de Quemoy. Demain un nouvel
incident pourra surgir, une nervosité excessive, une erreur, peut-
être déterminée par la mauvaise interprétation d’un radar, comme
cela a failli être le cas tout récemment, détermineront le lâchage
d’une bombe et en quelques minutes tout se déclenchera. Quinze
bombes bien placées, a dit un jour M. Jules Moch, suffiraient à
détruire la France. Et on nous affirme qu’il en existe trente mille en
stock à l’heure actuelle, prêtes à être larguées !
Qu’on ne nous raconte pas qu’il y aura des consultations
préalables à tout emploi de « la bombe » et que toutes les grandes
puissances sont décidées à redire le mot fameux — et faux — de
Fontenoy « Messieurs les Anglais, tirez les premiers » ! Les
spécialistes nous affirment qu’en deux ou trois jours il y aura des
millions de morts, et certains nous annoncent qu’aussitôt ce qui
subsistera p.144 de l’humanité sera ramené à sa préhistoire et la terre
à la désolation du déluge. Il y a véritablement de quoi éprouver plus
qu’un léger frisson, et je conçois fort bien que ceux de nos frères en
humanité pour qui l’existence présente avec ses jouissances, ses
beautés, ses ambitions, ses enthousiasmes, et en même temps
inévitablement ses épreuves et ses souffrances, ceux, dis-je, pour
qui cette existence est tout, tremblent d’angoisse à la pensée que
d’un instant à l’autre tout ce qui est leur vie peut leur être arraché.
Pour colorer plus encore ce spectacle d’horreur, on nous promet que
d’ici vingt ans les savants sauront faire sauter les météores dont les
gigantesques morceaux se précipiteront sur la terre à une vitesse
vingt fois plus grande que celle du son.
L’homme et l’atome
172
Cependant, il y a pire. Il est possible, dit-on, qu’une guerre
atomique soit évitée. Mais, pour parler avec Jean Rostand « un
crime est déjà commis dans l’avenir »... Oui, je le sais, les essais
prendront fin le 31 octobre — pour un an en tous cas, mais à
condition..., et vous savez la suite. Mais d’autres puissances
voudront aussi sans doute avoir leurs essais. Quoi qu’il en soit, il y
a à l’heure actuelle assez de particules atomiques lancées dans
l’espace pour que des pêcheurs japonais soient morts, que des
jeunes hommes soient rendus stériles, et que des mères donnent
la vie à des enfants anormaux, pour ne pas dire plus. Ceci
n’empêche pas d’ailleurs le chef de la Commission atomique des
Etats-Unis d’écrire que les bombes H sont humaines.
Je sais qu’à Genève, en ce moment même, les savants les plus
qualifiés étudient ce problème dramatique. On s’efforce d’atténuer
l’émotion qui s’est emparée de la population du globe à la pensée
de ce qui menace l’avenir de la race, l’avenir de leurs petits-
enfants ou de leurs arrière-petits-enfants. On nous promettait —
relisez les journaux de Genève d’il y a deux ou trois jours — une
pilule souveraine. Mais on semble être d’accord pour conclure
aujourd’hui, d’après les premières expériences faites, que le
remède serait infiniment dangereux pour l’organisme humain et
qu’il faut attendre.
Je suis bien sûr que la science trouvera un remède efficace. Il
n’en demeurera pas moins que, quelles que soient les déclarations
faites ici-même et destinées, je le répète, à calmer l’émotion des
p.145 peuples, un mal immense, irréparable peut-être à certains
égards, a déjà été causé à l’humanité tout entière et que sur les
chemins où elle s’avance pour accomplir son destin, les menaces
les plus tragiques l’accompagnent ou la précèdent. Qu’on ne
L’homme et l’atome
173
s’étonne pas, dès lors, qu’une question soit posée aux chrétiens et
qu’on leur demande : « Qu’en pensez-vous ? » Qu’on ne s’étonne
pas davantage que, sans attendre cette question, nombreux parmi
les chrétiens soient ceux qui se sentent contraints de rentrer en
eux-mêmes et, à la lumière de l’enseignement de leur Eglise,
d’écouter les interrogations qui leur sont adressées.
Toutefois, pour que leur réponse soit objective, ils doivent ne
pas considérer que les menaces de l’atome. Il y a aussi ses
promesses. Et il me semble que Genève baigne, ces jours-ci, dans
un véritable océan de promesses. Vos journaux vous les
énumèrent chaque jour. Les journaux du monde entier
reproduisent des télégrammes qui, partis de Genève, annoncent
tous les bienfaits qu’on peut escompter de l’utilisation pacifique de
l’atome. Ici aussi, il est inutile d’énumérer. Je me bornerai à citer
quelques opinions.
Nous avons en France un homme d’une rare valeur, exerçant
une indéniable autorité dans le monde de l’industrie et aussi à bien
des égards dans le monde de la science, c’est Louis Armand. Eh
bien, Louis Armand n’a pas hésité à dire à l’auteur d’un
passionnant ouvrage : Demain est là 1 : L’apparition toute récente
de l’énergie atomique est à la veille de bouleverser notre planète.
Elle représente — et cela nous le savons tous — une nouveauté
extraordinaire. Grâce à elle on n’a plus peur de manquer d’énergie,
les réserves en matériaux fissiles seront suffisantes quoiqu’il
advienne ; il est possible maintenant d’envisager un univers
baigné dans l’énergie. Au surplus, l’énergie atomique bouleverse la
géographie. Car jusqu’à présent l’énergie était difficile à
1 Serge GROUSSARD : Demain est là, Paris (Gallimard), pp. 11 suiv.
L’homme et l’atome
174
transporter parce que trop coûteuse ou trop lourde, mais demain
on pourra construire des usines atomiques où l’on voudra, fût-ce
en plein Sahara. Les transports seront réduits à rien et la présence
de l’énergie atomique métamorphosera tous les lieux où elle
arrivera. »
p.146 Bien d’autres hommes que je pourrais faire entendre ici
prononcent des paroles analogues.
Parlant d’une seconde découverte du feu, Jean Perrin disait, à
propos des explosions : « L’homme de science sait allumer des
étoiles sur la terre... » Et M. Louis Armand reprend : « Tout
progrès matériel est un bienfait de plus pour l’humanité qu’il
libère... » Et les ingénieurs de Brookhaven n’hésitent pas à
s’écrier : « Nous préparons le paradis de demain 1. » Etre
parvenus en quelques années à peine à « allumer des étoiles » est
vraiment un tour de force incomparable qui permet, dit un de ces
auteurs, « de tout espérer de l’homme ».
Voilà donc les éléments de la question, menaces et promesses.
Qu’en pensent les chrétiens ? — Je dirai tout d’abord que, lorsqu’ils
font l’effort de réfléchir, lorsqu’ils se placent devant ou dans ce
monde — dont la totale nouveauté échappe cependant encore à un
grand nombre de nos contemporains — ils se sentent écartelés.
Car devant les menaces de la guerre atomique ils se trouvent pris
devant un dilemme atroce : ou conserver à tout prix la vie à
l’humanité, ou obéir dans certaines circonstances au devoir de
sauver la justice et la liberté. Alors ces chrétiens se tournent vers
les Eglises, quelles qu’elles soient, leur demandant de les aider à
réfléchir, de leur dire ce qu’elles pensent, elles, dans les diverses
1 Cité dans Demain est là, p. 239.
L’homme et l’atome
175
confessions chrétiennes, des menaces et des promesses de
l’atome.
Tournons-nous donc, Mesdames et Messieurs, vers les Eglises.
Bien entendu je ne dirai rien ici de l’Eglise romaine dont vous
venez d’entendre un représentant. Mais les autres, en particulier,
celles qui sont groupées dans le Conseil œcuménique des Eglises,
les Eglises orthodoxes, anglicanes, luthériennes, réformées,
pensent-elles quelque chose de l’atome, de ses menaces et de ses
promesses ?
Une question préalable se présente à l’esprit. Qu’est-ce que les
Eglises pensent de la science et de la recherche scientifique ? Je
réponds sans hésiter qu’elles sont unanimes à dire que la science
est un don de Dieu. La soif de connaître, la soif d’atteindre à la p.147
vérité, c’est Dieu qui l’a implantée au cœur et dans l’esprit de
l’homme. Et Pascal nous le rappelle quand il dit : « La dignité de
l’homme est dans la pensée. »
Certes, parce que les hommes sont pécheurs, ils ont perverti et
ils pervertissent chaque jour les dons qu’ils ont reçus de Dieu : l’art,
l’amour, et donc aussi l’usage qu’ils peuvent faire de la science. Les
puissances démoniaques qui agissent et qui vivent au cœur des
hommes retentissent dans la manière dont ceux-ci utilisent les
merveilles que Dieu a mises à leur disposition. Ils tournent le bien
en mal, ils emploient à détruire ce dont ils devraient se servir pour
construire. Parfois ils font de la science une idole, de la technique la
souveraine d’un monde submergé par la technocratie, de telle sorte
que l’âme humaine risque de mourir de faim et de soif. Tout cela,
les Eglises ont le droit et le devoir de le dire.
Il n’en reste pas moins que la science est un don de Dieu. Mais
L’homme et l’atome
176
a-t-elle pour autant le droit de tout connaître ? J’indique seulement
ici que la question peut se poser. Les vieux alchimistes disaient
déjà qu’« aborder les secrets de la matière est chose très grave et
qu’on ne doit le faire que le cœur pur ». Jean Rostand que je citais
tout à l’heure et dont tous savent ce qu’il croit et ce qu’il ne croit
pas, a demandé un jour : « Serions-nous allés trop loin ? Eût-il
mieux valu qu’on ne désintégrât pas l’atome ? » Il répond aussitôt
d’ailleurs : « C’est mal connaître l’homme que de le croire capable
d’une telle prudence 1. »
Oui, la théologie peut se demander, et peut-être le doit-elle, s’il
est permis à l’homme de chercher à pénétrer l’ultime secret de ce
que l’on a si longtemps appelé « la matière ». Et pourtant nous
savons bien que sur le chemin où il s’avance depuis des millénaires
jamais l’homme ne consentira à s’arrêter.
Ah, Mesdames et Messieurs, comment ne serait-on pas ému
lorsqu’on évoque le labeur humain qui, depuis l’homme de la
préhistoire, a manifesté l’exigence que l’homme porte en lui de se
dépasser toujours lui-même ! Pendant de longs siècles il a lutté
pour survivre tout d’abord, mais en même temps il a pensé sa
vie : p.148 pourquoi est-il sur la terre ? Et comment doit-il répondre
à cette mystérieuse exigence de vie qu’il porte en lui ? On ne peut
pas ne pas être bouleversé par la souffrance que représente ce
labeur et par ce que l’homme a accompli depuis l’aube de son
histoire grâce au don merveilleux de la science. Mais voici la
question tragique qui se pose : retournant ce don contre lui-même
n’emploiera-t-il pas l’atome pour se suicider ?
La « fission », la « fusion nucléaire » ne sont-elles pas le début
1 Demain est là, p. 422.
L’homme et l’atome
177
d’un nouveau voyage au pays du mystère ? Qui donc empêchera
jamais l’homme, qui tient de Dieu cette soif de se dépasser sans
cesse dans l’ordre du « connaître » et du « faire », de vouloir
toujours soulever de nouveaux voiles et déchiffrer de nouveaux
mystères ?
Les Eglises sont-elles qualifiées pour se prononcer en un tel
domaine ? Assurément, me semble-t-il, elles en ont non seulement
le droit mais le devoir. « Je suis homme, a-t-il été dit il y a bien
des siècles, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » Le
chrétien est deux fois homme. Et vous en avez déjà entendu les
raisons tout à l’heure. Rien de ce qui est humain ne peut être
étranger au chrétien. A plus forte raison, tout ce qui est humain
concerne les Eglises car elles ont vocation d’assumer tout l’homme
— et tous les hommes. Et lorsqu’il s’agit de la vie et de la mort de
l’homme, de cette plongée dans un monde nouveau où pour la
première fois l’humanité possède une puissance à l’échelle
planétaire, mais une puissance par laquelle elle peut se détruire
elle-même, certains voudraient que les Eglises gardent le silence !
Qu’on me permette de le dire, elles sont d’autant plus engagées à
parler qu’elles ont entendu Einstein dire : « Je crains souvent que
l’homme ne perde de son humanité, tandis que le progrès matériel
s’affirmera colossalement. Je crains la folie de l’homme. » Et
qu’elles entendent Oppenheimer dire : « On ne sait pas où l’on va
avec la désintégration de l’atome... », « Nous sommes pareils à un
homme qui, dans la nuit et en terrain inconnu, tenterait de deviner
ce qu’il y a autour de lui. L’homme, lorsqu’il se demande pourquoi
est toujours dans la nuit. »
Quelle humilité chez certains savants authentiques, quel
sentiment du mystère qui les enveloppe et qu’ils n’ont pas encore
L’homme et l’atome
178
p.149 réussi à pénétrer ! Les Eglises, en rendant à ces savants
l’hommage qui leur a été offert tout à l’heure, et auquel je
m’associe pleinement, doivent s’efforcer précisément, dans la nuit
où ils disent avancer, de leur montrer qu’il y a dans cette nuit
même une lumière et que peut-être cette lumière est déjà dans
leur esprit et dans leur cœur, se projetant en avant pour qu’un
jour les ténèbres se dissipent et que s’ouvre devant eux une porte
lumineuse d’espérance.
Les Eglises ont donc réfléchi à la menace et à la promesse de
l’atome. Elles ont réfléchi et elles ont parlé. On leur reproche
tantôt de trop parler, et tantôt de ne pas parler. Depuis les
longues années où je suis appelé à participer à des délibérations
aboutissant sur des questions parfois très graves à des résolutions
rendues publiques, en tout cas dans le monde des Eglises, je suis
de plus en plus frappé de voir que, sans cesse, les Eglises
reçoivent le reproche de trop parler lorsque ce qu’elles disent ne
confirme pas l’avis de ceux à qui elles s’adressent, ou de ne pas
parler car on oublie, très vite, ce qu’elles ont dit ! A propos du
sujet qui nous occupe combien de fois leur a-t-on reproché de
garder un silence qu’elles se refuseraient à rompre ? Mais si elles
ont brisé le silence, avant de parler toutefois, elles ont confié
l’étude préparatoire de leur résolution à des commissions
composées d’hommes compétents pour les aider dans leur
réflexion. Je pense en particulier au grand savant qu’est le
Professeur von Weiszäcker dont je parlerai tout à l’heure. Ce n’est
donc qu’après réflexion et prière que les Eglises se sont
prononcées.
Je citerai d’abord deux exemples récents de positions prises par
des Eglises particulières. Voici tout d’abord la déclaration du
L’homme et l’atome
179
Synode national de l’Eglise Réformée de France, réuni en juin
dernier, relative aux menaces que font peser sur les hommes les
engins modernes de destruction et même l’utilisation pacifique de
l’énergie atomique :
Le Synode national :
considérant que l’accroissement des armements
thermonucléaires, la multiplication des expériences
nucléaires, et même l’usage pacifique de l’énergie
atomique, menacent déjà l’intégrité de l’espèce humaine ;
1. p.150 devant la peur croissante qui gagne l’humanité,
veut réaffirmer la ferme espérance du règne victorieux de
Jésus-Christ ;
2. demande au Gouvernement français de reconsidérer
tous les problèmes posés par l’utilisation pacifique et
militaire de l’énergie nucléaire ;
3. s’associant aux textes œcuméniques déjà parus à ce
sujet, demande aux gouvernements qui, comme les
U.S.A., l’U.R.S.S. et la Grande-Bretagne, possèdent déjà
un arsenal thermo-nucléaire, d’arrêter leurs expériences à
cette fin, et les invite à établir honnêtement un système
de désarmement contrôlé, qui seul pourrait annihiler les
risques de ce genre.
Quelques semaines plus tard se réunissait à Londres, au palais
de Lambeth, la grande conférence des évêques de la communion
anglicane, présidée par l’Archevêque de Canterbury. Trois cent
vingt évêques anglicans étaient présents. Ils ont étudié de
nombreux problèmes, en particulier la menace d’une guerre
atomique, mais aussi la menace tragique liée aux essais des armes
L’homme et l’atome
180
nucléaires. Chose curieuse, c’est le seul point de tout l’ordre du
jour sur lequel les évêques de la communion anglicane n’aient pas
pris une décision unanime.
« L’utilisation des armes nucléaires, ont-ils dit, répugne à
la conscience chrétienne. Quelques-uns d’entre nous
voudraient aller plus loin et condamner une pareille
utilisation comme moralement indéfendable en quelque
circonstance que ce soit. D’autres par contre, avec une
égale conviction, soutiennent qu’aussi longtemps que ces
armes existent il y a des circonstances dans lesquelles
s’en servir serait préférable à un asservissement
politique :
Nous croyons que l’abolition des armes nucléaires par un
accord international est un pas essentiel vers l’abolition
de la guerre elle-même. Aussi demandons-nous à tous les
chrétiens d’agir avec force sur leur gouvernement en vue
de l’interdiction de telles armes acceptant les limitations
de souveraineté qui pourraient être requises pour assurer
l’inspection et le contrôle, de telle sorte qu’aucun
gouvernement ne puisse désormais en fabriquer.
Nous insistons auprès des gouvernements pour qu’ils
déploient les plus grands efforts en vue d’un
désarmement international.
p.151 Voilà ce que disaient, au mois d’août dernier, les trois cent
vingt évêques de la communion anglicane réunis à Lambeth.
Cependant, c’est le Conseil œcuménique des Eglises qui, depuis
des années, a consacré la plus constante réflexion au problème qui
nous préoccupe. J’ai ici sous les yeux le texte des résolutions qu’il
L’homme et l’atome
181
a prises depuis 1948. Rassurez-vous, Mesdames et Messieurs, je
n’ai aucune intention de vous en faire la lecture. Je note seulement
que, dès 1950, au moment où la menace de la bombe H se
précisait à l’horizon des peuples, la Commission exécutive du
Conseil œcuménique, réunie tout près de Genève, à Bossey, votait
une motion extrêmement nette, demandant l’interdiction des
armes atomiques, la renonciation à toute arme de destruction
massive, le désarmement progressif, le contrôle international, et
surtout, il va sans dire, des efforts renouvelés pour éliminer les
causes de la guerre.
Quelques années plus tard sont survenus ce qu’on appelle les
essais nucléaires. Aussitôt le Conseil œcuménique a protesté
contre ces essais. Réuni l’année dernière aux Etats-Unis, il a
formellement demandé que ces essais soient arrêtés. Il est aussi
intéressant de noter que, cette année encore, à la session toute
récente du Comité central du Conseil œcuménique réuni au
Danemark, la déclaration de l’année dernière a été reprise et
confirmée. Et, à la fin de ses délibérations, après avoir adopté un
long document énumérant tous les aspects de la pensée de l’Eglise
sur ce problème, le Comité central du Conseil œcuménique a voté
la résolution suivante :
« Les puissances productrices d’armes atomiques
viennent de faire un premier pas vers la mise sous
contrôle international de l’expérimentation de ces armes.
Nous accueillons avec reconnaissance ce premier signe
d’une meilleure compréhension mutuelle des nations.
Mais en même temps, nous supplions instamment les
chefs de gouvernement de ne pas se contenter de ce
L’homme et l’atome
182
début, et d’avancer résolument sur le chemin qui vient de
s’ouvrir.
La renonciation aux expériences atomiques, que nous
réclamions il y a un an, doit aboutir à l’arrêt de toute
production d’armes nucléaires et à une réduction réelle
des armements actuels.
Les nations ne sauraient atteindre ce but que dans la
confiance et l’amitié, dans un monde largement ouvert où
tous puissent se p.152 rencontrer librement et apprendre à
se connaître et à s’aimer. Nous appelons toutes les
Eglises à être les pionniers de ce monde sans barrières.
Nous n’ignorons rien des immenses obstacles qu’il s’agit
de surmonter. Mais ce qui semble impossible aux hommes
est possible à Dieu. A Celui qui a porté lui-même les
fardeaux et les angoisses des hommes nous demandons
inspiration, force et courage au service de la paix sur la
terre.
Telles sont les résolutions par lesquelles les Eglises non
catholiques romaines, devant les menaces de l’atome, les menaces
de la guerre atomique, et les menaces résultant des essais
d’armes nucléaires ont exprimé leur angoisse, leur foi et leur
espérance, leur conscience aussi de l’immense responsabilité
qu’elles doivent assumer.
Qu’on ne croie pas cependant qu’elles demandent à leurs fidèles
d’accepter simplement ce qu’elles jugent devoir dire. Elles veulent
au contraire les aider à réfléchir par eux-mêmes, à penser leur
problème personnel aussi bien que le problème de l’Eglise et du
L’homme et l’atome
183
monde. Si elles sont pressées par certains de leurs membres de
prendre des décisions, de faire des choix plus nets entre toutes les
possibilités, elles se tournent à leur tour vers leurs membres
souvent engagés dans des drames de conscience, et elles veulent
les aider à discerner le chemin qu’eux aussi sont appelés à suivre.
De ces chrétiens qui pensent leur foi en face de ce redoutable
problème, je désire citer quelques-uns :
Voici d’abord Gollwitzer, un des théologiens les plus en vue de
ce temps. Sous le titre « Les chrétiens et les armes atomiques » 1,
une étude signée de lui vient de paraître en français, traduite de
l’allemand, aux éditions Labor et Fides. Pour Gollwitzer, l’homme
qui participe à la fabrication et à l’utilisation des armes modernes
ne peut pas « être en état de grâce ». Ce que les Eglises doivent
examiner avant tout, c’est le problème moral que pose la
participation des chrétiens à l’armement atomique. Et Gollwitzer se
p.153 réjouit de voir les autorités ecclésiastiques allemandes
déclarer : « Il est du devoir de la prédication chrétienne d’avertir
tous les hommes qu’en participant à la fabrication ou à l’emploi
des moyens modernes de destruction massive, ils abusent des
dons de Dieu, outragent sa bonté et trahissent son image. »
Ce n’est pas, certes, toute l’Eglise évangélique en Allemagne
qui a voté cette résolution, mais ce sont certaines Eglises « de
pays », entre autres celle de la Hesse, dont le Président est le
pasteur Niemoeller.
Pour Gollwitzer « les armes nucléaires font sauter les cadres à
l’intérieur desquels les Eglises ont jugé la guerre compatible avec
1 Labor et Fides, Genève. p. 9.
L’homme et l’atome
184
la volonté divine » 1. Il faut repenser aujourd’hui dans un contexte
totalement nouveau le problème théologique de l’usage de la
violence. Je dois à la vérité de signaler que d’autres autorités que
Gollwitzer et Niemoeller, parmi les plus hautes, soutiennent une
opinion contraire à celle que vous venez d’entendre.
Voici maintenant Albert Schweitzer. Vous avez sans doute lu
ses récents appels 2. A ses yeux, la question « paix ou guerre
atomique » prime tout. Il est d’accord ici avec Einstein qui disait
un jour : « L’objectif d’éviter la destruction totale doit avoir la
priorité sur tout autre. » Ce sont surtout les menaces pour l’avenir
qui ont contraint Schweitzer de rompre le silence. Il demande aux
peuples et aux gouvernements, aux savants et aux Eglises, qu’on
ne se borne pas à considérer l’effet du rayonnement qui agit de
l’extérieur, mais qu’on tienne compte aussi de celui produit par les
particules radioactives qui s’accumulent sans cesse à l’intérieur de
notre corps. Schweitzer nous signale les effets particulièrement
graves que le strontium 90 produit sur la moelle osseuse qui
donne naissance aux globules rouges et blancs du sang. Son
rayonnement produit des maladies du sang dont l’issue est
presque toujours mortelle. Les cellules qui souffrent le plus du
rayonnement radioactif sont celles des organes de reproduction.
Même si son action est très faible, les conséquences peuvent être
fatales.
p.154 Et sur ce point Schweitzer conclut : « Nous ne pouvons pas
assumer la responsabilité de laisser naître dans l’avenir des
enfants chargés des tares physiques et psychiques les plus graves
1 Gollwitzer, p. 54.2 Paix ou Guerre atomique (Paris, Albin Michel).
L’homme et l’atome
185
simplement parce que nous n’avons pas prêté à temps une
attention suffisante à ce péril 1. »
Non seulement il faut arrêter sous contrôle tous les essais
d’armes nucléaires, mais en interdire, sous contrôle international,
la fabrication. Vous me permettrez à ce propos de vous lire ces
cinq simples lignes d’Albert Schweitzer, dans son petit volume
intitulé « Paix ou Guerre atomique » que j’ai sous les yeux :
« Nous avons en ce moment le choix entre deux risques, ou bien
nous continuons la poursuite insensée aux armes nucléaires qui
aboutira à une guerre atomique, ou bien nous renonçons aux
armes nucléaires et nous verrons les trois grands, l’Angleterre, les
Etats-Unis et l’Union Soviétique et les pays qui font partie de leurs
systèmes arriver à une tolérance réciproque. Pour le premier
risque l’avenir est une impasse. L’autre présente une issue, soyons
assez audacieux pour nous y engager. »
Enfin, je nommerai le Professeur von Weiszäcker, dont j’ai déjà
prononcé le nom, l’un des savants atomistes dont l’Allemagne
s’honore le plus. Von Weiszäcker a été désigné par le Conseil
œcuménique comme membre d’une Commission spéciale chargée,
il y a trois ans, d’étudier les moyens d’empêcher la guerre dans
l’âge atomique où nous sommes appelés désormais à vivre. Il a
participé aux délibérations du Comité Central que j’évoquais tout à
l’heure et, parlant en savant chrétien, en savant authentique et en
chrétien authentique, il nous a présenté un exposé qui nous a tous
bouleversés.
Il nous a exposé pourquoi, après de longues délibérations, la
Commission, où son influence a été certainement prépondérante,
1 Ouv. cité, p. 37.
L’homme et l’atome
186
n’a pas cru pouvoir conclure que le devoir de ne jamais utiliser
d’armes atomiques soit une vérité chrétienne. Nous rejoignons ici
le trouble ressenti par les évêques anglicans. Tragique est le
dilemme dans lequel il nous a placés : maintenir la paix, ou
défendre la justice ! Quelques-uns disaient après l’avoir entendu :
« Nous avons besoin de comprendre en termes théologiques la
nouvelle nature de p.155 l’âge atomique ; et le terrible dilemme des
revendications concernant la préservation de la vie terrestre et le
maintien de la justice et de l’ordre requiert une étude approfondie,
sur le fondement de la révélation chrétienne. » Toutefois ce qu’ont
ajouté von Weiszäcker et ses collègues, c’est que les premières
bombes lâchées accompliraient de tels ravages que toute défense
apparaîtrait désormais inutile. La « vérité chrétienne » serait sans
doute de consentir purement et simplement aux conditions de
l’ennemi. Il y a eu là un débat singulièrement émouvant sur ce
devoir que d’aucuns estiment impératif après ce qui s’est passé à
Hiroshima alors que toute possibilité de défense paraît anéantie : il
ne resterait plus qu’à capituler et à accepter les conditions de
l’ennemi.
Le savant chrétien dont je parle, qui m’a laissé une impression
si forte à la fois d’humilité et de grandeur, a envisagé d’ailleurs le
devoir d’une renonciation unilatérale aux armes atomiques, ce qui
est aussi la position de Gollwitzer. Elle implique un risque, dit-il.
« Sommes-nous prêts à courir ce risque ? Voilà la décision que
nous avons à prendre aujourd’hui. » « Au surplus », ajoutait-il,
« peut-être faut-il aller jusqu’au fond de l’horreur pour que cette
horreur elle-même enfante un nouveau soleil et qu’un homme
nouveau puisse contempler un monde meilleur avec un regard
nouveau ? » Et nous retraçant le cheminement de son expérience
L’homme et l’atome
187
spirituelle la plus profonde, von Weiszäcker nous a déclaré
qu’après avoir servi sa patrie avant et pendant la dernière guerre
dans la recherche des armes nucléaires, lorsque, après dix ans
d’interruption totale de tout travail de ce genre, on était venu lui
demander récemment de mettre de nouveau son immense savoir
et sa grande expérience au service des tâches qui s’imposent à la
nouvelle armée allemande, ses convictions chrétiennes, sa volonté
de leur être fidèle, l’ont déterminé à répondre par un refus.
Qu’y a-t-il derrière ces textes que je vous ai lus et ces
résolutions ecclésiastiques, ces motions œcuméniques, ces
attitudes personnelles dont je vous ai présenté ce soir quelques-
unes 1 ?
p.156 Ce qu’il y a, me semble-t-il, c’est la certitude contraignante
que les Eglises et les chrétiens doivent se décider à être plus que
jamais aujourd’hui les témoins et les messagers de la seule force
qui puisse surmonter les haines, libérer les hommes de leur appétit
de puissance, fruit d’un orgueil démoniaque, et les rendre désireux
d’abord, capables ensuite, d’édifier et de maintenir la paix dans la
justice et dans la liberté à quoi tous les peuples aspirent. Et cette
force c’est l’Amour.
On a beaucoup parlé de l’Amour dans l’entretien auquel j’ai
assisté hier matin. On en a parlé comme de la force qui,
s’exprimant par la fraternité des hommes et des peuples, peut
ouvrir devant nous un chemin d’espoir et conduire tous les
peuples, quelle que soit la couleur de notre peau, quelles que
soient la culture ou l’inculture, la croyance ou l’incroyance, vers le
1 Cf. Henri LEENHARDT, Le Maître de l’Atome (Montpellier) ; Etudes théologiques etreligieuses.
L’homme et l’atome
188
jour où enfin les hommes connaîtront la paix, la paix véritable. Je
le demande, de quel Amour s’agit-il ? Quelle en est l’origine ?
Quelle en est la source permanente ? Et quelle en est aussi, et je
reprends un mot qui a été prononcé hier à plusieurs reprises,
quelle en est la « visée », c’est-à-dire, si j’ai bien compris, quel est
le dessein poursuivi, le but reconnu comme devant être atteint ?
Quelle vocation cet Amour porte-t-il en lui, qu’il doive assumer ?
Les paroles si nobles de Monsieur le pasteur Werner se sont
heurtées, me semble-t-il, à je ne sais quels malentendus. Et j’ai
entendu énoncer, aussi bien sur le christianisme que parfois on
relègue au rang de mythologie ou de séquelle moyenâgeuse, que
sur l’Amour auquel on se sent néanmoins contraint de faire appel,
de surprenantes affirmations. Non, Mesdames et Messieurs, le
christianisme n’est pas périmé. Il est plus actuel que jamais.
Précisément parce qu’il est non pas d’abord une institution, non
pas d’abord un corps de doctrines, non pas d’abord une série de
pratiques, comme si souvent on a la tentation de le croire, ou une
très belle morale, mais il est une personne, la personne qui
apporte aux hommes le secret de l’Amour qui, venant d’un Dieu
qui se veut notre Père, a voulu nous appeler à nous aimer les uns
les autres d’un Amour qui n’est ni phraséologie pieuse ni
sensiblerie humanitaire, mais don de soi-même, générosité du
cœur et de l’esprit, et persévérant service de l’homme reconnu
comme notre prochain.
p.157 L’Amour est la grande, la redoutable, la magnifique
aventure que les Eglises et les chrétiens doivent vouloir vivre — et
vivre avec passion — alors que dans notre monde atomique, si
l’angoisse submerge des âmes, le règne du totalitarisme de la
technique risque d’en étouffer un bien plus grand nombre encore.
L’homme et l’atome
189
Ce que les chrétiens pensent face aux menaces de l’atome et à
ses promesses ?
C’est, d’une part, qu’il ne faut pas permettre aux applications
les plus redoutables de la science, ni aux plus favorables à
l’amélioration de la vie des hommes, de couper l’humanité des
hautes valeurs spirituelles et morales dont elle a vécu depuis tant
de siècles. Je ne réclame pas pour le christianisme le monopole
des valeurs spirituelles, il en est qui, avant même le christianisme,
ont pénétré et enrichi la civilisation occidentale. Mais, dans ce
monde où, qu’elle le veuille ou non, la science, par les applications
fantastiques qu’elle détermine, risque de nous jeter en plein
matérialisme, il s’agit d’organiser la défense des valeurs morales
et spirituelles.
Et c’est d’autre part, Mesdames et Messieurs, que, prenant
enfin leur christianisme au sérieux, les chrétiens vivent, et non pas
seulement parlent, la vérité de l’Amour du Christ, sa puissance de
don de soi et sa puissance de vie. Qu’ils montrent, par leur
exemple et par celui de leurs communautés fraternelles, que
l’Amour du Christ donne à l’homme la révélation de sa vraie
vocation de fils ou de fille de Dieu, et du sens de l’histoire, qui est
de préparer non pas seulement sur cette terre, mais pour le
monde des accomplissements éternels, l’avènement d’un
authentique royaume de Dieu qui sera, lui, parce que fondé sur
l’Amour, la vraie, la pure, la fraternelle Cité de justice et de paix.
L’avenir du christianisme, du Royaume de Dieu, ne dépend pas
— permettez-moi de le dire — d’une destruction partielle ou quasi
totale de la race humaine. Au temps du déluge, Dieu a
recommencé avec un homme, ses enfants et les animaux dont Il
lui avait confié la garde. Il peut abandonner l’humanité aux
L’homme et l’atome
190
puissances destructrices déchaînées par l’homme, Il peut, avec
l’Eglise triomphante d’aujourd’hui, qui est hors des atteintes des
bombes, édifier le royaume des Cieux. Le Christ n’a-t-il pas posé
cette question à p.158 ses disciples : « Lorsque le Fils de l’Homme
reviendra, trouvera-t-il de la foi sur la terre ? » — Peut-être ne
trouvera-t-il que des ruines pires que celles de Hiroshima ? Mais la
grande nuée des témoins n’en sera pas moins vivante, car les
promesses du Nouveau Testament, telle est la foi chrétienne, sont
oui et amen dans le Seigneur.
On raconte qu’au terme de manœuvres destinées à montrer la
valeur des moyens de défense contre les armes nucléaires, et qui
tout au contraire en avaient révélé la totale inefficacité, le
président Eisenhower se serait écrié : « Alors, il n’y a plus qu’à
prier ! » Et ces mots sont également le titre d’un livre où
l’Allemand Bärwolf crie à ses contemporains que seul un retour
décisif aux valeurs spirituelles et morales peut nous sauver des
horreurs qui nous menacent.
« Il n’y a plus qu’à prier ? » Les chrétiens répondent à
Eisenhower : Oui, il faut prier et prier inlassablement. Ne pas prier
cependant dans les termes, que rapporte Gollwitzer, de cette
effarante prière, prononcée par un ecclésiastique au moment
même où allait s’envoler l’avion portant les bombes destinées à
Hiroshima, et demandant à Dieu de bénir le pilote et la mission
dont il était chargé ! Il faut prier. Il faut beaucoup prier pour la
paix du monde, pour que la justice triomphe, pour que les savants
soient dirigés dans leur travail, que les hommes de gouvernement
soient inspirés dans leurs décisions et pour que tous ceux qui
portent la responsabilité des peuples et des nations à l’heure
actuelle, même s’ils ne confessent pas le Christ, soient inspirés par
L’homme et l’atome
191
le Saint Esprit et rendus par lui capables de courage, de
conscience et de détermination ferme et sereine. Mais il y a autre
chose à faire aussi. Il faut penser, il faut parler, il faut servir, il
faut souffrir peut-être parce qu’avant tout il faut aimer. Et si
l’Amour est celui dont le Christ nous enseigne à aimer, nous disons
nous chrétiens : c’est l’Amour qui aura le dernier mot.
@
L’homme et l’atome
192
ALLOCUTION DE M. LE CONSEILLER D’ÉTAT ALFRED BORELPrésident du Département de l’instruction publique
au déjeuner du Parc des Eaux-Vives, le 4 septembre 1958
@
p.159 Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,
De toutes les questions que nous pose la présente XIIIe session des
Rencontres Internationales, la plus centrale, la plus vitale est bien celle de
savoir — pour reprendre les termes de son programme — si l’énergie nucléaire
signifie pour l’humanité sa destruction ou sa libération. Le Comité des
Rencontres a été bien inspiré de la poser en marge d’une Conférence atomique
au cours de laquelle s’échangeront sans doute des informations scientifiques
capitales pour l’avenir, mais où ne seront pas traités les grands problèmes de
base qui sollicitent notre réflexion, en même temps qu’ils pèsent sur notre
destin.
Le problème dont l’étude nous est proposée est au premier chef un problème
de vie ou de mort. Dans la remarquable étude que M. le professeur Louis Halle,
de l’Institut universitaire de hautes études internationales, a consacrée il y a
quelques mois à la guerre et à la paix nucléaires, figure ce sous-titre :
« Comment survivre ? » Quant aux conclusions de l’auteur, elles sont données
sous le titre tout aussi significatif : « Comment s’en tirer ? » A quoi correspond
cette conclusion objective, mais qui prête singulièrement à la réflexion : « Ce
qu’il nous faut, c’est du temps, le renvoi du désastre au lendemain. C’est le
mieux que notre génération puisse espérer. »
Cela, c’est l’opinion d’un esprit mesuré et réfléchi. On comprend que,
réfracté par une opinion publique qui, fréquemment, ignore les éléments d’une
situation — quand elle n’est pas portée à en exagérer la gravité — un pronostic
aussi sombre prenne un aspect quelque peu apocalyptique. De là à ressentir les
prodromes d’une espèce de grande peur atomique qui serait en quelque sorte la
« grande peur de l’an deux mille », il n’y a qu’un pas.
Or, il y a cinq ans, vous avez consacré, Messieurs, vos débats au problème
de l’angoisse du temps présent et des devoirs de l’esprit. M. Albert Picot, avec le
talent que nous lui connaissons, relevait en particulier les causes politiques de
cette angoisse, en même temps qu’il p.160 rappelait que l’histoire avait, au cours
L’homme et l’atome
193
des millénaires, connu d’autres périodes où l’humanité semblait désespérer de
son destin.
Mais c’est aussi au cours de cette même session déjà que votre excellent
président, à l’activité inlassable et intelligente à laquelle je voudrais rendre une
fois de plus un très sincère hommage, vous invitait non seulement à analyser
causes et formes de l’angoisse, mais aussi à aviser aux moyens de la combattre,
de la dépasser. Citant Emmanuel Mounier qui conseille — dans La Petite Peur du
XXe siècle — de « bousculer cet esprit de catastrophe », M. le professeur Antony
Babel nous conviait à participer de toutes nos forces à la difficile construction du
monde de demain. Voilà, certes, une exhortation qu’il ne sera pas hors de raison
de renouveler aujourd’hui.
Mais notre premier devoir est de nous efforcer de voir clair. Rien n’est plus
dangereux pour l’avenir de l’humanité que cette atmosphère de fin des temps
qui incite souvent aux aventures les plus pernicieuses pour l’esprit. Dans un
monde où les moyens d’information peuvent diffuser avec une rapidité et une
efficacité redoutables l’erreur aussi bien que la vérité, les qualités à cultiver sont
la loyauté intellectuelle et le courage civique ; établir à chaque instant la part de
la légende et celle de la réalité est la première tâche des intellectuels qui
prennent au sérieux les devoirs de l’esprit et que les critiques qu’on leur
prodigue si gratuitement n’ont pas déjà rendu timorés. Cette mission, elle ne
peut être déléguée aujourd’hui aux seuls physiciens, si compétents fussent-ils
dans leur domaine propre. Sans doute, les plus grands d’entre eux ont-ils
mesuré — et avec quelle lucidité et quel sens des responsabilités ! — les
bouleversements qu’impliquaient les progrès révolutionnaires de leur science
pour l’humanité tout entière. Mais c’est dans tous les domaines que la révolution
atomique oblige l’homme à entreprendre des confrontations, des révisions
quelquefois déchirantes elles aussi. Et c’est cette circonstance précisément qui
donne à vos débats, en marge de la Conférence atomique, toute leur
signification et toute leur importance.
Survivre d’abord ! Songer ensuite à domestiquer ces énergies nouvelles et
inouïes pour qu’elles restent ou soient au service de l’homme ; veiller d’autre
part à ce que les bouleversements inévitablement provoqués dans tous les
secteurs de la vie soient dans toute la mesure possible compatibles avec la
dignité, la liberté, l’intégrité de l’homme. La révolution atomique peut, si nous
L’homme et l’atome
194
n’y prenons garde, se traduire — pour utiliser ici le langage marxiste — par le
retour d’aliénations aujourd’hui tant bien que mal surmontées, ou encore
l’introduction de formes nouvelles d’aliénations. Elle comporte des dangers
intrinsèques, comme elle peut ajouter aux risques de toutes natures qui pèsent
déjà sur notre condition actuelle. Le diagnostic que vous serez amenés à établir
au cours de ces journées, sera vraisemblablement sombre en plusieurs de ses
aspects, le pronostic réservé ; mais il n’y a pas de raison de désespérer sans
autre de l’avenir. En soi, la possibilité pour l’humanité de disposer de sources
d’énergies pratiquement illimitées n’est pas un mal ; c’est l’emploi qu’en fait
l’homme qui peut être abusif — j’allais dire sacrilège. Mais cet emploi, il peut
être contrôlé, mieux encore, réduit à ses aspects légitimes. Si p.161 chacun fait à
la fois l’effort de lucidité et de volonté qui s’impose, les chances de l’homme
sortiront augmentées de l’aventure. On ne saurait donc trop souligner l’actualité
et l’utilité de vos débats, qui mériteront de prendre une place privilégiée dans la
série déjà longue des sessions que nous devons au toujours dévoué et actif
Comité des Rencontres.
Tout à l’heure je rappelais, en citant M. Albert Picot, que l’humanité avait
connu déjà à plusieurs reprises de ces époques décisives où son avenir même
s’était trouvé mis en jeu. Les historiens ont fait remarquer à juste titre que de
telles périodes avaient fréquemment amorcé un mouvement de renouveau
remarquable aboutissant à un progrès humain. S’il est un vœu que nous devons
formuler au début de cette session, c’est que l’homme se révèle une fois de plus
digne de son destin, assume les responsabilités accrues qui lui incombent, et
réalise ainsi les perspectives et les promesses du nouvel âge.
@
L’homme et l’atome
195
DISCOURS PRONONCÉ PAR M. ANTONY BABELPrésident du Comité des R.I.G.
à l’issue du déjeuner officiel, le 4 septembre 1958
@
L’HOMME ET L’ATOME
p.163 Une question s’est posée à notre comité lorsqu’il a appris que, dans la
première quinzaine de septembre, une imposante conférence réunirait à Genève
l’élite des savants nucléaires du monde entier. Il n’était pas question pour nous
de changer la date de notre décade qui est conditionnée par un calendrier
international. Devions-nous renoncer pour une année à notre Rencontre ? Le
sentiment a prévalu de la maintenir.
De la maintenir, mais en profitant de l’ambiance de ce septembre genevois. Nous
savions que la conférence qui siège aujourd’hui sous l’admirable vocable L’atome et
la paix serait exclusivement vouée à la physique et à la chimie nucléaires.
Il nous a semblé que de vastes secteurs restaient disponibles que pourraient
explorer utilement des écrivains, des sociologues, des philosophes, des
théologiens, des biologistes, des généticiens, des physiologistes, des médecins.
Nous n’ignorions pas d’ailleurs que nombreux sont les spécialistes de la recherche
nucléaire qui, sortant de leur domaine étroit — étroit et passionnant —, se
préoccupent des implications humaines, médicales, philosophiques, voire
religieuses de leurs découvertes. Quelle aubaine pour nous si nous pouvions
obtenir, au moins de quelques-uns d’entre eux, qu’ils veuillent bien distraire de
leur temps une heure ou deux en notre faveur ! Quel intérêt ne pourrait pas avoir
une confrontation entre eux et ceux qui ne connaissent leurs recherches que du
dehors, qui en supputent avec angoisse ou avec espoir les résultats pratiques ?
Et puis nous étions persuadés que la multiplication des colloques consacrés à
ces problèmes conduit à un effet de répétition qui n’est pas inutile dans les
temps graves où nous vivons. Comme l’a écrit Karl Jaspers, il faut « rendre
l’humanité attentive à ce qu’implique de monstrueux la situation actuelle ; des
milliers de voix... devraient, chacune à sa manière, renouveler sans cesse ces
appels. L’heure n’est pas au p.164 sommeil. » (La bombe atomique et l’avenir de
l’homme, Paris, 1958, p. 22.)
La foudroyante rapidité avec laquelle, depuis quelques années, les
L’homme et l’atome
196
découvertes scientifiques se succèdent, le mystère qui les entoure, la fabrication
de bombes auprès desquelles celles de Hiroshima et de Nagasaki ne sont que
des jouets d’enfants, la supputation des destructions que leur emploi
entraînerait, les dangers que leurs essais font peser sur les peuples ont créé une
tension, une psychose, caractéristiques de ce temps.
Ce sont là d’ailleurs des thèmes banals, rebattus même, sur lesquels il est
inutile d’insister ici. Certes, au cours des âges, l’attente de la fin du monde a
souvent hanté les esprits. N’a-t-elle pas son origine dans le christianisme lui-
même ? Mais voici qu’elle a pris une signification imprévue car l’humanité peut
signer son propre arrêt de mort. J’ai tort de dire l’humanité : elle n’a pas le goût
du suicide. La décision ne relèverait pas non plus des savants. Elle dépendrait
bien plutôt des gouvernements, quelle qu’en soit la forme, qui détiennent le
pouvoir de mettre en action des moyens dont l’ingéniosité n’a d’égale que la
force destructrice.
Nous comptons parmi les participants à nos entretiens des hommes comme
Robert Jungk et Fernand Gigon. Nous aurons sans doute le privilège de les
entendre sur ces sujets au cours des jours prochains.
Malgré la virulence des polémiques qui se déroulent autour de la conquête de
la suprématie nucléaire, faut-il s’abandonner au pessimisme ? Il ne le semble pas.
Le gigantesque même des destructions que l’on peut supputer inquiète ceux qui
ont le pouvoir de déclencher la guerre. Mais aussi tout ce qu’il y a d’imprévisible
dans l’emploi des armes atomiques. Sait-on où s’arrêteraient les radiations ? Qui
atteindraient-elles finalement ? On soulignait il y a peu de temps qu’elles
dépendraient dans une large mesure de la direction des vents. Or les hommes ne
sont pas arrivés à les commander. Ils ne se sont pas encore égalés à Eole.
La peur, sinon la sagesse, conduira-t-elle un jour à un arrangement
international qui éviterait le pire ? Peut-on fonder quelque espoir sur les résultats
enregistrés par la Conférence d’experts chargée d’étudier la possibilité de déceler
les violations d’un accord éventuel pour la suspension des expériences nucléaires
qui a siégé à Genève et a terminé ses travaux il y a une dizaine de jours ? Son
communiqué final — il est du 21 août — montre que la détection des explosions
nucléaires est parfaitement possible. Un organe international de contrôle serait
facile à créer dont l’efficacité, sur le plan scientifique, serait assurée. Tel est le
L’homme et l’atome
197
point d’aboutissement des travaux de savants représentant des pays à qui il
arrive de se livrer à la guerre froide. Reste à savoir quelles conclusions pratiques
les hommes politiques et les militaires vont tirer de ces constatations
scientifiques. Certains espoirs, si l’on en croit les informations de la presse,
semblent permis. Une lueur s’est allumée. Peut-être arrivera-t-on à la cessation
des essais qui suscitent tant d’angoisse dans le monde.
p.165 Il est bien probable d’ailleurs que sans la guerre ou sa préparation les
recherches nucléaires n’auraient pas fait de si prodigieux progrès. Est-il possible
de leur donner aujourd’hui une orientation nouvelle ? L’accumulation de
l’énergie atomique dans d’énormes réserves de bombes est un des grands
dangers de ce temps. Pourrait-on en changer la destination et l’appliquer au
développement de la civilisation et au bonheur des hommes ? Si la chose est
réalisable, la voudra-t-on ?
Quoi qu’il en soit, on comprend l’inquiétude des savants qui voient le point
d’aboutissement possible de leurs travaux. A l’exaltation de la recherche, au
sentiment de triomphe que leur ont apporté des découvertes qui sont parmi les
plus grandes que l’humanité ait jamais faites, succèdent chez certains le doute,
voire le regret de l’œuvre accomplie.
Des cas de conscience se posent à eux. Doivent-ils poursuivre leurs efforts
alors qu’ils savent qu’ils pourront être utilisés à des fins qu’ils réprouvent ? Mais,
abandonner leurs recherches ne serait-ce pas trahir leur vocation ? Peut-on
exiger d’un homme qu’il renonce à utiliser ses dons, qu’il suspende ses travaux
alors qu’il sait qu’ils vont aboutir à des résultats magnifiques ? Jamais l’homme
n’a été si près de la connaissance des plus impénétrables secrets de la nature.
D’ailleurs, ce savant, il peut admettre que ce qu’il va donner au monde
pourra être utilisé aussi pour son bonheur. Il n’y a pas une énergie nucléaire
réservée à la guerre et une autre qui servirait à la paix. Ce qui est tragique pour
les chercheurs c’est que l’emploi de leurs découvertes ne dépend pas d’eux.
« Notre civilisation est monstrueuse, disait récemment Oppenheimer dans une
conférence à la Sorbonne, parce que nous ne savons pas ce que nous devons
faire de notre puissance. »
On conçoit son amertume lorsqu’il constate que les savants n’ont
pratiquement aucune action sur l’usage que l’on fait de ce qu’ils ont créé.
L’homme et l’atome
198
Appliquera-t-on leurs découvertes à la suppression de millions d’hommes ou à la
lutte contre la misère et à la guérison des maladies ? Pour reprendre un mot de
Louis Leprince-Ringuet, le savant « se demande s’il participe à un effort
bienfaisant ou malfaisant ». (Des atomes et des hommes, Paris, 1957, p. 9.)
On comprend l’attitude d’un Oppenheimer ou d’un Einstein en face des
destructions de 1945 au Japon ou à la pensée de ce que nous réserve la bombe
à l’hydrogène ou au cobalt.
Les découvertes nucléaires posent le problème des rapports entre la
connaissance et la puissance. M. Louis Leprince-Ringuet, dont nous avons
entendu hier la belle conférence, dans un petit livre extraordinairement
suggestif, Des atomes et des hommes, en a marqué d’une façon excellente le
sens. « La science et les techniques nucléaires sont maintenant profondément
intégrées dans les activités essentielles des Etats ; la puissance atomique est un
élément fondamental de force, sous l’angle non seulement d’armements
possibles, mais également de l’économie générale. » (p. 139.) Ailleurs il parle
encore des « divers instruments de p.166 puissance entre le calme et majestueux
réacteur à neutrons et la brutale bombe atomique ». (p. 162.)
Hélas ! alors que beaucoup de chercheurs — je ne dis pas tous les
chercheurs — pensent à la paix, trop d’Etats, animés par la volonté de
puissance, songent à la guerre.
Ce qui est admirable dans le CERN et dans la grande conférence qui siège
actuellement à Genève, c’est que la psychose de guerre en est absente. L’atome
et la paix. Comme cela nous change des explosions qui, de l’Australie aux Etats-
Unis, en passant par la Sibérie, secouent périodiquement le monde. Tout espoir
n’est donc pas perdu. « Que la raison succombe sous le pouvoir plus grand de la
déraison, écrit Karl Jaspers, cela ne peut être le dernier mot. » (Op. cit., p. 61.)
La recherche atomique a posé dans tous les pays — des deux côtés de
l’Atlantique, en deçà et au delà du rideau de fer — le problème de la liberté du
chercheur. N’a-t-on pas assisté parfois à une mobilisation, à un embrigadement
des savants, à leur subordination à des fins décrétées par l’Etat et qui sont plus
souvent dictées par des raisons militaires que par le désir de développer la
civilisation ou d’élever le niveau de vie des masses ?
L’homme et l’atome
199
La physique nucléaire exige d’énormes moyens matériels mis au service de
véritables équipes de savants. L’Etat seul est en mesure de financer de telles
entreprises. Ne connaît-on pas des cas où il a abusé du droit que lui confère
cette situation ? Certains chercheurs ne se sont-ils pas trouvés devant ce
dilemme : se priver des moyens sans lesquels ils sont frappés de paralysie, ou
renoncer à leur liberté, à un effort désintéressé et ordonné au bien général ?
N’a-t-on pas cherché à organiser ces intellectuels en une caste de fonctionnaires
que l’Etat mettra, lorsqu’il le jugera bon, au secret ? Les laboratoires
deviendront-ils des camps entourés de barbelés ?
On me dira que ce sont là des cas extrêmes. Ce n’est pas certain. Il
subsiste, bien sûr, dans quelques pays, une appréciable liberté. Mais, même là,
des problèmes se posent.
Ainsi des craintes ont été émises récemment en Suisse au sujet d’un
contrôle de l’Etat. Un message du Conseil fédéral — il est du mois d’août —
concernant l’avenir de la recherche atomique a alerté, sans doute à tort,
certains esprits redoutant une mise sous tutelle de la science. Un journaliste
suisse, il y a une quinzaine de jours, a pu écrire à ce sujet : « Ce sera l’Etat qui
dirigera la recherche scientifique dans le domaine nucléaire, lui seul, et le
contrôle de son activité incombera au parlement et à ses commissions, assez
mal outillés, il faut le dire. » (Hugues Faesi, Ordre professionnel, 16 août 1958.)
Ce secret qui pèse sur les recherches nucléaires, le mystère qui les entoure,
pourront-ils être écartés ? Comme l’a dit M. Francis Perrin lors de la séance
inaugurale du 1er septembre : « L’inconvénient le plus apparent du secret est
qu’il gêne et ralentit le progrès des sciences... en limitant à des groupes plus ou
moins restreints l’échange des idées et des connaissances, facteur essentiel du
travail scientifique, et en obligeant p.167 chaque groupe... à faire ou à refaire
tout le travail d’exploration... qui pourrait être partagé entre tous. » Et M.
Perrin, à juste titre, insiste encore sur un autre méfait du secret, « c’est qu’il
empêche la science de jouer le rôle de lien entre les hommes,...c’est qu’il
engendre la méfiance et empoisonne les relations humaines ».
Il semble que les débats concernant l’utilisation de l’énergie nucléaire ont le
don d’exciter les passions, non pas seulement sur le plan international, mais
aussi à l’intérieur des pays, même les plus modestes.
L’homme et l’atome
200
Il a suffi que les autorités suisses annoncent que l’on allait étudier
l’éventuelle création d’un armement atomique, purement tactique, défensif,
comme il convient à un état neutre, pour qu’un conflit parfois violent dresse les
uns contre les autres des hommes tous parfaitement de bonne foi et très
attachés à leur pays.
Même sur le plan rigoureusement scientifique, les problèmes de l’atome
aboutissent à des jugements pleins de contradictions. La presse, il y a quelques
semaines, a commenté un rapport sur les effets des radiations nucléaires établi
après deux ans de travail par un comité scientifique des Nations Unies. Les
estimations concernant la durée et la nocivité de ces radiations accusent non
pas de simples nuances, mais de profondes divergences.
Ces mêmes oppositions apparaissent au sujet des risques qu’entraînent —
ou que pourraient entraîner — les usages médicaux des radiations. Sans
compter que l’homme de la rue s’inquiète de l’élimination des déchets
radioactifs. Ce sont là des points sur lesquels les savants qui nous font l’honneur
de participer à nos entretiens projetteront sans doute quelque clarté.
La physique nucléaire pose — ou plutôt repose à nouveau — les rapports de
la science et de la religion, et aussi tout le problème de la légitimité de la guerre
au point de vue chrétien. Entre beaucoup d’autres, le R. P. Dubarle et M.
Leprince-Ringuet ont développé à ce sujet des idées d’un grand intérêt. Dans
quelques jours, le R. P. Dubarle et M. le pasteur Marc Boegner vont préciser les
points de vue des deux confessions chrétiennes. Le débat qui suivra leur
conférence ne sera pas le moins intéressant de cette décade.
Telles sont quelques remarques banales et présentées en ordre dispersé que
suggère, entre d’innombrables autres, le thème de nos Rencontres, L’homme et
l’atome. Nous sommes certain que nos conférenciers et les participants à nos
entretiens apporteront aux débats qui se déroulent dans le monde des éléments
nouveaux et intéressants. Qu’ils veuillent bien accepter nos sentiments de
profonde gratitude.
@
L’homme et l’atome
201
PREMIER ENTRETIEN PUBLIC 1
présidé par M. Antony Babel
@
LE PRÉSIDENT : p.169 Je déclare ouvert ce premier entretien et donne la parole
à M. de Jessé.
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Je voudrais partir du thème de l’attitude de l’homme
devant les forces nouvelles que la physique a engendrées, et poser deux
questions. D’une part : Qu’apporte le développement de la physique aux
physiciens ? et d’autre part : Quelle sécurité morale le milieu des physiciens
apporte-t-il dans l’emploi des forces nouvelles ? considérant que les jeunes gens
qui se lancent à l’heure actuelle dans la physique ont, semble-t-il, peu d’intérêt
pour les problèmes philosophiques et que tout leur intérêt se place dans la
recherche, sans considération des suites de cette recherche.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Sans considération des suites de cette
recherche, c’est-à-dire, sans préoccupation directe précise ?
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Je veux dire que l’intérêt de la recherche semble
primer les considérations de prudence que l’importance des forces déclenchées
devrait faire naître, et que l’on se trouve souvent devant une attitude trop
optimiste sur les conséquences de ces recherches. Or la technicité supérieure,
l’esprit scientifique remarquable qui s’est développé dans le milieu des physiciens
ne coïncide pas avec un développement sur le plan moral, et même coïncide avec
l’acceptation de positions théologiques qui, pour la plupart des gens, paraissent
plutôt surannées. Je veux dire que vous êtes le témoin de la coexistence d’un
esprit scientifique supérieur, créateur, et de conceptions morales qui se
rattachent surtout à une théologie du moyen âge. Cela pose donc un problème :
celui de la dissociation du développement mental dans l’esprit du chercheur, ce
qui paraît avoir de graves conséquences pour l’avenir de l’humanité.
1 Le 4 septembre 1958.
L’homme et l’atome
202
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : p.170 Vous voulez dire que, d’une part nous
sommes à la pointe de la science au XXe siècle et que de l’autre nous avons une
foi religieuse moyenâgeuse.
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Je dis simplement que, soit le désintérêt pour les
problèmes philosophiques, soit la simultanéité d’une croyance qui paraît
surannée à la majorité et d’un esprit scientifique supérieur, sont des
caractéristiques psychologiques qui m’étonnent et m’inquiètent.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Mais peut-être cette croyance n’est-elle pas
tellement surannée ?...
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Sous certaines formes. Sous la forme d’un Dieu
personnel, créateur, que vous avez évoqué, ou sous la forme morale de la
croyance en un mal en dehors de l’homme, en dehors de sa motivation, qui est
une croyance relevant plutôt du moyen âge que de notre époque.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET Je demanderai au R. P. Dubarle qui est
dominicain, et qui est peut-être moyenâgeux, de répondre à ma place, car je ne
peux pas répondre à votre question. Je ne sais pas, en effet, si je suis
moyenâgeux ou si, au contraire, il y a une foi, une pensée qui, à travers les
âges et le moyen âge inclus, continue dans les temps modernes à avoir une
certaine valeur, une certaine vérité. Nous scientifiques, nous vivons au milieu du
monde et dans des conditions qui nous paraissent extrêmement intéressantes :
nous ne discutons pas et ne philosophons pas sur notre attitude religieuse et
philosophique ; ce n’est pas notre affaire. Nous vivons dans des conditions
modernes que nous acceptons, et il y a là toute une démarche de la pensée.
Mais quant à dire que nous superposons un homme du moyen âge et un homme
du XXe siècle, c’est une question de conception de la religion. Je pense que le R.
P. Dubarle pourrait dire un mot.
R. P. DUBARLE dit son désaccord sur l’idée que la croyance en un Dieu personnel et
en un mal extérieur à l’homme puisse être une attitude périmée.
Je pense que poser le problème dans ces termes-là est bien gênant pour faire
une conversation sérieuse entre hommes. Pour une raison très simple, c’est que
L’homme et l’atome
203
l’on risque de confondre une option réfléchie du cœur, une détermination lucide
de la volonté avec un résidu d’images, de mythes, d’entraînements sociologiques,
de pressions dont il est extrêmement utile de faire la critique précisément pour
dégager ce que, avec beaucoup de simplicité, M. Leprince-Ringuet disait être
quelque chose d’éternel chez l’homme : la capacité de se déterminer à
l’adoration, la capacité de rencontrer dans la foi un interlocuteur véritable et non
pas simplement un idéal plus ou moins abstrait. Il faut tenir compte de cela de
façon vigoureuse et forte pour la vie d’aujourd’hui comme p.171 on en tenait
compte au temps de Descartes ou de saint Thomas, ou même des Anciens, qui
ont déjà pensé, tout de même, à un dieu, qu’il fût le dieu d’Aristote ou, dans une
tradition juive, le dieu d’Isaac ou de Jacob. Ceci dit, je ne crois pas qu’un homme
qui croit en Dieu, un homme qui pense qu’il a affaire à une création dont il y a un
auteur personnel, un homme qui est sûr qu’il est dans une situation humaine
difficile, portant en lui du mal mais en butte aussi à des tentations qui viennent
du milieu extérieur, soit particulièrement gêné pour se promener dans ce grand
univers et pour en prendre possession. Je ne crois pas qu’à cet égard nous
puissions systématiquement être taxés d’optimistes naïfs, soit de pessimistes
amers. La grande affaire, c’est la qualité de l’équilibre et c’est aussi au fond la
qualité de la foi, de la lucidité qui y préside.
A partir de ce moment-là, je crois que nous pourrions très utilement
converser sur ce que les hommes d’aujourd’hui qui ne croient pas et que nous
aimons bien, nous autres chrétiens, et les hommes qui croient (comme je crois
pour ma propre part) ont à faire ensemble pour construire le monde tel qu’il est,
tel qu’il se veut dans l’avenir.
M. ROBERT JUNGK : M. Leprince-Ringuet a dit, même avec une certaine
fierté : « Nous ne discutons pas de philosophie, nous les physiciens, parce que
nous n’aurions pas le temps de faire de la physique. » Or, je me demande si ce
n’est là pas justement la question qu’il faut discuter. Je ne crois pas que les
physiciens soient gênés par la religion, mais j’ai l’impression que les recherches
d’aujourd’hui sont gênées par la religion. Alors ils la mettent dans un
compartiment séparé, et c’est précisément là qu’est le mal. Le physicien qui
essaie soit de se détacher tout à fait de la philosophie et de la religion, soit de
les séparer de son activité de savant, est-il encore un vrai savant ? N’est-il pas
un spécialiste qui tend de plus en plus à se déshumaniser ?
L’homme et l’atome
204
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Peut-on dire qu’un homme qui ne s’occupe
pas de philosophie est nécessairement déshumanisé ? C’est un problème. Il y
aurait beaucoup de gens qui seraient déshumanisés dans ce cas. Quand je dis
que nous ne sommes pas des philosophes, je ne veux pas dire que nous ne
pensons pas aux domaines proches de la philosophie. Nous pensons à beaucoup
de choses, nous pensons au problème du mal. Quand paraissent, par exemple,
dans un bulletin de savants atomistes, tous les mois deux ou trois articles sur
les questions de la liberté, du mal, de la participation à la politique d’un grand
Etat, sur les questions des forces et des puissances qui déterminent l’avenir du
monde, n’est-ce pas de la philosophie ? Je n’en sais rien... Ce n’est peut-être
pas de la philosophie sous la forme que nous avons étudiée dans nos classes de
philosophie, mais ce sont effectivement des problèmes humains, des problèmes
d’humanité, des problèmes touchant à la croissance et au développement de
l’humanité. Les questions qui se posent à l’occasion de la culture, à l’occasion de
la nécessité et de la difficulté de faire connaître les choses p.172 scientifiques aux
hommes qui ne sont pas des spécialistes, les difficultés que rencontrent même
les très grands esprits, de faire une synthèse de l’ensemble des connaissances
de la physique, n’est-ce pas de la philosophie ? Je n’en sais rien, mais ces
problèmes, nous les vivons intensément, ainsi que ceux qui se posent lorsque
deux mille techniciens vivent en commun dans un même centre.
Je ne peux pas en dire beaucoup plus. Je ne peux que donner un
témoignage de l’attitude des scientifiques. C’est cela mon but.
LE PRÉSIDENT : Je donne la parole à M. le grand Rabbin Safran.
LE GRAND RABBIN SAFRAN : M. Leprince-Ringuet a cherché à atténuer
l’opposition entre les dogmes religieux — en l’occurrence chrétiens — et les
principes de la science, en les situant sur des plans différents.
Je voudrais remarquer que la Kabbale, une philosophie de la religion juive, a
développé une conception scientifique du monde qui se trouve confirmée, en ses
grandes lignes, par la science physique contemporaine.
Pour ne citer que les aspects les plus frappants de cette vision, il suffit de
mentionner que la Kabbale soutient que la vie est énergie avant d’être
substance. La création du monde présente un phénomène de transformation de
L’homme et l’atome
205
lumière en matière, de condensation de la lumière ; cet univers subit des
phénomènes de transformation de matière en lumière, de sublimation
progressive de la matière. La vie est un composé d’énergie, d’« étincelles » qui
cherchent à se manifester, à se libérer. La Kabbale, qui connaît déjà les notions
de corpuscule et d’onde, montre qu’aux profondeurs de la matière inerte ou des
organismes vivants, se cache un « point » essentiel, un noyau, une « âme », le
« cœur » de l’être. Elle relève l’autonomie indéniable de chaque particule, de
chaque cellule, bien qu’elle soit liée à un vaste « champ quantifié », à un
immense tissu vivant. Le monde est ainsi un lieu ouvert, il « se fait »
continuellement ; l’univers est en expansion, il respire dans un processus de
communications interchangeables. Chaque être découvre son principe
établissant une réciprocité, un équilibre magnétique. La Kabbale formule son
grand principe d’unité en termes de dualité dynamique, en termes de
contradiction active, vivante. « Tout ce que Dieu a créé, affirme-t-elle, il l’a créé
par couples d’opposés ! »
Voilà quelques vues de la Kabbale sur le monde, s’articulant aisément avec
une conception dynamique, unitaire de la vie, qui s’apparente visiblement aux
données actuelles de la physique nucléaire, de la biologie, de la psychologie ; et
encore : kabbalistes de naguère et atomistes d’aujourd’hui établissent leurs
concepts mathématiquement, tributaires d’une mystique transcendante des
chiffres...
Aujourd’hui les hommes des sciences de la nature examinent attentivement
les rapports entre leurs disciplines et la philosophie et essaient de dégager une
conception unitaire du monde. Qu’il me soit permis d’attirer votre attention sur
la vision scientifique du monde que nous offre la Kabbale, et surtout sur la
philosophie de la science qu’elle en dégage. p.173 Elle ambitionne de présenter à
l’homme un enseignement de l’unité de la vie. Elle ne peut donc pas admettre la
séparation de la science et de la religion, tout en respectant l’indépendance de
chacune d’elles : elle souhaite leur confrontation doctrinale. Car cette
confrontation ne peut que favoriser la réconciliation entre la raison et la foi, et
servir au renforcement de la position spirituelle et morale du chercheur
scientifique, et, par conséquent, au bien de l’humanité.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : C’est très intéressant, c’est ancien et cela
contient sous forme de ferment ou d’indication les quanta, la matérialisation, les
L’homme et l’atome
206
noyaux, la matière et l’anti-matière. Qu’est-ce que cela contient encore, qui n’a
pas été découvert ? Et qu’est-ce que cela laisse prévoir ? Car c’est très
intéressant aussi de prévoir. Nous ne sommes pas au bout de nos recherches...
M. HENRY BABEL pense que la « préoccupation du conflit entre les sciences et la
religion » mérite d’être au centre du débat, et demande aux théologiens modernes une
assise de réflexion.
Le conflit effectif qui risque d’opposer la science et la religion vient peut-être
du fait que, contrairement à l’idée d’un Sabatier ou d’un Ménégoz, théologiens
protestants français, nous ne distinguons pas toujours le fond de la forme. Il me
paraît indéniable que sur le plan de l’expression de la religion, la science, à
l’heure actuelle, nous crée des difficultés. Pouvons-nous encore partager la
conception du monde de saint Augustin, de saint Anselme ou même de Calvin ?
Mais en ce qui concerne le fond, c’est-à-dire les attitudes, les options
spirituelles, morales, éthiques, nous avons là le terrain le plus solide sur lequel
nous placer. Je dois dire que, comme théologien, j’ai trouvé une très grande
libération dans l’école symbolo-fidéiste, qui se refuse à identifier la foi à la
croyance. Souvent nos croyances sont mises en question par les sciences
contemporaines. Mais cela ne signifie pas que la foi, qui est un sentiment
profond, un élan de confiance en une puissance qui nous dépasse, mais qui est
mystérieuse, soit mise en question. Je crois que la pensée religieuse d’une part
et les sciences de l’autre, ont tout intérêt à évoluer dans un respect réciproque,
la science respectant ce qu’il y a d’irréductible dans le fait religieux, et la religion
n’identifiant pas la foi avec son expression intellectuelle, avec une conception du
monde, avec des idées.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Je suis très heureux de tout ce que vous
avez dit. Je pense aussi que la vision du monde de saint Augustin, et de tant
d’autres, était une vision trop définitive. Bien entendu, nous ne les suivons pas
sur ce terrain, car nous considérons le fait scientifique comme absolument
fondamental à notre existence. Nous ne biaisons pas, c’est-à-dire que dans
notre attitude spirituelle, nous ne faisons pas intervenir la vérité scientifique
comme telle. Il y a d’ailleurs des scientifiques de tempéraments très divers :
certains pensent que la connaissance actuelle va en limitant de p.174 plus en plus
ce qui, autrefois, paraissait mystérieux ou miraculeux ; par conséquent c’est un
L’homme et l’atome
207
peu la peau de chagrin et la connaissance finira par tout expliquer. Mais pour
ma part, je ne pense pas qu’il en soit ainsi. Je suis persuadé que la science
explique de plus en plus de choses, mais qu’elle ouvre aussi des problèmes de
plus en plus nombreux et des problèmes difficiles, complexes. Le nombre des
phénomènes qui nous paraissaient mystérieux se réduit évidemment, mais des
choses peut-être beaucoup plus difficiles à expliquer s’y substituent. Les
scientifiques ne sont donc pas près d’aller se reposer, et c’est admirable. Cela
correspond à une possibilité d’activité intellectuelle et de vie scientifique
formidable.
D’autre part, beaucoup de scientifiques ont des options religieuses ou
philosophiques, ou des conceptions de l’existence fort différentes, et nous avons
un très grand respect les uns pour les autres. Mais je ne crois pas, pour ma
part, — c’est personnel et cela n’engage que moi —, que la science déclenche
automatiquement un mécanisme de foi. Je ne pense pas qu’un scientifique qui a
fait de la physique théorique très compliquée ou de la physique expérimentale
très astucieuse soit plus proche de la foi que quelqu’un de moins avancé. Je ne
pense pas qu’il y ait des accès à une vérité de foi par la science. Ce sont deux
domaines très séparés. La science est un domaine dans lequel on peut répéter
les phénomènes, c’est un domaine d’investigations positives, avec des lois, et je
ne pense vraiment pas que les grands problèmes de la réflexion se répondent
entre eux. Evidemment, j’étais chrétien avant de faire du travail scientifique, et
j’ai beaucoup réfléchi à ces problèmes avant qu’une option un peu définitive se
soit formée en moi. Qu’elle soit nourrie par la suite, et qu’elle acquière une
luminosité plus grande avec le travail auquel on est engagé, oui. Mais je pense
qu’il en aurait été de même avec n’importe quel autre travail, et pas seulement
avec le travail scientifique, quelles que soient ses particularités admirables. Par
conséquent, ce que je voudrais surtout affirmer, c’est que je ne vois pas en quoi
le fait d’être chrétien ou le fait d’avoir une foi religieuse, vous relègue dans
l’infantilisme. En réfléchissant à tous ces grands problèmes religieux, je me sens
au contraire stimulé. Les communistes peuvent en dire autant : « Le progrès du
monde, le progrès moral du monde dépend du progrès matériel de la science.
Tant pis si je n’en vois pas le bout, mais je travaille pour le bien de l’humanité ;
c’est un levier puissant. »
M. BERNARD SUSZ : La question que je désirais poser s’est trouvée être formulée
L’homme et l’atome
208
partiellement par M. de Jessé. Y a-t-il une différence de comportement entre les
chercheurs non seulement religieux, mais philosophes, et ceux qui ne le sont pas ?
Autrement dit : un chercheur atomiste aura-t-il un comportement différent, étant
chrétien ou non, s’il est appelé à étudier la fusion thermonucléaire ?
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : C’est un très gros problème.
Quelle est l’attitude du scientifique auquel on demande s’il accepte de
participer à la fabrication de la p.175 bombe H ? Est-ce que cette attitude sera
différente selon son attitude religieuse ? Je ne le sais pas ; il faut voir les faits. Il y
a des pays dans lesquels ce problème s’est posé. Voyons en Russie, par exemple.
Est-ce que les scientifiques auxquels on a demandé de s’intéresser aux
expériences de fusion ont refusé parce qu’ils étaient communistes ? En général,
les chefs de file ont accepté, semble-t-il. Peut-être certains ont-ils refusé ; je n’en
sais rien. Que s’est-il passé aux Etats-Unis ? Aux Etats-Unis, on distingue deux
groupes de scientifiques. Prenons les scientifiques de très haute qualité, par
exemple des gens comme Oppenheimer, Taylor et John Wheeler. Leurs attitudes
ont été très différentes. Oppenheimer a accepté de faire la première bombe, mais
il a refusé de se lancer dans les expériences thermonucléaires. Oppenheimer n’est
pas chrétien ; il est israélite et il est un Américain très patriote. En revanche, John
Wheeler, qui est protestant, a accepté de participer aux premières expériences
pour la fusion. Avec Taylor, qui est israélite comme Oppenheimer, il s’est occupé
des calculs correspondants. Taylor était hanté, comme Wheeler, par la possibilité
de voir les Russes ou la Chine devenir extrêmement puissants au point de vue
nucléaire, et pensaient, par patriotisme, devoir fabriquer des bombes H. Par
contre, beaucoup de scientifiques ont partagé l’attitude d’Oppenheimer, ce qui a
peut-être retardé un peu la fabrication de la bombe H américaine, et a pu faire
dire au gouvernement américain que Oppenheimer avait trahi. Dans l’ensemble,
les scientifiques que je connais, qu’ils soient juifs, agnostiques ou chrétiens,
étaient plutôt dans le camp Oppenheimer.
Prenons, par contre, les expériences thermonucléaires faites avec zéta en
Angleterre ou avec des instruments similaires. Je crois qu’un peu tout le monde
y participe parce que c’est de la science.
M. ROBERT JUNGK : Je crois que Kamos, un éminent spécialiste des questions
de fusion, a préféré faire de la biologie et même de l’astronomie.
L’homme et l’atome
209
M. OTTO JOKLIK : On a oublié de considérer que soit Oppenheimer, soit Taylor
ne sont que les porte-parole d’une équipe. Ce n’est pas Oppenheimer seul, ni
Taylor seul, qui découvrirent la bombe H. Ils n’étaient que les directeurs d’une
équipe de chercheurs composée d’une quantité de savants qui ont tous des
opinions très différentes.
Après avoir fait remarquer l’influence du milieu culturel et idéologique sur l’attitude
des chercheurs, M. Otto Joklik poursuit :
La majorité des savants qui sont occupés à la recherche nucléaire sont très
jeunes. Ils ont bien la capacité de contrôler de très grandes forces, mais ils ne
sont pas assez mûrs pour avoir une personnalité, pour déterminer jusqu’à quel
point on peut utiliser cette force. Cela ne dépend pas de l’éducation, mais
seulement des qualités morales d’une personne.
M. GIACOMO DEVOTO : p.176 Nous avons assisté jusqu’à présent à une
discussion sur la science et la religion.
