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À l'avant-garde !

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Art et politique dans les années 1960 et 1970

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  • 9Avant-propos

    Malika COMBES, Igor CONTRERAS ZUBILLAGA,Perin Emel YAVUZ

    Le prsent ouvrage trouve son origine dans le projet dorganisationdun colloque Paris sur Mai 68 et la musique loccasion desquarante ans des vnements, projet finalement reconsidr en raisondes quelques lacunes que notre rflexion nous avait conduit entrevoir.Il nous semblait tout dabord que lexclusivit donne au Mai parisienne permettait pas de rendre compte du caractre mondial du mouvementcontestataire qui avait anticip ces vnements ou qui sen tait inspir,impliquant selon les pays des particularits gopolitiques intressantes considrer. La dimension politique ne nous paraissait pas non plus suffi-samment mise en valeur dans le projet initial. Enfin, le choix disci-plinaire tait trop troit compte tenu de linfluence du contexte sur lesarts en gnral cette poque. Cette apprhension, laquelle sest ajoutun sentiment de saturation du sujet, sest vue ensuite confirme dans ungrand nombre darticles parus dans les mdias, de publications, decolloques et journes dtudes organiss autour de cette clbration : larelation entre art et politique y tait souvent faiblement problmatise,lavant-gardisme (formel, esthtique) des artistes qui staient engagsdans les vnements tant gnralement induit sans tre interrog dansses rapports avec le politique. Cest pourquoi, nous avons fait le choixdouvrir la thmatique ltude des liens entre avant-gardes artistiqueset avant-gardes politiques toutes disciplines confondues, sur tous lesterritoires, et sur une priode largie, celle des annes 1960-1970 le moment 68 gardant bien sr sa spcificit, notamment titre indi-viduel, pour de nombreux artistes engags1.

    Avant dentrer dans le vif du sujet et la priode que recouvre cet ou-vrage, il parat au pralable important de revenir sur les dfinitionsliminaires que nous attribuons aux termes-concepts avant-garde artis-

    1 Ce projet a abouti en premier lieu au colloque Avant-gardes artistiques / avant-gardes politiques dans les annes 1960 et 1970 : un parallle en question , organis lInstitut national dHistoire de lart Paris en mai 2010. Le colloque comme cettepublication ont bnfici du soutien de lcole doctorale Musique, Histoire,Socit de lcole des hautes tudes en sciences sociales et du Centre de recherchesur les arts et le langage (CNRS-EHESS) que nous remercions vivement.

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    tique et avant-garde politique et de rappeler quelques lments surlhistoire de leurs interrelations.

    Le premier terme, au sens figur, dans le prolongement de la mta-phore militaire, dsigne ds la fin du XVIe sicle dans le champ littraireet intellectuel un groupe de personnes prcurseurs dans leurs domainesrespectifs2. Mais, lusage se gnralise plutt au XIXe sicle aprs quilfut pass dans le champ politique. Le concept d avant-garde poli-tique est attest partir de la Rvolution franaise, notamment dansdes titres de priodiques dfendant des ides jacobines et rvolu-tionnaires3. Larticulation entre avant-garde artistique et avant-garde po-litique est ensuite particulirement mobilise dans le projet de Claude-Henri de Saint-Simon, dont on connat linfluence sur le positivisme, lesocialisme ou encore le marxisme. Saint-Simon, dans la socit idalequil esquisse la fin de sa vie (1825), lve les artistes au rang dliteaux cts des scientifiques et des industriels, et attribue ainsi lart uneutilit sociale4. Si le philosophe pense le rle de lartiste dans la socit,il nenvisage pas le rle de lart lui-mme avec ses questions corollairessur les formes de la reprsentation et sur son sens esthtique. Celles-cisont plutt rechercher du ct de lanarchisme et soulvent un pa-radoxe, que nous retrouverons dans dautres contextes. Par exemple, sicertains des partisans du courant avant-gardiste de lArt pour lartmontrent des sympathies pour lanarchisme dinspiration fouririste,leur engagement reste dissoci de leur pratique artistique. Ce courant estalors stigmatis la fois par les saint-simonistes et par Pierre-JosephProudhon, le premier intellectuel se dclarer anarchiste. Ce dernier d-fend au contraire le positionnement de Gustave Courbet, peintre engag,notamment lors de la Commune de Paris, qui reprsente un autre pen-dant esthtique pour lartiste qui affiche une sensibilit de gauche, nonseulement par les thmes abords mais aussi par son style raliste perucomme proprement politique et avant-gardiste en son temps. Donald

