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Pussy Riot, les voix anti-Poutine Les trois femmes jetées en prison ne sont pas des punkettes hystériques mais des étudiantes brillantes qui ont inventé un art de la contestation. PAGE 2 Ne pas noter le jeune élève Le sociologue Pierre Merle explique pourquoi il faut bannir la notation de l’école jusqu’à la classe de 3 e . PAGE3 Lucile, seule blonde de la famille A Lille, des collégiens ont raconté leur vie à des étudiants de Sciences Po. Dernier volet d’un projet piloté par l’écrivaine Marie Desplechin. PAGE 7 Pierre Assouline Ronchamp, La Chaux-de-Fonds, La Tourette, envoyé spécial L e problème, c’est la clé. Celle d’un héritage n’est pas une question d’argent. Pas que cela. Ah, l’argent ! L’argent ! L’argent ! On en aura entendu parler avec toutes ces his- toires d’héritage. Mais cette fois, la clé ne repose pas nécessairement dans un testa- ment. Sauf à penser que le véritable testament d’un grand créateur est là où vivent aujour- d’hui ceux à qui il destinait ses créations car c’est là qu’il rayonne encore, partout où se déploie son œuvre. Nul n’est moins mort que Charles Edouard Jeanneret(1887-1965) dit Le Corbusier, l’architec- te le plus marquant du XX e siècle. Pour s’en convaincre, il suffit d’assister à la messe à Ron- champ, à 25 km de Belfort. Ici, dans la chapelle Notre-Dame-du-Haut,religieux ou pas, croyant ou non, n’importe qui peut venir frôler le sacré et en repartir avec un supplément d’âme. Ce dimanche d’août, le père Louis Mauvais, chargé de l’animation spirituelle, est loin de connaître tous ses paroissiens.Des fidèles et des visiteurs, il en vient ce jour-là du département, de la région, de toute la France, de Pologne, des Pays-Bas, de Suisse, d’Allemagne et même d’Australie (applaudissements de l’assemblée à cette annonce exotique). Certains sont là pour le Christ, d’autres pour Le Corbusier. Deux sortes de pèlerins : ceux qui se signent et ceux qui dessinent. Un peuple est représenté en permanence, et ce n’est pas le plus catholi- que : les Japonais. A la porterie, on confirme : « Il y en a trois ou quatre chaque jour de l’année. Ils visitent Paris, prennent le train pour Belfort, réservent un taxi qui les attend une petite heure, le temps de visiter, et ils repartent à Paris. » En remettant cette chapelle de « béton loyal » entre les mains de l’archevêque de Besançon, au début de l’été 1955, Le Corbusier jugea son œuvre « difficile, minutieuse, rude, forte dans les moyens mis en œuvre, mais sensible, animée d’une mathématique totale créatrice de l’espace indicible ». N’empêche, Ronchamp, envisagée comme une riposte acoustique à l’environnement, site dans lequel le lieu compte autant que l’édifice, est son chef-d’œuvre. Même ses détracteurs déposent les armes à l’évocation de ce geste architectural. Tant de finesse dans tant de for- ce ! Une irrépressible émotion se dégage de cet- te forme et de son traitement de la lumière. On se croit dans une sculpture. On a beau chercher, on ne voit pas où est la théorie tant l’auteur a banni tout dogmatisme pour se laisser domi- ner par sa liberté. Toute personne dotée d’inté- riorité peut s’y retrouver. Ce qui était le cas de Le Corbusier lui-même, agnostique d’éduca- tion protestante. L’architecte a joui d’une liberté absolue : nul- le autre contrainte que le service de la messe ordinaire pour deux cents à l’intérieur et deux mille à l’extérieur lors de la messe de pèle- rinage. « On est désemparé car tout Le Corbu- sier est là ; l’édifice est insituable temporelle- ment et, dans le même temps, les murs contien- nent la mémoire des chapelles précédentes », admire, le souffle coupé malgré ses innombra- bles visites, Jean-Jacques Virot, professeur d’ar- chitecture à Strasbourg. Il est d’avis que le bâti- ment a bien vieilli, n’ayant pratiquement pas été restauré en un demi-siècle. Assis à même la dalle, les gens se justifient : « Ici, c’est priant. » Ce que le père Mauvais traduit à sa manière : « Quand on prie dans de la beauté, on se sent porté. » La magie du lieu fait que celui qui se recueille se sent rassemblé quand ailleurs il se sent dispersé. Ronchamp est à part dans l’œuvre de Le Cor- busier. Par un acte notarié, l’architecte a fait don de son droit patrimonial à une association char- gée d’entretenir le site et de veiller à son déve- loppement. La dernière initiative de celle-ci a provoqué une polémique : la construction, en contrebas de la chapelle, par l’architecte Renzo Piano, d’un couvent pour une communauté de clarisses. Des intégristes d’un site dont chacun se sent un peu propriétaire ont hurlé. Débat encore entre ceux qui veulent sacraliser la colli- ne au risque de la figer et ceux qui veulent l’hu- maniser en la rendant habitable. Depuis l’inauguration, il y a un an, ça s’est cal- mé. Reste à l’association à affronter une autre réalité : la facture de 12 millions d’euros. Le mon- tage financier fut acrobatique. L’association dut notamment emprunter 5 millions d’euros et ce n’est pas avec les tickets d’entrée (80 000 visiteurs par an) qu’elle arrivera à rem- bourser. « C’est une partie de poker que nous sommes obligés de gagner », risque le président de l’association, Jean-François Mathey. Il fau- drait dynamiser la porterie avec des produits dérivés et espérer que la Ville se décide à sortir de son apathie : la chapelle est sa chance mais elle ne semble pas l’avoir compris. HÉRITAGES | 10/10 Des résidents de la Cité radieuse à Marseille aux pèlerins à la chapelle de Ronchamp, ils sont nombreux à se sentir les héritiers de l’architecte, mort en 1965. Son legs grandiose se vit autant qu’il s’étudie Le Corbusier, un monument habité « Ronchamp est son chef-d’œuvre. Même ses détracteurs déposent les armes à l’évocation de ce geste architectural. Tant de finesse dans tant de force ! On se croit dans une sculpture » Lire la suite pages 4 à 6 24 rue francois 1er paris Charles Edouard Jeanneret, dit Le Corbusier en 1957. KEYSTONE FRANCE Cahier du « Monde » N˚ 21031 daté Samedi 1 er septembre 2012 - Ne peut être vendu séparément