Je me demande si ce ne sont pas plutôt la science du XIXe siècle et celle du
XXe siècle qui s’opposent. Par exemple : la science du XIXe siècle était sûre de
certaines données, ainsi de la notion de mesure ; la science du XXe siècle sait, par
contre, que, pour mesurer une chose infiniment grande ou infiniment petite, il se
pose des problèmes que l’on ne maîtrise pas. Le trait essentiel de la science du
XIXe siècle était l’orgueil ; le trait essentiel de celle du XXe siècle est l’humilité.
La science du XIXe siècle était sûre, sur le plan social, d’avoir donné une
interprétation définitivement optimiste de la société. Elle croyait, avec le
développement scientifique, pouvoir assurer le bien-être et le bonheur de
l’humanité. La science du XXe siècle se demande si le progrès scientifique, en
dehors de ses bienfaits, ne comporte pas des dangers effroyables. Seconde
preuve que la science du XIXe siècle était orgueilleuse, et que celle du XXe est
humble.
M. Leprince-Ringuet, à la fin de sa conférence, a envisagé les deux notions
de grâce et de mal. Or, elles se relient étroitement à la notion de charité. Mais
l’on peut envisager l’attitude charitable liée soit à une confession religieuse, soit
à une vision a-religieuse de la vie. Dans ce cas, ou est l’antithèse ? L’unité du
monde scientifique du XXe siècle me semble absolue parce qu’il est humble et
parce qu’il est charitable.
L’homme et l’atome
210
M. ALBERT PICOT : Permettez-moi de compléter la remarquable intervention
de M. Devoto en envisageant un autre aspect de la différence entre la science
physique du XIXe siècle et la science physique du XXe siècle.
Le XIXe siècle a cru à l’absolu de l’espace, à l’absolu du temps et à l’absolu
de la causalité. Il a été entraîné de ce fait vers le positivisme d’Auguste Comte
et vers le matérialisme de Haeckel. Tandis que le XXe siècle a trouvé que ces
notions d’espace, de temps et de causalité étaient relatives, et on est arrivé, par
les quanta, à la notion d’indétermination dont M. Heisenberg doit parler ce soir.
Ainsi, la porte est ouverte vers une certaine liberté dans le jeu de la nature ; et
n’y a-t-il pas une nouvelle porte qui permettra de rapprocher les forces
scientifiques et les forces religieuses ?
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : L’intervention de M. Devoto me ravit parce
qu’elle est au fond une des clés du problème.
Entre les scientifiques chrétiens et non-chrétiens de notre époque, il y a un
dénominateur commun fait de l’ensemble de toutes les connaissances, de toutes
les qualités qu’il faut développer pour faire de la recherche, et de l’attitude
devant les résultats de cette recherche et devant la science. Ce que vous disiez
tout à l’heure est très exact ; c’est une attitude d’humilité, d’inquiétude et
d’angoisse, qui contraste singulièrement avec celle du XIXe siècle. Elle est la
même pour tous ; elle est profondément inscrite, pour ceux qui ont une foi,
dans leur foi elle-même, p.177 mais cette attitude est également celle des
hommes de science qui ne sont pas chrétiens. C’est pour cela que nous nous
entendons parfaitement. Il y a une fraternité, qui n’existait certainement pas au
XIXe siècle, entre les scientifiques ayant un tempérament religieux et les autres.
Autrefois, il y avait une certaine raideur, quelque chose de cassant, de définitif,
d’orgueilleux qui dressait des murailles anguleuses. Maintenant, cela n’existe
plus ; nous avons entre nous des conversations sur les problèmes de la vie, de
la mort. Ces conversations sont vraiment fraternelles et nous respectons
vraiment nos positions réciproques, parce que nous nous retrouvons avec le
même élan, les mêmes inquiétudes devant le développement du monde.
M. ROBERT JUNGK : Je me demande si cette image de la science marchant
vers l’humilité n’est pas trop optimiste. Il est vrai que les grands savants se
rendent compte de ce besoin d’humilité. Mais l’humilité n’est pas encore
L’homme et l’atome
211
acquise. Vous trouverez un grand nombre de jeunes savants qui font de la
recherche dans un esprit de compétition sportive, peu enclin à l’humilité. Il ne
faut donc pas aller trop vite, ni proclamer trop tôt la victoire de la morale.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Vous parlez du sport comme opposé à
l’humilité. On peut être un champion, avoir l’esprit de compétition et en même
temps être très modeste et très humble. Nous faisons tous de la compétition et
sommes tous des sportifs en science. Il y a à la fois une certitude et une
humilité devant la science.
M. ROBERT JUNGK fait remarquer que c’est un sport assez dangereux et rapporte le
souvenir d’un jeune savant « qui avait assisté à l’explosion de Los Alamos et qui était
partagé entre le désir de savoir si la seconde explosion serait mieux réussie que la
première et la crainte des conséquences de ce lancement ».
Il y a donc un besoin d’arriver au but, de faire le « goal » et mon jeune ami
désirait assister à l’explosion parce que cette seconde bombe était beaucoup
plus intéressante du point de vue scientifique.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Il n’est pas nécessaire de tuer 50.000
personnes pour faire une expérience ; il y avait assez de place dans les déserts
pour voir si la masse critique du plutonium était atteinte. La question de détruire
une ville n’est pas liée au caractère sportif de la recherche.
M. GIACOMO DEVOTO : Je me permettrai de faire une suggestion à l’orateur :
pour être sûr que l’esprit de compétition ne dégénère pas, il faut exercer une
influence préalable sur le jeune chercheur. A ce propos, je voudrais poser deux
questions très élémentaires sur l’organisation de la Cité atomique. M. Leprince-
Ringuet nous a tous persuadés hier soir que la spécialisation poussée à
l’extrême est indispensable. Mais pour en éviter les conséquences négatives, on
devrait mettre p.178 deux conditions à l’accès aux Cités atomiques : tout d’abord
de montrer une connaissance suffisante de la physique classique ; et en second
lieu d’être soumis pendant le séjour dans la Cité atomique (où il y a une
quantité énorme de spécialisations) à cette simple question : comment justifiez-
vous votre spécialisation dans l’ensemble auquel vous appartenez ? Avec cette
méthode, le jeune chercheur, demeuré un spécialiste, doit faire l’effort logique
L’homme et l’atome
212
de dresser une sorte de généalogie de toutes les branches de la physique
nucléaire.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Le jeune chercheur qui entre comme
physicien dans un centre comme celui-là, a déjà une base classique très solide.
Il est au moins licencié, avec un troisième cycle, ou l’équivalent. Par
conséquent, il connaît la physique classique et les grandes lois du XIXe siècle,
tout en sachant que c’est dépassé. On n’est pas physicien si l’on n’a pas envie
de renverser quelque chose parmi ce qui nous a été enseigné. De plus, il y a
vraiment chez tous les physiciens une connaissance de l’histoire, une culture
classique, avec une base en grande partie littéraire. Par conséquent, en Europe,
où l’on a plutôt tendance à ne pas se spécialiser, on ne risque pas d’être
hyperspécialisé comme aux Etats-Unis. Si l’on parvient donc à créer en Europe
des centres de la qualité des centres américains, nous pourrons élaborer une
nouvelle forme de culture qui permette aux savants d’atteindre un niveau très
élevé de connaissance et de réalisation, sans tomber dans l’excès que l’on
rencontre aux Etats-Unis. Nous, Européens, nous n’aimons pas l’idée de tout
sacrifier au rendement ; nous aurons donc un rôle énorme à jouer dans
l’acquisition d’une sorte de sagesse qui va permettre d’être moins individualiste
que nous n’avons l’habitude de l’être.
M. ANGELOS ANGELOPOULOS reprend les deux thèmes du travail en équipe et de
la spécialisation, et les relie à celui de la nécessaire étatisation de la recherche, seuls les
Etats pouvant entretenir des équipes de travail et des laboratoires nucléaires
suffisamment perfectionnés.
Ainsi, la recherche scientifique devient-elle un service public, et nous
sommes devant ce qu’on appelle l’étatisation de la science. Cela est une réalité.
Ce système a ses avantages et ses inconvénients dont a parlé le conférencier
d’hier soir.
Sur ces inconvénients, je voudrais poser à M. Leprince-Ringuet deux
questions. D’abord, une coordination de la recherche scientifique selon un plan
général établi à l’échelle nationale pourrait-elle éliminer certains des
inconvénients du travail en équipe et de la spécialisation très poussée ? Puis,
cette coordination pourrait-elle s’effectuer sans atténuer la responsabilité du
savant, ni attenter à sa personnalité ?
L’homme et l’atome
213
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Une coordination de quoi ?
M. ANGELOS ANGELOPOULOS : De la recherche scientifique selon un plan
général établi par l’Etat.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : p.179 C’est ce qui se passe.
M. ANGELOS ANGELOPOULOS : Je demande si l’on peut éliminer certains
inconvénients du travail collectif et si cette coordination est compatible avec la
personnalité du savant.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Qu’est-ce que vous proposez d’autre ?
Quelle est l’autre partie de l’alternative ?
M. ANGELOS ANGELOPOULOS : Acceptez-vous cette planification de la
recherche scientifique ?
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Les plans ne sont jamais définitifs. On ne
peut pas prévoir actuellement un plan quinquennal de façon rigoureuse, même
pour les réalisations pratiques et d’autant moins pour la recherche fondamentale
où règne une grande liberté. Si vous avez un laboratoire qui dépend de la
recherche scientifique, vous faites du travail scientifique ; si vous appartenez à
un organisme d’Etat comme le Commissariat à l’Energie atomique, ce
Commissariat aura certains crédits pour faire certaines recherches de base, et
certaines recherches plus appliquées. Si dans un cadre de budget défini, les
nécessités de la fabrication se trouvent correspondre à des besoins plus grands,
c’est-à-dire s’il faut dépenser plus d’argent pour la réalisation de telle usine ou
de tel réacteur qui est une réalisation prévue dans le plan quinquennal, l’argent
sera affecté à ces réalisations et les recherches de base seront naturellement
brimées. Les chercheurs qui font des recherches de base risquent toujours, dans
un organisme comme celui-là, de se voir brimer à un moment ou à un autre. En
revanche, comme ce sont des organismes qui disposent de beaucoup de crédits
parce que ces réalisations sont très onéreuses, ils auront beaucoup plus
d’argent que les chercheurs appartenant à des organismes normaux constitués
pour la recherche de base. Il y a donc deux catégories de chercheurs qui font de
la recherche de base.
L’homme et l’atome
214
M. ANGELOS ANGELOPOULOS : Je voudrais savoir si cette coordination
n’attente pas à la personnalité du savant.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Je ne comprends pas très bien le problème.
Il y a des organismes qui permettent de faire de la recherche de base. Or, la
recherche de base que l’on fait avec les grands accélérateurs de particules n’a
aucune utilité immédiate. On dépense des milliards sans prévoir aucune
utilisation actuelle des résultats obtenus avec le grand synchrotron.
M. ANGELOS ANGELOPOULOS : Je voudrais vous poser une autre question,
liée à la précédente : la connaissance de la cause pour laquelle l’homme de
science travaille, c’est-à-dire p.180 le but poursuivi, ne constitue-t-elle pas un
élément constructif, une force créatrice pour contribuer aux progrès de la
science et pour éliminer encore les inconvénients du travail collectif ?
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Il y a beaucoup d’avantages au travail
collectif. Il est très agréable, très intéressant. Il faut naturellement faire peau
neuve et abandonner la mentalité d’avant-guerre, mais c’est très bien. On ne
sera pas seul à signer une publication et c’est tout.
M. ALBERT PICOT : C’est une question de hiérarchie que je voudrais poser et
aussi celle des rapports de la science et de la pédagogie.
Lorsque j’ai pris pour neuf ans la direction du Département de l’Instruction
publique de mon Etat, mon optique n’était pas tout à fait juste, et lorsque j’ai
envisagé l’échelle universitaire, j’ai considéré le professeur qui donnait le grand
cours général de physique comme un grand « ponte », un grand monsieur, et
que les autres, les chercheurs dans les laboratoires, qu’on ne voyait pas, étaient
plutôt inférieurs dans la hiérarchie, qu’il s’agissait plutôt de subordonnés.
Depuis lors, je me suis instruit et je me suis rendu compte que le professeur
qui donne le grand cours général n’est pas tellement un privilégié, mais qu’il est
à certains égards une personnalité un peu sacrifiée. Il doit dans le cours des
deux semestres d’hiver et d’été faire toutes les expériences de tous les chapitres
de la physique ; par conséquent, il ne peut presque pas faire son travail de
chercheur. Et pour accepter d’être sacrifié vis-à-vis des spécialistes, il doit s’en
remettre à sa conscience pédagogique et se dire qu’en formant des jeunes gens
L’homme et l’atome
215
et des jeunes filles qui préparent la licence ou le doctorat, il remplit une tâche
humaine. Mais il ne remplit plus la tâche qui conduit au but des découvertes
nouvelles.
Je voudrais demander à M. Leprince-Ringuet quel est son avis ; comment,
dans son esprit, il concilie la libre recherche et la pédagogie.
M. LEPRINCE-RINGUET : Je suis très content de cette remarque parce qu’elle
me préoccupe aussi.
Je suis à la fois directeur d’un centre de recherches dont rien n’existait
autrefois et professeur. J’ai perdu un temps considérable à démarrer, à fonder
une équipe, et pendant ce temps je n’ai presque pas fait de physique. La perte
de temps, pour un professeur qui est en même temps directeur de groupe, est
considérable. Il doit se battre pour être subventionné par des organismes
différents, afin de ne pas dépendre d’un seul maître qui pourrait un jour lui
couper les vivres. Il doit faire croître lentement et progressivement son équipe,
en donnant des salaires suffisants à son personnel, en tâchant de faire avancer
ses chercheurs, et tout cela représente une perte de temps considérable.
Et puis, il y a l’enseignement. Il y a également beaucoup de conseils, de
réunions auxquels on doit participer, liés à l’enseignement, au p.181
fonctionnement du service des organismes voisins, qui peuvent lui procurer un
peu d’argent. C’est pour cela que ceux que l’on appelle les « patrons » sont des
victimes. Et ce ne sont même pas des victimes de la science, puisqu’ils ne font
plus de science... Il est très difficile de les trouver dans un laboratoire, en train
d’étudier un problème scientifique. Il faut donc qu’ils trouvent une équipe assez
compréhensive pour les aider, au cours de colloques réguliers, à se tenir au
courant des progrès de leur science. Et il faut une atmosphère très fraternelle
pour qu’il en soit ainsi, ce qui est le cas à l’Ecole polytechnique.
Votre question est donc terriblement angoissante. Les « patrons » devraient
être déchargés d’un certain nombre de tâches trop lourdes pour eux, qu’ils
remplissent mal et pour lesquelles ils perdent la santé et surtout la connaissance
de leur science.
M. NOJORKAM se demande si le « jeune physicien, enfermé toute la journée devant
ses calculs de courbure » est encore « capable de devenir un homme cultivé ».
L’homme et l’atome
216
Au lieu de s’enrichir intérieurement, il sera l’égal de l’ancien individualiste
qui ne pense qu’à sa petite cabane à la campagne pour oublier un peu les
problèmes de la technique. Est-ce que cet homme-là a une chance d’être encore
un homme de culture ? N’est-on pas en train d’en faire un monstre ?
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : C’est un grand problème que vous posez là,
mais qui se pose non seulement pour les scientifiques, mais pour beaucoup
d’autres gens. Supposez qu’à Paris vous habitiez très loin de votre travail. Le soir
quand vous rentrez chez vous, vous n’êtes pas à « prendre avec des pincettes » ;
vous n’avez aucune intention de vous cultiver. Pourquoi ? Parce que les conditions
de travail, dans une ville comme Paris, ne sont pas adaptées au monde moderne.
En revanche, si vous allez dans une cité atomique, vous n’avez pas tous ces
inconvénients. Je pense à certains savants atomistes qui travaillent à
Brookhaven. Ils sont très près de leur travail. Leur journée commence assez
tard et ils ont tout le temps de dormir. Le soir, ils rentrent de bonne heure ; ils
passent une soirée en famille, peuvent inviter des amis et écouter de la très
belle musique sur disques. Ils ont une vie équilibrée ; ils peuvent lire de grands
ouvrages sur l’art, la peinture, et sont très compétents en général. Ce sont des
gens très cultivés, pas fatigués, pas névrosés, pas épuisés.
M. JULIEN CAIN : Le tableau que M. Leprince-Ringuet a brossé hier de main
de maître de la cité de Berkeley, nous a tous impressionnés. Il était d’autant
plus frappant que sa conférence avait commencé par un exposé des conditions
dans lesquelles, il y a une trentaine d’années, il avait trouvé le laboratoire de M.
Maurice de Broglie, où il avait d’abord travaillé.
p.182 Le contraste entre le côté artisanal et pittoresque du laboratoire du duc
de Broglie et Berkeley était quelque chose d’impressionnant.
Il s’agit de savoir si le savant qui travaillait chez le duc de Broglie, et celui
qui travaille à Berkeley, sont deux êtres différents. Il se trouve qu’ils ne sont
pas deux êtres différents, puisque M. Leprince-Ringuet, qui a travaillé dans l’un
et l’autre laboratoires, est le même homme, fort heureusement pour nous.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Ce n’est pas sûr qu’on soit le même homme
en deux moments différents.
L’homme et l’atome
217
M. JULIEN CAIN : Permettez-moi de simplifier, sinon nous ne pourrions pas
discuter.
Est-ce que le savant atomiste est différent du savant précédent ? M. Devoto
a posé la question et vous ne lui avez pas répondu.
Si le savant atomiste est l’être nouveau que nous connaissons, est-il capable
encore d’imagination ? Est-il capable encore de contribuer au progrès d’une
science qui ne s’en tiendra pas, j’en suis convaincu, à l’âge atomique ? Voilà une
question tout à fait importante. Il y a une série de problèmes très généraux qui
se posent, et dont les conséquences se font sentir non seulement sur la science
atomique, mais sur l’ensemble des sciences. Et à côté des sciences atomiques et
des sciences exactes, il y a les sciences humaines. Ne pensez-vous pas que la
formation scientifique, telle que vous l’avez décrite hier, pourrait avoir des
conséquences pour les sciences humaines ? Ne pensez-vous pas, par exemple,
que la sociologie pourrait en être affectée ? Ne pensez-vous pas qu’il y a dans
une génération un certain nombre de points communs entre les hommes qui
travaillent à des sciences différentes ?
Voilà les quelques questions que je voulais poser, mais M. Devoto avait posé la
question avec tant de précisions que je ne peux trouver ici que de la terre brûlée...
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Je crois avoir déjà répondu à certaines de
ces questions. L’histoire est irréversible ; on ne ressemble pas au savant d’il y a
vingt ans. On n’est plus le même, mais on peut comparer, voir quelles sont les
différences. Toutefois, on ne reviendra pas en arrière. Il faut simplement
prendre garde que l’évolution ne soit pas catastrophique, mais bénéfique. Ce
que peuvent faire les aînés, c’est de voir comment va l’évolution qui, en
physique nucléaire, est frappante, mais qui vaut aussi pour d’autres disciplines.
Quant à savoir si le savant a de l’imagination, il y a ceux qui en ont et ceux
qui n’en ont pas. Ce n’est pas parce que quelqu’un s’est spécialisé pendant
quatre ou cinq ans qu’il manquera d’imagination pour l’avenir, mais ce n’est pas
parce qu’il aura fait quatre ou cinq ans de spécialisation qu’il aura plus tard de
l’imagination. Cela dépend de son potentiel interne.
M. JULIEN CAIN : p.183 Est-ce que l’Ecole polytechnique les prédispose à entrer
dans une organisation comme Saclay ou Berkeley ?
L’homme et l’atome
218
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Ils ont de la peine à entrer dans ces
organisations parce qu’ils estiment que la culture générale est bien agréable.
M. JULIEN CAIN : Il y a une certaine antinomie entre cet enseignement et les
nécessités que pose la science atomique. Cette question-là me paraît
fondamentale, parce que les meilleurs ne viendront pas aux organisations
atomiques.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Il y a des gens très forts, très brillants, qui
sortent de Normale ou de Polytechnique, qui ont envie de tout savoir de la
même façon, avec un éventail très ouvert. Ils continuent à s’intéresser à tout.
M. JULIEN CAIN : Que deviendront-ils au point de vue scientifique ?
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Ils ne feront pas de découverte ; il faut plonger
pour faire une découverte. Ils sont perdus à l’avance ; leur formation générale les
pousse à avoir une vie agréable et beaucoup de connaissances. Ils sont capables de
briller dans tous les domaines, mais ce n’est pas eux qui feront une découverte.
Joliot-Curie n’était pas un homme très cultivé ; il a passé son bachot après avoir
été reçu à l’école de Physique et Chimie.
M. JULIEN CAIN : Ce sont des mandarins de la science ; je suis très heureux
de ces conclusions.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Il en faut aussi !
M. PIERRE NAVILLE pense que les problèmes du travail en équipe et de la
spécialisation se retrouveront sous peu dans les sciences humaines et en particulier en
sociologie.
La question que je me pose et que je pose à M. Leprince-Ringuet est celle-ci :
est-ce que tout ceci ne tend pas à montrer que la recherche, poussée au niveau
collectif où elle peut être poussée à l’heure présente, se rapproche de plus en plus
de l’industrie, mot que je n’ai pas entendu prononcer au cours de cette
controverse, mais qui me paraît s’imposer. Toute une série de critères de ce
qu’est une industrie au point de vue économique et social, se retrouvent de plus
L’homme et l’atome
219
en plus dans ces organismes de recherche. Il faut de gros investissements, il faut
donc des sources de crédit qui ne sont pas toujours celles de l’Etat, qui peuvent
être des sources de grandes industries privées, de collectivités diverses.
Nous avons ensuite une préoccupation de rendement, qui est un rendement
scientifique, mais d’un type très particulier. C’est tout de p.184 même un
rendement qui doit aboutir à des résultats exploitables sous forme industrielle, au
sens très large du mot, étant donné que bien des applications militaires peuvent
être considérées comme des applications de caractère quasi-industriel. Et nous
avons aussi des préoccupations de rendement qui prennent le caractère de la
rentabilité économique et financière. Enfin, il ne faut pas croire que les
investissements en matière de recherche sont des investissements à fonds
perdus. Il y a certaines directions de recherche et des travaux de laboratoire de
ce type qui, s’ils n’aboutissaient pas à certains résultats, seraient abandonnés. Il y
a donc un élément de rentabilité qui intervient, avec des critères particuliers, mais
qui existent. Puis, il y a l’élément programme. Il est clair que les programmes de
recherche sont variables, révisables. M. Leprince-Ringuet indiquait tout à l’heure
qu’on ne peut pas faire un plan quinquennal rigoureux.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Il ne faut pas parler de recherche, mais de
réalisation d’objectifs nucléaires industriels.
M. PIERRE NAVILLE : Ces réalisations deviennent indispensables à certains
types de recherche. La mise en route d’un synchrotron par exemple, est un
programme d’application, mais finalement les résultats obtenus avec cette
machine vont servir à des recherches. Vous indiquez que c’est parfois pendant
des années que l’on va exploiter les résultats fournis sous cette forme. On va les
exploiter un peu comme un photographe développe des pellicules, mais
finalement c’est lorsqu’on étudiera ces matériaux qu’un chercheur proprement
dit, un théoricien, aura des idées. Il y a donc tout de même un élément de
programme caractéristique de l’industrie, c’est-à-dire de la production. Il faut
produire de la recherche. A l’heure présente, dans ce domaine, on n’est pas
seulement livré à l’imagination. L’imagination scientifique n’est pas tout à fait
semblable à ce que nous appelons l’imagination en général ou l’imagination
dans le domaine esthétique, voire la création artistique. Il y a tout de même à la
base un élément d’organisation, et jusqu’à un certain point, il faut créer,
L’homme et l’atome
220
susciter l’organisation. Il y a des moyens techniques de fabriquer l’imagination
et le caractère collectif des grands laboratoires modernes a aussi cette fonction.
Je me demande cependant si ces différentes caractéristiques pourront être
accrues, par exemple par l’intervention d’une main-d’œuvre de caractère
strictement industriel — je parle des opérateurs, des mécaniciens qui pourraient
être nécessaires dans ces laboratoires. Les problèmes de gestion administrative
dont M. Leprince-Ringuet parlait tout à l’heure avec accablement, sont des
tâches de gestion de type industriel. Cela ne signifie-t-il pas que la recherche
scientifique au niveau très élevé où elle se situe maintenant, ne va pas être
amenée à créer sur son flanc une section d’intérêt industriels, économiques, qui
pourra éventuellement décharger les savants proprement dits d’une partie de
leurs tâches mais qui, néanmoins, orientera une partie de la recherche dans un
sens p.185 compatible avec celui de l’industrie elle-même. Je prends le mot
« industrie » au sens très large, général, des tâches productives.
Tout ce que nous avons dit au sujet de la recherche et de l’application
scientifique à partir de laboratoires scientifiques peut se dire de l’industrie. Il
y a les industries qui disposent de laboratoires de recherches et d’étude, qui
sont l’équivalent indiscutable des laboratoires de recherche pure. A l’heure
présente, de grandes industries, non seulement dans le domaine de
l’atomistique proprement dit, mais dans celui de l’électronique, de la chimie
électrométallurgique, disposent de laboratoires de recherche qui sont donc
inscrits dans l’industrie, mais auxquels se posent tous les problèmes de
formation et de l’utilisation des savants qui ont été posés par M. Leprince-
Ringuet.
Pour me résumer, je poserai une question : M. Leprince-Ringuet croit-il que
cette tendance va devenir inhérente à la recherche et à l’application, ou bien
pense-t-il que c’est une sorte d’accident historique et que nous reverrons la
situation qui a été caractéristique du début du XIXe siècle ?
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : Cela continuera, mais sous une forme peut-
être un peu différente. Ce que vous avez dit est très exact, bien que certaines
recherches n’aient qu’une application tout à fait incertaine, et peut-être à très
long terme. Aucune industrie n’a de cosmotron, parce qu’il coûte trop cher et
que le rendement est à trop long terme. Seul l’Etat peut se le permettre.
L’homme et l’atome
221
Cependant, beaucoup de savants travaillent avec le cosmotron. Pour quoi faire ?
On n’en sait rien, on ne le saura peut-être jamais. Peut-être dans dix ans cela
aidera-t-il à faire passer des examens plus difficiles, cela permettra-t-il de
former des jeunes gens à la physique, à certaines disciplines, pour les utiliser
dans d’autres domaines de l’énergie atomique.
R. P. DUBARLE : J’aimerais poser à M. Leprince-Ringuet une question non pas
tellement sur la formation de l’individu qu’est le chercheur, que sur ce qui me
semble en train d’apparaître dans la collectivité scientifique elle-même et sur les
incidences humaines de ce qui semble bien nouveau et irréversible.
J’ai été frappé, tant au Palais des Expositions qu’au Palais de l’ONU, en
observant le type d’hommes rassemblés dans ces deux enceintes. J’ai eu
l’impression de ne pas rencontrer là — par le faciès, l’attitude, la démarche
— le type d’homme qu’est l’homme de la rue. Dans l’ensemble on avait
l’impression que les hommes ainsi rassemblés appartenaient de toute
évidence à une aristocratie de l’esprit, et en même temps, ce n’était pas le
type d’aristocrates de l’esprit que l’on rencontre classiquement. D’autres
traits étaient en quelque sorte venus s’imprimer sur leur masque, certains
d’ailleurs un peu ambigus, posant des questions. Et je me demandais ce en
quoi leur visage était différent des autres. C’était très sensible en particulier
chez les savants qui ne sont ni latins, ni germaniques : anglo-saxons, russes,
et même chinois, indiens. C’était quelque chose de très particulier. Et, pour
donner mon sentiment, je p.186 ferai un double rapprochement. Ils ont sur le
visage quelque chose qui s’apparente au masque du banquier et aussi au
masque du joueur.
La science est en effet en train de créer une communauté de participants à
quelque chose qui ressemble bien à un très grand jeu de l’homme. C’est
vraiment le grand jeu dans toute son ampleur, le grand jeu de la connaissance,
le grand jeu de l’action, avec des prises sur la réalité qui s’avèrent beaucoup
plus puissantes, beaucoup plus passionnantes — comme dans tout jeu bien fait
— et beaucoup plus énigmatiques que par le passé. On se demande si vraiment,
à leur insu, les garçons ou les hommes faits qui sont engagés dans ce jeu, ne
sont pas un peu marqués par cette condition et par le fait de la vivre tous
ensemble, avec cet élément important, exigeant, constant, de dressage aux
valeurs extrêmement humaines.
L’homme et l’atome
222
Puis il y a aussi l’attitude du banquier qui, à sa manière est un joueur, mais
un joueur qui a l’habitude de compter serré et de travailler dans des réalités
humaines, parce qu’elles s’évaluent finalement sous le signe de la monnaie.
Le savant aussi, à sa manière, est un homme obligé de compter très
serré dans les disciplines atomiques modernes, et de travailler sur du très
dur. M. Leprince-Ringuet a insisté avec beaucoup de raison sur le caractère
difficile des techniques du savant atomiste moderne, sur l’extrême sévérité
de l’autocritique, et aussi de la critique collective, nécessaire pour faire
accepter les résultats, les faire considérer comme valables. Le savant
travaille sur du dur, et sur du plus en plus dur. C’est de plus en plus difficile
d’extorquer à la nature ses secrets. Il faut des appareils de plus en plus
grands et passionnants. Il faut également compter et calculer. Quand on
pense à l’immense somme de mesures, de calculs, d’appréciations
statistiques, qui s’inscrivent dans le dépouillement d’une simple trace de
particule, on s’aperçoit du caractère de plus en plus prépondérant de ce qui
est vrai et évalué, et des incertitudes elles-mêmes. En même temps, on a
recours aux grands calculateurs.
Un des signes de l’exposition de cette année, c’est l’entrée en scène en
grand de la machine électronique calculatrice. Partout on en démontre le
mécanisme et l’importance. Cela fait tout de même un certain type d’homme qui
est effectivement différent, et qui a des caractéristiques différentes de celles
qu’on pouvait repérer il y a trente ou quarante ans.
Ce type d’homme donne le ton, d’abord à la science, ensuite à la
technique, ensuite à toute la vie sociale. Tout se synchronise à ce diapason.
Cette collectivité est-elle en mesure de faire une récupération suffisante et
satisfaisante du passé ? Une vieille règle dit que l’homme doit inscrire, dans
le pas qu’il fait en avant, tout le bon et tout le solide contenus dans les pas
précédents. Est-ce que sous couleur de courir une très belle aventure, nous
ne risquons pas de laisser sur la rive quelques bagages précieux ?
Est-ce que cela va s’articuler avec ce qui semble inscrit dans la constitution
du monde ? C’est en train de se faire par delà les frontières nationales, c’est en
train de se développer par un ensemble de rapports tout à fait inédits, par
comparaison avec ce que nous connaissons dans p.187 notre vieille Europe
classique. Cela s’adresse à la sphère tout entière. Comment alors les autres
L’homme et l’atome
223
hommes vont-ils prendre la suite, entrer dans le mouvement ? Est-ce que,
comme des aristocrates au plan supérieur, au sommet de la pyramide, ils
pourront encore conserver des libertés, défendre des valeurs humaines
esthétiques ? Est-ce que cela ne risque pas de se traduire pour les foules qui
seront en dessous par des rigidités, des sévérités, des rigueurs, des
planifications, qui seront un peu rudes ?
Voilà les deux problèmes que j’aimerais soulever, non pas à l’individu, mais
à la collectivité des chercheurs que représente le monde scientifique.
M. LOUIS LEPRINCE-RINGUET : La seconde question nécessiterait beaucoup
de discussions et je n’y puis répondre sur-le-champ. Quant au premier
problème, j’ai écouté le R.P. Dubarle avec beaucoup d’attention et de respect, et
je pense que ce qu’il a dit est vrai. Il faut que les gens qui s’intéressent
particulièrement au passé soient présents pour que les valeurs du passé soient
introduites dans la civilisation de l’atome. C’est là un rôle très important que
doivent jouer ceux qui ne sont pas scientifiques, les professeurs, etc. Mais pour
qu’ils puissent jouer ce rôle, ils doivent se mêler aux scientifiques, pour
comprendre comment la vie se déroule dans ces grandes usines, ces grandes
entreprises. Ils ne doivent pas juger de leur cellule, mais doivent faire des
stages dans de grandes entreprises et non dans des ateliers artisanaux. Ainsi ils
seront capables de donner un apport. C’est une des prérogatives de l’Europe, de
l’Occident, de faire cette synthèse, de prendre le bagage du passé pour nous
donner une sagesse dans le travail de l’avenir.
LE PRÉSIDENT : Je remercie très vivement tous ceux qui ont participé à cet
intéressant entretien, et en particulier M. Leprince-Ringuet qui a subi le feu des
interpellations.
La séance est levée.
@
L’homme et l’atome
224
DEUXIÈME ENTRETIEN PUBLIC 1
présidé par M. Bernard Susz
@
LE PRÉSIDENT : p.189 Mesdames et Messieurs, nous avons entendu hier soir la
magnifique conférence du professeur Werner Heisenberg. Elle a suscité toute
une série de questions, scientifiques et philosophiques, qui vont faire l’objet de
l’entretien de ce matin. Je désire tout d’abord donner la parole à Monsieur le
Conseiller Picot pour une première contribution à ce débat.
M. ALBERT PICOT : M. Heisenberg, hier soir, nous a exposé qu’au XIXe siècle,
la science se fondait sur les idées de Newton ou de Descartes. Le temps absolu,
l’espace absolu, la causalité absolue nous enferment, ont enfermé les savants,
dans un cadre relativement étroit. Par contre, avec les découvertes nouvelles
dont on a parlé hier soir et surtout avec les quanta et avec la relativité, nous
sommes arrivés à la notion dont M. Heisenberg est le grand protagoniste, la
notion de l’indétermination, une notion, par conséquent, qui porte atteinte à la
théorie générale de la causalité, qui porte atteinte au déterminisme.
Parallèlement, aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles, une série de grands philosophes
ont affirmé la liberté de l’homme, en sortant du cadre de la science. Trois nous
apparaissent comme les protagonistes de la liberté : Kant, Charles Secrétan,
Karl Jaspers.
Et voici ma question, qui est une question assez cruciale, presque indiscrète,
parce qu’elle nous oblige à demander au professeur Heisenberg quelles sont ses
convictions. Ces philosophes trouvent-ils un renfort dans la théorie de
l’indétermination, dans la nouvelle orientation de la science reconnaissant en
somme une part de liberté dans la nature ? Y a-t-il là un nouvel élément ? N’est-
il pas curieux qu’un homme comme Karl Jaspers ne s’appuie pas sur ces
découvertes ? Est-ce que c’est un nouvel élément pour prouver la liberté de
l’homme, ou n’est-ce qu’une étape actuelle de la science, telle qui fait qu’un jour
on retrouvera p.190 peut-être la causalité dans les quanta, et pouvons-nous
1 Le 5 septembre 1958.
L’homme et l’atome
225
mettre ensemble ou devons-nous séparer les philosophes qui affirment la liberté
en se fondant sur la philosophie et les savants qui ont mis en relief, d’une façon
qui paraît très solide, la notion de l’indétermination ?
LE PRÉSIDENT : Avant de donner la parole à M. Heisenberg, je dois indiquer
qu’il répondra en allemand. Nous avons en la personne de M. van der Wyk, qui
est un savant, un traducteur bénévole, que nous remercions de son aide
précieuse.
M. WERNER HEISENBERG commence par s’excuser de ne pas parler le français, ce
qu’on lui pardonnera facilement, et explique qu’il n’est pas philosophe, mais physicien.
Le problème de la relation entre l’indétermination et la liberté a été traité,
surtout dans la presse, d’une manière beaucoup trop imprécise et superficielle.
On ne peut pas dire que le principe d’indétermination ouvre plus largement la
porte à la liberté.
La relation entre ces problèmes de l’indétermination et de la liberté, il faut
essayer de l’approcher par la voie de la théorie de la connaissance, telle que
l’emploie aussi Kant. La question de ce que « je puis faire ou ne pas faire » est
toutefois très différente de la question de savoir ce qu’un autre doit faire ou ne
pas faire. Et avec ces problèmes se posent donc toujours des questions à faces
multiples.
Lorsqu’on a affaire à des questions apparemment identiques, on obtient des
réponses très différentes, suivant la manière dont on approche ces questions. Et
si l’on a affaire à des problèmes apparemment tout à fait différents, mais qui
souvent ne sont que les faces d’un même problème, on obtient quelquefois des
réponses qui sont très analogues. En résumé, je ne pense pas que le principe
d’indétermination a une relation directe avec la notion de liberté. La relation est
plutôt indirecte, l’introduction, en physique, de l’indétermination nous mettant
en garde contre une position trop parfaitement définie.
M. PIERRE ABRAHAM remercie M. Heisenberg de s’être présenté « débarrassé de sa
carapace de physicien » et de s’offrir « comme les premiers chrétiens aux fauves ».
Mais nous sommes des fauves non sanguinaires, et les questions que nous
allons poser sont des questions sans conséquences sanguinolentes.
L’homme et l’atome
226
Quand j’étais un petit garçon de dix ou douze ans et que j’apprenais le latin,
je recevais des leçons particulières d’un de mes oncles, Sylvain Lévy, un
indianiste connu, qui me faisait traduire Lucrèce, notamment le poème « De
natura rerum ». Et Lucrèce, comme chacun le sait, s’exprime en poète sur des
questions qui concernent (pour simplifier) la composition atomistique du monde.
Et je me souviens très bien qu’un jour, grisé par l’éloquence de Lucrèce, j’ai dit
à mon oncle : « Mais enfin, c’est une définition physique du monde, une
définition physique de la nature », et je le vois encore, me posant la main sur le
bras en me disant : p.191 « Ne t’emballe pas, c’est un poète. » Et nous avons
trop souvent la tentation de traduire dans notre langage scientifique moderne ce
que les Anciens entrevoyaient, mais d’une façon tout à fait poétique.
Alors, je voulais demander à M. Heisenberg si ses références à Platon, par
exemple, ne sont pas justifiables un peu de la même critique. Platon, que nous
respectons beaucoup, a tout de même une vision du monde. Est-ce qu’il faut le
considérer comme un homme de science ? Est-ce qu’il faut extraire de son
œuvre et de l’œuvre de ses contemporains des choses qui sont utilisables
scientifiquement par nous ? C’est là un premier point d’interrogation.
Quant à la question de M. Picot, je suis très heureux d’avoir entendu la
réponse qu’y a donnée M. Heisenberg. Car enfin, la question de la notion de
l’indétermination, il l’a posée, il l’a lancée dans le monde, — car enfin c’est M.
Heisenberg qui a introduit dans le monde moderne le principe d’indétermination,
et par suite le mot « indétermination ». Or, ce terme d’indétermination est un mot
aussi dangereux (et je pèse mes mots moi-même en ce moment-ci) que le mot
« relativité » d’Einstein. En fait, l’indétermination de M. Heisenberg a eu la même
carrière abusive que la relativité d’Einstein. Et je ne voudrais pas exagérer, mais
enfin, il est possible que dans la jeunesse un peu troublée qui cherche sa voie, un
peu démoralisée, que nous côtoyons tous les jours, le mot « indétermination » ait
des effets quelquefois aussi funestes que tel film de gangster sur lequel nous
mettons le doigt accusateur. Je suis donc très heureux d’avoir entendu M.
Heisenberg délimiter le champ de signification de l’indétermination à un domaine
purement physique, et je serais encore plus heureux de donner aux moralistes, —
à ceux qui certainement sont dans cette salle ou à cette tribune —, le moyen
d’insérer dans un manuel de morale élémentaire cette précaution : ne pas utiliser
le mot « indétermination » en dehors du sens très particulier que les physiciens lui
donnent et qu’ils ont seuls le droit de lui donner.
L’homme et l’atome
227
Et comme question annexe, je me permettrai de demander alors,
historiquement et pratiquement, à M. Heisenberg, quelles relations théoriques il
entretient actuellement avec les derniers travaux de Broglie et de Vigier qui,
ayant un certain temps suivi la voie du principe d’indétermination, ont semblé
ces dernières années, revenir vers une position, plus, disons cartésienne.
M. WERNER HEISENBERG : Quoique j’admire beaucoup les travaux de M. de
Broglie, qui fut l’initiateur de la mécanique ondulatoire, je ne peux pas accepter
les méthodes actuelles de de Broglie et de Vigier. L’introduction d’un élément
apparemment plus cartésien dans le raisonnement de de Broglie et de Vigier me
semble plutôt une question de langue. On peut parler différentes langues en
traitant du même problème, et ce langage donnera des solutions apparemment
différentes. J’ajouterai encore un point particulier, qui illustre peut-être mieux
mes difficultés en face des idées de de Broglie. Il existe une fonction qui permet
de calculer la probabilité de trouver une particule, ou bien en quelque endroit
déterminé, ou bien ayant une vitesse p.192 déterminée. Et la fonction est
absolument comparable, presque identique, dans les deux cas ; c’est ce que
j’appelle « la symétrie des probabilités ». Pour de Broglie, le même langage peut
être employé pour déterminer la probabilité de trouver une particule à un certain
endroit, mais non pas pour celle de trouver cette particule à une certaine vitesse,
car ici les appareils de mesure interviendront de telle façon qu’on commettrait des
erreurs qu’un raisonnement apparemment cartésien permettrait de redresser.
Je pense aussi que Platon était en premier lieu un poète. Mais du fait de ses
relations avec les Pythagoriciens, ses idées n’étaient pas uniquement poétiques.
C’était une poétisation des idées des géomètres. La forme est plus poétique,
mais les idées sont bien d’origine physique et mathématique.
M. ANTOINE VAN DER WYK : La constatation de M. Abraham sur l’abus dans
la presse, par les journalistes, de mots tels que « indétermination » et
« relativité » m’a fait bien plaisir. Cependant, je crois qu’il ne faut pas rejeter la
faute uniquement sur les journalistes, mais aussi un peu sur les physiciens ; car
les physiciens et les mathématiciens ont la mauvaise habitude, qui vient encore
de temps très anciens, de donner à des fonctions mathématiques des noms
empruntés au langage ordinaire. Alors qui, du journaliste ou du mathématicien,
a commis un abus ?
L’homme et l’atome
228
M. WERNER HEISENBERG : Je suis entièrement d’accord, mais le problème
me paraît moins simple, parce que le physicien qui décrit ses expériences est
bien obligé d’employer un langage compréhensible aux autres, c’est-à-dire
usuel. Néanmoins je reconnais que très souvent il y a une certaine légèreté à
donner des noms à des notions ou à des fonctions mathématiques.
M. GIACOMO DEVOTO : Avant de poser deux questions à M. Heisenberg, je
me permets de faire un très court commentaire à la discussion qui s’est
déroulée jusqu’ici.
1. Les rapports avec la philosophie — C’est très différent de dire : les
progrès de la physique ont des conséquences sur la philosophie, ou bien : les
progrès de la physique ont donné au rapport entre la science et la philosophie
un aspect nouveau. Dans le premier cas, nous ne devons jamais oublier que la
philosophie est quelque chose de préalable. Depuis des siècles, elle oscille entre
une vision réaliste et idéaliste du monde. Les découvertes de la science peuvent
l’influencer dans un sens ou dans un autre, mais elles ne sont jamais décisives.
2. Je veux appuyer le point de vue de M. Heisenberg sur la notion de liberté.
Définir la liberté morale en l’asseyant sur le principe d’indétermination, est aussi
absurde que de dire : puisque nous ne pouvons pas mettre tous les hommes
dans une prison, ou les obliger à vivre du matin au soir de la même façon, il
faut bien leur reconnaître la liberté.
p.193 Comme le principe d’indétermination ne signifie qu’une chose : que
l’homme et la science ne sont pas en état de photographier la nature jusque
dans ses derniers détails —, il est dérisoire de vouloir y trouver un fondement
de liberté. Une définition de la liberté ne peut pas s’appuyer sur un phénomène
d’impuissance.
J’en viens aux deux questions que j’ai déjà annoncées à M. Heisenberg.
Etant donné que le passage de la science du XIXe siècle à la science du XXe
siècle n’implique pas un changement de positions philosophiques, accepte-t-il de
le limiter à un changement de définitions ?
Jusqu’au XIXe siècle, la science espérait ou prétendait photographier la
nature. La science du XXe siècle se borne à la décrire. La science du XXe siècle
est une langue. Etant une langue, elle doit poser les mêmes questions qui se
L’homme et l’atome
229
posent dans l’étude d’une langue. Et la question fondamentale est la suivante :
en physique, il y a le rapport entre les données physiques et l’interprétation
mathématique ; dans l’étude des langues, qu’y a-t-il ? D’un côté l’observation
historique, l’histoire des langues, et de l’autre côté l’application pédagogique du
grammairien qui tâche d’établir et de décrire les conventions que, dans un
milieu linguistique, tout le monde observe.
Or, la deuxième question que je pose à M. Heisenberg est la suivante : Est-
ce qu’il accepte ma suggestion d’établir un parallèle entre la physique et
l’histoire de la langue, — de cette langue qui est la science nouvelle dont le
mathématicien est simplement le grammairien. Je sais que cette définition n’est
pas agréable aux mathématiciens ; mais tout de même, c’est une façon de
poser la question, et surtout de clore la discussion entre ceux qui croient
possible de décrire les faits d’une façon mathématique, et ceux qui ne le croient
pas. La mathématique est une façon de décrire des phénomènes physiques —
comme les règles de la grammaire sont une façon de décrire une langue ; mais
elles ne sont pas la langue.
M. WERNER HEISENBERG : Dans les grandes lignes, je suis tout à fait
d’accord avec ce que vous énoncez. On peut vraiment dire, en se résumant, que
le XIXe siècle essayait de photographier la nature tandis que le XXe siècle décrit
la nature dans un langage mathématique. Le physicien, cependant, s’est rendu
compte que lorsqu’il croyait photographier, il ne photographiait pas toujours.
Le physicien, au XIXe siècle, ne devait pas discuter philosophie ou religion.
On croyait même qu’on pouvait laisser ces disciplines tout à fait de côté, et
arriver à ce que M. Devoto appelle « une photographie de la nature ».
Seulement, il s’est trouvé que ce point de vue ne s’est pas vérifié
expérimentalement ; et très souvent, lorsque les physiciens, dans le monde des
atomes, essaient de photographier la nature, ils en altèrent le caractère.
En outre, on remarque que la physique quantique, où intervient
l’indétermination, doit toujours être fondée sur une physique déterministe. On
ne peut guère faire autrement, et il semble que l’indétermination apporte une
correction à la physique classique déterministe. p.194 Je crois qu’il serait
certainement utile d’étudier de plus près et de développer ce problème du
parallélisme entre la science et la langue, mais je ne le ferai pas ici. Je crois que
L’homme et l’atome
230
M. Devoto est plus qualifié pour le tenter, et peut-être l’a-t-il déjà fait. On ne
peut pas oublier cependant que les sciences se trouvent entre la nature et
l’homme.
M. HENRY BABEL : Je voudrais demander à M. le Professeur Heisenberg s’il ne
pense pas que l’évolution contemporaine de la science facilite beaucoup le
dialogue avec la philosophie et la religion, et pourrait orienter les esprits vers
une philosophie de l’intuition, qui serait comme un renouveau de Bergson,
lequel, à certains égards, s’est rallié à des thèses d’Einstein.
Mais ce qui est peut-être à craindre dans cette affirmation, c’est que nous
nous verrions obligés de nous rallier à l’idéalisme subjectiviste, qui nous
laisserait dans un état d’interrogation à l’égard de cette question : « Est-ce qu’il
y a en face de nous une réalité objective, ou n’avons-nous affaire qu’à des
représentations de notre esprit, qu’à des créations arbitraires et à priori de la
pensée humaine ? » C’est pourquoi je demande à M. Heisenberg si, même dans
le domaine de la physique, il n’y a pas une part d’intuition. Ce que vous appelez
« énergie » n’est-il pas fourni par quelque chose qui nous échappe ? Est-ce que
les mots ne suggèrent pas plus qu’ils ne définissent ; est-ce que le savant ne
« sent » pas un peu par intuition comme le mystique ou l’âme religieuse, à
laquelle Einstein faisait appel dans certaines de ses affirmations ? Et dans
l’avenir, le dialogue entre la science et la religion ne relèvera-t-il pas d’une
vision intuitive du monde ?
Mme ELLEN JUHNKE : Je voudrais connaître les réactions de M. Heisenberg à
l’idée du Professeur Victor von Weizsäcker (exprimée dans son livre sur la
Création) que toutes les lois objectives de la nature sont déjà là, sans aucune
contribution de l’homme. Les recherches compliquées des physiciens ne leur
permettent que de lire ces lois objectives de l’organisation de la nature à livre
ouvert, pour ainsi dire.
Le Professeur Max Hartmann a dit quelque chose de semblable du point de
vue de la biologie. Partant du fait que ce qu’on appelle das Plancksche
Wirkungsquantum ou die universellen Konstanten se trouve dans les formules
mathématiques aussi bien des systèmes de planètes que du plus petit élément
de l’atome, il en induit la nécessité d’une création consciente par un Créateur.
Parmi beaucoup d’autres, le philosophe anglais Tomlin représente des idées
L’homme et l’atome
231
parallèles dans sa métaphysique ou plutôt sa métabiologie ; et Max Planck a
déclaré, en tant que philosophe : « Seuls ceux qui pensent à moitié deviennent
athées ; ceux qui pensent jusqu’au bout et voient les relations merveilleuses
entre les lois universelles reconnaissent une puissance créatrice. » Ou encore :
pour la religion, l’idée de Dieu est au commencement ; pour la science, l’idée de
Dieu est à la fin. N’est-il pas extraordinaire de voir, à notre âge atomique et
atomisant, se dessiner de telles synthèses ? p.195 Ma question donc est : quelle
est l’opinion du Professeur Heisenberg sur cette synthèse entre la religion et la
métaphysique et l’objectivité des lois de la nature ?
M. WERNER HEISENBERG : A la première question je réponds : le but des
physiciens des XIXe et XXe siècles est bien resté le même, c’est-à-dire de
trouver des descriptions et des lois objectives de la nature. Mais la différence est
que les physiciens du XXe siècle ont constaté que cela n’était pas toujours
possible. Cette difficulté provient du fait que nous sommes obligés, pour cette
description, d’employer un langage humain. Il est évident que, dans une
certaine mesure, la nature existe indépendamment des hommes. Comme l’a dit
Karl von Weizsäker, « la nature était avant les hommes ». C’est-à-dire qu’il
existait certainement une nature avant que n’existent des hommes ; mais si la
nature était antérieure à l’homme, il n’en va pas de même des sciences
naturelles. Par exemple, la notion de loi de la nature ne peut pas être
complètement objective, le mot « loi » étant une notion purement humaine.
Pour répondre à la deuxième question, portant sur les rapports de la religion
et de la science, je voudrais citer quelques idées de Goethe. Dans sa théorie des
couleurs notamment, Goethe avait reconnu une certaine cohérence dans les
ordres naturels. Il essaya de les classifier et plaça tout en bas de l’échelle ce qui
est purement dû au hasard, puis les relations purement mécaniques, ensuite la
physique, la chimie, la biologie, la psychologie et tout en haut la religion, — tout
en se rendant compte que cette division n’était pas exacte ou stricte. Les
physiciens du XXe siècle sont devenus plus modestes, car ils ne sont pas
certains qu’on puisse passer d’un domaine dont on croit avoir compris les lois et
les phénomènes à un autre qui lui serait adjacent. Par exemple, c’est la théorie
quantique qui a établi la relation entre la physique et la chimie, qui autrefois
étaient complètement séparées. Mais lorsque ce pas fut fait, on se rendit
compte qu’il fallait changer de langage et changer l’orientation de nombreux
L’homme et l’atome
232
problèmes. Si ce passage de la physique à la chimie, qui sont adjacentes, est
déjà très difficile, le passage de la chimie à la biologie le sera bien davantage, et
celui de la biologie à la psychologie sera encore beaucoup plus délicat, sans
parler du passage à la religion. Les physiciens d’aujourd’hui se rendent compte
que la connaissance des lois dans un domaine ne permettra pas nécessairement
le passage à un autre domaine.
M. RENÉ SCHAERER : J’aimerais tout d’abord exprimer à M. Heisenberg la très
vive reconnaissance des philosophes. Ce n’est pas là une formule banale. Ce qui
s’est passé hier soir est assez extraordinaire. Nous avons à côté de nous un
savant qui est à la pointe de l’actualité. Or, très souvent, les savants éprouvent
à l’égard des historiens du passé un sentiment de méfiance. Nietzsche lui-même
a dit : « A trop vouloir regarder derrière soi on devient une écrevisse. » Eh bien,
M. Heisenberg, qui est lancé à la pointe de l’actualité et des découvertes p.196
éprouve au contraire un besoin profond de relier ses intuitions aux grandes
intuitions du passé. Ceci est très impressionnant pour le philosophe en général.
J’aimerais poser ici à M. Heisenberg une ou deux petites questions précises,
et toutefois, pour faire transition, je me permets de lui dire avec quel plaisir je
l’ai entendu dire au début de cette série d’entretiens, que sa théorie, sa
fameuse théorie de l’indétermination, n’était pas, comme on l’a souvent dit, une
sorte de généralisation au cosmos entier de la liberté humaine. Je ne veux pas
accuser nos chers confrères journalistes, mais j’ai lu bien souvent des formules
comme celle-là : « Les particules élémentaires, selon M. Heisenberg, sont
libres ; à plus forte raison, nous autres, qui sommes de grosses particules,
pouvons-nous disposer d’une liberté totale ! » Cependant, j’aimerais faire cette
petite réserve ; je crois que pour le philosophe qui croit à la liberté il n’est pas
sans intérêt de constater la marche de la pensée qui est celle de M. Heisenberg,
et je me demande si nous ne pouvons pas admettre que, même si dans un
monde tel qu’il se le représente, la liberté humaine est une chose radicalement
différente de l’indétermination moléculaire, l’insertion de la liberté humaine dans
cet univers, qui ne forme plus une contexture nécessaire fixe et serrée, paraît
peut-être un peu plus facile. Et je sais que certains philosophes, je pense à
Raymond Ruyer, admettent que M. Heisenberg et les théoriciens de cette thèse
ont rendu malgré tout un certain service aux philosophes qui croient à la liberté.
Je pose maintenant une première question. On a prononcé le nom de
L’homme et l’atome
233
Descartes tout à l’heure. Mon intention était de demander à M. Heisenberg
pourquoi il n’a pas, au passage, en remontant d’aujourd’hui jusqu’à Aristote puis
à Platon ou à Démocrite, au moins accroché légèrement Descartes. Descartes
est de loin le penseur le plus agissant aujourd’hui. Il domine la philosophie, la
science moderne, il est le premier grand philosophe moderne. On date
généralement de Descartes toutes les histoires de la philosophie moderne, et je
constate qu’un penseur comme M. Heisenberg, si curieux du passé, paraît
ignorer Descartes. Y a-t-il là une raison particulière ? Et j’enchaîne alors à la
seconde remarque que je tenais à faire.
Il m’apparaît suggestif et curieux (je ne crois pas que ce soit un hasard) que
les penseurs auxquels M. Heisenberg se réfère — d’abord Kant, puis Aristote et
Platon — sont des penseurs qui, dans leur système, font jouer un rôle important
à la finalité. Car enfin ces particules géométriques élémentaires chez Platon sont
des particules qui ne sont que la projection d’idées conçues, connues par
intuition et qui sont toutes finalisées vers le bien. La « potentia » d’Aristote, qui
me paraît très différente de l’indétermination de Heisenberg — j’ai un peu de
peine à suivre M. Heisenberg sur ce point —, cette potentia est
authentiquement, directement finalisée. En revanche, M. Heisenberg écarte
Démocrite lequel précisément rejette la finalité et admet un pur mécanisme. Il
ne dit rien de Descartes qui est un penseur mécaniste. Je me permettrai donc
de poser à M. Heisenberg ces questions : Est-ce que cela correspond à une
tendance de son esprit, qui consisterait à admettre, au-delà de ce p.197
mécanisme connu statistiquement, de façon plus ou moins probable, une finalité
qui le mettrait d’accord avec ses grands maîtres Aristote et Platon ?
M. WERNER HEISENBERG : Descartes est certainement à la base de toute la
philosophie de la science actuelle ; mais il se trouve en même temps un peu à
une bifurcation. Il semble, actuellement, que Descartes a été trop précis dans
ses notions. On pourrait dire que la manière de voir de Descartes paraît plutôt
comparable à un match de tennis, où la balle passe d’un camp à l’autre camp
avec précision, tandis que la manière de penser d’un Thomas d’Aquin
ressemblerait à un match de football où tout un camp est en mouvement et se
déplace dans son ensemble.
J’ajoute encore quelques mots sur la finalité. Il est évident que depuis
Newton, la causalité a servi de point de départ. C’est-à-dire qu’on a cherché à
L’homme et l’atome
234
déterminer l’état d’un objet ou d’un système tel qu’il se présenterait dans
l’avenir en partant de ses propriétés antérieures. Mais quoique la finalité ait subi
une légère atténuation, dans la théorie des quanta, il en demeure quelque
chose. Et l’on s’est rendu compte, surtout par les travaux de la mécanique
ondulatoire qui expliquent presque toute la chimie, qu’il subsiste une grande
partie de finalité dans une conception indéterministe. Si l’on perturbe d’une
quelconque manière un atome ou une molécule, on trouvera, après la
perturbation, que des millions d’états différents sont possibles, chacun avec une
certaine probabilité. Mais si je commence par un atome d’hydrogène, j’ai beau le
perturber, cela reste un atome d’hydrogène. C’est là le trait de finalité que la
chimie, en somme, apporte à la physique. Le fait que l’atome d’hydrogène
perturbé reste de l’hydrogène implique bien une finalité, mais dont on ignore la
causalité. C’est la fusion, en somme, de la causalité et de la finalité qui constitue
une des bases de la physique moderne.
M. RENÉ SCHAERER : Alors, je ne comprends pas que vous ne soyez pas plus
près, malgré son matérialisme, de Démocrite que d’Aristote. Je vous trouve
assez loin d’Aristote, car ce que vous venez de dire correspond d’une façon
assez proche à la pensée de Démocrite, pour qui les atomes subissent ou
exécutent une danse désordonnée dans l’infini des temps avec des vitesses
infiniment variables. Mais un atome reste toujours un atome ; il y a donc là
cette sorte de finalité très atténuée dont vous parlez. En revanche, je ne vois
pas d’analogie entre les théories que vous avez développées et celles d’Aristote.
Le fait que Démocrite est un matérialiste n’est pas très grave, car ce n’est pas là
l’essentiel ; mais je trouve que dans votre système il y a un ou deux points qui
me paraissent rejoindre Démocrite d’assez près. Est-ce que le principe
d’indétermination ne correspond pas à ce que Démocrite appelait simplement le
hasard du jeu des danses atomiques, et ce que vous venez de dire de la
permanence des atomes d’hydrogène ne répond-il pas à ce que Démocrite a dit
de la permanence de chaque p.198 atome, puisque les atomes ne peuvent être ni
écrasés, ni coupés, ni transformés d’aucune manière ? Je vous trouve plus près
de Démocrite et plus loin d’Aristote que vous ne le dites.
M. WERNER HEISENBERG : Je reprends avec un peu plus de détails cet
exemple de l’atome d’hydrogène. Lorsqu’on considère un simple atome
L’homme et l’atome
235
d’hydrogène et qu’on étudie sa collision avec un électron, on observe une
perturbation de l’atome d’hydrogène. Dans l’idée des physiciens classiques,
cette collision se passait d’une manière tout à fait analogue à celle qui pourrait
se produire entre une planète et une comète. Mais dans la physique plus
moderne, le résultat de cette collision, s’il dépend des conditions initiales, n’est
néanmoins pas absolument prévisible. Il y a une probabilité de trouver un
électron dans l’atome d’hydrogène excité, une autre de trouver le noyau privé
de son électron. Et ces probabilités sont fixes et ne se laissent pas modifier.
L’atome d’hydrogène qu’on retrouve n’est toutefois plus tout à fait ce qu’il était
auparavant, et l’on sait actuellement que, lorsqu’une interaction contient
suffisamment d’énergie, on peut ne plus retrouver de l’hydrogène. On trouve
tout à fait autre chose. Il y a différents cas possibles, et ces cas sont reliés entre
eux par des relations de probabilité. Ce qu’on retrouve donc comme résultat
d’une interaction, d’une action quelconque, ce ne sont pas toujours des objets,
mais des formes. Des formes de cette énergie qui est la matière première
fondamentale de la physique moderne, capable de prendre différentes formes,
que nous reconnaissons comme des objets.
M. UMBERTO CAMPAGNOLO se demande si un physicien peut vraiment parler en
philosophe et si ses considérations auront la rigueur qu’un philosophe est tenu d’avoir
dans sa discipline.
Je crois que c’est là que réside le grand danger de la discussion de ce matin.
Il y a une ambiguïté dont la responsabilité revient, au moins extérieurement,
aux rapprochements faits avec des philosophes. Le problème qu’un philosophe
se pose est toujours d’une nature radicalement différente du problème que se
pose le savant. Le savant suppose toujours la possibilité d’arriver à la quantité
et à la mensuration, aux calculs et à l’équation. Les philosophes, au contraire,
cherchent des catégories qu’ils tâchent de lier entre elles par un procédé, si
j’ose employer ce mot, qui n’a rien de commun avec celui de la science, c’est-à-
dire par la dialectique.
En conclusion, je pense que nous aurions beaucoup à gagner dans nos
discussions si nous éliminions ici les références à la philosophie, la pensée
philosophique étant très différente de la pensée scientifique. Les savants,
souvent, ont tendance de concevoir la philosophie comme un prolongement de
la science, comme une manière générale d’envisager les problèmes qu’ils
L’homme et l’atome
236
considèrent sous un aspect particulier. Mais je crois qu’ils se trompent ; ce sont
les philosophes qui sont et qui restent responsables de la philosophie.
M. WERNER HEISENBERG p.199 se déclare tout à fait d’accord avec la manière de
poser le problème, mais demande à M. Campagnolo si la théorie de Platon, selon laquelle
les particules ultimes de « terre » sont des cubes, et les particules ultimes de « feu » des
tétraèdres, est philosophique ou scientifique ?
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Il est possible que Platon ait utilisé certaines
notions de caractère empirique, poétique, pour déifier ses conceptions. Platon,
au commencement et à la fin de sa vie, s’est peut-être rapproché d’une vision
poétique du monde. Mais de toute manière, la poésie est beaucoup plus
apparentée à la science que ne l’est la philosophie. C’est pourquoi je ne verrais
aucun inconvénient à ce qu’un savant considère Lucrèce plutôt comme un poète
que comme un philosophe. A voir les considérations de Platon sur le monde, il
est certain qu’il était loin de la physique moderne et de ses exigences
d’équations et de chiffres. Platon reste toujours dans le domaine de la qualité ;
celui de la quantité lui demeure encore étranger.
M. WERNER HEISENBERG : Il est évident que le passage de la science à la
philosophie a déjà donné lieu à de très nombreux malentendus. Mais je ne crois
pas qu’il serait utile de vouloir séparer ces deux domaines d’une manière
absolue, et dire : ici, c’est l’homme de science qui est compétent, et là, le
philosophe. Je crois au contraire qu’il est utile de laisser l’homme de science
parler philosophie et quelquefois science le philosophe, même au risque de créer
de nouveaux malentendus. Le résultat peut être si utile qu’il vaut la peine de
courir ce risque.
M. PIERRE DUCASSÉ : Mes remerciements accompagneront ces remarques,
qui porteront sur l’association et la confrontation de deux vies : la vie
philosophique et la vie de la science. Bien évidemment, nous n’allons pas
chercher dans le passé philosophique les clefs de la science atomique
contemporaine. M. Heisenberg n’a pas la prétention d’enseigner aux philosophes
l’histoire de la philosophie. De quoi s’agit-il donc ? Nous avons vu hier, nous
venons de voir aujourd’hui, l’association, la conjugaison merveilleuse de deux
vies. Une vie scientifique en croissance encore, et une vie philosophique
L’homme et l’atome
237
profondément riche : les deux dans la personne, dans la pensée, dans la
présence, dans l’action du Professeur Heisenberg. Comment cela est-il
logiquement possible ? Ce n’est pas un hasard. C’est le titre de la conférence
elle-même qui le dit : La découverte de Planck et les problèmes philosophiques
de la physique atomique — parce que la physique a ses problèmes
philosophiques et parce que Platon eut des problèmes analogues. De même que
cet Ancien démontrait le mouvement en marchant, de même M. Heisenberg,
pensant sa science, démontre la conjugaison actuelle de la science et de la
philosophie, le passé redevenant présent par p.200 l’acuité de certains
problèmes. Mais c’est là un fait général. Nos logiciens, nos mathématiciens
reconnaissent en Archimède un frère proche, parce qu’il a eu, lui aussi, des
problèmes philosophiques à résoudre concernant l’axiomatisation. Je m’arrêterai
là. Vous voyez dans quel sens et de quel cœur je veux apporter ma
reconnaissance au Professeur Heisenberg. C’est aussi l’hommage que lui
rendent mes collègues en cherchant, par la précision des termes et des
problèmes, cette conjugaison de deux vies.
Je ne voudrais demander qu’une chose au Professeur Heisenberg : C’est le
sens du mot « positivisme » dans le texte du résumé 1 de sa conférence :
« Dans l’interprétation que Bohr en a donnée, en particulier, la théorie des
quanta ne renferme d’aucune manière uniquement des éléments positivistes... »
J’ai très bien compris la phrase, j’ai très bien compris l’erreur qui est redressée
dans cette phrase, parce que, avant la guerre, à côté de mon maître Abel Rey,
j’ai partagé la conviction selon laquelle les formules de la théorie des quanta
renferment des éléments uniquement issus de l’expérience phénoménale. C’est
une erreur que vous redressez très bien. Mais vous dites « éléments
positivistes ». Faut-il dire « éléments positifs, ou positivistes, ou empiriques, ou
phénoménaux » pour rendre fidèlement votre pensée sur ce point ?
Voilà sur quoi les philosophes doivent discuter pour rendre hommage, par
une autre précision qui est de leur ressort, à la force de votre vie.
M. WERNER HEISENBERG : Quand j’employais le terme positivisme,
j’entendais la discipline qui considère comme chose primitive la sensation,
1 Le résumé français distribué aux auditeurs pour leur faciliter la compréhension de laconférence de M. Heisenberg.
L’homme et l’atome
238
l’observation, le sentiment. Tout le reste suit par des observations constamment
contrôlées. Voilà la définition du positivisme, tel que l’entendaient les physiciens
classiques. Il semble que maintenant on s’est rendu compte que cela n’est pas
complet. Et c’est ce que j’ai voulu exprimer par la phrase du résumé que vous
avez citée.
M. WALTER EHRLICH : Jusqu’ici, on a conçu le temps comme une pure
succession, donc une série linéaire à une dimension. Pourtant, le temps se
manifeste dans la vie comme tri-dimensionnel : chaque « maintenant » contient
la traditio de ce « maintenant », ainsi qu’une intentio dirigée vers l’avenir. Cette
relation traditio-intentio n’est donc pas une relation de succession mais de
simultanéité. Le « maintenant » se situe toutefois à un autre niveau que la
traditio et l’intentio ; il émerge d’une courant temporel sous-jacent ; il est bien
réel, mais un réel potentiel, qui surgit par dessus ce flux temporel. Le temps
objectif est donc constitué de trois dimensions, qui peuvent s’étendre ou se
propager. Le « moment » peut devenir « instant » et l’instant peut devenir le
« présent ». La traditio peut s’étendre en une tradition historique, consciente ;
l’intentio peut devenir un plan de travail à long terme. p.201 La temporalité est
ainsi un tout structuré par étages et par couches. Le temps élémentaire doit
également, en principe, être considéré comme tri-dimensionnel, au sens objectif
présenté ici.
Les deux questions que je voudrais poser à M. Heisenberg sont les
suivantes : 1) La causalité « univoque » est-elle soumise à un temps « uni-
dimensionnel ». 2) La théorie de l’indétermination, dans le règne atomique, ne
confirme-t-elle pas l’idée d’un temps pluridimensionnel ? Sa plus grande
variabilité, sa « liberté » et ses potentialités ne vont-elles pas dans le même
sens que cet éclatement du temps ? Le temps ainsi conçu ne pourrait-il à son
tour devenir une notion plus maniable pour le physicien ?
M. WERNER HEISENBERG remarque que lorsque le Professeur Ehrlich emploie le
mot « temps », il s’agit pour lui d’un temps qui ressort d’un autre domaine que celui de
la physique.
Le physicien, en interférant dans d’autres domaines, dépasserait d’abord ses
compétences. Mais il ne refuse pas absolument de considérer que, si l’on
parvient à conjuguer le domaine de la physique avec votre domaine, il serait
L’homme et l’atome
239
utile et nécessaire d’introduire un « temps » affecté de différentes dimensions.
Cependant, il faut dire que l’indétermination en physique ne se rapporte qu’à la
physique, donc à un domaine où le temps est linéaire. Discuter quelle sorte
d’indétermination pourrait résulter d’un temps à multiples dimensions dans
d’autres domaines dépasse complètement la compétence du physicien.
M. DANIEL CHRISTOFF : Je voudrais m’associer aux remerciements que mes
collègues ont adressés au Professeur Heisenberg, et dire que nous avons le plus
grand besoin d’entendre préciser le sens dans lequel le physicien emploie des
notions philosophiques à l’aide desquelles, parfois, des personnes moins
autorisées, vulgarisent sa pensée. Je pense aussi que pour le développement de
la réflexion de l’esprit sur lui-même, dans une psychologie sensiblement plus
difficile aujourd’hui qu’à la fin du siècle dernier, des contributions comme celles-
ci sont pour nous d’un immense bénéfice.
Les questions que je voudrais adresser au Professeur Heisenberg concernent
au fond le besoin qu’a un homme de science de reprendre des termes qui
appartiennent à des philosophies, longuement consacrées d’ailleurs, longuement
discutées.
La première serait celle de la structure mathématique des particules
élémentaires, reprise à Platon, dont je me demande si elle représente, en tant
que structure d’« idées », un a priori ; je m’appuie, pour poser cette question,
sur les allusions de M. Heisenberg aux éléments kantiens que contient la théorie
nouvelle. Qu’est-ce qui est exactement a priori ? Est-ce la structuration de ces
idées, ou l’idée de la structure elle-même ?
M. Heisenberg nous a dit en outre : il y a un nombre réduit d’idées à la base
de la réalité des formes fondamentales. Je lui poserai donc la question : Y a-t-il
encore d’autres idées, et jusque dans quel domaine ? Evidemment, dans l’ordre
moral, dans l’ordre esthétique...
M. WERNER HEISENBERG : p.202 Ces expressions mathématiques, par
lesquelles nous représentons des particules ou des phénomènes, ne sont
certainement pas a priori ; mais cela n’exclut pas qu’en physique nous devions
introduire des notions a priori. Par exemple, je peux imaginer un espace dans
lequel ne se trouvent pas d’objets, mais je ne peux pas m’empêcher de penser
L’homme et l’atome
240
qu’il y a un espace. C’est ainsi que la notion d’espace devient a priori.
Il en va de même pour les figures de Platon. Là encore, il n’y a pas d’a
priori, en ce sens que Platon aurait pu penser que les éléments fondamentaux
de « terre » ne sont pas cubiques mais, par exemple, sphériques. Puisqu’il
aurait pu penser soit cube soit sphère, il n’y a pas d’a priori absolu.
Les physiciens qui s’occupent de la théorie des quanta sont, eux aussi,
obligés d’employer un langage emprunté à la vie directe. Nous faisons comme
s’il existait vraiment un courant électrique, parce que si nous défendons à tous
les physiciens de parler de courant électrique, ils ne pourraient plus exprimer
leur pensée, plus parler, ils seraient complètement stériles. Je crois par
conséquent qu’on est obligé de reprendre certaines formes a priori du langage
classique, bien que leur valeur ait peut-être un peu changé.
M. DANIEL CHRISTOFF : Puis-je me permettre de poser une autre question,
qui me paraît capitale étant au centre des questions que M. Heisenberg a
traitées hier.
On a fait état d’une relation entre les notions de probabilité et de puissance
(l’ordre de potentia) chez Aristote. Est-ce que cela signifie dès lors que tout,
dans le monde, est virtualité ? Une virtualité qui s’achève constamment, sans
doute, mais qui ne s’achève jamais tout à fait. Parce que je cherche, en
corrélation avec cette notion de potentia, où se trouve l’acte. Faut-il comprendre
que l’acte, c’est l’énergie ? Mais alors, n’est-ce pas l’acte concret qui forme
chaque objet ?
M. WERNER HEISENBERG : C’est une question très difficile à traiter.
Lorsqu’on considère une onde électromagnétique ou un rayon lumineux qui
tombe sur une plaque photographique, cette onde lumineuse est la condition
pour que selon une certaine probabilité il se passe quelque chose qui répond à la
question : est-ce qu’un grain d’argent va se former sur cette plaque ? L’acte,
c’est l’apparition du grain d’argent ; et l’onde lumineuse, c’est la potentia. Acte
et potentia sont donc intimement liés, et quand on cherchera l’incidence de
l’onde lumineuse dans l’acte, c’est-à-dire dans le grain d’argent, celui-ci
apparaîtra comme un a priori.
Dans la physique classique où les phénomènes sont objectifs, on peut
L’homme et l’atome
241
employer le langage traditionnel de la physique, c’est-à-dire le langage de tous
les jours. Mais en physique moderne, les structures mathématiques qu’on
rencontre renseignent sur la probabilité d’un phénomène et non pas sur le
phénomène lui-même. Et, dans ce sens, en p.203 physique classique, c’est l’acte
qu’on cherche dans le phénomène, tandis que le potentia est à mettre en
corrélation avec des structures mathématiques.
M. DANIEL CHRISTOFF : Peut-on dire que cette potentia a une cause
profonde ?
M. WERNER HEISENBERG : Dans une certaine mesure, oui.
M. MASREIRA : Je m’excuse de m’adresser encore au Professeur Heisenberg
que nous accaparons peut-être d’une manière excessive.
Je suis évidemment la pensée de MM. Christoff et Ducassé. Et pourtant je
ne crois pas qu’on puisse trancher entre l’homme de science et le philosophe.
Chaque époque a eu ses formes d’expression. Celles de notre époque — je ne
voudrais pas effrayer le philosophe — sont peut-être celles de la science. Ce
qu’on disait en mots, on le dit aujourd’hui en formules. Il n’y a aucun doute
que la théorie des quanta de Planck est née d’une façon tout à fait
empirique, et que les physiciens ne l’acceptèrent qu’à contre-cœur, parce
que c’était l’unique moyen d’accorder la réalité à l’expérience du
rayonnement du corps noir. Quant à la relativité, ce fut presque le contraire.
Malgré ses paradoxes, et tout de suite après l’interprétation géométrique
qu’en donne Minkovski, la relativité permit de dire ce qui n’avait pas encore
été possible d’exprimer par la théorie des quanta. Cela ne devint possible
qu’en 1925.
Je voudrais tout simplement demander si vous croyez que votre formule
nouvelle résume et représente tout ce qui a été apporté au domaine de la
physique et de la philosophie dans le sens que j’indiquais tout à l’heure.
M. WERNER HEISENBERG : Je regrette la publicité qu’on a faite à ma formule,
dont on ne sait pas encore si elle est exacte. Cette formule constitue un essai,
une possibilité, et il faut avoir quelques années de patience pour pouvoir décider
si cette formule est valable. C’est donc purement une question de vérification, et
L’homme et l’atome
242
il ne me semble pas utile d’introduire, avant cette vérification, des notions
philosophiques dans ce débat.
LE PRÉSIDENT : Nous sommes arrivés avec cette question à l’extrême pointe
de la recherche en physique théorique ; nous sommes parvenus également à la
conclusion de cet entretien.