    2 Cf. le dictionnaire dtymologie du Centre national de ressources textuelles etlexicales. La premire occurrence du terme dans ce sens se trouverait dans unecitation dtienne Pasquier de 1596 extraite de Recherches de France ( Ce fut unebelle guerre que lon entreprit lors contre lignorance, dont jattribu lavant-garde Seve, Beze et Pelletier, ou si vous le voulez autrement, ce furent les avant coureursdes autres potes ). Cf. Weisgerber, Jean (dir.), Les Avant-gardes littraires au XXesicle, publ. par le Centre dtude des avant-gardes littraires de lUniversit deBruxelles, Budapest, Akadmiai Kiad, 1984, ch. 1 : Le mot et le concept davant-garde , p. 18.

    3 Ibid. Par exemple, LAvant-garde de lArme des Pyrnes orientales (1794). Citdaprs Estivals, Robert, Gaudy, Jean-Charles et Vergez, Gabrielle, LAvant-garde , tude historique et sociologique des publications priodiques ayant pourtitre lAvant-garde , Paris, BnF, 1968.

    4 Sur cette question, voir McWilliam, Neil, Rves de bonheur Lart social et lagauche franaise (1830-1850), Paris, Les Presses du Rel, 2007.

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    D. Egbert, dans larticle The Idea of Avant-garde in Art and Poli-tics (Lide davant-garde dans lart et la politique) publi en 1967,identifie dans ce soutien de Proudhon la peinture de Courbet la sourcedu ralisme sovitique ultrieur5.

    Or, lavant-gardisme artistique et esthtique volue au cours duXXe sicle. Dans le monde occidental, selon lusage commun, il dsigneun artiste en avance dabord sur son public ce en quoi il se confondavec la modernit , puis sur son temps (ce que lon retrouve dans lenom de futurisme). Dot dun rle dclaireur, appartenant une lite, iluvre dans le champ autonomis de lart. On le mesure dsormaisprincipalement partir du renouvellement formel parfois dnommrvolution formelle et par le rejet du ralisme, alors rattach au mondebourgeois du divertissement et lart acadmique6. Cette notion dervolution revt toujours une dimension positive, comme le rappelleEsteban Buch dans un texte sur lavant-garde musicale : la rvolutionreste associe des vertus morales, par exemple le non-conformismeface au statu quo, le courage du changement, lavance du progrs,llargissement de lexprience humaine7. Nanmoins, le musicologueprcise que lart rvolutionnaire nest pas valid par ses cons-quences pratiques pour lensemble du corps social , mais par lesrgles du jeu 8 quil instaure lintrieur dune pratique spcifique.Selon cette perspective, il conclut que [] la rvolution artistique estune forme dhrosme qui, partir de lespace spcialis o se dploiesa pratique, rsonne dans lespace public comme symptme des condi-tions dexercice de linnovation transgressive 9.

    Le pouvoir sovitique ayant mis fin au soutien des avant-gardes diteshistoriques, cette problmatique devient une proccupation propre aumonde occidental. En effet, le rgime totalitaire a rejet ce paralllismeentre rvolution politique et rvolution formelle pour faire primer

    5 Egbert, Donald D., The Idea of Avant-garde in Art and Politics , in The Ameri-can Historical Review, vol. 73, n 2 (dc. 1967), p. 346. Rappelons que Lnine faitexplicitement rfrence lacception politique seul un parti guid par une thoriedavant-garde peut remplir le rle dun combattant davant-garde , crit-il dans Quefaire ? (1902), dtournant ainsi la conception marxiste des travailleurs comme avant-garde pour affirmer la conception du Parti comme claireur pour la masse destravailleurs, ce qui rejoint la question des lites avance par Saint-Simon.

    6 Cf. Buch, Esteban, Riout, Denys et Roussin, Philippe, Introduction. Un dbatinachevable , in Buch, E., Riout, D. et Roussin, Ph. (dir.), Rvaluer lart moderneet les avant-gardes, Paris, d. de lEHESS, 2011, p. 22, notamment sur ThodoreDuret, proche des impressionnistes, qui, dans Critique davant-garde (1885), est undes premiers relier avant-gardisme et formalisme.