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PussyRiot, les voix anti-PoutineLes trois femmes jetées enprison nesont pas des punkettes hystériquesmais des étudiantes brillantes qui ontinventé un art de la contestation. PAGE 2

Nepasnoter le jeune élèveLe sociologue PierreMerleexplique pourquoi il fautbannir la notation de l’écolejusqu’à la classe de 3e. PAGE 3

Lucile, seule blonde de la familleALille, des collégiens ont racontéleur vie à des étudiants de Sciences Po.Dernier volet d’unprojet piloté parl’écrivaineMarie Desplechin. PAGE 7

PierreAssouline

Ronchamp, La Chaux-de-Fonds, La Tourette,envoyé spécial

Le problème, c’est la clé. Celle d’unhéritage n’est pas une questiond’argent.Pasquecela.Ah, l’argent!L’argent ! L’argent ! On en auraentenduparleravec toutesceshis-toiresd’héritage.Mais cette fois, la

clénereposepasnécessairementdansuntesta-ment. Sauf à penser que le véritable testamentd’un grand créateur est là où vivent aujour-d’hui ceux à qui il destinait ses créations carc’est là qu’il rayonne encore, partout où sedéploiesonœuvre.

Nul n’est moins mort que Charles EdouardJeanneret(1887-1965)ditLeCorbusier,l’architec-te le plus marquant du XXe siècle. Pour s’enconvaincre, il suffit d’assister à lamesse à Ron-champ, à 25km de Belfort. Ici, dans la chapelleNotre-Dame-du-Haut,religieuxoupas,croyantounon,n’importequipeut venir frôler le sacréet enrepartir avecunsupplémentd’âme.

Ce dimanche d’août, le père Louis Mauvais,chargé de l’animation spirituelle, est loin deconnaîtretoussesparoissiens.Desfidèlesetdesvisiteurs, il en vient ce jour-là du département,de la région, de toute la France, de Pologne, desPays-Bas, de Suisse, d’Allemagne et mêmed’Australie(applaudissementsde l’assembléeàcette annonce exotique). Certains sont là pourleChrist, d’autrespourLeCorbusier.

Deux sortes depèlerins: ceuxqui se signentetceuxquidessinent.Unpeupleest représentéen permanence, et ce n’est pas le plus catholi-que: les Japonais.A laporterie,onconfirme:«Ily en a trois ou quatre chaque jour de l’année. Ilsvisitent Paris, prennent le train pour Belfort,réserventuntaxiqui lesattendunepetiteheure,le tempsdevisiter, et ils repartentàParis.»

Enremettantcettechapellede«bétonloyal»entre les mains de l’archevêque de Besançon,au début de l’été 1955, Le Corbusier jugea sonœuvre«difficile,minutieuse,rude,fortedanslesmoyens mis en œuvre, mais sensible, animéed’unemathématiquetotalecréatricede l’espaceindicible».

N’empêche, Ronchamp, envisagée commeune riposte acoustique à l’environnement, sitedans lequel le lieu compte autant que l’édifice,est son chef-d’œuvre. Même ses détracteursdéposent les armes à l’évocation de ce gestearchitectural. Tant de finesse dans tant de for-ce!Une irrépressible émotionsedégagede cet-te formeetde son traitementde la lumière.Onsecroitdansunesculpture.Onabeauchercher,on ne voit pas où est la théorie tant l’auteur abanni tout dogmatisme pour se laisser domi-ner par sa liberté. Toute personnedotée d’inté-riorité peut s’y retrouver. Ce qui était le cas deLeCorbusier lui-même, agnostique d’éduca-tionprotestante.

L’architectea jouid’unelibertéabsolue:nul-le autre contrainte que le service de la messeordinaire pour deuxcents à l’intérieur etdeuxmilleàl’extérieurlorsdelamessedepèle-rinage. «On est désemparé car tout Le Corbu-sier est là ; l’édifice est insituable temporelle-mentet, dans lemêmetemps, lesmurscontien-nent la mémoire des chapelles précédentes»,admire, lesoufflecoupémalgréses innombra-blesvisites,Jean-JacquesVirot,professeurd’ar-chitectureàStrasbourg. Ilestd’avisquelebâti-ment a bien vieilli, n’ayant pratiquement pasétérestauréenundemi-siècle.Assisàmêmeladalle, les gens se justifient: «Ici, c’est priant.»Ce que le père Mauvais traduit à sa manière:«Quand on prie dans de la beauté, on se sentporté.» La magie du lieu fait que celui qui serecueille se sent rassembléquand ailleurs il sesent dispersé.