Je désire, bien entendu, remercier tous les orateurs qui se sont exprimés et
qui ont contribué à rendre vivante notre réunion. Je désire aussi remercier très
spécialement notre traducteur, M. le Professeur van der Wyk, et dire à M. le
Professeur Heisenberg notre reconnaissance infinie.
@
L’homme et l’atome
243
TROISIÈME ENTRETIEN PUBLIC 1
présidé par M. Jean Starobinski
@
LE PRÉSIDENT : p.205 Je déclare ouvert le troisième entretien. La parole est à
M. de Jessé.
M. FRANÇOIS DE JESSÉ se demande si un nouveau type d’angoisse apparaît
aujourd’hui, différent de l’angoisse qu’a connue l’humanité depuis toujours.
Pour caractériser la différence entre les périodes antérieures et la période
présente, Mme Ossowska a fait apparaître un parallèle : superstition-science,
ignorance-élite, caractère local-caractère universel, crainte de la divinité-crainte
de l’humanité, espoir-désespoir.
Je voudrais demander à Mme Ossowska si ces distinctions sont aussi
tranchées qu’elle l’a bien voulu dire. Je précise mes critiques : l’homme n’a pas
seulement craint la superstition millénariste, il a craint la fin du monde antique,
il a craint les famines, les guerres. Donc, ce n’est pas seulement la superstition
qui le rend craintif, c’est le mauvais usage de la science. L’opposition
superstition-science me semble ainsi atténuée. Quant à l’opposition ignorance-
élite, je me rappelle un passage de saint Jérôme sur la fin du monde antique, ou
un autre, de saint Grégoire le Grand qui, bien que n’étant pas ignorants,
craignaient la fin du monde. A l’heure présente, je ne sais pas si la crainte de
l’ère atomique est plus forte chez les savants que chez les ignorants, elle est
peut-être plus forte chez ces derniers.
Enfin, le caractère local ou universel du danger ne me semble pas non plus
un critère important. Si l’on doit mourir, que ce soit tout seul ou avec le monde
entier, on doit mourir.
Et que l’on ait attribué le mal à une divinité dangereuse ou à la méchanceté
des hommes, le problème de son « angoissement » reste le même.
L’espoir, de son côté, autant que le désespoir, sont tributaires, dans le
1 Le 6 septembre 1958.
L’homme et l’atome
244
temps passé, de la divinité, et le blasphème de l’humanité est ancien. p.206 Par
contre, à la science actuelle ne se lie pas uniquement le désespoir, mais l’espoir.
Je voudrais terminer sur l’immense espoir que l’esprit humain sera assez fort
pour éliminer toute croyance fondée sur l’autorité, toute crainte de l’avenir,
parce que l’esprit humain sera suffisamment fort pour comprendre tous les
problèmes extérieurs et intérieurs de la vie. Ce qui peut sembler naïf dans la
croyance au progrès scientifique du XIXe siècle révèle en fait une foi religieuse
dans la vie qui me paraît aussi honorable que des croyances qui s’attachent
encore à des mythes anciens et mal compris.
Mme MARIE OSSOWSKA : C’est une question de degré. Si l’on dit que la
prévision de catastrophes est liée, dans le passé, à l’ignorance, mais est
professée, de notre temps, par l’élite intellectuelle, il y a tout de même une
différence. Je connais, par exemple, le milieu paysan polonais ; il ne s’intéresse
pas du tout à l’énergie atomique. Il pense que si le temps est mauvais et la
récolte déficitaire, ce sont certainement les physiciens qui l’ont voulu, mais c’est
tout ce qu’il sait. S’il pleut trop ou trop peu, ce sont les bombes qui en sont
responsables, mais il n’éprouve aucune anxiété. Tandis que l’anxiété se trouve,
sous sa forme la plus troublante, dans le message des spécialistes.
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Je ne dis pas que cette distinction n’existe pas et
que nous avons toujours tendance à exagérer le caractère inouï de ce qui est
présent. J’ai peur qu’en insistant sur cette opposition, on ne détourne l’attention
de l’esprit de la recherche du vrai problème : est-il intérieur ou extérieur ? Est-
ce notre rôle d’insister sur le danger extérieur, alors que peut-être le vrai
remède est dans un effort personnel de moi, de vous, de nous.
Mme MARIE OSSOWSKA : Nous savons que la catastrophe peut être
provoquée par l’homme et nous ne savons comment l’éviter. Cela nous donne
un sentiment d’impuissance, et c’est là quelque chose de nouveau. L’angoisse
présente est-elle due à des causes externes ou vient-elle de l’intérieur ? Je la
crois due à des causes externes.
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Dans ce cas, je ne suis pas de votre avis. Mais cela
oriente la discussion sur la seconde partie de votre conférence.
L’homme et l’atome
245
J’ai relevé une contradiction qui me paraît très importante. D’une part, vous
avez déploré que la jeunesse moderne se détache des problèmes politiques ;
d’autre part, vous avez souligné l’impuissance des intellectuels à agir sur le
domaine politique. Alors, que faut-il faire ? Que doit faire l’homme sur le plan
politique ? Doit-il suivre la jeunesse ? Doit-il suivre votre conseil désabusé : les
hommes politiques n’écouteront jamais rien, parce qu’ils sont obtus, ou au
contraire, devons-nous nous consacrer à une activité politique ? C’est une option
pratique qui a une grande importance.
LE PRÉSIDENT : p.207 Ce sont des questions qui vont émerger dans la seconde
partie du débat.
La parole est à M. Jungk.
M. ROBERT JUNGK : Je voudrais ajouter à la conférence si brillante de Mme
Ossowska, le récit de quelques expériences faites à Hiroshima, sur des jeunes
gens qui ont vécu la catastrophe que nous connaissons.
J’ai rencontré dans la prison d’Hiroshima un jeune homme qui avait alors 27
ans et qui en avait 15 au moment de la catastrophe. Il était en prison parce qu’il
avait empoisonné deux Japonais pour se procurer de l’argent. Il semblait très
sensible, très cultivé, très fin et je me suis étonné quand j’appris qu’il était un
assassin. Il m’a raconté ce qui lui était arrivé : après la catastrophe, il était un
des rares survivants et il avait parcouru à pied cette ville remplie de cadavres,
en marchant sur des corps, et il avait retrouvé dans les débris de sa maison un
seul de ses livres, une grammaire. « Mon premier mouvement, m’a-t-il dit, a été
de déchirer ce livre, parce que je me suis dit que si une telle catastrophe était
possible, tous les mots étaient vains. »
Sept ou huit ans plus tard, il a commis son crime. Il m’a décrit tout le
chemin parcouru par un jeune homme qui ne voulait plus croire en rien, et qui
pensait que l’on était impuissant contre un monde sans pitié, sans charité, et
qui, après la guerre, s’était montré des plus injustes envers les victimes de cette
terrible bombe.
Ayant entendu ce récit, je me suis mis à la recherche de quelqu’un qui aurait
agi différemment. Et j’ai trouvé tout un groupe de jeunes gens qui, en 1945,
avaient de 14 à 18 ans, et qui aujourd’hui sont presque tous malades. J’ai
L’homme et l’atome
246
rencontré un jeune homme, aujourd’hui chômeur, qui avait commencé en 1945
une carrière très prometteuse d’ingénieur électricien. Il l’avait abandonnée
parce qu’il voulait consacrer tout son temps à la cause de la paix et de la
charité.
Je pourrais encore citer d’autres exemples, mais je me demande si, dans
cette attitude de la jeunesse, il y a vraiment un déterminisme rigide. Est-il vrai
qu’on ne peut pas réagir ? Il y a toujours, même aujourd’hui, des gens qui
savent et qui peuvent réagir.
LE PRÉSIDENT : La parole est à M. Gigon.
M. FERNAND GIGON : C’est également une expérience vécue à Hiroshima et à
Nagasaki que je voudrais évoquer devant vous. J’essaierai de définir en
journaliste les frontières de la peur, non pas extrapolée, mais la peur vécue,
celle que des millions d’êtres ont sentie dans chacune des cellules de leur chair.
J’ai questionné beaucoup de Japonais et suis arrivé à cette conclusion —
mais encore faut-il ajouter que c’est une conclusion valable pour les Japonais, et
exclusivement pour eux — que la peur atomique, née à 8 heures 15 à
Hiroshima, le 6 août 1945, est si grande, si gigantesque dans p.208 ses
dimensions, que l’homme est pratiquement incapable de l’apercevoir. Il la subit.
Cette peur, qui a été subie par des milliers de Japonais, s’est transformée peu à
peu en angoisse. Cette angoisse vit, elle, au fond de la plupart des Japonais
d’aujourd’hui, mais ils ne l’ont pas vécue, ils l’ont reçue comme un héritage. J’ai
trouvé chez ceux qui avaient vécu, comme ils disent, « ce jour-là », une
indifférence presque totale devant cet événement.
Cette indifférence s’explique par le fait que les Japonais ont, d’une part,
quelque difficulté à expliquer leurs sentiments et leurs réactions intimes, et
d’autre part, les événements étaient si cosmiques d’aspect, si importants, qu’il
n’y avait pas de mesure commune pour les traduire en termes humains.
Je voudrais également évoquer devant vous un type de personnage assez
étrange. Il s’agit d’un ingénieur qui travaillait à Hiroshima. Il avait 43 ans à
l’époque, et il était dans son usine au moment où la bombe a éclaté. A la suite
de différents exploits sportifs, il put sortir du cercle de feu qui avait anéanti sa
ville et s’est retrouvé, le soir de la catastrophe, devant sa maison dont il ne
L’homme et l’atome
247
restait rien. Au loin il aperçut un train ; il y est monté. Il s’est laissé emporter
par un destin aveugle, qui a pris à ce moment-là la forme d’un train. Il arriva à
Nagasaki, dix minutes avant l’éclatement de la deuxième bombe.
Il y a encore aujourd’hui neuf rescapés de cette tragédie moderne.
La réaction de cet homme me paraît typique du comportement japonais. Il
était ingénieur, il est aujourd’hui chiffonnier. Cela lui permet, tous les deux ou
trois jours, alors qu’il ramasse ses chiffons, de quitter subrepticement le village
où il se trouve, car des angoisses au milieu de la nuit le réveillent et le
tenaillent. Il a peur qu’une troisième bombe le cherche et lui seul, afin de
l’anéantir. Il m’a raconté son expérience et il m’a dit : « Je sais très bien
pourquoi les bombes ont éclaté dans le ciel du Japon. Nous avons perdu la foi
dans nos ancêtres et dans les dieux protecteurs qui volent au-dessus du ciel
japonais. Un dieu plus fort est venu, qui nous a anéantis et nous a punis. »
Aujourd’hui il n’attend pas avec confiance la suite de son sort, car celui-ci est
fixé. Il est devenu, douze ans après, cancéreux et atomique, ce qui ne pardonne
pas, mais il attend que la troisième bombe éclate.
J’ai retrouvé, chez beaucoup de Japonais, cette quête d’une nouvelle
catastrophe. Ils ne s’y sont certainement pas habitués, mais il y a une sorte de
lien, de communion avec l’idée de la catastrophe. Elle fait partie du fond
psychologique japonais, et cette idée que les dieux qui n’étaient plus assez
respectés n’ont plus voulu protéger le ciel japonais, est très répandue chez les
vieux Japonais, ceux qui ont maintenant 35 ans et au-delà !
Chez les jeunes, je n’ai trouvé qu’une angoisse intime devant l’événement
de demain.
J’ajouterai une expérience qui m’a paru assez curieuse et caractéristique
d’un autre état de pensée. Il s’agit de Nagasaki.
Nagasaki était une place forte du christianisme en Extrême-Orient. Une
communauté catholique très importante y avait résisté pendant p.209 deux
siècles aux persécutions. Or, il se trouve que c’est au milieu même de la cité
chrétienne de Nagasaki que la bombe est tombée.
J’ai posé la question suivante à quelques rescapés : comment expliquez-
vous que vous ayez été choisis par Dieu lui-même, puisque vous croyez en sa
réalité, pour subir la catastrophe plus qu’autrui, plus que les filles de joie dont le
L’homme et l’atome
248
quartier a été épargné ? Comment expliquez-vous que vous ayez été choisis
comme victimes par celui en qui vous avez mis votre confiance ?
La réponse m’a été donnée par un professeur d’université chrétien : « Nous
avons été punis parce que nous n’avons pas su dire autour de nous quelle était
la grandeur de notre amour pour Dieu. Il nous a choisis comme témoins. Ceux
qui ont échappé à la catastrophe deviendront des disciples beaucoup plus
ardents pour professer cet amour. » Je le répète : c’est une explication qui m’a
paru, elle aussi, exclusivement et typiquement japonaise.
LE PRÉSIDENT : La parole est à M. Von Schenk.
M. ERNST VON SCHENK : Je fais actuellement une expérience tout à fait
analogue à celle que vous avez évoquée, car j’étudie l’effet du Journal d’Anne
Frank sur la jeunesse du monde. J’ai une quantité considérable d’attestations, et
le résultat le plus concret est celui-ci : la catastrophe de l’extermination des
Juifs européens est trop importante pour que la jeunesse puisse la comprendre.
C’est la première remarque que je veux faire.
Ma seconde remarque est que cette enfant a eu la force morale de réagir
jusqu’au bout ; c’est là un exemple à imiter. Je veux croire qu’il y a une force
morale, une force religieuse, qui donne à l’enfant la possibilité de réagir et de
passer sa vie dans le petit cercle dont a parlé Mme Ossowska.
Mme MARIE OSSOWSKA : Je voudrais remercier MM. Jungk et Gigon des faits
qu’ils viennent de nous rapporter et qui confirment ma thèse. Mais M. Jungk a
soulevé une question à laquelle je voudrais répondre : A quel point l’attitude de
la jeunesse doit-elle être attribuée à une tendance d’éviter les responsabilités ?
Il est difficile de répondre à cette question. Cette attitude quiétiste : laissez-moi
en paix, j’en ai assez, ce sentiment d’impuissance, qui se retrouvent aussi
nettement dans diverses réponses aux enquêtes, font preuve d’une volonté de
vivre une vie plus facile. A ce point de vue, il faut lutter contre cette attitude.
J’ai fini par un appel à la fraternité, parce que cela a une grande importance
pédagogique et une valeur appréciable pour l’éducateur.
M. ROBERT JUNGK : Je voudrais enchaîner en disant que la fraternité peut
devenir dangereuse aujourd’hui. Le jeune homme dont j’ai parlé, par exemple,
L’homme et l’atome
249
est chrétien ; il n’est pas communiste et il a essayé de grouper les rescapés de
la catastrophe. Il a souvent été accusé par les chrétiens d’être communiste, par
les communistes p.210 de ne pas l’être. C’est une expérience très dangereuse. Si
l’on veut préparer les jeunes gens à l’expérience de la fraternité, il faut leur
dire : Vous aurez beaucoup d’ennemis.
M. PAUL DIEL : Les deux exemples qui nous ont été rapportés par M. Jungk et
par M. Gigon me semblent très significatifs. Il ne s’agit pas uniquement d’un
problème qu’on appelle généralement celui de l’angoisse, mais il s’agit d’un
problème d’indifférence, parce que cette angoisse est vécue plutôt dans la
transformation des caractères que dans un sentiment intime. Il serait peut-être
intéressant de savoir d’où vient cette angoisse. L’exemple qu’on nous a rapporté
montre qu’en fin de compte, c’est un problème religieux.
Je ne voudrais cependant pas poursuivre dans cette direction, mais parler de
ce que Mme Ossowska nous a exposé hier. Elle a employé une image très
suggestive, celle du réverbère. S’il est vrai que les hommes politiques sont des
ivrognes qui, au lieu de faire attention à la lumière, utilisent les réverbères
uniquement comme point d’appui, il est clair que nous nous trouvons dans une
situation assez angoissante du fait que, dans leurs poches, ils portent la bombe
atomique.
Mais l’image du réverbère contient encore autre chose. Le réverbère, c’est la
sociologie ; je dirai, les sciences humaines. Ce réverbère n’éclaire pas
suffisamment la situation. L’enquête sociologique est un instrument qui ne peut
atteindre les sources de l’angoisse même. Pourquoi ? Parce que, d’une part, des
enquêtes ont été envoyées à une partie de la jeunesse que j’appellerai
« soumise ». Cette catégorie de la jeunesse répondra : « Tout ce que nous
attendons de cette vie qu’on nous a léguée, c’est d’avoir une base matérielle qui
nous permette de survivre, et un peu d’amitié. »
Il existe une jeunesse d’un autre type que celle à qui on a envoyé les
questionnaires et qui ne se donne pas la peine d’y répondre, c’est la jeunesse
dévoyée, celle dont Mme Ossowska a parlé. Celle-là ne répondrait pas à des
enquêtes. Dans cette jeunesse révoltée il y a certainement des délinquants,
mais il y a aussi la fleur de la jeunesse, la jeunesse cynique, celle dont l’amour
de l’esprit s’est transformé en dédain de toutes les théories : idéologies,
L’homme et l’atome
250
religion, sociologie, psychologie, etc. Elle ne veut plus en entendre parler ; elle
déchire les livres parce qu’elle ne veut plus rien savoir.
Pour terminer, je dirai que les instruments d’investigation sont insuffisants.
Les idéologies proposées, des anciennes formes de la religion aux nouvelles
formes des sciences humaines, sont insuffisantes pour éclairer le problème. On
se demande d’où pourrait venir la solution. Peut-être devrions-nous chercher un
nouvel idéal. Où pourrions-nous le trouver, sinon dans notre for intérieur ? Là se
trouvent les deux sources de la solution : ou bien on spiritualise et on trouve
une nouvelle échelle de valeurs, non plus fondées sur des images religieuses,
mais sur des conceptions clairement élaborées ; ou bien on se sublime soi-
même et on crée en soi la force de vivre sans angoisse dans un monde
angoissant, à condition que l’acceptation aille jusqu’à la mort. Si cette
acceptation p.211 va jusqu’à la mort, on atteint par là le plan religieux : ne
t’inquiète pas devant les accidents de la vie ; vis debout, c’est-à-dire d’une
manière intègre, et le monde extérieur ne peut rien contre toi.
Mme MARIE OSSOWSKA : M. Diel vient de mettre en cause la valeur de nos
méthodes. Je me rends compte qu’elles sont loin d’être bonnes, mais ce sont les
seules dont nous disposions et c’est déjà quelque chose. On peut aborder la
jeunesse dans les conditions de confiance absolue et, dans ce cas, les résultats
sont tout de même valables. Nos méthodes sont des méthodes primitives en
comparaison de celles des sciences exactes, mais il ne faut pas en négliger les
résultats.
Vous avez dit que les sciences sociales sont encore très faiblement développées
et qu’elles ne servent pas de réverbère. Et vous avez proposé, pour les
remplacer, des jugements de valeur. Malheureusement, la jeunesse n’a pas
confiance dans les jugements de valeur qui ne s’accompagnent pas de l’action.
C’est justement cette méfiance pour les jugements de valeur qu’il est très
difficile de vaincre. Quand la jeunesse voit un certain cynisme chez les hommes
politiques, il est très difficile de lui prêcher la morale.
M. PAUL DIEL : Il faudrait peut-être cesser de prêcher la morale ; il faut un
réverbère et nous ne l’avons pas.
Mme MARIE OSSOWSKA : C’est l’action qui est importante, non les mots.
L’homme et l’atome
251
M. PAUL DIEL : Si l’action n’est pas dirigée par l’esprit, elle aboutit à faire
éclater la bombe. Il y a des gens qui agissent, mais ils sont conduits par des
préjugés. C’est là le danger.
LE PRÉSIDENT : Je crains que M. Diel n’ait un peu romantisé la jeunesse
dévoyée et n’en ait fait un groupe de révoltés par déception. On a fait des
enquêtes sociologiques assez précises, en France en particulier, sur la jeunesse
du Dupont-Latin, peu après la guerre. Il s’est trouvé que se constituait là un
groupe régi par une sorte de morale interne, de fidélité aux amis, exactement
comme cette morale que décrivait Mme Ossowska, morale endogène, qui
comportait la possibilité du délit. C’était une façon, pour de nombreux malades,
ou cas-limite de pathologie mentale, épileptiques et schizophrènes, de trouver
une sorte de modus vivendi temporaire dans des conditions très précaires, et
qui allaient conduire nombre d’entre eux, très souvent, dans des institutions
spécialisées.
L’enquête a montré qu’il ne s’agit pas là de gens mus par des déceptions
métaphysiques ou d’ordre supérieur dans l’ordre de la morale, mais tout
simplement d’une sorte de formation sociologique aberrante.
M. PAUL DIEL : J’ai voulu montrer que l’enquête est insuffisante. Mais il existe
des motifs dont la jeunesse ne sait rien. C’est peut-être la raison de l’angoisse
et de l’indifférence.
p.212 Vous ne décèlerez jamais la déception de l’esprit par une enquête, et
Mme Ossowska elle-même a utilisé une interprétation qu’elle n’a pas tirée de
l’enquête : la puissance et la faiblesse. Elle a profondément et très justement
interprété les résultats.
Mme MARIE OSSOWSKA :L’Institut National d’Opinion Publique, en France, a
posé directement la question :
— Pensez-vous que vous avez la possibilité d’influer sur les grands
événements ?
60 % ont répondu non.
M. PAUL DIEL : Quand on interroge quelqu’un sur la possibilité qu’il a
L’homme et l’atome
252
d’influencer les événements mondiaux, il doit répondre non. S’il répond oui,
c’est un fou.
M. PIERRE NAVILLE : Je suis de ceux qui ne partagent pas entièrement le
sentiment d’angoisse infinie et indéterminée qui paraît planer sur nous.
Je me demande si ce sentiment ne tient pas à ce qu’on pourrait appeler un
manque de contrôle. Est-ce que l’idée d’impuissance et d’une certaine angoisse
répandue dans les milieux dirigeants, dans les milieux scientifiques supérieurs
eux-mêmes, ne réside pas, dans une large mesure, dans le sentiment qu’on ne
contrôle pas, au sens matériel, ces forces, ces énergies ? Est-ce qu’à partir du
moment où un certain contrôle s’instaurerait, tel que celui qu’on peut exercer
sur les armements de type classique par exemple, nous n’assisterions pas à
quelque chose de beaucoup plus dangereux, à savoir un certain sentiment de
sécurité. J’ai l’air d’être paradoxal mais je vous rappelle les discussions en cours
au sujet des bombes propres et des bombes sales. Il semblerait qu’une bombe
dite sale signifie en réalité : une bombe dont les effets ne sont pas contrôlés
très étroitement, particulièrement en matière de tombées radioactives. Mais une
bombe propre, semble-t-il, est une bombe contrôlée beaucoup plus étroitement
dans ses effets, et on tend à nous dire qu’une bombe propre peut être moins
génératrice d’angoisse diffuse qu’une bombe sale, parce que ses effets seront
mieux contrôlés. Je vois donc pour ma part, dans l’idée du contrôle, une idée-
clé, mais une idée ambivalente, et je rejoins ici les enquêtes dont on vient de
faire état.
La jeunesse, dans ces enquêtes, fait état d’un besoin de sécurité, entendez
par là d’un certain contrôle de la situation. Or, toute notre civilisation planétaire,
tant à l’Est qu’à l’Ouest, est orientée vers une recherche de la sécurité au point
de vue économique et social.
Ce sentiment de sécurité comporte son revers. Nous voyons que le
sentiment de sécurité matérielle ne suffit pas, et nous assistons à ces
phénomènes qui parfois paraissent aberrants, de jeunes gens vivant dans un
cadre social comportant des éléments de sécurité et de stabilité plus poussés
que par le passé, qui en même temps manifestent un besoin d’autre chose et
d’ailleurs, qui paraît surprenant.
p.213 Le paradoxe n’est pas résolu. J’ai entendu faire appel à des besoins
L’homme et l’atome
253
intérieurs, à une absence de religion, etc. Tout cela ne me paraît pas très
probant. Il subsiste un problème au sens propre du mot, un problème
d’équilibre entre ce qu’on peut appeler sécurité et insécurité, qui est peut-être
d’ailleurs une des données des futurs équilibres sociaux, mais qui à l’heure
présente, reste un problème.
LE PRÉSIDENT : La parole est à Mme de La Rochefoucauld.
Mme E. DE LA ROCHEFOUCAULD : Depuis l’ouverture des Rencontres
consacrées à l’ère atomique, nous avons entendu poser, d’abord par M. Leprince-
Ringuet, la question fameuse depuis plusieurs siècles : comment concilier science
et religion ? et avec M. Heisenberg : comment concilier philosophie et science ?
Après la belle conférence de Mme Ossowska, nous devons nous demander
aujourd’hui comment concilier la science atomique avec la vie.
Je voudrais demander à Mme Ossowska — et c’est en relation avec
l’intervention précédente — si elle considère que la science atomique, même
dans son utilisation pacifique, peut offrir des dangers, si elle a étudié la
question, et si le souci de préserver la vie et la santé des hommes devrait
interrompre tous les travaux atomiques faits sur une vaste échelle.
D’autre part, j’aimerais savoir à quels sociologues et à quels moralistes elle
pense, dont les hommes d’Etat devraient présentement prendre conseil.
Mme MARIE OSSOWSKA :Je commence par la seconde question : je sais que
la sociologie est une science très récente ; c’est un enfant. Mais elle a déjà
obtenu des résultats et particulièrement en sociologie empirique, c’est-à-dire la
sociologie qui tend à étudier la société comme elle est, les stratifications
sociales, etc. Tous les problèmes qui peuvent être abordés de manière
empirique peuvent servir de réverbère à l’homme d’Etat.
Pour répondre à votre première question, je dirai que dernièrement, dans
une enquête faite auprès de la jeunesse polonaise, nous avons demandé :
— Jugez-vous qu’en prenant en considération les risques que
représentent les recherches des physiciens et les dépenses qu’elles
entraînent alors que tant de gens ont faim, il faut les interrompre ?
Ils ont répondu non en majorité.
L’homme et l’atome
254
M. ALBERT PICOT : Nous avons entendu présenter avec beaucoup de talent un
diagnostic de la situation de la jeunesse et aussi de la situation de l’adulte :
sentiment de faiblesse ; sentiment d’impuissance, angoisse.
Je voudrais demander à la conférencière de préciser sa thérapeutique. Le
sentiment de fraternité nous touche tous. Il est très élevé, mais on trouve le
mot de « Fraternité » sur toutes les mairies de France, et cela ne rend pas
immédiatement les gens meilleurs. Quelle serait l’opinion de la conférencière sur
deux sortes de remèdes :
p.214 Premier remède, la morale individuelle. N’est-il pas intéressant de
préconiser, vis-à-vis de cette menace qui dépasse celle de l’An Mil, un certain
détachement, une certaine prise de la part du risque. Nous mourrons toujours
d’une cause quelconque. Si nous devons mourir d’une bombe, nous prenons la
part du risque et, dans ce domaine, nous n’agissons que si nous pouvons avoir
sur l’opinion publique, sur les gouvernements, sur les savants, une certaine
influence.
D’autre part, il y a l’attitude personnelle, le sentiment que nous devons nous
consacrer aux autres, une certaine confiance de l’homme dans la
transcendance, le sentiment que nous pouvons, malgré tout cela, vivre
pleinement. Il y a la beauté du cercle dans lequel nous avons été placés, où
nous avons des influences, où nous pourrons faire du bien, rendre les gens
moins méchants et les âmes plus bienveillantes. Nous vivons pleinement ce
second cycle, parce que nous avons le sentiment que si l’humanité va mieux, la
bombe atomique reculera aussi. Si nous établissons entre l’Est et l’Ouest des
rapports sympathiques, peut-être aura-t-on moins l’idée de se tirer des coups
de canon et de se lancer des bombes.
Je voudrais demander à Mme Ossowska si, dans son diagnostic, elle
admettrait aussi certaines solutions sociales. Elle dit que la jeunesse sent qu’elle
n’a pas d’influence. N’y a-t-il pas d’organisations sociales qui donnent à la
jeunesse un meilleur sens de ses responsabilités ?
Tout cela n’exclut pas les traités qui pourraient être conclus entre les Etats,
l’influence de l’opinion publique, le contrôle, etc. Mais pour l’ensemble des
individus, je vous demande, Madame, votre opinion sur la thérapeutique à
employer.
L’homme et l’atome
255
Mme MARIE OSSOWSKA :Je voudrais bien discuter de la thérapeutique, mais
je dois avouer que cette question dépasse le cadre que je me suis fixé. Je me
suis posé simplement une question de diagnostic ; la thérapeutique est un autre
sujet, que je n’ai pas touché. C’est très difficile.
M. GIACOMO DEVOTO : Je me rattache à la deuxième question posée par
Mme de La Rochefoucauld : qu’entendons-nous par sociologie et quelle liaison
peut-il y avoir entre le progrès de la sociologie et le problème qui nous touche ?
Hier soir, Mme Ossowska avait déjà parlé de la différence entre le progrès
des sciences naturelles et l’absence de progrès des sciences morales. Il est très
important de distinguer, à ce point de vue, entre un progrès technique et un
progrès scientifique. Les progrès scientifiques ne relèvent pas seulement du
domaine des techniques ; le grand progrès des sciences naturelles est d’avoir
surmonté la notion traditionnelle de « loi ».
Or, tandis que les sciences naturelles ont dépassé cette notion de « loi », on
continue à parler de lois économiques ou de lois juridiques, comme si elles
étaient vraiment toutes puissantes, permanentes. Pour moi, le progrès des
sciences morales consiste simplement à suivre les sciences naturelles dans leur
nouvelle conception de la loi. La loi p.215 économique, ou la loi juridique, n’est
plus quelque chose qui entrave les hommes. Les lois, selon cette conception,
sont simplement un moyen qui doit permettre aux hommes de se comprendre
mieux, aussi bien dans le domaine économique que dans le domaine juridique.
Si nous parvenons à établir une sociologie, une économie, un droit qui
acceptent de redevenir un moyen pratique pour établir de meilleures liaisons
entre les hommes, nous aurons surmonté cette difficulté et nous aurons réalisé,
dans les sciences morales, un progrès égal à celui des sciences naturelles.
Le grand danger est de concevoir le progrès de la sociologie dans un sens
technique. Le progrès technique de la sociologie, de l’économie et du droit, ne
peut nous amener qu’à un résultat : la dictature des technocrates, dictature qui
ne nous menace pas de mort, mais nous ôte le goût de la vie.
M. LÉO MOULIN : Il y a, me semble-t-il, une part de littérature dans
l’angoisse que l’on nous décrit aujourd’hui. Les savants atomistes, les nucléaires
qui, aujourd’hui, se disent dévorés d’inquiétude, de honte, de remords ont
L’homme et l’atome
256
proposé spontanément la fabrication de la bombe atomique. C’est Einstein, qui a
été mon dieu pendant ma jeunesse parce qu’il défendait le pacifisme absolu, qui
l’a proposée ; c’est Oppenheimer qui a demandé qu’on utilise la bombe
atomique contre le Japon. Et quatre ou cinq après les événements, leur
conscience vient dire : c’est épouvantable, ce que nous avons fait.
M. Moulin ne pense pas qu’un bombardement atomique soit plus terrible qu’un
bombardement massif au phosphore, qui n’a pas créé une angoisse comparable à celle
que provoquent des dangers atomiques.
Je crois qu’il y a une part de littérature dans cette attitude, et aussi,
vraisemblablement une part de propagande politique.
En ce qui concerne la jeunesse, je crois que l’on exagère son angoisse. Je la
connais. J’ai un fils, j’ai des élèves. Elle a ce dégoût des institutions actuelles, de la
vie actuelle que nous avons, nous aussi, connu vers 1928-1929. Nous aussi, nous
étions horrifiés devant les perspectives des guerres prochaines, et à la suite de
Bertrand Russell et d’Einstein, nous protestions contre l’emploi des gaz, parce qu’à
ce moment-là c’était les gaz qui étaient le croquemitaine de notre civilisation.
Le surréalisme, dans une certaine mesure, l’admiration que nous avons eue
pour Picasso, qui désintégrait l’homme et la vie, s’explique en partie par cette
rupture avec le monde où nous vivions. Or, chose quand même curieuse et
digne d’attention pour le moraliste, cette jeunesse désespérée, révoltée,
angoissée, que nous étions, s’est malgré tout bien conduite pendant la guerre,
s’est battue, a fait de la résistance. Les révoltes actuelles de Poznan, de Berlin-
Est ou de Budapest, prouvent que la jeunesse n’est pas désespérée au point de
se replier dans le Nirvâna. Regardez la natalité française qui s’accroît, est-ce un
signe de désespoir ? Si la jeunesse était à ce point angoissée, elle ferait comme
toutes les civilisations qui meurent, elle renoncerait à procréer.
p.216 Ce n’est pas tellement la bombe atomique que l’on exploite à des fins
politiques, c’est la désintégration de notre civilisation, de notre société, qui fait
que la jeunesse d’aujourd’hui ne croit plus au cadre que nous lui proposons.
C’est la grégarisation qui fait que des individus sortent du groupe, se révoltent
et se manifestent contre le groupe. C’est l’absence de lien religieux, au sens
étymologique du mot : re-ligio.
Quant à savoir quelle thérapeutique proposer, c’est une tout autre
question....
L’homme et l’atome
257
LE PRÉSIDENT : Nous avons vu apparaître des idées qui se sont opposées.
Nous avons entendu parler de quiétisme et d’angoisse, simultanément ou tour à
tour. Cette jeunesse est-elle vouée à la quiétude ou est-elle angoissée ? Ce sont
peut-être les deux faces d’une même attitude, d’un même comportement.
D’autre part, il semble que la sociologie soit si forte qu’elle donne des
angoisses à ceux qui voient se développer une technocratie fondée sur la
sociologie, qui voudrait créer le bonheur universel.
Mais d’autre part, on a dit aussi que la sociologie était bien faible, et qu’elle
ne pouvait conduire aucune action. Ces contradictions sont intéressantes, elles
sont fécondes et elles feront, je crois, rebondir le dialogue.
Pour ce qui concerne la jeunesse, il me semble en effet curieux qu’on ait
parlé à la fois de « quiétisme » et « d’angoisse ». Je ne sais pas si, sur ce sujet,
il y a encore des interventions prévues.
M. LOUIS MARTIN-CHAUFFIER : Avant de poser quelques questions à Mme
Ossowska, je voudrais apporter de l’eau à son moulin. Elle nous a parlé de
l’attitude des paysans polonais devant la menace atomique, c’est-à-dire de leur
indifférence complète à la menace atomique en soi et, d’autre part, de leur
sentiment que, chaque fois qu’il pleut trop ou pas assez, c’est la faute de la
bombe atomique... J’ai constaté la même réaction chez les paysans bretons, les
seuls que je connaisse bien.
Par ce biais, je voudrais m’adresser à M. de Jessé.
D’après ce que j’ai cru comprendre, le comble de l’angoisse, selon lui, est
d’être réduit au minimum...
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Ma critique porte essentiellement sur un parallèle
trop rigoureux entre les périodes passées et les périodes actuelles.
Vous avez tout à fait raison de dire, Madame, que des secteurs entiers de
l’humanité sont inconscients. Mais ce n’est pas uniquement l’élite d’un côté, et
uniquement le peuple de l’autre. A toutes les époques, cela a été une partie de
l’élite et une partie du peuple. Cette opposition était la clé de votre conférence ;
elle fait comprendre ce qui tend à toujours exagérer le danger actuel, pour ne
pas faire voir le danger éternel, qui est l’homme face à lui-même.
L’homme et l’atome
258
M. LOUIS MARTIN-CHAUFFIER : p.217 Je voudrais poser une série de
questions dont le départ serait l’angoisse, ou plutôt l’inquiétude, non pas chez
les gens que menace la bombe, mais chez ceux qui la fabriquent. Je voudrais
connaître, d’une part, la responsabilité du chercheur dans cette menace, et
d’autre part, son sentiment de responsabilité.
Nous savons que le sentiment de responsabilité existe et Oppenheimer ou
Einstein l’ont prouvé maintes fois. Quant à la réalité de cette responsabilité, je
me demande s’il s’agit d’homicides par imprudence ou d’une objection de
conscience valable et possible. Je me demande si le physicien est tout à fait
conscient et s’il peut vraiment choisir.
La liberté de la recherche est, je crois, limitée par la contrainte imposée à ce
que j’appellerai la production de découvertes. L’objection de conscience devant
ce problème, est-elle valable ? Il me paraît difficile d’y répondre, parce qu’on ne
peut pas arrêter la marche de la connaissance. Je ne crois pas que ce soit
souhaitable ; je ne crois pas que le développement des menaces, pour le
malheur de l’humanité, puisse empêcher la possibilité de trouver un surcroît de
bonheur et de bien-être pour l’humanité.
Il est de plus en plus difficile de se rendre compte des dangers que l’on peut
provoquer. Quant un combattant à l’arme blanche se servait de son arme, il
savait qui il allait tuer ou par qui il allait être tué. C’est un problème facile.
Quand apparut l’arbalète, on visait encore quelqu’un ; mais quand un aviateur
n’a qu’à poser un doigt sur un bouton pour jeter une bombe qui va tuer des
milliers de personnes, je ne crois pas qu’il réalise vraiment qu’il est en train de
tuer.
Je constate une coïncidence entre, d’une part, l’énorme progrès de la science
et, d’autre part, la remarquable régression de la civilisation. Il est certain que
notre époque, en fait de cruauté et de sottise organisée scientifiquement a
dépassé de beaucoup les époques précédentes. Y a-t-il un rapport de cause à
effet entre le progrès scientifique et le développement de la stupidité et de la
cruauté ? Je n’en crois rien, mais je me demande s’il n’y a pas une source
commune de l’une et de l’autre, qui est un dédain ou un mépris de l’homme en
soi, c’est-à-dire des personnes qui existent, qui ont du sang dans les veines.
Ne pourrait-on pas reconnaître à ce développement de l’indifférence
scientifique (de la distance scientifique entre le chercheur et l’objet de sa
L’homme et l’atome
259
recherche) et d’autre part, à la régression de l’humanité (dans le sens aussi bien
de la cruauté que de la sottise), par le développement des propagandes
camouflées en informations, une source commune qui est un désintérêt moral
de l’homme devant l’homme ?
La thérapeutique pourrait être une réhabilitation des valeurs morales et
spirituelles, qui rendrait aux hommes responsables et plus ou moins conscients,
le sentiment qu’ils ne jouent pas avec les allumettes ou avec des calculs et des
idées abstraites, mais qu’ils ont entre les mains la vie ou la mort, le bonheur ou
le malheur des hommes.
LE PRÉSIDENT : La parole est à M. Jean Lescure.
M. JEAN LESCURE : p.218 Nous commençons à avancer dans la description de
notre problème et les différentes interventions d’aujourd’hui décrivent assez
bien la relation entre l’intériorité et l’extériorité, autrement dit, la relation de
l’homme à sa situation, et la relation de l’homme nouveau, que la situation
nouvelle tend à créer, avec ses semblables. On doit pouvoir cerner la question à
partir d’une position préalable, qui pourrait s’énoncer ainsi : peut-on continuer à
opérer avec les catégories de l’humanisme traditionnel, ou les modes du travail
scientifique moderne sont-ils en train de créer des catégories spirituelles et
morales nouvelles ?
Je n’insisterai pas beaucoup sur le thème, qui a déjà été abordé, de la
spécialisation et du danger de déshumanisation qu’il implique. Mais le problème,
sur ce point, n’a pas été posé dans la perspective où les interventions de M. de
Jessé nous permettent maintenant de le poser.
Je vais prendre un exemple : l’histoire de l’art, dans les cinquante ans qui
viennent de s’écouler. Les modifications des conditions d’existence et de travail
du savant me paraissent ressembler aux modifications profondes que les
artistes ont introduites dans leur conception de l’œuvre d’art jusqu’à nos jours.
A la fin du XIXe siècle, les différentes expressions de l’homme dans l’art
pouvaient paraître relever d’une sorte de rhétorique commune : voyez les
salons de Diderot. Mais de notre temps, il s’agit de quelque chose de totalement
différent et les arts ont fait la découverte de la spécificité de leur langage. Il y a
un mot de Picasso qui est symptomatique. A un interlocuteur qui lui disait :
L’homme et l’atome
260
— Je ne comprends rien à ce que vous faites,
Picasso répondait :
— Vous comprenez le chinois ?...
— Non...
— Eh bien, le chinois, ça s’apprend...
C’est un mot important et qui n’est pas tellement naïf. Car si la dignité
humaine dépendait simplement de la quantité de culture, ce serait un problème
de temps. On pourrait tout savoir parce qu’on mettrait le temps nécessaire pour
l’apprendre.
Sur ce point, notre condition n’a pas varié sensiblement par rapport à celle
des hommes antérieurs à notre époque. Nous ne sommes ni plus ni moins
mortels qu’autrefois. A titre individuel, et à titre collectif, il est possible que nous
le soyons davantage. Il est clair que les hommes n’ont jamais eu le temps de
tout savoir, même Descartes ne savait pas le chinois ! Ce que disait Picasso est
moins naïf qu’on pourrait le croire ; il y a dans la volonté d’apprendre une
dignité humaine. Et dans le fait même qu’il assumait son expérience, qu’il était
mis en demeure d’inventer des conduites spirituelles sans précédent, depuis
Rimbaud et Cézanne, l’art moderne a procédé à des expériences telles, qu’on
peut parler à son sujet d’engagements esthétiques. Les œuvres d’Eluard, Char,
Queneau, Ungaretti, Léger, etc. sont explicites.
Eclairés par cet exemple de l’art contemporain, on pourrait se demander si le
savant retrouve l’humanisme simplement aux heures de détente ou, au
contraire, par un approfondissement de son travail.
p.219 Ici, nous pourrions rejoindre les remarques que M. de Jessé a faites lors
du premier entretien et auxquelles le Père Dubarle a répondu. Je n’avais pas
été, pour ma part, satisfait de sa réponse, car elle comportait un pluralisme de
la vérité. Or, pour les uns la vérité est transcendante à l’histoire ; pour les
autres, elle n’est jamais que l’expression de l’histoire.
Dans l’univers collectif que la vie moderne nous propose il n’y a guère
d’option morale qui, pour avoir quelque vertu, ne doive en dernière analyse,
représenter une option politique et une option sur la vérité. Mais cette option
politique est infiniment plus difficile à fonder d’une manière rationnelle, dans
L’homme et l’atome
261
une perspective transhistorique de la vérité, et c’est sans doute là la source de
la plupart des conflits intérieurs ou extérieurs des savants occidentaux.
Autrement dit, il y a aujourd’hui une vérité auprès de laquelle d’autres vérités
sont surannées. Mais il est évident qu’aux yeux du Père Dubarle, la foi se
donnant pour une vérité éternelle ne peut pas tomber sous le coup de cette
relégation au passé. Mais pour un savant soviétique, sa recherche scientifique
s’élargit d’une manière quasi mécanique en une option politique, et il ne me
paraît pas qu’il puisse y avoir dissociation entre sa position politique et sa
recherche scientifique. On en pensera ce que l’on voudra, il y a là une unité de
type humaniste.
Nous rejoignons le problème tel que M. de Jessé l’a posé tout à l’heure : les
contradictions de l’homme peuvent-elles être surmontées de l’extérieur, ou au
contraire, de l’intérieur ? Sera-ce par l’intervention d’une réponse de la pluralité
du monde actuel, sera-ce simplement parce que l’homme redécouvrira qu’il est
un homme éternel ? Je n’ai, sur ce point, aucune position personnelle.
Mme MARIE OSSOWSKA : Je voudrais protester contre ceux de mes
interlocuteurs qui m’ont attribué une vue trop noire et trop pessimiste de la
jeunesse actuelle. Je n’ai parlé que de certains traits de la jeunesse, qui se
rattachaient à la question de l’influence de la physique moderne sur les attitudes
morales. C’est peut-être pour cette raison que le portrait de la jeunesse que j’ai
tracé est un peu déformé. Si j’avais voulu tracer un cadre complet, le portrait
eût été différent. Je suis loin de penser que la situation est désespérée. Le
cynisme de la jeunesse est évidemment très apparent, mais dans l’ensemble, la
jeunesse universitaire à laquelle j’ai affaire montre plus d’honnêteté que celle à
laquelle j’avais affaire auparavant.
LE PRÉSIDENT : La parole est à M. Philibert Secretan.
M. PHILIBERT SECRETAN : Si je me permets, bien qu’étant le plus jeune
participant à ces Rencontres, de prendre la parole, c’est que je voudrais parler
au nom de ceux de mon âge.
Je demanderai à Mme Ossowska si elle est d’accord avec le complément de
portrait de la jeunesse que j’essaierai de lui proposer.
L’homme et l’atome
262
p.220 Ce que nous avons appelé angoisse ou déchirement, me semble, dans
ma génération, être une réponse à un problème qui n’est pas nécessairement
celui de la menace, mais bien plus celui du pouvoir.
Le pouvoir politique nous paraît aujourd’hui incontrôlable ; le pouvoir
déclenché par les sciences atomiques en particulier nous paraît incontrôlable ; le
pouvoir de manœuvrer des masses financières nous paraît incontrôlable.
Si donc il y a une révolte, ce n’est pas contre la science comme telle qu’elle
se dirige — il y a beaucoup de jeunes chercheurs et l’espoir de la jeunesse se
situe en grande partie dans une trajectoire scientifique — mais contre son
caractère incontrôlable. Les réactions de la jeunesse contre la politique, dont
nous avons parlé, me semblent s’inscrire dans cette même perspective, et c’est
pour les mêmes raisons que nous sommes anticapitalistes. Nous voulons
pouvoir contrôler un certain mouvement économique, nous voulons le contrôle
des moyens de production par ceux qui produisent, et nous voulons qu’une
démocratie réelle devienne le moyen de contrôle du citoyen sur cet ensemble de
pouvoirs qui nous semblent aujourd’hui hors de portée. L’absence de contrôle
peut provoquer en nous une révolte semblable à celle des Teddy boys. Il faut
noter que dans le personnage de James Dean, il y a une sorte de symbole de
notre volonté de contrôle : seul échappera à la mort celui qui a un contrôle
suffisant sur sa voiture, sinon il est emporté dans le précipice. Si on nous refuse
ce contrôle, nous nous révoltons ; si on nous le donne, nous acceptons avec
beaucoup d’enthousiasme d’aller au-devant de toutes les difficultés que
présente le monde moderne.
M. WU LIN : En Occident, on se vante souvent de la tradition du respect de la
vie et de la dignité individuelle. Je respecte une telle tradition, quoiqu’elle ne
soit pas très ancienne, ni appliquée au delà de l’Occident.
Mais en ce qui concerne la destruction massive de la vie humaine — c’est-à-
dire la guerre —, elle a toujours été considérée comme une chose glorieuse en
Occident.
Il y a une trentaine d’années, lorsque la Chine était encore en décadence, je
vins chercher en Europe une civilisation supérieure. Après une longue période
d’observation, je fus un peu déçu par la civilisation morale de l’Occident. Voyez-
vous, pendant la deuxième guerre mondiale, des milliers et des millions de juifs
L’homme et l’atome
263
ont été systématiquement massacrés. Le plan de ce massacre fut préparé non
pas par des hommes primitifs, mais par des hommes chrétiens, civilisés.
La bombe atomique n’a pas été faite par des hommes primitifs, mais par des
hommes chrétiens, civilisés et haut placés.
Il y a deux semaines, j’étais à la Conférence de la Société Européenne de
Culture, à Venise. J’ai étudié le rapport du Secrétaire général, le professeur
Campagnolo, qui est parmi nous. Il est dit dans ce rapport que « dans un
manifeste du mois de mai dernier (1957), des théologiens catholiques allemands
précisaient que l’emploi des armes atomiques n’est en rien contraire à la loi
morale, et en tout cas ne saurait être p.221 considéré comme un péché. Jaspers,
dans un texte de publication récente, tente de fonder philosophiquement le droit
et le devoir d’user de la bombe atomique. Dans un discours adressé aux
dirigeants de l’OTAN, le Saint Père reconnaît que la menace atomique pourra
être nécessaire tant qu’il y aura des hommes pour porter atteinte à la dignité
humaine, etc... Ici, les termes de « dignité humaine » me semblent bien mal
placés.
L’homme de la rue de la vieille Asie est scandalisé et effrayé par un tel
phénomène, inconcevable à ses yeux. Il se demande si l’Occident n’est pas
moralement en décadence ou si l’Occident a jamais été moralement civilisé.
En ce qui me concerne, j’espère que l’Occident passe seulement une période
de transformation vers un système éthique supérieur.
M. VO-TANH-MINH : On a beaucoup parlé de l’angoisse. Je me permets
d’apporter le témoignage d’un homme venu de l’autre bout du monde, citoyen
d’un peuple angoissé. Je suis d’accord avec M. Moulin quand il ne fait pas de
différence entre l’angoisse provoquée par la vue d’un mort « atomisé » et celle
d’un homme brûlé au phosphore. L’angoisse est la même devant un homme
affamé qui essaie de se nourrir de la chair d’un autre, mort avant lui, ou devant
un bébé qui cherche le sein desséché de sa mère, morte depuis plusieurs jours.
C’est une angoisse encore plus forte que celle provoquée par la bombe à
hydrogène. Nous souhaiterions, nous, Vietnamiens, mourir en famille sous une
bombe atomique, plutôt que de voir les nôtres mourir de mort lente.
Je m’adresse maintenant à Mme Ossowska. Elle a constaté hier un sentiment
d’insécurité parmi une certaine jeunesse et un sentiment d’indifférence à l’égard
L’homme et l’atome
264
de la politique. Je vous apporte le témoignage d’un homme qui a souffert. Il n’y
a pas de différence entre la jeunesse occidentale et la jeunesse orientale. Ces
faits psychologiques existent partout, en Occident comme en Extrême-Orient. La
seule différence est que la jeunesse que vous avez visée hier est dépouillée de
tout pouvoir politique, et paraît profiter de ce qui lui reste de loisirs pour penser
aux problèmes d’insécurité et se désintéresser de la politique. Dans certains
pays à régime politique totalitaire, les jeunes n’ont plus le choix. Mme Ossowska
voudrait encourager les jeunes à ne pas se désintéresser de la politique. Je suis
d’accord avec elle, mais comment encourager les jeunes à faire de la politique,
en évitant qu’elle glisse inévitablement vers une politique partisane. Comment
concilier cet amour de la politique de parti avec celui de la vérité, de la
tolérance, de la fraternité dont on a tant parlé ?
Mme ROSEMARIE FERENCZI : Je voudrais d’abord faire remarquer, à propos
du pessimisme qui s’est dégagé des enquêtes dont Mme Ossowska nous a
donné les résultats, que contrairement à ce que pensent beaucoup d’entre nous,
le résultat de ces enquêtes est positif. Dans la dernière phrase de sa conférence,
p.222 Mme Ossowska a dit que les jeunes recherchent l’amitié. La jeunesse nous
donne donc une réponse positive ; elle nous apporte quelque chose, alors que
nous nous demandons ce que nous avons de positif à lui offrir. Dire : nous
désirons l’amitié, nous désirons la rencontre avec d’autres, et non pas le rejet
des autres, me semble une affirmation fondamentale et je me demande si nous,
nous aurions été aussi spontanés et aussi violents.
Je voudrais, d’autre part, souligner ceci : l’application des dernières
découvertes scientifiques transforme le problème des rapports du moi avec
autrui. Ces découvertes, si elles étaient mal appliquées, provoqueraient des
destructions si massives que non seulement celui avec qui je ne suis pas
d’accord serait détruit, mais moi avec lui. Il apparaît donc que, ou bien je dois
rencontrer autrui, ou c’est le non-sens, c’est-à-dire notre commune disparition.
A partir de là, il est indispensable que je m’entende avec autrui, sinon je tombe
dans l’absurde, dans le néant. Donc, la jeunesse qui affirme : l’amitié est une
chose à laquelle j’aspire par dessus tout, affirme un sentiment beaucoup plus
qu’une pensée. C’est là une chose essentielle apparue avec l’existence des
nouveaux moyens de destruction.
L’homme et l’atome
265
M. PIERRE NAVILLE : Aujourd’hui encore on peut créer des bases de
résistance contre la bombe atomique. Dans tous les pays du monde, on peut se
protéger contre les bombes atomiques, c’est peut-être triste à dire, mais c’est
comme cela.
Mme ROSEMARIE FERENCZI : On arrivera à détruire les refuges...
M. PIERRE NAVILLE : Votre espoir va loin...
Mme ROSEMARIE FERENCZI : Ces jeunes gens nous parlent donc de
fraternité, mais ce n’est pas une conclusion, c’est un début. M. Lescure nous a
dit : « Le chinois, ça s’apprend... » La fraternité, l’amitié, la rencontre avec
autrui, cela s’apprend aussi. La philosophie existentialiste, tout le courant qui va
de Kierkegaard à Sartre, n’est que la recherche du sens d’autrui. Nous ne
sommes plus en face de forces obscures ou qui nous dépassent. Mesurons-nous
à autrui. J’ai l’impression que l’homme ne s’y mesure que s’il y est acculé.
LE PRÉSIDENT : Je donne la parole à Mme Ossowska pour répondre à ses
derniers interlocuteurs.
Mme MARIE OSSOWSKA :Un de mes derniers interlocuteurs a rattaché le
sentiment d’impuissance au fait que ce qui se fait dans les hautes sphères est
incontrôlable. C’est un élément essentiel. Il s’agit de remédier à ce mal et
d’exiger que ce qui se passe au-dessus de nous devienne contrôlable. On peut
comprendre l’indifférence politique qui caractérise la jeunesse moderne. Les
politiciens s’occupent vraiment très peu de morale, et la désillusion de la
jeunesse p.223 est complètement justifiée. Je citais hier le livre d’un écrivain
d’Allemagne occidentale sur la jeunesse allemande. J’ai évité une formule
brutale dont il s’est servi pour caractériser l’attitude de la jeunesse allemande
envers les politiciens : Alles ist Schwindel (tout est imposture).
Ce qui est très positif dans la jeunesse contemporaine, c’est l’amour de la
vérité exprimée dans la fraternité. J’ai fait une expérience qui m’a laissé un
souvenir très impressionnant ; j’ai assisté, à Varsovie, au Congrès international
de la Jeunesse. C’était une extase de la fraternité. Blancs, jaunes et noirs se
promenaient bras dessus, bras dessous ; je m’en souviendrai toute ma vie.
L’homme et l’atome
266
C’est pourquoi j’ai terminé sur une note d’espérance.
LE PRÉSIDENT : Je remercie Mme Ossowska et tous ceux qui ont bien voulu
participer à cet entretien que je déclare clos.
@
L’homme et l’atome
267
QUATRIÈME ENTRETIEN PUBLIC 1
présidé par M. André Guinand
@
LE PRÉSIDENT : p.225 Je déclare ouvert le IVe entretien public, qui portera
sur la conférence de M. d’Astier de la Vigerie, et je remercie celui-ci de bien
vouloir s’y prêter. Nous essaierons de grouper les questions, et pour
commencer, je vais demander à M. Jungk de prendre la parole.
M. ROBERT JUNGK : Comme vous, j’ai entendu la conférence de M. d’Astier
avec beaucoup d’intérêt et même, parfois, d’enthousiasme. Mais je me suis
demandé, en l’écoutant, si l’homme de la rue dont il parlait n’était pas
exclusivement l’homme de la rue de l’Ouest.
M. d’Astier a beaucoup voyagé au delà du « rideau » qui divise le monde. Je
voudrais lui demander si, dans les pays de l’Est, il y a une opinion publique
capable de s’exprimer librement. C’est là une question qui m’inquiète
énormément. J’ai peur que les mouvements d’opinion y soient provoqués et
arrêtés à volonté. Et c’est une des grandes hypothèques qui pèsent sur tout le
mouvement anti-atomique de l’Ouest. On nous dit toujours : « Vous êtes
pessimistes, vous minez nos efforts. » Mais que faire devant une masse
disciplinée qui suit des mots d’ordre orientés un jour dans un sens, et le
lendemain dans un autre sens.
Je demanderai à M. d’Astier de me donner sur cette question des
informations plus complètes.
M. ALBERT PICOT : Il y a quinze jours, à Venise, au Congrès de la Culture
Européenne, le professeur Campagnolo a fait une distinction très intéressante
entre les réalistes, qui ne veulent pas abandonner leur stock de bombes au nom
de la raison d’Etat, et pour pouvoir défendre la civilisation libérale, et les
idéalistes qui, p.226 n’admettant plus les compromis de la raison d’Etat, ne
veulent pas s’associer aux crimes atomiques.
1 Le 9 septembre 1958.
L’homme et l’atome
268
Je dois reconnaître qu’aujourd’hui les idéalistes marquent des points. La loi
morale, en face de la destruction de la vie de millions d’innocents, s’impose avec
une évidence croissante. Jusqu’à présent, et vis-à-vis de mon pays, j’ai plutôt
partagé l’opinion réaliste, car je ne voudrais pas envoyer l’armée suisse à la
boucherie, dotée d’un armement incomplet, face à un adversaire muni d’armes
atomiques. Mais je dois dire que le point de vue des idéalistes, tel qu’il a été
exposé hier soir, m’a vivement frappé. Il est certain que l’opinion publique peut
jouer un grand rôle, et je voudrais demander au conférencier si, par ses
informations, il a le sentiment qu’à l’Est aussi une opinion publique peut être
agissante.
M. PIERRE AUGER : Je voudrais poser une question que je placerai sur un
terrain strictement scientifique, je dirai même biologique.
En biologie, on peut démontrer que lorsque deux forces biologiques sont en
opposition et qu’elles sont seules de leur genre, un équilibre est impossible. On
passe par une série de crises dans lesquelles l’une domine l’autre, puis l’autre
domine la première. L’équilibre, pratiquement, ne se réalise pas. Ceci a été
calculé mathématiquement. Par contre, lorsqu’intervient ce que j’appellerai une
troisième force, c’est-à-dire une puissance qui diffère profondément, dans sa
nature et dans ses méthodes, des deux premières qui luttent entre elles, un
équilibre définitif peut s’établir. Mais il est indispensable, pour que cela se
réalise, que cette troisième force soit d’une nature profondément différente de
l’une et de l’autre des forces en présence. En particulier, si ce troisième élément
est trop semblable au premier, il sera pratiquement en coalition avec la
première des forces, et l’on se retrouvera devant le problème des deux
puissances opposées l’une à l’autre. J’ajouterai que cette troisième force n’a pas
besoin de représenter une grande puissance. Elle peut jouer son rôle de
stabilisation avec des actions faibles, des actions qui paraissent insignifiantes
vis-à-vis des actions d’hostilité des deux grandes forces en présence.
Il y a peut-être quelque enseignement à tirer de cette constatation
scientifique. Afin d’amener un équilibre entre les deux blocs mondiaux et éviter
ces crises où l’un semble dominer l’autre, avec ou sans manifestations effectives
de violence, il faut constituer délibérément une troisième force sur une base
différente de l’une et de l’autre des forces en présence. Historiquement, on peut
en trouver un exemple dans l’action « freinatrice » de la religion au moyen âge,
L’homme et l’atome
269
qui, apportant un élément qui n’était pas un élément d’armement ou de
puissance militaire, a réussi dans bien des cas à freiner des luttes et à amener
un équilibre. Ceci, parce qu’elle différait profondément, dans son origine, de la
puissance de l’une et de l’autre des forces en présence.
M. JULES MOCH : Je constate que les questions se ramènent à deux. Y a-t-il
une deuxième force de l’autre côté de la barrière, sous forme d’une opinion
publique indépendante ? C’est la p.227 question de M. Jungk. Y a-t-il une
troisième force capable d’intervenir entre les deux blocs ? C’est la question de
M. Auger.
Je pense qu’il y a indiscutablement une volonté de paix du côté de l’Est,
mais cette volonté de paix est très fortement organisée par des slogans, la
propagande, la radio, les affiches, etc.... Je l’ai constaté moi-même au cours de
mes voyages, et je crois que l’on pourrait facilement retourner ce mouvement
pacifiste.
Quant à la troisième force, je pense que M. Auger touche là un problème
extrêmement important.
Je suis obligé de remercier M. d’Astier de ce qu’il a bien voulu dire hier soir
d’un ouvrage de moi. J’y ai été très sensible, mais sur certains points je ne suis
pas d’accord avec lui. Moi qui lutte pour la paix depuis aussi longtemps que M.
d’Astier, je ne suis pas membre du Mouvement de la Paix parce que je pense
qu’un mouvement qui est sous l’influence d’un parti, qui prend comme exemple
l’un des deux blocs, est un mouvement qui fatalement donne à ceux qui ne sont
pas de ce parti l’impression d’être à la fois juge et partie. C’est pourquoi j’ai
essayé de remplir ma tâche de délégué permanent au désarmement en dehors
de tout parti politique, de manière à pouvoir, quel que soit le gouvernement
français — et nous en avons eu beaucoup — continuer la même tâche, c’est-à-
dire être un minuscule embryon de troisième force.
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je voudrais d’abord donner à M. Jungk un certain
nombre d’explications. Je ne crois pas que la nature même de nos Rencontres
fasse que l’essentiel de nos débats soit la critique ou la défense du Mouvement
mondial de la Paix ou du Mouvement français de la Paix.
Avant de répondre à M. Jungk, je voudrais dire à M. Auger que, bien que
L’homme et l’atome
270
j’aie été intéressé par sa question, elle m’a extrêmement choqué. Pourquoi ?
Elle aboutit à comparer l’homme rouge et l’homme blanc à deux espèces
animales différentes : l’un serait la mouche et l’autre l’araignée. Je trouve cela
extrêmement choquant. Pour moi, l’homme soviétique, comme l’homme
américain ou français, sont exactement de même nature. Il n’y a pas d’espèces
différentes. Il y a des gouvernements différents, des structures sociales
différentes, des régimes différents qui ne permettent pas certaines choses, qui
en permettent d’autres, mais il n’y a pas d’hommes différents. C’est à la lueur
de cette constatation que je poserai le débat, et je me permettrai de nuancer ce
qu’a bien voulu dire M. Jules Moch.
Après cette remarque préalable, je dirai qu’il est évident que le Mouvement
de la Paix subit, dans l’esprit de certains, une hypothèque. C’est bien naturel,
parce qu’en effet ce mouvement est né de la conjonction de certaines activités
du monde communiste avec certaines activités des secteurs d’opposition au
régime dans le monde capitaliste. De ce fait, c’était un mouvement partiel, et
qui pouvait être frappé de certaines suspicions.
Je voudrais dire maintenant que, même si l’œuvre de paix a été, comme l’a
dit justement tout à l’heure M. Jules Moch, une œuvre de p.228 propagande à des
fins diplomatiques et politiques, la propagande de paix est un piège qui se
retourne contre ceux qui la font s’ils ont de mauvaises intentions. Il est difficile
de concevoir, par exemple en 1938 et 1939, qu’un régime comme celui de
l’Allemagne de ce moment-là, ait pu favoriser le développement d’associations
pour la paix, de débats sur la paix, la propagation de slogans disant que la paix
est plus heureuse que la guerre, que la guerre est une chose horrible, alors que
l’Allemagne était à la veille de tenter sa grande opération. Croyez-vous qu’un
gouvernement belliciste pourrait se permettre de se lancer dans la voie d’une
propagande pour la paix ? Cela se retournerait contre lui. Même si elle est faite
avec de mauvaises intentions, la propagande pour la paix est utile.
Nous revenons à la question de M. Auger. Le Mouvement de la Paix aurait dû
se transformer. C’est exact. Il a été très fortement, pendant des années,
l’expression d’un camp. Mais pour se transformer, il lui fallait trouver un
élément de dialogue. Je ne crois pas à l’élément de la troisième force. Il faudrait
que les éléments les plus pacifistes de l’Est et de l’Ouest se groupent et que le
dialogue s’établisse. Quelquefois, nous avons obtenu ce dialogue, souvent, nous
L’homme et l’atome
271
ne l’avons pas obtenu. Nous sommes prêts à changer complètement, mais cela
dépend de vous, pas de nous. Si, un jour, des forces pacifistes du monde
américain, par exemple, disaient : « C’est nous qui allons composer vos
auditoires, qui allons répondre à vos questions, à vos critiques, vous allez vous
défendre » nous répondrions : « Nous sommes prêts à cela. Nous jugeons que
c’est utile. »
Je reviens à la question de M. Jungk. L’Est vit dans le cadre d’une dictature
du prolétariat, d’un régime de démocratie à parti unique, avec des lois très
sévères. Mais cela n’empêche pas l’homme de la rue de penser, d’interroger. En
1954, il y eut un grand événement, le XXe Congrès, et la voie de la discussion
s’est ouverte assez rapidement.
Comme en une parenthèse, M. d’Astier déclare inséparables la notion de paix entre
les nations et de paix entre les hommes, et reconnaît que le Mouvement de la Paix a plus
insisté sur la première, à l’inverse des pacifistes d’avant-guerre.
Deux mois après l’affaire de Hongrie, nous avons été obligés de nous en
saisir au Mouvement de la Paix, mais le texte rédigé à Helsinki n’a pas donné
satisfaction, bien qu’il déplorât l’effusion de sang et qu’il demandât le respect de
la souveraineté. Or, le simple fait que ce texte ait été publié dans la Pravda et
dans les Izvestia, et que de grandes masses d’hommes en U.R.S.S. aient eu à
en débattre est un fait positif. C’est une petite œuvre. Nous n’en sommes pas à
l’œuvre complète, qui est le côté universel du combat pour la Paix.
Si une hypothèque si grave pèse sur notre Mouvement, faites donc des
mouvements de la paix, non pas seulement dans les élites mais avec des
masses derrière ; qu’ils soient confessionnels, bouddhistes, capitalistes, peu
importe. Le Mouvement de la Paix a été plutôt l’expression du monde socialiste,
ou ce qu’on appelle le monde communiste — p.229 je rectifie exprès en voyant le
sourire de M. Jules Moch. Il est devenu maintenant l’expression des
nationalismes, en même temps que du communisme, parce qu’il y a une alliance
provisoire, pour des raisons que je considère d’ailleurs historiquement très
naturelles, entre une bonne part des peuples d’Asie et d’Afrique et le
communisme. Cela ne leur ouvre pas des perspectives sur le communisme ; ils
n’ont pas d’appétit pour le communisme, mais ils reconnaissent que les peuples
sous régime communiste défendent mieux les intérêts nationalistes comprimés
et brimés. Ils se sont donc associés provisoirement, et le Mouvement de la Paix
L’homme et l’atome
272
est fortement implanté en Asie dans des secteurs d’ailleurs très hostiles au
communisme. Ceci non pour envenimer les conflits entre les anciens pays sous-
développés ou les pays colonisés et leurs anciens maîtres, mais pour essayer de
trouver des solutions négociées. J’ai été assez combattu au Mouvement de la
Paix, parce que j’estime que la libération des peuples maintenus en état de
dépendance ne doit pas se faire par les armes ; elle peut se faire par les
négociations. Encore faut-il que les hommes qui les ont mis en tutelle acceptent
ces négociations.
Je crois que les manifestations pour le Mouvement de la Paix sont utiles, et
je les souhaite partout, quelle que soit leur origine, et quelle que soit leur
tendance. Elles devraient être capables, au-dessus des gouvernements et en
dehors des gouvernements, d’engager le dialogue entre les hommes, parce que,
je le répète, les hommes sont partout les mêmes. Il n’y a pas le bien et le mal.
Il n’y a pas l’araignée et la mouche. Il y a du bien et du mal de chaque côté. De
chaque côté il y a le même homme.
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je suis très profondément d’accord avec la
réponse que M. d’Astier a donnée aux interlocuteurs précédents. Elle est très
pertinente et valable.
Cependant, j’ai beaucoup de difficultés à en accepter les conséquences. Si
vraiment, par exemple, ces mouvements d’opinion publique avaient l’efficacité
que M. d’Astier leur accorde, nous n’éprouverions pas autant d’incertitude et
d’angoisse. Il a beaucoup exagéré, me semble-t-il, l’importance de l’opinion
publique sur l’orientation actuelle de la politique en général. Si l’opinion publique
avait une position nette, claire, consciente et allait jusqu’au bout de sa volonté,
elle serait déterminante. Mais le Mouvement de la Paix, par exemple, n’a pas
empêché l’armement, et ne l’empêche pas. Vous avez dit qu’il avait empêché
que la guerre de Corée ne dégénère en guerre atomique. Pour ma part, je ne le
crois pas. D’autres raisons politiques ont joué...
Si le Mouvement de la Paix n’a pas sensiblement modifié la situation
politique — vous y êtes trop engagé, peut-être, pour vous en rendre compte —
cela tient au fait qu’en réalité sa volonté de paix est accompagnée d’autres
volontés qui lui sont opposées. Le Mouvement de la Paix veut des choses qui ne
s’accordent pas toujours entre elles. Vous avez dit que le Mouvement de la Paix
L’homme et l’atome
273
se fonde sur le respect des Etats et de leur souveraineté. Il tient cette dernière
pour fondamentale. p.230 Il y a là un élément de particularisme national qui est
en contradiction avec une idée de paix qui se veut universelle.
Je pense que, dans le Mouvement de la Paix, il y a beaucoup de gens
sincères, comme c’est, je crois, le cas pour vous. Mais si vous y introduisez des
intentions et des actes politiques qui ont une signification particulariste, donc
qui s’inscrivent dans la lutte de la politique internationale, votre politique
pacifiste finit par être, sinon complètement, du moins en grande partie
inefficace.
M. LE PASTEUR WERNER : Le conférencier a relevé l’importance primordiale
de l’opinion publique et le prix qu’on doit attacher aux interventions de plus en
plus puissantes de cette opinion.
Je partage son point de vue, et je pense que nous devons nous souvenir de
certaines actions entreprises ces dernières années, notamment par M. David
Rousset, président de la Commission Internationale contre le régime
concentrationnaire. Dans une conférence qu’il fit il y a quelques mois dans cette
maison, il nous raconta comment des aviateurs espagnols, prisonniers en
U.R.S.S. dans des camps de détenus de droit commun, avaient été transférés
dans des prisons plus « honorables », grâce à des pressions de l’opinion
publique qui s’était exprimée d’une manière extrêmement vigoureuse et
humanitaire au sens noble du mot. Je pense également à la fermeture du camp
de Makronissos et à d’autres actions similaires.
Mais pour que l’opinion publique agisse, il faut qu’elle puisse s’exprimer. Il
me paraît que, lorsqu’on parle du rétablissement de la confiance et qu’on évolue
exclusivement sur le terrain des relations internationales, on fait une erreur. Un
psychologue le rappelait tout à l’heure, il faut que cette confiance plonge des
racines plus profondes dans le subconscient même de l’homme. Je voudrais
rappeler que la base de la confiance, c’est le respect des libertés fondamentales
de l’homme.
Lorsqu’on évoque, par exemple, l’action très noble que le Mouvement de la
Paix a développée dans certains domaines, mais qu’en revanche on constate le
silence très gênant que le Conseil mondial de la Paix a observé lorsqu’il s’est agi
de stigmatiser la répression sanglante qui s’est manifestée en Hongrie, on se dit
L’homme et l’atome
274
que là se trouve vraiment le nœud de la confiance ou de la méfiance des
Nations.
Dans la mesure où les peuples et l’opinion publique, nationale et
internationale, ont l’impression que l’on respecte le droit de critique, le droit
d’opposition, le droit des minorités, le droit de réunion, le droit de n’être pas
d’accord avec les conformismes officiels, de lutter contre le chloroforme qui
règne dans les Etats petits et grands, dans cette mesure on lutte pour la paix.
Mais la presse est de plus en plus muselée par toutes sortes d’attaches plus ou
moins honorables — vous avez fait allusion au pouvoir immense de l’argent. Il y
a, Dieu merci, encore une presse libre, mais elle se fait de plus en plus rare.
Lorsqu’on réfléchit à ces sujets, on éprouve parfois un sentiment de
désolation et d’impuissance.
p.231 Il faut rétablir la place de la confiance, c’est-à-dire le respect de
l’homme, le respect de la détresse humaine. Partout où l’on torture, partout où
l’on déporte, où l’on attente à la dignité spirituelle de l’homme, il y a un péché
contre le prochain, contre Dieu et contre l’espérance dans l’avenir des hommes.
Je voudrais pour ma part que l’une et l’autre des deux forces qui s’opposent,
et la troisième qui se propose, ne perdent jamais de vue cette cible de l’action
humaine, qui n’est pas du tout tel ou tel arrangement politique, mais qui
consiste d’abord dans le respect de la personne humaine.
A propos de la confiance, je voudrais tout de même rappeler que l’action des
Eglises s’est exercée inlassablement dans ce sens depuis une cinquantaine
d’années, depuis la prise de conscience qui s’est opérée du côté catholique
romain — ce n’est pas à moi de le rappeler — et du côté œcuménique. Vous
avez évoqué hier l’action des Eglises protestantes ; vous pensez qu’elle opère en
ordre dispersé. Mais la Constitution du Conseil œcuménique des Eglises, en
1948, à Amsterdam, a donné l’occasion à ses chefs de file de prononcer une
condamnation absolue, au nom de la parole de Dieu, contre la guerre qui est un
péché contre Dieu et une dégradation de l’homme. Et depuis, cette
condamnation s’est répétée dans les différentes communautés chrétiennes
appartenant au Conseil œcuménique. En février 1950, lorsqu’on a appris la
fabrication de la bombe à hydrogène, une conférence œcuménique
internationale se tenait à Bossey, dans le canton de Genève, qui prononça une
condamnation rigoureuse, absolue, de cette bombe à hydrogène, qui, était-il dit,
L’homme et l’atome
275
montre l’aboutissement d’un processus négateur et blasphématoire parvenu à
sa suprême expression.
De même, en 1954, l’assemblée d’Evanston a milité pour la destruction des
armes aveugles et pour l’établissement d’un véritable dialogue entre les nations.
Je noterai enfin les démarches accomplies naguère et aujourd’hui même par
la Commission des Eglises pour les Affaires internationales. Cette Commission
des Eglises est intervenue très heureusement dans la guerre de Corée, lorsqu’il
s’est agi des questions posées par l’armistice et par la liquidation du problème
des prisonniers de guerre.
Donc, la foi chrétienne se fait entendre. Pourra-t-elle devenir cette troisième
force ? Je le souhaite ardemment. La chose sera possible dans la mesure où
l’action des Eglises se dépolitisera de part et d’autre. Quand on songe au poids
des Eglises américaines, ou au poids que pourrait représenter la voix du
Patriarche Alexis dans toutes les Russies ! Dans la mesure où ces deux voix
complémentaires se dégageront de tous les conformismes politiques, il se fera
de grandes choses. Elles sont en train de se faire. Je serais heureux que vous en
preniez note.
M. DUSAN MATIC : Je ne parlerai pas ici du noble but et de la cause que
défend le Mouvement mondial de la Paix. Ce qui est essentiel, ce n’est pas le
Mouvement de la Paix en soi, mais le fait que l’opinion publique, trop vague, et
sans base réelle, n’est pas en mesure p.232 de lutter efficacement contre les
forces organisées qui tiennent en main la paix et la guerre. Je regrette vivement
l’absence, ici, des savants américains ou russes ; ils sont, eux, des hommes
réels ; c’est-à-dire qu’ils sont les maîtres de la vie et de la mort de l’humanité.
L’Europe fera figure de parent pauvre aussi longtemps que la question de la paix
et de la guerre sera l’affaire des deux blocs.
On a parlé de la troisième force. Au fond, je crois que la majorité des
hommes désirent la paix, et désirent faire tout ce qu’ils peuvent pour la paix.
Mais entre l’homme et l’atome il y a l’Etat. Il me semble que la seule action
réelle pour la paix consiste aujourd’hui dans la recherche d’une coexistence
réelle entre les différents régimes et les différents peuples.
M. d’Astier nous a dit que l’homme est le même sous toutes les latitudes et
sous tous les régimes. Mais les histoires, les traditions demeurent différentes.
L’homme et l’atome
276
Nous sommes à l’âge atomique, mais en même temps nous sommes restés à
l’âge de fer, ou même à l’âge de bronze. Une immense partie de l’humanité se
trouve toujours très bas, historiquement parlant. Pour ma part je crois que si
une politique réelle de paix doit être instaurée, ce sera par une troisième force
dont la base devra être réelle.