    7 Buch, E., Rvaluer lhistoire de lavant-garde musicale , in ibid., p. 99.8 Ibid.9 Ibid., p. 99-100.

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    lefficacit de la transmission du message politique sur la rechercheartistique et ce, jusqu sa chute la fin des annes 198010 , ce quiplace les artistes occidentaux proches du communisme et de ses dcli-naisons dans une situation paradoxale. Si lon relve quelques conver-sions de la part des artistes davant-garde au ralisme du fait de leurappartenance politique11, il ne sagit pas dun mouvement unanime. Ladistance par rapport aux instances du Parti, Moscou et Pkin, semblepermettre une plus grande libert pour les artistes engags et une plusgrande tolrance de la part des Partis locaux.

    On peut alors, pour conclure ce rapide aperu des origines, dfinir,avec Egbert, trois choix dattitude de lartiste face au politique ds lapremire moiti du XXe sicle : celui que nous venons dvoquer durenoncement la recherche formelle par ladhsion au ralisme dfendupar les communistes au pouvoir, celui de labandon de toute vise socialecomme dans lArt pour lart pour ne garder quun engagement formel,ou encore celui de garder distincts son activit artistique et son enga-gement social12. Il faut y ajouter la posture que nous interrogeons plusparticulirement ici, celle de lartiste qui cherche faire concorder sonart du point de vue formel son engagement politique.

    Cette dernire posture pose en effet question. On a dj voqu leparadoxe, sur lequel nous insistons, qui veut que la conception duneavant-garde mettant laccent sur les rvolutions formelles se soit large-ment impose, non sans prendre le risque doublier ou dattnuer sarelation au politique. Le terme avant-garde se trouve ainsi marqu parune ambigut smantique qui, comme lcrit Buch, va de linnovationstrictement technique la mise en cause radicale de lordre tabli, etindpendamment de la relle dimension transgressive des uvres cresdans son sillage 13. Cette ambigut de la notion a conduit un philo-sophe comme Jacques Rancire mettre en question la viabilit duterme avant-garde pour penser et les nouveauts formelles dans lemonde artistique et les rapports de lesthtique au politique14. Ce dbat apu aussi tre obscurci par lide que rvolutions technique et formelle

    10 Pour la priode qui concerne cet ouvrage, rappelons que suite un assouplissementconscutif la mort de Staline, son successeur Nikita Khrouchtchev accus dervisionnisme par la Chine maoste, mne en 1962-1963 une campagne contrelavant-garde artistique pour montrer son orthodoxie.

    11 Citons, par exemple, pour la musique (ce qui se manifeste par un retour lcrituretonale, postromantique, et un intrt pour le chant), Serge Nigg, Jean-Louis Martinet,Cornelius Cardew.

    12 Egbert, D. E., art. cit., p. 346.13 Buch, E., art. cit., p. 87-88.14 Rancire, Jacques, Le Partage du sensible. Esthtique et politique, Paris,

    La Fabrique, 2000, p. 26 et 44-45.

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    marchent de pair avec rvolutions sociale et politique, mme sans queles acteurs impliqus en aient conscience, ide permise en partie par lesthories de Theodor W. Adorno sur lautonomie de lart15, et qui ren-force cette quivalence. Allant dans ce sens, Patrick Marcolini appelait,dans un article intitul Avant-gardes, progressismes et rvolutions : lechoc de la modernit , la ncessit de penser le dcouplage de larvolution sociale et politique vis--vis de la notion de rvolution tech-nique et scientifique. Ou pour parler autrement, penser le dcouplage delide de rvolution vis--vis de lide de progrs 16. Cela nous estgalement apparu ncessaire, et, au sujet de la question de lautonomie,nous nous inscrivons dans lide de dplacer la problmatique Buchcitant ric Michaud proposait de faire un simple pas de ct 17 pourprivilgier une perspective historique et tudier de manire approfondiela pluralit des rapports entre les arts et les mouvements dmancipation.Le cadre de rflexion de notre travail sest aussi vu enrichi par la notionde partage du sensible dfendue par Rancire, notamment lorsquilcrit :

    Les arts ne prtent jamais aux entreprises de la domination ou delmancipation que ce quils peuvent leur prter, soit, tout simplement, cequils ont de commun avec elles : des positions et des mouvements descorps, des fonctions de la parole, des rpartitions du visible et de linvisible.Et lautonomie dont ils peuvent jouir ou la subversion quils peuventsattribuer reposent sur la mme base18.