Ronchampest àpart dans l’œuvredeLeCor-busier.Parunactenotarié,l’architecteafaitdondesondroitpatrimonialàuneassociationchar-gée d’entretenir le site et de veiller à son déve-loppement. La dernière initiative de celle-ci aprovoqué une polémique: la construction, encontrebasde la chapelle, par l’architecte Renzo

Piano,d’uncouventpourune communautédeclarisses. Des intégristes d’un site dont chacunse sent un peu propriétaire ont hurlé. Débatencoreentreceuxquiveulentsacraliser lacolli-neaurisquede la figer et ceuxquiveulent l’hu-maniseren la rendanthabitable.

Depuisl’inauguration,ilyaunan,ças’estcal-mé. Reste à l’association à affronter une autreréalité: lafacturede12millionsd’euros.Lemon-tage financier fut acrobatique. L’associationdut notamment emprunter 5millions d’euroset ce n’est pas avec les tickets d’entrée(80000visiteursparan)qu’ellearriveraàrem-bourser. «C’est une partie de poker que noussommesobligésdegagner», risque leprésidentde l’association, Jean-François Mathey. Il fau-drait dynamiser la porterie avec des produitsdérivés et espérer que la Ville se décide à sortirde son apathie: la chapelle est sa chancemaiselle ne semblepas l’avoir compris.

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DesrésidentsdelaCitéradieuseàMarseilleauxpèlerinsàlachapelledeRonchamp,ilssontnombreuxàsesentir leshéritiers

del’architecte,morten1965.Sonlegsgrandiosesevitautantqu’ils’étudie

LeCorbusier,unmonument

habité

«Ronchampest son chef-d’œuvre.Mêmesesdétracteurs déposent

les armes à l’évocationde ce gestearchitectural. Tant de finessedans tant de force!On se croit

dansune sculpture»

Lirela suitepages4à6

24

ruefr

ancois

1er

paris

Charles EdouardJeanneret,

dit Le Corbusieren 1957.

KEYSTONE FRANCE

Cahier du «Monde »N˚ 21031 daté Samedi 1er septembre 2012 - Nepeut être vendu séparément

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LeCorbusier,aduléautantqueconspuéH É R I T A G E S | 1 0 / 1 0

Ilarelativementpeuconstruitmaisbeaucouppublié.Cinquanteansaprèssamort,soninfluenceresteconsidérable,jusquedanslespaysoùiln’arienréalisé.Cegéantdel’architecturecontinuedefascineretdesusciterlapolémique

Unhéritagefait toujoursdeshistoires

En attendant? On refuse par principe lesexpositions car l’architecte avait interdit touteautreœuvred’artque les siennes (saufunesta-tue de la Vierge du XVIIIesiècle), les tournagesde filmsetdespotspublicitaires– àuneexcep-tionprès,ilyaquelquesmois,pourDannyBoy-le etVincentCassel (8000eurosune séquencede troisminutes où l’on n’identifiemême pasla chapelle) –, les mariages, les dispersions decendres…«Si onacceptait, ça n’arrêterait pas»,ajoute Jean-FrançoisMathey.

De toute façon, les amoureuxde RonchampseconsidèrentcommeleshéritiersdeLeCorbu-sier.YcomprisdesChinoisquiontoséunerépli-que sauvage de la chapelle. Jean-FrançoisMathey n’a pas voulu attaquer en justice cetavatar: «Ce serait trop long, trop compliqué ettrop incertain.»

Il est d’autres abusquiméritentet reçoiventchâtiment. C’est là qu’intervient la FondationLe Corbusier, à Paris, sise dans deux maisonsréunies,construitesparlepatronpoursoncou-sinJeanneret(pourl’acheter,ilasuffidevendreun Picasso que possédait l’architecte) et pourl’industriel Raoul La Roche, au cœur du 16e

arrondissement, à deux pas de la rue baptiséedu nom de Mallet-Stevens, autre figure de lamodernité architecturale (et si après cela vousne croyezpas augéniedes lieux!).

LeCorbusiern’ayantpas eud’héritierdirect,la fondationqui porte sonnomest sa légataireuniverselle. Dans son testament, qui date de1960,il latientpourunêtreadministratifappe-lé à devenir un être spirituel. Autrement dit,«une continuation de l’effort poursuivi pen-danttouteunevie». Il luialégué500000docu-ments, 38000plans, 6000dessins, ainsi quedes tableaux, sculptures, carnets de voyages,photos, livres… Il n’a jamais cessé d’archiversonavenir.Commes’il lui fallaitconservertou-te trace de travail dans la parfaite consciencequ’un jour cela compterait. Conserver et com-muniquer. Très tôt il prépara sa postérité,

publiantlepremiervolumedesonœuvrecom-plèteen1929,doncà42ans.Cequinetrahitpaslahainede soi.

Outre ses considérables archives et son siè-ge, la fondation possède l’appartement pari-sien de Le Corbusier, rue Nungesser-et-Coli, etla Villa Le Lac, qu’il a conçue pour ses parents,prèsdeVevey,enSuisse.Celadit, les recettesdela Fondation sont maigres : outre la vente detapisseries, les droits d’auteur sur la reproduc-tion de photos dans des livres et un peu demécénat, elles proviennent surtout des royal-ties des éditions de meubles du Corbu par lasociété italienneCassina. Soit36%desrecettes,cequi lui permetde s’autofinancer.