M. ROBERT JUNGK : En tant que journaliste, je voudrais m’élever contre la
sous-estimation de l’opinion publique. Je crois que l’opinion publique qui s’est
dressée contre les armes atomiques a déjà empêché plusieurs fois l’emploi de
ces armes durant les derniers conflits. En Indochine, l’amiral Radford voulait
employer la bombe atomique pour libérer Dien-Bien-Phu ; ce sont les Anglais
qui n’ont pas voulu suivre, parce que, ont-ils dit, l’opinion publique n’accepterait
jamais le lancement d’une bombe atomique soi-disant tactique. La seule chose
qui fait vraiment hésiter les hommes d’Etat — je le sais pour l’Ouest, mais je
n’en suis pas certain pour l’Est — c’est l’opinion publique.
M. DUSAN MATIC : Je ne conteste pas l’existence de l’opinion publique ; j’ai
seulement des doutes sur son efficacité. La bombe atomique est entre les mains
d’un certain nombre de responsables, et je ne vois pas comment l’opinion de
millions d’individus pourrait les contrer. Je demande que l’organisation de
l’opinion publique ait une base réelle.
M. JULES MOCH : La vérité doit être au milieu. Il ne faut pas surestimer la
force de l’opinion publique, mais il ne faut pas non plus la sous-estimer. Dans
des guerres marginales, qui ne mettent pas en cause la vie des puissances,
l’opinion publique peut avoir une influence. L’hypothèse envisagée à propos de
Dien-Bien-Phu va dans ce sens ; il est évident que c’était le prototype de
l’opération marginale.
Par contre, quel que soit l’accent de l’opinion publique, rien n’empêchera que
les plans défensifs du Shape soient fondés sur l’usage de l’arme atomique, dans
une guerre intégrale. Dans ce cas, l’opinion publique peut être à peu près
négligée.
M. EMMANUEL D’ASTIER : p.233 Je voudrais rectifier une chose que m’a fait
dire M. Campagnolo, mais que je n’ai pas dite : que le mouvement de l’opinion
L’homme et l’atome
277
publique avait empêché l’emploi de la bombe atomique en Corée. J’ai dit
qu’entre 1944 et 1950, comme en témoigne l’ouvrage de M. Jungk, les périls
atomiques dépendaient des connaissances, des discussions de quelques élites
extrêmement restreintes. C’est le grand appel de Stockholm de 1950, bien que
peut-être avec de mauvaises intentions, qui a posé le problème de façon
populaire.
Là, je ne suis pas tout à fait d’accord avec M. Matic. Je ne crois ni à
l’information des élites, ni à la culture des élites. Je crois profondément, pour le
bien-être de l’humanité, à l’information populaire et à la culture populaire, et je
crois qu’elles doivent dominer dans tous les cas.
Il a été reconnu que l’action du Mouvement de la Paix a eu une incidence sur
la stratégie américaine. Que ce soit par un mouvement unique ou pas, cela
m’est égal. Il faut poser la question en réaliste. Est-ce que l’incidence a été
bonne ? Pour ma part, l’idée de régler ce que l’on appelle des conflits régionaux
par l’arme atomique est la plus désastreuse que l’on puisse imaginer. La guerre
atomique est irréversible, et les conflits, même majeurs, peuvent être réglés
sans arme atomique, comme l’ont prouvé les conflits de Corée, du Viet-Nam et
de Suez. Or, et serait-ce même avec de mauvaises intentions — je n’y crois pas
— l’opinion publique, au travers d’un support communiste, a conduit à ce que
ces premiers conflits ne soient pas réglés par la bombe atomique. C’est tout ce
que j’ai dit, et c’est pour cela que j’ai mis au point l’affirmation de M.
Campagnolo.
On nous dit que les Mouvements de la Paix sont frappés d’une hypothèque,
parce que le comportement national risque de l’emporter sur ce qu’on pourrait
appeler les valeurs internationales communes. Mais les Nations sont une réalité
historique. Il faut en tenir compte en prenant leur bon côté, parce qu’il y a
quelque chose de bon dans la Nation, et en évitant leur côté imparfait, afin de
« marier », comme l’a dit un grand homme politique, le nationalisme et
l’internationalisme, et d’éviter ainsi les guerres entre les nations et les grands
conflits internationaux. Pour cela, il faut qu’à l’Ouest comme à l’Est se dégage
un certain nombre de points communs, avec, comme perspective, la coexistence
active entre les blocs ou entre les Nations ayant des structures différentes.
Mais ce n’est pas suffisant. C’est un vœu pieux. Quelle est la condition ?
Quel est le point commun ? Le point commun, c’est le désarmement.
L’homme et l’atome
278
Personne ne croit qu’une paix durable peut être assurée si le monde n’entre
pas dans la voie du désarmement, et pas seulement du désarmement atomique.
C’est sur ce point que peuvent se dégager, entre l’Est et l’Ouest, dans les
opinions publiques et dans les gouvernements, des voies communes.
Je n’ai parlé hier que du premier livre de M. Jules Moch, mais j’ai été frappé
aussi par son second ouvrage et par ses articles dans le Monde. M. Jules Moch,
à la lueur d’un état d’égalité stratégique, aboutit à certaines conclusions
nouvelles relativement optimistes, et qui peuvent p.234 obtenir aussi bien
l’accord de M. Khrouchtchev que de M. Eisenhower, et de certains dirigeants
américains connus pour leur méfiance à l’égard du communisme.
M. Jules Moch a apporté, dans la question relative au plan Rapacki, un
élément nouveau en disant : « Il faudrait que la Hongrie soit dans le coup. »
C’est bien ! Cela a posé un problème à l’Est, mais c’est tout de même de nature
à apporter une solution. Il est évident que M. Jules Moch avait aussi une arrière-
pensée morale, c’est-à-dire que l’inclusion de la Hongrie lui permettrait peut-
être d’échapper à certains drames qu’elle a connus. Moi-même, j’ai été le
premier à pouvoir en débattre avec les Soviétiques. Ce n’est pas grand-chose,
mais le peu qui se fait doit se faire sous le couvert des grandes notions
communes ; et la grande notion commune, c’est le désarmement.
Je ne suis pas tout à fait d’accord avec M. Jules Moch, quand il pense que
l’opinion publique jouera plus dans les guerres marginales que dans la guerre
totale ou la guerre intégrale. Moi, je ne le crois pas. Nous serons arbitrés par les
événements.
M. JULES MOCH : Espérons que non !
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je crois au contraire que, dans un cataclysme tel
que la guerre atomique, l’opinion publique mondiale peut jouer un rôle
considérable. Je dirai pourquoi, et je serai content d’avoir l’avis de M. Jules
Moch.
Le désarmement atomique ne peut pas être séparé du désarmement
classique et conventionnel, et là, je suis d’accord avec M. Jules Moch. Mais l’un
est déterminant, c’est le désarmement atomique, et c’est tout de même là-
dessus que les gouvernements, comme les opinions publiques, se penchent
L’homme et l’atome
279
actuellement le plus. Devant le débat extrêmement grave que nous avons connu
entre certains savants, les uns disant : « Le danger des retombées radioactives
est déjà immédiat ; il y a une augmentation de cas de leucémie et de cancer du
sang », les autres disant : « Nous avons le temps, continuons », l’opinion
publique unanime a dit : « S’il y a un doute, il faut arrêter tout de suite les
expériences. »
L’U.R.S.S. a fait un arrêt unilatéral. On peut taxer cela de geste de
propagande, mais cela apporte quelque chose de positif à la situation. Voilà
pourquoi je suis d’accord avec M. Jungk, pas tout à fait d’accord avec M. Matic,
et que j’ai essayé de faire une petite mise au point de ce qu’a dit M.
Campagnolo.
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je suis pour l’opinion publique. Je crois que les
grands changements se font avec l’opinion publique. Mais elle n’est pas toujours
nécessairement bonne. Elle aussi est susceptible d’erreur.
Vous avez dit que le désarmement est une chose essentielle. Mais nous
sommes en plein réarmement. Si l’opinion publique était efficace, on devrait
être en train de désarmer ; si elle n’est pas décisive dans ce cas, c’est qu’elle
est mal éclairée ou incohérente. Vous dites que l’opinion p.235 publique est
déterminante, et nous assistons à une course à l’armement. Comment
expliquez-vous la difficulté ? Pour moi, je l’explique en disant que l’opinion
publique est mal éclairée, mal conduite, inconsciente. Elle veut des choses
contradictoires ; ainsi son amour pour la paix est neutralisé par son
attachement à des conditions qui rendent la paix impossible.
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je voudrais vous faire deux remarques. D’abord, je
suis moins pessimiste que vous. La course aux armements existe, mais j’ai
l’impression, — je voudrais avoir l’avis de M. Moch — que nous avons des
perspectives de désarmement. Elles sont très modestes, mais elles sont là. Les
quelques pas que nous avons faits dans ce sens auront comme résultat
essentiel, à cause des moyens par lesquels ils ont été obtenus, d’aider à rétablir
la confiance. Ce qu’il y a de plus grave, c’est la défiance, peut-être motivée, du
bloc capitaliste à l’égard du bloc communiste, et réciproquement.
L’opinion publique a été stupéfaite, alors que les Soviétiques avaient fait une
L’homme et l’atome
280
propagande un peu hargneuse à la veille de la première conférence sur le
contrôle nucléaire, de voir que cette conférence avait parfaitement abouti...
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : A quoi ?
M. EMMANUEL D’ASTIER : A un accord total entre les savants...
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Pas sur le désarmement.
M. EMMANUEL D’ASTIER : Vous êtes pour le tout ou rien ! Les gens qui
s’occupent de politique sont des gens de patience qui construisent pierre à
pierre, lentement, et qui ne peuvent pas vous dire : dans un an, le monde entier
n’aura plus de tanks, d’armées, etc.
A vrai dire, le désarmement est inséparable de la notion de contrôle. Les uns
et les autres considèrent le contrôle sous un aspect différent. Je suis persuadé
que l’on arrivera à quelque chose, quand on aura fait l’exercice commun du
contrôle et trouvé des compromis pour respecter les souverainetés nationales et
certains secrets. On pourra aboutir à un contrôle à 60 %. C’est impossible dans
les mois prochains, mais à mon avis, ce n’est pas complètement impossible à
longue échéance.
J’ai dit hier qu’en fin de compte l’angoisse devant la guerre atomique est
simplement une forme de l’angoisse de l’homme devant sa propre mort. Or, ce
problème, et en particulier tel que le fixe l’opinion publique, est parallèle au
problème du désarmement. Je crois que tout cela se tient, et qu’il ne faut pas
être aussi pessimiste que l’a été M. Campagnolo.
M. JULES MOCH : Je voudrais parler un peu de l’état actuel du problème du
désarmement, sous l’angle qui vient d’être exposé, en m’excusant si je mords
sur le temps. Il est impossible de répondre à M. d’Astier en cinq minutes, étant
donné la richesse de ses exposés.
p.236 Je suis, sur un certain nombre de points, d’accord avec M. d’Astier. Je
suis d’accord sur le fait qu’il faut rétablir la confiance entre les deux blocs, et
que c’est un adjuvant puissant du désarmement. Cette confiance ne se rétablira
pas par des professions de foi — on suspectera toujours la sincérité de l’autre
L’homme et l’atome
281
partie — mais uniquement par la mise sur pied d’un contrôle constatant, dans
une région et dans une sphère d’activité même limitée au début, que de part et
d’autre on exécute correctement les engagements pris.
C’est pour cela que j’ai lancé, comme slogan de la délégation française, et
même une fois du gouvernement français, la formule : ni désarmement sans
contrôle — qui visait la proposition soviétique de bannir les explosions
atomiques, de prendre des décisions morales, mais incontrôlables — ni contrôle
sans désarmement — qui visait la formule Eisenhower —, mais progressivement
le désarmement contrôlable.
J’ai ici le texte intégral d’une des deux conférences de Genève, qui vient de
publier son rapport en juillet 1958. Il montre qu’il y a accord entre les savants des
deux blocs sur le fait que les explosions, jusqu’à ce jour, n’ont augmenté la
radioactivité de l’air que d’un pourcentage négligeable, qui correspond aux
variations que l’on subit lorsqu’on s’élève en altitude de quelques centaines de
mètres. Il n’y a donc pas de danger immédiat du fait des explosions. Néanmoins,
il faut les arrêter, mais à condition que ce soit une étape vers quelque chose
d’autre. S’il s’agit de les arrêter, comme le proposent les Américains et les Russes
actuellement, pour se réserver le monopole de cette puissance destructrice, je
suis obligé de dire non, parce que la poudrière dont parlait M. d’Astier reste tout
aussi explosive. On ne perfectionnera peut-être plus les armes atomiques, mais
on continuera à en fabriquer, ainsi que des armes tactiques, de sorte qu’on ne
diminuera en rien les risques de guerre en arrêtant les explosions au sein des
trois pays qui ont mis au point des engins de mort considérables, suffisants pour
détruire plusieurs fois l’humanité. Vous me direz : l’avantage, c’est que les autres
pays ne pourront pas avoir d’armes atomiques. Je n’en suis pas sûr. Déjà le pays
dont nous sommes l’hôte achète des avions Vampire ou Mistral ou Ouragan à la
France. Donc, si nous ne mettons pas fin à la production des armes atomiques,
chaque puissance atomique donnera à ses alliés des bombes toutes prêtes, avec
le mode d’emploi. Et le jour où un certain nombre de pays turbulents posséderont
par industrie interposée des armes nucléaires, nous risquerons fort une guerre
dont les émanations viendront jusqu’à nous.
(J’ouvre une parenthèse : il n’y a plus de neutralité à partir du moment où
les éléments radioactifs passent la frontière sans être arrêtés par les douaniers ;
ceci a une certaine importance ici.)
L’homme et l’atome
282
Selon moi, le rôle de la France est de dire : nous ferons notre bombe si vous
ne vous arrêtez pas. Nous acceptons de ne pas la faire, mais cessez de
produire, comme première étape vers la réduction des stocks.
Je parle ici en mon nom personnel : je veux bien que la France arrête
pendant un certain temps ses essais, mais je ne vois là qu’une chose
temporaire, assortie en permanence de l’idée que si l’on n’accepte pas p.237
d’arrêter l’accroissement des stocks de bombes dans les pays qui en ont, il faut
que les trois Grands se disent qu’ils ne garderont pas le monopole thermo-
nucléaire, pas plus que l’Amérique ne l’a gardé en face de la Russie. C’est peut-
être cette menace-là qui amènera les trois Grands atomiques à une vision plus
raisonnable des choses.
J’ajoute que le désarmement nucléaire ne se conçoit, comme l’a dit M.
d’Astier, qu’accompagné du désarmement classique. Si l’on détruisait tous les
armements atomiques sans toucher aux armements classiques, on arriverait à
un renversement de l’équilibre actuel et les pays les plus peuplés auraient, ipso
facto, la maîtrise par les armements classiques.
Il faut arriver à un désarmement progressif dans tous les domaines. Cela
peut être très compliqué. Prenez le seul problème atomique. Vous avez
l’interdiction des explosions, l’interdiction des fabrications nouvelles. Ce sont
deux phénomènes contrôlables. Pour l’interdiction des explosions, on s’est mis
d’accord sur une formule qui est sensiblement celle à laquelle les atomistes
s’étaient arrêtés il y a trois ans : j’évoque la mémoire de Lorenz, prix Nobel
américain, qui, avec Francis Perrin, Stassen et moi, était arrivé, après une
longue conférence, aux conclusions de la Conférence Internationale de Genève.
Il y a ensuite l’interdiction des fabrications nouvelles d’atomes pour la
guerre. J’ai essayé de démontrer, dans un exposé à New-York, qu’il fallait à peu
près six mille savants, un tiers de scientifiques et deux tiers d’administratifs,
pour contrôler toutes les productions atomiques à des fins militaires actuelles.
Mais si l’on attend encore quelques années, on n’y arrivera plus. C’est
maintenant qu’il faut contrôler les grandes piles et l’usage que l’on fait ensuite
des barres de plutonium, ou les usines d’enrichissement de l’uranium. Avec six
mille personnes dans le monde entier on y arrive. C’est vraiment une prime
d’assurance extrêmement faible en comparaison de la destruction du monde.
Il y a enfin l’interdiction de l’usage conditionnel ou inconditionnel, par
L’homme et l’atome
283
définition incontrôlable. C’est pour cela que je n’accepte pas la thèse soviétique
de la mettre en tête. Cela viendra tout naturellement quand la confiance sera
rétablie, et quand les autres contrôles seront effectifs. Mais demander
aujourd’hui de commencer par une interdiction de l’usage des armes atomiques,
alors que tout le monde sait que ce ne sera qu’une déclaration, comme le pacte
Briand-Kellog, loyale, mais sans suite, me paraît mettre la charrue avant les
bœufs.
Je termine en disant que le fait que les Américains et les Soviétiques
acceptent d’interrompre leurs expériences actuelles est une bonne chose. Mais
je ne crois pas qu’il serait heureux que des pays, maintenant capables de faire
des expériences, cessent leur travaux. Je crois qu’il vaut mieux qu’ils disent :
« Dépêchez-vous de vous mettre d’accord sur l’arrêt de fabrication à des fins
militaires, qui est le véritable commencement du désarmement, et voyons
comment l’étendre à l’armement classique. » Là, nous aurons fait le premier pas
véritable.
Je reconnais également que l’accord des savants sur les deux cents stations
nécessaires pour contrôler les explosions clandestines représente un petit
progrès. Mais je l’attribuerai plutôt au fait que p.238 les phénomènes
scientifiques s’imposent aux hommes quelles que soient leurs idéologies, qu’à la
pression de l’opinion publique sur les savants.
Il faut continuer dans cette voie, mais il faut lier cela au désarmement
véritable. Je ne compte pas beaucoup sur l’opinion publique, dans une question
qui met en cause les intérêts vitaux des pays eux-mêmes. Je ne crois pas que
Khrouchtchev, Eisenhower, Mac Millan ou le général de Gaulle se laissent guider
par autre chose que par les rapports de leurs experts et par les rapports de
leurs militaires. Je le crains. Je ne nie pas que l’opinion publique soit utile. Je ne
crois pas qu’elle soit déterminante dans une matière aussi grave pour la vie des
peuples.
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je suis très content de l’intervention de M. Jules
Moch, parce que cela dégage tout de même des points d’accord, en laissant
subsister des points de désaccord.
Je suis incompétent pour traiter de cette question, n’ayant pas lu le rapport
de la Conférence de Genève dont parle M. Moch. Mais ayant eu des contacts
L’homme et l’atome
284
avec de grands savants qui ont participé à cette conférence, et qui ne sont pas
ceux de l’Est, je dois dire qu’ils ont manifesté des inquiétudes très grandes sur
le sérieux de l’appréciation que l’on a citée. Personnellement, je ne serais pas
tout à fait d’accord avec l’appréciation, même officielle, qui semble découler de
la lecture qu’a donnée M. Jules Moch. Dans certaines régions, des malheurs sont
déjà arrivés, comme l’a reconnu le gouvernement américain. Les dégâts
paraissent modestes — il n’y a que des pêcheurs japonais (mais cela vaut bien
nous tous) qui ont été victimes des expériences ! — parce que les calculs ont
été mal faits. Je crains toujours le mauvais calcul, et quand il y a un doute, il
vaut mieux s’abstenir.
Peut-être suis-je trop sentimental en politique, on m’en accuse quelquefois,
mais je crois beaucoup aux forces morales dans le monde. Je crois que des
gestes qui parfois semblent être d’un Don Quichotte, qui n’ont pas de
retentissement immédiat sur la conduite des hommes, ont leur portée
historique. Je me souviens d’une expérience très curieuse que j’ai faite au
Mouvement de la Paix. Etant interrogé à Stockholm par des sociaux-démocrates
qui ne savaient pas s’ils participeraient au congrès, l’un d’eux m’a dit : « J’y
participerais bien, si pour une fois la Russie savait faire un geste moral, si elle
se résignait à l’arrêt unilatéral des expériences. » Là-dessus, j’ai pris position
pour l’arrêt unilatéral, que ce soit en Russie ou en Amérique. Et Ehrenbourg, qui
était avec moi et qui représentait plus ou moins le gouvernement soviétique,
m’a dit : « C’est inconcevable, pourquoi une Nation se proposerait-elle pour être
le Christ des Nations ? » Trois jours après, la Russie annonçait l’arrêt unilatéral
des expériences.
Je crois que ces gestes, même posés avec des intentions cachées, sont
efficaces, utiles. Je crois même le geste des unilatéralistes britanniques utile.
C’est une forme de sursaut national, même si les gouvernements n’en tiennent
pas compte.
p.239 M. Jules Moch a abordé un point sur lequel je ne suis pas d’accord. Il dit
que l’opinion publique n’a pas d’effet. Mais reconnaîtra-t-il que les Anglais eux-
mêmes, qu’ils soient conservateurs ou travaillistes, admettent que
l’extraordinaire mouvement spontané, qui n’a pas du tout été dirigé par le
Mouvement de la Paix, de l’opinion publique contre Suez a joué un rôle, peut-
être pas déterminant, mais important. L’Angleterre, peut-être d’une manière
L’homme et l’atome
285
assez désobligeante, s’est retirée du combat devant les difficultés intérieures
que provoquait son attitude dans le domaine international. Des gens criaient
devant le Parlement, intellectuels et ouvriers, disant que l’affaire de Suez n’était
pas possible. La masse a joué un rôle, et j’estime qu’elle peut le jouer partout.
C’est pour cela qu’il faut faire des gestes de Don Quichotte.
Malheureusement, en France, c’est seulement l’apanage du Mouvement de la
Paix, où il y a des communistes, où il y a des chrétiens, des socialistes. Je serais
très heureux qu’une troisième force, ou une quatrième, composée par des gens
comme M. Mauriac, se joignent aux autres forces dans le même combat. Quand
un poète chrétien comme Lanza del Vasto va se coucher devant Marcoule, c’est
important.
Je ne crois pas, comme M. Jules Moch, à la pression que pourra faire la France
sur la Russie et l’Amérique. Elle a d’autres moyens de pression. Ce que disait
Jules Moch est vrai. Les Grands ont, du fait de leur situation, de leur puissance,
de leurs perspectives historiques, des responsabilités plus grandes que les petits.
Plus la bombe atomique sera entre les mains d’un petit, plus elle sera
dangereuse, car elle pourra devenir la bombe de l’anarchie. Elle peut être la
bombe de cent kilos placée par trois hommes sous la Tour Eiffel en signe de
protestation contre un impôt désagréable. Je mets en garde contre la diffusion et
la vulgarisation de la bombe atomique aux moyennes nations d’abord. Derrière la
France peut se profiler l’Allemagne, derrière l’Allemagne peuvent se profiler les
nations arabes et Israël, des nations de moins en moins responsables, ayant des
raisons de se plaindre du monde et de considérer que leur malheur est tel qu’il
vaut le risque de la destruction du monde. Pensez qu’il y a des hommes aux
Indes, par exemple, qui sont en train de crever de faim parce qu’ils n’ont pas les
cinquante dollars par an qui leur permettraient de se procurer de temps en temps
des galettes de blé ou de riz. Ces hommes sont enclins au désespoir. Il faut que
les grandes nations pensent à cela et se penchent sur leur désespoir. Il y a aussi
des petites nations qui, de ce fait, peuvent dire : « Pour nous, la bombe atomique
est l’arme du désespoir ; nous nous en servirons si on ne nous donne pas
satisfaction, si on ne nous donne pas le pétrole que nous exploitons, si l’Amérique
ou la Russie nous gardent sous tutelle... »
Nous ne pensons pas, au Mouvement de la Paix, que le problème puisse être
réglé ainsi.
L’homme et l’atome
286
M. ANGELOS ANGELOPOULOS : On a beaucoup parlé du désarmement. Sans
doute, le désarmement doit servir à éviter la guerre, tout le monde est d’accord
là-dessus. Mais il faut reconnaître que le réarmement intensif auquel nous
assistons aujourd’hui est p.240 le résultat du progrès de la science. C’est la
science qui élimine les armes dites classiques, et c’est elle qui en crée d’autres.
Hier, c’était la bombe A, puis la bombe H, aujourd’hui c’est la fusée
intercontinentale.
Cette course continue, peut-on l’arrêter ?
Je ne pense pas que l’opinion publique puisse, sur ce point, exercer une très
grande influence. Il y a la méfiance, il y a la peur, et chaque bloc veut obtenir
l’équilibre de la terreur.
Comment pouvons-nous sortir de cette impasse ? Je pense que ce sera la
science qui nous y aidera.
Aux conditions qu’énumérait M. d’Astier hier pour arriver à une détente
internationale, je voudrais ajouter celle de l’utilisation industrielle de l’énergie
atomique.
M. d’Astier, à juste titre, a dit que le jour où les centrales atomiques
prendront le chemin des pays sous-développés, ce sera un grand événement.
Mais le problème est celui-ci : ce jour est proche. Les progrès de la science et
de la technique sont tels que l’électricité produite par l’énergie atomique est dès
maintenant, pour une grande partie du monde, économiquement rentable. Les
savants indiens ont montré ici, à la Conférence de Genève, chiffres en main, que
l’énergie nucléaire est déjà meilleur marché que l’énergie classique. Dans ce
domaine, l’opinion publique peut jouer un rôle d’une importance capitale, parce
que le jour où les peuples qui souffrent d’une famine chronique se rendront
compte que la solution de leurs problèmes se trouve dans l’utilisation de
l’énergie atomique, leur désir de l’exploiter sera tel que personne ne pourra plus
songer à l’utiliser pour la guerre.
Cette perspective est la seule qui puisse nous faire sortir de l’état où nous
sommes et obliger les grandes puissances à désarmer automatiquement. Car
demain le prestige des grands pays ne dépendra plus du nombre de bombes
qu’ils possèdent, mais de leur capacité de construire des centrales et de les
diriger vers les pays sous-développés qui en ont tant besoin.
L’homme et l’atome
287
Mlle JEANNE HERSCH : Je voudrais enchaîner sur la discussion qui a eu lieu
entre M. d’Astier et M. Jules Moch.
En effet, M. d’Astier vous a parlé des forces morales. Moi, je crois aussi aux
forces morales. Mais je crois qu’il ne suffit pas de les invoquer directement pour
les avoir dans son camp et que les forces morales sont trop précieuses pour
qu’on puisse les mobiliser pour soi.
Il me semble que dans l’effort conditionnel, engagé et sobre, tel qu’il a été
décrit tout à l’heure en quelques mots par M. Jules Moch, il y a autant de force
morale, bien qu’elle ne soit pas invoquée directement. Il y en a autant dans
l’application du raisonnement, dans la recherche du chemin difficile et moins
populaire, répondant bien aux impulsions effectives des masses, que dans la
manière dont vous les avez évoquées vous-même en revendiquant cette qualité
de sentimental. On peut bien être sentimental, et tout de même raisonner sur
les choses et parler de ce sur quoi on raisonne, sans parler du sentiment qui
vous pousse.
p.241 Sur ce point, je voudrais vous poser quelques questions. La différence
entre M. Jules Moch et vous, c’est que Jules Moch dit : « A condition qu’on
obtienne ceci, je veux bien cela ; il faudrait utiliser ceci pour obtenir cela. »
Vous, vous dites : « Nous autres, partisans de la paix, nous sommes pour la
paix ; nous sommes d’opinions différentes, nous avons en commun d’être pour
le désarmement. Le seul point commun, c’est le désarmement. »
Je vous pose la question, et je voudrais avoir ensuite la parole pour vous
répondre encore : Est-ce n’importe quel désarmement, n’importe quand, dans
n’importe quelle condition ? Est-ce que vous êtes prêt à aller faire de la
propagande n’importe où, n’importe quand, dans n’importe quelle condition,
devant n’importe qui, pour un désarmement ? Est-ce que vous seriez allé, par
exemple, faire de la propagande pour le désarmement si la bombe atomique
avait existé en France en 1938 ?
Si on considère ce principe comme valable, on est dans l’absolu de l’apôtre.
Mais si on accepte des conditions, à ce moment-là on entre dans la discussion.
Je voudrais vous poser cette question : Est-ce que vous répondez
inconditionnellement oui ?
L’homme et l’atome
288
M. EMMANUEL D’ASTIER : Voilà un interrogatoire précis et tendu, avec des
arguments ad hominem.
Je crois avoir dit qu’il y a un combat constant entre la nature de l’homme
politique et la nature privée de l’homme quand il a des tendances à la
sentimentalité. J’ai appliqué la notion de Don Quichotte aux gestes incontrôlés
de l’opinion publique favorable à la paix. Je n’ai pas dit que c’était là la position
clé. Les deux existent.
Pour moi, je ne dirai pas : désarmement n’importe où, n’importe quand,
n’importe comment. Je vous citerai un problème qui s’est posé à moi. J’ai un
appétit personnel, peut-être pas très élevé, pour la non-violence. Je salue les
hommes qui sont du côté de la non-violence, et je m’entends facilement avec
eux. Tout de même, un jour, j’ai fait le contraire, et j’ai combattu Camus qui
avait écrit un article Ni victime ni bourreau. Moi j’ai dit : arrachez la victime au
bourreau, avec le danger que cela comporte ! C’est une des contradictions de
ma nature qui m’a conduit à faire de la Résistance. Laissez-moi mes
contradictions, mais n’en faites pas la clé du débat d’aujourd’hui. Comme
homme privé, je me sens de l’appétit pour cet idéalisme qui fait faire des gestes
qui ne sont pas payants en politique et qui indiquent le bon côté de la nature de
l’homme. Voilà une réponse totalement sincère.
Mlle JEANNE HERSCH : Je ne vous ai pas interrogé sur le plan personnel. Je
vous parle du Mouvement des Partisans de la Paix. Je vous pose une question
politique.
M. EMMANUEL D’ASTIER : Pour le Mouvement de la Paix, ce n’est
certainement pas n’importe quand, n’importe où, n’importe comment.
Mlle JEANNE HERSCH : p.242 Si donc le Mouvement des Partisans de la Paix ne
s’est pas réuni uniquement par la volonté de paix et de désarmement, mais à
certaines conditions, il faut encore qu’il se mette d’accord sur ces conditions. A
ce moment-là je voudrais vous interroger sur les critères de l’acceptation et de
la volonté de ce désarmement.
Dans quelles conditions le Mouvement des Partisans de la Paix est-il disposé
à combattre pour le désarmement ?
L’homme et l’atome
289
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je les ai dites tout à l’heure, et sur ce point nous
ne sommes pas opposés, Jules Moch et moi-même. Le critère du désarmement
est : pas de désarmement sans contrôle, et pas de contrôle sans désarmement.
Voilà une formule sur laquelle nous sommes d’accord. Il y en a probablement
beaucoup d’autres. Le grand critère, c’est que tous les problèmes humains
internationaux peuvent être résolus autrement que par la force et la guerre. Je
ne dis pas qu’on le respecte toujours, mais on le proclame.
Mlle JEANNE HERSCH : Pensez-vous que vous ayez le droit de mobiliser le
titre de « Partisans de la Paix » pour un mouvement quelconque ? Est-ce qu’il y
a des hommes qui souhaitent que les problèmes se résolvent par la guerre ?
M. EMMANUEL D’ASTIER : Il y en a eu et il y en aura toujours.
Mlle JEANNE HERSCH : Cela m’étonne. Ces hommes ne souhaitent pas que
leurs enfants soient soumis à la radioactivité.
M. EMMANUEL D’ASTIER : A mon avis, il y a peut-être ceux qui croient encore
qu’ils peuvent y échapper, ceux qui en tirent profit — il y en a de moins en
moins —, et ceux qui croient malheureusement que la guerre est une chose
inévitable, qu’il vaut mieux organiser de telle manière qu’elle soit victorieuse. Il
y a ces trois types d’hommes.
Mlle JEANNE HERSCH : Il y en a vraiment peu au total. Ce qui m’intéresse,
c’est comment on peut constituer un Mouvement de la Paix en ayant l’air
d’arracher, en quelque sorte, à ceux qui n’en sont pas, des intentions pacifiques,
si bien que lorsqu’on se met à raisonner la chose, à examiner les conditions à
froid et à ne pas dire simplement : la paix, c’est ce qui fait vibrer les cœurs, on
a l’air d’être un ennemi de la paix, alors qu’en réalité il y a peut-être certaines
mesures de désarmement qui pourraient déclencher la guerre. Aujourd’hui, bien
des hommes préfèrent une paix atomique à une guerre traditionnelle.
M. EMMANUEL D’ASTIER : Vous ouvrez là un débat, mais je ne crois pas qu’il
y ait des mesures de désarmement qui, actuellement, pourraient déclencher la
guerre.
L’homme et l’atome
290
p.243 En second lieu, je regrette très fortement que les préventions que vous
nourrissez à l’égard du Mouvement de la Paix ne vous aient pas conduite à
assister aux instances ouvertes du Mouvement. Pour ma part, j’ai toujours
commencé mes discours en disant : « Nous ne pouvons pas et nous devons ne
pas prétendre avoir le monopole du combat pour la paix ; nous sommes une
fraction de combattants et nous ne serons pas grand-chose tant que nous ne
serons pas universels. » Je suis prêt à changer le titre de Mouvement mondial
de la Paix, en Mouvement fractionnel de la Paix. Je suis prêt à accepter tous les
mouvements, qu’ils soient sociaux-démocrates, confessionnels, etc.... pourvu
qu’ils soient prêts à entamer le dialogue. Je n’ai jamais dit que j’étais moi-même
un héros de la paix et que celui qui n’en parle pas est un ennemi de la paix. Il
faut souhaiter que les forces de paix se concertent et puissent entamer le
dialogue.
M. GEORGES CATTAUI : Dans votre conférence vous avez dénoncé « ceux qui
croient que la guerre est une loi de l’espèce ».
Or, hier soir, vous avez nommé quelqu’un à ce sujet. Je voudrais vous poser
une question, pour écarter toute équivoque au sujet d’une allusion personnelle
que vous avez faite.
Vous avez dit qu’un homme qui a été votre ami, dont vous avez été le
compagnon d’armes, que tout le monde a reconnu, au cours d’une visite récente
que vous lui avez faite, vous avait dit : « J’admire la générosité de votre effort,
mais la guerre est une loi de l’espèce. »
Tout le monde ici en déduira que cet homme est un pessimiste, un homme
du passé, qui croit à la fatalité de la guerre. Or, à plusieurs reprises, il m’a
déclaré personnellement qu’il avait la conviction que le conflit atomique n’aurait
jamais lieu.
Hier, M. Louis Martin-Chauffier, qui a été votre compagnon dans la
Résistance, m’a déclaré qu’au moment d’Hiroshima cet homme avait tenté
d’élever une protestation indignée contre ce bombardement atomique.
Je vous pose une question précise :
Cet homme qui vient d’accorder au Président du Mouvement de la Paix,
Frédéric Joliot-Curie, des funérailles nationales, cet homme dont le
L’homme et l’atome
291
gouvernement actuel vient de prendre la décision de livrer les secrets atomiques
qu’il possède, n’est-il pas vrai qu’il a également déclaré — et cela est conforme
à l’admirable exposé que nous a fait Jules Moch — qu’il ne suffisait pas d’arrêter
les expériences nucléaires et qu’il fallait encore que le stock de bombes
atomiques existant dans les puissances rivales...
M. EMMANUEL D’ASTIER : Comme c’est une question personnelle, je
répondrai tout de suite. Je n’ai pas cité de nom, mais tout le monde a compris.
Je dis simplement qu’au mois de mai l’homme en question m’a dit cela. Je n’en
tire pas des conséquences extrêmes. Je connais son pessimisme.
p.244 Il a dit à mon ami Martin-Chauffier une autre parole, que je citerai avec
sa permission. Comme on parlait d’un autre drame, qui est le terrible drame de
la France en ce moment, tout en ayant de la bonne volonté pour régler le
problème par des voies pacifiques, il a ajouté une notion qui est aussi une
notion pessimiste : « Il faut tenir compte d’un fait, le sang sèche vite. »
Je ne crois ni à la fatalité des lois de l’espèce, ni au fait que le sang sèche vite.
Le sang ne sèche pas vite dans le cœur de l’homme, s’il sèche vite sur son corps.
Je dis cela pour appuyer une de mes thèses, et je reviens aux Rencontres.
Il n’est pas possible de conduire l’action que je conduis au Mouvement de la
Paix si l’on n’a pas une notion de base qui est la confiance dans l’homme, dans
ses destinées, dans sa bonté, et dans son bonheur possible. Si l’on croit que
l’homme doit être malheureux sur terre, si l’on croit que l’homme est mauvais,
si l’on croit que les collectivités sont désespérées, ce n’est pas la peine de
s’associer entre nous et de travailler. Voilà ce que je voulais dire en expliquant
qu’il était dommage que les grands hommes, qui peuvent avoir des mérites et
des défauts, prennent des positions pessimistes. En tout état de cause, c’est
mauvais pour la politique.
M. CLAUDE ROY : Il faut reprendre le problème d’un peu plus loin et sous un
aspect particulier. Je ne parle pas en politique, ni en philosophe, ni en savant,
mais en psychologue — en moraliste.
Emmanuel d’Astier a affirmé le postulat de l’existence d’une espèce
humaine, de l’identité fondamentale, foncière, de l’homme sous tous les cieux et
sous tous les régimes.
L’homme et l’atome
292
Je le crois.
Je crois observer aussi une constante dans le temps, dans l’histoire.
L’affirmation d’une constante risque toujours d’incliner au fatalisme : ce qui fut
toujours, sera toujours. Je voudrais me mettre en garde contre ce danger. Je
crois perfectible l’espèce humaine. Mais je ne peux me défendre du sentiment
de voir revenir sur la scène de l’Histoire les mêmes caractères et les mêmes
personnalités.
Un grand historien conservateur définissait un jour l’utopie : tout ce qui n’a
pas eu lieu dans l’histoire romaine.
A prendre cette définition au pied de la lettre, nous sommes aujourd’hui en
pleine utopie. Car on ne trouverait pas trace dans l’histoire romaine, ni dans les
millénaires où, à côté d’elle, au delà d’elle, en deçà d’elle, s’accomplit le destin
humain, de tout ce qui aujourd’hui émerveille nos regards, suspend notre
imagination ou excite notre angoisse. Notre aujourd’hui est fait de la science-
fiction d’hier, les rêves d’Apulée, de Cyrano de Bergerac, de Jules Verne sont
devenus le pain quotidien de nos jours. Nous sommes déjà les habitants du
futur, et c’est à peine si, dans cette chasse furieuse et souvent géniale du
lendemain, l’homme consent à se laisser précéder par les bêtes. De même que
le gibier p.245 poursuivi par le chasseur est déjà talonné par ses chiens avant
qu’il ne l’atteigne, de même l’espace céleste que l’homme a entrepris de
conquérir est déjà parcouru par ces limiers de l’espace, par ces chiens
expérimentaux dont la course haletante, misérable et magnifique ne fait peut-
être que devancer celle de nos semblables.
Si l’utopie est ce qui eût été inconcevable à l’esprit de César, nous sommes
les citoyens de l’utopie. Si l’utopie c’est pouvoir parier plus et plus loin, voir
davantage et mieux, aller plus vite et de plus en plus ailleurs — si c’est aussi
pouvoir tuer plus vite, et davantage — oui, il n’y a plus d’utopie, parce que
l’utopie s’accomplit chaque jour.
Mais en même temps que l’homme dispose, avec émerveillement et orgueil,
avec crainte et tremblement, de pouvoirs de plus en plus gigantesques sur la
nature, dispose-t-il de pouvoirs proportionnels sur lui-même ?
Dans tous les cirques du monde on voit apparaître le funambule, qui
traverse la corde raide tendue d’un côté de la piste à l’autre. Au Japon, le
L’homme et l’atome
293
funambule porte une ombrelle et une épée. En Chine, il porte un éventail et un
sabre. En Russie, il porte une balalaïka et une bouteille de vodka. En France, il
porte un balancier et une bouteille de vin, etc... Mais l’important, nous savons
bien que ce n’est pas l’ombrelle ou le balancier, la balalaïka ou l’épée, la
bouteille de vodka ou la bouteille de vin — l’important, l’essentiel, c’est le fil de
fer et le corps de l’homme assez agile et audacieux pour défier la pesanteur et
se maintenir en équilibre au dessus du vide.
C’est une pensée qui n’est ni réactionnaire, ni progressiste, que de constater
que si nous fixons nos regards non plus sur ce que tient l’équilibriste, mais sur
le fil, non plus sur ce que brandit l’homme : massue, javelot, couleuvrine,
chassepot, grenade ou bombe atomique, mais sur l’homme lui-même, alors la
pensée de l’historien conservateur demeure vraie : oui, il y a une utopie au sens
propre du mot, c’est-à-dire chimère irréalisable, et toujours irréalisée,
d’imaginer dans l’homme une attitude, une pensée, une réaction dont les
acteurs de l’histoire romaine, ou de l’histoire tout court ne nous aient pas donné
l’exemple.
J’ai écouté comme vous tous avec passion et souvent en frémissant les
témoins, tels M. Jungk et M. Gigon, qui nous ont décrit les réactions de ceux qui
ont survécu, et parfois pour si peu de temps, aux bombardements d’Hiroshima
et de Nagasaki, et aussi les réactions de ceux qui se trouvaient de l’autre côté,
les savants de Los Alamos ou de l’U.R.S.S. qui se rendaient compte de ce que
leurs calculs allaient permettre d’accomplir, qui assistaient, comme ce fut le cas
des savants américains, à l’agonie de leurs confrères, premières victimes de
l’atome déchaîné, et réalisaient ce qu’allait être l’agonie des milliers et des
centaines de milliers d’êtres sur lesquels leurs recherches ouvraient les portes
terribles de l’anéantissement.
Si la puissance énergétique des armes forgées par l’homme est mille fois,
cent mille, un million de fois plus grande que celle de ces armes que nous avons
encore la candeur de nommer, comme la tragédie, classiques, je ne crois pas
qu’on puisse constater que les attitudes p.246 essentielles de l’humanité, elles,
soient fondamentalement différentes. L’histoire nous propose cent exemples de
cette atonie et de ce laisser-aller au fil de la mort que Gigon et Michel Droit ont
constaté chez certains Japonais. Comme les foules de l’An Mil et des
Apocalypses qu’a attendus l’humanité si souvent, les foules d’aujourd’hui,
L’homme et l’atome
294
confrontées à une mort générale et proche, s’abandonnent aussi à cet ersatz de
la sérénité qui se nomme l’indifférence, ou à cette sublimation de la mort qui se
nomme le sentiment de l’expiation ou le sentiment cosmique de la religion. La
crise de conscience qui déchire des hommes comme Joliot-Curie ou
Oppenheimer, comme Kapitz ou Einstein, nous en avons des précédents dans la
Bible et l’histoire romaine, dans Corneille et Schiller. Qu’il s’agisse de décider du
destin d’un seul innocent ou de celui de millions d’innocents, ce qui se passe
dans le cœur de celui auquel incombe le choix qui sera fait pour eux entre la vie
et la mort n’est pas d’une essence différente. Dans ce drame que jouent autour
de nous les savants et les brûlés vifs, les hommes d’Etat et les exécutants, les
bourreaux et les victimes, il n’est pas un rôle que l’humanité n’ait déjà répété et
vécu. Nous retrouvons, loin dans la mémoire des hommes, l’interrogation
crucifiée de Robert Oppenheimer et la tranquillité de ce général chargé de
surveiller les savants concentrés à Los Alamos, et qui déclarait avec mépris qu’il
n’avait jamais eu à garder un tel lot de crackpots, de cinglés ; nous retrouvons
dans les foules de l’histoire la résignation exténuée ou le prophétisme terrorisé
des masses atomisées du Japon. Et nous retrouvons aussi, à tous les carrefours
de l’histoire, cet archétype de la démesure humaine, celui qui a raison comme
on a un revolver, celui qui est prêt à faire mourir la chair, de préférence celle
des autres, pour faire vivre l’ordre qu’il a conçu, ce personnage du drame
humain que je propose de nommer le Grand Inquisiteur.
Le Grand Inquisiteur, nous le rencontrons à chaque détour de l’histoire
d’hier et de l’histoire vivante. Il n’est pas l’apanage d’un parti ni le privilège
d’un camp. Il a une vision du monde si tranchée, que trancher dans la chair du
monde lui semble non seulement une exigence naturelle, mais un devoir
inéluctable. Le Grand Inquisiteur reconnaît qu’il faut tailler, et que Dieu, ou
l’Histoire, ou la Révolution, reconnaissent les leurs. Le Grand Inquisiteur est à
ce point transporté par les valeurs dont il s’est fait le serviteur, qu’il accepte
hardiment de déporter ou de supprimer ceux qui, à ses yeux, sont infidèles à
ces valeurs. Le Grand Inquisiteur a tendance à partager l’opinion du général de
Los Alamos, et à traiter ceux qui ont des scrupules de crackpots, de pots fêlés,
d’intellectuels torturés en un mot. Le Grand Inquisiteur est souvent bon père
de famille, bon époux, ami des fleurs, des enfants, des chiens, des petits
oiseaux, mais il réserve sa sévérité à cette matière première de sa Foi, de sa
Mission et de l’Histoire : la masse incertaine des hommes. Le Grand Inquisiteur
L’homme et l’atome
295
met la main à la pâte, à cette pâte indifférenciée de l’histoire dont il sait qu’il
est le levain, et tant pis si ses mains en ressortent sanglantes, car il est assuré
que les parfums de la postérité sauront laver cette tache de sang-là. Le Grand
Inquisiteur s’appelle Torquemada ou Savonarole, il s’appelle Staline ou Massu,
il s’appelle p.247 même curieusement, sous les apparences d’un brave homme
un peu dépassé par les circonstances, du politicien relatif bousculant soudain
dans l’absolu des solutions radicales, Truman, le jour où celui-ci décide que la
bombe sera jetée, Lacoste, le jour où celui-ci décide que l’Algérie restera
française, quel qu’en soit le prix en vies humaines, en corps torturés, en
souffrances étouffées.
Que notre devoir soit toujours et partout d’opposer au Grand Inquisiteur et à
ses raisons de la Foi, la foi en la raison, proclamons-le.
LE PRÉSIDENT : Il est midi et quart, et plusieurs orateurs sont encore inscrits
pour des questions intéressantes. Ce débat sera repris en tête de notre
entretien de demain matin.
@
L’homme et l’atome
296
CINQUIÈME ENTRETIEN PUBLIC 1
présidé par M. Victor Martin
@
LE PRÉSIDENT : p.249 Nous allons reprendre la discussion sur la conférence de
M. Emmanuel d’Astier. Un très grand nombre d’orateurs se sont inscrits ; je les
prierai donc d’être aussi brefs que possible. Je donne tout d’abord la parole à M.
d’Astier.
M. EMMANUEL D’ASTIER se déclare prêt à répondre à toutes les questions qui lui
seront posées, mais préférerait que les questions politiques cèdent la place aux
« problèmes des rapports de la science et de la paix, de l’ère atomique et de la vie des
hommes ».
LE PRÉSIDENT : La parole est à M. Secretan.
M. PHILIBERT SECRETAN : M. d’Astier, dans sa conférence, nous a dit qu’il
avait questionné un certain nombre d’hommes et de femmes, afin de connaître
leurs opinions sur l’ère atomique.
Il me semblerait intéressant de savoir, d’une façon plus précise, ce qu’il
entend par opinion publique, et par qui cette opinion est formée. Les réactions
hostiles à la bombe atomique qu’il a rencontrées, relèvent-elles de tout le
monde, ou de certains secteurs sociologiques plus précis ? Est-ce que c’est la
réaction de l’ouvrier, de la femme de ménage, de la concierge, du petit
employé, ou est-ce une réaction beaucoup plus générale ?
La question me paraît importante, parce que si, dans certaines
circonstances, — que même ici, en Suisse, nous commençons à rencontrer, — il
s’agit d’engager une lutte qui risque d’être serrée, il serait bon de savoir sur
quels secteurs de l’opinion publique on peut s’appuyer pour trouver une
réponse. Est-ce que cette attitude négative, ou positive p.250 à notre sens, est
très largement répandue, ou est-ce qu’il y a encore des secteurs de la
1 Le 10 septembre 1958.
L’homme et l’atome
297
population qui semblent assez d’accord pour utiliser des armes atomiques en
cas de guerre ?
M. EMMANUEL D’ASTIER : Mon voisin de droite me dit qu’il voulait poser à peu
près la même question que M. Secretan, et qu’il n’ajoutera que quelques mots.
M. GUNTHER ANDERS (interprétation) : La question que je pose est celle-ci :
l’homme de la rue est-il réellement conscient du danger apocalyptique qui le
menace ?
Le fait que M. d’Astier ait interrogé l’homme de la rue dans la rue est assez
significatif, car dans sa vie privée l’homme est rarement amené à parler du
danger atomique. C’est au fond dans son existence publique qu’il en parle.
J’ai déjà eu l’occasion de dire à Coppet que je ne pense pas que notre
situation soit dominée par l’angoisse, mais qu’au contraire nous vivons dans
l’indifférence, dans l’indolence, à l’égard des dangers apocalyptiques qui nous
menacent. Cette situation n’est pas seulement celle des pays qui ne connaissent
que par ouï-dire ce danger apocalyptique, mais elle existe également au Japon,
dont je reviens, et même à Hiroshima. Chacun connaît ce danger, mais il y a
connaître et connaître. Si on le connaissait réellement, on ne continuerait pas à
vivre comme on le fait aujourd’hui.
L’indifférence à l’égard d’un danger qui n’a jamais existé auparavant, tient à
des raisons philosophiques et économiques profondes, et non seulement au fait
que l’opinion publique est un produit plus ou moins fabriqué par des autorités
politiques et autres, qui ont tendance à exagérer ou à diminuer au contraire les
dangers résultant des sciences atomiques.
L’homme n’est pas en mesure de prendre réellement conscience des dangers
qui le menacent. Il ne peut pas réagir à ce danger par la peur. Ce danger est
tellement au-dessus de ce qu’il peut imaginer que ça ne l’atteint pas d’une façon
réelle. Son imagination est incapable d’enregistrer une chose qui la dépasse
complètement.
La question est donc de savoir si ce n’est pas une tâche à la fois morale et
politique que de provoquer une inquiétude qui soit réellement à la mesure du
danger. N’est-ce pas notre tâche que de faire naître cet âge de l’angoisse, dont
on parle beaucoup, mais qui au fond n’existe pas ?
L’homme et l’atome
298
LE PRÉSIDENT : La question est extrêmement importante, et s’il y a des
orateurs qui désirent la traiter rapidement, il faudrait qu’ils interviennent
maintenant...
Je donnerai donc la parole à M. Moulin.
M. LÉO MOULIN : Ce n’est pas tout à fait mon propos... En tant que
sociologue, je ne partage pas la confiance que M. d’Astier semble accorder à la
valeur ou l’efficacité de l’opinion publique.
p.251 Mais puisque vous, M. d’Astier, mettez tous vos espoirs et basez toute
votre action sur l’opinion publique, il est important, pour que puisse s’établir un
dialogue, de savoir quelle est par exemple l’étendue réelle de la liberté de la
recherche en U.R.S.S., et par conséquent de l’autonomie de l’opinion publique.
Voici donc ma question : croyez-vous qu’il serait possible aujourd’hui à un
sociologue ou à un historien soviétique de publier un article rectifiant certaines
des accusations qui ont été lancées contre Staline, après sa mort, au XXe
Congrès du Parti ? Ou de rédiger un ouvrage rappelant le rôle de Trotzky dans la
Révolution d’Octobre ?
Mon expérience des congrès de sociologie et de sciences politiques me
permet d’affirmer que pareil propos est impensable. Or, si la liberté scientifique
n’existe pas, dans le domaine des sciences politiques et sociales, est-il excessif
d’émettre des doutes sérieux quant à l’autonomie, même relative, de l’opinion
publique en U.R.S.S. ?
La deuxième question concerne ce que vous avez appelé, en réponse à M.
Auger, l’unité de l’espèce humaine. Vous y croyez, semble-t-il. Dois-je en
déduire que, pour vous, il n’y a pas de différence entre le S.S. qui poussa Anna
Franck vers la mort et cette enfant ?
Ne serait-il pas plus logique de croire que certains régimes peuvent
dénaturer l’homme, l’aliéner, le déshumaniser, au point de lui faire perdre, par
esprit partisan et totalitaire, le sens de l’unité profonde de tous les hommes,
quelle qu’en soit la race ou la classe ? Auquel cas la remarque de M. Auger
retrouverait tout son sens et sa pleine application politique.
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je voudrais dire à M. Moulin que j’ai horreur des
L’homme et l’atome
299
pièges. Il faut les montrer tout de suite. Je ne suis pas ici en défenseur patenté
de la société soviétique, et je ne suis pas venu à Genève pour vanter ou
comparer les mérites du capitalisme et du communisme. La question de M.
Moulin est un simple piège. J’y répondrai tout de suite, jusqu’à un certain point.
Il y a des gens qui pensent que dans la société communiste il y a de bonnes
choses, et qui sont très critiques à l’égard du capitalisme. Si l’on me posait la
question de savoir si, dans un pays où existe la ségrégation raciale et où domine
l’argent, la pensée peut s’exprimer autrement que sous le contrôle du pouvoir
de l’argent, je refuserais également de répondre. Il me semble que si nous
sommes venus ici pour étudier comment nous devons travailler pour la paix des
hommes et leur bonheur, il faudrait d’abord concevoir — ce qui est quelquefois
le fait de nos mouvements, et leur tare — que, pour pouvoir s’entendre, les
chrétiens devraient devenir communistes, et les communistes chrétiens. Moi, je
demande que l’on parle entre personnes qui sont communistes, d’une part, et
chrétiennes, de l’autre.
M. LÉO MOULIN : Je m’efforce de le faire, dans les congrès internationaux,
avec les savants soviétiques, mais ils ne veulent pas répondre à mes questions.
M. EMMANUEL D’ASTIER : p.252 Posez-les aux savants soviétiques, pas à M.
d’Astier.
M. LÉO MOULIN : M. d’Astier parle de l’opinion publique...
M. EMMANUEL D’ASTIER : Comme je l’ai dit hier, je ne veux pas être pris par
certains biais. Je ne suis pas ici comme homme politique et pour défendre un
parti politique. Je ne suis pas ici pour préconiser la politique communiste ou la
politique capitaliste, pour dire : le monde communiste a telle ou telle supériorité
sur le monde capitaliste. Si je voulais m’engager dans le débat, je trouverais
des cas, qui me sont personnels, où dans le monde capitaliste on ne veut pas
répondre à certaines questions...
Donc, ce n’est pas l’infériorité et les limites qui m’intéressent, mais
l’efficacité de nos travaux pour la paix, comme citoyens, comme hommes de la
rue, dans des Rencontres comme celles-ci.
L’homme et l’atome
300
Je vais donc répondre aux questions de M. Secretan, qui rejoignent en partie
les vôtres, et aux questions de M. Anders.
Je ne suis pas d’accord avec M. Anders sur un point, et là je ne me pose ni
en professeur, ni en sociologue, je donne mes impressions personnelles. Je n’ai
pas du tout dit dans ma conférence que je présentais un Gallup ou que j’étais un
professeur de sociologie...
M. LÉO MOULIN : Ce serait une bonne méthode...
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je n’ai pas pu me transformer, en deux mois, en
sociologue ni en professeur de sociologie. Mon expérience personnelle peut être
contestée ; je l’apporte, les autres apporteront la leur.
Je ne suis pas d’accord avec M. Anders sur ceci : croit-il donc que parce qu’à
déjeuner, dans les petits bistrots, au café, il ne parle pas de la mort, l’homme
n’y pense pas ? Quelqu’un qui a un lumbago, mais qui croit avoir un cancer, ne
mettra pas la question de la mort sur le tapis, lorsqu’il rencontre quelqu’un dans
la rue. Il est bouleversé par ce problème, mais il ne l’explique pas ; il a une
certaine pudeur et un sentiment d’impuissance... Le mauvais usage de l’atome
signifierait la mort collective de l’humanité, et c’est pour cela qu’on n’en parle
pas facilement.
Personnellement, je n’ai cherché qu’à susciter, par un questionnaire en
quelque sorte impudique, la réaction des hommes sur l’ère atomique. Je leur ai
dit : Qu’est-ce que vous pensez de l’ère atomique ? Ce n’est peut-être pas une
très bonne méthode, mais elle a l’avantage d’être simple. Huit fois sur dix, les
hommes ont donné l’impression d’un espoir et d’un très grand malaise, qui ne
se traduisait pas seulement par le lien qu’ils faisaient entre le mot « bombe » et
le mot « atomique », mais aussi par les dangers et les risques que pouvaient
présenter les perspectives de paix elles-mêmes.
p.253 Je suis tout de même d’accord avec M. Anders sur un point. Pourquoi
tous les hommes sont-ils réticents à parler de tous ces problèmes, comme ils
sont réticents à parler de la mort ? D’abord parce que beaucoup d’entre eux
pensent qu’il n’y a rien à faire. C’est le fatalisme. Il leur est plus facile de faire
leurs comptes, pour savoir s’ils pourront payer la machine à laver, que de
mener une action quelconque, qui paraît toujours isolée, pour empêcher que les
L’homme et l’atome
301
savants lancent la bombe atomique. C’est là que doit intervenir le travail de
l’homme politique, quand la politique est encore le contact avec l’homme de la
rue, pour exiger qu’il se pose lui-même des problèmes et qu’il y réponde.
J’ai été très étonné par ce que M. Anders a dit du Japon. Je ne sais pas si le
Japonais ne pense pas beaucoup à la bombe A ou H, mais pour ma part,
connaissant des savants japonais, connaissant des hommes politiques japonais
— et je ne parle pas des hommes politiques d’extrême-gauche, qui ne sont pas
dans le coup au Japon, mais des sociaux-démocrates marqués, confessionnels
— je dois dire qu’il y a au Japon une unanimité extraordinaire pour une lutte
active, précise, contre l’usage de la bombe atomique, et pour l’arrêt des
expériences. Cette lutte est un modèle, à mon avis, et le Japon — je dis cela
pour M. Moulin — n’est pas frappé par une hypothèque communiste. Le Japon a
mené une lutte spectaculaire et bénéfique pour l’humanité. Il a utilisé le procédé
des signatures, et sur une population de 90 millions d’habitants, il y a eu 40 ou
45 millions de signatures contre la bombe atomique.
La dernière question de M. Anders me paraît assez étonnante. Je crois, en
effet, que c’est le devoir des hommes éclairés de susciter l’angoisse chez les
hommes, quand il y a matière à angoisse. Mais il ne faut à aucun prix la
transformer en angoisse métaphysique. C’est très mauvais pour l’homme. Je ne
dis pas qu’il faille prendre ce que je dis à la lettre, mais c’est mon sentiment
personnel.
Pour répondre à M. Secretan, je dirai que j’ai d’abord entendu beaucoup de
choses avant d’interroger et que j’ai fait porter mes interrogatoires plus
spécialement sur les milieux populaires, c’est-à-dire les milieux ouvriers,
artisanaux, et moins sur les milieux grand-bourgeois, bien que je les aie
interrogés aussi.
On peut en retenir deux choses : une préoccupation plus grande dans les
milieux populaires — et ces milieux ne se contentent pas facilement de certaines
théories qu’adoptent quelquefois les classes dirigeantes. Je vais vous donner un
exemple. Il fut un moment où l’on pensait qu’il serait mieux que tous les pays
aient la bombe atomique : cela créait une sorte d’égalité dans l’horreur, qui la
rendait moins préoccupante. C’est un peu l’idée que l’on retrouve dans un livre
de M. Aron. Mais c’est une notion que les milieux populaires refusent
absolument. Ils trouvent cela absurde. Je n’ai pas senti dans la grande
L’homme et l’atome
302
bourgeoisie les mêmes réactions. Voilà les nuances. Les milieux populaires sont
plus simples, ils ont quelquefois plus de bon sens et disent : c’est une
escroquerie. De même, la différenciation entre armes stratégiques et armes
tactiques : le gros public n’y croit pas. Dans les milieux bourgeois, je trouve plus
de propension à discuter ces choses qui p.254 paraissent des sornettes dans les
milieux populaires. Et à la lumière de mes dialogues, je dirai que dans les
milieux populaires et pauvres on trouve peut-être un peu plus de générosité.
M. PHILIBERT SECRETAN : Je vois que la réponse de M. d’Astier rejoint les
quelques expériences très limitées que j’ai pu faire en Suisse.
M. GUNTHER ANDERS (interprétation) : Je pense que si cette angoisse n’est
pas exprimée, c’est qu’elle est inexprimable. Le danger est trop grand par
rapport à la faculté de le penser. Mais d’autre part, si ce danger n’est pas une
préoccupation majeure, c’est qu’on n’en parle pas.
En ce qui concerne le Japon, je ne doute pas de l’importance du mouvement
national et international japonais dans la lutte contre les armes atomiques. Je
connais personnellement l’enthousiasme immense que rencontre cette lutte. Je
pense néanmoins qu’il y a hiatus entre cette réaction collective et la vie de tous
les jours, qui semble rester en dehors.
LE PRÉSIDENT : Je suis obligé d’interrompre cette discussion, qui ne semble
pas apporter d’éléments nouveaux, étant donné qu’ils ont déjà été exprimés
très nettement, et je prie le Pasteur Werner de bien vouloir prendre la parole.
M. LE PASTEUR WERNER : Pour en revenir à cette question primordiale de la
victoire sur l’angoisse, M. d’Astier insiste très vigoureusement sur le fait que
cette angoisse n’est, somme toute, qu’une des formes de l’angoisse générale
devant la mort. D’autre part, cette angoisse est niée, semble-t-il, par M. Anders.
Il ne semble pas que ces deux opinions puissent être partagées, du point de
vue chrétien.
L’angoisse existe aussi bien dans nos pays d’Occident que dans ceux
d’Extrême-Orient ; elle a existé à toutes les époques de l’histoire, mais si
l’homme de la rue attache un tel coefficient d’émotion, d’espoir, de vertige aussi,
L’homme et l’atome
303
à l’énergie atomique, c’est qu’il pressent confusément que l’énergie atomique met
en question l’essence même de son existence, le but même de cette vie qu’il est
appelé à connaître ici-bas, le sens même de l’histoire universelle, bref, le destin
dans lequel nous sommes tous « embarqués ».
Au fond, la solution de l’angoisse doit être cherchée sur un terrain avant tout
moral et spirituel, et non pas sur le terrain scientifique, politique ou
sociologique. Pourquoi la science est-elle incapable de donner la réponse à cette
question de l’angoisse existentielle ? Parce que la science, malgré tout, ne sait
pas où elle va. Elle colle à la réalité, elle étudie les faits, elle tâche de décrire les
phénomènes du monde visible, ou à la rigueur du monde métapsychique. Mais
la science est incapable de donner par elle-même réponse au problème de la
destinée. p.255 La science est sujette, d’autre part, à cette idolâtrie de la
mécanisation, à ce satanisme de l’effort scientifique qui se veut titan. La science
est guettée, comme le dit quelque part Russell, par l’une des plus grandes
abominations modernes, à savoir le culte de la Machine, qui nous conduit à
l’abîme.
La politique, elle non plus, n’est pas capable de donner une réponse à
l’angoisse universelle. Certes il faut résoudre le problème de la surpopulation
mondiale, de la libre circulation des idées, des richesses et des personnes ; il
faut résoudre d’autres problèmes qui conditionnent l’instauration d’une juste
communauté humaine, toujours plus fraternelle, cimentée par la bonne volonté
réciproque. Il est évident, d’autre part, qu’il faut aboutir à un désarmement
progressif et contrôlé, par la mise en place d’institutions tendant à un
gouvernement planétaire.
Mais rien de tout cela ne nous mettra devant la solution du problème de
l’angoisse. Il faut une puissance pour vaincre l’angoisse. On a parlé hier de la
première force, ou de la deuxième ou de la troisième force. Il nous semble, à
nous chrétiens (je pense que c’est une opinion que vous partagez), que la
première force est celle de l’amour. Il y a dans l’Ecriture Sainte une parole que
je me permets de livrer à notre méditation commune : « L’amour parfait bannit
la crainte. » L’amour parfait chasse l’angoisse, non pas seulement l’angoisse du
lendemain ou devant telle ou telle forme cataclysmique des engins militaires,
mais l’angoisse en elle-même, concernant la base de la vie. L’angoisse naît de
cette impression de nihilisme qui prend à la gorge l’homme moderne. L’amour
L’homme et l’atome
304
parfait bannit la crainte, et la vérité fait aussi la même œuvre. Il semble que la
vérité, la lumière, la force de l’amour et de la justice sont les forces privilégiées
qui nous rendent capables de vaincre l’angoisse et d’imposer cette vision d’une
humanité fraternelle à laquelle vous avez fait si heureusement allusion dans vos
différentes interventions.
Je pense comme vous que l’homme est le même partout, du fait qu’il est
sorti des mains du Créateur, et que notre Sauveur a versé son sang pour
chacune des créatures de ce monde crépusculaire et fangeux. Nous sommes
tous appelés à acquérir notre dimension d’homme, à garder notre visage
d’hommes faits à l’image de Dieu.
Vous avez eu parfaitement raison de nier la légitimité de l’alternative : tout
ou rien. Je crois comme vous à la valeur des « gouttes d’eau ». On dit toujours :
ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’Océan ; encore faut-il que cette goutte d’eau
vienne enrichir l’Océan. Si une goutte d’eau de respect mutuel vient à tomber
dans l’océan de haine et d’orgueil, qui sait s’il ne sera pas transformé ! Je pense
que chaque collectivité humaine, qu’elle soit politique, professionnelle ou
familiale, se trouve placée dans la nécessité vitale d’apporter ses preuves dans
le combat qui est engagé aujourd’hui et qui durera longtemps, concernant la
victoire sur l’angoisse. Chacun de nous se trouve appelé, sommé d’apporter ses
preuves.
En ce qui concerne le problème de l’arme atomique, M. Picot a dit hier que
d’un côté, il y a les idéalistes qui, au nom de valeurs supérieures, d’une certaine
conception morale et spirituelle de l’existence, s’opposent p.256 à l’armement
atomique, et d’autre part les réalistes, qui ont les deux pieds sur terre et qui,
par conséquent, savent de quoi il en retourne en demandant qu’une juste
défense nationale comporte l’arme atomique.
Pour ma part, je retournerai cette terminologie. Je crois que les vrais
idéologues sont précisément ceux qui se laissent emprisonner par les vieux
schémas de la guerre et de la paix traditionnelle, ceux qui refusent de se laisser
entraîner par le fleuve de l’Histoire et d’être mis devant la vision des faits
véritables et des conditions dans lesquelles une guerre peut se livrer
aujourd’hui.
Les réalistes, d’autre part, ce sont les hommes et les femmes qui croient
d’abord au caractère irréversible et suicidaire de la guerre atomique, quelle que
L’homme et l’atome
305
soit l’arme atomique — tactique ou stratégique — utilisée. Il est hélas une
subtilité que l’on fait circuler à l’heure actuelle, qui est de prétendre qu’un engin
tactique déploierait une énergie insuffisante pour polluer un pays. N’est-il pas
plus réaliste de croire à l’exemple que l’on peut donner, plutôt que de se
retrancher derrière le parapet qui consiste à dire : que les autres commencent,
et moi je prendrai la queue de ceux qui sont appelés à fournir l’exemple. Nous
sommes les uns et les autres appelés à nous engager et à nous risquer.
Je lisais dernièrement le Journal d’Hiroshima. Il y a là une admirable leçon,
concernant la victoire sur l’angoisse. Un médecin, directeur de l’Hôpital des
Communications d’Hiroshima, grièvement blessé, réagit contre le désespoir,
contre le défaitisme, en soignant ses compagnons de misère et d’infortune. Il
n’a pas désespéré de l’humanité ni de la fraternité humaine, et par un effort de
sympathie singulièrement émouvant, il a réussi à se hausser au-dessus des
rancœurs nationales, au-dessus de tout ce qui peut diviser et amoindrir
l’humanité.
Voilà la réponse à l’angoisse. Elle se dégage de l’exemple de toutes les
grandes figures spirituelles, de tous les chevaliers de l’esprit de paix, de l’esprit
d’amour, qui se sont manifestés dans notre Histoire douloureuse. La victoire sur
l’angoisse, c’est l’amour et c’est l’espérance.
M. PIERRE AUGER : Peut-être pourrais-je dire quelques mots sur ce point
précis de l’indifférence apocalyptique dont a parlé M. Anders.
Malgré l’anathème qui vient d’être lancé contre la science avec tant
d’éloquence, je prendrai un point de vue scientifique. Il n’y a pas de domaine
interdit à la science, et il y a toujours intérêt à tâcher de voir les choses avec
calme et rationalité.
Je crois que les animaux ne connaissent pas l’angoisse parce qu’ils n’ont pas
l’idée de la mort. Je pense que l’on peut vivre malgré cette idée de la mort ; que
l’on a, à chaque instant de la vie, un antidote dans l’espoir de survivre.
L’homme a la conviction intime que la minute qui vient, il la vivra. L’indifférence
apocalyptique dont on nous a parlé est précisément une manifestation de
l’espoir, c’est-à-dire une défense naturelle, très normale et souhaitable, sans
laquelle la vie de l’homme serait impossible.
p.257 Ce que le scientifique doit faire, c’est, ayant reconnu les effets de
L’homme et l’atome
306
l’angoisse, de les dépasser, c’est-à-dire de chiffrer cet espoir — s’il le peut —, de
donner à l’homme à chaque instant la probabilité raisonnable, bien calculée, de
l’espoir qu’il doit avoir de survivre, ou de réussir telle ou telle de ses
entreprises. La science, loin de détruire l’espoir des hommes, doit le fonder de la
manière la plus précise possible, par le calcul de ses probabilités de survie.
Dans le cas qui nous intéresse ici, ce sont les sciences politiques qui
devraient tâcher de donner ces valeurs et ces chiffres, et indiquer le degré
d’espoir ou de crainte apocalyptique que l’homme doit avoir.
Les savants ont fait une tentative dans ce sens. Ils viennent de publier un
grand rapport, très étudié, dans lequel ils tentent de chiffrer les inquiétudes de
l’homme de la rue vis-à-vis des expériences atomiques. On peut contester les
chiffres, mais en gros ils ont probablement raison. Par conséquent, ils ont chiffré
cet espoir, et indiqué jusqu’à quel point l’espoir était permis.
Je demande que M. d’Astier me réponde sur ce point : croit-il qu’un effort
scientifique peut véritablement aider les hommes à placer cette angoisse et cet
espoir dans leur véritable contexte, et ne pas les laisser seulement soumis à des
impulsions sentimentales, sous l’influence de gros titres dans les journaux, ou
même à des croyances traditionnelles d’ordre mystique ou autre qui peuvent
déplacer cet espoir sur un terrain qui n’est pas le bon ?
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je suis content de la question de M. Auger, qui va
me faciliter ma tâche et auquel je répondrai très clairement.
Je suis un peu plus en difficulté avec l’exposé qu’a fait M. le pasteur Werner.
C’est un exposé bouleversant, mais je ne pourrai pas entrer pleinement dans la
question, parce que je n’en ai pas les moyens ce matin, et ce n’est pas tout à
fait le lieu de faire un débat métaphysique complet, si on pouvait jamais le faire
complet.
Je m’excuse de répondre, en cherchant les points d’accord avec le pasteur
Werner, par une anecdote un peu personnelle.
Il y a quelques mois j’ai entendu le dialogue suivant entre mes deux enfants.
L’un a dix ans, l’autre cinq ans. Ils se demandaient mutuellement : qui a fait la
machine ? qui a fait la carotte ? etc... puis : qui a fait l’homme ? Le plus petit a
dit : « C’est peut-être le Bon Dieu... » L’aîné lui a demandé : « Est-ce que tu en
L’homme et l’atome
307
es sûr ? » Alors le second, un peu pris de court, et probablement imbu de
théories darwiniennes, a répondu : « C’est peut-être le poisson... » L’autre lui a
dit : « Tu n’en est pas sûr non plus. » Là-dessus, ils se sont chamaillés, et le
petit a fini par dire : « C’est peut-être le petit bébé... » (il voulait dire le petit
Jésus) ; mais l’autre lui a rétorqué que les hommes existaient avant.
Finalement, c’est le garçon de dix ans qui a eu le dernier mot en disant : « C’est
peut-être l’amour. » Pourquoi ? Parce qu’il avait peut-être entendu des familiers
dire que l’amour rendait tout possible.
p.258 Je crois que c’est là notre point commun. Je crois, en effet, que si l’on
n’entre ni dans la mythologie, ni dans la religion, c’est le point commun que l’on
peut cultiver chez les hommes. L’amour des hommes, avec une juste part
d’amour de soi-même et de respect de soi-même, peut être le point commun de
ceux que l’on divise artificiellement en matérialistes et spiritualistes.
Mais je ne suis pas d’accord avec le pasteur Werner quand il parle du côté
satanique de la science. C’est un mot qui me déplaît très fort, même s’il a été
dit par Russell, que j’admire beaucoup. La science n’a rien de satanique pour
moi, et je n’aime pas les hommes qui se révoltent contre l’évolution et le destin
de l’homme. Si les hommes sont destinés à être trois milliards sur la terre, il
faut qu’ils aménagent la terre pour cela. En cela, je ne suis pas d’accord avec
les communistes, et certaines doctrines appliquées en Chine n’ont pas ma
faveur. C’est la science qui permet à l’humanité de ne pas périr, et pour moi ce
n’est pas satanique, c’est beau.
Je demande instamment que l’on ne laisse pas s’accréditer l’idée que la
science est satanique. La science est un produit de l’homme. Et d’autre part, il
faut montrer très clairement les bienfaits de la science. En cela je réponds
« oui » à la dernière question de M. Auger. Si la science peut produire des
méfaits, c’est parce que l’homme l’a voulu, et non pas parce que la science
abstraite est en elle-même quelque chose de satanique.
Voici, enfin, une remarque partielle sur la nature de l’angoisse : on a dit tout
à l’heure qu’elle était partout la même. Non, ce n’est pas vrai. Certaines
mythologies, certains spiritualismes ont mieux fait face à l’angoisse que
d’autres. Je constate, par exemple, qu’en Orient l’angoisse devant la mort est
moins forte qu’en Occident. C’est une constatation personnelle. Je ne dis pas
qu’elle soit valable sociologiquement.
L’homme et l’atome
308
M. PIERRE DUCASSÉ : L’intervention que je voulais présenter a déjà été
largement préparée par la réponse de M. d’Astier à l’interrogation de M. Auger.
Cependant, je voudrais, en tant que philosophe, intervenir à un autre niveau
que celui auquel ces entretiens se sont placés, en général, jusqu’ici. Il s’agit
d’un problème de philosophie des techniques. En dessous, au-dessus, toutes
sortes de questions métaphysiques se posent. Mais la question que nous a
posée M. d’Astier est à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus
redoutable. C’est une question opératoire : comment travailler, dans le monde
qui nous est fait, à résoudre des problèmes qui, selon les anciens modes de
pensée, sont totalement insolubles ? Or, M. d’Astier a dit, très modestement,
qu’il n’était pas scientifique, et cependant ce qu’il nous apporte c’est très
exactement l’embryon d’une démarche scientifique dans ses problèmes.
Si le temps ne nous était pas très limité, je reprendrais les principaux
aspects des questions soulevées : la notion d’opinion publique, la notion du
rapport entre savant et homme de la rue, la notion du tout ou rien. Retenons
simplement cette question qui a surpris beaucoup d’auditeurs : la notion d’éviter
le tout ou rien.
p.259 C’est une notion fondamentale de cette méthodologie nouvelle. Non pas
que M. d’Astier n’ait pas certains choix absolus, la question n’est pas là. Mais
pour comprendre ce qu’il veut dire, il faut trouver dans un problème défini — en
l’occurrence vous savez quel est celui auquel nous sommes confrontés — et,
dans toutes les voies positives, scientifiques, sociologiques et autres
susceptibles d’amorcer un débat, un langage commun.
Je voudrais ici rappeler quelles sont les conditions d’un dialogue vrai. Il faut
que le premier interlocuteur puisse exposer au second la position de ce second
dans les termes choisis par le premier tels que le second reconnaisse
entièrement sa pensée et y adhère. A partir de ce moment, un dialogue est
possible. Et je voudrais dire à M. d’Astier que pour qu’un tel dialogue soit
valablement engagé entre le savant, l’homme de la rue et quelques autres, il
faut une structure. C’est-à-dire qu’il faut savoir exactement comment opérer.
M. PIERRE ABRAHAM remarque que la courbe de l’angoisse, dans ces Rencontres, a
été en augmentant, et a atteint son point culminant à l’entretien de Coppet où, dit-il
« nous étions au maximum de l’angoisse individuelle et collective ».
L’homme et l’atome
309
Qu’est-ce qui nous fait remonter, échelon par échelon, de cette dépression
profonde où nous étions plongés jusqu’aux hauteurs où nous accédons
maintenant ?
Je dirai que c’est non seulement la très belle conférence de mon ami
Emmanuel d’Astier, mais également les réflexions et les entretiens auxquels
cette conférence nous a forcés de nous livrer.
En particulier, je retiendrai parmi les remèdes à l’angoisse que M. d’Astier
nous a proposés, celui qui me paraît le principal d’entre eux, ce qu’on a appelé
le recours à l’opinion publique, ce que dans mon langage j’ai plutôt tendance à
appeler l’ouverture sur les masses, et ce qui peut, en tout cas, s’interpréter
comme la fenêtre ouverte sur une atmosphère publique où l’intellectuel,
l’angoissé, ne se sent plus seul et confronte son angoisse avec la résolution
farouchement optimiste des masses auxquelles il s’adresse.
Il me semble que c’est là, pour nos Rencontres en général, une très grande
leçon. Nous avons été de plus en plus angoissés au fur et à mesure que les
fenêtres se fermaient au cours des entretiens des premiers jours et notre
angoisse publique et privée s’évanouit et disparaît au fur et à mesure que les
fenêtres s’ouvrent. La fenêtre a été non seulement ouverte, mais
rigoureusement brisée par la conférence de M. d’Astier, et nous avons emboîté
le pas après, ce qui me semble d’une parfaite santé morale et d’une efficacité
certaine.
La grande idée de la conférence de M. d’Astier, comme d’ailleurs de Mme
Ossowska, c’est la confrontation des questions que nous débattons ici avec
l’opinion publique, avec l’appui quelquefois formidable en nombre — l’appel de
Stockholm l’a prouvé — que cette opinion publique pouvait fournir aux quelques
idées qui lui sont consanguines et que nous pouvons exprimer.
p.260 Débordant un peu le calendrier de cette année, je me demandais même
s’il serait possible qu’une séance des débats de nos Rencontres puisse elle aussi
bénéficier d’une fenêtre nouvelle, et qu’un public plus nombreux puisse venir
bénéficier des discussions qui se tiennent sur une tribune. Je crois que ce serait
une conclusion logique à tirer de cette espèce de remontée de la courbe à
laquelle je faisais allusion tout à l’heure et un épanouissement de cette courbe.
Je me permets donc de demander au Comité des Rencontres de bien vouloir,
L’homme et l’atome
310
pour les années prochaines, prendre cette suggestion, que je fais très
modestement, en bonne part.
M. DANIEL CHRISTOFF : Si nous ne voulons ni céder à quelque vertige ni
travailler en aveugles, il est nécessaire d’établir les bases de nos options
philosophiques. M. d’Astier l’a fait, par exemple en déclarant à la fin de sa
conférence que le progrès trouve son achèvement dans le bonheur et qu’il doit
s’accompagner de ce bonheur, puis il a précisé cette affirmation en déclarant
que le pouvoir de l’homme sur la nature s’accompagne du pouvoir de l’homme
sur lui-même. S’il s’agissait là d’une constatation, on aurait trop d’occasions au
contraire, d’observer cette disproportion entre le progrès matériel et la
stagnation morale, thème très cher à certains moralistes et que M. d’Astier a
paru précisément vouloir prévenir par son affirmation.
Or, si cette affirmation ne reste pas un vœu suspendu, mais si elle est une
affirmation philosophique, portant sur l’être et sur la condition humaine, alors il
nous faut demander à M. d’Astier comment il entend cette relation entre la
maîtrise sur la nature et la maîtrise de soi.
Faut-il entendre, avec divers philosophes, que l’action sur la nature est
déjà par elle-même maîtrise de soi, étant conscience de soi ? Faut-il entendre
que la maîtrise de la nature entraîne nécessairement la transformation de
l’homme, à travers la transformation de la société ? Faut-il entendre que la
maîtrise de la nature détermine, en croissant, une situation humaine et une
responsabilité qui provoquent (mais indirectement) le progrès dans la maîtrise
de soi ? Que pense M. d’Astier de ces options et d’autres qu’on ne peut toutes
passer en revue ?
M. EMMANUEL D’ASTIER : Cela me paraît très difficile. C’est en effet une
position philosophique.
J’ai dit que l’homme avait deux pouvoirs : le pouvoir sur la nature extérieure
et le pouvoir sur sa propre nature, sur soi-même, et qu’il était nécessaire, pour
son équilibre et pour son harmonie, que l’homme avance en même temps dans
ces deux directions, et que si l’on faisait un progrès dans la direction de la
nature extérieure, sans l’accompagner d’un progrès dans la direction de soi-
même, de la nature intérieure, on arrivait au désordre.
L’homme et l’atome
311
C’est une espèce de postulat que j’ai posé. Je le rappelle, pour vous
demander si ce n’est pas en partie une réponse.
M. DANIEL CHRISTOFF : p.261 En ce cas, la relation entre le progrès du
pouvoir sur la nature et le progrès du pouvoir sur soi n’était donc pas l’objet
d’une affirmation métaphysique, mais plutôt d’une affirmation morale,
l’affirmation d’une tâche ?
M. EMMANUEL D’ASTIER : Oui...
M. DANIEL CHRISTOFF : Pourrait-on alors vous demander quels seraient les
moyens d’accomplir cette tâche ?
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je crois que parmi les moyens dont l’homme
dispose pour avancer dans la direction du progrès sur soi-même, il y a d’abord
la victoire sur l’analphabétisme. Je veux dire qu’un système social, quelqu’il soit,
qui met au premier plan cette préoccupation me paraît meilleur que celui qui
mettrait au premier plan de donner d’abord ou préalablement un certain nombre
de moyens matériels sans créer ce moyen essentiel au développement de
l’homme.
Mais je ne crois pas du tout qu’il y ait automatisme entre les deux. Sur ce
point, je suis souvent en désaccord avec beaucoup de mes amis.
J’ai dit une chose qui a choqué certain nombre de mes amis qui ont la foi
dans une religion révélée. J’ai employé le mot « opium » dans ma conférence,
l’opium de la religion, et j’y ai opposé un autre opium, l’opium de la construction
abstraite d’une société parfaite sortie des mains des sociologues, des savants,
qui serait le paradis terrestre physique de l’homme.
Il est bien entendu que je ne voulais pas dire que la religion est un opium.
Elle peut servir d’opium à des dirigeants humains. Elle peut être une matière
qui, donnée d’une certaine manière aux hommes, est un tranquillisant. Je le dis
très franchement à mes grands amis chrétiens qui sont ici. Le fait de dire aux
hommes : « Vous êtes en train de préparer par vos malheurs votre bonheur
futur » — je l’ai entendu dire trop souvent dans ma jeunesse — est une chose
monstrueuse.
L’homme et l’atome
312
C’est pourquoi je propose de travailler dans les deux directions, en disant
qu’elles ne sont pas automatiquement liées, mais qu’on doit les approfondir
parallèlement.
M. ROBERT JUNOD : Je vais continuer un instant dans la lancée de M. Werner
et de M. Christoff ; ensuite vous serez peut-être débarrassé momentanément
des mystiques et des philosophes.
Je voudrais très timidement, et je dirai très pudiquement, vous poser la
question suivante : Pourriez-vous nous éclairer sur la foi que nous avons tous
ressentie à entendre votre conférence ? Se retourner sur sa foi est peut-être
une chose impossible, mais on peut quelquefois trouver des mots qui éclairent
ce qui nous fait vivre.
Vous avez répondu déjà, en somme, à l’essentiel de la question en parlant
de l’amour qui est au principe, de l’amour qui fait l’homme.
p.262 Mais je voudrais aller plus loin. Je vais tout de suite vous dire ma
pensée : il me semble que l’amour, pour être véritablement l’amour, doit
avoir une visée, sinon cela risque d’être un faux amour, une sentimentalité
vague, et je dirai même quelque chose de dangereux, parce que quelque
chose d’exploitable. Je ne veux certes pas faire de l’anticommunisme, mais un
anticommuniste pourrait très bien vous dire : « Il y a une certaine
escroquerie, de même qu’il y a une escroquerie chrétienne, que vous avez
évoquée tout à l’heure, à parler du bonheur futur et à dire : soyons fraternels,
tout en continuant à pratiquer des méthodes concentrationnaires, etc. ». Je
vous donnerai le grand exemple de Ghandi, car je crois que nous pouvons
dire qu’il recherchait, à travers la libération de l’Inde, l’union avec ce qu’il
appelait Dieu. Dieu était pour lui une vérité et un amour, il puisait en lui une
force qui était la force de la vérité. Chez Gandhi il y avait donc une visée vers
l’absolu.
C’est très important, pratiquement. Ceux qui viendraient à me dire : vous
êtes un mystique, vous vous perdez dans l’absolu, je leur répondrais : pas du
tout. Je dis que c’est très important, pratiquement, parce que cet absolu modèle
le comportement de tous les jours. C’est parce qu’il visait un absolu que Gandhi
s’interdisait le mensonge — il n’aurait pas recouru à un mensonge de
propagande —, l’intolérance, l’empêchement de la liberté d’expression et de
L’homme et l’atome
313
pensée, l’impudicité dans les mœurs... La visée d’absolu de Gandhi modelait sa
conduite et sa technique, et donc sa méthode.
Vous êtes progressiste. Je trouve que c’est un mot magnifique, mais ne
pensez-vous pas que le progrès ne peut s’entendre que par rapport à une visée,
et à une limite idéale ?
Voilà en somme le sens de ma question, à laquelle vous pouvez peut-être
répondre en un seul mot.
M. EMMANUEL D’ASTIER : Vous me prêtez un pouvoir qui est beaucoup plus
grand que le pouvoir de l’ère atomique. Je crois que je ne répondrai pas bien...
Je ferai une observation sur ce que vous avez dit sur Gandhi. Le gandhisme
a pu être une position ; il a eu une influence politique dans un secteur de
l’humanité. Mais avez-vous réfléchi aux problèmes qui se seraient posés si
Gandhi avait voulu administrer son pays au travers du gandhisme ? C’est un
autre problème.
Je ne connais pas très bien l’histoire du gandhisme, mais alors que Gandhi a
pris une position magnifique dans la résistance à la mainmise du colonialisme
sur son pays, on peut lui reprocher de ne pas avoir apporté un remède à un
problème aussi important pour la société de l’Inde que celui des intouchables.
Cela prouve que l’on ne peut pas régler tous les problèmes.
Je suis d’accord avec vous : le côté bibliothèque rose, dans l’amour, m’effraie.
Comme dans la fraternité, il faut avoir une visée. J’ai essayé de dire que cette
visée, c’est le bonheur des hommes, et le bonheur des hommes suppose un
postulat : il faut y croire. Il faut donc dire d’une part aux hommes qu’ils peuvent
être heureux, et le dire en commun car le p.263 bonheur ne peut pas être une
chose individuelle. Il y a des gens qui se font une idée très personnelle du
bonheur, mais il faut aussi trouver un certain nombre de notions fondamentales,
les unes matérielles, les autres morales, qui peuvent donner un contenu assez
simple à ce mot de bonheur. C’est une tâche relativement politique, qui se traduit
par le rapport avec les masses. Là je suis d’accord avec M. Abraham. Or, le
bonheur des masses est lié à certaines conditions matérielles, sans lesquelles le
bonheur ne peut pas être réalisé harmonieusement, complètement. Je sais très
bien qu’on peut mourir de faim, et être relativement heureux, ou se forger une
espèce de bonheur personnel. Mais je n’y crois pas tout à fait, et pour moi, le
L’homme et l’atome
314
bonheur suppose des conditions matérielles — se loger, se vêtir, se nourrir —
nécessaires à l’équilibre physique et moral de l’homme.
Voilà donc les visées. Je ne sais pas ce que je pourrais répondre d’autre,
clairement et simplement, à votre première question. Est-ce cela que vous
vouliez de moi ?
M. ROBERT JUNOD : Je dois avouer que vous me décevez...
M. EMMANUEL D’ASTIER : Pourquoi ?
M. ROBERT JUNOD : Je vais vous le dire en deux mots. D’abord, je suis
entièrement d’accord avec vous, en revenant un instant à Gandhi, si vous
concevez la non-violence comme le tout ou rien ; c’est détestable. Je voudrais
toutefois m’élever contre un préjugé commun selon lequel Gandhi voulait la
non-violence parfaite immédiatement. Or, c’est radicalement impossible.
Gandhi, dans certains cas, acceptait la violence, du moins le disait-il.
Seulement, je crains que vous ne visiez tout de même un état assez
confortable d’équilibre des conditions matérielles et de la liberté intérieure.
Tandis que ce que vise un homme de foi, c’est quelque chose d’inouï, c’est la
béatitude. J’appelle la béatitude un état dans lequel la question de l’esprit et de
la matière ne se pose plus.
Nous sommes peut-être sur des plans considérablement différents, mais je
voulais vous faire sentir qu’un homme de foi est un homme qui croit en l’homme
de la façon la plus complète.
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je ne suis pas du tout d’accord avec vous sur ce
point, parce que dire à l’homme qu’il arrivera, avec votre conception, à la
béatitude, me paraît relever de ce double danger que j’ai signalé avant-hier : la
maladie de la mémoire, et la maladie de l’imagination. Je ne crois pas à la
béatitude. Ce n’est pas un état humain, et je me résigne à ce que la fin de
l’homme ne soit pas simplement la béatitude. Ce n’est pas, pour moi, la nature
même de l’homme. Je n’ai pas envie non plus que l’homme, prématurément,
pour des questions abstraites, se transforme en martien ou déjà en homme
interplanétaire. C’est le côté raisonnable de ma nature qui vous déçoit.
L’homme et l’atome
315
M. LE PASTEUR WERNER : p.264 Vous croyez au paradis sur terre. Quelle
définition donneriez-vous de ce paradis ? Cette définition correspondrait-elle à
l’image que nous voulons nous faire de l’homme ?
M. EMMANUEL D’ASTIER : C’est une bonne remarque que vous faites là.
Comme je n’ai pas la notion du paradis chrétien, et que justement cette notion
de béatitude m’échappe complètement et ne me paraît pas une fin, j’attribue au
mot « paradis » un sens différent de celui que les hommes lui donnent à travers
la Bible. J’ai une idée beaucoup plus modeste du paradis, sur terre aussi bien
que dans l’au-delà. Ce paradis, M. Junod l’a souligné, c’est un état d’équilibre
entre la conjoncture extérieure et le choix. (Je n’aime pas le mot « harmonie »,
qui peut être interprété d’une certaine manière par les biologues, par les
marxistes et par les philosophes spiritualistes.) La notion du bonheur total
m’échappe. Je ne la comprends ni dans les idéologies, ni dans les mystiques.
M. JEAN AMROUCHE : J’ai demandé la parole, non pas pour poser une
question à Emmanuel d’Astier, mais seulement pour faire une remarque
concernant les difficultés, sinon l’impossibilité du dialogue, à propos de l’usage
bon ou mauvais que l’on peut faire de certaines citations.
Cela dit, il me faut d’abord poser une remarque préliminaire.
Je parle ici, non pas en homme de la rue, mais en homme qui se trouve
moralement à la rue. Je veux dire que je ne représente rien. Je ne peux pas
représenter la France et la culture française : on m’en contesterait le droit et on
l’a déjà fait. Je ne peux pas non plus représenter l’Algérie : on m’en contesterait
le droit et on l’a déjà fait, et ceux qui l’ont fait sont des hommes de gauche, et
même d’extrême-gauche, qui m’ont dit que je n’avais pas le droit de parler des
choses de la France, parce que je n’étais qu’un Algérien, mais que je n’avais pas
le droit de parler des choses de l’Algérie, et au nom des Algériens, puisque je
suis un Algérien francisé, le plus francisé des Algériens.
Cela dit, j’aborde mon propos.
Emmanuel d’Astier a mis en cause d’une manière insistante un personnage
historique, et, je le dis tout de suite, je ne veux pas faire à Emmanuel d’Astier
un procès d’intention. Mais il se trouve que les citations qu’il a faites ont
provoqué certains remous et ont été l’objet de certaines interprétations. Ceci
L’homme et l’atome
316
m’a amené à réfléchir. Je n’ai pas qualité, naturellement, pour défendre ce
grand personnage s’il a été attaqué, et j’imagine que d’Astier me dirait qu’il ne
l’a pas du tout attaqué. Je ne dirai pas non plus que les intentions ne comptent
pas, que les intentions ne comptent jamais, que les textes même ne comptent
pas, que la signification subjective peut être tenue pour inexistante, et que l’on
doit prendre seulement en considération la signification qualifiée d’objective que
nous attribuons à ces propos ou à ces actes, au gré de nos humeurs, de notre
fantaisie, de notre religion et de nos intérêts.
p.265 Il n’empêche que deux phrases prononcées dans une atmosphère et
dans des circonstances qui n’ont pas été évoquées, c’est-à-dire détachées de ce
qu’on appelle leur contexte, ont pris, aux yeux de certains, valeur de propos
symboliques qui exprimeraient non point tel aspect d’une personnalité
déterminée, tel mouvement d’humeur dans une circonstance particulière, mais
une attitude fondamentale de la personnalité elle-même, une conception de la
vie et de l’homme où se trouverait engagé et dénoncé le personnage dans son
entier, réduit à un contour schématique durement cerné d’un trait pessimiste,
noir, et d’un trait cruel et rouge sang.
Voici ces deux phrases :
La guerre est une loi de l’espèce.
Le sang sèche vite.
D’Astier ne les a pas seulement citées. Il en a suggéré l’interprétation, et il a
peut-être même inconsciemment, étant trop humain, trop honnête et trop
intelligent pour l’avoir fait volontairement, imposé une interprétation de ces
deux phrases, de sorte qu’il a paru à certains qu’elles pouvaient résumer toute
une personnalité, et qu’elles en révélaient l’essence même...
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Je pense que nous sommes venus parler de
l’homme et de l’atome, et non pas de vos opinions sur le général de Gaulle...
Je m’excuse auprès de vous, Monsieur le Président...
M. JEAN AMROUCHE : Il y a un président. C’est au président de me retirer la
parole qu’il m’a donnée, et non pas à vous, Monsieur.
LE PRÉSIDENT : M. Amrouche a la parole.
L’homme et l’atome
317
M. JEAN AMROUCHE : ... La première phrase permettrait de ranger cet
homme parmi les fauteurs de guerre déterminés, et la seconde au rang de ceux
qui ignorent la pitié humaine.
Emmanuel d’Astier, d’autres encore sans doute, connaissent mieux que moi
le personnage en cause.
Mais si peu que je le connaisse, je me sens le devoir de dire ici que je ne le
reconnais pas dans la sinistre caricature qui s’est peut-être imposée à quelques-
uns des auditeurs d’Emmanuel d’Astier.
Je ne ferai point l’exégèse de ces deux phrases, car je veux abréger. Je veux
simplement rapporter un point de vue personnel et un témoignage personnel.
L’image que je me suis formée de cet homme, pour l’avoir un peu approché,
pour avoir pris la peine de le lire, n’est point celle d’un mannequin maléfique.
C’est celle d’un homme exceptionnellement humain, capable de comprendre et
de compatir, de comprendre l’autre dans son état particulier, et de partager ses
difficultés et son angoisse. C’est de cela que je voulais témoigner publiquement.
p.266 Mesdames, Messieurs, quand la guerre d’Algérie, pour ne pas la
nommer, prit le tour atroce, le tour effroyable qu’on commence à lui connaître,
quand à une insurrection, des politiques libéraux responsables du destin de leur
pays, et un parlement républicain tout puissant ont répliqué par une répression
généralisée, systématique, j’écrivis à l’homme en question pour crier seulement
mon angoisse. Il me reçut. La terminologie officielle, celle qui était en usage
sous la plume et dans la bouche des plus hautes instances de la République,
vous la connaissez. Il ne suffisait pas en effet de combattre une insurrection
nationale, il fallait aussi déshonorer un peuple et déshonorer des combattants. Il
fallait les jeter hors de la communauté des peuples humains. Il fallait les
montrer livrés au déchaînement des instincts les plus barbares. Des savants,
des sociologues, des médecins, se sont appliqués à démontrer dans des revues
scientifiques, ou à prétentions scientifiques, qu’il y a une forme spécifiquement
berbère de la cruauté, et que cette forme tient au tempérament même, qu’elle
constitue l’idiosyncrasie des Berbères.
Or, l’homme qui me recevait me dit : « L’émancipation de l’Algérie est
inévitable. Elle pose des problèmes énormes que les hommes au pouvoir, et le
régime qu’ils ont créé ne sont pas en état de résoudre. Ce sera long. Il y aura
L’homme et l’atome
318
de la casse. Beaucoup de casse. Vous allez beaucoup souffrir, mais ne
désespérez pas. »
Ceci se passait en mars 1955.
Depuis, jamais il n’est advenu que cet homme, revenu au pouvoir, ait parlé
bassement de ceux qui combattent une armée à laquelle il a voué une part
capitale de sa vie. Je dirai même que le premier, et le seul, face à une marée
humaine déchaînée et en proie au délire, il a rendu hommage à ces hommes qui
combattent ses propres troupes, et à ce peuple.
La guerre continue, je le sais. Mais cette guerre a maintenant changé de
sens. Il y a quelque chose de nouveau qui peut vous paraître insignifiant. Ce
quelque chose de nouveau, c’est simplement le langage dans la bouche d’un
chef de gouvernement.
Que la guerre soit cruelle, qu’elle soit affreuse, qu’elle apparaisse désormais
de plus en plus vaine et inutile, il s’y est introduit néanmoins une notion
nouvelle, et entièrement nouvelle, qui est la considération des raisons de
l’adversaire, le respect pour son courage, et la reconnaissance de sa dignité et
de sa noblesse.
Aucun homme public, Mesdames et Messieurs, à ma connaissance, aucun
homme ayant charge de la puissance publique de son pays, avant cet homme,
n’avait parlé un tel langage. Et quoi qu’il advienne, je déclare ici, comme
Algérien, que cela honore la France et que cela doit être compté à la gloire, non
seulement de cet homme, mais à la gloire de l’homme.
LE PRÉSIDENT : Par courtoisie, je n’ai pas retiré la parole à M. Amrouche, et
nous respectons les propos qu’il nous a tenus. Mais je suis bien obligé de lui
faire remarquer qu’il aurait pu p.267 parfaitement poser à M. d’Astier la question
du sens profond, du sens réel et objectif de ses observations, et lui demander
son avis à cet égard. Mais parler de la question algérienne est entièrement en
dehors du sujet que nous avions donné à ces Rencontres de cette année.
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je voudrais dire tout de même un mot. Une
intervention comme celle d’Amrouche est utile ; je l’approuve, et je reconnais
que c’est très naturel. Quelquefois, comme Amrouche, je suis moi-même trop
passionné.
L’homme et l’atome
319
Il a commencé par exprimer certaines contradictions que l’on pourrait lui
reprocher. Ce n’est pas moi qui les lui reprocherai. Ce n’est pas parce que des
amis à moi les lui ont reprochées que moi je les lui reproche. J’ai parlé en mon
nom personnel...
M. JEAN AMROUCHE : Je n’ai jamais dit que vous me les aviez reprochées...
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je voudrais aller jusqu’au bout, parce qu’après ce
sera clos.
Je ne suis peut-être pas justement intervenu en parlant de la loi de l’espèce,
mais vous, vous avez fait pire. Pourquoi voulez-vous faire croire à cet auditoire
que je considère le général de Gaulle comme un fauteur de guerre déterminé ?
Croyez-vous que je vais taxer tous les philosophes qui croient à la fatalité de la
guerre, pour une période déterminée, de fauteurs de guerre ? Est-ce que j’ai fait
une caricature du général de Gaulle ? Tout le monde connaît les propos qu’il a
tenus, et je suis sûr que lui-même n’aurait pas employé les termes outranciers
que vous avez employés. J’essaie d’interpréter sa pensée, comme il interprète la
mienne. Quand on me dit : vous êtes un crypto-communiste, je ne m’estime pas
blessé, alors que je suis sûr de ne pas être un cryptocommuniste. Il faut
modérer son vocabulaire. Quand j’ai raconté cette anecdote, j’ai dit que
beaucoup trop d’hommes croyaient à la fatalité des guerres et j’ai donné un
exemple notoire.
M. JEAN AMROUCHE : J’ai dit que je rapportais les interprétations qui ont été
données à votre intervention. Je ne faisais pas un procès d’intention...
M. EMMANUEL D’ASTIER : On a dit dans un journal suisse, à propos de ma
conférence, que j’oubliais que la France était la fille aînée de l’Eglise, ou que je
me mêlais des affaires de la Confédération en souhaitant que la Suisse ne
possède pas les armes atomiques... J’ai donné mon point de vue personnel sur
deux choses, c’est tout.
Vous avez relevé la grandeur de certaines des paroles du général de Gaulle à
propos du problème que vous posez. Moi-même j’ai été accusé par mes amis
d’être un crypto-gaulliste. On le raconte partout...
L’homme et l’atome
320
p.268 Mais il ne faut pas dire qu’il n’y a qu’un seul homme en France qui ait
lutté pour la paix ou la justice en Algérie. Voilà des années que des gens, sous
le couvert du Mouvement de la Paix, vont en prison pour essayer d’obtenir la
paix en Algérie. Ils ont aussi leurs mérites, comme le général de Gaulle a les
siens.
M. JEAN AMROUCHE : Je n’ai pas dit cela...
M. EMMANUEL D’ASTIER : Vous avez dit qu’on avait suggéré que le général
de Gaulle était un fauteur de guerre déterminé, un mannequin maléfique... Puis,
d’autre part, vous avez dit qu’il était le seul homme public qui ait fait un geste
courageux...
M. JEAN AMROUCHE : Vous n’avez jamais été membre du gouvernement
depuis...
M. EMMANUEL D’ASTIER : Arrêtons-nous là. Je n’ai en rien voulu blesser les
hommes qui peuvent croire dans le général de Gaulle. Je crois que vous pouvez
rendre compte de cela. Je crois que je n’ai pas eu de mauvaises intentions.
D’autre part s’il y a eu des interprétations farfelues de mon intervention, elles
ne dépendent pas de moi, de même que les interprétations farfelues de la vôtre
ne dépendent pas de vous.
En ce qui concerne la phrase en question, j’avais sollicité l’autorisation par
signe de Martin-Chauffier. Si le général de Gaulle m’accusait d’être un naïf, je ne
me choquerais pas. Je l’ai accusé d’être pessimiste, je ne crois pas qu’il en
serait très choqué.
LE PRÉSIDENT : Le sujet de nos Rencontres n’est ni le général de Gaulle, ni le
problème algérien. Je suis prêt à donner la parole à M. Martin-Chauffier s’il me
donne l’assurance qu’il va rentrer dans notre sujet.
M. LOUIS MARTIN-CHAUFFIER : Je vous demanderai simplement trente
secondes pour mettre dans son contexte la phrase citée, et je ne parlerai plus ni
du général de Gaulle, ni d’autre chose aujourd’hui.
Quand j’avais parlé à d’Astier de la phrase du général de Gaulle : le sang
L’homme et l’atome
321
sèche vite, j’avais omis de lui dire que la suite était : « Regardez Mikoyan, il est
à Bonn aujourd’hui. » Cela veut dire que le général de Gaulle considère que les
haines, les rancunes, les hostilités s’effacent, Dieu merci, et que l’on peut
construire ensemble. Ce n’est pas un propos pessimiste. Je l’ai développé à
d’Astier, qui était tout à fait d’accord. Restons-en là.
M. JULES MOCH : Je voudrais être aussi bref que M. Martin-Chauffier, ne
nommer personne et apporter pourtant une autre phrase.
p.269 J’ai eu, avec la personne que je ne nommerai pas, une conversation sur
un sujet qui rentre directement dans le nôtre, qui est celui du désarmement. Et
je pense que, parlant du désarmement, j’ai le droit de dire un mot. Or, cette
personne m’a dit très nettement qu’elle considérait que le problème numéro un
de notre époque est le problème du désarmement en général, et le problème du
désarmement nucléaire, avec ses liens dans le domaine conventionnel, en
particulier.
Je tenais simplement à apporter ce témoignage, qui ne contredit d’ailleurs
pas celui de Martin-Chauffier.
M. JACQUES HAVET : Je ne veux pas du tout parler du général de Gaulle...
Je veux revenir à des considérations moins personnelles, un peu plus
universelles, et je voudrais dire à Emmanuel d’Astier combien j’ai apprécié le
tableau qu’il nous a donné de l’ère nucléaire en plaçant la conquête de l’énergie
nucléaire à une véritable croisée des chemins, ou au croisement de deux
problèmes.
Je pense que nous sommes tous d’accord pour dire que l’action contre la
guerre, et en particulier contre le recours à la bombe atomique dans la guerre,
est une action urgente ; pour dire que toute action morale dans ce sens est
excellente, mais que cela ne suffit pas. Il est en effet difficile d’imaginer qu’un
état où les hommes réagissent violemment, mais sans plus, chaque fois qu’il y a
un danger de guerre, soit un véritable état de paix. Ce qui fait
philosophiquement le sens de la question atomique, c’est que l’apparition, le
surgissement de la conquête de l’énergie nucléaire crée pour l’homme une
situation limite : d’une part, elle met l’humanité en état de se livrer à une
violence difficile à contrôler, au terme de laquelle il y a la destruction de
L’homme et l’atome
322
l’humanité, et d’autre part, elle met l’humanité en condition de remédier à une
inégalité scandaleuse entre les peuples, et peut-être de rattraper cette course
tragique et effrénée contre la poussée démographique de certaines nations
malheureusement insuffisamment développées.
Il me semblait, en réfléchissant un peu sur ce qui avait été dit, que l’atome
impose à l’humanité une sorte de mutation des idées qui gouvernent le monde ;
et cela est capital.
Jusqu’à présent, nous n’avons pas connu de véritables situations-limites.
L’homme égratignait la planète, éventuellement il endommageait une partie de
son espèce, mais les conséquences n’étaient pas absolues. Nous étions dans
l’ordre du relatif.
Il me semble aujourd’hui que nous entrevoyons, dans un futur peut-être assez
proche, un moment où nous ne pourrons plus jouer. Et l’atome marque peut-être
— et je serai très optimiste — non pas le terme de ce crépuscule fangeux auquel
le pasteur Werner faisait allusion, mais pour la première fois l’accession de
l’humanité à l’âge adulte, à l’âge où on ne fait plus joujou avec les choses.
De quoi est fait cet âge adulte ?
Tout d’abord, d’un sentiment très fort de responsabilité. L’humanité est
engagée dans ses actes de manière absolument décisive à chaque p.270 instant.
L’humanité se voit peut-être condamnée à la sagesse, et je dirai plus encore, se
voit peut-être condamnée à la justice. Un moment arrivera où le dialogue des
hommes, le dialogue des nations ne verra plus se profiler à l’horizon la menace du
recours à la violence, parce que le recours à la violence n’aura plus de sens,
tellement cette violence sera totale. A ce moment, la recherche d’un accord sur la
répartition des richesses, par exemple, ou le règlement de telle ou telle question
internationale ne pourra se réaliser que si une idée de justice préside très
clairement à la solution offerte. Ceci est peut-être la mutation morale la plus
importante que l’humanité aura subie depuis fort longtemps : l’égoïsme est amené
à se dépasser lui-même.
Je ne néglige, ni ne méprise les appels au sentiment. Mais il y a une
nécessité, dans les conditions même de l’évolution historique de l’humanité, qui
fait que la maîtrise du domaine intérieur ira nécessairement de pair — mais pas
automatiquement — avec celle du domaine extérieur.
L’homme et l’atome
323
Je suis presque effrayé, quand je parle avec l’homme de la rue, par
l’urgence d’une reconception fondamentale de l’éducation, et je pense que
c’est une tâche où les intellectuels sans mauvaise conscience et les savants
ont un très grand rôle à jouer. Il faut que les intellectuels contribuent à fonder
l’espoir.
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je voudrais dire un mot sur cette intervention.
Je regrette de ne pas rester suffisamment de temps à Genève pour entendre
le point de vue de M. Bovet et des scientifiques sur les rapports de la science et
de l’humanisme, comme sur les rapports de la science et de l’homme de la rue.
Nous avons tous manifesté un certain intérêt pour ces questions, mais ce n’est
pas à nous seulement, mais aussi aux savants, de répondre. On n’a pas assez
avancé dans cette direction. Je voudrais que la politique s’efface plus pour que
les savants répondent à cette question.
J’ai dit tout à l’heure au président que je souhaiterais, dans les Rencontres
futures, qu’un certain nombre de personnes prises un peu au hasard viennent
ici, s’efforcent de pénétrer notre jargon, de le détruire quand il faut le détruire,
de poser des questions très simples auxquelles nous répondrons simplement.
Cela rejoint la proposition de Pierre Abraham.
J’en reviens à M. Havet. Comme lui, je crois qu’il y a de très grands espoirs.
Sans altérer la vérité, je crois qu’une bonne part de l’angoisse peut être
surmontée dans l’examen que nous allons faire en nous-mêmes, à l’occasion
des derniers dialogues de ces Rencontres. Il faudrait maintenant se pencher sur
les problèmes dans lesquels des hommes comme M. Bovet peuvent nous
apporter beaucoup.
LE PRÉSIDENT : L’heure est déjà très avancée. Nous allons être obligés de
remettre à demain matin l’entretien sur la conférence de M. Bovet.
p.271 Avant de clore cette séance, je donne la parole à M. Jentzer.
M. ALBERT JENTZER désire poser deux questions. Préalablement, il déclare néfastes
les bruits qui courent sur les influences météorologiques des essais atomiques, parce
qu’ils découragent l’homme de la rue et discréditent les savants.
Et voici ma première question : la radioactivité artificielle peut-elle influencer
L’homme et l’atome
324
d’une manière appréciable les conditions météorologiques de notre planète ?
L’homme de la rue se pose fréquemment cette question.
La seconde est la suivante. On a parlé à plusieurs reprises, dans ces
Rencontres, de l’angoisse de l’être humain devant les dangers que présente la
radioactivité. Mais en matière de technique de protection, a-t-on vraiment tout
fait pour diminuer l’angoisse que provoque même l’utilisation de l’énergie
atomique à des fins pacifiques ? Je ne le crois pas. C’est pour cela que je me
demande si aujourd’hui le problème de la protection ne devrait pas faire partie
des préoccupations de ceux qui s’intéressent au premier chef à l’équipement
moral et spirituel de l’homme moderne.
Je puis vous confier que la IIIe Conférence internationale de protection civile,
qui a tenu ses assises à Genève, en mai dernier, a fait ressortir d’une manière
inquiétante combien l’homme est peu préparé, non seulement moralement,
mais techniquement, à combattre les assauts quotidiens de la radioactivité
maintenant devenue inévitable en raison des besoins toujours accrus d’énergie.
(Même les Japonais ont décidé de construire des réacteurs pacifiques à cause de
leur utilité indiscutable, en souhaitant bien entendu une protection toujours plus
efficace.)
N’y aurait-il donc pas lieu, en vue de tranquilliser l’homme de la rue, en
attendant la réalisation des propositions humanitaires de M. Emmanuel d’Astier,
de jeter un cri d’alarme aux gouvernements pour qu’ils luttent d’une façon plus
réelle, plus effective, pour la protection des personnes, afin de contribuer à
minimiser l’état chronique de peur de la radioactivité qui règne sur tout notre
globe ?
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je suis reconnaissant à M. Jentzer de ses
questions, mais je ne peux pas répondre personnellement à la première. Il
paraît que les savants y répondent aujourd’hui, et quelqu’un qui est un
scientifique, nous a apporté, dans un débat préalable, un certain nombre de
preuves que cela pouvait avoir une incidence.
M. PIERRE AUGER : Non, non, il n’y a pas d’effets de la radioactivité sur la
météorologie. Il faudrait un facteur de l’ordre de 1.000 au moins pour qu’il
commence à y avoir une action réelle sur la météorologie.
L’homme et l’atome
325
M. EMMANUEL D’ASTIER : Sous bénéfice d’inventaire scientifique, j’accepte
cette position.
p.272 Quant à la deuxième question, je suis très sensible à l’intervention de
l’orateur, parce que je crois que c’est vrai. Les dangers de guerre ne nous font
pas prendre suffisamment conscience des dangers de paix. En effet, de toutes
les questions, celle de l’évacuation des déchets radioactifs, par exemple, est très
grave. Le détournement d’un grand nombre de crédits pour l’industrie de guerre
fait que l’on ne consacre ni un temps, ni un argent suffisant à la protection en
temps de paix. Je crois que la vigilance des populations est nécessaire pour
exiger que cette protection, même aux dépens d’un petit retard du progrès
scientifique, soit assurée.
LE PRÉSIDENT : Je remercie vivement M. Emmanuel d’Astier, en m’excusant
auprès de M. Daniel Bovet de n’avoir pu commencer la discussion autour de sa
conférence.
@
L’homme et l’atome
326
SIXIÈME ENTRETIEN PUBLIC 1
présidé par M. Victor Martin
@
LE PRÉSIDENT : p.273 L’entretien de ce matin est consacré à la conférence de
M. Bovet. Je vais lui donner d’abord la parole, car il désire faire une déclaration
et entamer la discussion sur un certain point avec M. d’Astier.
M. DANIEL BOVET : Avant d’être interrogé, je voudrais être informé, et il
m’intéresserait de poser à M. d’Astier quelques questions qui sont, en réalité,
des prises de position.
Je voudrais d’abord lui dire que je ne travaille pas à Los Alamos, ce qui
diminue mon autorité et ma compétence, mais que d’ailleurs, si je ne travaille
pas à Los Alamos, c’est qu’on ne me l’a pas demandé.
M. d’Astier a soulevé un problème très intéressant : celui de l’attitude que
nous pouvons avoir vis-à-vis des scientifiques qui ont été conduits à travailler
dans les organisations qui aboutissent à la production d’armes atomiques. Je
dois dire que, personnellement, j’ai toujours manifesté le plus grand mépris,
jusqu’à leur refuser l’entrée de mon laboratoire ou à refuser de les voir, pour
ceux de mes collègues, des Etats-Unis en particulier, qui travaillent dans les
laboratoires de biologie spécialisés en matière de guerre bactériologique. Je
parle de ce cas, parce que c’est un problème relativement plus simple que celui
de la guerre atomique : les gens qui travaillent à sélectionner des bacilles
virulents ont une attitude encore moins productive et plus caractérisée que ceux
qui font de la haute physique. D’autre part, il s’agit de rapports que j’ai eus avec
des savants après la guerre, donc en dehors de cette période particulièrement
aiguë durant laquelle les choix sont difficiles à faire.
Mes positions correspondent d’ailleurs à une réaction très générale des
savants, en tout cas des biologistes, dont beaucoup ont quitté les
laboratoires militaires de biologie, refusant de travailler à des armes, quelles
1 Le 11 septembre 1958.
L’homme et l’atome
327
qu’elles soient, qui risquent d’aggraver encore la situation.
p.274 En répondant, non pas directement à M. d’Astier mais au pasteur
Werner, je voudrais dire qu’il n’y a pas pour nous une science morale et une
science immorale. A ce point de vue, la position du physicien est complexe, et je
séparerai nettement celle du physicien qui a travaillé pendant la guerre et celle
des physiciens qui travaillent actuellement à la bombe atomique. Comme l’a dit
M. d’Astier lui-même, pendant la guerre il s’agissait de mettre fin au conflit.
Nous ne pouvons pas blâmer nos collègues physiciens qui ont travaillé à des
problèmes de physique aux Etats-Unis pendant la guerre, car attirant l’attention
sur l’importance de cette arme, ils ont provoqué le bombardement des
laboratoires allemands, ce qui a peut-être empêché les Allemands d’avoir la
bombe atomique. A ce point de vue-là, je ne jugerai pas d’une manière trop
sévère le père de la première bombe atomique ; je suis très heureux qu’il ait été
américain et non hitlérien.
En ce qui concerne les explosions atomiques actuelles, je ne crois pas que la
question soit simple. Il est vrai qu’elles ont des buts de guerre. Mais pour autant
que nous soyons renseignés, s’il ne s’agissait que d’armement, les bombes
actuelles seraient déjà suffisamment puissantes. Ces explosions sont donc, en
fait, d’un grand intérêt pour les physiciens, ce qu’ignorent les gens de la rue et
même beaucoup de scientifiques. Ce qui se passe dans une explosion atomique,
personne ne le sait ; c’est quelque chose d’extrêmement empirique, à quoi se
rattachent beaucoup de problèmes théoriques. Il y a un problème de
connaissance qui se pose, qui n’est pas nécessairement une connaissance
maléfique. Comme je le disais tout à l’heure, il n’y a pas une science bonne et
une science mauvaise. Toute la science est utile et doit être approfondie. Je
voudrais demander au professeur Auger son opinion sur ce point. Je crois que
dans les explosions, il y a quelque chose à tirer du point de vue scientifique.
Nous ne pouvons pas arrêter le progrès. De même que les ouvriers lyonnais qui
brisaient leurs métiers ont fait un geste vain, de même l’idée de ralentir le
progrès de la physique est une position que nous ne pouvons soutenir, parce
qu’elle n’a aucune chance d’aboutir. D’autre part, pour rester toujours sur le
terrain des faits, les voies de la Providence sont insondables. En attirant
l’attention sur les conséquences biologiques des explosions, on a pu se rendre
compte des dangers tout à fait méconnus des radiographies et des radioscopies
trop prolongées. C’est là un des cas où une recherche qui peut paraître néfaste,
L’homme et l’atome
328
est en réalité bénéfique parce qu’elle augmente nos connaissances, en
l’occurrence sur les effets biologiques des radiations. Donc, d’une manière ou
d’une autre, il peut en sortir quelque chose de bon.
Troisième problème : la position des scientifiques actuels. Je trouve qu’on
est trop sévère pour eux, car il me semble que nos collègues physiciens sont
dans une position très difficile. J’ai cité, à la fin de ma conférence, les noms
d’Einstein, de Joliot-Curie, d’Oppenheimer, comme ceux de gens qui, outre leurs
qualités intellectuelles, ont montré une force morale extraordinaire. Je pense
qu’on ne peut pas séparer ces deux éléments. Il est intéressant de penser que si
ces gens ont une position morale d’un niveau exceptionnel, c’est précisément en
raison p.275 de l’acuité de leur intelligence, et que l’entraînement intellectuel
qu’ils ont acquis a débordé sur le domaine de la justice. La science peut donc
revendiquer Joliot-Curie, non seulement pour sa valeur scientifique, mais aussi
pour sa valeur morale.
Je voudrais insister sur les rapports tout récents de l’ONU, auxquels il a été
fait allusion, pour dire que ce sont des actes de courage. L’un et l’autre de ces
rapports — le rapport sur les effets des radiations atomiques et le rapport sur le
contrôle — sont objectifs, et leurs conclusions très mesurées dépassent
quelquefois le niveau des faits, c’est-à-dire qu’ils ont honnêtement envisagé,
non seulement ce qui était certain, mais ce qui pouvait arriver (en particulier en
ce qui concerne les effets des radiations atomiques, ils n’ont pas refusé
d’envisager les pires hypothèses). Les savants qui ont établi ces rapports n’ont
aucunement été inféodés aux autorités gouvernementales ou militaires qui
peuvent financer leurs instituts. Là aussi, je trouve important et réconfortant de
voir que la science n’est pas satanique, et que les experts qui ont été choisis —
et qui ne l’ont pas été en vertu de leurs qualités morales — ont eu un grand
courage civique et ont su aborder des faits et exprimer des opinions qui n’ont
pas été du goût des gouvernements qu’ils étaient censés représenter.
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je n’aurai vraiment pas grand-chose à dire, si ce
n’est pour poser à nouveau une ou deux questions, car il me semble que je suis
d’accord sur tous les points avec M. Bovet, sauf quelques nuances.
D’abord, je suis très sensible au fait — que j’ignorais et qui est très
important — que M. Bovet a pris nettement position à l’égard des travaux
L’homme et l’atome
329
bactériologiques en vue de la guerre. Comme il le soulignait, ces travaux ne
peuvent aboutir à des applications pacifiques, contrairement aux sciences
atomiques, même quand on procède à des expériences militaires. Il y a donc là
une espèce de révolte morale du savant qui refuse de s’atteler à certaines
tâches purement destructrices, extrêmement sordides. Je trouve cela très beau
et très heureux, et ce devrait être général.
En ce qui concerne la guerre atomique, je suis également d’accord avec M.
Bovet. La question ne peut pas se poser de la même façon en temps de paix
qu’en temps de guerre, quand on a le couteau sous la gorge.
En temps de paix, la responsabilité du savant est plus grande. Il n’a plus le
couteau sous la gorge, et il n’est plus dans des conditions telles qu’il n’a plus le
temps de réfléchir. Il n’est plus livré totalement à la raison d’Etat. Il peut
discuter cette raison d’Etat, il peut s’informer, et il peut, avec ses collègues
étrangers ou nationaux, prendre des positions.
Sans blâmer les savants qui poursuivent en temps de paix, dans les périodes
les plus détendues, la construction des armes les plus absurdes et les plus
monstrueuses, je crois que leur position est plus difficile que celle des savants
en temps de guerre. Si on ne peut leur demander p.276 de devenir des
objecteurs de conscience, ils peuvent tout de même, étant donné leurs très
graves responsabilités, faire pression sur leur propre gouvernement pour aboutir
à des dialogues. C’est à quoi nous avons abouti, il y a quelques semaines, entre
savants atomistes soviétiques et américains. Aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, je
crois que la conscience de leurs responsabilités devrait pousser ces hommes à
exiger des rencontres et à les faire aboutir par les moyens que leur permet leur
propre régime.
Je pense donc que la position actuelle des scientifiques devient plus facile, à
moins — je pose un peu la question à M. Bovet — que, dans le domaine
atomique, les savants ne deviennent, jusqu’à un certain point, des
fonctionnaires. Il faudrait alors parler de la nature des relations de cette espèce
de fonctionnaire et de l’Etat.
Je retourne la question à M. Bovet, après avoir donné mon accord à ce qu’il
a dit, de la nature des relations du public, de l’homme de la rue, avec le savant.
Le savant doit être appuyé par l’opinion de l’homme de la rue pour avoir de
justes relations avec l’Etat.
L’homme et l’atome
330
J’ai dit dans ma conférence — cela vient d’être démenti par certains faits —
qu’une des notions essentielles proclamées par Francis Perrin à l’ouverture de la
conférence atomique était l’abolition du secret scientifique. La France a fait
quelque chose dans ce domaine avant-hier. Ce geste a été vivement critiqué,
parce qu’il se trouve qu’il implique la révélation d’un secret qui a de bonnes et
de mauvaises incidences. Pourquoi ? Ce secret peut servir à indiquer à certaines
nations, qui n’ont pas le moyen de fabriquer la bombe atomique, le moyen de le
faire. Mais d’un autre côté, cela peut servir à certaines applications pacifiques.
Je pense donc qu’il n’y a jamais de « tout ou rien », et que le secret devrait
être gardé sur tout ce qui peut diffuser des données que tout le monde
reconnaît comme mauvaises. Je reprends l’exemple de Daniel Bovet : s’il y a
des secrets bactériologiques, je désirerais qu’ils soient gardés, parce que leur
diffusion permettrait à d’autres nations de les utiliser pour faire une guerre
bactériologique.
En matière d’applications pacifiques, par contre, je pense que le secret
scientifique doit être à peu près totalement aboli, sauf certaines notions
concurrentielles qui peuvent aider au développement social de l’homme.
J’amorce un dialogue, étant d’accord jusqu’ici avec M. Bovet.
M. DANIEL BOVET : Je voudrais remercier M. d’Astier et lui dire que la
pression de l’homme de la rue a certainement joué un rôle dans l’attitude des
scientifiques. Réellement, l’homme de science est sensible à l’opinion publique ;
ce n’est pas une chose étrange, car il n’y a pas de cloisons étanches.
M. RENÉ SCHAERER : C’est avec une grande joie que j’ai entendu M. Bovet
nous parler tout à l’heure des rapports de la science et de la morale, et nous
dire : La science n’est pas mauvaise, p.277 elle est bonne. Je lui demanderai
toutefois une ou deux précisions sur ce point. Quand on parle de science, il faut
y distinguer l’opération scientifique, la démarche menée par le savant heure
après heure, jour après jour, année après année, avec parfois ce sentiment de
vanité, lorsqu’aucune découverte tangible ne récompense ce travail.
Si ce n’est pas vous demander l’impossible, j’aimerais que vous répondiez
sans réfléchir à la question que je vais vous poser : y a-t-il une morale
inhérente aux démarches scientifiques que vous poursuivez ? J’entends bien une
L’homme et l’atome
331
morale tissée dans la trame même de cette démarche. Ou bien ces démarches,
indépendantes pour le moment des résultats auxquels elles conduisent, vous
paraissent-elles neutres ?
Il y aurait trois positions possibles. On peut admettre que ces démarches
sont immorales, thèse soutenue à toutes les époques. Je crois qu’on peut
l’écarter. Il est absolument indigne d’admettre que la nature ou Dieu se seraient
trompés au point d’attribuer l’intelligence à l’homme comme un facteur négatif.
Et puis il y a la tendance à croire que la science est neutre, absolument
neutre.
Enfin, il y aurait une autre attitude, qui consisterait à dire que la science est
morale, ou relativement morale.
Laquelle de ces deux dernières thèses correspond à votre expérience
intime ?
Si l’on regarde les grandes expériences du passé, il semble que les
démarches scientifiques sont neutres. L’expérience profonde nous dit que les
développements de l’intelligence ne sont pas valorisés par la morale. Le Christ a
promis le Royaume des Cieux aux humbles. Avant lui, nous savons tous que
Socrate, également, a érigé une forme d’ignorance consciente en valeur
première. Platon, à plusieurs reprises, a exprimé la même idée dans un dialogue
de jeunesse : il met Socrate, qui ne sait rien, en face d’Hippias l’homme qui sait
tout, et Socrate a le pas sur le savant. Socrate, qui ne sait rien oblige Hippias
qui sait tout à confesser cette vérité surprenante : j’ai accumulé en moi une part
égale de vérité et de mensonge, je me croyais un savant encyclopédique, je suis
à la fois un savant et un menteur encyclopédiques. D’autre part, on parle de
l’intelligence aiguë des scélérats. On pourrait citer une expérience surprenante
de Dostoïevski qui exalte la vertu des humbles. Il représente une intuition
profonde, tandis que l’intellectuel pur serait peut-être le Grand Inquisiteur.
Il y a une autre expérience qui nous dit ceci : l’opération scientifique
implique tout un ensemble de vertus morales : soumission à la vérité, oubli de
soi-même, persévérance, ténacité, désintéressement, austérité — qu’y a-t-il de
plus austère qu’une bibliothèque ou un laboratoire ?
En outre, les statistiques montrent que les bandits qu’on emprisonne sont, je
crois, rarement des savants connus. Les jeunes gangsters sont souvent au-
L’homme et l’atome
332
dessous de leur niveau d’âge mental. De grands savants sont-ils aujourd’hui
légitimement condamnés aux travaux forcés ? Je ne le crois pas.
p.278 Monsieur Bovet, tâchez de me répondre ingénument. Ce qu’il y a en
vous de sens moral est-il lié aux démarches journalières que vous opérez, et si
oui, dans quelle proportion ? Ou bien les deux choses sont-elles radicalement
séparées ? Voilà la question que je me permets de vous poser.
M. DANIEL BOVET : La question est extrêmement intéressante et très
clairement posée.
Je pense que la science n’est en elle-même ni bonne ni mauvaise. Mais j’ai
une grande confiance — c’est peut-être une foi — dans la valeur éducative de la
science. Le fait qu’il puisse y avoir dans d’autres domaines, ou chez des gens
simples, des personnes d’une très haute élévation morale, prouve simplement
que la science et l’intelligence ne sont pas les seules formes d’éducation. Mais je
pense, en voyant les collègues que j’estime le plus, que dans la très grande
majorité des cas ce sont des gens qui réellement ont une personnalité morale.
Il me semble que M. Schaerer a répondu à la question en faisant la
description des qualités inhérentes à la science, qui sont des qualités
d’application, de rectitude, de conscience, que nous appliquons à la science.
Naturellement, on pourra dire que, dans un certain sens, nous avons une
tendance, en tant que scientifiques, à nous abstraire du monde ; mais c’est
surtout par obligation, par manque de temps. Nous sommes scientifiques dans
la mesure, malheureusement, où nous nous spécialisons, où nous concentrons
le maximum de nos efforts sur un problème donné.
Mais pour ma part, il me semble que la vieille idée de Voltaire, qu’en rendant
les gens plus intelligents on les élève moralement, correspond à mon expérience
personnelle et à celle de mes collègues.
M. RENÉ SCHAERER : Une petite question, qui peut-être nous conduira à un
certain résultat.
Est-ce qu’on pourrait admettre que les démarches de l’homme de science
sont valorisées moralement, comme vous venez de le dire, mais que les
résultats qui comptent dans le domaine public restent neutres ; que ce qu’on
L’homme et l’atome
333
reproche aux savants, ce sont leurs découvertes et non pas leur travail
d’élaboration ? Est-ce que cela vous paraîtrait juste ?
M. LE PASTEUR WERNER : Je pose tout de même une question concernant
cette neutralité du résultat scientifique.
Je suis tout à fait disposé à admettre que la connaissance est bonne en soi,
allant ici même plus loin que M. Bovet. Vous avez dit que la science n’est ni
bonne ni mauvaise en soi. On peut admettre que la connaissance est un
privilège éclatant départi par le Créateur à sa créature. Elle est bonne en soi,
mais est-ce qu’elle ne constitue pas un terrain brûlant, une zone névralgique où
interviennent des forces qui cherchent à s’emparer du savoir et du pouvoir
humain pour le pervertir ?
p.279 J’en viens directement à l’exemple suivant. Je ne suis qu’un profane en
matière scientifique, mais ayant lu un ou deux livres de Jean Rostand sur
l’avenir de la biologie scientifique, et sur l’expérimentation qu’on est en passe
de pratiquer sur l’homme en vue de la création d’une espèce soi-disant
supérieure, je me demande si la démarche de la pensée scientifique,
étroitement liée à l’expérimentation, ne se heurte pas, du point de vue moral,
spirituel, à une limite qui n’est autre que le respect du patrimoine humain,
spécifiquement humain, lequel ne saurait être entamé, aliéné ou survolté, sans
une sorte de blasphème, sans une sorte de péché contre la Nature, si l’on ne
veut pas employer l’expression de péché contre Dieu ?
Quand on lit, sous la plume de Rostand, des expressions comme
« bouturage humain », ou « chirurgie des chromosomes » par redoublement, ou
« sélection artificielle » visant à discriminer une espèce humaine supérieure, ne
touche-t-on pas du doigt une ambition scientifique, une sorte d’ivresse
prométhéenne, aboutissant alors à la négation même du savoir et du pouvoir
humains, ceci par un pseudo-dépassement qui arriverait, somme toute, à
défigurer le visage de l’homme ?
C’est la question que je pose très maladroitement. Je suis tout à fait disposé
à me lancer dans toutes les avenues de l’optimisme concernant les magnifiques
perspectives offertes à la science qui, comme le disait M. d’Astier, veut créer les
conditions du bonheur pour chacun. Mais est-ce que, à force de vouloir créer le
paradis sur terre, l’on n’aboutira pas à l’enfer sur terre, dans la mesure où la
L’homme et l’atome
334
connaissance humaine en viendrait à vouloir usurper le privilège de la divinité ?
M. DANIEL BOVET : Il y a deux problèmes. Sur le plan purement technique,
scientifique, qui est celui de Rostand, je pense que si réellement on peut greffer
des chromosomes, s’il y a une possibilité matérielle de le faire, on le fera, sinon
sur les hommes — je parle du point de vue expérimental — certainement sur les
animaux. Pour l’instant, Rostand ne travaille que sur les animaux. Il n’a pas été
question du tout, sauf en l’Allemagne hitlérienne, d’intervenir sur l’homme. Il y
a des questions de déontologie ; les médecins ont les règles de déontologie les
plus strictes.
Mais les savants ont le droit de s’intéresser aux problèmes de sélection à
outrance, comme à tout autre problème. Je ne crois pas du tout que les
romans de science-fiction, le surhomme de Wells, soient la seule solution. Au
contraire, il me semble que la solution la plus facile consisterait à rendre tous
les rats intelligents et à augmenter par quelque produit chimique l’activité du
système nerveux en général, de manière à rendre tout le monde capable
d’apprendre à lire et à rendre normaux le grand nombre de gens qui sont
reconnus malades, avant de créer des surhommes, avant de penser à diviser
la société en classes.
M. LE PASTEUR WERNER : Je pense tout de même qu’un problème moral et
spirituel se fait de plus en plus pressant pour l’homme de science. Et je rejoins
ici la question de p.280 M. Schaerer : au nom de quels critères la science
décidera-t-elle qu’elle ne peut pas pénétrer dans le domaine trois fois sacré de
la personne humaine ? Ou y pénétrera-t-elle tout de même en augmentant le
nombre de nos cellules cérébrales, de manière à créer une espèce humaine dont
le pouvoir de connaissance sera décuplé ? Race qui deviendra plus apte à
maîtriser les forces cosmiques ? Ce n’est hélas pas un roman, ni un mythe !
M. DANIEL BOVET : C’est de la déontologie médicale. Je crois que les
médecins ont affronté ce problème de manière rigoureuse. En particulier, on a
déclaré monstrueux de stériliser les déficients, de modifier le patrimoine
héréditaire, et décrété que la personnalité de l’homme était sacrée. Ce n’est pas
une question de biologie. Ce que le biologiste peut faire, dans son laboratoire,
c’est créer des méthodes nouvelles. Mais l’application de ces méthodes relève de
L’homme et l’atome
335
la déontologie médicale. Ce que nous trouvons sur le rat et sur le singe ne
pourra pas le moins du monde influencer ce qui se fait.
M. LE PASTEUR WERNER : Ce n’est pas l’opinion de Rostand.
M. EMMANUEL D’ASTIER : Je voudrais poser une question qui me semble plus
proche, probablement, de M. Bovet que de M. Werner.
Il y a deux questions qu’on mélange. La science et la médecine se trouvent
placées devant le problème de modifier, jusqu’à un certain point, la nature de
l’homme pour lui permettre d’accompagner le progrès. Si la science arrive à
faire en sorte que l’homme échappe à la loi de la gravitation, je trouve qu’il n’y
a là rien d’immoral, et je ne vois pas pourquoi l’homme n’accompagnerait pas
de sa propre évolution celle qui a été le fait de la nature. Sans cela, vous
interdisez pratiquement un certain nombre de progrès. Si l’on a la possibilité de
promouvoir l’ensemble de l’humanité, serait-ce par une augmentation naturelle
du cerveau, il n’y a pas à s’opposer à cela au nom de certains impératifs
religieux ; ce serait aller trop loin.
M. RENÉ SCHAERER : Un mot, cependant. Vous avez prononcé le mot de
« déontologie ». Il me paraît très important. Je crois savoir que dans les congrès
où les savants décident des règles de la déontologie, on fait appel à des
théologiens, à des moralistes, à des prêtres ou à des pasteurs en leur disant :
« Nous sommes moralement neutres, nous n’y comprenons rien. Donnez-nous
notre règle de déontologie. » Ou les savants eux-mêmes s’estiment-ils
compétents en matière de morale dans leur propre science ? Si c’est le cas, cela
confirmerait qu’il y a dans l’opération scientifique quelque chose de moral, et
qu’un savant se juge, avec raison, relativement compétent en matière de
morale.
M. DANIEL BOVET : Dans les congrès de déontologie, on fait appel à des
juristes, il me semble, et probablement à des moralistes. Mais je ne suis pas
compétent.
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : p.281 Je crois qu’il y a des difficultés que l’on
peut surmonter, et qui viennent du fait que l’on conçoit la morale comme un
L’homme et l’atome
336
système de normes éternelles et immuables. Je ne peux pas admettre ce
système sans détruire la liberté morale elle-même. Les savants qui
s’adresseraient à un déontologue pour savoir comment ils doivent se comporter
cesseraient d’être des savants. Si c’était de la compétence des moralistes
d’établir les limites de la science, je pense que vous détruiriez la science dans
ses sources même, dans sa raison d’être. Les dangers que vous avez dénoncés,
je crois les comprendre. Ce sont des dangers qui peuvent sembler aussi
terrifiants que réels, lorsqu’on part d’une conception moraliste du savant. Mais
le savant est un homme et sa création sera toujours humaine. L’homme ne peut
pas se dépasser ; c’est pourquoi il n’y a pas de justification à lui imposer des
limites. Si vous lui imposiez n’importe quelle limite, vous détruiriez sa nature
morale. D’ailleurs qui détiendrait le secret de ces limites, pour dire au savant :
Tu ne peux pas aller plus loin dans tes recherches ? Je ne pense pas qu’il y ait
un risque quelconque d’offenser Dieu en réalisant toutes les puissances de
l’intelligence humaine.
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Je crois qu’en faisant la comparaison avec la
déontologie médicale, on a soulevé un problème très intéressant. La science
médicale a plusieurs millénaires, et a sécrété sa propre morale et les limites de
son emploi.
Mais nous sommes devant un phénomène tout à fait nouveau, et — M.
Leprince-Ringuet l’a montré — la physique moderne n’est plus le fait d’un
homme, appliquée à un homme, mais le fait d’un groupe lié aux désirs matériels
de l’homme concentrés dans la volonté de puissance de l’Etat. La science
moderne ne distingue plus entre science pure et science appliquée. Elle est la
conjugaison de la force de l’intelligence des intellectuels et de la volonté de
puissance des Etats.
De ce fait, le problème moral qui se pose à la science moderne est d’un
ordre différent, et je ne pense pas que ce qui a pu réussir pour les médecins,
qui étaient des individus, puisse être également valable pour la science
moderne, qui est le fait d’un groupe, qui obéit donc à la loi du groupe.
Je me permets de revenir à une contradiction que j’ai trouvée dans l’exposé
de M. Bovet. D’un côté, il nous a affirmé qu’on ne peut pas arrêter le progrès
scientifique, et cela me paraît absolument certain ; l’expérience le montre.
L’homme et l’atome
337
D’autre part, il nous a dit fort justement que le sens moral n’est pas absent chez
le savant, qu’il est peut-être même plus aigu dans le monde scientifique
qu’ailleurs. Comment alors concilier progrès et morale ?
Nous constatons que la science progresse inéluctablement. Il ne faut pas
justifier ce progrès ; il faut voir le drame humain. L’idéal de l’homme est la
maîtrise de ses activités, l’activité scientifique comme les autres. Or, cet idéal,
l’humanité se trouve à l’heure actuelle impuissante à le réaliser, et c’est là le
vrai problème. C’est ce problème que nous n’osons p.282 pas suffisamment
regarder en face. Nous nous contentons de nous consoler avec des vœux pieux,
ou des scrupules, mais cela n’y change rien ; le problème reste entier.
M. DANIEL BOVET : Vous voyez une contradiction dans le fait que je blâme
mes collègues qui préparent des virus pour détruire l’humanité, et le fait que je
déclare que l’on ne peut pas arrêter le progrès ?
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Les scrupules des savants, qui sont infiniment
honorables, n’empêchent pas le développement de la science. Même si M.
Oppenheimer n’a pas voulu participer à la fabrication d’une bombe, cette bombe
a quand même été fabriquée, et maintenant elle est entre les mains des
hommes d’Etat, qui représentent la volonté de puissance de l’homme. Et l’on
sait le danger que cela constitue pour l’humanité. D’autre part, on pourrait aller
plus loin. Le désarroi existe même dans le monde scientifique, et j’en donnerai
pour exemple la contradiction présentée ici par les savants sur les dangers du
rayonnement atomique. Je ne veux pas prendre parti, je ne suis pas
scientifique, mais je dis simplement qu’il y a des contradictions complètes. Si
l’on s’adresse à des savants soviétiques, à des savants américains ou à des
savants neutres, on obtient des réponses totalement différentes : si les
commissions scientifiques appartiennent à des Etats qui fabriquent et utilisent la
bombe atomique, le danger est dit faible ; si ce sont des Etats neutres, le
danger est déclaré effroyable.
Je crois que nous nous consolons trop facilement. Nous n’allons pas chercher
la solution du vrai problème.
M. DANIEL BOVET : Sur la question de cette fameuse contradiction, je dirai
qu’il y a addition. Il y a l’homme de science qui considère le problème sans
L’homme et l’atome
338
jugement moral ; mais en plus cet homme de science est un homme en lui-
même, et il doit prendre une attitude morale.
J’ai seulement indiqué que le fait de la culture scientifique, le fait de
s’adonner aux sciences plutôt qu’à la danse classique, a une certaine influence
sur la manière de penser, et indirectement sur le sens moral d’un homme. Il y a
certainement un rapport entre la notion du vrai et la notion du juste. Or, le juste
est plus près du bien que du mal. Je vois donc une addition où vous voyez une
contradiction. Joliot-Curie a été très affirmatif sur ce point. Il a dit : « La science
n’est ni bonne, ni mauvaise, il ne faut en aucun cas blâmer une recherche
scientifique. On ne peut pas refuser de continuer à travailler dans certains
domaines, mais il faut instruire l’opinion publique. » C’est un tout autre
problème. Il l’a fait en tant qu’homme, et on peut dire que, dans un certain
sens, il a diminué son activité scientifique au profit de son activité sociale et
politique.
Quant aux réponses contradictoires, auxquelles vous faites allusion, nous
n’avons pas le droit de mettre en doute la sincérité des différents p.283 savants ;
les problèmes sont très complexes. Il y a différentes méthodes pour mesurer
l’énergie et la vitesse des différentes particules, et je crois que les différences
d’opinion sur ce point ressortissent surtout à des différences de point de vue
scientifique.
D’autre part, si les derniers rapports de l’O.M.S. montrent des divergences
certaines, de l’ordre de 1 à 5, dans la fixation du niveau de base et dans la
fixation des augmentations de radiations ionisantes autorisées et toxiques, ce
sont des divergences très réduites par rapport à ce qu’elles étaient auparavant.
Dans l’un des rapports est incluse une carte géographique montrant les
quantités de strontium radioactif recueillies dans des populations différentes, et
cela donne une idée assez homogène de la situation actuelle, que l’on n’avait
pas il y a un an ou six mois. Actuellement les savants ont dû se mettre d’accord
sur les méthodes de dosage du strontium. Des gens aussi différents que les
Australiens, les Russes, les Italiens, les Français, peuvent confronter les
résultats. Je crois que c’est trop simpliste de dire que les Russes et les
Américains minimisent la toxicité et de mettre en doute la sincérité des savants.
Quand vous avez deux manières de mesurer un phénomène, selon vos idées,
vous choisissez l’une ou l’autre. Il y a un facteur humain. Mais dans la mesure
L’homme et l’atome
339
où les savants uniformiseront leurs méthodes de mesure, où ils se mettront
d’accord, il n’y aura plus lieu de mettre en doute leur sincérité.
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Je crois que le problème central que j’ai posé reste
le même, c’est-à-dire que l’activité scientifique en elle-même ne sera pas
contrôlée, ni par les scrupules les plus honorables, ni par les vœux que nous
pouvons émettre. On n’arrêtera pas le progrès scientifique. Il est entraîné par
un déterminisme scientifique, non pas moral, ni immoral, mais amoral. Et la
moralité intrinsèque de ceux qui y participent n’y change rien. Nous ne voyons
pas réellement le problème du monde scientifique moderne, incapable, à
l’inverse du médecin qui a pu trouver en lui-même la force de maîtriser sa
puissance pour qu’elle ne devienne pas nuisible, de s’élever à un niveau moral
égal à celui des médecins du temps d’Hippocrate, dont la règle fondamentale a
été : d’abord ne pas nuire.
M. JEAN MARCHAL : Il ne faut pas oublier qu’il y a une différence capitale
entre la recherche fondamentale et l’application de la recherche.
Dans le cas de la découverte, c’est la raison du chercheur qui est en cause ; il
personnifie à ce moment-là la connaissance humaine. Dans le cas d’inventions de
techniques d’applications intervient la notion du juste, et c’est alors toute
l’humanité qui est en cause, et le savant avec elle, mais en tant qu’unité humaine
seulement.
Il y a ensuite la question, que vous avez soulevée tout à l’heure, de savoir si
l’importance des retombées radioactives est dix fois ou cent fois plus forte
suivant les hauteurs. C’est un problème purement scientifique posé aux savants.
Chaque savant, comme l’a dit M. Bovet, apporte p.284 sa contribution. Il étudie
un certain groupe humain. Il y trouvera une certaine dose de strontium
radioactif. Il se pourra que de l’autre côté de la lunette on ne trouve pas la
même chose. Cela ne veut pas dire qu’il y a opposition entre les thèses
défendues.
Il y a un problème beaucoup plus grave, qui est de savoir si on a le droit de
se servir d’arguments de cet ordre pour faire reposer l’humanité sur une
poudrière de plus de trente mille bombes atomiques. Ce n’est plus un problème
scientifique, mais humain, qui nous intéresse tous. Le problème scientifique
L’homme et l’atome
340
posé aux savants est de savoir si, dans les conditions actuelles, après les
explosions atomiques, il y a un danger pour l’humanité. Les savants ont répondu
selon la raison, et sans aucun parti pris ni politique, ni moral ou autre. Ensuite,
il y a un deuxième fait, sur lequel les savants prennent position, aussi bien ceux
qui ont fait les mesures que n’importe quel autre homme, c’est le fait de savoir
si on doit pouvoir encore fabriquer des bombes atomiques.
Dr TZANCK : Je voudrais parler d’un malentendu qui s’est glissé entre nous.
Ces jours-ci, on a beaucoup parlé du charme de M. d’Astier. Je crois que nous
avons tout à fait tort de parler ainsi. C’est vraiment ne pas avoir écouté la leçon
qu’il nous a donnée. Qu’est-ce que ce charme ? S’il nous a tous secoués, ce
n’est pas uniquement par ce qu’il a dit, c’est par ce qu’il a fait ici. Il est un des
seuls hommes qui, au lieu de nous dire : « Voilà la vérité, suivez-moi », nous
donne l’impression de venir ici pour nous comprendre, pour écouter. Il ne nous
a pas dit de choses tellement nouvelles, mais il les a dites d’une façon
différente.
Nous avons abordé une question fondamentale aujourd’hui : la question de
l’homme devant l’atome. Effectivement, au fur et à mesure que se déroulent ces
débats, nous sommes de plus en plus convaincus qu’au fond c’est le seul
problème. Mais en même temps, nous voyons les difficultés s’amonceler. Nous
sommes un peu effrayés.
Qu’est-ce qui se passe ? Chacun d’entre nous, quelle que soit la discipline à
laquelle il appartient, croit que les éléments qu’il apporte sont indispensables à la
solution du problème. Et chaque fois qu’un philosophe prend la parole, les
scientifiques et les politiciens sont très agacés ; ils voudraient qu’il fasse vite et
qu’on passe aux choses sérieuses. En réalité, ce n’est pas scientifique d’agir ainsi.
Nous avons à traiter aujourd’hui du problème de l’angoisse de l’homme
devant la destruction du monde. Ce n’est tout de même pas scientifique de
vouloir l’aborder en oubliant l’angoisse de l’homme devant sa propre mort. Or,
ici, nous faisons semblant d’être préoccupés par la seule question de la mort des
autres. On ne peut aborder honnêtement le problème de la destruction du
monde que si l’on aborde le problème de l’angoisse devant sa mort, et une fois
ce problème précisé, on peut aborder d’une façon objective l’autre problème.
Autrement, il y a une sorte de tricherie.
L’homme et l’atome
341
J’ai dit qu’il ne faut pas parler, mais écouter. Je ne veux pas donner le
mauvais exemple. Chacun de nous doit rentrer un peu ce qu’il a à dire et faire
un effort maximum d’attention au moment où l’autre parle. p.285 C’est une
grande leçon que nous a donnée M. d’Astier, et pour ma part, je tiens à la suivre
en me taisant.
M. GÉRARD MILHAUD : M. Bovet, pour la première fois dans ces Rencontres,
a fait naître parmi nous l’espoir en soulignant que les grands progrès qui ont été
obtenus en biologie et en médecine l’avaient été grâce aux isotopes radioactifs.
Il était important que sa voix se fasse entendre avec tant d’autorité pour
remettre à leur place certains aspects du débat auquel nous avons été conviés.
Depuis quinze ans, nos connaissances et nos moyens diagnostiques et
thérapeutiques ont prodigieusement progressé, et dans ce domaine, rien ne
peut remplacer les isotopes radioactifs. De bons esprits ont dit qu’il aurait mieux
valu capter l’énergie des vents, ou celle des marées, ou celle du soleil, plutôt
que l’énergie atomique. C’est possible, encore que cela se heurte à de très
grosses difficultés ; mais aucune de ces énergies ne pourrait être substituée à
l’emploi des isotopes. C’est le premier point.
Le deuxième point, c’est qu’on ne se représente pas très bien comment on
passe de l’utilisation pacifique à l’utilisation militaire de l’atome. Les grands
centres de recherche atomique ont une structure, un programme imposés en fin
de compte par les chefs d’Etat. Vous avez, en dessous du chef d’Etat, le savant,
et lorsqu’il s’agit de savoir si vous ferez un réacteur ou si vous accumulerez la
matière fissible pour faire une bombe, cela n’est pratiquement plus du ressort des
savants, mais des techniciens. Or, le technicien obéit aux ordres qu’on lui donne,
aux ordres du chef d’Etat. Aujourd’hui, il n’y a plus de recherche scientifique dans
le domaine de la bombe atomique. C’est une question de technique, ce n’est plus
une question de recherche. Je crois qu’il est important de le dire, parce que trop
souvent le savant fait injustement figure d’accusé.
Il y a dans ce que l’on appelle la recherche scientifique, plusieurs ordres de
fait. La recherche scientifique désigne, devrait désigner, la découverte
exceptionnelle qui, d’un seul coup, permet de faire un bond en avant
inimaginable. Pour citer un exemple familier à beaucoup de gens, lorsque les
Curie découvrirent la radioactivité artificielle, ils observèrent, au cours d’une
L’homme et l’atome
342
expérience, de singulières traces sur une pellicule photographique. Avant eux,
personne n’avait eu l’idée du phénomène qui pouvait se passer. On pensait que
toute radioactivité ne pouvait être que naturelle. Ils ont d’un seul coup compris
qu’ils avaient pour la première fois réussi à rendre un atome radioactif.
A côté de cela, il y a une recherche, qu’on appelle scientifique, qui consiste à
exploiter le domaine découvert par le premier type.
Enfin, on appelle recherche scientifique ce qui n’est au fond que l’application,
sur une échelle industrielle, de procédés qui dérivent du second type de recherche,
et je crois que le savant est parfaitement innocent des applications que peuvent
faire les techniciens ou de ce que peuvent décider les hommes d’Etat.
M. DANIEL BOVET : p.286 Il me semble que vous faites un panégyrique de ma
conférence...
Il est tout à fait exact que je cherche à être l’avocat des savants, et j’ai
cherché à démontrer le bien plutôt que le mal qui découlait de la question
atomique.