Les noces entre l’architecte et cette maisonde Milan, pionnière du design industriel,remontent à 1964. C’est lui qui l’a choisie pourfabriqueret distribuer fauteuils grandconfort,chaises longues, tabourets et tables de travailenexclusivitémondiale sous le label LCCollec-tion:«Ils sontdésormaisconsidéréscommedesclassiquesdont le succèsn’a jamais faibli, souli-gneGianlucaArmento,directeurdeCassina.Leproblèmeestailleurs,danslesimitations,etplusencoredepuisqu’Internetamplifie lepiratage.»

La dépendance vis-à-vis de Cassina est ris-quée. Ainsi, en février1978, la Fondation dutralentir ses activités en raison d’une baisse desesressources,effetdominodelacriseenItalie.D’autantqu’ellene touchequ’unepartiedecesdroits: si lesquatremeubles iconiquesdits LC1(chaise),LC2(fauteuil),LC3(canapé)etLC4(chai-se longue) sont le plus souvent demandés parles clients commedes «Le Corbusier», ils n’ensontpasmoinsaussil’œuvredesoncousinPier-re Jeanneret et de l’architecte et designer Char-lotte Perriand. D’où un partage à trois avecleurs ayants droit. Pas ingrate, Cassina a renduhommage à ce prestigieux collaborateur enexposant récemment, sur son stand au BonMarché, une réplique de son fameux cabanondeRoquebrune (Alpes-Maritimes),assemblagede planches de chantier de 1,90mètre sur4mètres,machine à habiter aumobiliermini-maliste et auxmurs décorés, avec un sol jauneetunplafondvert –LeCorbusierypassait l’été,face à la mer. Surpris, les habitués du grandmagasinontbeaucoupapprécié.

La Fondation passe beaucoup de temps àveiller au grain. C’est essentiel pour préserveruneœuvre des abus,même si ce statut de gar-diendutempleneluidonnepaslebeaurôle.Endécembre1986,untribunaldeGenèvedéboutala FondationLeCorbusier qui voulait interdireunconcoursdebandedessinéesur le thèmedel’urbanisme. Passe encore qu’il fût intitulé «LeCorbusierrevient».MaisqueCorbuapparaissesur l’affiche caricaturé en Nosferatu à nœudpapillon armé d’un compas et semant la pani-que dans les rues de Genève, non ! Le jugedébouta pourtant la Fondation au motif queCorbu fait partie du domaine public tant sa

notoriété est reconnue. Bref, qu’il appartient àtout lemonde.

Le nom Le Corbusier, marque déposée, estprotégé dans de nombreux pays. Les conflitssontdoncmultiples. Si cen’estdudroit à l’ima-ge, c’est de la contrefaçon. Parfois, cela prendun tour nettement plus brutal. Ce fut le cas àChandigarh,en Inde, capitalede l’Etatd’Harya-na,dontLeCorbusieraréalisélepland’urbanis-me, les bâtiments du Capitole et des tapisse-ries. Des habitants ont prestement liquidéunepartiede l’héritage: tabourets, bancs enbois et

cannage griffé, lampadaires en béton, plaquesd’égoutsesontretrouvésensalledesventesoùilsontatteintdehautsprixaprèsquequelquesgaleristes français lesont eu raflés et rafistolés.

Car on tend à l’oublier: Le Corbusier n’étaitpas seulement un grand architecte mais unartiste total qui, durant toute son existence,passa sesmatinées àpeindre.«Il n’a jamais étédiplôméd’architecture.Je suisallévoirsonlivretde famille quand il s’est marié. J’ai découvert :“Profession:artistepeintre”. Ilaétémalheureuxde ne pas avoir été reconnu comme artiste»,raconteMichel Richard, directeur de la Fonda-tion Le Corbusier. Même lorsqu’on parle dupeintre, ondit LeCorbusier, quandbienmêmeil a signé Jeanneret son œuvre picturale jus-qu’en 1928, des œuvres de la période puriste,

CULTURE&IDÉES

«Il n’a jamais étédiplôméd’architecture.

Dans son livretde famille, j’ai découvert:

“Profession:artiste peintre”»

MichelRicharddirecteurde la FondationLe Corbusier

Suite de la première page

Quedevientuneœuvre, aprèslamort de sonauteuroude soninterprète? Apartir d’un cer-taindegréde célébrité, la ques-tionde l’héritagedépassedetrès loin les problèmes stricte-ment familiaux. Entre lesayantsdroit, qui ont tendanceàla contrôler jalousement, ettous ceuxqui s’inspirent del’œuvre, l’admirentou essaientd’en tirer unprofit, la succes-sionposeungrandnombredeproblèmes financiers,moraux,intellectuels. C’est pour entrerdans cette fabriquede lapostéri-té que le supplément«Culture&idées» duMonde aproposé,durant tout l’été, une série surl’héritagedeplusieurs créa-teursduXXesiècle. Cette enquê-te sur Le Corbusier en est le der-nier volet.

¶S U R L E W E BLA FONDATIONLE CORBUSIERwww.fondationlecorbusier.fr

kChapelleNotre-Dame-du-Hautà Ronchamp (Haute-Saône)

construite en 1955.FAILLET/KEYSTONE FRANCE

jMesse célébrée en 1958.HANS SILVESTER/RAPHO

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relativementrares sur lemarchémaisquin’enontpasplusdevaleur.