M. Tzanck et M. d’Astier pensent qu’il est bon, au contraire, de cultiver
l’angoisse. C’est leur opinion, ce n’est pas la mienne. Je pense qu’il faut aborder
avec beaucoup de précautions ce problème de l’angoisse. Jusqu’à présent, le
rôle du médecin était en général de diminuer l’angoisse du mourant, de la
famille au chevet d’un malade. M. d’Astier préconise un appel à l’opinion
publique, en mettant en avant les dangers de la fin du monde, les dangers des
explosions, les dangers que font courir les augmentations des radiations
ionisantes. C’est sa conviction profonde et je m’incline. Je pense qu’il le fait dans
un but très louable. Mais il le fait en tant qu’homme politique, en tant qu’homme
social, et pas en tant que médecin.
M. GÉRARD MILHAUD : Le dernier point, qui est d’ailleurs mineur, sur lequel
j’aurais voulu parler est le suivant.
Lorsqu’on nous a donné les statistiques de dépenses effectuées dans
différents pays pour l’ensemble des recherches, ces statistiques faisaient
apparaître une différence entre les pays les plus évolués dans ce domaine,
comme l’Amérique, l’Angleterre et nos propres pays : un facteur, en gros, de
2,06 pour la France et l’Italie, et 1,2 à 1,5 au plus pour l’Amérique. Ces
L’homme et l’atome
343
statistiques sont un peu moins favorables si on ventile ces dépenses suivant les
différents postes. En effet, pour les dépenses effectuées dans le domaine de la
biologie et de la médecine, le rapport entre Grande-Bretagne et France est
compris entre 1 et 7, 1 pour la France et 7 pour la Grande-Bretagne.
Enfin, il y a une phrase de votre exposé qui témoigne de votre foi dans la
recherche scientifique, mais qui, généralisée, pourrait peut-être présenter
quelques inconvénients : celle où vous suggérez que le chercheur est
suffisamment payé de sa recherche par sa recherche.
Je crois qu’il est très important que vous nous donniez votre pensée sur
cette question, puisque vous avez travaillé dans un Institut où je travaille
encore, et qui, pendant de longues années, a souffert d’une direction très
stricte, celle du Docteur Roux, qui estimait que le chercheur n’avait besoin de
rien, même pas d’appareils ; du moment que Pasteur avait fait ses principales
découvertes avec un tube à essais, il estimait que cinquante ans après il n’y
avait pas de raison pour ne pas continuer.
M. DANIEL BOVET : Je vous remercie de me donner l’occasion de revenir sur
une boutade, qui n’avait pas l’intention d’établir des normes de paiement du
personnel scientifique, mais de faire allusion au désintérêt du chercheur.
Evidemment, les statistiques que j’ai données étaient un peu rapides, et si
l’on examine les différents chapitres, les écarts d’un pays à l’autre peuvent être
plus considérables. J’ai insisté d’ailleurs sur le p.287 fait que le pourcentage, dans
la recherche pure, varie dans des proportions plus fortes que dans la recherche
globale, étant donné qu’il s’agit de 10 % ou de 15 % ou de 20 % d’un chiffre qui
varie par lui-même déjà dans la mesure de 0,4 à 0,6 % du revenu national.
Pour ce qui concerne le salaire des savants, je pense que le problème est
très important, parce qu’il y a souvent concurrence entre les laboratoires d’Etat
(ou les laboratoires qui font de la recherche pure) et les laboratoires industriels.
Le départ des meilleurs chercheurs pour les laboratoires industriels crée
certainement un vide dans les laboratoires de recherche. A certaines époques,
et particulièrement aux Etats-Unis, on a pu avoir l’impression que des industriels
tentaient de créer un monopole de la recherche. C’est le cas pour les
laboratoires de l’armée, qui cherchent à attirer les éléments les meilleurs avec
des salaires considérables.
L’homme et l’atome
344
A ce point de vue, on a pu interpréter ma conférence comme un panégyrique
de la science appliquée. On a même dit que c’était la conférence d’un
pharmacologue, mais pas d’un vrai savant. J’ai pourtant bien dit que c’était la
science pure qui menait le jeu, et que la science appliquée ne faisait que suivre.
Si j’ai plus insisté sur la science appliquée, c’est qu’elle est essentielle en ce
moment, en raison de ses rapports avec la science atomique.
M. ROGER GIROD : J’entends demander à M. Bovet de nous éclairer, par
quelques faits précis, sur la manière dont s’élaborent les problèmes que le
savant traite dans son laboratoire et qui se retrouvent, sous une autre forme, au
premier plan ou à l’arrière-plan de l’action pratique. En l’occurrence il s’agit de
l’action médicale, privilégiée à deux points de vue. D’abord, parce que la
médecine nous met en présence d’une science et d’une action qui touchent
directement l’homme, à la différence peut-être des sciences purement
physiques. Ensuite, parce qu’à la différence de ce qui se passe dans d’autres
domaines, il y a tout de même une certaine unanimité de vues dans la
population en ce qui concerne le but à atteindre.
Dressant alors un parallèle entre la science médicale et les sciences politiques et
sociales, M. Girod constate les difficultés que rencontrent ces dernières du fait du
manque d’unanimité de vues sur leur utilité et du fait qu’on leur demande toujours plus
qu’elles ne peuvent faire : on leur demande des miracles.
J’en viens maintenant à ma question : comment, finalement, dans le travail
du biologiste, s’établit le rapport avec les besoins pratiques ? Comment ces
besoins pratiques s’expriment-ils ? J’imagine par un passage graduel des
différents échelons de la hiérarchie médicale, depuis la clinique jusqu’au
laboratoire du savant. Quelle est la part, dans l’élaboration des programmes de
recherche, de la rationalité pure, c’est-à-dire du développement continu d’une
certaine ligne de pensée, indépendamment des fluctuations de l’action ? Et
quelle est la part, en quelque sorte, de la pression de la réalité, de la pression
de l’opinion p.288 publique — en tant qu’elle attribue une importance plus ou
moins grande à tel ou tel genre de maladie, suivant les époques ? Je demande à
M. Bovet de nous indiquer dans quelle mesure l’action médicale sert
véritablement de modèle à la recherche biologique.
M. DANIEL BOVET : Cette intervention me fait penser à une visite que M. de
L’homme et l’atome
345
Gasperi avait faite dans notre institut. Il nous avait dit : « Vous, scientifiques,
vous avez de la chance, parce que vous pouvez vérifier la valeur de vos
hypothèses. Il nous serait bien commode, à nous aussi, d’avoir une petite île
dans laquelle nous pourrions expérimenter le texte de nos lois avant de les
voter pour conduire la barque du gouvernement. »
En ce qui concerne le problème posé, qui envisage les méthodes ou les
raisonnements qui aboutissent au choix des arguments de travail, je dois dire
d’abord que nous sommes limités, et très fortement limités, d’une part par nos
connaissances et, d’autre part, par les moyens de travail qui sont à notre
disposition. Ce qui caractérise un bon chercheur, c’est qu’il a un certain flair
pour tirer parti au maximum de ses appareils, de ses collaborateurs et de ses
connaissances. Par exemple, en tant que chefs de laboratoire, un des problèmes
que nous devons résoudre est de choisir des sujets de recherche qui
correspondent au tempérament de chacun de nos collaborateurs. Il y en a à qui
il est plus utile et plus éducatif de donner des sujets restreints, qu’ils pourront
étudier dans un temps déterminé, mais dont la solution est déjà plus ou moins
prévue, il ne s’agira pas d’une découverte, mais d’un petit progrès. Vous pouvez
vous trouver, au contraire, devant des collaborateurs auxquels vous pourrez
confier des problèmes nouveaux, sans du tout savoir s’ils aboutiront à un certain
résultat.
Quant à la question éthique dans les recherches biologiques, j’y ai plus ou
moins répondu dans ma conférence. Naturellement, les recherches médicales ne
constituent pas du tout l’ensemble, ni même l’essentiel des recherches en
biologie. Il y a des gens qui font de l’excellent travail sur la statistique génétique
ou, dans des domaines encore plus lointains, sur des hormones végétales ou
animales, ce qui n’a pas de rapports directs avec la santé. On ne peut jamais
prédire qu’une recherche sera inutile, mais on ne peut pas toujours en prévoir
l’application immédiate. La science biologique ne se définit pas par des critères
d’utilité.
M. J. TOTH : Avant de poser ma question sur le point d’attache de la science
naturelle au régime juridique, permettez-moi de poursuivre brièvement un ordre
d’idées esquissé par M. Bovet dans son magistral exposé.
La deuxième révolution industrielle a mis la science, la recherche
L’homme et l’atome
346
scientifique, à la tête du progrès technique. Le résultat en est l’accélération du
développement de la technique, l’augmentation du revenu national et du niveau
de vie dans les pays industrialisés.
La physique nucléaire, l’astronautique, la cybernétique, la chimie avec la
photosynthèse et la pharmacologie donnent aux hommes de p.289 science une
position clé dans notre monde moderne. Mais, contraste frappant, la position
des savants dans la société reste confuse. Nous avons des parlements pour les
politiciens, des syndicats pour les ouvriers, alors que les associations
scientifiques, les académies des sciences ont une organisation qui date de la
première révolution industrielle.
La formation et la sélection des chercheurs, l’organisation des savants est
loin d’être résolue. Le seul moyen juridique de l’époque libérale, le brevet
d’invention, ne suffit pas pour régler la situation. Un droit des savants, dont
l’élaboration théorique est mise à l’ordre du jour par l’UNESCO, ne serait qu’un
remède partiel.
Les savants, et surtout les chercheurs des laboratoires, sont livrés au gré de
ceux qui financent leurs laboratoires : les chefs de la grande industrie ou les
chefs politiques qui représentent l’Etat.
La science et les savants ne tireraient-ils pas profit de la création de centres
de recherche internationaux, développant l’exemple du CERN dans chaque
branche de la science, et dont la fédération constituerait une communauté
mondiale des savants ? En d’autres termes, ne pourrait-on créer un ordre
international des savants ?
M. DANIEL BOVET : La question me paraît très intéressante. Je voudrais
brièvement y répondre.
Personnellement, je suis un démocrate très convaincu, et je pense qu’en
effet il serait utile — c’est la ligne générale de l’évolution actuelle — de
substituer à un académisme très autoritaire et un peu suranné, des associations
de travailleurs scientifiques. Il existe d’ailleurs une association de travailleurs
scientifiques, qui est extrêmement active et très utile, en particulier dans le
domaine atomique. Ce sont les savants atomiques qui nous ont donné
l’exemple. Ils publient une revue très remarquable, qui est le Journal de
l’Association des savants atomistes, et ils nous donnent l’idée d’un groupe
L’homme et l’atome
347
démocratique, organisé, de chercheurs qui peuvent étudier des problèmes
déontologiques avec une autorité et une compétence particulières.
Mais les organisations internationales ont toujours l’inconvénient d’être assez
pesantes pour les chercheurs eux-mêmes, et c’est peut-être la raison pour
laquelle elles n’ont pas le succès qu’elles méritent. Elles représentent une grande
perte de temps.
A côté des organisations internationales, il y aurait intérêt à organiser dans
chaque institut des syndicats qui s’occuperaient non seulement de questions
matérielles, mais encore de l’organisation du travail scientifique. Mais les
chercheurs de l’Institut Pasteur, par exemple, savent l’énorme difficulté que
représente la création de syndicats dans les instituts. On ne comprend pas à
quoi cela est dû, si ce n’est à l’individualisme ou au mauvais caractère des
savants, alors que c’est vraiment le domaine dans lequel il devrait être le plus
facile d’organiser une collaboration entre chercheurs, de la base au sommet.
Pratiquement, je crois que dans nos instituts européens, ce système de
collaboration fonctionne assez mal. Je n’ai jamais entendu parler d’instituts de
recherche qui soient organisés sur une base démocratique. Je ne sais p.290 pas
quelles sont les raisons psychologiques qui s’y opposent, mais ce serait une voie
intéressante à poursuivre.
Cette question est certainement très utile, parce qu’elle permet d’aborder
des questions déontologiques et des questions morales sur un plan concret.
LE PRÉSIDENT : M’est-il permis de poser une question ? Qu’appelez-vous
exactement une organisation sur une base démocratique ?
M. DANIEL BOVET : Nos grands instituts de recherches sont en général
l’institut de celui qui les a fondés et du savant qui les a créés. Par exemple,
l’Institut Pasteur a été créé autour de Pasteur. Mais même l’institut anglais créé
par Sir Henry Dale est resté un institut dont l’idéologie relevait de l’idéal de son
fondateur, et notre institut de Rome — nous en sommes très fiers, parce que
Marotta est une personne de premier plan — est réellement l’Institut Marotta,
presque autant que l’Institut des Sciences médicales.
On pourrait imaginer un institut dans lequel les buts de recherche, la
répartition des crédits, les voies à suivre, l’élaboration, naîtraient d’une
L’homme et l’atome
348
demande de la base. Il y aurait alors des réunions régulières, des délibérations,
une autorité de l’ensemble des chercheurs, et non pas seulement le directeur et
le chef de laboratoire, — il me semble qu’à l’Institut Pasteur on n’a même pas
réussi à donner une autorité collective au groupe des chefs de laboratoire —, et
au delà des chefs de laboratoire il faudrait créer un courant qui irait jusqu’aux
assistants, aux aides techniques, et qui contribuerait à créer un esprit de
recherche différent de celui qu’il y a actuellement.
D’ailleurs, c’est un peu le même problème que celui de l’université. Les
universités, également, ne sont pas toujours démocratiques, et là aussi, il y
aurait dans beaucoup de pays une tradition autoritaire à moderniser. On a parlé
de l’opposition de l’académisme et du syndicalisme. Nous sommes encore
souvent, au point de vue de l’organisation intellectuelle, sur le plan de
l’académisme.
M. PIERRE DUCASSÉ : Je vous remercie, Monsieur le Président, de bien vouloir
me donner la parole, car il me semble que les débats aboutissent à des
précisions extrêmement importantes.
Je poserai, moi aussi, une question, mais qui ne s’adresse pas au professeur
Bovet. C’est une question pour nous tous, et une question qui me semble sortir
directement, non seulement des conférences que nous avons entendues, mais
des débats de ce matin.
On a dit admirablement tout à l’heure, dans les trois dernières interventions
et dans les réponses de M. Bovet, que le statut du savant dans la société
paraissait confus à certains égards. On a dit à l’instant quelle structure possible
on pouvait envisager pour l’association des chercheurs. On a proposé un ordre
international des savants pour stabiliser leur statut.
p.291 Je crois que toutes ces questions sont fondamentales, et que toutes ces
questions sont en relation directe avec le problème de ces Rencontres. Le statut
interne des chercheurs est une question passionnante et difficile. Le statut de la
déontologie est une question passionnante et difficile. Et cependant, il faut aller
encore plus loin. Il faut poursuivre la même recherche dans les rapports entre
l’homme de la rue, comme on a dit, et les chercheurs, dans toutes les
catégories qui ont été envisagées.
Le problème vous paraît-il trop vaste ? Dites-le. Je ne le crois point. Je crois
L’homme et l’atome
349
en particulier qu’un ordre de savants qui se constituerait fermé, si démocratique
soit-il, serait une catastrophe.
Vous voyez dans quel sens je pose la question. Je demande sous quelle
forme il faut concevoir l’organisation du travail scientifique en soi, à l’intérieur
de ses propres disciplines, et dans les rapports avec l’homme de la rue. Plus les
savants sont riches de ce qu’ils nous apportent, plus ils sont gauches dans
certains rapports essentiels avec les autres hommes. Tout simplement parce
que leur spécialisation, le haut travail auquel ils se sont consacrés, le temps
dont ils disposent, ne les a pas préparés à aborder directement la tâche
essentielle.
La question que posent les Rencontres Internationales serait, me semble-t-il,
l’organisation, à concevoir progressivement, par effort collectif, du travail des
savants à un certain niveau, et du travail des savants en liaison avec les autres
hommes.
Dr TZANCK : Il me semble que la question revient un peu à la chose suivante :
sur quelles bases va-t-on appliquer le plan que nous cherchons ? Il ne suffit pas
de créer des syndicats, il faut que les syndicats sachent ce qu’ils veulent
défendre. Il ne suffit pas de dresser des plans scientifiques, il faut encore savoir
sur quelles bases les établir.
C’est pourquoi, tout à l’heure, j’ai dit que la collaboration de tous était
indispensable ; nous ne ferons qu’apporter notre eau au moulin de l’anarchie
si nous faisons des plans sans savoir où nous voulons aller. Alors se pose le
véritable problème : que voulons-nous que soit la science ? Que voulons-
nous qu’elle apporte, et quels sont les critères sur lesquels nous allons nous
appuyer ? Là, il y a un problème scientifique réel.
M. DANIEL BOVET : Je voudrais si possible que le Dr Tzanck développe encore
un peu son idée, nous donne un embryon de solution...
Dr TZANCK : Je ne suis pas du tout surpris que ce que je viens de dire apporte
un peu plus de confusion, alors que je voulais apporter de la clarté.
Je raconterai donc une petite histoire. Je suis médecin. Savez-vous quelle
est la différence entre le médecin de médecine générale et le spécialiste ? Ce
L’homme et l’atome
350
n’est pas du tout pareil ! Un médecin de médecine p.292 générale, c’est un
homme qui sait peu, mais sur beaucoup de choses. Puis il prend de l’expérience,
il travaille, il voit des malades, il en sait de moins en moins, mais sur de plus en
plus de choses. A la fin de sa carrière, il finit par ne rien savoir sur tout. Tandis
que le spécialiste, c’est différent. Le spécialiste est un homme qui sait beaucoup
de choses, sur un petit domaine. Il travaille, il prend de l’expérience, il en sait
de plus en plus sur de moins en moins de choses. Et en fin de carrière, il finit
par tout savoir sur rien.
Cela a l’air d’être une plaisanterie, mais je vous assure que c’est un drame
pour tout médecin. C’est devant des problèmes aussi absurdes et dramatiques
que nous nous trouvons tous les jours. Il n’y a de solution à des problèmes
aussi simples et fondamentaux que par une collaboration, mais il faut se mettre
d’accord. Nous cherchons une solution à ce problème de la médecine. Nous
allons y arriver, parce que nous saurons que le but est de guérir, mais ce sera
très difficile.
M. JEAN STAROBINSKI : J’aimerais poser une simple question. Il me semble
qu’à la limite, l’objet de ces syndicats, de ces associations internationales ou
nationales de savants, ne peut être qu’un seul : l’interdiction de l’utilisation de
certaines substances sans le visa ou la permission de cette autorité.
Mais, et ici il y a un grand « mais », — c’est M. Bovet qui m’inspire cette
réflexion —, les savants se trouvent aujourd’hui dans la situation d’un nouveau
prolétariat. Qui leur reconnaîtra le droit de donner ce visa et d’autoriser l’emploi
de telle ou telle substance ? Je crois que le problème ne se pose pas seulement
au sujet de l’atome ; il y a des problèmes tout aussi graves relatifs à certaines
substances chimiques. Pendant la seconde guerre mondiale, on a étudié des
paralysants irréversibles de la cholinesterase, qui peuvent provoquer des morts
aussi nombreuses que la bombe atomique. On ne les a pas utilisés, parce qu’il y
a un équilibre dans la terreur, comme pour la bombe atomique aujourd’hui. Mais
il faudrait souhaiter — c’est un vœu pieux — que cette non utilisation ne résulte
pas simplement de la crainte que l’adversaire utilise telle substance, mais du fait
qu’une autorité indiscutée, puissante dans le monde entier, empêchât
l’utilisation de substances de cet ordre.
LE PRÉSIDENT : J’ai devant les yeux un texte écrit par M. Lambillotte qui se
L’homme et l’atome
351
rapporte à cette question, et son auteur m’a demandé de vous le lire :
« Le problème moral que posent les conséquences de la physique
nucléaire se situe sur plusieurs plans. Sur le plan du savant, et on l’a
fort bien dit ici, il serait souhaitable — sans pour autant attenter en
rien à sa liberté de chercheur — que, devant l’ampleur des
conséquences de certaines découvertes et puisqu’aussi bien le
scientifique est le mieux à même d’en juger au départ, celui-ci
s’interroge sur les dangers éventuels de la poursuite ou de la
divulgation de certaines recherches qui peuvent néanmoins, sur le
plan de la connaissance, s’avérer indispensables. p.293 Puisqu’il
semble bien que l’on se dirige vers la constitution empirique d’une
famille plus ou moins étendue de savants ou d’initiés, ne pourrait-on
pas souhaiter qu’une déontologie du savant et du chercheur se
précise ? Et même que l’on arrive à mettre sur pied, quelque chose
comme un ordre international des savants ou de la science, sur le
modèle ou dans l’esprit de l’ordre des avocats ou des médecins, par
exemple ?
Un tel ordre, qui devrait être très strict, constituerait au surplus une
protection du savant lui-même, contre les pressions dont il peut être
l’objet de la part des autorités politiques. Il se sentirait aussi moins
isolé devant ses éventuels débats de conscience. La morale de l’ordre
serait pour lui, en quelque sorte, une loi écrite ou non, mais qui
pourrait apparaître un jour comme la sauvegarde la plus efficace
contre les abus de ceux des chercheurs scientifiques qui, pour
reprendre une expression de Robert Jungk, sont avant tout attentifs à
la volupté de la recherche pour la recherche, quelles qu’en puissent
être les conséquences.
Je livre cette idée à votre attention. Je crois cependant que c’est au
niveau des savants eux-mêmes, dans leurs rapports avec les
autorités politiques et dans leurs rapports ultérieurs, à travers les
conséquences de leurs découvertes, avec le reste de leurs
semblables, que la solution du problème d’une morale efficace
pourrait le plus opportunément à mon sens, être recherchée. On
imagine aisément le prestige et l’autorité que pourrait s’assurer un
L’homme et l’atome
352
collège composé de Prix Nobel par exemple, et qui constituerait le
conseil de l’ordre.
Je voudrais seulement ajouter que ce serait peut-être très heureux, mais
qu’il ne faudrait pas que les conseils deviennent avant tout des organes de
protection professionnelle.
M. DANIEL BOVET : M. Starobinski a dit qu’il faudrait que l’un des buts de ces
réunions de travailleurs scientifiques soit de décider quelles substances sont à
prohiber. Je ne suis pas de cet avis, car si les savants décident qu’une
substance ne peut pas être utilisée, cela ne veut pas dire qu’elle ne le sera pas.
Les décisions n’auront pas force de loi. Les décisions doivent être prises par des
réunions de gouvernements, dans le cadre de la Croix-Rouge. Les savants ne
décideront jamais d’utiliser l’ypérite ou la bombe atomique. L’histoire prouve
qu’on ne les a pas consultés, et je crois que sur ce point les associations que
nous pourrions créer seraient inefficaces. Elles pourraient proposer des
recommandations aux Etats, et c’est tout.
D’autre part, le problème du contact entre les savants et l’homme de la rue
est, pour nous, très angoissant. Il y a encore quelques années, le savant était
un professeur d’université, il avait encore des contacts avec ses étudiants. Or, la
ligne générale dans laquelle l’évolution se poursuit est de retirer peu à peu au
savant jusqu’à ses étudiants, sous prétexte que celui qui fait de la recherche
pure n’a plus le temps d’enseigner ; il n’aura qu’un nombre restreint de
collaborateurs. La ligne générale tend à isoler le savant. Qu’il ait devant lui des
étudiants, ou mieux encore, des hommes de la rue, c’est très louable, mais ce
n’est p.294 pas réalisable. L’exemple de Joliot-Curie montre que pratiquement les
personnes les plus géniales, les plus douées, ont beaucoup de peine à mener de
front la recherche scientifique et ce contact nécessaire avec l’homme de la rue.
Nous avons l’air d’être des brutes, de nous comporter très mal, de nous
désintéresser des problèmes généraux. C’est que ces problèmes sont tellement
complexes et que les questions intellectuelles et scientifiques qu’on nous pose
se développent si rapidement, qu’il ne reste pas le temps matériel suffisant ni
pour un enseignement, ni pour un contact normal avec l’homme de la rue. Une
semaine comme celle que nous venons de passer est une semaine très
instructive, et je remercie beaucoup tous les interlocuteurs qui m’ont fait part de
leur point de vue, mais si je devais passer mon temps entre l’UNESCO, l’ordre
L’homme et l’atome
353
des savants qui se créera, et les associations scientifiques, mon travail
scientifique en souffrirait énormément.
M. ROGER GIROD : J’aurais voulu enchaîner sur ce qu’a dit M. Starobinski tout
à l’heure, pour dire que je serais volontiers parmi les premiers inscrits pour
soutenir un mouvement en faveur de la création d’un ordre des savants, dont le
but serait d’interdire certaines pratiques. Mais je serais aussi probablement
parmi les premiers opposants en face de l’idée de créer une sorte d’organisme
tutélaire — vous avez employé le mot d’autorité supérieure — qui dicterait dans
quelle direction il convient d’engager la recherche. Ceci pour toutes sortes de
raisons, certaines d’ordre politique, mais aussi d’autres d’ordre strictement
scientifique.
Par définition, cette autorité, certainement constituée de savants qui
auraient réalisé déjà certaines découvertes, serait représentative d’un état de la
connaissance, contre lequel, vraisemblablement, devraient se défendre les
nouvelles générations qui auront à faire comprendre leur point de vue. Il y
aurait donc nécessairement incompréhension entre ceux qui proposeraient des
nouveautés et ceux qui seraient à la tête du plan. En somme, je crois qu’il y a
un gros problème, parce qu’on ne peut pas tout faire à la fois et qu’il faut
choisir.
Je pense que la première tâche de ce groupement sera de définir la marge
de liberté qui doit nécessairement être laissée à chacun, de manière à ce que le
maximum de possibilités soient essayées.
M. JEAN STAROBINSKI : Je n’ai pas parlé de l’orientation de la recherche. Je
crois qu’une super-académie internationale serait aussi vaine que les académies
nationales, dans l’ordre de la science.
D’autre part, je crois qu’il faut se contenter de l’efficacité, peut-être minime,
des recommandations. Comme le disait tout à l’heure M. Bovet, on ne peut pas
faire plus que des recommandations. Les savants viendraient à titre privé, et
peut-être auraient-ils contre eux et contre leurs recommandations des
puissances collectives industrielles et nationales. Les conflits persisteraient sans
doute. Les choses ne s’arrangeraient certainement pas si vite. J’ai voulu
indiquer ce qu’à la limite pourrait désirer, en fait p.295 d’action, un groupement
L’homme et l’atome
354
de ce genre ; et cette action, malheureusement, se limiterait à des propositions
qu’il appartiendrait à d’autres d’accepter et d’exécuter.
M. JEAN MARCHAL : Je crois que la façon d’arriver à sortir les chercheurs
d’une certaine ornière nationale et à internationaliser le problème de la
recherche et de ses incidences sur l’humanité, est de faire appel à la liberté
d’expression. Je suis totalement opposé à la création d’un ordre strict, avec des
règles qui amèneraient automatiquement, au bout d’un certain temps, avec
l’usure des chercheurs eux-mêmes, une forme de conservatisme qui serait
extrêmement dangereuse, parce qu’il se créerait en somme un super-
gouvernement, ce qui serait une catastrophe.
En second lieu, je crois qu’à l’intérieur des nations, il doit y avoir une
harmonie aussi complète que possible entre les différentes branches de la
science, car la science est indivisible. C’est évidemment très difficile à réaliser,
surtout qu’à l’heure actuelle on est en train, dans beaucoup de pays, de faire
naître des gigantismes extrêmement dangereux. Je citerai notamment le
domaine de l’énergie atomique où, dans certains pays, on veut aller vite. On
risque d’aller trop vite ; et pour obtenir ces résultats, on offre à certains des
situations auxquelles tous les chercheurs devraient pouvoir prétendre. Je ne
veux pas dire que les gens qui travaillent dans les cités atomiques jouissent de
conditions trop favorables. Ils sont néanmoins favorisés, et de ce fait une bonne
part de ceux qui montrent des aptitudes à la recherche sont plus ou moins
attirés par la recherche atomique. On risque donc de créer un déséquilibre entre
les chercheurs des secteurs favorisés par l’Etat et les chercheurs des autres
secteurs, et de faire naître artificiellement des classes de chercheurs.
Je crois qu’une des premières choses à faire pour éviter les applications
catastrophiques de la science pure, est de lutter contre toutes les formes de
cloisonnement des chercheurs.
En second lieu, il faudrait que la liberté d’expression soit respectée dans tous
les pays, ce qui créerait l’internationalisme de la science et la possibilité
d’expression des scientifiques dans la communauté humaine mondiale.
Dr TZANCK : Je me demande si le premier pas à faire ici n’est pas de distinguer
de façon absolue le problème de la survie et les problèmes de l’angoisse.
L’homme et l’atome
355
Quand il y a un problème de survie, il n’y a pas de problèmes moraux, il n’y
a pas de problèmes psychologiques, il n’y a pas de problèmes politiques : il faut
survivre. Donc, il faut souscrire à toutes les conditions pour survivre et ne pas
dire : cela va compromettre le progrès.
Le Dr Tzanck fait état de son expérience de médecin transfuseur-réanimateur pour
dire que dans l’extrême urgence il n’a plus de choix : « Il faut survivre. »
Donc, je vais vous dire ce qu’il faut faire pour survivre. Ensuite, nous
aborderons le problème réel.
p.296 Je suis d’extrême-gauche, mais d’où que viennent les engagements
pour la trêve, même si je suis convaincu qu’en fin de compte ils favorisent mes
pires adversaires, qu’ils vont favoriser le conservatisme social, je m’engage
solennellement à y souscrire, parce qu’il n’y a pas de choix, parce qu’il faut tout
faire pour cette trêve. Après, nous pourrons reprendre les problèmes réels de la
paix.
Il faut envisager la trêve, l’arrêt du danger de mort pour nous tous. Et
même si le problème du matérialisme, le problème du christianisme sont
fondamentaux, ils deviennent néanmoins secondaires. C’est comme le malade
qui a une maladie de cœur : c’est fondamental, mais s’il meurt d’une
hémorragie, il faut d’abord arrêter l’hémorragie.
Nous sommes dans cet état, en ce moment. Nous avons beau dire que nous
ne nous comprenons pas, nous nous comprenons admirablement. Nous voulons
survivre. Après, nous verrons dans quelles conditions. Mais séparons les deux
choses. Quand nous parlons de trêve, sachons que nous parlons de survie, et
quand nous parlons de paix sachons que nous parlons d’éducation.
M. VO TANH MINH : Comme on a beaucoup parlé de morale ce matin, je me
permets de vous poser une question concernant la morale.
Pour préciser ma question, je voudrais vous parler un peu de la morale de la
science en Extrême-Orient, sans vouloir porter aucun jugement de valeur.
Dans l’Antiquité, en Extrême-Orient, les hommes de science se gardaient
bien de laisser à la postérité ce qu’ils avaient acquis. Je cite seulement les noms
de Ko Min, un grand stratège, et Va Ta, un grand chirurgien. Avant leur mort, ils
ont détruit tout ce qu’ils avaient écrit, pour ne pas laisser entre les mains des
L’homme et l’atome
356
mauvais sorciers un matériel dont ils auraient pu faire un mauvais usage. C’est
la raison pour laquelle l’Extrême-Orient est très arriéré par rapport à l’Occident
en fait de civilisation matérielle.
Je voudrais connaître, Monsieur Bovet, votre position sur cette prudence
exagérée de l’homme de science.
Vous avez abordé dans votre conférence ce que j’appellerai la psychologie
animale, à propos de l’intelligence de vos rats.
J’aimerais savoir si, en reconnaissant l’intelligence des rats, vous
reconnaissez l’existence de la conscience animale, en général. De là découlerait
une sorte de morale concernant le respect de la vie des animaux, ce qui d’une
part pourrait choquer certaines conceptions chrétiennes, et qui, d’autre part,
risque de déplaire à des savants qui pratiquent encore à l’heure actuelle des
expériences sur des animaux.
M. DANIEL BOVET : Il me paraît bien tard pour aborder des problèmes aussi
variés, quoique importants, comme celui de la vivisection et celui de la
personnalité ou de la conscience animale. J’ai beaucoup à me reprocher au point
de vue vivisection. Tout ce que je veux dire, c’est que moi et mes collègues
nous évitons toujours p.297 complètement de faire souffrir l’animal. Mais
évidemment, nous créons de grands élevages que nous finissons toujours par
exterminer, et à ce point de vue-là, nous avons beaucoup à nous reprocher.
Dans ce cas, le critère d’utilité, pour nous pharmacologues, qui avons la chance
d’être dans le domaine de la médecine, est une certaine justification, et nous
pouvons penser qu’après tout, nous avons sauvé un certain nombre de vies
humaines avec des rats, des cobayes, des lapins.
Pour rentrer dans le domaine de ces réunions, je voudrais m’associer à ce
qu’ont dit les deux derniers orateurs, et en particulier le Dr Tzanck, car moi
aussi, en dehors des considérations intellectuelles, morales et philosophiques
que nous avons développées, je puis tirer des conclusions très personnelles de
cet échange de vues. Personnellement, je pense ne pas avoir assez pris parti
dans ce drame et ce dilemme qui se pose pour ou contre la bombe atomique, et
je pense qu’effectivement les échanges que j’ai eus m’engageront à m’associer
plus activement à ceux qui, comme M. d’Astier et M. Tzanck, ont si bien montré
l’importance du problème.
L’homme et l’atome
357
LE PRÉSIDENT : Je remercie M. Bovet de la part qu’il a bien voulu prendre à
cette discussion, et je lève la séance.
@
L’homme et l’atome
358
SEPTIÈME ENTRETIEN PUBLIC 1
présidé par M. René Schaerer
@
LE PRÉSIDENT : p.299 Je déclare ouvert notre entretien et je donne
immédiatement la parole à M. Vo Tanh Minh.
M. VO TANH MINH : Je viens ici en parent très lointain et très pauvre.
Mais c’est une occasion exceptionnelle pour moi de pouvoir parler à un
pasteur très connu, en même temps qu’à un prêtre catholique.
J’ai retenu hier de vos conférences, Monsieur le Pasteur et Révérend Père,
deux maîtres-mots : souffrance et amour.
Ce sont des mots que j’ai appris depuis l’enfance, mais dont je n’ai compris
la pleine signification que depuis que j’aborde la philosophie et la morale
chrétienne. J’ai toujours compris le mot amour et surtout le mot souffrance,
dans un sens universel, très général. Vous avez cru devoir insister sur l’origine
et la visée de ce mot amour. Je voudrais bien que vous me donniez quelques
éclaircissements.
D’autre part, dans la deuxième partie de votre conférence, vous avez
demandé qu’on nous donne les moyens d’organiser et de défendre nos
valeurs spirituelles et morales. Je suis venu de très loin pour chercher la
paix, et pour défendre également les valeurs morales dont vous parlez.
J’aimerais que vous m’indiquiez à moi, Extrême-Oriental, les moyens que
vous envisagez.
En attendant votre réponse, je voudrais faire un vœu qui découle de mes
longues méditations. Je me base toujours sur les mots que vous avez
prononcés : souffrance et amour. Je ne vois pas par quel moyen nous défendre.
Et d’ailleurs, nous n’avons pas besoin de nous défendre, si vraiment nous
sommes près et de l’amour et de la souffrance. Pour moi, il n’y a pas d’amour
1 Le 12 septembre 1958.
L’homme et l’atome
359
sans souffrance, et pas de souffrance sans amour. Ces deux maîtres-mots se
complètent de façon heureuse.
p.300 Pour pouvoir nous défendre, pour reprendre votre mot, et faire valoir
notre valeur morale et spirituelle, je vous demanderai, à vous, Monsieur le
Pasteur, et à vous, Révérend Père, qui représentez ici deux Eglises très
connues, très organisées, d’étendre le sens œcuménique à d’autres religions du
monde. Je ne vois pas de salut pour l’humanité sans une intercompréhension
spirituelle, non seulement dans l’Eglise chrétienne, mais dans toutes les Eglises
du monde. Le jour où nous aurions une entente, ne serait-ce que sur une base
très restreinte, mais une base éthique, il n’y aurait à craindre ni le matérialisme,
que nous combattons, ni l’athéisme.
C’est un vœu que je fais en toute humilité, comme quelqu’un qui a beaucoup
souffert et qui cherche depuis dix ans dans le monde occidental...
LE PRÉSIDENT : Une question vient d’être posée.
M. Boegner devant nous quitter avant l’entretien de demain, nous avons
admis que c’est autour de son exposé que porterait principalement la discussion
de ce matin, sans évincer le moins du monde le R. P. Dubarle qui aura toutefois
la possibilité demain matin de répondre à d’autres questions touchant son
exposé.
M. LE PASTEUR BOEGNER : Je voudrais dire aussi brièvement que possible,
d’abord que j’ai été profondément touché par ce que je viens d’entendre, et
qu’en écoutant M. Vo Tanh Minh je me rappelais qu’il y a quelques semaines, à
Bruxelles, j’avais été appelé par le Commissariat de l’Exposition à être l’un des
quatre orateurs délivrant, si j’ose employer cette expression un peu vieillie, le
message spirituel que l’exposition de Bruxelles voulait adresser au monde. Nous
étions quatre, et parmi les quatre, il y avait un vénérable professeur de
l’Université de Tokyo, âgé de quatre-vingt-huit ans. Il nous a fait entendre des
paroles très semblables à celles de M. Vo Tanh Minh. Je dois dire que j’ai été
bouleversé, parce qu’en l’écoutant, j’avais l’impression d’écouter un
commentaire magnifique et profondément émouvant du chapitre XIII de la
première épître aux Corinthiens de l’apôtre saint Paul :
« Quand même je parlerais toutes les langues des hommes et des anges, si
L’homme et l’atome
360
je n’ai pas l’amour, je ne suis qu’un airain résonnant, une cymbale
retentissante... »
De telle sorte que j’ai le sentiment profond qu’il y a entre certaines grandes
religions de l’Orient et le christianisme des points de contact extraordinaires, et
qu’en particulier, dans ce domaine de l’amour, d’un amour qui implique
nécessairement la souffrance, et une souffrance qui se dépasse elle-même
puisqu’elle s’achève en amour, nous avons des points de contact
extraordinairement précis.
Je comprends très bien ce souhait qu’exprime M. Vo Tanh Minh à propos de
l’œcuménisme. Il me permettra de dire que l’œcuménisme entre chrétiens est
déjà un problème tellement énorme que nous devons p.301 un peu, entre
chrétiens, essayer de voir dans quelle mesure nous pouvons surmonter des
divergences doctrinales incontestables, tout en creusant aussi profondément
que possible cette certitude que nous avons d’être un dans l’amour dont Jésus-
Christ nous apparaît comme la source.
J’ajoute qu’il y a eu déjà à diverses reprises dans le monde des tentatives de
rencontre entre représentants de toutes les grandes religions. Il y en a eu à
Chicago, en 1900. Il y en a eu à Paris, ailleurs encore. On en projette de
nouvelles, et il est excellent que des rencontres entre des représentants du
christianisme et des représentants des autres grandes religions de l’Extrême-
Orient et celles de l’Islam puissent aboutir à cette mise en pleine lumière de
certains points fondamentaux sur lesquels tous ceux qui croient, non pas
seulement à la valeur de l’esprit et à l’âme humaine, mais qui croient à une
vocation, à ce que j’avais entendu appeler ici une « visée », sont d’accord.
M. Vo Tanh Minh me fait l’honneur de me demander comment organiser la
défense des valeurs morales, et quels conseils donner à un représentant de
l’Extrême-Orient. Je suis obligé de dire qu’il y a là un point sur lequel il faudrait
tout un exposé. Je crois qu’il est nécessaire de défendre les valeurs morales et
spirituelles, dans un monde qui, d’une part, et en particulier dans certains
grands pays capitalistes, est entraîné vers un matérialisme, tout au moins
pratique, dans lequel les préoccupations spirituelles sont peu à peu étouffées,
mais dans un monde aussi où la technique poussée à outrance prend le dessus,
ce qui n’est nullement favorable à la vie intérieure.
La défense des valeurs morales et spirituelles est une nécessité absolue pour
L’homme et l’atome
361
qui croit que, malgré tout, c’est l’esprit qui doit dominer dans ce monde ; et si
nous voulons organiser cette défense, nous devons commencer par l’organiser
en nous-mêmes, ce qui est une affaire singulièrement difficile parfois. Nous
devons essayer, par un rayonnement d’âme aussi pénétrée d’amour, de sainteté
que Dieu voudra bien nous l’accorder, d’établir une sorte de contagion qui peu à
peu décide les hommes, et pas seulement les chrétiens, les hommes de bonne
volonté qui croient à la souveraineté de l’esprit, à se grouper ensemble pour
organiser ensemble cette défense. Il y aurait infiniment de choses à dire, mais
j’ajouterai simplement ceci :
Hier soir, en parlant, j’ai eu le sentiment, d’une part que c’était une richesse
incomparable d’avoir l’occasion de traiter à deux, sur la même tribune, le même
sujet, mais qu’en même temps c’était une obligation de mutiler sa propre
pensée, de renoncer à quantité de choses qui seraient essentielles à dire, ce qui,
naturellement, donne une impression de vide, d’absence, et provoque les
questions de ce matin.
Voilà ce que je voulais dire en réponse à votre si émouvant appel.
R. P. DUBARLE : Je pense que le pasteur Boegner a répondu pour les deux, et
comme l’entretien est centré autour de son exposé d’hier, je veux simplement
dire à M. Vo Tanh Minh combien je me joins à ce qu’il a si magnifiquement
expliqué pour nous deux.
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : p.302 J’éprouve un certain malaise à intervenir
après deux conférences comme celles d’hier soir, trop grandes et trop belles
pour qu’on puisse mettre en face quelques remarques. Mais puisqu’il faut quand
même dire ce qu’on pense, je voudrais poser des questions. Je me suis
demandé s’il en résultait une idée claire de l’attitude du chrétien en face de la
bombe atomique. Cette idée, je ne l’ai pas trouvée, car les grands théologiens
s’étaient exprimés avec la même autorité dans deux sens. Bien sûr, tous pour la
paix, mais les uns refusant nettement l’arme atomique, les autres au contraire
l’acceptant, faisant valoir la considération qu’il y a quelque chose qui est bien
plus précieux que la paix et la vie elles-mêmes.
La paix, dit M. Boegner, doit être dans la justice et la liberté. Ces deux mots
évoquent toute la polémique des deux blocs : celui qui se déclare pour la paix
L’homme et l’atome
362
sans autre détermination, et celui qui veut la paix avec justice et liberté. La
question est précisément de trouver une solution du conflit entre les deux paix !
Le remède, sera-ce l’amour ? On nous avait dit d’abord la fraternité ; l’amour
est peut-être plus que la fraternité. Mais l’amour est plutôt une fin qu’un moyen. Ce
qui fait défaut, ce sont les conditions de l’amour. L’amour me semble devoir être le
couronnement de l’œuvre que nous devons accomplir. Peut-être est-il déjà présent
en quelque sorte dans les forces nécessaires pour accomplir cette œuvre. C’est
parce que les hommes ne s’aiment pas assez ou pas du tout que nous sommes
acculés à des difficultés extrêmes. Or, à mon avis, faire appel à l’amour pour
résoudre ces difficultés c’est mettre la charrue devant les bœufs. L’amour chrétien,
l’amour humain est l’objet d’une conquête et non pas une donnée gratuite. C’est
pourquoi je pense que cet amour ne peut pas être considéré comme un moyen.
Nous devons créer ses conditions ; il est l’objet de nos aspirations, non une
possession actuelle.
M. LE PASTEUR BOEGNER : Je voudrais répondre sur la question relative à
l’attitude des Eglises. Il faut que je précise ce qui existe en fait. J’ai essayé de
montrer quel était l’écartèlement, non pas seulement des chrétiens individuels,
en présence de la menace d’une guerre atomique et de l’utilisation des essais
nucléaires, mais l’écartèlement des Eglises dans les discussions auxquelles
donnent lieu ces menaces.
La situation est celle-ci : tout le monde est pour l’interdiction. Toutes les
résolutions des Eglises, quelles qu’elles soient, depuis des années, demandent
et redemandent sans cesse l’interdiction totale des armes nucléaires, sous
contrôle interne national, mais aussi sous un contrôle international dont les
conditions ont été définies avec beaucoup de précision par la commission des
Eglises pour les affaires internationales, qui est la grande commission du conseil
œcuménique, avec des contacts avec l’ONU et toutes les délégations de l’ONU à
New-York. Sans cesse, ses résolutions ont préconisé l’interdiction totale des
armes nucléaires, et l’interdiction des essais. On est d’accord sur l’interdiction,
mais le désaccord apparaît sur l’utilisation des armes atomiques actuelles.
p.303 Prenez par exemple la conférence des évêques anglicans, réunie à
Lambeth au mois de juillet et au commencement du mois dernier. Si les
évêques anglicans n’ont pas été entièrement d’accord, c’est parce que les uns
L’homme et l’atome
363
disent : nous devons déclarer tout de suite, que d’aucune manière, en aucune
circonstance, il ne pourra être fait usage des armes atomiques quoi qu’il arrive,
et que les autres disent : du moment que les armes atomiques existent, qu’elles
seront employées par les autres, tant qu’il n’y a pas un désarmement portant
d’abord sur les armes atomiques et sous un contrôle international réel et
réellement efficace, nous ne pouvons pas a priori dire qu’il est absolument
impossible qu’un Etat se serve des armes atomiques dans la défense qu’il devra
opposer à une guerre menée avec des armes atomiques. Car la question qui se
pose est celle-ci, et le dilemme est tragique : ou bien renoncer unilatéralement
aux armes atomiques et s’exposer à ce que vous savez, ou alors donner
d’avance l’impression que l’on capitule, et que l’on accepte d’avance, en quelque
sorte, les conditions de l’ennemi.
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : J’avais bien compris. Ce que j’ai voulu dire c’est
que cette attitude laisse les choses telles qu’elles sont. Elle n’améliore pas la
situation. Tout le monde est d’accord sur l’interdiction, mais la difficulté, c’est
justement le contrôle, c’est de vaincre les oppositions des deux blocs. Je ne vois
pas que les Eglises apportent une contribution à la solution de cette difficulté.
M. LE PASTEUR BOEGNER : Il est possible que vous ayez le droit de dire
qu’elles n’apportent pas de solution. Mais j’ai simplement essayé de dire très
objectivement, étant donné le problème, que les Eglises font quelque chose.
J’en viens à ce qui m’apparaît essentiel dans cette affaire : l’amour, fin ou
moyen.
Il faudrait parler pendant des heures. Précisément, l’amour chrétien se
trouve au commencement, et voici pourquoi. Je pensais, en vous écoutant, à
l’admirable parole de Jean dans sa première lettre : « Nous aimons, parce qu’il
nous a aimés le premier. » L’amour, dans l’âme chrétienne est le fruit et l’effet
d’un amour premier, toujours prêt à recommencer. Nous, chrétiens, nous
croyons que Dieu est éternellement amour, et comme le dit Karl Barth dans son
dernier ouvrage, nous croyons que l’être de Dieu est amour, nous croyons que
l’être de Dieu est d’aimer, et que par un surcroît d’amour Dieu a créé le monde
et l’homme, et que l’action de Dieu est essentiellement un effort constant pour
éveiller en l’homme une réponse à l’amour qu’il refuse.
L’homme et l’atome
364
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Pourquoi l’homme n’aime-t-il pas l’amour ?
C’est là le problème.
M. LE PASTEUR BOEGNER : L’homme n’aime pas l’amour parce qu’il s’idolâtre
lui-même, se rend un culte à lui- même. Il n’a pas fallu attendre Feuerbach pour
dire que le moment p.304 capital serait celui où l’homme deviendrait son propre
Dieu. Déjà le diable, sous la forme du serpent, avait murmuré à notre premier
père : « Vous serez comme des Dieux. » Oui, nous voulons être comme des
Dieux. Nous nous aimons nous-mêmes, et nous n’aimons pas les autres. Il faut
dans l’âme de l’homme cette révolution dramatique, en vertu de quoi il y a un
renversement total et où l’homme apprend à aimer.
Nous chrétiens — je ne parle pas des musulmans et des bouddhistes —,
nous croyons que nous n’aimons que parce que l’amour est révélé comme
venant à nous, s’offrant à nous, nous saisissant et nous rendant capables
d’aimer, et notre nature a sa source dans un autre amour que notre pauvre
cœur égoïste et orgueilleux.
R. P. DUBARLE : Je voudrais articuler ma réponse à celle du Pasteur Boegner,
et répondre directement à M. Campagnolo.
Je suis tout à fait d’accord avec le Pasteur Boegner pour penser que, dans la
vie chrétienne, l’amour est au principe et au terme. Et j’en conclus
immédiatement — et je pense que ceci sera une certaine réponse à M.
Campagnolo — que je me refuse absolument, en raison de cela, de le considérer
comme un moyen, et que toute faiblesse humaine considérant justement que
l’amour est un moyen, est toujours ou une illusion ou une escroquerie.
Ce n’est pas le rôle de l’amour que d’apporter les moyens, et toute réponse
à un homme qui vient vous demander le moyen de se sortir d’une situation plus
ou moins difficile et à qui on n’apporte que l’amour est une tromperie.
L’amour est un principe, et il est fait pour inspirer non pas quelque chose qui
découlerait tout uniment de ce principe, mais une initiative constructrice et
créatrice. Sans cela, ce n’est pas un vrai amour.
Je prendrai le cas très simple du médecin. Le médecin est en face d’un
homme qui vient à lui et qui souffre, et qui vient lui demander quelque remède à
son mal. Ce médecin, je vous le demande, aimerait-il celui qui vient le consulter
L’homme et l’atome
365
s’il se contentait de dire : Mon ami, je vous aime bien, et dans l’amour nous
allons essayer de faire pour le mieux. Le patient pourrait lui dire : Commencez
d’abord, exercez votre art, qu’avez-vous compris de mon mal, qu’êtes-vous
capable de discerner et qu’êtes-vous capable de me proposer comme
thérapeutique valable pour que finalement cela aboutisse à quelque guérison ?
Je vous demande si l’acte de l’amour n’est pas d’affronter des hommes et leur
donner quelque chose de vrai, de travailler, de réfléchir, d’étudier, de comprendre,
de connaître, et d’apporter alors dans cette lucidité les moyens qui ont été créés
par la science, par la connaissance, par l’effort, par le travail, par l’étude.
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je suis d’accord. Il est permis de définir l’amour
comme une présence dans notre activité, dans notre effort de connaître et
d’agir. Le médecin aime dans la mesure où il est un bon médecin, sans qu’il
faille mettre un accent particulier sur l’idée de l’amour dans son action qui
implique l’amour.
p.305 M. le pasteur Boegner a dit qu’il y a chrétiens et chrétiens, de vrais
chrétiens et d’autres qui ne le sont pas. Je me demande alors s’il ne faut pas
revoir la notion de chrétien pour l’étendre ou pour lui donner un sens beaucoup
plus étroit. En plus de l’amour chrétien, que l’on pourrait saisir en lui-même,
hors de la connaissance et de l’action, on peut penser à un autre amour qui
serait pratiqué inconsciemment, sans qu’il se nomme. Cet amour-là, c’est
justement celui qui est nécessairement présent dans l’effort de créer les
conditions de l’amour, pris au sens plus étroit, au sens chrétien et humain,
c’est-à-dire pas celui qui s’étend jusqu’à l’idée métaphysique.
R. P. DUBARLE : Je n’ai jamais prétendu confisquer l’amour au profit des
chrétiens. Je pense que les chrétiens prononcent le mot amour pour qu’ils
puissent trouver une commune mesure d’esprit, de cœur et d’initiative avec
d’autres hommes qui ne sont pas chrétiens.
En second lieu, je pense qu’il est très important, tout de même, de ne pas
nous embarquer simplement dans les routines de l’amour, quand nous sommes
en présence de grandes occasions et de grandes situations.
Nous sommes tous d’accord, en ce moment, pour penser que nous sommes
en présence d’une assez grande situation humaine.
L’homme et l’atome
366
Si j’ai l’indécence, d’une certaine manière, de prononcer ce mot d’amour, qui
en un certain sens ferait beaucoup mieux de rester perpétuellement présent
dans ce qu’il incarne...
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : D’accord...
R. P. DUBARLE :... c’est uniquement parce que je sais que nous sommes en
présence d’une grande situation et qu’il faut inventer des formes d’initiative
humaine qui n’ont pas encore existé, et qu’il est nécessaire de les inventer dans
l’amour, sinon elles risquent d’être fort fâcheuses.
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Mais vous n’aidez personne en parlant d’amour,
parce que l’amour ne dit rien s’il n’est pas réalisé dans l’action valable. La
conférence d’hier parlait de l’amour comme d’une vertu qui doit être saisie en
elle-même, alors que de votre commentaire il résulte clairement que vous
entendez parler de l’amour qui est dans l’œuvre. Une politique intelligente,
capable de résoudre le problème : voilà l’amour incarné. C’est de cette politique
que nous devons parler ; si nous disons fraternité ou amour, nous ne disons rien
qui vaille, du moins pratiquement.
R. P. DUBARLE : Il faudrait que nous nous expliquions longuement sur
l’articulation qu’il y a entre l’acte de la foi du chrétien comme tel, et ensuite
l’initiative de l’homme que cette foi chrétienne peut inspirer.
J’ai terminé ma conférence en disant que la foi avait un certain discours à
tenir à la raison de l’homme, parce que cette raison de l’homme est une raison,
c’est-à-dire qu’elle possède une initiative libre, p.306 une autonomie, et qu’elle
ne saurait en elle-même se déduire de quelques principes de foi. La foi est là
pour libérer la naissance de la raison.
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Ceux qui ne l’ont pas, qui sont la majorité...
R. P. DUBARLE : Elle naît de la spontanéité humaine qui essaie de réfléchir sur
elle-même, de se concentrer et de voir ce qu’il est possible de faire dans
l’universel, entre hommes...
L’homme et l’atome
367
LE PRÉSIDENT : Je propose que cet entretien soit repris dans la séance de
demain, et je donne la parole au Pasteur Boegner.
M. LE PASTEUR BOEGNER : Je suis entièrement d’accord avec le R. P.
Dubarle : pour le chrétien, l’amour est essentiellement une présence. Le
chrétien doit être — je ne dis pas qu’il est — un homme habité par l’amour, par
un amour qui ne vient pas de lui mais qui, le transformant, le libérant et le
purifiant, et le rendant capable d’aimer, l’amène à prendre, dans cet amour, et
avec sa raison bien entendu, toutes les initiatives qu’il doit prendre. Mais
d’abord il le rend capable d’aimer tout à fait, en dehors du christianisme, ceux
qu’il rencontre sur son chemin et qu’il doit aimer pour les servir et les aider à
découvrir eux-mêmes les mystères de l’amour.
M. ROBERT JUNOD : J’aimerais, Monsieur Boegner, faire ressortir un conflit —
ceci dans un esprit de collaboration et non pas de condamnation — pour tâcher
de voir comment il pourrait être surmonté.
Le Père Dubarle nous a montré d’une façon très forte la prise de conscience
du chrétien qui, aujourd’hui, arrive à une sorte d’âge adulte, et passe
l’adolescence. De cette prise de conscience, je rappelle deux points : l’homme
est amené à se charger de son salut et à ne pas attendre des prodiges
enfantins, comme l’avait dit le R. P. Dubarle ; d’autre part, c’est collectivement
— et le R. P. Dubarle a bien montré que c’était planétairement — qu’une
collaboration est demandée au chrétien.
Donc, il y a là une prise de conscience, qui montre bien qu’il y a une sorte de
mutation qui se produit, pour employer le mot de Jacques Havet l’autre jour.
Or, M. d’Astier, par exemple, entre autres et surtout lui, a montré une prise
de conscience des mêmes réalités ; et nous avons senti que M. d’Astier
éprouvait très fortement ce besoin de collaboration entre tous les hommes et la
responsabilité qu’ils prenaient en charge.
Or, les perspectives que l’on nous a montrées hier sont des perspectives que
j’appellerais « couronnantes », parce qu’elles sont souveraines, et les
perspectives de M. d’Astier me semblaient, elles, beaucoup plus modestes, et je
dirais insuffisantes. Il y a un retournement, une inversion. Alors que
métaphysiquement ou religieusement M. d’Astier pouvait nous laisser sur notre
L’homme et l’atome
368
faim, il se trouve qu’effectivement, efficacement, p.307 dans l’action, il me paraît
dépasser de beaucoup, à sa manière et peut-être avec des erreurs, je n’en
disconviens pas, ce que le christianisme a pu faire dans l’ensemble jusqu’ici. Si,
du point de vue de l’élévation, ce que disent les chrétiens est beaucoup plus
frappant, du point de vue de l’action, ce que font des hommes du genre de M.
d’Astier me semble beaucoup plus impressionnant.
C’est ici donc que j’aimerais vous montrer le conflit, sur un point très précis
et qui me semble capital.
Ce point est le suivant : l’opposition qu’il y a dans le cœur des chrétiens
entre deux voies : la voie nationale et la voie chrétienne. Je veux dire que les
chrétiens ont pratiquement deux religions : il y a la religion de la Nation, et il y
a leur religion, qui est une religion universelle. En fait, ces deux religions sont
amenées très souvent à s’opposer, et actuellement, dans le cas précis du
danger atomique, elles s’opposent.
La puissance de la religion nationale, en fait, finit toujours par l’emporter sur
les résistances de l’immense majorité des chrétiens. Je laisse de côté, bien
entendu, les minorités, les hommes admirables de toute sorte. J’allais presque
dire : je laisse de côté les grandes déclarations des chefs ecclésiastiques ; il me
semble qu’elles ne soulèvent pas les masses chrétiennes.
Ici, dans ce conflit, je vais prendre un exemple délicat, l’exemple même que
la Suisse nous propose aujourd’hui en matière d’armes atomiques. Ce que
j’aimerais montrer, c’est la mise en balance, devant l’opinion publique, de deux
tendances. D’un côté, on nous parle de l’intérêt national ; de l’autre côté, on
avance des sentiments humanitaires. Et on nous fait comprendre que le
sentiment humanitaire n’est quand même pas très sérieux devant l’intérêt
national.
Or, d’après ce qu’a dit hier le R. P. Dubarle, ce n’est pas de sentiments
humanitaires qu’il s’agit ; c’est l’exigence chrétienne actuelle qui demande que
l’on considère collectivement l’intérêt de tous les hommes : l’exigence
chrétienne adulte d’aujourd’hui, et non pas des sentiments un peu farfelus, ou la
passivité de quatre millions de Suisses chrétiens ou soi-disant tels...
Il me semble que c’est la même chose dans tous les pays, et si j’ai pris
l’exemple de la Suisse, c’est parce qu’il faut prendre ce que l’on a sous la main.
L’homme et l’atome
369
Pour être bref, les Eglises nationales finissent toujours par être nationales
avant d’être chrétiennes. Cela prouve, me semble-t-il, que le christianisme
occidental est blessé au flanc.
Comment guérir cette blessure ?
Ce qu’ont dit magnifiquement le Pasteur Boegner et le R. P. Dubarle devrait
sortir du domaine des simples déclarations et imprégner la masse chrétienne,
soulever cette masse des chrétiens, et leur faire inventer beaucoup de choses,
leur faire faire des propositions nouvelles, leur faire répondre au Mouvement de
la Paix, ou à d’autres mouvements... Ce que les deux orateurs d’hier soir ont dit
est extrêmement grave, parce que si ce qu’ils ont dit est vrai, cela engage le
christianisme dans un changement très profond. Si ce changement ne s’opère
pas par une p.308 prédication continuelle, on aura proféré une sorte de
mensonge. On aura dit des choses magnifiques, mais elles n’auront pas passé
dans les faits ; l’amour n’aura rien inventé. Il se passerait alors cette chose
terrible : nous aurions un reniement encore plus grave que celui de saint Pierre.
LE PRÉSIDENT : Le R. P. Dubarle vient de me dire qu’il souhaite vivement que
cette discussion soit reprise demain.
Mlle JEANNE HERSCH : Je ne veux pas développer, mais contester, si M.
Junod le permet, trois points de son exposé.
Le premier point, c’est que vous affirmez d’office qu’il y a infiniment plus
dans la manière d’aborder le problème posé par l’ère atomique dans la réponse
donnée par le Mouvement des Partisans de la Paix, qui était ici représenté par
M. d’Astier, que dans les réponses des Eglises. Vous dites que les Eglises ne
donnent que des déclarations. Je crois que le Mouvement des Partisans de la
Paix ne donne aussi que des déclarations. Il reste à savoir lesquelles de ces
déclarations sont les plus valables. C’est une autre question.
On fait ici des reproches à certaines personnes en leur disant qu’elles font
des discours. Nous sommes ici pour faire des discours. Il n’y a pas moyen de
faire autre chose. Le Mouvement des Partisans de la Paix donne des
déclarations...
Deuxième point, qui me touche de près. Je ne trouve pas qu’il soit juste
d’attribuer à tous ceux qui ne se rallient pas à la lutte absolue contre l’utilisation
L’homme et l’atome
370
de l’arme atomique en Suisse le seul motif de l’intérêt national. Il y a beaucoup
de gens, parmi ceux qui ont pris cette position opposée à la vôtre, qui ne
s’inspirent pas du tout essentiellement de l’intérêt national.
Troisième point : je n’accepterai pas non plus la coupure radicale que vous
faites entre, pour ainsi dire, le plan de l’Eglise et le plan national, comme si
Eglise et Nation étaient deux Eglises symétriques ou deux religions symétriques.
Comme l’a dit le Père Dubarle tout à l’heure, il y a le plan religieux, le plan où
s’incarnent les impulsions religieuses, et la Nation qui est l’une des réalités
incarnées confiées aux hommes sur la terre, comme le sont la famille, le
prochain. Par conséquent, je ne crois pas que cette coupure soit légitime.
M. LE PASTEUR BOEGNER : Je voudrais être aussi bref que possible en
répondant à M. Junod.
Je suis d’accord avec M. Junod pour dire que bien souvent le nationalisme,
qui est une affreuse hérésie, devient une religion, qui, dans le cœur du chrétien,
combat, et parfois domine les exigences de la foi chrétienne. Ceci est un fait
incontestable. Mais de là à dire que les Eglises institutionnelles nationales ou
autres cèdent le pas devant les exigences d’une nation ou d’un gouvernement, il
y a un abîme. Et je pourrais apporter ici de très nombreux faits prouvant qu’en
mille circonstances les Eglises ont pris position de la manière la plus nette
contre leur gouvernement. Je rappellerai, en particulier, le fait que les p.309
Missions britanniques, qui sont l’émanation des Eglises britanniques, ont pris,
dans un moment très important pour la politique britannique en Inde et en
Chine, position contre leur gouvernement. D’autre part, il y a eu en maintes
circonstances, ces dernières années, des déclarations et des démarches faites
par les Eglises, qui marquaient une protestation très nette contre la décision
prise par leur gouvernement. J’ai le droit de dire qu’en France, les Eglises de
France, pendant l’occupation et pendant le Gouvernement de Vichy, ne se sont
pas contentées de faire des discours, mais ont accompli des actes qui pouvaient
être suivis de conséquences très fâcheuses pour ceux qui les accomplissaient.
Dans la question juive, ou celle des réfugiés politiques allemands en France, des
démarches ont été faites par les représentants des Eglises, et les Eglises ont
pris position à maintes reprises contre les positions de leur gouvernement.
Bien sûr, il faudrait soulever les masses chrétiennes, et nous avons, nous qui
L’homme et l’atome
371
en sommes responsables, toute une éducation à entreprendre. Mais j’ai le devoir
de dire que les problèmes que vous abordez ici, dont vous nous dites qu’ils sont
résolus plus efficacement par les hommes de M. d’Astier, font l’objet constant
des études persévérantes du conseil œcuménique des Eglises, qu’il n’y a pas de
session du conseil œcuménique où nous ne soyons mis en présence des
problèmes les plus urgents (comme les pays économiquement faibles, le
problème dramatique des réfugiés), et les Eglises font quelque chose dans cette
affaire, encore beaucoup plus que le Mouvement de la Paix.
M. ROBERT JUNOD : Je réfléchirai...
M. ALBERT RHEINWALD : Nous avons eu le privilège d’entendre coup sur
coup deux représentants de la religion chrétienne et qui, se réclamant du même
Dieu ou du même Sauveur, n’ont rien dit hier qui les opposât l’un à l’autre.
Même il nous est apparu que les paroles du Pasteur corroboraient les
jugements du Révérend Père, et cela est d’autant plus beau que visiblement ils
ne s’étaient point concertés.
J’y vais d’une question indiscrète, mais plus que jamais nécessaire.
Au seuil d’une ère que l’on appelle à juste titre l’ère atomique, dans un
drame où va se jouer le sort du monde, on ne peut pas ne pas mettre en cause
le christianisme. Je sais quant à moi de science certaine que le protestantisme
s’appauvrirait s’il excluait toute une culture religieuse, où ne peuvent pas ne pas
entrer, en dépit des dogmes et des sectes, les plus beaux noms de la
chrétienté : saint François d’Assise et Pascal, Bach, Rembrandt, Mozart, Michel-
Ange et Tintoret. Bref, il y a dans l’art un merveilleux esprit de conciliation.
D’autre part, une chose est probable, le monde a peut-être plus de chance
de durer si le christianisme se renouvelle. Que peut-on attendre de lui ?
J’ai l’honneur de demander — mais je sens qu’ils ont déjà donné des
réponses merveilleuses — aux deux admirables orateurs d’hier soir s’ils jugent
opportune ma question.
R. P. DUBARLE : p.310 Je pense qu’il faudrait un mot pour répondre à la
question si générale, et en même temps si amicale de M. Rheinwald.
L’homme et l’atome
372
Je répondrai donc de façon forcément laconique, mais en essayant de mettre
le tout dans le laconisme.
Si le christianisme doit apporter encore quelque chose au monde, il doit,
premièrement, lui apporter une transfiguration de soi-même, qui le mette
vraiment à niveau avec les hommes d’aujourd’hui, dont il prend
progressivement conscience, et même être, d’une certaine manière, l’inspirateur
de l’achèvement de cette prise de conscience. Il doit pour cela s’élever en lui-
même, ne rien renoncer de sa tradition, opérer quelque chose que déjà, à sa
manière, sur le plan philosophique, Hegel avait entrevu : à savoir que la raison
de l’homme progresse et qu’elle doit à chaque génération répondre à la totalité
des problèmes que cette génération se pose. Pour ce faire, il faut également
reprendre en soi la totalité du temps de l’homme qui a passé.
Il y a là, si vous voulez, une rude tâche. Je suis là simplement pour vous
dire qu’un certain nombre de chrétiens en ont conscience.
En second lieu, je crois que le christianisme doit apporter le sens de la
particularité historique de sa mystique et le respect de soi-même et des autres ;
qu’il doit apporter une espèce d’élargissement de la conscience, visant non plus
simplement à une seule liberté qui poursuivrait farouchement ses constructions
et des automatismes, mais à un monde de libertés, plusieurs libertés libres l’une
devant les autres, à l’intérieur d’une même conscience et trouvant leur ordre
dans ce respect à travers le monde, car conscience et monde ne font qu’un.
Il faut donc que le christianisme sache inviter les hommes à se reconnaître
eux-mêmes plus avant, à la fois dans ce qu’ils sont petits individus, petits groupes,
petites nations, grandes nations, à l’intérieur d’une totalité générale, et qu’ils
comprennent comment tout se situe l’un dans l’autre ; qu’ils veuillent se respecter
et qu’ils veuillent entreprendre entre eux quelque chose de commun, respect fait
de ce qui doit rester ou qui ne peut pour le moment que rester en particulier.
Autrement dit, il faut que le christianisme invite l’homme à créer à la dimension de
la terre, ce que nous appelons l’entendement humain, au sens le plus beau et le
plus noble de son étymologie. Ce faisant, il aura fait sa tâche historique.
Pour le reste, il n’a qu’une chose à faire lorsqu’on l’interroge sur sa mystique :
dire ce qu’elle est, et si on veut lui en faire changer, dire qu’il n’est pas d’accord
et tirer les conclusions de ce désaccord sur ce point. C’est là la fonction du
christianisme. Nous saurons en discuter plus tard longuement entre nous.
L’homme et l’atome
373
M. LE PASTEUR BOEGNER : Je remercie beaucoup le Père Dubarle de tout ce
qu’il a dit. Je suis ému de constater à quel point, dans des circonstances comme
celles-ci, s’affirme une communion spirituelle totale entre les représentants de
confessions historiquement séparées.
p.311 Je répondrai simplement un mot à ce qu’a prononcé M. Rheinwald : le
protestantisme s’appauvrirait s’il renonçait...
Je ne crois pas du tout que le protestantisme ait l’intention de s’appauvrir de
cette manière. Je suis convaincu que de façon plus précise et constante, les
grandes Eglises protestantes du monde, issues de la Réforme, cherchent, non
pas à s’assimiler, mais à retrouver à certains égards toutes les richesses de la
tradition antérieure à la Réforme. Je ne suis pas d’accord avec les protestants
qui cèdent à la tentation de croire qu’entre saint Paul et les Réformateurs il y a
eu, en quelque sorte, un vide rempli d’hérésie et de déviations ou d’erreurs. Je
suis convaincu qu’il y a dans les quinze premiers siècles du christianisme
d’incomparables richesses, et non pas simplement de sainteté et de vie
chrétienne, de prière et de liturgie, mais aussi de doctrine, et que nous avons
retrouvé la grande tradition des Pères, à laquelle Calvin d’ailleurs se référait
d’une manière très nette, puisque dans ses œuvres il n’y a pas moins de 1.200
citations du seul saint Augustin.
Par conséquent, quand vous parlez de Pascal, de saint François d’Assise, qui
d’ailleurs appartient à la période d’avant la Réforme et que nous avons le droit
de réclamer aussi bien que les autres, je suis d’accord avec vous. Mais je me
nourris de Pascal, de sainte Thérèse de Lisieux, et combien de fois me reproche-
t-on dans les prédications de Carême de trop présenter de richesses venant du
catholicisme.
Nous devons, dans le drame dont vous nous avez parlé, manifester notre
communion profonde, en dépassant incontestablement ce qui nous sépare
encore, ce qui ne peut pas ne pas nous séparer peut-être encore longtemps.
Mais une présence comme celle-ci, un accord profond comme celui qui se
manifeste, montre que nous sommes sur un chemin sur lequel le christianisme
peut déjà, répondant au défi jeté par les grandes religions et par le
communisme, qui est une religion, par le matérialisme, qui à certains égards en
est une autre, montrer une unité essentielle, qui d’ailleurs n’a jamais été
perdue, car le corps du Christ n’a jamais pu, dans ses profondeurs, être déchiré.
L’homme et l’atome
374
M. ALBERT RHEINWALD : J’ai le plaisir de voir que ma proposition a provoqué
un débat admirable.
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Je voudrais faire le point de nos discussions sur le
problème de l’homme et de l’atome.
Plusieurs solutions ont été proposées, d’abord dans la conscience du savant ;
mais l’argument reste que le monde scientifique est entraîné dans un
mouvement que les deux savants qui ont pris la parole ici nous ont dit être
irrésistible.
D’autre part, un très grand nombre de vœux ont été prononcés ici, et il faut
bien dire que les vœux sont vains contre les faits, contre un déterminisme. On
ne peut surmonter un déterminisme qu’en l’analysant, et non pas en faisant des
vœux.
Or, analysons les choses. Supposons les gouvernements importants du
monde détenus par des gens d’une sagesse relative ; nous ne serions p.312 pas
ici pour discuter, nous ne craindrions pas plus les forces atomiques que la
police, ou tout autre chose. Donc, dans une certaine mesure, M. d’Astier a
raison de préconiser une solution politique. Mais, démocratiquement, une
solution politique ne peut être trouvée que par deux voies : soit la voie du
conseil direct, et Mme Ossowska nous a montré la précarité d’une telle voie,
sinon son inutilité ; l’autre voie est celle que préconise M. d’Astier, et je ne veux
pas critiquer M. d’Astier en tant qu’homme politique, mais en tant que principe
de propagande, et ceci en psychologue. Il n’est pas possible de faire de la
propagande pour la paix, au sujet de la bombe atomique, sans augmenter
l’angoisse atomique. C’est-à-dire que nous tournons en rond.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais c’est là que je fais des réserves sur les solutions que proposent les
Eglises. Je ne peux pas discuter entièrement le problème religieux, cela
m’entraînerait trop loin. Je veux dire simplement que c’est un problème
mondial, donc que les solutions des Eglises ne seraient valables que si tout le
monde croyait à une même morale. Mais, même à l’intérieur d’elles-mêmes, les
Eglises protestantes sont, comme le dit le pasteur Boegner, écartelées.
M. de Jessé dit au R. P. Dubarle son admiration pour la largeur de ses vues, mais
L’homme et l’atome
375
regrette que les catholiques aux positions larges ne soient représentatifs ni de la
hiérarchie, ni de l’ensemble de l’Église.
Le problème central est pour moi l’analyse du mal que nous voulons
surmonter. Je définirai donc très brièvement l’angoisse. Il y a deux formes
d’angoisse. Il y a une angoisse naturelle, qui est le sentiment de l’être vivant
devant le danger de la vie. Cette angoisse naturelle, inhérente à la vie, peut
être positive, elle peut se transformer en activité, en augmentation de notre
perception des choses et de notre lucidité. Mais comme tout phénomène vital, il
est susceptible d’exagération, et de déformations pathologiques : c’est
l’angoisse pathologique. Le propre de l’angoisse pathologique est de se lier à
l’exaltation imaginative et à la perte de la lucidité consciente, et c’est pourquoi
l’angoisse provoque des réactions primitives de tout ou rien, dont on a
beaucoup parlé. Chaque fois qu’on voit apparaître une réaction de tout ou rien,
on est devant un phénomène de l’angoisse.
Or, l’angoisse est insupportable et réclame d’être surmontée. Il y a deux
voies, de nouveau, pour la surmonter : ou l’élucider, ou la décharger. La
décharge de l’angoisse est dans ses réactions, soit de violence, soit de passivité
et d’inertie. L’autre solution est dans l’élucidation.
Mais il existe encore une autre voie, une voie de fuite, et cette voie de fuite
consiste dans les consolations. On ne peut pas analyser un homme — je suis
psychothérapeute — sans voir l’importance de ses consolations. Les
consolations, les hommes les trouvent dans deux domaines principaux :
matériel et spirituel. Beaucoup les cherchent dans l’acquisition p.313 des biens
matériels, dans l’appartenance à un groupe, d’autres les cherchent dans une
idéologie.
Mais si nous adhérons aux biens matériels, ou si nous adhérons aux biens
spirituels, par angoisse, notre adhésion est convulsée. Elle doit être un absolu.
L’argent doit devenir un absolu, aussi bien que la religion. A ce moment-là, on
ne peut plus discuter de sa consolation, car si la consolation n’est pas parfaite,
elle cesse d’être une consolation et l’angoisse réapparaît.
La plus grande critique qui puisse être faite à toute idéologie, qu’elle soit
religieuse ou marxiste, est que l’adhésion à ces idéologies est convulsée ; et
c’est là la cause principale du conflit. Il ne s’agit pas tellement de la bombe
atomique, il ne s’agit pas tellement des savants, qu’on a trop accusés ici : ils
L’homme et l’atome
376
font leur métier de savants, ils nous donnent de très beaux exemples
d’objectivité d’esprit. Mais il y a les causes : le mésusage de la science. Or, les
causes, ce sont les conflits des Etats. Or, les conflits des Etats ne viennent pas,
si nous analysons les conflits principaux qui peuvent nous atteindre, de conflits
d’intérêts, qui pourraient trouver leur compromis. Ils viennent de conflits
idéologiques. L’existence d’une société marxiste qui se développe est un
reproche continuel à l’insouciance libérale des pays capitalistes. L’existence de
pays capitalistes relativement heureux et libres est un reproche continuel à ceux
qui, pour améliorer le monde, n’ont pas hésité à sacrifier des générations.
Ainsi, revenons à l’angoisse du temps présent. L’angoisse devant la bombe
atomique n’est pas tellement, comme l’a fort bien dit le Dr Tzanck, l’angoisse de
mourir, c’est l’angoisse de la perte de nos consolations. Si l’on peut croire que le
monde créé est susceptible de disparaître dans un temps donné, il est très
difficile de croire à une Providence. Il est également difficile de croire qu’il est
valable de sacrifier sa génération et la suivante, si elles ne doivent pas exister.
Tout ce sur quoi l’homme s’appuie pour vaincre son angoisse est atteint par un
doute lancinant dû à l’existence de la bombe atomique.
Si nous reconsidérons le problème, il ne s’agit pas de désarmement
nucléaire, il s’agit réellement de désarmement idéologique. Le monde ne
manque pas de valeurs spirituelles, mais ces valeurs spirituelles sont toutes
inféodées, et par le fait même stérilisées.
R. P. DUBARLE : J’aimerais me charger de répondre encore une fois pour deux
à M. de Jessé.
Vous m’avez d’abord mis en cause, en me disant des choses très gentilles,
trop gentilles, que vous m’admiriez beaucoup. Vous me dites, somme toute,
qu’en raison de cette attitude d’esprit à laquelle vous rendez hommage, je ne
représente pas toute l’Eglise catholique.
Eh bien oui, c’est vrai ! Je ne représente pas toute l’Eglise catholique. Je suis
simplement le Père Dubarle, religieux de l’ordre dominicain, et je n’ai
absolument pas l’intention de m’identifier à notre Saint Père le Pape ni à un
Concile de l’Eglise universelle. Je sais très bien qu’il y a beaucoup de mes frères
qui, sur ce plan-là, ne parleraient pas ni ne penseraient pas comme moi.
L’homme et l’atome
377
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : p.314 Cette question, pour moi, reste annexe.
L’argument principal que j’ai voulu développer est dans l’analyse de l’angoisse.
J’ai simplement voulu dire qu’à priori la solution des Eglises présente quelques
contradictions qui ne sont, comme vous le dites, peut-être pas majeures. Mais
pour moi l’essentiel vient du fait que si on analyse l’angoisse on trouvera
toujours qu’elle a une cause idéologique prépondérante.
R. P. DUBARLE : Donc, je ne représente pas toute l’Eglise, et je vais vous
parler simplement comme un chrétien.
Sur le problème de l’angoisse, je serais tenté de dire à M. de Jessé : il y a
déjà dans la sagesse humaine, des choses qui permettent de faire une certaine
analyse de ce problème, et d’apporter peut-être, en faisant certaines
transpositions, une réponse et une certaine liquidation valable de ce problème.
Je vais essayer de le rappeler comme je le vois, et de voir quelles conclusions il
en ressort pour les Eglises elles-mêmes.
Je voudrais simplement dire que le problème est celui de l’affirmation d’une
conscience libre en présence de sentiments qui nous tenaillent, l’adhésion plus
ou moins fascinée de la conscience à de pareils sentiments nous faisant couler
dans la passivité, l’impuissance et la non-liberté.
Il y a un philosophe que j’aime vraiment beaucoup, que je vais me
permettre de citer, Spinoza. Il y a, dans l’Ethique, une analyse de ce qu’est la
condition de l’homme en présence de ses sentiments — l’angoisse n’est pas
mentionnée, puisque c’est un sentiment qui a reçu une étiquette dans des
temps plus modernes —, qui me paraît indiquer ce qu’il y a lieu de faire, et qui
rejoint d’ailleurs assez profondément les constatations les plus sensées, les plus
humaines et les plus cordiales, soit de la psychanalyse, soit de la sociologie. Il
faut regarder cela tranquillement, posément, faire un dur effort pour le regarder
tranquillement et posément, parce qu’au début nous sommes convulsés par
l’angoisse ; et il faut comprendre à fond ce qui se passe à ce moment-là dans
l’homme.
C’est dans ce regard, qui n’est plus simplement celui d’une sensibilité plus
ou moins magnétisée par les champs de force qui la traversent, mais celui d’une
pensée raisonnable et raisonnée qui s’élève au-dessus de cela, que peut venir la
libération. Et cette libération a été décrite en termes assez nobles par Spinoza,
L’homme et l’atome
378
au cinquième livre de l’Ethique, et également dans la dernière proposition du
quatrième livre de l’Ethique, dans laquelle il dit ce que c’est que l’homme libre.
Sans doute, Spinoza est un homme de la fin du XVIIe siècle, et nous sommes
au XXe ; mais sa leçon vaut peut-être aujourd’hui, au moment où nous avons à
purger notre conscience collective d’un certain nombre de passivités et de
misères : je compte l’angoisse parmi celles-ci.
Je pense donc qu’il y a, au delà de l’appel direct à une position religieuse, un
acte qui est un acte raisonné de l’esprit, sur lequel des chrétiens peuvent
s’entendre parfaitement avec des athées. Les hommes du XIXe siècle traitaient
Spinoza de misérable athée ; je ne me permettrai jamais ce langage, sachant
maintenant ce qu’il porte en lui. Spinoza, p.315 dans une des dernières
propositions de l’Ethique, dit que l’homme qui est arrivé à la liberté, à la
béatitude, sait qu’il est conçu de Dieu. Bien sûr, le Dieu de Spinoza n’est pas
celui des chrétiens ; il y a tout de même une assonance avec ce que nous disons
nous-mêmes, chrétiens, en disant que nous sommes fils de Dieu.
Ce que la foi a à dire à l’homme, c’est de trouver non pas sa consolation,
mais sa sagesse et la fermeté dans ses ressources, et qu’elle sera là simplement
comme une énergie générale et fraternelle pour appuyer et participer à cet
effort.
Ceci m’amène à tirer une conséquence très directe et très immédiate.
Je refuse de considérer ce que les Eglises ou l’Eglise ont à dire aux homme
simplement comme un principe de consolation. Je reprendrai la parabole du
médecin, que j’ai utilisée tout à l’heure, en y ajoutant un élément. Le médecin,
en effet, a besoin de sa lucidité pour poser le diagnostic et procéder à la
thérapeutique. Tout de même, nos hôpitaux ont été faits de façon qu’à ce rôle
dominant du médecin s’ajoute le rôle très nécessaire et très fraternel de
l’infirmière qui, si elle comprend vraiment sa vocation, apporte des
encouragements, des consolations au patient.
Je ne veux pas dire que l’Eglise ou que les Eglises n’acceptent pas ce rôle
d’infirmière et se refusent à prononcer sur notre humanité souffrante des
paroles de tendresse, ces mots un peu bêtes, peut-être, mais humains, et qui
s’adressent en nous à cet animal s’éveillant à la raison que nous sommes et qui
a besoin d’un peu de gentillesse et de tous les gestes de la tendresse. L’Eglise
L’homme et l’atome
379
est là, peut-être aussi penchée avec tendresse sur cette humanité. Mais elle
refuse de se laisser cantonner dans cette attitude. Elle veut inviter cette
humanité tout entière, dont elle est et dont je suis, à poser en elle les actes de
la lucidité et de la compréhension. Simplement, elle pense que l’homme est si
grand, si solide, si autonome, que cela, il a d’abord à le faire par lui-même.
C’est là que je vois notre tâche : résoudre par nous-mêmes les problèmes de
notre propre angoisse.
Ici, je pense que toutes les analyses de M. de Jessé sont parfaitement
valables, qu’elles sont parfaitement utiles. Je demande simplement qu’elles
soient inscrites au compte de la philosophie, et qu’on se rende compte qu’un
chrétien n’a rien qui lui soit opposé, lorsqu’il s’agit de reconnaître et de rendre
hommage à l’intelligence.
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Je voudrais simplement dire que, comme le Père
Dubarle, j’ai énormément puisé dans Spinoza. Mais la psychologie est allée plus
loin, et je veux rendre publiquement hommage à mon maître, Paul Diel, qui a
apporté dans l’analyse de l’angoisse une précision, une technique, un calcul, qui
en fait un langage commun pour toute l’humanité, et qui selon moi est amené à
dépasser les techniques insuffisantes des Eglises. Le Père Dubarle nous a dit : il
faut inventer des formes nouvelles. J’ose dire que ces formes nouvelles ont été
élaborées par la psychologie, depuis Freud, Adler, d’autres psychologues, et
pour terminer par Paul Diel. C’est pour cela que je pense qu’il vaut mieux s’unir
sur une analyse objective, p.316 scientifique, du problème de l’homme, que de
rechercher dans des formes anciennes que j’ai qualifiées de moyenâgeuses —
une croyance qui sera toujours minée par le doute chez certains.
M. FERNAND-LUCIEN MUELLER : Si j’ai demandé la parole il y a un instant,
c’était impromptu et pour exprimer un sentiment d’incertitude à l’ouïe du
dialogue entre Campagnolo et le Père Dubarle, et surtout en écoutant ce que
celui-ci nous disait de Hegel, puis de Spinoza. Cette incertitude — que la suite
de la discussion n’a pas dissipée — tient en cette question : que faut-il mettre
aujourd’hui sous le vocable de « christianisme » ? Il est incontestable que
l’apparition du christianisme revêt une importance extraordinaire en tant que
religion d’amour. Mais — et l’intervention de M. Vo Tanh Minh tendait à le
montrer — il y a des religions d’amour en dehors de lui. D’autre part, le
L’homme et l’atome
380
christianisme s’est constitué à travers les siècles en une certaine doctrine. Il
comporte une enveloppe théologique dont, me semble-t-il, la dissolution
caractérise le drame contemporain. Or, tantôt cet aspect théologique est
accentué et paraît toujours essentiel, tantôt il est mis dans l’ombre et l’on parle
du christianisme comme s’il s’identifiait avec le processus formatif de la
conscience moderne, alors que ce processus est inséparable de toutes les luttes
que nous savons. Et l’on paraît alors soucieux d’annexer même des hommes tels
que Spinoza — si malmené de son vivant par les milieux ecclésiastiques —, ou
Hegel — qui a contribué tellement pour sa part à la dissolution de ce que ses
disciples appelleront le « mythe chrétien »...
Il me semble qu’un éclaircissement devrait être ici donné. Qu’est-ce
aujourd’hui que le christianisme ? Veut-on l’identifier avec toute l’évolution
historique de l’Occident ? Ou le maintenir comme une doctrine axée sur une
théologie, comme une doctrine qui en trouve alors d’autres en face d’elle ? Le
jeu de bascule ne saurait satisfaire tout le monde, qui consiste à se réclamer
tantôt de normes inséparables de la théologie chrétienne, tantôt à élargir la
notion de christianisme à l’évolution de toute la pensée contemporaine, ce qui
implique l’intégration de toutes les tendances en conflit, de Hegel comme de
ceux qui en dérivent jusqu’à l’époque actuelle, et l’on s’interdirait alors de parler
d’une « déchristianisation » du monde...
M. LE PASTEUR WERNER : Je voudrais dire toute ma profonde reconnaissance
à l’égard des deux conférenciers d’hier soir, qui ont tenu le langage de ce que
j’appellerai la lucidité dans la charité chrétienne et dans l’énergie chrétienne.
Je voudrais confesser également mon étonnement concernant l’intervention
qui vient d’être faite au sujet des causes de l’angoisse.
La cause de l’angoisse, avez-vous dit, doit être cherchée dans l’existence
d’idéologies, de systèmes de pensée contraignants, qu’ils soient ecclésiastiques,
politiques, sociaux ou autres. Voilà une pensée qui me paraît très discutable,
parce que l’homme placé devant le vertige de la bombe atomique, l’homme qui
aujourd’hui se rend compte qu’il s’agit p.317 de sa survie ou de sa destruction,
éprouve une angoisse d’ordre carrément métaphysique, rejoignant sans doute,
me semble-t-il, ce que Kierkegaard appelle le vertige de la liberté.
Le problème qui nous étreint et qui nous rapproche les uns des autres dans
L’homme et l’atome
381
une commune sympathie et espérance, n’est-il pas le problème du salut ou de la
perdition de l’homme ? Ce problème ne se pose plus à l’heure actuelle, vous
êtes bien d’accord, en des termes de bonheur ou de malheur, de bien-être ou de
diminution de niveau de vie. Mais il s’agit de dimensions proprement
spirituelles : salut ou perdition, joie ou désespoir, et j’ajouterai tout de même
consolation temporelle, éternelle aussi et surtout, d’autre part, chute dans la
nuit, dans le néant.
Ici, le principe d’unification que vous avez évoqué tout à l’heure en le
cherchant dans une autre direction, me semble devoir être un principe d’ordre
spirituel avant tout, une force venue certes de la sagesse humaine, comme on
le rappelait tout à l’heure.
Mais procédant au premier chef d’une inspiration surnaturelle, la force de la
« charité qui ne périt jamais », la force de l’amour, capable de tuer la peur et
de conjurer le geste de Caïn : force de celui qui nous a enseigné la parabole du
Samaritain et qui, joignant l’acte à la doctrine, s’est donné lui-même sur la
Croix pour la rédemption de tous les hommes, pour la délivrance de tous ses
frères enfermés dans une même malédiction, dans une même médiocrité de
péché — mais promis les uns et les autres à une commune rédemption,
« puisque Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ». Du point de vue
chrétien, la solution du problème de l’angoisse ne peut se formuler, ne peut
être aperçue que sous l’angle d’un salut. Or, l’homme ne se sauvera pas tout
seul. Il ne se sauvera pas par l’effet de ses propres pouvoirs. Il ne se sauvera
ni sur le plan politique en divinisant l’Etat, ni sur le plan de la connaissance en
divinisant la science.
Oui, nous sommes tous responsables devant l’anarchie et le chaos qui nous
guettent. Mais il est hors de doute que la science porte à cet égard une énorme
part de responsabilité, car ceux qui ont conçu, sinon fabriqué les armes
atomiques n’étaient pas des arboriculteurs ou des employés de tram ; c’étaient
des gens parfaitement droits sans doute dans leur vie individuelle, dans leur
honnêteté morale, mais qui se sont laissés attirer, engluer par une mystique
politico-scientifique de puissance qui les a poussés à mettre le meilleur d’eux-
mêmes au service de la mort.
Il n’en reste pas moins que nous sommes tous responsables du péril qui
nous menace. Et pour émerger de cette angoisse, pour en sortir, il me paraît
L’homme et l’atome
382
que l’inspirateur suprême, c’est-à-dire le Dieu vivant qui s’est manifesté par la
foi et par la vie du Seigneur Jésus-Christ, ce Dieu réclame de chacun de nous
des actes d’engagement, des actes précis qui nous coûtent. Nous avons
beaucoup parlé de l’amour, et ce mot garde toute sa force de percussion, toute
sa puissance de choc. Cet amour doit s’exprimer sans doute par des gestes de
sacrifice. Ce sont des choses que l’on dit avec crainte et tremblement : car qui
p.318 sommes-nous pour les dire, hormis ceux d’entre nous qui ont passé par
l’étau de la souffrance et du dépouillement ? Et Celui qui nous l’a montré le tout
premier, c’est notre frère, notre sauveur, c’est notre Chef.
Quant à cette vision planétaire, qui tout à l’heure était en jeu lors de
l’intervention de M. Junod, et aussi dans les phrases prononcées par Mlle Hersch
et qui rappelaient l’importance de l’incarnation de notre vision planétaire dans
un cadre national, il me paraît que la Bible, là encore, nous ouvre toute grande
une fenêtre sur l’horizon planétaire : dans la mesure où tous les nœuds vitaux
de la Bible, tous les centres de perspective que nous trouvons dans l’Écriture
sainte sont des centres d’universalisme : tous les hommes issus d’une même
origine, enfermés dans une même chute, mais tous appelés d’autre part à une
même délivrance qui s’accomplira dans une même cité fraternelle et juste. Il y a
là une vision d’universalisme qui culmine dans la notion du Royaume de Dieu, et
je pense que cette vision doit inspirer les gestes très précis et très humbles
auxquels sans doute M. Junod faisait allusion tout à l’heure, quand il réclamait
de tous les membres des Eglises chrétiennes une prise de conscience et une
compromission, quels que soient les refus que nous devions opposer aux idoles.
Peu importe que ces dernières s’appellent César, Mars ou Mammon ; néanmoins
je pense que l’idole de la nation, l’idole de l’Etat césarien est une de celles qu’il
nous faut combattre avec la dernière énergie. Aujourd’hui, nous sommes tous
profondément humiliés sur le terrain très précis de la lutte contre la dégradation
de l’homme et contre le danger de la bombe atomique. L’une des idoles
auxquelles nous devons adresser en premier lieu notre résistance et notre refus
global, c’est l’idole de la Nation-déesse, c’est le culte de la force nationale et de
l’autonomie nationale.
Mais les racines profondes du problème de l’angoisse demeurent d’ordre
métaphysique. Il s’agit vraiment de notre raison d’être, de la valeur que nous
donnons à notre existence, de notre salut ou de notre perdition.
L’homme et l’atome
383
M. PIERRE AUGER : Le mouvement de la discussion entraîne un certain
nombre de balancements. Il est nécessaire quelquefois de revenir en arrière
pour pouvoir exprimer ce que l’on pense.
Je voudrais revenir sur la question de l’angoisse que nous venons de traiter.
Elle est, je crois, dans tous les esprits.
Revenant à ce que je disais au début de ces entretiens, je crois que lorsque
deux forces se combattent et que ces forces sont de même nature, elles ne
peuvent pas conduire à une solution finale. L’une d’entre elles ne peut pas
dominer complètement l’autre. Il y a toujours un balancement entre les deux, il
n’y a pas de véritable victoire. Une véritable victoire ne peut être obtenue que
par une force différente.
Lorsqu’il y a lutte entre l’angoisse et des palliatifs du type idéologique, je
pense que la solution définitive ne peut être obtenue que par une force de
nature autre, qui échappe complètement à cette catégorie, et qui est la raison,
par conséquent le rationalisme, si on veut lui donner un nom qui l’intégrerait
dans une idéologie.
p.319 Appliqué au cas présent, et lorsqu’il s’agit de la bombe atomique, je
pense qu’une entente entre l’Est et l’Ouest est souhaitable, mais qu’elle ne sera
jamais définitive. Ce sont des solutions temporaires. La solution définitive, ce
serait un rationalisme total, c’est-à-dire la conception de ce qui est bon pour
l’humanité en général, de ce qui, finalement, conduit l’homme vers sa véritable
destinée. Ce serait une solution purement rationnelle, qui pourrait s’imposer au-
dessus des nationalismes et des idéologies particulières.
Je n’ai pas l’espoir, personnellement, que cela puisse se faire
immédiatement. Mais je crois que la seule voie possible est celle d’une étude
systématique, posée, froide, rationnelle, de la situation, et par conséquent une
étude du type scientifique.
M. ROBERT JUNGK : Je pense qu’une unité de vue, au moins sur la question
du désarmement atomique, est déjà réalisée. A Hiroshima, par exemple,
beaucoup de partis politiques se sont opposés dans les campagnes électorales,
mais tous étaient d’accord sur la bombe atomique, parce que tous en avaient
fait l’expérience. Je me demande donc si la grande scission n’est pas celle qui
sépare ceux qui ont subi la guerre atomique et ceux qui ne l’ont pas subie, et
L’homme et l’atome
384
qui parlent de l’atome et des armes atomiques comme de boîtes dont ils ne
connaîtraient que l’étiquette.
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Je voudrais répondre très rapidement à mes deux
interlocuteurs.
D’abord, sur l’angoisse. Je ne dis pas que les idéologies sont source unique
d’angoisse. L’angoisse naît à chaque instant de la vie où l’homme, ne trouvant
pas sa satisfaction dans son activité, refoule son erreur au lieu de l’élucider.
L’angoisse est donc une sorte de réservoir où s’accumulent tous les désordres
ou toutes les insuffisances de la vie. Partant des analyses que j’ai faites, je puis
dire que l’angoisse de la bombe atomique, chez mes clients, est extrêmement
rare, en comparaison de toutes sortes d’autres angoisses.
La raison pour laquelle les idéologies créent des angoisses est celle-ci : la
motivation pour laquelle on adhère à une idéologie est une motivation
convulsée ; et par cette adhésion, l’homme se crée une tâche : tâche exaltée de
politique, de sainteté, etc. et, n’étant pas capable de satisfaire à l’exigence de
cette tâche, il se crée de nouvelles culpabilités, qu’il refoule à son tour, qui
créent de nouvelles angoisses, et c’est l’enfermement dans le cercle vicieux de
la névrose.
Voilà pourquoi je dénonce l’idéologie, et pourquoi je prône le
désengagement au lieu de l’engagement ; parce qu’à la fois, sur le plan
extérieur, ce sont les idéologies qui créent les conflits les plus dangereux entre
les hommes, et à l’intérieur de l’homme, les idéologies sont cause des tâches
exaltées dont les dangers intrapsychiques sont les plus graves.
R. P. DUBARLE : M. Mueller a posé amicalement une question qui soulève un
monde : Qu’est-ce que le christianisme ?
p.320 Je ne peux pas lui répondre de façon satisfaisante dans le peu de temps
qui m’est accordé.
Le christianisme, cela consiste à croire que Jésus-Christ est fils de Dieu, qu’il
est mort, qu’il est ressuscité pour nous. Ensuite, on est un homme comme les
autres, dans ce monde avec les autres. Ce que l’on regarde et ce que l’on
comprend, cela vous permet de vous former quelque chose de plus ou moins
coordonné — je ne dis pas que ce soit toujours solidaire de ce que l’on croit.
L’homme et l’atome
385
Dans l’état actuel des choses, je pense qu’au moins pour certains individus, cela
permet de comprendre que l’on peut embrasser d’assez larges étendues
humaines, sans se vanter d’avoir jamais tout compris, de se reconnaître
fraternel au milieu d’hommes avec lesquels, il y a trois cents ans, on se serait
peut-être sévèrement battu. Cela permet aussi de comprendre que la foi que
l’on porte au cœur, que ce credo auquel on attache valeur de réalité quand on
est catholique, est un acte particulier au niveau de l’histoire d’une mystique
humaine, et j’accepte parfaitement qu’il en soit discuté et traité à ce niveau
d’histoire humaine comme un acte particulier de mystique.
Je crois que ceci représente à la fois ce qu’est le christianisme pour le
chrétien, et la façon dont il désire l’engager, quand il y a lieu, dans la
conversation humaine. Peut-être, naturellement, n’y a-t-il là que le principe
d’une raison. Il faudrait alors que nous en discutions longuement pour que nous
arrivions à voir où se situent les doutes, les difficultés plus particulières, et cette
énorme accumulation de choses qu’on peut engager dans une controverse,
même lorsque cette controverse est extrêmement amicale.
M. LE PASTEUR BABEL, après avoir remercié le R. P. Dubarle d’avoir « rehaussé en
notre temps l’acte même de la raison » et le pasteur Boegner d’avoir associé à sa
conférence le nom d’Albert Schweitzer, présente les remarques suivantes :
Nous sommes tous sympathiques à la cause du Mouvement œcuménique
des Eglises, et quoique les statistiques soient une forme moderne du mensonge,
nous ne pouvons pas oublier, avec le World Christian Handbook,
qu’officiellement, à condition de considérer tous les Suisses et tous les Français
comme chrétiens, les populations chrétiennes mises ensemble représentent
environ 750 à 800 millions d’hommes, sur une terre qui marche dans le sens
des trois milliards. Il y a donc un problème d’arithmétique : est-ce que l’unité
chrétienne, au sens officiel, peut être une solution au drame actuel de la
civilisation ?
Nous devons élargir notre œcuménisme aux dimensions mondiales. Ici, je
rappelle que cet été même, à Chicago, s’est tenu le World Congress of Faith, en
corrélation étroite avec le Congrès mondial pour le Christianisme libéral et la
liberté religieuse, où bouddhistes, mahométans et chrétiens des diverses
grandes confessions ont pris la parole.
L’homme et l’atome
386
Mais le grand drame de notre époque reste le drame idéologique, c’est-à-
dire des gens qui ne pratiquent officiellement aucune confession.
p.321 Et c’est ici que je reviens à ce que les grands savants, qui ont précédé
les grandes personnalités d’aujourd’hui à cette tribune, nous ont dit.
Aujourd’hui, la science est moins matérialiste, moins orgueilleuse qu’elle ne
l’était au XIXe siècle. C’est donc non seulement avec ceux qui se disent croyants
dans toutes les confessions, mais aussi avec les paroles des hommes qui, dans
l’humilité de leur attitude scientifique, représentent eux aussi peut-être les plus
grandes valeurs spirituelles, que pourrait s’assurer l’équilibre du monde de
demain. Jésus-Christ disait, lorsqu’il s’adressait à ses contemporains qui se
considéraient comme les héritiers d’Abraham : « Il en viendra de l’Orient et de
l’Occident. Ils s’assiéront à la table du Royaume de Dieu, et prenez garde que
les enfants du Royaume ne soient pas jetés dehors. »
Je n’ai aucun vœu à formuler quant au prochain programme des Rencontres.
Néanmoins, je laisse parler mon cœur. Je souhaite que le prochain programme
des Rencontres de Genève soit tout entier consacré à un dialogue idéologique
sur ce qui sépare le monde d’aujourd’hui, à condition, bien sûr, que les orateurs
aient toujours la sagesse de se respecter, si ce n’est toujours dans le fond de ce
qu’ils disent, du moins dans la forme.
M. ANDERS (interprétation) : Ma question n’est pas seulement fondamentale,
mais encore scandaleuse, et je déclare d’emblée que je ne me rattache à aucun
courant religieux.
Ma question est la suivante : nos cadres moraux et religieux sont-ils
actuellement suffisants pour donner une solution au problème de l’atome ?
Pratiquement : avons-nous besoin d’un nouveau code moral dans la situation
atomique d’aujourd’hui ?
Ma question n’est ni rhétorique, ni chimérique ; je la pose dans la
perspective suivante : aucun des créateurs des grands codes sur lesquels nous
vivons n’avait pu prévoir les circonstances de notre temps. L’hypothèse de base
de tous les codes classiques que nous connaissons, était que ne pouvait être
détruit dans le monde qu’une partie, qu’un individu, qu’une civilisation. Mais
jamais ces codes ne se sont établis sur l’idée que le monde pourrait être détruit
un jour dans sa totalité.
L’homme et l’atome
387
Or, c’est là l’élément nouveau qui nous oblige à poser cette question. Le
monde, effectivement, peut être détruit. A ce moment-là, les codes classiques
sont-ils encore valables ?
Un autre caractère de nouveauté est que les impératifs classiques étaient le
résultat d’une volonté générale. Ce caractère n’existe plus. Les impératifs que
nous rencontrons aujourd’hui, sur lesquels nous butons, ne viennent plus de
haut en bas, mais de bas en haut, car ils sont relatifs au comportement de ceux
qui détiennent aujourd’hui un pouvoir de destruction totale.
Un troisième point est que le contenu des lois de ce nouveau code moral va
être assez différent du contenu des lois des codes classiques. Il faudrait mettre
au centre de ces lois la notion de l’adéquation de notre capacité morale et de
notre capacité pratique. L’impératif premier sera : sois moralement capable de
ce dont tu es pratiquement p.322 capable, sois capable de rejoindre sur le plan
éthique ce que tu es capable de faire sur le plan technique.
M. LE PASTEUR BOEGNER : Je m’excuse de demander à dire quelques mots,
avant d’être obligé de me retirer, ayant le grand regret de ne pouvoir assister à
la fin de ce dialogue.
Je voudrais répondre quelques mots à mon collègue Babel.
Bien sûr, il faut que le dialogue soit ouvert entre le christianisme et les
autres religions. Il est incontestable que des efforts multiples sont faits, en
dehors même des grandes conférences, pour que ce dialogue s’établisse. Je n’en
donnerai qu’un exemple, qui est tout à l’honneur des ordres catholiques qui se
trouvent au Maroc. Au Maroc, un effort magnifique a été entrepris par les
Dominicains, qui a pour but d’établir un dialogue aussi suivi, aussi persévérant
et aussi généreux et désintéressé que possible avec les représentants les plus
qualifiés de l’Islam.
Le R. P. Dubarle a dit tout à l’heure que le christianisme est avant tout
désintéressé. Il faut que, dans le dialogue qu’il doit établir avec les autres
religions, il montre un désintéressement, une générosité, une compréhension
aussi grande que possible. Et ce dialogue doit être entrepris aussi avec les
savants, avec les hommes de toutes professions, qu’ils soient chrétiens ou non.
Je vois les tentatives qui se font, à l’Institut œcuménique, dans notre centre
français de Ville-Métry, près de Paris. Nous essayons là, ensemble, de trouver
L’homme et l’atome
388
une issue aux drames dans lesquels nous nous trouvons jetés les uns et les
autres.
Les contacts individuels à travers les hommes des Nations les plus
différentes, à travers les idéologies les plus différentes, sont indispensables dans
notre monde d’aujourd’hui, si nous voulons arriver les uns et les autres à cette
communion qui permettra d’atteindre à ce qu’il y a, en chacun de nous, de
profondément uni aux autres.
J’ai beaucoup voyagé. J’ai vu des hommes de toute couleur, de toute race,
de toute culture, de toute religion. L’homme est partout le même, à certains
égards, ce qui éclaire d’une manière admirable notre affirmation que Dieu est le
Dieu de tous les hommes et qu’il veut le salut de tous les hommes.
Le Pasteur Babel disait : il y a bientôt trois milliards d’hommes, et sur ce
chiffre il y a 750 millions de chrétiens, la plupart nominatifs. Il a parfaitement
raison, et la question est de savoir si dans ce nouveau défi que le nombre aussi
jette au christianisme, il n’y a pas une nouvelle exigence qui se présente aux
Eglises, leur demandant d’en revenir à l’essentiel de leur mission : aller vers les
hommes avec le plus grand effort de compréhension possible ; faire comprendre
que le christianisme est le secret de la véritable liberté, parce que le
christianisme vient d’un homme qui rend les autres hommes libres, de Jésus-
Christ dont la liberté s’est affirmée sur la Croix du Calvaire.
Je suis convaincu que demain le Père Dubarle, que je remercie d’avoir bien
voulu parler en mon nom ce matin pour répondre à certains orateurs, saura
répondre au nom des chrétiens qui communient intensément, non seulement
dans l’effroi ou dans la douleur que leur cause p.323 le drame actuel, mais dans
la certitude que le christianisme, non par un amour mièvre, l’amour d’images
pieuses, mais l’amour dont il a parlé lui aussi si magnifiquement hier soir, a
véritablement le secret de la délivrance, de l’espérance et du redressement,
vers lesquels les uns et les autres nous voulons marcher d’un commun accord
avec les hommes de bonne volonté.
R. P. DUBARLE : Deux mots pour m’associer à ce que vient de dire si
admirablement le Pasteur Boegner pour terminer notre entretien.
C’est en effet dans ce sens dernier de l’amour que le chrétien trouve, non
pas les moyens de répondre à l’angoisse du monde, ni de construire l’univers
L’homme et l’atome
389
que les hommes ont à construire, mais l’équilibre d’une âme qui est heureuse,
et qui sait en effet que le suprême acte de liberté de l’homme a été posé au
moment où Jésus sur la Croix restait là, cependant que les Juifs l’insultaient et
lui disaient : « Si tu es fils de Dieu descends de la Croix », et que les voleurs,
que nous sommes tous un peu, à ses côtés disaient : « Sauve-toi donc et nous
avec toi. » Il est resté, mais il a dit à celui qui était le bon larron : « Aujourd’hui
même tu seras avec moi en Paradis. »
Tâchons de mettre dans notre âme l’unité de ces deux choses : ce geste et
cette affirmation.
LE PRÉSIDENT : Je tiens à remercier très vivement M. le Pasteur Boegner et le
R. P. Dubarle des richesses de suggestion et d’émotion qu’ils nous ont apportées
hier soir, et de la part très active qu’ils ont prise ce matin à notre débat.
Je remercie également tous ceux qui ont animé le débat ce matin sur cette
tribune.
L’entretien de demain matin continuera celui d’aujourd’hui.
@
L’homme et l’atome
390
HUITIÈME ENTRETIEN PUBLIC 1
Présidé par M. Olivier Reverdin
@
LE PRÉSIDENT p.325 ouvre le débat et donne la parole à M. Auger.
M. PIERRE AUGER, faisant état de l’extension continue des domaines accessibles à la
connaissance scientifique, se demande « si la méthode scientifique peut et doit être
appliquée à tous les problèmes et à tous les domaines » ou « s’il faut limiter d’une façon
volontaire le territoire concédé à la recherche scientifique ».
M. Auger répond à cette alternative en faveur de la science, et pense que « la
méthode scientifique, applicable à l’univers extérieur, pourrait être applicable également
à son univers intérieur » et à la vie elle-même qui, « dans l’espace d’une ou deux
générations, ne sera plus un mystère ».
La méthode scientifique a été appliquée à l’homme, à son esprit, à ses
pensées, et cette méthode me paraît n’avoir dans ce sens aucune limitation.
Cependant, des résultats récents sont venus apporter un élément assez
différent qu’il faut considérer maintenant. La science, dans ses démarches, n’est
pas pure connaissance. Elle est un balancement entre la connaissance et
l’action ; il faut que l’homme de science agisse. Il doit observer et expérimenter.
A partir du moment où il entre dans l’action, il peut se trouver sous le coup de
blâmes moraux qui s’appliquent à des actions comme celle de la vivisection (qui
a longtemps été considérée comme blâmable). Et depuis, les expérimentations
sur l’atome et les explosions nucléaires sont venues poser le problème de savoir
jusqu’à quel point les savants ont le droit d’utiliser des méthodes dangereuses,
et partant, blâmables.
Eh bien, je crois que là où il y a danger, il faut employer toutes les
ressources de la connaissance. On sait que l’anesthésie, employée de la façon
convenante, a réussi à rendre la vivisection acceptable pour la morale de
l’homme ; l’expérimentation médicale, lorsqu’elle est faite p.326 sur des
volontaires, peut être acceptable dans certains cas. Dans celui de la bombe
1 Le 13 septembre 1958.
L’homme et l’atome
391
atomique, je pense qu’il était véritablement nécessaire, pour l’avancement de la
science, de faire un certain nombre d’expérimentations, mais qu’il n’y a
certainement aucune commune mesure entre le nombre utile et le nombre
effectif des essais atomiques. Je voudrais insister sur le fait qu’aucun des
blâmes qui s’appliquent à certaines expérimentations ne rejaillit sur la science
elle-même. Celle-ci est pure connaissance. L’expérimentation est une nécessité,
qui peut être modifiée, mais la véritable nature de la science est d’être une
connaissance ; par conséquent elle n’est pas entachée par des difficultés qui se
présentent lors de l’expérimentation. Il faut laisser les savants continuer leurs
investigations ; l’univers est leur terrain de chasse. Il faut leur donner les armes
pour cette chasse et les leur laisser, en leur rappelant seulement que s’ils sont
savants, ils sont hommes, donc membres d’une espèce et d’une communauté,
et que leurs actions ne doivent en aucun cas les aliéner de cette espèce et de
cette communauté.
R. P. DUBARLE : Je suis très heureux de l’intervention de M. Pierre Auger, qui
ouvre de façon très utile une conversation que nous devons avoir, de manière
très détendue, entre hommes, quelles que soient nos appartenances spirituelles,
sur un sujet désormais essentiel et vital à notre espèce, celui de la carrière
légitime de la science.
J’espère que je n’étonnerai pas M. Auger en lui disant que je souscris
entièrement à la non-limitation de principe de l’investigation scientifique. Il n’y a
pas de territoire accessible à la connaissance de l’homme qui soit, par une sorte
de tabou de n’importe quel ordre, soustrait à l’investigation scientifique. Tout ce
qui est accessible dans l’actualité de l’existence humaine peut être entrepris par
une connaissance réfléchie, méthodique, qui aura montré avec le maximum
d’honnêteté les mécanismes contrôlés de son investigation. Il me semble
extrêmement nécessaire que l’homme d’aujourd’hui se délivre une bonne fois de
cette crainte d’enfreindre les limites de sa légitime action, lorsqu’il entreprend
quelque chose destiné à satisfaire son vouloir passionné de connaître, et de
connaître avec rigueur. Il y a dans cette crainte bien plus, à mon avis, le
souvenir — justement exorcisé par la religion chrétienne — de Prométhée. Je
suis donc tout à fait d’accord, et je précise qu’il ne s’agit pas simplement de
l’investigation de la nature inanimée. Si quelque chose dans la nature inanimée
se propose à l’investigation, on fera de son mieux pour l’assimiler. Mais il faudra
L’homme et l’atome
392
aller au delà. Rien du phénomène biologique n’est en principe soustrait à la
curiosité de l’homme, et le psychisme, avec son équilibre sensible et affectif,
peut et doit également être parcouru par une connaissance scientifique autant
que faire se peut. Continuons toujours : l’homme, s’il peut être saisi de quelque
manière dans son originalité par la connaissance scientifique, doit être étudié
par la connaissance scientifique. Continuons encore : l’homme vit de l’esprit.
Cette vie de l’esprit, dans la mesure où elle est reconnaissable à une
connaissance scientifique, sous toutes ses formes, y compris la forme religieuse,
doit être objet d’enquêtes, d’investigations, de débats, p.327 de discussions et de
compréhension scientifique. Je n’y mets, pour ma propre part, aucune limite.
Certains auront alors une crainte et diront : « Qui sait si, en étant ce
chercheur infatigable, l’homme ne tombera pas quelque jour sur un piège tendu
par cette nature, dont nous ne savons pas ce qu’elle peut receler. » Eh bien, ici,
je dis non ! Ce monde n’est pas un piège tendu à l’homme, cette nature n’est
pas montée de telle manière que l’homme, avec ses ressources effectivement
relatives et limitées, mais s’engageant au mieux de ce qu’il pense pouvoir faire,
doive s’y perdre. Ce monde n’est pas une machine infernale, et il faut que nous
cessions d’avoir à cet égard un certain sentiment que je ne crois nullement
nécessaire à notre foi chrétienne. Ce monde, au contraire, s’est fait par une
espèce de développement normal, répondant à une vocation de plénitude et non
pas à une vocation de limitation et de contrainte. Le monde a été donné à la
totale liberté de l’homme et c’est la première chose que je voudrais dire.
Cela étant, M. Auger a posé le problème de la limitation de la science. Pour
ma propre part, je n’en reconnais qu’une : la limite que l’investigation
scientifique pourrait reconnaître d’elle-même, en réfléchissant sur sa propre
intériorité. Il n’y en a pas d’autre. Si, par hasard, quelque chose ayant une
certaine signification de limite peut intervenir, il faudra qu’elle soit reconnue
scientifiquement et de façon autonome par la science elle-même. A part celle-ci,
aucune limite imposée de l’extérieur ne peut jouer le rôle de limite par rapport à
l’inspiration de l’esprit scientifique. Je vais concrétiser cela par une référence
aux mathématiques.
Il s’est révélé que, lorsqu’on étudie sérieusement la façon dont l’esprit
pourrait espérer, d’une certaine manière, totaliser le champ des mathématiques,
il est obligé de se rendre compte qu’il en est incapable. S’il y avait un discours
L’homme et l’atome
393
axiomatique qui embrasserait la totalité du champ, il s’effondrerait de lui-même
comme étant contradictoire, de telle sorte que les mathématiques sont
renvoyées à un champ illimité de pensée, car on pourra réinventer à l’infini de
nouveaux axiomes. Ce que nous tenons aujourd’hui comme principe de départ
n’est qu’une partie d’une progression que nous savons être effectivement
illimitée.
Je crois que la science ne connaîtra jamais que des limitations de cette
sorte, c’est-à-dire qu’elle verra qu’elle est ouverte à l’infini indéfiniment, sur des
parcours toujours plus riches et féconds.
Il y a toujours en science, non seulement la connaissance, mais aussi un
certain air, une certaine initiative de l’esprit. Et là, je dirai aussi que l’homme
n’a qu’à prendre cette initiative avec une totale liberté. La science a le devoir,
d’une certaine manière, de tâter de toutes les perspectives d’agir qui lui sont
offertes. Simplement, ici joue le fait que ce que nous connaissons représente un
moment partiel de tout ce qui est à connaître. La science, comme l’action, est
concrète ; comme elle, elle est un événement et la décision d’une liberté : elle
engage de quelque manière, la totalité, de telle sorte que dans tout geste, p.328
nous engageons le connu et l’inconnu. Faudrait-il alors s’inquiéter en disant : cet
inconnu est terrible ! Non, je ne le pense pas, je pense que l’inconnu n’est pas
terrible et que jamais l’homme n’arrivera à cette situation où le moindre geste
de sa part déclencherait une catastrophe. Les choses ont démontré, que cette
initiative est toujours possible, qu’elle donnera des résultats variables suivant la
direction dans laquelle elle ira, mais que ses résultats ne seront jamais
catastrophiques. La catastrophe n’est jamais au voisinage de la décision d’une
liberté humaine qui ne sait pas quel risque elle prend avec la réalité.
Simplement elle s’annonce, et alors il est nécessaire à l’homme qui médite la
réalité de son action de faire les preuves de ce qu’il obtient au terme de cette
action, et de savoir au besoin s’arrêter à temps. C’est cela être raisonnable ;
c’est précisément raisonner son initiative, en apprécier les premières données,
entrevoir la beauté et la signification qu’elle peut avoir. S’arrêter à temps
lorsqu’on sait, mais justement lorsqu’« on sait ». Tant qu’on ne sait pas, il faut
aller de l’avant. Il n’y a qu’à essayer, on verra bien ce qui en sortira.
Précisément, la liberté n’est pas là pour être mise dans un univers garanti de
tout risque ; il y aura des risques, mais comme croyant je pense qu’ils sont
relativement petits et qu’il est toujours possible à l’homme de se trouver dans
L’homme et l’atome
394
une situation d’usage raisonnable de sa connaissance et, disons, dans un geste
raisonnable de son initiative. De telle sorte que je ne connais pas d’autre limite
que celle que la science trouve, et du point de vue de la connaissance, et du
point de vue de son action, à l’intérieur d’elle-même, en sachant que jamais
l’initiative d’une liberté ne sera achevée dans sa rationalisation si nous restons
toujours au niveau de l’action raisonnable. Et dans ce sens-là, la science nous
donne aujourd’hui une grande leçon d’action raisonnable et la demande de
nous. Peut-être, sur ce point-là, M. Auger aurait-il quelque chose à dire ?
M. PIERRE AUGER : Je voudrais simplement ajouter un mot en ce qui
concerne les mathématiques. J’ai réfléchi à la limitation accessible à notre
entendement, et il y a une limitation d’ordre biologique qu’il faut considérer.
Nous avons dans notre cerveau un nombre limité de neurones. C’est un chiffre
dénombrable. Or, les combinés d’un nombre dénombrable sont également
dénombrables en unités qui entre elles sont également dénombrables. Par
conséquent, les structures pensantes sont dénombrables, et on pourrait
concevoir — mais je pense que ce n’est pas réalisable — qu’on en fasse un
inventaire total. Ce que je crois, c’est que dans cette investigation de tout ce qui
est pensable, clairement pensable, on tourne un peu en rond, comme dans
l’univers fermé d’Einstein où l’on repasse par les mêmes endroits, très
longtemps après être parti, mais où l’univers est infini et pourtant fini par son
contenu. Il a un contenu fini, mais on ne rencontre ni limites, ni barrières. J’ai
l’impression que les mathématiciens ne rencontreront pas de barrières, mais ils
s’apercevront qu’ils ont cessé de trouver du véritable nouveau. Ils trouveront
des formes qui paraîtront nouvelles, mais qui pourront se rattacher à des formes
anciennes.
p.329 Reprenant mon propos, je dirai que tout peut être éclairci, si l’on
sépare très nettement la poursuite de la connaissance scientifique et
l’expérimentation légitime à laquelle elle conduit, de l’application de cette
science à des fins tout à fait autres, et qui peuvent alors amener de véritables
scandales. Je tiens absolument à blanchir la science de tout cela. Ce n’est pas la
faute de la science si, en son nom, on a commis certains forfaits.
Mme MARIE OSSOWSKA : Je voulais seulement intervenir pour souligner un
problème qui me paraît intéressant et qui exige encore quelque réflexion. Nous
L’homme et l’atome
395
nous sommes maintes fois servis de la distinction entre la connaissance et
l’action. Mais cette distinction n’est pas nette pour moi. Chaque connaissance
est une forme d’action et une forme d’action même très importante. J’ai réfléchi
parfois au critère qui pouvait nous servir pour faire une distinction entre ces
deux domaines. Par exemple, on oppose parfois la pensée à une activité
manuelle, mais dans les fouilles archéologiques ou dans des expérimentations
des physiciens, il y a aussi une activité manuelle. Alors, où se trouve vraiment la
distinction entre la connaissance et l’action ? Je n’ai aucune solution prête à
vous donner, mais je crois qu’il faut chercher dans des critères d’ordre social. Je
crois qu’il est important de rendre cette distinction plus nette, car elle intervient
dans une grande partie des discussions de ce genre.
R. P. DUBARLE : Je voudrais ajouter quelques mots complémentaires à ce que
vient de dire M. Pierre Auger, auquel je m’associe, puis répondre à Mme
Ossowska, qui me semble faire une remarque très intéressante.
Les gestes de l’homme ne sont pas toujours raisonnables. Au moment où ils
ont des conséquences fâcheuses, l’homme s’en aperçoit et c’est à ce moment
que doit intervenir sa raison. Je crois qu’il est tout à fait sensé, en effet, de
vouloir exempter la valeur rationnelle de la science de cette déraison.
Seulement là, précisément, se présente le facteur de déraison, alors que
l’homme, en raison même des puissances qu’il a conquises, doit s’élever à plus
de raison. Je pense donc que n’importe quelle expérimentation scientifique ne
sera pas forcément sanctionnée, et qu’il faut rester raisonnable tout le temps de
cette expérimentation et au besoin, si certaines perspectives s’avèrent
fâcheuses, savoir s’arrêter. D’une certaine manière, c’est le problème que débat
l’humanité tout entière lorsqu’elle est en présence de la réalité nucléaire. Il y a
peut-être des types d’expérimentations qui seraient tout à fait désastreux pour
l’humanité. Elle doit alors chercher à s’arrêter sur cette voie. Cela ne lui cachera
aucune connaissance et lui évitera bien des malheurs.
Ceci veut simplement dire qu’il y a un certain point à partir duquel ces
expérimentations deviennent déraisonnables et qu’il faut toujours s’en garder.
Pour répondre à Mme Ossowska, je lui dirai bien volontiers que dans le
principe, il n’y a pas de limites entre les valeurs de connaissance et les p.330
valeurs des activités qui leur font face. Toute action est connaissance, est
L’homme et l’atome
396
enveloppée dans une connaissance. Toute connaissance est en quelque manière
chargée d’un potentiel et même d’une actualité d’action. Simplement, les usages
veulent que certaines choses soient versées à la catégorie de la connaissance et
d’autres à la catégorie de l’action. Par exemple, nous versons à la catégorie de
la connaissance le développement des sciences, parce que nous avons
l’impression que c’est là que nous rencontrons les contacts et les informations
les plus purs de notre esprit par la réalité de techniques qui dégagent
suffisamment la vérité de toutes sortes d’implications passionnelles, subjectives,
actives, sociales ou autres. Dans un certain sens, j’accepterais volontiers qu’il
n’y a pas d’autre critère de séparation entre la connaissance et l’action que la
pensée des hommes. Et ce serait, en ce sens-là, un critère sociologique, puisque
nous formons tous ensemble une société. Ceci ne signifie pas que les valeurs se
confondent, mais qu’elles sont, jusqu’à un certain point, comme les deux pôles
d’une actualité globale. Et alors, l’acte de la raison est de faire, dans cette
situation, le bilan, de faire la critique de l’action en raison des éléments de
déraison qui, historiquement, peuvent s’y infiltrer.
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Ici, évidemment, le mot raisonnable est
employé dans un sens exceptionnel. Je voudrais comprendre un peu mieux ce
que signifie « établir des contenus concrets de ce raisonnable ». Qui peut savoir
ce qui est raisonnable ? La société, ainsi que me semble l’avoir dit Mme
Ossowska ?
LE PASTEUR WERNER : La recherche scientifique, me semble-t-il, doit
s’assigner une discipline faite d’humilité intellectuelle, de rigueur logique et
d’honnêteté, sans oublier l’émerveillement que toute créature finie devrait
éprouver devant l’œuvre du Créateur. Mais justement, n’y aurait-il pas lieu de
se souvenir aussi de cette éventuelle perversion de la science, à laquelle on a
déjà fait allusion : erreur qui se manifeste par un orgueil qui voudrait faire
concurrence au Créateur et parvenir à une sorte d’autodéification ? C’est alors
que la science prétend devenir objet de foi, inventer des valeurs et puiser au
plus profond d’elle-même une morale qui, j’en ai la conviction, ne peut lui être
donnée que d’En-Haut. Là précisément intervient la notion de transcendance.
Est-ce que la transcendance doit être éliminée de l’intention scientifique ?
Ma première question porte donc sur le rapport entre le péché et la science.
L’homme et l’atome
397
N’y aurait-il pas lieu d’insister sur le caractère démoniaque qui peut s’attacher à
la science, bonne en elle-même, mais qui participe tout de même de l’état de
péché dans lequel nous nous trouvons plongés à cause de l’orgueil congénital de
la créature ?
Ma seconde question est celle des fins dernières de la recherche scientifique.
Vous avez fait magnifiquement allusion à cette adolescence de l’humanité, qui
doit maintenant se tourner, par une espèce de mutation, vers l’âge adulte. Or,
l’une des expériences que fait l’homme, quand il franchit le cap de la trentaine
ou de la quarantaine, n’est-ce pas p.331 d’acquérir le « sens de la limite » ? Tous
les horizons ne peuvent pas être explorés, il faut concentrer son effort pour
obtenir un résultat fructueux et porteur de vie. Pareille limite doit être observée
à l’intérieur de l’intention scientifique et de la recherche fondamentale sous
forme d’une discipline d’ordre spirituel ; et ici nous retrouvons peut-être la
distinction qu’il importe de faire entre science et sagesse. Je me permets de
rappeler à votre souvenir l’admirable chapitre 28 du livre de Job. La science,
oui, l’homme la met en action dans les profondeurs de l’univers ; mais la
sagesse, où se trouve-t-elle ? La sagesse, qui donc en donnera la clé à
l’homme ? Or, la sagesse vient de Dieu. Et lorsque la science se trouve éclairée
par une sagesse d’ordre surnaturel, la science est pardonnée. Je pense, pour ma
part, que la connaissance humaine a besoin d’être pardonnée, afin de tendre au
service qui est son véritable but, et je crois que Jésus-Christ, dont nous nous
sommes permis de prononcer le nom avec joie et reconnaissance au cours de
ces Rencontres, Jésus-Christ, comme le dit l’apôtre Paul, recèle dans sa
personne « tous les secrets de la science et de la sagesse ».
Mlle JEANNE HERSCH : Je voudrais soumettre une question au R.P. Dubarle et
à Mme Ossowska. Ne croyez-vous pas que la distinction entre le « connaître » et
l’« agir » ne peut pas être établie en dehors d’une référence aux valeurs ; et ne
peut-on pas dire que tout est agir, mais que la connaissance est le type d’agir
qui se fait par rapport à la vérité, alors que l’agir sans connaissance obéit à
toutes les autres valeurs ?
Mme MARIE OSSOWSKA : Quelques mots sur la notion du raisonnable, dont a
parlé M. Campagnolo il y a un instant. Je pense que nous nous sommes servis,
et qu’en général les hommes se servent de cette notion dans deux sens
L’homme et l’atome
398
principaux. L’un est ce qui est vérifiable par les procédés de la science inductive
ou déductive, mais très souvent, lorsqu’on dit que quelque chose est
raisonnable, on énonce simplement un jugement de valeur.
R. P. DUBARLE : J’ai à répondre à une foule de choses à la fois ; je vais tâcher
de le faire sans trop allonger les choses. M. Campagnolo s’est bien aperçu que
j’utilisais le mot « raisonnable » avec un ton probablement plus défini et plus
réfléchi que dans l’usage courant de la langue. Je voudrais lui dire ce que
j’entends par là. J’entends par « raisonnable » la façon dont on peut qualifier
une raison, qui est raison dans une histoire, qui est donc en présence d’une
actualité qui la déborde. Bref, la raison dans l’acception humaine de sa
plénitude. J’entends par là qu’un sujet est raisonnable quand il définit son
attitude, sa conduite, son initiative de telle manière que l’actualité de son
acception rejoigne l’universalité concrète des hommes au sein desquels il se
trouve. J’entends par universalité concrète cette universalité telle qu’elle est
donnée dans la situation historique où le sujet en question se trouve, et j’essaie
d’intégrer dans ce sens du raisonnable deux choses : p.332
1. ce que veut dire étymologiquement logos, c’est-à-dire rapport. C’est un
rapport du sujet à la plénitude actuelle de son espèce, et c’est dans ce sens-là
que l’homme est raisonnable, parce qu’il inscrit un rapport autonome à la
totalité de son espèce.
2. le second sens étymologique de logos, qui est parole, discours, ce qui
permet aux hommes de parler entre eux. C’est dans la mesure où les sujets
sont raisonnables qu’il y a un discours valable entre eux ; et je demande à
l’homme d’être raisonnable, c’est-à-dire de définir son rapport global au genre
humain de telle manière qu’une conversation puisse exister à niveau de genre
humain. Voilà ce que j’entends pour le moment par « raisonnable ».
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Permettez-moi de vous poser un exemple
précis. Est-ce que le sacrifice du Christ, à votre sens, est raisonnable ?
R. P. DUBARLE : Bien sûr, mon cher Campagnolo ! Je parle au nom de ma foi.
Je conçois tout à fait que quelqu’un puisse trouver ce geste déraisonnable, mais
je le pense suprêmement raisonnable, et personnellement je médite souvent le
texte de saint Paul qui dit de faire de notre existence, et de notre corps en
L’homme et l’atome
399
particulier, non pas un sacrifice immolé, mais un sacrifice vivant, non pas une
adoration passive, mais une adoration raisonnable. Nous pourrons sans doute
différer sur la façon de concrétiser ce sens du raisonnable. Les uns jugent
certains gestes, certaines valeurs, déraisonnables, d’autres raisonnables ;
pourvu que nous puissions nous en entretenir, alors nous restons, vous et moi,
dans la sphère du raisonnable, affirmant ensemble cette valeur authentique de
l’homme qui essaie justement de se commensurer à autrui, et qui essaie de
trouver les chemins de la conversation même si, en ce qui concerne les
appréciations concrètes, il peut y avoir des divergences et des désaccords.
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je me sens près de vous ; seulement pour
trouver raisonnable le sacrifice du Christ, on doit l’étendre à des millénaires.
Fixer les limites du raisonnable me semble bien difficile : parce que ce qui est
déraisonnable aujourd’hui, dans mille ans sera peut-être raisonnable ; et alors,
comment le distinguera-t-on du rationnel ?
R. P. DUBARLE : Bien entendu, et c’est pourquoi j’invite mes frères en
humanité à essayer de dilater la sphère de leur « raisonnable ». Car ce qu’ils
pensent de raisonnable dans leurs petits milieux est peut-être un peu court. Il
faut que nous sachions englober l’homme dans sa totalité géographique, mais
aussi dans cette dimension d’histoire que les connaissances positives nous ont
révélées. Et j’ai bien envie de me sentir près, non seulement des gens qui vivent
aujourd’hui, mais aussi de cet homme qui s’éveilla pour fonder la première
société complexe aux temps néolithiques.
M. PIERRE AUGER : p.333 Les événements récents ont rompu toutes les limites
artificielles qui, jusqu’ici, avaient séparé le savant du reste des hommes. Et se
retrouvant parmi ses frères, il s’est, à ce moment, posé la question que posait
tout à l’heure l’expérimentation scientifique : l’action scientifique est-elle
acceptable ? Dans quelles limites est-elle raisonnable ? Je proposerai une
formule qui est celle-ci : le savant ne doit pas s’aliéner de ses frères ; il doit, au
contraire, faire leur éducation et les élever par le dialogue. Et quand il aura
réussi cette adaptation réciproque, il pourra se livrer à des expérimentations
nouvelles, à des travaux qui n’auraient pas été compris au moment où il avait
l’intention de les faire. Cela met en évidence un aspect très important de la
L’homme et l’atome
400
recherche scientifique qui est, je crois, tout à fait fondamental. La recherche
scientifique n’est pas individuelle, elle est sociale. La recherche scientifique
consiste à faire avancer l’ensemble de la connaissance de tous les hommes, et
par conséquent, elle est intimement liée à leur formation et à l’éducation. Je
crois qu’il est impossible de les séparer, et qu’on doit les considérer comme un
tout ; et alors les actes raisonnables apparaissent dans toute leur clarté.
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Ils deviennent rationnels.
R. P. DUBARLE : Je crois que M. Campagnolo vient de dire le mot qui est le
vœu de l’esprit humain, c’est que ce raisonnable, qui est obligé de s’équilibrer
avec des conditions qu’il ne domine pas, devienne rationnel à la fin. Je suis tout
à fait d’accord avec cela. Simplement, ce que je pense, c’est que la fin ne nous
est pas donnée dans cette histoire. Par conséquent, il y aura dans l’homme un
équilibre difficile à faire entre ce qui est déjà entré dans la rationalité et ce qui
reste de la sphère du raisonnable, qui est plus haute, plus complète et plus
globale, jugeant du dedans cet indéfini que l’homme porte en lui.
Je voudrais répondre maintenant à M. le pasteur Werner. Sans renier ce que
je viens de dire, je suis en sympathie avec ce qu’il me propose, sauf sur un petit
point. Voyez-vous, je pense que justement les valeurs humaines sont telles que
nous sommes obligés, au moins tant que nous restons au niveau de l’actualité
historique ou d’existence historique, de faire certaines dissociations, et le tout
est précisément de savoir bien inscrire l’un dans l’autre les éléments que,
jusqu’à un certain point, nous sommes obligés de dissocier dans le discours. Si
nous voulions dire que tout s’inscrit déjà dans le rationnel et la science, je crois
que nous ferions une petite faute de déraison. Je pense que la raison consiste à
dire : Tout est ouvert à la science, tout est sous la puissance de la science, mais
nous ne sommes pas encore parvenus à cette conclusion. Il n’en reste pas
moins que c’est une carrière à poursuivre. Il faut agir, et lorsqu’on agit
effectivement, la liberté coule en quelque sorte à toutes les sources à la fois ; et
l’acte de l’esprit, c’est de savoir la reconnaître. A ce moment-là, il y aura un
aspect du raisonnable humain p.334 qui ne sera pas de pure science, qui sera de
sagesse. Ce rapport à l’univers, à l’idée du genre humain, l’homme est obligé de
le faire en modérant ses passions, sa violence, en essayant d’entrer dans le
point de vue d’autrui par autre chose que par des valeurs de pure et froide
L’homme et l’atome
401
logique. A ce moment-là, il y a effectivement nécessité d’une certaine sagesse
pour tout ce qui s’équilibre. Cette sagesse a des composantes multiples. J’ai
essayé hier, en parlant de Spinoza, de dire qu’en plus de la modération des
passions il doit y avoir une modération humaine qui est sa conséquence. Et au
niveau plus haut de la mystique, pour mon propre compte, je construis ma
sagesse, pour autant que je le puisse, en y mettant toute la force de ma foi
chrétienne. Et maintenant, il faut que nous établissions notre rapport de telle
manière que tous, Européens et autres peuples, nous nous trouvions
fraternellement capables de converser. Nous mettrons peut-être dans nos
déterminations personnelles des éléments de raisonnabilité différents, mais cela
n’empêchera pas que nous serons arrivés en commun à construire un monde de
l’entendement non plus européen mais délibérément mondial et humain.
M. LÉO MOULIN : Je voudrais attirer votre attention sur un facteur qui n’a pas
été suffisamment mis en lumière : l’importance décisive des décisions de
l’homme politique. Je crois que toute décision finale, dans les domaines qui nous
intéressent — notre position à l’égard du problème atomique, la politique
atomique — appartient et doit raisonnablement appartenir et revenir, même à la
limite, uniquement à l’homme politique. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe pas, au
niveau de la communauté nationale ou internationale, une décision qui soit
purement technique ou purement scientifique, ou purement stratégique. C’est
Clemenceau qui disait — je rappelle ce mot cruel, mais juste — : « La guerre est
une chose beaucoup trop sérieuse pour qu’on y mêle les généraux. » Cela ne
signifie pas qu’il faille éliminer les généraux de la stratégie, mais cela signifie
qu’en fin de compte, au niveau d’une nation en guerre, la décision finale doit
appartenir à l’homme qui est seul qualifié pour grouper, mesurer et juger la
totalité des facteurs qui interviennent dans une décision nationale politique. Ce
n’est ni aux savants nucléaires, fussent-ils groupés en syndicats, ni à la presse,
ni aux théologiens, ni aux représentants de l’opinion publique ou à ceux qui
s’arrogent le droit de représenter l’opinion publique, ni aux sociologues bien
entendu, surtout pas, de décider finalement, mais à l’homme politique. C’est
pourquoi on ne peut pas permettre que d’autres groupes imposent par la
violence de l’action politique, ou par le prestige de la science, la décision qui
finalement revient à l’homme politique, y compris la politique des explosions
nucléaires. Vous allez me dire que confier cela à des hommes politiques, dont
L’homme et l’atome
402
nous connaissons tous les limites, est une chose inquiétante. Je crois que vous
trouverez difficilement un homme plus sévère que moi à l’égard des hommes
politiques. Je n’ai véritablement aucune illusion. Je suis désespéré quand je vois
à quel point ils sont peu aptes à leur tâche. Mais ceci dit, je crois qu’il est de
bonne logique de leur demander p.335 de prendre des décisions en s’entourant
de toutes les garanties. Quant à la réforme profonde du système politique
qu’implique cette volonté de leur attribuer la décision finale, c’est une toute
autre question, et je vous avouerai qu’à bien des égards nous en sommes
encore aux premiers tâtonnements d’un empirisme bien hésitant.
M. LE PASTEUR BABEL : Dans la situation actuelle, quel est l’homme politique
qui prendrait la décision ? Est-ce que ce serait Staline, Hitler ou, dans le cas
contraire, le peuple suisse ? Ou bien sera-ce un parlement, un ministère ? Je
crois qu’il faut quand même envisager la question sous son angle positif.
M. LÉO MOULIN : Dans des pays comme la Suisse où le référendum existe,
bien que je n’aie aucune illusion non plus sur la valeur et l’intelligence de
l’opinion publique, c’est quand même à l’opinion publique, c’est-à-dire aux
citoyens, à prendre leurs responsabilités et à dire ce qu’ils veulent. Dans les
systèmes politiques à régime d’Assemblée, nous devons laisser à cette
Assemblée, aux partis, en fait aux secrétariats de ces partis, le droit de décider.
Vous allez dire, ce système est malsain, mauvais ! Vous n’avez qu’à intervenir
pour le modifier, pour l’améliorer, mais c’est au Premier Ministre, au Parlement,
ou au Gouvernement, ou encore à l’opinion publique, représentée au cours d’un
référendum d’une façon concrète et précise, à décider s’il y a une objection de
conscience à ce qu’on poursuive une telle politique. Si l’homme politique a une
conscience exigeante, il peut parfaitement refuser, à ses risques et périls. La
liberté de conscience, c’est comme la liberté de faire de l’alpinisme : on risque
toujours de se casser la figure. Autrement ce n’est plus de la liberté de
conscience, c’est de l’anarchie.
R. P. DUBARLE : Je remercie beaucoup M. Moulin, qui a souligné un point très
important. C’est effectivement d’une importance capitale que, chaque fois qu’il y
a à prendre des décisions qui intéressent une collectivité humaine, il y ait un
principe politique à cette décision. Tant que ceci est mis dans l’ombre, nous ne
L’homme et l’atome
403
sommes que des intellectuels qui nous battons avec des nuées. Il faut donc,
dans ce genre de choses, faire venir l’homme politique pour qu’il nous explique
son point de vue, pour que nous lui expliquions le nôtre, et que des entretiens,
des dialogues entre l’homme politique et les diverses compétences dont il peut
s’entourer, naisse une décision qui soit le fait d’un principe politique, de quelque
manière qu’il se présente concrètement. Ceci est si vrai que dans un domaine
d’actions humaines coordonnées, la recherche opérationnelle, un élément
fondamental est de présenter un éventail de possibilités raisonnables et de
laisser le choix à l’usager.
L’usager de la cité humaine, c’est l’homme ; et ce qui le représente en tant
qu’usager de soi-même, c’est le politique. Ceci dit, je crois que p.336 notre
situation présente et nos réflexes instinctifs montrent à quel point le politique
est dégradé parmi nous. Et nous avons tous, comme citoyens du monde, le
devoir de le rendre à sa dignité, et compatible avec les responsabilités lourdes,
écrasantes, presque terrifiantes qui sont entre ses mains.
En gros, de quoi s’agit-il avec cette affaire politique ? Somme toute, de deux
choses :
1. De mettre au point la signification de la souveraineté politique nationale
dans un monde qui tend à prendre sa cohérence globale.
2. De revivifier la politique au niveau individuel, en lui donnant son sens
mondial.
A mon avis, ces deux choses sont coordonnées.
Il est absolument nécessaire de repenser en quelque sorte
philosophiquement le principe politique. Et ceci est la tâche du philosophe.
Platon l’avait parfaitement senti, lorsque le monde grec se désintégrait. Sentant
que notre monde politique européen est tout de même assez chaviré, je pense
qu’une de nos tâches est de penser sérieusement la cité, et voir à quel horizon
elle se place. Aujourd’hui, nous devons repenser notre acquis, et présenter aux
peuples sous-développés une compréhension née d’une collectivité raisonnable,
et non simplement un idéal technique et de matérialité. Ceci étant, nous
sommes conviés à une action à long terme. Il ne faut pas en avoir peur. Je crois
qu’aujourd’hui nous sommes appelés à tout oser, tout entreprendre en sachant
que, peut-être, nous ferons des gestes dérisoires ; mais après tout, nous avons
L’homme et l’atome
404
des millénaires devant nous pour être pleinement hommes. Et je crois
également qu’il nous faut accepter qu’entre temps les décisions se prennent
comme elles peuvent.
Nous avons entendu ici même M. Jules Moch. C’est un homme qui s’est
penché depuis longtemps sur les problèmes de désarmement, qui sait de quoi il
s’agit au point de vue des experts, et je dois dire que c’est une des voix les plus
raisonnables que j’ai entendues au long de ces entretiens. C’est avec une sorte
d’émotion que je l’entendais lire les conclusions des experts du mois de juillet
ou dire qu’un pays qui, pour des raisons politiques, concrètes, immédiates,
historiques, actuelles, déciderait de faire une bombe atomique, n’est pas
condamnable a priori, au nom d’une morale intemporelle, au nom d’exigences
abstraites. Il faut voir les choses comme elles sont, dans le concret. C’est cela
être raisonnable. Entre les ostracismes de l’esprit, infiniment respectables, et la
décision opératoire, il faut tout de même que nous sachions mettre une certaine
articulation, de telle manière que la décision opératoire soit inspirée par la vraie
générosité du cœur et par la vraie réalité d’un amour sérieux des hommes. Je
crois que c’est là que nous avons tout à faire. Il faut faire davantage notre
éducation d’homme.
Mlle JEANNE HERSCH : Je voudrais d’abord dire merci au Père Dubarle de tant
de choses que je n’ai pas le temps d’énumérer ici. D’abord pour la présence qu’il
a apportée simultanément p.337 de toutes les dimensions humaines, des plus
infinies aux plus immédiates, aux plus concrètes, aux plus précises, avec une
mise en place de chaque élément dont je ne peux pas imaginer qu’elle pourrait
être mieux faite. Je voudrais lui dire merci aussi d’avoir apporté dans sa
conférence un élément de joie, un élément de confiance et de bienvenue à l’ère
atomique. Je voudrais le remercier aussi d’avoir témoigné de la gratitude aux
savants du passé, depuis Galilée jusqu’à nos jours, contrairement aux actes
d’accusation qui sont portés contre eux, car l’histoire du développement de la
science m’apparaît davantage comme une prière que comme quelque chose qui
est à pardonner. Et je pense que nous avons eu grand tort, en Occident, de
sous-estimer nous-mêmes notre civilisation scientifique et technique, et de la
ravaler au rang d’un soi-disant mécanisme matérialiste. Nous en avons si bien
convaincu les autres continents, qu’ils croient maintenant qu’il suffit d’imiter du
dehors les produits de notre technique pour posséder notre civilisation.
L’homme et l’atome
405
Je voudrais aussi remercier le Père Dubarle de s’être dispensé d’examiner la
situation politique dans l’immédiat concret qui est le nôtre, et de nous avoir
montré, au contraire, que devant ces problèmes-là, malgré sa foi, ou plutôt par
sa foi, il est dans la même situation, dans la même perplexité, devant les
mêmes hésitations que nous tous.
Un médecin qui était à cette tribune a dit l’autre, jour : « Il faut d’abord
survivre. » Je crois que ce d’abord est faux, et que la comparaison qui a été
faite ici avec un mourant auquel on fait de toute urgence une transfusion de
sang est un sophisme. Parce que le mourant auquel on fait une transfusion de
sang n’est plus responsable ; à ce moment-là, c’est le médecin qui décide. Et la
grande différence entre ce malade et nous, c’est justement que nous sommes
encore responsables et que nous avons à décider. Toute l’histoire humaine, en
réalité, a été un effort pour résoudre le problème d’avoir à la fois à créer autre
chose que ce qui est, à inventer l’avenir, tout en survivant dans l’immédiat.
C’est pourquoi je pense qu’il y a un chemin terrestre à inventer.
Je voudrais vous soumettre quelques réflexions à ce sujet. On a exposé ici
des menaces que je crois exagérées, jusqu’à nous mettre dans une atmosphère
apocalyptique. Or, nous sommes en ce moment dans une trêve, une trêve très
précaire due à l’équilibre des bombes, et aussi au fait que la radioactivité, pour
le moment — d’après les témoignages d’experts comme Jules Moch ou
Heisenberg, ou ceux de l’O.N.U. — n’est pas encore tellement dangereuse.
Chose curieuse, quand on nous l’a dit, cela a paru déplaire. On voudrait que les
choses soient absolument au pire. Mais je crois qu’en effet, si les choses étaient
au pire, nous pourrions jouir d’une certaine irresponsabilité ; et c’est cette trêve
qui nous rend responsables. Qu’avons-nous à faire ? On nous a dit et répété que
l’usage des bombes, en ce moment, dépend directement des Etats, beaucoup
plus que de l’opinion publique. Or, ces Etats sont des Etats jouissant d’une
souveraineté nationale, sacrée, intangible et absolue : nous nous trouvons donc
en face d’une anarchie de ces Etats souverains, ce qui représente maintenant
pour nous un danger mortel. Il faut donc p.338 instituer un ordre juridique
supranational, ce qui est l’idée fondamentale du récent livre de Jaspers. Jaspers
veut remplacer l’alternative : abdication ou destruction, par une autre
alternative : ordre juridique mondial ou destruction. Or, l’amorce de cet ordre
juridique mondial institué est précisément la nécessité où nous sommes de créer
un contrôle supranational. Ce n’est donc pas du tout d’un point de vue d’intérêt
L’homme et l’atome
406
national que je prendrai position dans ce problème, mais je crois que la
propagande pacifiste, soi-disant apolitique, diminue les chances de ce contrôle.
Pourquoi ? parce qu’un des camps est avantagé : le camp où l’opinion ne joue
pas de rôle. Or, je pense que pour imposer ce contrôle, il faut prendre appui sur
l’opinion publique. Et cela signifie que la lutte pour la paix, c’est-à-dire la lutte
pour la force de l’opinion publique, implique en premier lieu la lutte pour la libre
information et la libre expression de cette opinion publique. C’est pourquoi je
refuse l’alternative lutte pour la liberté ou lutte pour la paix. La lutte pour la
liberté et la lutte pour la paix vont de pair.
R. P. DUBARLE : Je ne répondrai pas à la première partie de l’intervention de
Mlle Hersch, sinon pour dire que je n’ai aucun droit à ces remerciements.
La seconde me semble poser avec insistance, tant sur le plan des principes
que sur le plan de l’action, ce que je considère vraiment comme le problème
fondamental de notre situation. Sur le plan des principes, en effet, nous devons
plus que jamais chercher une condition fondamentale, non pas de notre survie
mais de notre vie dans la compréhension. Et je rappellerai ici que nous voyons
aujourd’hui se dilater, s’amplifier la vieille parole de l’Ecriture disant que Dieu a
remis l’homme entre les mains de son propre conseil, et Dieu n’a pas à vous
conseiller ; il vous parlera de son éternité, il vous parlera de la filiation divine, il
vous parlera des trésors de l’épanouissement, de la liberté glorieuse des fils de
Dieu par delà cette terre. Mais pour cette terre, vous y êtes, c’est à vous. Et on
verra bien qui vous êtes. Vous êtes entre les mains de votre propre conseil, et
Mlle Jeanne Hersch vient de rappeler avec beaucoup d’utilité que nous sommes
dans une situation grave, mais qui, en même temps, se présente comme une
trêve. Et, en ce moment, il est temps que nous entendions parler le langage de
nos responsabilités.
Nous sommes en pleine trêve, mais avec la nécessité de faire un chemin
terrestre que nous avons à inventer. Nous sommes en présence d’un état
politique international qui n’est pas bon, précisément parce que les
souverainetés se sont définies comme des valeurs absolues. C’est cela qu’il faut
essayer de remettre d’aplomb, un des points fondamentaux étant d’arriver à un
ordre juridique mondial. Ceci dit, je pense qu’il appartient à la philosophie
politique de reconnaître la grandeur des nations, et non seulement leurs limites,
de reconnaître les patrimoines dont elles ont la charge authentique, de voir le
L’homme et l’atome
407
système des valeurs spirituelles qui ne peut pas être assuré entre hommes
autrement que par la voie d’un Etat prenant en charge des communautés p.339
ethniques, nationales, spirituelles. Je suis tout à fait sûr de rencontrer là-dessus
Mlle Hersch.
Il est néanmoins probable que les Etats n’auront plus, dans l’avenir, tout à
fait le même rythme d’existence, la même façon d’être dans le monde qui vient
que par le passé. On pouvait autrefois se permettre une sorte de synthèse
monolithique de l’existence humaine. Dans les limites d’une nation cela ne sera
pas possible, et si vous voulez une comparaison historique, la voici : Il y eut une
époque où les principes les plus hauts de l’existence spirituelle de l’homme
étaient, d’une certaine manière, le principe organisateur de la totalité de
l’existence de l’homme. Je veux dire que l’homme vivait à l’intérieur de l’Église
et l’Eglise était avec lui. On s’est aperçu, entre Européens, aux environs du XVe
siècle, que cela ne tenait plus et il a fallu faire une chose dont les Eglises ont
souffert : les désétablir par rapport aux nations. Eh bien, aujourd’hui il va être
nécessaire de désétablir, jusqu’à un certain point, les souverainetés nationales
par rapport à la communauté mondiale des hommes. Ce n’est qu’une analogie
— des principes très différents sont en jeu — mais il va se faire, par la force des
choses, une certaine dissociation entre ce qui sera fonction de l’État et ce qui
sera soumis à une responsabilité mondiale.
M. ROBERT JUNGK : Le débat s’est déroulé à un niveau spirituel très élevé, et
pour moi ce fut le meilleur entretien que j’aie entendu jusqu’à aujourd’hui. Mais
je dois le ramener à une question politique qui fut soulevée par Mlle Hersch :
comment l’autre partie va-t-elle accepter un contrôle des armements
atomiques ? Si vous dites que l’autre côté n’acceptera un contrôle que si on lui
oppose des bombes, c’est le jeu du chantage, dont on a pu user pour arriver
peut-être à des fins idéales, mais qui semble, aujourd’hui, appartenir à l’âge
pré-atomique. Nous sommes entrés dans un nouvel âge et vous parlez comme
si l’on était encore au temps de la Société des Nations : voici le premier point.