Michel Zlotowski, directeur de la galerie quiporte son nom, rue de Seine, principal mar-chand de «Le Corbusier» à Paris, évalue sonœuvre graphique à 450tableaux, 8peinturesmurales, 7000œuvres sur papier (les piècesappartenant à la Fondation sont inaliénables),350estampes, 40tapisseries, 50sculptures etquelquecentainesdecollages.«Sesœuvrespas-sent rarement en salles des ventes, observeMichelZlotowski.Maisilyatroisans, j’aiacheté700000euroschezChristie’suntableaudetau-reaude 2mètres dehaut, de 1954, que j’ai reven-duunanaprèsàun trèsgrandcollectionneur.»

Sa cote est plutôt endentsde scie, remarqueEric Mouchet, corbuséologue à la galerie Zlo-towski : «En 1987, tous les musées à travers lemondeontvoulu fairedes expositionspour soncentenaire.Après, il ne s’estplus rienpassé;onapris le relais vers 2001. Mais avec le cinquantiè-meanniversaire de sa disparition, en 2015, vousallezvoir, celavaviterepartir.»Desexpositionssontannoncées, dès septembreàMoscou,puisà Saint-Pétersbourg, Stockholm, Rome, Mar-seille, au Musée d’art moderne de New York,avantl’apothéoseauCentrePompidouen2015.«Chacun va vouloir faire la grande expositionduLeCorbusier total», ajouteEricMouchet.

Un phénomène est troublant : depuisdeuxans, Landau Fine Art, un grand mar-chandinternationalinstalléàMontréal,propo-se, à toutes les foires, plusieurs œuvres deLeCorbusier à des prix faramineux (2 à 4mil-lions de dollars pour des huiles). Pourquoi untelprix,sedemandelemilieu,etd’oùvientcet-te passion subite? En attendant de trouver laréponse, cela a provoqué un regain d’intérêtpour sesœuvres. Jusqu’à unepériode récente,des architectes, tant français qu’étrangers,achetaient le moindre bout de papier de lamaindumaîtreàdéfautdedessinsarchitectu-raux, très rares car en principe indissociablesdes archives de ses grands projets. Désormais,ils ne sontplus seuls.

Tout cela est bien mais un «Le Corbusier»,avant de se regarder, cela s’habite. Comment

sesrésidentsreçoivent-ilsaujourd’huicethéri-tage?On l’a caricaturé jusqu’à en faireunpen-seur surpilotispour avoir isolé ses immeublesdusol, les faisant reposersurdespiliers.Mais ilfut précurseur en bien des domaines – isola-tion acoustique, double ensoleillement, ruesmarchandes…

LeCorbusieraconstruitcinqunitésd’habita-tion à services multiples (logements, écolematernelle, hôtel, commerces, bureaux, gym-nase).Quece soit à laCité radieuse, àMarseille,ou à Nantes, mais aussi à Berlin, Firminy ouBriey, tantdegens,nonsans fierté,disenthabi-ter«auCorbu».«Chacunedes cinqunitésd’ha-bitation a créé une association et elles se sontregroupéesenfédération.Ilyaunevraieferveurdes propriétaires», ditMichel Richard, le direc-teurde la FondationLeCorbusier.

Uneassociationd’habitants,c’estbien,dotéed’un site Internet de surcroît.Mais se considè-rent-ils pour autant comme les héritiers etdépositairesd’uneœuvre aupoint de revendi-quer un «patriotisme corbuséen»? «Ce senti-ment existe, assure Katia Imbernon, libraire-

éditriceàlaCitéradieuse,àMarseille.Maisiln’arien de sectaire. Plutôt le partage d’une utopiecommune,humanisteetgénéreuse.»Entémoi-gne l’ouverturede l’immeubleaupublic à l’an-née, qui entraîne des coûts non négligeablespour les habitants, et surtout la vie dans l’im-meuble. «Village vertical», disait Le Corbusieravec une justesse qu’il n’imaginait pas. Le vraigénie duCorbu, ça a été deproposer, sans l’im-poser,unprojet social grâce à sonarchitecture,tout en laissant la liberté à chacun de s’impli-quer ou non dans cette vie collective. «Pensezqu’il existe une salle de projection de 40places,une salle de loisirs, une bibliothèque, des sallesdejeuxpourlesjeunesetunmerveilleuxtoit-ter-rasse!», préciseKatia Imbernon.

Il est loin le temps où lesMarseillais l’appe-laient «lamaisondu fada».D’autantqu’à biendes étages les bobos ont succédé aux prolos.Maiscesentimentdesolidaritéetd’identitécol-lective se retrouve dans d’autres villes, parexempleàPessac,oùleshabitantsdelaCitéFru-gès ont entrepris un grand mouvement derénovation.

CULTURE&IDÉES

1887NaissancedeCharles EdouardJeanneret-Gris à La Chaux-de-Fonds(cantondeNeuchâtel, Suisse).

1902Etudie à l’école d’art.

1907-1911Voyages initiatiques enEuropeet enOrient.

1912Construit la villa Jeanneret-Perretdite «Maisonblanche»pour sesparents à LaChaux-de-Fonds.

1917S’installe à Paris.

1920Prend lepseudonymedeLeCorbusier, déformationdunomdeson arrière-grand-pèrematernelqui s’appelait LeCorbésier.

1925Lance le «planVoisin» de réurba-nisationde Paris.

1928-1931Construit la villa Savoye,à Poissy.

1930Demande la nationalitéfrançaise.

1940Autorisé à construirepardéci-sionministérielle, avec deuxautres«sansdiplôme».

1945 Invente lanotion architecturaleduModulor,mot-valise créé àpartir de«module» et de «nombred’or».

1945-1952Réalisesapremièreunitéd’habitation, laCitéradieuse,àMarseille.

1965Senoie aprèsune crise cardiaquedevant son cabanon, à Roquebrune-Cap-Martin.

Parcours

kCouvent Sainte-Marie de La Tourette,près de Lyon (Rhône), construit en 1960.

L. M. PETER/AKG-IMAGES

J Procession au couvent.BERNHARDMOOSBRUGGER/RAPHO

j La Cité radieuse, unité d’habitation construite àMarseille en 1952.MOIRENC CAMILLE/HEMIS.FR.

K Sur le toit de la Cité radieuse, en 1970.JACQUESWINDENBERGER/RAPHO

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Les sondeurs n’en reviennent pas: lors-qu’ils demandent aux gens de citer deux grandsarchitectes vivants, c’est le nom de Jean Nouvelmais aussi celui de Le Corbusier qui arrivent leplus souvent. Pourtant, si ce dernier n’est plus decemonde depuis cinquanteans, il y est de plain-pied. Certes, il a relativementpeu construit (quel-que70bâtimentsouensembles)alorsqu’ilabeau-coup publié. Mais son emprise tant sur ses pairsque sur le grand public est inimaginable, jusquedans des pays où il n’a jamais rien réalisé. Ce quin’est pas pour surprendre la Fondation Le Corbu-sier: le jour de son inauguration, pas unministrefrançais ne s’est déplacé alors qu’une douzained’ambassadeurs sont venus exprimer la recon-naissancede leurpays.

LeCorbusieralongtempsétéenferméaupurga-toire, parfois à causede sonopportunismepoliti-que–ilétaitàMoscouen1931,àVichyen1942.Ilestdésormaisànouveauenseignédanslesécolesd’ar-chitecture.Mieux, ildemeureunréférent.Enbienouenmal,onenparle.Googlesefait l’échoperma-nent des polémiques qu’il suscite encore. «Nom-bred’architectesfrançaisfontduLeCorbusiercom-me Jourdain de la prose, mais ils ne le reconnaî-tront jamais. Le paradoxe est que le modèle cor-buséen est toujours utilisé pourmotiver des rejetsurbanistiques», soutientMichelRichard.

Ainsi, lesmaîtresactuelsdel’architecturene luipaient pas spontanément leur dette. Cet été, surFrance Culture, François Chaslin a pu conduireunepassionnanteséried’entretiensaveclesarchi-tectes ClaudeParent, Paul Chemetov,Henri Ciria-ni, Christian de Portzamparc, Henri Gaudin sansque Le Corbu soit évoqué, sauf exception. «C’estque le legsde LeCorbusierne seprésenteplus com-meune ligne de fracture, explique François Chas-lin.Pluspersonnenedéfendvraiment l’urbanismemoderne. Tout s’est fondu dans un réalismeconscient des forces qui fabriquent la ville. De cetarchitecte immense reste la statue d’un géant,exploréaujourd’huidans sesmoindres recoinspardesdizainesd’ouvrages,ycomprisdanssesfaibles-ses et son intimité: celle d’un personnage dont lemessagecomptepluscommeayantparticipéde latrajectoire collective de la modernité occidentale,et avec undegré supérieur de puissance artistiqueet intellectuelle, que comme un inspirateur directdespenséesarchitecturalesd’aujourd’hui.CommeMichel-Ange,SchinkelouViollet-le-Duc,ilabasculéducôtéde l’Histoire.»

L’architecteMarcMimram,néen1955,seditfas-cinéparLeCorbusier,poursontravailsurlamatiè-re et sur le vide, sa façon de les faire resplendir

sous la lumière sans jamais renoncer à sa notiondeparcoursetdepromenadearchitecturale. Il n’yapasquecela:«Ilaétéetdemeureunboucémissai-re: on l’a rendu responsable de toute lamodernitéurbainedans cequ’elle adeplusdogmatique.»

Bouc émissaire?Même s’il se dit fasciné par laquasi-totalité de son travail, Frédéric Edelmann,longtempscritiqued’architectureauMonde, n’enjugepasmoins «dévastatrices» les conséquencesde son dogmatisme et de ses conceptions urbai-nes.Bienqu’ilnesoitpasdirectementresponsabledesgrandescités,ilenaétél’undesgrandsinspira-teurs.Maisilserabeaucouppardonnéàceluiquiainventé la courbure dans l’espace et très tôt com-pris la libertéquepouvaitdonner lebéton.Raisonde plus: «Il a porté le chapeaude toutes les catas-trophesde lamodernité», dit FrédéricEdelmann.

Que se passe-t-il lorsqu’un architecte «hérite»d’unbâtimentdeLeCorbusier?Prenons laCitéderefuge,construiteen1929-1932dansle13earrondis-sementdeParisà lademandede l’Arméedusalut.

FrançoisGrusona été choisi, fin 2008, pour réno-ver le site avec son ami François Chatillon, archi-tecte des monuments historiques. Le logementd’urgencesousformededortoircollectifdisparaîtcar il n’estplusadaptéau logementdes sans-abri.