L’autre point, c’est qu’il y a tout de même un principe dans l’histoire c’est
que ceux qui ont les mains pures finissent par triompher. Ils sont parfois
crucifiés, mais à la fin ce sont eux qui ont la victoire. Et je crois, Mon Père, que
vous avez tout à fait raison : il faut réformer l’homme politique, mais il ne faut
pas le laisser seul, car s’il ne se sent pas forcé par un courant religieux,
L’homme et l’atome
408
spirituel, par une force qu’il ne peut pas enfermer dans des formules politiques
exactes, il risque de commettre le pire. J’ai suivi, en historien d’abord et
maintenant en combattant, ce mouvement qui, depuis 1945, essaie de dire aux
hommes politiques qu’il y a quelque chose de changé, qu’il faut repenser le
monde et que le temps de Jeanne d’Arc est passé...
M. AUGUSTE LEMAÎTRE : Je pense à ce qui va se passer dans un mois, le 31
octobre, à l’occasion de cette trêve qui nous sera peut-être ouverte ; on parle
de cesser les expériences nucléaires. Ce qu’il m’intéresserait de savoir, c’est si
cette proposition p.340 a été en quelque mesure préparée par des mouvements
d’ordre spirituel et moral. On nous dit que cette proposition s’appuie sur les
conclusions auxquelles ont abouti les savants, que les violations d’un traité
relatif à la cessation des expériences pourraient être vérifiées. Ce qu’il y a de
triste dans cette situation, c’est qu’on va prendre des résolutions pour cesser les
expériences nucléaires, mais qu’on prévoit déjà des violations. On voit donc bien
l’importance du facteur moral : il y aura des violences possibles, donc il faut
avoir des contrôleurs et il faut que ceux-ci soient contrôlés.
Mais quoi qu’il en soit, il y a un problème urgent et je ne comprends pas très
bien Mlle Hersch, quand je pense à l’émotion qui nous a saisis à Coppet, où on
nous a dit entre autre que l’augmentation de la radioactivité menace notre race
d’une dégénérescence irréversible et dramatique. Voilà bien des questions qui
sont dans l’ordre de l’urgence.
Naturellement, j’ai été bien heureux d’entendre Mlle Hersch parler de droit
international, car la question du droit international, de ce contrôle international,
est la grande question.
R. P. DUBARLE : Je répondrai rapidement aux deux derniers orateurs. D’abord,
je désire dire à M. Jungk toute l’immense sympathie que j’ai pour un homme qui
a fait constamment l’effort de se mettre en présence d’un événement humain
que je crois effectivement nouveau, et de faire entendre à ses frères en
humanité quelque chose de la nouveauté de cet événement. Je crois que quand
on est en présence d’un événement nouveau, il faut réagir avec toute la
puissance de son humanité et essayer de lui faire face de tous les côtés, si l’on
peut dire. Je pense qu’il y a effectivement une réaction affective en présence
des événements nouveaux ; que, en fait, un certain nombre de déterminations,
L’homme et l’atome
409
de sentiments bien orientés, ont été extraordinairement utiles à la cause
humaine. Et je m’en voudrais de les empêcher, quelles qu’elles soient,
d’intervenir. La grandeur de l’homme, c’est précisément, alerté par le
sentiment, d’essayer de se reconnaître. Et je sais le très gros effort qu’a fait M.
Jungk lui-même.
Ce que je pense être alors très nécessaire, c’est qu’au moment où se fait
cette reconnaissance, une conversation collective puisse s’instaurer, qui essaie
de regarder de façon pondérée l’événement, de le comprendre dans ses portées
actuelles et aussi dans ses portées prophétiques. Je ne refuse pas cela. Je ne
refuse pas de voir ce qu’ils signifient et de voir ce qu’il faut faire. Mais je pense
tout de même, à cet égard, que l’événement tel qu’il est — je commence à
répondre à l’autre interlocuteur — nous montre que dans le contexte humain
actuel il a la signification d’un grave avertissement, suivi d’un temps de pose
dans lequel nous sommes. Et ce temps de pose n’est pas simplement pour que
nous nous laissions aller à l’effroi émotif qui surgit lorsque nous sommes surpris
par quelque chose d’inattendu, à une réaction de panique, comme si nous étions
une bande d’étourneaux s’envolant au premier coup de fusil. Mais précisément,
pour penser cette affaire, l’homme doit se reconnaître tranquillement et
posément lorsqu’il a été averti. Nous p.341 essayons de le faire chacun comme
nous le pouvons, en apportant ce que nous avons de mieux en dépit de nos
faiblesses. Alors, il y a peut-être une petite chose que je dirai en faveur de Mlle
Hersch. Je crois que le temps d’aucun vivant n’est passé quand il est vivant. Et
par conséquent notre temps à nous qui sommes ensemble n’est pas passé ; il
est maintenant, et c’est maintenant que nous allons essayer de travailler
ensemble. Je crois que c’est ce qui nous permet de nous rejoindre.
Cela dit, je voudrais revenir sur un point, celui du « plus urgent » et du
« moins urgent ». Eh bien, il nous est demandé justement d’avoir des
ressources de pensée plus étendues, plus puissantes, plus libres, pour faire
cette appréciation.
Le R. P. Dubarle cite l’exemple de la recherche opérationnelle en cas de guerre :
l’amirauté britannique, devant un problème urgent, avait eu recours avec succès à la
recherche opérationnelle pour trouver le moyen de protéger les convois anglais contre les
sous-marins allemands ; étude fort longue et employant un temps qui eût pu paraître
disproportionné avec l’urgence du moment.
L’homme et l’atome
410
Nous sommes en présence de problèmes suffisamment compliqués pour que
les réponses instinctives à ce qui semble urgent ne soient pas toujours les plus
adéquates ; il est donc nécessaire dans certains cas de faire face au plus urgent
par un certain délai. Nous pouvons nous trouver dans la situation d’un
chirurgien obligé, devant un cas dramatique, de prendre du recul, peut-être
même d’appeler un confrère pour savoir ce qu’il faut faire. Je n’entends pas en
faire un principe, c’est un petit élément de sagesse et de prudence, pour éviter
qu’on fasse du plus urgent un principe.
Mlle JEANNE HERSCH : Le Père Dubarle a répondu à ma place sauf sur un
point. Je crois effectivement qu’il y a quelque chose de sans précédent dans la
présence de la bombe atomique. Je crois d’ailleurs aussi que la révolution
technique est un élément sans précédent, mais je ne pense pas que la condition
humaine soit devenue fondamentalement autre. Par conséquent, pas plus
aujourd’hui que hier, et pas plus après-demain que hier, il ne sera possible de
dire une fois pour toutes : Tout plutôt que... Parce qu’alors c’est la fin du choix
et la fin de la responsabilité, la fin de la présence à l’instant et cela veut dire la
fin de l’homme et de son histoire. Et ce sont des choses auxquelles je ne peux
pas renoncer.
M. ROBERT JUNGK : Je voudrais seulement dire que la recherche
opérationnelle part toujours de faits. Il faut le plus grand apport de tous les
faits. Or, dans la recherche opérationnelle sur l’emploi de la bombe atomique,
on oublie toujours qu’on n’a pas encore préparé de défense civile dans les pays
de l’Ouest, qu’on ne sait pas encore assez bien quelles réactions de panique une
bombe A ou H peut provoquer dans la population. Je pense donc que cette
politique est p.342 assez irréaliste, parce qu’elle ne part pas d’une recherche
opérationnelle vraie, qui prend en coordination tous les facteurs. Elle nous livre
à quelque chose à quoi nous ne pouvons pas résister, et nous ne pouvons pas
nous défendre à cause de cela.
M. CHARLES BAUDOUIN : Je m’excuse presque de ramener encore le
problème de l’angoisse, mais j’ai été frappé d’entendre dire, tout à l’heure,
qu’on en avait beaucoup parlé ici. Mon sentiment dans tout cela est qu’on parle
beaucoup de l’angoisse, qu’on en parle trop. Nous avons vu que Spinoza n’en
L’homme et l’atome
411
parlait pas, et que par contre, la psychologie et la philosophie moderne en
parlaient beaucoup. Il y a, en fait, un phénomène de compensation dans cette
mode de l’angoisse. Ce que je pense, c’est que le spectacle que nous donne le
monde d’aujourd’hui n’est pas un spectacle d’angoisse ; j’y vois bien plutôt
quelque chose qui répond à ce que me disait Jean Guéhenno, il y a quelques
années : « Cette génération est d’une légèreté tragique. » Je pense aussi à un
mot qui a été prononcé à Coppet : l’indifférence apocalyptique. On a dit que
cette indifférence s’applique au Japon, mais qu’elle soit japonaise ou non, elle
est nôtre. J’ai vu les réactions, en France, au lendemain du 13 mai. C’était un
événement important, mais la réaction était surtout d’indifférence. Eh bien,
l’angoisse est remplacée par des produits de substitution, la névrose par
exemple, et c’est à ces produits que nous devons nous attaquer pour retrouver
l’angoisse. Il est très important de la ramener à la surface ; c’est pourquoi je
pense que, par ce qu’il a eu d’angoissant, l’entretien de Coppet a été
extrêmement utile. Et lorsque nous en aurons pris conscience, lorsque nous
aurons remplacé cette légèreté tragique par un sérieux de la gravité de la
situation, alors nous pourrons commencer à travailler.
M. ANGELOS ANGELOPOULOS : En effet, on a beaucoup parlé de l’angoisse
provoquée par le danger atomique, elle prend un aspect inquiétant surtout dans
les pays dits développés. Cependant, cela ne doit pas nous faire oublier notre
crise majeure, la crise chronique que l’humanité traverse par suite du
déséquilibre permanent entre les populations et leurs ressources mondiales.
Les rapports officiels de l’O.N.U. nous disent que la plus grande partie de la
race humaine est mal nourrie, mal vêtue et mal logée. Il suffit de rappeler que
les deux tiers de la population du globe ne disposent que de 15 % du revenu
mondial. Qu’ont fait les peuples bien nourris pour remédier à cette situation
tragique et pour éliminer les causes profondes de ce désordre moral,
économique et social, caractéristique du monde dans lequel nous vivons ?
En examinant la politique internationale des dernières années, on constate
avec étonnement que, pendant les sept dernières années, le bloc occidental à lui
seul (nous n’avons pas de chiffres exacts en ce qui concerne le bloc oriental) a
consacré la somme énorme de 310 milliards de dollars pour le réarmement,
tandis que l’aide accordée, pendant la p.343 même période aux pays arriérés, n’a
pas dépassé la somme dérisoire de deux milliards de dollars. Je ne pense pas
L’homme et l’atome
412
que l’Église ait le moyen de renverser cette situation. Cependant, je voudrais
demander au Père Dubarle comment l’Église envisage ces problèmes et si en
proclamant l’Amour comme principe de base, l’Eglise pourra aider les peuples à
sortir de cette situation de misère et de pauvreté.
R. P. DUBARLE : Les chiffres qui nous ont été donnés, je ne les ai pas
contrôlés ; mais s’ils sont exacts, ils chiffrent notre déraison. J’ajouterai que je
n’ai pas à parler, je l’ai dit hier, au nom d’une Eglise dont je ne suis qu’un
membre. Mais je sais en chrétien que mes frères ne me désapprouveront pas si
je dénonce cela comme l’un des scandales majeurs de notre civilisation. C’est
très grave, cela. Et s’il y a quelque chose de positif à faire ici, maintenant, je
demande qu’on me le montre. Je ne demande qu’à l’étudier, à le comprendre, à
le reconnaître.
M. PAUL DIEL : Si tant est que nous sommes devant un danger mortel, une
chose me paraît certaine, nous mourrons en discutant. Et peut-être mourrons-
nous parce que nous discutons trop. Et nous discutons peut-être parce que nous
ne faisons pas assez attention aux démarches véritables de la pensée.
Je voudrais revenir sur la conférence du R. P. Dubarle, qui est le sujet de cet
entretien. La démarche de la pensée consiste d’une part à savoir, et d’autre part
à croire. Mais il ne faudrait pas faire une confusion entre ces deux démarches. Il
ne faudrait pas prendre le croire pour le savoir et inversement le savoir pour le
croire. Savoir consiste à observer, à expérimenter et à tirer une conclusion de
l’observation et de l’expérience. C’est le domaine des modalités de l’existence,
que ne peut étudier que la science. Le pourquoi de l’existence ne peut être que
le domaine du croire, car ce pourquoi est en dehors des modalités de
l’existence. Le savant athéiste est dans l’erreur spéculative et même
métaphysique s’il prétend que le mystère n’existe pas et que n’existent que les
modalités de l’existence. Le mystère existe. Mais je crois que le croyant est
également dans l’erreur, car il pense pouvoir nous expliquer le mystère. Mais
que fait-il en voulant l’expliquer ? Il introduit des modalités dans le mystère.
L’un et l’autre détruisent la profondeur du mystère devant lequel nous devons
nous effrayer. C’est un danger énorme. Et parce que nous ne nous effrayons pas
suffisamment devant la profondeur des mystères, nous nous oublions dans les
futilités, et ces futilités nous créent des armes, les armes de la commodité. Les
L’homme et l’atome
413
instruments très utiles de la science deviennent finalement des jouets
extrêmement dangereux ; et si ces armes nous détruisent, c’est parce que nous
aurons mésusé de notre esprit, parce que nous aurons confondu croire et
savoir.
M. VO TANH MINH : D’abord un tour d’horizon. Je reprends les thèses de Mlle
Hersch, de M. Moulin, du Père Dubarle, sur le pouvoir de décision à donner à
l’homme politique. On m’a dit p.344 hier : « Nous sommes d’accord de laisser
toute décision sur la sécurité mondiale aux hommes politiques, à la condition
qu’ils soient formés à l’école platonicienne. » Quelqu’un a dit qu’il faut laisser
agir seuls les hommes politiques, d’autres qu’il fallait les surveiller. Mais qui les
surveillera ? L’opinion publique ? Mais alors, il faut éclairer l’opinion publique. Et
qui éclairera cette opinion publique ? Les hommes politiques ? C’est un cercle
vicieux.
A la sortie des entretiens d’hier, un jeune ami m’a dit que j’avais été
« obscur » en parlant de l’amour et de la souffrance. J’ai dit qu’il n’y a pas
d’amour sans souffrance et pas de souffrance sans amour. Je voulais dire ceci :
un homme qui aime vraiment doit être capable de souffrance. On ne souffre pas
seulement physiquement, on souffre aussi de privations, on souffre moralement
en acceptant certains affronts, par exemple, certaines injustices ; mais il faut
aimer son prochain de toute façon, quoi qu’il arrive.
En prononçant ces paroles, je ne pense pas seulement au Confucianisme,
mais à un modèle parfait que vous avez toujours devant vous, au Seigneur
Jésus-Christ. Je vous avoue qu’en tant qu’Extrême-Oriental j’ai été fasciné par
le spectacle de la Crucifixion. Un Homme, un Fils de Dieu a réalisé en lui le
modèle parfait de la Souffrance et de l’Amour. Alors, il nous faut essayer
d’aimer un peu comme Lui, et nous aurons tout de suite la paix...
M. FRANÇOIS DE JESSÉ : Mlle Hersch a parlé hier de la nécessité d’une
organisation internationale ; or, elle existe, c’est l’O.N.U. Mais lisez les
journaux ; c’est le champ clos des combats d’idéologies, au point qu’il n’est pas
possible, à certains moments, de s’y exprimer sans augmenter les tensions
internationales. Ce que je voudrais montrer, c’est que le désarmement n’est pas
matériel mais idéologique. On m’a reproché le mot idéologie ; j’appelle idéologie
le système de pensées et de concepts moraux acceptés par l’homme comme un
L’homme et l’atome
414
principe. Je dis que la cause profonde du désordre dont nous souffrons est le
conflit des idéologies inutiles dans lesquelles les meilleurs d’entre nous
gaspillent leur vie. Je l’ai fait une bonne partie de ma vie et je m’en suis
échappé ; c’est tout ce que j’avais à dire.
M. PIERRE DUCASSÉ : Je ne prendrais certainement pas la parole, rempli
d’intérêt et d’admiration par ce qui a été dit — spécialement par le R. P. Dubarle
—, si je ne parlais qu’en mon nom. Mais nous sommes plusieurs philosophes à
avoir été frappés, au cours de ces entretiens, par l’optimisme rationnel professé,
qui nous permettait de lutter contre des craintes trop fondées. Cet optimisme
rationnel, qui a consisté à dilater les frontières du rationnel dans l’espace et
dans le temps, comme il a encore été dit par le Père Dubarle tout à l’heure, un
homme nous a appris à le pratiquer. Nous sommes plusieurs à trouver injuste
que le nom du Père Teilhard de Chardin n’ait pas été évoqué depuis le début de
ces Rencontres. Oui, le Père Dubarle m’invite à conclure en présentant le nom
du Père Teilhard de Chardin. Je n’ai p.345 pas ici à réclamer d’option pour ou
contre lui, simplement c’est un homme que je connus et que j’ai infiniment
aimé, et je me souviens de cet homme qu’on a accusé de rationalisme. Le Père
Chardin est mort une après-midi de Pâques à New-York et je ne rappellerai que
cela pour dire notre vœu à tous, hommes de cette terre, de mourir un jour de
Résurrection. Et précisément ce dont ma foi me convainc, c’est que, si nous le
voulons, tous nous mourrons un jour de Résurrection.
LE PRÉSIDENT : Mesdames et Messieurs, l’entretien est clos. Je m’excuse
auprès de ceux que j’ai dû bousculer. Je donne maintenant la parole à M. Babel.
M. ANTONY BABEL : Je me garderai bien, M. le Président, de violer la consigne
de brièveté que vous avez donnée. Vous avez parlé d’une allocution. Non, je
désire simplement exprimer, à la fin de ce dernier entretien, les sentiments de
gratitude du Comité des Rencontres de Genève, d’abord à nos conférenciers,
Mme Ossowska, MM. d’Astier, Boegner, Bovet, Heisenberg, Leprince-Ringuet et
le R. P. Dubarle. Plusieurs d’entre eux ont déjà dû partir et s’en excusent. Je
suis reconnaissant aussi aux nombreux participants des entretiens, qui les ont
nourris de leur pensée et qui leur ont donné ce haut degré d’intérêt qu’ils ont la
plupart du temps. Je dois exprimer maintenant, officiellement, et je le fais avec
L’homme et l’atome
415
beaucoup de joie, la gratitude des Rencontres Internationales de Genève à
l’Unesco. Les rapports entre les Rencontres et l’Unesco ont toute une histoire.
Tout au début, un ou deux observateurs de l’Unesco sont venus — nous
l’ignorions, ils ont assisté à nos premiers entretiens. Ensuite l’Unesco nous a
assisté spirituellement et moralement et enfin, sans que nous n’ayons jamais
fait de démarches auprès d’elle, elle nous a offert son appui financier, ce qui
nous a permis d’élargir notre champ d’activité. Nous avons pu avoir plus de
conférenciers, plus de participants à nos entretiens, nous avons pu faire venir
des participants de pays plus lointains, et en même temps, ce qui est peut-être
plus important, l’Unesco a contribué dans une très large mesure à la diffusion de
nos entretiens. Je tiens à remercier très vivement le représentant officiel de
l’Unesco à cette treizième décade des Rencontres Internationales de Genève, M.
Pierre Lebar qui représente ici le Directeur général de l’Unesco. M. Pierre Lebar
est un ami des Rencontres ; il est déjà venu à plusieurs reprises chez nous et
nous allons dans un instant avoir le plaisir de l’entendre. Pour cette treizième
décade nous avons eu également — vous l’avez entendu à plusieurs de nos
entretiens — M. Pierre Auger, qui est le Directeur du Département des Sciences
exactes et naturelles à l’Unesco, et qui a dû partager son temps entre la grande
conférence atomique et notre décade. Vous savez combien son apport a été
enrichissant. Enfin, nous avons ici une troisième personnalité de l’Unesco, M.
Jacques Havet qui a également participé à nos entretiens. J’ajoute un dernier
mot. Ces rapports n’ont en rien changé notre ligne de conduite. L’Unesco est
infiniment libérale dans sa façon de concevoir sa collaboration avec nous p.346 et
notre modeste collaboration avec elle. Elle nous laisse notre entière liberté dans
le choix de nos sujets, dans le choix de nos conférenciers, dans le choix des
invités à nos entretiens. Elle sait évidemment que cette liberté est la raison
absolument nécessaire de l’existence et du rayonnement des Rencontres
Internationales. Je tiens à souligner en passant cette attitude, qui est d’ailleurs
bien digne de cette grande institution qu’est l’Unesco. Je termine en priant M.
Pierre Lebar de bien vouloir exprimer la reconnaissance des Rencontres à M. le
Directeur général de l’Unesco.
M. PIERRE LEBAR : Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je voudrais
d’abord remercier infiniment M. Babel pour les paroles très aimables qu’il vient
d’avoir la gentillesse de prononcer, non seulement vis-à-vis de moi-même, mais
L’homme et l’atome
416
surtout vis-à-vis de l’organisation que j’ai l’honneur de représenter aujourd’hui
parmi vous. La collaboration entre l’Unesco et les Rencontres Internationales est
en effet très ancienne. M. Babel a eu raison de souligner que cette collaboration
s’est faite dans un climat de parfaite liberté réciproque, et que les Rencontres
Internationales ont pu à chaque instant développer leur activité dans ce climat
de parfaite indépendance qui est le véritable climat de la liberté intellectuelle.
Les débats qui viennent de se dérouler ici ont permis aux points de vue les plus
opposés de se manifester et les échanges se sont constamment déroulés dans
un climat de respect mutuel et de compréhension. Dans le débat organisé cette
année sur le thème L’Homme et l’Atome, l’Unesco se devait d’être présente, car
un tel débat touche à l’avenir de l’humanité tout entière. Il répond par
conséquent à une préoccupation urgente. Vos débats ont prouvé qu’une certaine
complaisance à l’angoisse ne constituait pas une solution à notre inquiétude, et
des hommes venant des horizons les plus différents : des philosophes, des
représentants de grandes familles spirituelles, même des hommes politiques,
n’ont pas hésité à faire appel à la raison pour tenter de sauvegarder dans le
respect les diversités naturelles de l’homme. Je voudrais vous dire encore que
l’Unesco s’intéresse très activement aux problèmes qui ont été précisément
débattus au cours de ces Rencontres. Elle a donc décidé depuis quelques mois
d’instituer un programme d’études dans le détail duquel je ne veux pas entrer
ici ; mais je voudrais vous donner une information de fait qui est la suivante :
dans quelques jours, à Paris, doit s’ouvrir une réunion des représentants des
sciences sociales de nombreux pays, qui portera sur Les aspects sociaux et
moraux de l’utilisation pacifique de l’énergie atomique. La liaison, si j’ose dire,
entre les débats de Genève et cette réunion, sera assurée de la manière
suivante : M. Pierre Naville, qui a pris part à vos entretiens, assistera aussi à la
réunion de l’Unesco où il représentera le Conseil des sciences humaines, et
d’autre part M. Auger m’a indiqué que lui-même assisterait à cette réunion et
pourrait par conséquent donner des informations aux experts des sciences
sociales sur les débats qui se sont déroulés ici. Je suis certain qu’ils peuvent les
renseigner utilement, et par conséquent une liaison p.347 étroite pourra être
maintenue entre vos activités et les activités générales de l’Unesco.
Pour terminer je voudrais ajouter un mot en remerciant très vivement et
très sincèrement les organisateurs des Rencontres et tout particulièrement MM.
Babel et Mueller, qui ont pleinement réussi à assurer la réussite complète de ces
L’homme et l’atome
417
débats. Et je voudrais qu’ils me permettent de leur dire, étant certain
d’exprimer non seulement mon sentiment personnel mais aussi le vôtre, que
nous leur sommes reconnaissants d’avoir su faire régner tout au long de ces
Rencontres un véritable climat de liberté et d’amitié.
LE PRÉSIDENT : Mesdames et Messieurs, en levant cette séance il me reste
l’agréable devoir de remercier tous ceux qui ont participé à l’entretien de ce
matin, et particulièrement le R.P. Dubarle pour tout ce qu’il a ajouté à sa belle
conférence.
@
L’homme et l’atome
418
ENTRETIEN PRIVÉ 1
Présidé par M. Albert Rheinwald
@
M. ANTONY BABEL p.349 ouvre l’entretien et remercie les châtelaines de Coppet de
leur accueil, toujours si bienveillant, dans cette admirable demeure devenue, grâce à
elles, familière aux invités des Rencontres.
LE PRÉSIDENT : Avant de donner la parole aux savants, il me semble que la
voix de l’ignorant pourrait être entendue. On me charge de présider une séance.
Je sens parfaitement mon indignité. Je la partage avec d’autres. Nous sommes
ici même quelques-uns à n’être rien de plus que des ignorants au milieu d’un
parterre illustre de savants si merveilleusement éclairés qu’on les peut tenir
pour ce qu’on appelait jadis des initiés. Première remarque, et qui me réduirait
au silence si je n’étais de par la grâce de Dieu, un ignorant honteux et qui
voudrait bien s’instruire auprès des initiés.
D’où une seconde remarque, mais inépuisable dans ses conséquences.
L’atome nous a rapprochés d’une vérité qu’ignoraient nos pères, et que l’on peut
formuler ainsi : le drame de la destinée humaine, naguère encore limité à
l’homme, s’étend aujourd’hui à la planète elle-même, si vulnérable, et le sort de
l’un décidera du sort de l’autre. Disons en deux mots : l’atome vaudra ce que
pourront valoir les opérations de l’esprit qu’il provoquera. Ne voilà-t-il pas
l’homme tiraillé une fois de plus entre son éternelle volonté de puissance et sa
trop incertaine volonté d’accord ?
Dans ces conjonctures, je me hasarde, j’y vais d’une troisième remarque, et
que chacun peut faire sans outrecuidance : Si l’atome est devenu pour nous la
question la plus angoissante, nous serions des étourdis à ne pas voir là
désormais l’un des éléments de notre vie morale, au début d’une ère que l’on
appelle à juste titre l’ère atomique. C’est le grand jeu dont a parlé l’un de nos
orateurs, et pour le bien jouer, il nous faudra sans doute reconnaître que seules
des opérations de l’esprit insolites, et proprement singulières, pourront
1 Le 6 septembre 1958.
L’homme et l’atome
419
accomplir ce travail périlleux, et p.350 d’abord l’une qui consiste à associer au
même état de connaissance le principe et l’objet de notre destinée — ce qu’ont
toujours fait les croyants, depuis qu’il y a des hommes et qui croient. Et qui
sait ? Peut-être y a-t-il une dialectique du merveilleux que ne pouvaient
imaginer ni Démocrite ni Descartes.
Qui d’ailleurs n’a pas connu ces minutes où, se voyant à l’extrême limite de
son pouvoir, et comme devant un mur, l’esprit rêve de le miner, ce mur qui fait
obstacle à la lumière ? Aujourd’hui la question est d’entrevoir jusqu’où cette
recherche attentive pourra nous conduire.
Un artiste, en attendant les savants, répondra pour moi, et si je fais appel à
un artiste, c’est que l’artiste est de par son génie plus que personne associé aux
secrets de l’activité créatrice. « J’ai une lucidité terrible par moments, disait Van
Gogh, et alors je ne me sens plus et le tableau me vient comme dans un rêve. »
Je vous demande, Mesdames et Messieurs, de rêver aux questions que vous
pose le titre de nos Rencontres. L’homme, qui est plus que jamais un prodigieux
mystère, et l’atome. L’atome, quelle tentation nouvelle : un suicide planétaire,
ou la clé d’un second paradis terrestre !
Mesdames et Messieurs, je donne la parole à un guide, un guide qui va nous
éclairer chemin faisant. C’est M. Charles-Noël Martin.
M. CHARLES-NOËL MARTIN : Mon rôle, ici, se bornera simplement à donner
quelques éléments de discussion, car j’apporterai la voix d’un chercheur
scientifique encore jeune et qui, par conséquent, vous donnera une idée des
problèmes qui agitent ceux de sa génération et de sa condition.
On attribue fréquemment à la science, considérée comme quelque chose de
désincarné, d’abstrait, une valeur trop concrète, et un pouvoir qu’elle n’a jamais
eu. A dire vrai, ce n’est pas la science qui fait le monde moderne, ce sont des
scientifiques, donc des hommes, avec toute leur grandeur mais aussi leurs
petitesses, leurs défauts, leurs caractères multiples, et quelquefois leurs aspects
fort déplaisants. Je crois que c’est un peu la conclusion de mon exposé que je
vous esquisse là, mais aussi que c’est justement en examinant d’abord le
problème de l’homme que l’on verra mieux le problème de l’atome.
M’étant moi-même penché depuis cinq ans sur cet immense problème du
L’homme et l’atome
420
danger atomique, je crois qu’il sera bon que j’esquisse d’abord, en quelques
mots très brefs, quels sont ces dangers. Et d’autre part, j’énumérerai quelques
autres dangers apportés par la connaissance pure, et par conséquent
provoqués, d’une manière indirecte, par l’homme de science.
Les dangers atomiques, nous le savons maintenant, — l’opinion publique en
est heureusement de plus en plus informée — sont dus à l’enrichissement
progressif de l’atmosphère dans laquelle nous vivons en rayonnements
radioactifs qui n’existaient pas jusqu’à présent. La vie s’est développée depuis
au moins un milliard, et probablement deux p.351 milliards d’années sur la croûte
terrestre, vieille — les méthodes radioactives des gisements d’uranium ont
permis de l’évaluer — de quatre milliards d’années. Cette vie a pu apparaître sur
terre à la suite d’un concours très spécial de circonstances d’ordre chimique,
physique, de certains équilibres de rayonnement électromagnétique venu du
soleil et par la présence d’éléments déterminés constituant un milieu ambiant,
dont nous avons de bonnes raisons de penser qu’il est resté en équilibre
permanent, avec des variations plus ou moins grandes, mais compatibles avec
la survie des êtres vivants. Eh bien, la vie s’est adaptée très strictement à ces
conditions, et si nous modifions ces conditions, nous allons altérer l’équilibre,
aussi bien de l’ensemble de la biosphère que de la biologie de ce gigantesque
ensemble de vie qui se perpétue depuis un milliard d’années au moins. Or,
l’homme, depuis très peu de temps, est en mesure de modifier son milieu et se
trouve en conséquence devant un problème tout à fait nouveau, sans équivalent
dans le passé. C’est par ce biais, je crois, un peu technique, que l’on peut dire
que l’humanité court de très grands dangers, et pas l’humanité seulement, mais
toute vie à la surface de la terre. Ces dangers sont dus à la présence d’isotopes
radioactifs, venant des explosions, qui n’existaient pas jusqu’à présent dans le
monde.
On dit souvent qu’il y avait déjà des rayonnements radioactifs qui n’ont pas
empêché la vie de se développer. En effet, il y a dans l’écorce terrestre des
traces des produits dus aux rayonnements cosmiques, mais la vie a pris une
autre direction, et s’est adaptée à cette ambiance. Si nous augmentons
inconsidérément ce taux de rayonnement, nous ne savons pas encore à quelles
conséquences nous serons exposés ; mais nous commençons à les connaître.
Or, depuis treize ans, les bombes atomiques explosent à la surface du globe à
un rythme affolant. Je peux même vous donner quelques chiffres assez peu
L’homme et l’atome
421
connus. Il y a eu plus de deux cents explosions nucléaires expérimentales
depuis 1945. Depuis quatre mois les Américains, par exemple, ont provoqué
trente-deux explosions (eux disent quatorze, mais les Russes disent en avoir
détecté dix-huit de plus). Les Russes, avant d’arrêter leurs explosions, avaient
procédé au lancement de nombreuses bombes. Les Anglais viennent de prendre
la suite et font une série d’expériences qui vont se poursuivre jusqu’au mois
d’octobre. Les Américains prévoient encore dix explosions. On ne peut pas
raisonner sur le nombre d’explosions ; il faut parler de l’énergie de chacune
d’elles. Mais disons que depuis 1945, on a fait exploser l’équivalent de 6 à 8 000
bombes atomiques de Hiroshima et Nagasaki ! Les effets sont biologiques et
génétiques. On verra apparaître d’ici à dix quinze ans une augmentation très
nette de leucémie et de cancer des os ; les généticiens sont d’accord sur ce
point. Et je puis assurer que non seulement l’homme, mais encore la vie à la
surface de la terre, le règne végétal et animal, vont subir, en raison du
rayonnement qui s’est accumulé, un certain nombre de modifications des
caractères héréditaires avec des évolutions que nous connaissons encore très
mal. Donc, nous commettons d’ores et déjà — selon le très joli mot de Jean
Rostand — un crime dans l’avenir. Nous sommes sûrs que nous allons opérer
des p.352 modifications néfastes — car toutes les expériences montrent que pour
cinq cents mutations défavorables, il n’y en aura qu’une de favorable. Par
conséquence, l’espoir est vain de voir apparaître, parmi les monstres que l’on va
fabriquer, un surhomme. Car un surhomme, ce n’est pas quelqu’un qui a un
caractère nouveau, c’est un ensemble énorme de qualités qui sont en nous.
J’en ai terminé avec le danger atomique, et voudrais faire allusion aux
autres dangers que la science et les scientifiques nous font courir. La
composition de l’atmosphère est en train de varier. Les dégagements de gaz, de
produits de combustion, font que le taux de gaz carbonique dans l’air augmente
très nettement depuis 1900. Or, les théoriciens ont calculé qu’au-delà d’une
certaine quantité, l’absorption du rayonnement solaire par l’atmosphère va être
modifié. Donc nous allons avoir moins de rayonnement solaire et une
modification climatique va s’ensuivre. Je ne sais pas si ce sera dramatique. On
ne sait pas encore vers quel équilibre va se diriger cette nouvelle climatologie.
On parle encore d’une modification chimique radicale des aliments, c’est-à-
dire des éléments extérieurs que nous puisons dans notre milieu ambiant pour
assurer notre débit énergétique et pour assurer à la vie son bon
L’homme et l’atome
422
fonctionnement. Là, on discute encore beaucoup pour savoir si ces compositions
chimiques nouvelles n’auront pas des conséquences, à la longue, sur l’équilibre,
sur l’avenir de nos fonctions, et ne risquent pas d’avoir des effets génétiques.
Il reste un point que je voudrais soulever ici, car il est assez neuf, c’est le
fait que la technique et l’évolution scientifique vont permettre à l’homme, dans
un délai très bref — de l’ordre de dix ans au maximum — de quitter la terre.
L’homme va être en mesure de s’affranchir de la pesanteur qui l’a tenu rivé, qui
l’a fait littéralement ramper depuis qu’il existe. Les satellites artificiels dont nous
avons entendu parler sont des précurseurs d’un âge nouveau, auprès duquel
j’estime que l’âge atomique n’est rien. Cette ère nouvelle, aux prémisses de
laquelle nous assistons sera non pas l’ère de l’atome, mais l’ère interplanétaire.
Ce sera pour l’homme quelque chose d’infiniment plus grand d’avoir pu
s’affranchir de la terre pour gagner les mondes inconnus, les planètes, que ne
l’a été la découverte de l’énergie nucléaire. Car c’est une découverte nouvelle.
L’homme a beaucoup de sources naturelles d’énergie physique : celle du soleil,
du vent, de l’eau ; ensuite l’énergie chimique de la combustion, l’électricité et
maintenant l’énergie atomique. Le progrès veut qu’on découvre de nouvelles
formes d’énergie, et ce sera à l’homme de savoir les utiliser pour le mieux. Mais
partir de la terre, aller à la découverte de mondes nouveaux, voilà qui dépasse
encore notre entendement. Nous ne pouvons pas extrapoler ce que nous allons
trouver là où il n’y a plus rien de terrestre. L’homme quittera la terre pour aller
dans la lune, ou plutôt dans la planète Vénus ou Mars, qui seront sans doute les
premières atteintes, parce que plus compatibles, semble-t-il, avec notre forme
de vie. Eh bien, lorsque nous irons sur Mars, nous y trouverons de la vie ; nous
le savons depuis quelques mois. On s’en doutait, mais maintenant nous en
sommes sûrs. Les expériences faites lors de la p.353 dernière approche
maximum de Mars, il y a un an et demi, ont permis de déterminer avec une
certitude complète la présence de bandes d’absorption qui sont caractéristiques
du règne végétal. On sait que ces molécules du règne vivant sont à base de
carbone et d’hydrogène. Il semble donc que nous allons y trouver une vie,
quelque chose d’organisé, de complexe et de très proche de notre chimie. Cela
ne veut pas dire que nous y trouverons des « martiens » ou même des
animaux, car les conditions chimiques auxquelles j’ai fait allusion, et
biologiques, ne sont pas les mêmes que sur la terre. L’atmosphère, sur Mars,
est très ténue ; au niveau de la planète, elle est inférieure à ce que nous
L’homme et l’atome
423
trouvons au sommet de l’Himalaya. Il y a également très peu d’eau sur Mars.
D’autre part, Mars est soumise au bombardement d’un rayonnement cosmique
que nous ne recevons qu’à une très faible dose. Il est donc très certain que la
vie existe sur Mars, mais qu’elle revêt d’autres formes que celles que nous
connaissons sur la Terre.
Une fusée arrivant là-bas avec notre air va mettre en communication un peu
de notre monde avec l’atmosphère martienne, et inversement un peu de cette
atmosphère martienne va pénétrer dans notre petite cellule lorsque la fusée
reviendra sur terre. Nous allons donc transplanter l’un dans l’autre deux milieux
tout à fait différents, sans rien connaître des dangers de ces mondes où tout
sera totalement inconnu, où tout pourra agir contre nous plutôt que pour nous !
Voilà, par conséquent, une de ces variétés de dangers qu’a introduit, non pas la
science, mais l’emprise qu’a prise l’homme sur son propre sort, sur sa planète,
et bientôt sur les mondes qui nous entourent et vers lesquels nous allons.
J’estime que nous sommes à un tournant capital de la pensée humaine.
Nous sommes en mesure, soit de nous détruire, soit de créer un monde qui sera
presque un paradis terrestre. Mais à dire vrai, je ne crois pas beaucoup au
paradis terrestre. Je crois que l’homme est encore trop jeune, au point de vue
espèce mentale, qu’il n’a pas suffisamment d’expérience et de sagesse
intrinsèque pour se diriger vers la sagesse d’espèce. Nous sommes au fond
encore à l’âge des cavernes. L’Humanité a été très vite en comparaison de
l’évolution des espèces qui vivent encore sur terre. Et lorsque nous regardons
notre ancienneté mentale, elle équivaut à une fraction de seconde au regard des
années de l’évolution terrestre. Nous sommes aujourd’hui en pleine expansion
technique, mais nous avons conservé par atavisme notre ancien fond, qui est
encore de bassesse, de lâcheté, de recherche d’un équilibre sans cesse
compromis, de méchanceté par conséquence. Et tout ceci explique très bien que
nous observions dans la société un facteur d’évolution bénéfique indubitable,
avec malgré tout cet homme tel qu’il était dans le temps, que l’on retrouve si
l’on gratte un peu notre très fine pellicule de civilisation. C’est ce qui explique
pourquoi l’homme semble ne pas savoir se guider et courir au-devant de
dangers inouïs sans pratiquement pouvoir y échapper.
Je vais m’interrompre ici. Le temps qui m’était imparti est écoulé, et je crois
que les discussions pourront nous apporter des éléments valables.
L’homme et l’atome
424
M. ROBERT JUNGK : p.354 Puisqu’il faut avoir une discussion, je me disputerai
un peu avec vous. Je crois que vous avez commis une faute psychologique.
Vous avez parlé des dangers terribles qui sont les conséquences des essais
atomiques, et tout de suite après, vous avez parlé de l’exploration des planètes.
Ceci répond au mouvement, aujourd’hui si commun, de s’envoler vers les astres
lorsque les choses deviennent trop gênantes. Moi-même, j’irai directement au
problème qui est : Comment réagir, ici sur terre, contre ces dangers des
expériences atomiques ?
Je parlerai d’abord du mythe des initiés. Les problèmes scientifiques ne sont
pas aussi difficiles à comprendre que les initiés veulent bien nous le faire croire.
Il y a bien des faits très nouveaux, et si l’on veut s’occuper du travail des
spécialistes, ou faire œuvre nouvelle dans une spécialité, cela demande une
préparation de beaucoup d’années. Mais pour avoir une vue d’ensemble même
des découvertes des Prix Nobel, il suffit d’un peu d’application. Je crois que
chaque personne qui a une culture moyenne peut s’instruire et savoir où va le
monde, où va le progrès, et connaître les grands problèmes de la science. Je
crois qu’invoquer cette soi-disant différence entre les initiés et les non-initiés,
c’est un peu de la paresse. Ceux qui ne veulent pas faire l’effort de
compréhension nécessaire sont au fond des paresseux. Ils disent : « Je n’y peux
rien, je suis impuissant. » On se heurte alors à ce même problème de
l’impuissance dont Mme Ossowska a parlé hier. Son tableau collectif du
sentiment de l’impuissance dans la jeunesse du monde entier m’a beaucoup
impressionné ; personnellement, je crois que si cette jeunesse pouvait d’abord
s’instruire et se décidait à agir, c’est-à-dire ou à protester ou à critiquer, cela
aurait quelque effet. Si tout le monde essayait de s’intéresser à ce qui se passe
et agir, les choses changeraient ; j’en conviens, elles ne changeraient pas très
vite, car nous sommes un peu gâtés par la technique. Lorsque nous entrons
dans une maison, nous tournons le commutateur et la lumière se fait tout de
suite ; mais avec les mouvements et les changements d’opinion, c’est beaucoup
plus lent.
J’ai parlé du savoir, j’ai parlé de la nécessité d’agir, même si l’on croit que
cette action est sans espoir, et je voudrais en venir à un troisième point : je me
demande si le travail des intellectuels, depuis la fin de la guerre, ne s’est pas
orienté trop exclusivement dans la voie de l’analyse et de la critique. J’aimerais
que les intellectuels nous proposent des plans, des modèles. Ces termes sont
L’homme et l’atome
425
peut-être dangereux : « modèles, plans », parce que ceux qu’on a établis dans
les générations passées étaient souvent utopiques. Et la réalité étant différente
du plan, on a essayé d’adapter la réalité au plan, ce qui a provoqué une grande
méfiance à l’égard des plans, donc des utopies. Prenons néanmoins un exemple
dans le domaine des expériences atomiques. Avant que se réunisse la
conférence sur la suspension des essais atomiques, un groupe de chercheurs de
toutes les disciplines — physiciens, sociologues, juristes — de l’Université de
Columbia, à New York, a décidé d’établir un plan de contrôle. Et ils ont fait un
plan magnifique, qui montrait des possibilités positives de contrôle. Or, je n’ai
pas pu trouver un seul plan, résultant p.355 de la réunion de penseurs de
différentes facultés, préconisant un remède au problème chinois ou allemand.
On n’a pas fait d’effort de pensée constructive dans ce sens. Et puisque nous
sommes ici, à ces Rencontres, et que je crois qu’il nous faut des laboratoires
spirituels à côté des laboratoires de physiciens, je voudrais terminer cette
intervention en mettant en discussion cette idée de « pensée constructive ».
M. CHARLES-NOËL MARTIN : J’ajoute simplement un mot pour répondre à M.
Jungk, précisément au sujet de Mars. Mon idée n’est pas que le salut du monde
se trouve dans le fait que nous allons partir vers Mars, ou même que nous
cherchons à nous réfugier, à fuir nos problèmes dans les autres planètes. Au
contraire, j’ai développé cet exemple pour dire que c’est dangereux, que nous
risquons de ramener de là-bas ou d’y amener des éléments particulièrement
nocifs, et qui risquent d’entraîner en deux jours la mort de l’humanité par
l’introduction de « microbes » ou d’autres choses semblables. Même les
lancements de fusées, les lancements de satellites présentent un danger ; les
Russes, en particulier, utilisent de nouveaux combustibles à base de bore. Celui-
ci reste dans l’atmosphère, et Dieu sait si le bore est dangereux lorsqu’il entre
dans l’organisme. La technique, guidée par la recherche scientifique pure, est
donc en train d’empoisonner l’atmosphère.
Ceci dit, il y a un point sur lequel je vous rejoins entièrement : il n’y a pas
d’initiés. Je crois que je suis un des rares homme de science à penser qu’il n’y a
aucune difficulté, normalement, à comprendre ce qu’il y a de plus difficile dans
la science. Ce n’est qu’à l’homme de science de se faire comprendre. Puisque
l’homme de science a pu comprendre — et il n’est pas un dieu —, l’homme de la
rue le peut également. Et l’homme de science est en mesure de donner une
L’homme et l’atome
426
partie de son temps et de son œuvre à faire comprendre à l’homme de la rue,
d’une part la valeur esthétique des merveilles qu’il rencontre sans cesse, et
d’autre part de lui expliquer, de lui exposer les conséquences morales,
psychologiques, sociologiques qu’auront les découvertes qu’il est en train de
faire ou que font ses confrères, sur la marche de la civilisation. J’estime que
c’est une tâche très urgente. Il n’y a pas d’impossibilité à cela. C’est le problème
numéro un à notre époque.
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : J’ai été vivement intéressé par les conclusions
pratiques de M. Jungk. Je suis d’accord sur la nécessité d’agir, d’avoir le courage
d’espérer et de croire même à l’utopie ; mais ma divergence commence lorsqu’il
parle de plans ou de modèles. Je pense aussi qu’il est absolument nécessaire de
sortir de cet âge de la critique, qui n’est peut-être que le reflet de l’impuissance
créatrice (en effet nous avons l’impression que nous sommes dominés par des
forces plus grandes que nous), et que nous devons finalement nous demander
ce qu’il faut faire pour réaliser une vie nouvelle. Seulement, je pense que des
plans tels que M. Jungk les envisage, c’est-à-dire des plans concrets, finiraient
par augmenter les oppositions, p.356 les divisions, risquant même de provoquer
de nouvelles ruptures. M. Jungk cite, par exemple, le problème de l’Allemagne.
Je ne crois pas que les gouvernements auraient été incapables d’imaginer des
plans d’unification de l’Allemagne ; s’ils n’en ont pas fait, c’est qu’ils ne désirent
pas unifier l’Allemagne. Un plan pour l’unification de l’Allemagne, avant la ferme
volonté de l’unir, ne saurait être qu’une occasion de nouveaux conflits. Au
contraire, je pense que la réhabilitation de l’utopie, en général, est nécessaire et
urgente. Depuis trop de temps, nous ne parlons que du concret, parce qu’il nous
semble le seul objet d’une volonté sérieuse et réaliste. En réalité, ce soi-disant
concret est le particulier abstrait, capable tout au plus de procurer quelques
avantages personnels et précaires. Mais l’utopie, elle, au sens le plus profond,
est une orientation de l’esprit, une projection dans l’avenir de ce qui nous
semble être la justice, une forme de vie meilleure et plus élevée, et donc elle
nous engage moralement. Une utopie est autre chose qu’une chimère, car elle a
ses raisons et ses sources dans la réalité présente. Elle est fondée sur
l’expérience et sur la méditation ; elle est tout autre chose qu’un pur rêve sans
raison ni justification. Une utopie commence à être vraie quand elle devient une
norme de conduite, quand elle constitue le fondement d’une obligation morale.
L’homme et l’atome
427
Or je crois que nous sommes, aujourd’hui, dans la nécessité de lancer une
utopie, des utopies. Et je crois que c’est précisément la situation créée par
l’énergie atomique, par les découvertes atomiques et notamment par les
armements atomiques, qui nous suggère l’utopie nécessaire à surmonter
l’impasse dans laquelle nous nous trouvons.
Notre problème peut être défini dans les termes suivants : pourquoi
sommes-nous angoissés, c’est-à-dire nous sentons-nous impuissants, alors
que notre science nous a mis en possession d’immenses énergies ? (Car, pour
moi, l’angoisse n’est qu’un sentiment d’impuissance.) Évidemment, parce que
nous ne savons pas diriger ces énergies. L’humanité est divisée, déchaînée par
des conflits qu’elle ne sait pas résoudre et qui peuvent déterminer un usage
catastrophique de l’énergie nucléaire. Quels sont ces conflits ? Ce sont les
conflits entre les Etats, les conflits internationaux. Les contrastes, les
jalousies, les passions, qui ont opposé de tous temps les individus entre eux,
n’entraînent pas ce danger ; seuls les conflits internationaux nous paraissent
indomptables. Ni la politique ni la science n’ont encore donné une réponse sûre
au problème qu’ils posent. Nous sommes toujours à nous demander ce qu’il
faut faire, et pendant que nous nous le demandons nous n’agissons pas. D’où
notre angoisse, que l’on ne peut vaincre, comme nous le disent avec raison M.
Jungk et Mme Ossowska, qu’en agissant. Mais pour agir, il faut une idée, une
orientation. Or je crois que cette idée, que cette orientation, nous pouvons la
trouver, si précisément nous concentrons notre attention sur la question
internationale, c’est-à-dire sur l’origine de la guerre. Car seule la guerre peut
déterminer l’emploi de l’énergie nucléaire que nous redoutons. Mais la guerre
est un conflit de souverains. Nous pouvons donc penser qu’il faut supprimer la
pluralité de souverains ; cela pourrait être notre utopie.
M. FERNAND GIGON : p.357 Vous avez entendu un savant, vous avez entendu
un essayiste, vous allez entendre un journaliste. C’est-à-dire que je vais vous
ramener de Mars et des champs brillants, mais utopiques me semble-t-il, que
nous venons de quitter, dans la réalité de ces Rencontres et du problème de
l’homme devant l’atome.
Il y a un peu plus d’une année, quelques experts se sont réunis à Genève et
se sont penchés sur les problèmes génétiques, par rapport aux irradiations
atomiques. Leur rapport n’a jamais été publié. Au bout de la deuxième séance,
L’homme et l’atome
428
les craintes soulevées par les expériences de ces savants étaient tellement
immenses, tellement tangibles, qu’on a préféré fermer les portes et qu’on a
laissé les journalistes dans les couloirs.
A la même époque, je recevais de Tokio une petite information, émanant
d’un mouvement antinucléaire qui disait à peu près ceci : « A Nagasaki un
enfant sur sept naît monstre ! » Plusieurs raisons encore m’ont déterminé à
faire cette sorte de pèlerinage aux sources de notre ère atomique, à Hiroshima
puis à Nagasaki. Parmi ces raisons, il y en a une qui a été soulevée par M.
Martin et M. Jungk également : la responsabilité des savants devant l’humanité,
c’est-à-dire, en dernier ressort, devant nous.
Le 6 août 1945, à 8 h. 15 — je rappelle cette date car elle a ouvert l’ère
atomique — les savants nous ont fait un cadeau. Ils ont ouvert les portes de
l’ère atomique sans avoir pris la précaution de savoir s’il serait un jour possible
de les refermer.
Mon analyse des centaines et des centaines de cas d’atomisés et d’exposés
que j’ai pu voir et examiner aussi bien à Hiroshima, à Nagasaki que dans
d’autres lieux, m’a permis de comprendre que nous étions pratiquement tous,
vous et moi, je précise bien tous, des victimes en sursis. Cette analyse m’a
évidemment enfoncé, peut-être, dans une dramatisation des faits dont j’ai été le
témoin, et qui ne me permet plus guère de m’éloigner de cet éternel appel que
j’essaie de faire à travers les journaux et la radiodiffusion : appel à une prise de
conscience de notre responsabilité devant le fait nouveau qu’est l’apparition de
l’atome. J’ai pensé, cependant, que j’avais tort, et je suis redevenu beaucoup
plus optimiste, jusqu’à hier où j’ai entendu un savant, quelque peu bousculé,
j’en conviens, par nous autres journalistes, dire ceci : « Il n’est pas exclu que
nous irradions le ventre des femmes enceintes, afin que les enfants qui naîtront
aient une irradiation préventive, de façon, en quelque sorte, à les habituer. »
Quoique le savant ait entouré cette déclaration d’atténuations circonstanciées,
vous me permettrez de la qualifier de monstrueuse, surtout quand on sait
qu’actuellement encore, chaque semaine, à Hiroshima et à Nagasaki, des
Japonais meurent des suites des événements atomiques.
J’ai aimé, dans l’exposé de mon ami Noël Martin, qu’il place l’homme
toujours au centre de ses spéculations scientifiques. J’aurais également aimé
trouver ce souci beaucoup plus répandu (après ce que l’on a appris de
L’homme et l’atome
429
l’expérience japonaise) parmi les trois mille savants, les deux mille techniciens
spécialistes qui se trouvent en ce moment à Genève. De par ma fonction, je suis
obligé d’assister à des séances très difficiles, p.358 extrêmement pénibles
parfois ; or il est très rare, dans ces discussions, qui sont certes valables du
point de vue scientifique, d’entendre résonner une voix qui ait l’accent de
l’homme. J’entends des savants vraiment savants, vraiment compétents. Mais je
les sens tellement compartimentés dans leur science, tellement à l’étroit et si
orgueilleux de leurs connaissances, que je suis de plus en plus effrayé. La peur
apocalyptique que j’ai ramenée des terres japonaises contaminées renaît alors
au fond de moi.
Je terminerai par ceci : dans quelle mesure, moi, l’Occidental qui vais faire
des enquêtes sur les terres japonaises, — et ceci signifie aussi « Vous » —, dans
quelle mesure suis-je responsable de ces malheurs apocalyptiques et atomiques
du Japon ? Je suis obligé de dire que nous sommes tous responsables du sort
d’autrui, par conséquent aussi bien de ce qui s’est passé un jour à Hiroshima.
LE PRÉSIDENT : Ce que vient de nous dire M. Gigon prouve bien qu’il y a des
initiés, et qu’ils sont dangereux.
M. GÜNTHER ANDERS (interprétation) : Je suis arrivé il y a deux heures à
Genève, venant de Hiroshima et Nagasaki, et ne sachant pas que je parlerais ici.
Je pense que je pourrai traiter simultanément des problèmes moraux qui se
rencontrent à l’âge atomique et des expériences que j’ai faites à Hiroshima.
Quelle est l’expérience la plus terrible que j’ai faite à Hiroshima et à
Nagasaki ? C’est qu’il n’y a pas de souvenir de la terreur atomique. J’ai
rencontré beaucoup de survivants et j’ai parlé avec un grand nombre d’entre
eux. Mais il semble que ce qu’ils parvenaient à dire ne pouvait être à la mesure
de l’horreur qu’ils avaient éprouvée. Pourquoi leur souvenir faisait-il défaut ? Il
n’y a pas eu de véritable expérience parce que la chose a été terrifiante, et trop
rapide, trop brutale pour les impressionner. Et c’est là, véritablement, la
situation fondamentale dans laquelle se trouvent les hommes d’aujourd’hui.
On prétend que nous vivons dans un âge d’angoisse et rien n’est plus faux.
Nous vivons dans un âge où notre angoisse ne peut avoir les dimensions des
catastrophes qui risquent de nous atteindre. Il est très facile de dire que nous
L’homme et l’atome
430
devrions faire appel à la conscience ou à notre sentiment de responsabilité.
Auparavant, on pouvait avoir une conscience, et on pouvait se sentir
responsable de ses actes. On avait tué un homme, on pouvait regretter son
acte ; on pouvait se représenter ce qu’on avait fait. Mais lorsque d’un coup vous
avez tué des dizaines de milliers de personnes, vous ne pouvez avoir une
véritable conscience de votre acte et vous ne pouvez pas non plus avoir un
sentiment de culpabilité. La faute ne réside pas seulement dans le fait d’avoir
tué des dizaines de milliers de personnes, mais encore de ne plus pouvoir
comprendre cet acte. Il y a aujourd’hui un hiatus profond entre ce que l’homme
est capable de faire et ce qu’il peut imaginer. Cette situation éthique est
fondamentale, et si nous n’en prenons pas conscience, nous ne pouvons pas
avoir une attitude morale correspondant au pouvoir de l’homme.
p.359 La victime moyenne d’Hiroshima m’a parlé de la catastrophe comme
d’une secousse sismique moyenne ou d’une inondation. Pour pouvoir parler de
l’événement, il devait trouver des analogies, et cette « falsification » était pour
lui la condition de pouvoir l’imaginer et de pouvoir en parler. Il est important de
voir que si ces Japonais évoquaient un tremblement de terre ou une inondation,
ils n’ont jamais parlé d’un ennemi qui eut été responsable de la catastrophe. Ils
n’avaient pas vu un ennemi, mais un soleil en explosion. L’idée que cette
catastrophe avait une origine humaine et qu’elle pouvait être répétée par les
hommes, était très loin de leur esprit. J’ai toujours haï la haine, mais l’absence
de haine que j’ai rencontrée chez ses victimes me paraissait excessive.
Que pouvons-nous faire ? Il y a deux voies. L’une est une voie politique,
consistant à mobiliser des millions d’hommes dans une action contre les
expériences nucléaires, contre la fabrication d’armes atomiques. Mais cette
première voie est rendue difficile par une indifférence que je nommerai
apocalyptique.
La seconde est une voie psychologique, et c’est par elle que j’accéderai au
problème moral, qui est au centre de notre discussion. L’éducation de notre
fantaisie, l’éducation de notre capacité d’imagination devrait être le moyen par
lequel nous deviendrions accessibles à l’idée de ce que peut être la destruction
du monde. Or actuellement, nous ne pouvons pas imaginer ce qu’est la
destruction du monde.
Cette tâche est unique et se présente pour la première fois dans l’histoire de
L’homme et l’atome
431
la morale. Jusqu’à présent, nous avons cru à la supériorité de notre imagination
sur notre capacité de fabrication. Mais cette situation est aujourd’hui
complètement renversée : nous pouvons agir au-delà de ce que nous sommes
capables d’imaginer. Ce n’est que si nous comprenons l’importance de cette
inversion dans l’histoire de la pensée et dans l’histoire de l’humanité, ce n’est
que si nous comprenons le caractère de cette inversion, que nous pouvons
entrer dans le domaine d’une problématique morale.
M. FERNAND GIGON : J’ai naturellement écouté avec beaucoup d’attention M.
Anders, et je me trouve là devant un cas assez typique. C’est le cas d’un
Occidental qui analyse un événement dans un monde qui n’est pas le sien,
autrement dit, dans un monde oriental.
Quand M. Anders nous dit que les Japonais n’ont pas gardé de haine, mais
seulement cette extraordinaire émotion qui a été la leur, je ne le crois pas. J’en
apporte deux preuves. D’abord il y a dans notre façon de juger des problèmes
un besoin de classification par ordre de grandeur et par ordre de valeur qui n’a
plus cours dès qu’on veut juger du phénomène chinois ou japonais. Notre sens
des réalités change du tout au tout. Nous pensons généralement à la verticale,
eux pensent à l’horizontale, et ils sentent de même. Nous avons deux modes de
pensée différents. Et il m’a paru, M. Anders, — je m’en excuse, — que toute la
deuxième partie de votre exposé repose de ce fait sur des bases occidentales,
qui ne sont pas très solides quand on les transpose dans un contexte oriental.
p.360 En outre, je voudrais vous signaler la parution, il n’y a pas très
longtemps, d’une publication de M. Orada, professeur à l’Université de
Hiroshima, qui a récolté un certain nombre de rédactions d’élèves qui, au
moment de la catastrophe, avaient cinq ou six ans, et qui, huit ans plus tard,
ont été chargés d’écrire leurs souvenirs. J’en ai publié quelques-uns. C’est un
des tableaux les plus accusateurs que jamais homme a écrit. Alors qu’on ne
vienne pas me dire que tout au fond de l’âme japonaise il ne reste pas une
panique, une terreur extraordinaire à l’égard de ces temps apocalyptiques. Si
elle n’est pas exprimée d’une façon que nous comprenions immédiatement, je
pense que c’est une question de pudeur, où l’éducation japonaise joue un rôle
principal.
Mme E. DE LA ROCHEFOUCAULD : Je voudrais poser une question de
L’homme et l’atome
432
caractère scientifique à M. Charles-Noël Martin, dont la réponse pourra nous
intéresser tous. Quelques remarques vont la précéder.
L’homme s’est toujours trouvé devant des dangers, et des moyens ont
toujours été trouvés pour les écarter. Vous savez que des épidémies ont
dévasté les continents, et aujourd’hui il suffit de trois jours de pénicilline pour
venir à bout d’une terrible maladie, dont je ne dirai pas le nom ici. Or, la bombe
atomique est un de ces dangers... Mais il n’y a pas que la bombe atomique. Il y
a l’utilisation de l’énergie atomique. Et voilà la question que je désire poser à un
savant comme M. Martin. Nous allons tous faire campagne contre la bombe.
Mais est-ce que l’utilisation de l’énergie atomique, prévue pour remplacer le
manque de charbon, de pétrole, les barrages hydrauliques lorsque les fonds
d’énergie auront diminué, est-ce que cette utilisation comporte des dangers ?
M. CHARLES-NOËL MARTIN : Je répondrai aussi brièvement que possible. Il
est certain que l’énergie atomique dite pacifique, présente également un très
grand nombre de dangers pour l’humanité. Il n’y a pas une grande différence
entre les explosions et l’exploitation pacifique de cette énergie, car elles
impliquent l’une et l’autre la production des mêmes déchets radioactifs, et dans
des milliers d’années on aura encore sur terre les produits de fissions
provoquées actuellement. Dans le cas des bombes, on dissémine à tous vents
ces produits de fissions. Dans celui de l’énergie nucléaire pacifique, on tâche
bien d’éviter au maximum la diffusion de ce dangereux produit de fission dans le
cycle de la biologie terrestre, mais on n’a pas encore trouvé de solution radicale
au problème de l’évacuation des déchets radioactifs. Je prétends qu’il sera assez
difficile de trouver une solution efficace.
Sous sa forme actuelle, l’énergie nucléaire est encore quelque chose d’assez
inquiétant pour l’avenir, parce que la plupart des centrales sont des centrales
productrices de plutonium, et l’expérience montre qu’il y a toujours diffusion et
réexpédition de produits radioactifs dans les eaux des rivières et des océans.
Donc, de ce côté, le bilan est assez inquiétant.
p.361 Ajoutons que la fusion thermo-nucléaire présentera aussi des dangers,
mais infiniment moindres. Disons donc, à la décharge des hommes de science,
qu’ils s’efforcent de résoudre ces problèmes. Mais en ce qui me concerne,
j’avoue qu’on a été beaucoup trop vite, et qu’on a suivi avec une certaine
L’homme et l’atome
433
légèreté la voie du progrès. Il aurait fallu — et c’est à quoi il faudrait que tous
les cerveaux tendent désormais — que les hommes de science soient un peu
plus éduqués sur le plan philosophique et moral et aient toujours présente l’idée
que ce qu’ils font est susceptible d’avoir des conséquences à l’échelle planétaire.
Ils doivent à tout prix examiner de très près, et longtemps à l’avance, les
applications de leurs propres découvertes.
M. PAUL DIEL : Nous avons pu entendre parler — ce qui est rarement le cas —
alternativement des hommes des sciences exactes et des hommes des sciences
humaines. Or, pour ma part, j’avoue que d’avoir entendu parler le Professeur
Heisenberg et un jeune chercheur, je suis bouleversé. Ils nous ont presque fait
comprendre qu’il n’y a plus d’espoir. Or, tout ce que nous pouvons présenter —
nous, les hommes des sciences humaines — ce sont des « desiderata ». Et le
grand malheur, c’est que chacun d’entre nous a d’autres « desiderata ». S’il est
vrai que nous avons encore dix années, à peu près, à réfléchir, et que nous
continuons à discuter de nos « desiderata », eh bien, nous sommes nous-
mêmes responsables de ce qui nous arrive. Il ne nous arrivera rien d’autre que
ce que nous avons préparé. Seulement je dirais que, même si nous cessons de
parler en « desiderata » et si nous voulons vraiment réfléchir sur les causes du
désastre qui se prépare, la meilleure volonté ne servira plus à rien, parce que
c’est trop tard. Suis-je trop pessimiste ? Et pourtant, comment a-t-il pu arriver
qu’une espèce animale, devenue à demi consciente, se trouve tout à coup sans
remède devant la situation. Or, je me demande quand même si les savants
n’exagèrent pas. C’est peut-être encore un trait de la nature humaine de croire
que du fait du retard des sciences humaines — d’un retard irrattrapable — tout
est perdu. On se complait dans les dramatisations. Mais il n’est pas impossible
que ce danger soit exagéré. Et même s’il ne l’est pas, je me dirai au moins une
chose : à cette espèce d’animaux devenus pensants, il ne restera plus rien d’ici
dix ans, sinon de mourir d’une manière un peu plus digne qu’elle a vécu. Mais
l’angoisse, actuellement, est léthargique. La panique éclatera peut-être demain,
et nous verrons alors quelle angoisse nous portons en nous : une angoisse qui
n’est pas née de la bombe atomique, mais du désespoir sur nous-même, sur
une raison qui ne trouve pas le moyen de se garantir contre les dangers de la
bombe atomique. C’est la culpabilité qui est notre véritable angoisse, l’angoisse
que nous refoulons.
L’homme et l’atome
434
S’il en est ainsi, il est évident que le remède existe : prendre conscience de
sa culpabilité — on ne peut prendre conscience que de la sienne propre. Et celui
qui prend conscience de sa culpabilité, qui sait qu’il est coupable des camps de
concentration nazis, de la bombe d’Hiroshima et de toutes les injustices
sociales, commencera peut-être à vivre p.362 autrement. Et si nous sommes
coupables, ceux parmi nous qui sont capables d’une telle conscience de leur
culpabilité, mourront avec courage. C’est ridicule si vous voulez, mais la vie est
ridicule, et l’être humain est peut-être ridicule parce qu’il ne veut pas
comprendre que c’est là la seule vérité.
M. THÉO BESTERMAN : Je crois qu’il est tard et que tout le monde en a
assez. Je m’abstiendrai de considérations générales et parlerai très brièvement
d’un point précis. M. Gigon a dit être épouvanté de la proposition d’irradier les
femmes enceintes. Je dois dire que je ne comprends pas pourquoi, je ne vois
aucun inconvénient à admettre cette idée. Il me semble que M. Gigon a adopté
une attitude émotive comparable à celle de gens qui, au XVIIIe siècle, rejetaient
la vaccination et l’inoculation comme un acte contraire à la Loi divine.
Je me permets d’ajouter une deuxième chose : M. Anders prétend que
l’homme de la rue est incapable de comprendre ce qui le menace. J’avoue que
je ne partage pas cette opinion. Il me semble que n’importe qui, sans éducation,
ni culture, est parfaitement capable de comprendre que lorsque l’atmosphère
est empoisonnée, l’homme risque d’être empoisonné. Il n’y a pas lieu de faire
des complications là où il n’y en a pas.
Troisièmement : je crois que notre problème n’est pas un problème moral,
mais un problème purement politique. Pour en juger, il faut essayer de se
mettre à la place d’un homme d’Etat, qui sait qu’un autre pays possède un
certain armement. Que doit-il faire ? A-t-il vraiment le droit d’exposer sa nation
à des risques qu’elle encourra certainement si elle n’est pas capable de se
défendre à armes égales contre son ennemi ?
M. LÉOPOLD BOISSIER : Il a été beaucoup question ici de l’homme. Mais je
rappellerai que malheureusement, à notre époque, ce n’est peut-être pas
l’homme qui est la réalité. Ce sont les abstractions. Et la première de ces
abstractions, c’est l’État, un composé que l’homme a créé : un territoire, une
population et un gouvernement. Les autres abstractions qui gouvernent le
L’homme et l’atome
435
monde, ce sont certaines doctrines, si fortes que certains peuples ne craignent
pas les bombes atomiques. Ils ne craignent pas de mourir de la bombe
atomique, parce que pour eux, il n’y a de salut que celui de la doctrine.
Je crois que tous les hommes qui ont un rôle à jouer, doivent tâcher de
briser cette force de plomb qui domine le monde, y trouver une faille pour que
l’homme puisse rejoindre l’homme. Mais alors, quel est le rôle du savant
atomiste ? C’est de se demander sans cesse : « Est-ce que je vais servir cette
abstraction, est-ce que je vais augmenter la puissance de telle ou telle
doctrine ? » Si oui, il doit renoncer à son expérience. Mais s’il peut dire : « Par
cette expérience, je permettrai à l’homme de rejoindre l’homme, de se mieux
connaître, d’être libre... » alors son œuvre sera bénéfique.
M. ANGELOS ANGELOPOULOS : Chaque découverte scientifique a deux
aspects, l’un est négatif, l’autre est positif. Le même phénomène est à observer
dans le cas de l’énergie p.363 atomique. Jusqu’à présent, nous avons surtout
connu l’aspect destructif de l’atome. Cependant, si la première apparition de
l’énergie atomique fut dévastatrice, il faut reconnaître que la domestication de
l’énergie atomique n’aurait pas encore été réalisée sans la nécessité militaire qui
l’a suscitée. Et peu à peu, nous entrons dans une voie constructive. Je ne parle
pas de ces aspects négatifs qui deviennent positifs dans ce sens que nous
admettons aujourd’hui que la guerre n’a pas eu lieu à cause de la bombe
atomique : car, si la bombe atomique n’existait pas, il est possible que la guerre
classique aurait déjà lieu. Aujourd’hui, tout le monde a compris, et surtout les
grandes puissances, que la guerre est quelque chose d’impensable, qu’elle
signifierait le suicide de l’humanité. Alors, nous sommes obligés d’envisager une
autre issue : celle de la coexistence, celle de la coopération. La science
nucléaire, qui, en fait d’utilisation pacifique, a rapidement progressé, nous a
confirmés dans cette voie. Les rapports qui ont été soumis à la première et
surtout à la deuxième conférence atomique, montrent que l’énergie nucléaire
est déjà utilisable, surtout dans les pays sous-développés, qui ont tant besoin
d’énergie. Or, le désir qu’ont ces pays d’utiliser à une grande échelle l’énergie
atomique peut renverser le bilan atomique du négatif au positif. Je pense que
l’avenir dépend de l’attitude des hommes. Et si nous prenons en considération
que nous sommes à la veille de la domestication de la fusion nucléaire, qui va
constituer une révolution dans l’ère atomique, alors nous pouvons être sûrs que,
L’homme et l’atome
436
dans un proche avenir, l’humanité connaîtra une ère de prospérité et de bien-
être social.
M. CHARLES-NOËL MARTIN : Je vais simplement ajouter un mot. D’une part,
si les bombes atomiques, de chaque côté, ont rendu la guerre pratiquement
impossible, nous demeurons néanmoins, du point de vue atomique, en état de
guerre depuis 1945, puisque les explosions, jusqu’ici, équivalent au lancement
de deux bombes d’Hiroshima par jour. D’autre part, concernant l’énergie
nécessaire aux pays sous-développés, je ferai remarquer qu’il n’est pas encore
tellement besoin d’aller chercher cette énergie dans les profondeurs secrètes de
la matière. Il suffirait d’utiliser l’énergie solaire, l’énergie des ondes, de capter
l’énergie qui sommeille dans les entrailles de la terre sous forme thermique, et
avec cela nous aurions de l’énergie pour mille ans. Si l’on avait d’abord cherché
dans cette direction, on aurait sans doute vu plus clairement quels problèmes
pose l’utilisation de l’énergie atomique.
@
L’homme et l’atome
437
INDEX
Participants aux conférences et entretiens
@ABRAHAM, Pierre, 190, 259.
AMROUCHE, Jean, 264, 265, 267, 268.
ANDERS, Gunther, 250, 254, 321, 358.
ANGELOPOULOS, Angelos, 178, 179, 239, 342, 362.
ASTIER, (D’), Emmanuel, 79, 227, 233, 234, 235, 238, 241, 242, 243, 249,250, 251, 252, 257, 260, 261, 262, 263, 264, 267, 268, 270,271, 275, 280.
AUGER, Pierre, 226, 256, 271, 318, 325, 328, 333.
BABEL, Antony, 162, 169, 172, 187, 345, 349.
BABEL, Henry, 173, 194, 320, 335.
BAUDOUIN, Charles, 342.
BESTERMANN, Théo, 369.
BOEGNER, Marc, 141, 300, 302, 303, 306, 308, 310, 322.
BOISSIER, Léopold, 362.
BOREL, Alfred, 159.
BOVET, Daniel, 99, 273, 276, 278, 279, 280, 282, 286, 288, 289, 290, 291,293, 296.
CAIN, Julien, 181, 182, 183.
CAMPAGNOLO, Umberto, 198, 199, 229, 234, 235, 281, 302, 303, 304, 305,306, 330, 332, 333, 355.
CATTAUI, Georges, 243.
CHRISTOFF, Daniel, 201, 202, 203, 260, 261.
DEVOTO, Giacomo, 176, 177, 192, 214.
DIEL, Paul, 210, 211, 212, 343, 361.
DUBARLE, R. P., 123, 170, 185, 301, 304, 305, 306, 310, 313, 314, 319, 323,326, 329, 331, 332, 333, 335, 338, 340, 343.
DUCASSE, Pierre, 199, 258, 290, 344.
EHRLICH, Walter, 200.
FERENCZI, Rosemarie, 221, 222.
GIGON, Fernand, 207, 357, 359.
GIROD, Roger, 287, 294.
GUINAND, André, 225, 247.
L’homme et l’atome
438
NAVET, Jacques, 269.
HEISENBERG, Werner, 37, 54, 190, 191, 192, 193, 195, 197, 198, 199, 200,201, 202, 203.
HERSCH, Jeanne, 240, 241, 242, 308, 331, 336, 341.
JENTZER, Albert, 271.
JESSÉ (DE), François, 169, 170, 205, 206, 216, 265, 281, 282, 283, 311, 314,315, 319, 344.
JOKLIK, Otto, 175.
JUHNKE, Ellen, 194.
JUNGK, Robert, 171, 174, 177, 207, 209, 225, 232, 319, 339, 341, 354.
JUNOD, Robert, 261, 263, 306, 309.
LEBAR, Pierre, 346.
LEMAÎTRE, Auguste, 339.
LEPRINCE-RINGUET, Louis, 11, 169, 170, 171, 173, 174, 176, 177, 178, 179,180, 181, 182, 183, 184, 185, 187.
LESCURE, Jean, 218.
LIN (voir WU).
MARCHAL, Jean, 283, 295.
MARTIN, Charles-Noël, 350, 355, 360, 363.
MARTIN-CHAUFFIER, Louis, 216, 217, 268.
MARTIN, Victor, 249, 250, 254, 265, 266, 268, 270, 271, 273, 290, 292, 297.
MASREIRA, 203.
MATIC, Dusan, 231, 232.
MILHAUD, Gérard, 285, 286.
MINH (voir VO).
MOCH, Jules, 226, 232, 234, 235, 268.
MOULIN, Léo, 215, 250, 251, 252, 334, 335.
MUELLER, Fernand-Lucien, 316.
NAVILLE, Pierre, 183, 184, 212, 222.
NOJORKAM, 181.
OSSOWSKA, Marie, 61, 206, 209, 211, 213, 214, 219, 222, 329, 331.
PICOT, Albert, 176, 180, 189, 213, 225.
RHEINWALD, Albert, 309, 311, 349, 358.
REVERDIN, Olivier, 325, 345, 347.
ROCHEFOUCAULD (Dsse E. de La), 360.
Roy, Claude, 244.
L’homme et l’atome
439
SAFRAN, Alexandre, Grand Rabbin, 172.
SCHENK (von), Ernst, 209.
SECRÉTAN, Philibert, 219, 249, 254.
STAROBINSKI, Jean, 205, 207, 209, 211, 213, 216, 217, 219, 222, 223, 292,294.
SUSZ, Bernard, 174, 189, 190, 203.
TANH-MINH (voir VO).
TOTH, J., 288.
TZANCK (Dr), 284, 291, 295.
VO-TANH-MINH, 221, 296, 299, 343.
WERNER, Pasteur, 230, 254, 264, 278, 279, 280, 316, 330.
WU LIN, 220.
WYK (van der), Antoine, 192.
*Conférences : Leprince-Ringuet – Heisenberg – Ossowska – d’Astier – Bovet – Dubarle - Boegner
Entretiens publics : Premier - Deuxième - Troisième - Quatrième - Cinquième - Sixième - Septième - HuitièmeEntretien privé
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