Les problèmes à résoudre ne manquent pas,mais celui de la couleur est le principal. Le Corbu-sierétaitencolèrecontrelesinitiativesdesoncom-manditaire: mauvaises couleurs, faux bois, fauxmarbres. Il aurait voulu les couleurs du drapeaude l’Arméedu salut: bleu de Prusse, ocre jaune etrouge sombreprofond. Faut-il profiter de la réno-vation pour lui donner raison? «C’est encore endébat, reconnaît François Gruson. Nous voulonsêtre fidèles à l’intentiondu Corbu, lesmonumentshistoriquesplaidentpour le contraire.»Mêmesi laCitéderefugeauneapparencedécatiedueauman-que demoyens, l’ensemble n’a pasmal vieilli, aupoint d’être en bienmeilleur état que son voisindes années 1970. L’impact du bâtiment dans lequartier n’a pas changé. Toujours aussi tonique.Pendant les Journées du patrimoine, ce sont sesrésidents qui font visiter : «Ils sont très conscientsd’habiter un bâtiment exceptionnel, fiers que cesoitun“LeCorbusier”,observeFrançoisGruson.Dequoineplussonger,commecertains,àvirer lesSDFpourymettredesétudiantsenarchitecturequisau-raientmieux apprécier ce privilège!» La livraisondubâtimentrénovéestprévuepourdébut2014.

Corbuséens, corbuséophiles et corbuséolâtresunissentaussileurseffortsàleurpassionpoursau-vercequidoitl’être.ALaChaux-de-Fonds,ontrou-ve par exemple la villa Jeanneret-Perret, plusconnuecommelaMaisonblanche.C’estlapremiè-re construction de l’architecte, en 1912, pour sesparents. Bien que classée monument historiquecantonal puis fédéral, elle a dépéri en raison d’unstatutassez flou. Jusqu’àceque l’AssociationMai-son blanche (370 membres et une trentaine debénévoles),fondéeen2000, laréhabilite.Lavillaaété ouverte au public en 2005 et accueille desconcerts et des expositions. A leurmanière, ceuxquiontsauvécettemaison,demêmequelamanu-facture d’horlogerie Ebel qui a racheté la remar-quableVillaturque(1916),toujoursàLaChaux-de-

Fonds,ont fait leur cettepartiede l’héritage.C’est également le cas de ces plasticiens (Peter

Doig, Alain Bublex, Kader Attia, Pierre Huyghe,Tom Sachs, Rirkrit Tiravanija, Thomas Hirs-chhorn,OlafNicolai,SimonStarling,GeorgesSan-chez Calderon) qui tiennent Le Corbusier nonpourunarchitectemaispourunartisteprotéifor-me dès lors que meubles, immeubles, maisons,peintures, photos, collages, estampes, sculpturesforment une continuité. Un peu partout, chacuns’enempare, s’ennourrit, le réinterprète.

L’historienne de l’art Catherine de Smet, qui aconsacréuneétudedétailléeàcettereconnaissan-ce, qui lui paraît relever de la «fraternité» plutôtquedelafiliation,expliquelephénomèneparl’en-gagement total du Corbu dans sonœuvre, par sarecherche patiente en toutes choses et par sadimension sociale. Contrairement aux architec-tes, les jeunes artistes nourris duCorbune le trai-tent pas commeunmaître,mais commeunpair.C’est également vrai pour les photographes queses bâtiments ont influencés. Une exposition etun colloque sous le signe des «Aventures photo-graphiques» en témoigneront à La Chaux-de-Fonds, fin septembre,oùonverra commentBras-saï,Doisneau,RenéBurri et sonphotographeatti-tré, LucienHervé, ontdialoguéavecLeCorbu.

L’hommagedesavillenataleàCharlesEdouardJeanneretditLeCorbusier,àl’occasiondu125eanni-versaire de sa naissance, se veut éclatant. «C’estainsiqu’onl’appelleenSuissesanss’offusquerqu’ilsoit devenu français. Son portrait et son nom sontquandmêmesurnosbillets de 10francs!», rappel-le Anouk Hellmann, chef de projet. Et tant pis sisur lafaçadedesamaisonnatale,àcôtéd’unefroi-de plaque célébrant samémoire, il y a désormaisl’entrée d’un magasin de farces et attrapes. Larigueuret la fantaisie: tout à fait lui!Maispas sûrqu’il aurait apprécié que l’architecte japonaisTadaoAndoait appelé sonchien«Corbu».

LaTourette,uncouventdominicainnonloindeLyon, ne se donne pas aussi facilement que Ron-champ,maisilproduitluiaussiunchocartistiquetotal par sa façon de concilier vie collective et vieindividuelle. «Il faut un consentementpour venirici: pas seulementàcausedustyledeviemaispar-ce que c’est un centre d’accueil qui suppose unmélange avec les gens, bien plus que dans les cou-vents», souligne frère Alain Durand, son prieur,qui avécu la findesa construction.

La limpidité de la forme domine dans l’église;deprimeabord, le sitepeutêtrevécucommeaus-tèreet ascétiquemais, dèsqu’ons’enpénètre enyhabitant, on est emporté par la magie du lieu,mélange d’inventivité, d’audace formelle et desouci du détail. «C’est plutôt sobre et dépouillé,mais il fautadhérerauprojetarchitectural.Lesfrè-res trouventbienplusdifficiledevivredansun lieulaid ou vulgaire», explique frèreMarc Chauveau.LepèreCouturieravaitdit àLeCorbusier:«J’aiuntruc pour vous : c’est à échelle humaine.» Enretour, une fois le chantier achevé, l’architectereconnaissant avoua aux dominicains: «Vousm’avezapprisà fairepauvre.»

Son cercueil a passé une nuit dans l’église ducouvent, entre Roquebrune, où il est mort lorsd’unebaignade,etlacourduLouvre,veillétoutelanuit par les dominicains.Quel architecte a jamaisreçu un tel hommage de la part de ses usagersmêmes? «Regardez bien, il avait tout prévu, bienenavancesurnotremodernité»,dit-onaucouventde La Tourette. Tout? Presque tout. Autrefois, onne fermait pas les portes à clé. Il n’y avait que desreligieux. Ils sont désormais moins nombreuxqueles retraitantset lescolloqueurs.Laqualitédusilencen’estplus lamême:onfermeàclésacellu-le car le couventestplusouvertqu’avantauxvisi-teurs, et tousneportentpasdes sandales.Or, cha-que fois qu’une clé tourne dans une serrure, onl’entend résonner partout, et plus encore la nuit.Leproblème, c’est la clé.p

PierreAssouline

L’UnescohésiteàclasserLeCorbusierauPatrimoinemondial

CULTURE&IDÉES

¶À L I R E

« LE CORBUSIER,ŒUVRE COMPLÈTE »deWilly Boesiger(Artémis, 1991).

« LE VOYAGE D’ORIENT »de Le Corbusier

(éditions Forces vives, 1966).

« CHOIX DE LETTRES »sélection et notesde Jean Jenger

(Birkaüser, 2002).

« LE CORBUSIER,LA PLANÈTE

COMME CHANTIER »de Jean-Louis Cohen

(Textuel, 2005).

« C’ÉTAIT LE CORBUSIER »de Nicholas FoxWeber

(Fayard, 2009).

« LES VILLAS DELE CORBUSIER 1920-1930 »

de Tim Benton(Philippe Sers,

La Villette, 1984).

«Il a été et demeureunbouc émissaire:

on l’a rendu responsablede toute lamodernitéurbainedans ce qu’elleadeplusdogmatique»

MarcMimramarchitecte

A priori, le projet paraît parfaite-ment raisonnable et réalisable:faire inscrire Le Corbusier sur

la liste duPatrimoinemondial del’Unesco.Mais quel Corbu: celui dessites religieuxou celui des unitésd’ha-bitation?Celui des résidences ateliersou celui des…? Tous les «Le Corbusier».Manière éclatantede rappeler que cetteœuvre estmarquéepar sonunité et sacontinuité. Tel est le grand et ambi-tieuxdesseinauquel travaille la Fonda-tion LeCorbusier depuis septans.

Or sondossier a été retoquéunepre-mière fois sansqu’une réponse cohé-rente ait été opposée aux questionsqu’elle avait posées à Icomos, l’organi-sationnongouvernementale chargéepar l’Unescode l’évaluation. Son rap-port fait unevingtainedepages, ce qui

estmaigrepour renvoyerundossier de500pages.

Lors dudeuxièmeexamendudos-sier à Paris, l’an dernier, unparticipantse souvientmêmeavoir entenduunmembredu comitéduPatrimoinemondial incriminer l’épaisseurdudos-sier! Les deuxparties devaient ànou-veau se rencontrer cet été afindeper-mettreque le cas LeCorbusier soit ànouveauprésenté.

Caractère transnationalEn fait, tout bute sur un écueil : le

caractère transnationalde la candidatu-re, car les bâtiments enquestion sontdispersés sur sixpays (France, Suisse,Argentine, Japon…) et trois continents.L’Icomos s’estdonc inquiétéed’uneges-tionnécessairementacrobatiquedu

dossier, d’autant que l’Inden’a pas sou-haité s’y associer, absencegênante surlaquelle la fondationespèrebien fairerevenir les décisionnaires indiens.

En fait, le différend serait plutôt d’or-dre conceptuel : «Icomos a encoreuneapprochemonumentale du patrimoi-nemondial et lesœuvres de lamoderni-té n’ont plus souvent grand-chose àvoir avec lemonumental, expliqueMichel Richard, directeurde la Fonda-tion LeCorbusier. Les architectes duXXesiècle s’intéressentà l’habitat, au loi-sir, au travail, etc., et ils cherchent àrépondre à ces nouveauxbesoins. Ico-mosne peut alors comprendre com-ment une cité ouvrière (Pessac) ou unecabane en bois (le cabanonde Roque-brune-Cap-Martin)pourraient figurersur une liste qui comporte les pyrami-

des d’Egypte et leMont-Saint-Michel.C’est d’ailleurs en ce sens qu’Icomos sug-gère de ne retenir que des icônes: Ron-champ, la villa Savoye ou la Cité radieu-se deMarseille.»

Précisons égalementque l’Unescoclassedesœuvres et nondes hommes.Le Corbusier est certes le lien entretoutes cesœuvresdisséminées,maisn’était-cepas le caspour les sept bâti-ments deGaudi à Barceloneet alen-tour, ou encorepour les fortificationsdeVauban le longdes frontières de laFrance? Si le dossier est denouveauretoqué, la fondation renoncera. Ne luiresteraplus qu’à se consoler en son-geant que, décidément, Le Corbusieret sonœuvre résistent, aujourd’huiencore, à tout classement.p

P. A.

«Naturemorte verticale I» (1922), huile sur toile.AKG-IMAGES KFauteuilLC2

(1928).CASSINA

kFauteuil basculantLC1 (1928).

Jk Fauteuil LC3 (1928).

J Chaise longue LC4(1928).

CASSINA/AKG/DE AGOSTINI

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6 0123Samedi 1er septembre 2012