    Mais, plutt que de traiter ces questions sur le plan thorique, commea pu le faire aussi Peter Brger19, dans cet ouvrage nous avons souhaitprivilgier des tudes de cas prsentant des dmarches artistiques auxprises avec ces questions, suivant en cela le paradigme de la pensepar cas dcrite par le sociologue Jean-Claude Passeron et lhistorienJacques Revel20. Pour ce faire, laissant encore une fois de ct

    15 Cf. Adorno, Theodor W., Notes sur la littrature, Paris, Flammarion, 1984, p. 286 ;id., Thorie esthtique, Paris, Klincksieck, p. 251.

    16 Marcolini, Patrick, Avant-gardes, progressisme et rvolutions : le choc de lamodernit , in Rue Descartes, 3/2010 (n 69), p. 11. URL : www.cairn.info/revue-rue-descartes-2010-3-page-4.htm (consult le 15 juin 2012).

    17 Buch, E., art. cit., p. 103 ; Michaud, ric, Histoire de lart. Une discipline sesfrontires, chap. 1 : Autonomie et distraction , Paris, Hazan, 2005, p. 13-47.

    18 Rancire, J., op. cit., p. 24-25.19 Voir son ouvrage de rfrence Brger, Peter, Theory of the Avant-garde, trad.

    M. Shaw, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002.20 Les deux chercheurs dfinissent ce paradigme comme un raisonnement qui pour

    fonder une description, une explication, une interprtation, une valuation, choisit deprocder par lexploration et lapprofondissement des proprits dune singularitaccessible lobservation . Non pour y borner son analyse ou statuer sur un casunique, mais parce quon espre en extraire une argumentation de porte plus

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    lambivalence du terme avant-garde, nous en gardons lacception rduitequi nous intresse soit celle de pratiques artistiques qui disposentdune dimension rflexive eu gard lengagement politique gauchede leurs auteurs dans un cadre international dans le but dexaminer endtail les liens entre art et politique de celles-ci tout en prtant attentionaux contradictions quils entranent.

    laune du parcours historique et thorique travers la notiondavant-garde que nous venons de retracer, il nous est apparu que, dansles annes 1960-1970, lensemble de ces questions dj anciennes sontcomme remises sur la table.

    Le parallle naturel que lon effectue entre les avant-gardes des an-nes 1960-1970 et celles du dbut du XXe sicle montre quel point cesdernires influencent les premires. Les rfrences aux projets et auxformes que les avant-gardes historiques ont fait natre (performance,situation, dconstruction du rcit, dissolution des frontires entre lart etla vie, pratiques documentaires, peinture critique, etc.) sont nombreuses,instaurant ainsi une continuit avec elles. On constate par exemple, dansle contexte franais notamment, une ractivation des ides formelles deBertolt Brecht, dont on ressent aussi linfluence de ses positions sur larception, ou des cinastes sovitiques (Sergue Eisenstein, DzigaVertov et Alexandre Medvedkine, comme le montre de faon em-blmatique la reprise des noms des deux derniers pour les collectifs decinma homonymes), du collage, de la performance et de limbricationrciproque de lart dans la vie dinspiration dada ou surraliste (notam-ment chez les situationnistes), etc.

    Le renouvellement du champ de lexprience , pour reprendre lestermes de lhistorien Reinhardt Koselleck qui dsigne par l le cur duprojet des avant-gardes21, est, dans les annes qui nous occupent, par-

    gnrale, dont les conclusions pourront tre rutilises pour fonder dautres intel-ligibilits ou justifier dautres dcisions , ajoutent-ils. Passeron, Jean-Claude, Revel,Jacques, Penser par cas. Raisonner partir de singularits , in Passeron, J.-C.,Revel, J. (dir.), Penser par cas, Paris, d. de lEHESS, 2005, p. 9-44, ici p. 9. Pourune rflexion plus approfondie sur la pense par cas nous renvoyons ce mmeouvrage collectif.

    21 Pour Koselleck, cest la question de lexprience qui, dans le monde occidental,conforte lhomologie entre avant-garde artistique et avant-garde politique. Lhisto-rien, qui rappelle que lorigine smantique du mot exprience dispose dune di-mension active (LExprience de lhistoire, chap. VII : Mutation de lexprience etchangement de mthode. Esquisse historico-anthropologique , Paris, d. du Seuil, Points histoire , 2011, p. 264.), tablit un lien entre la destruction moderne delexprience et lactivisme rvolutionnaire en tant qu horizon dattente .Cf. champ dexprience et horizon dattente : deux catgories historiques , inLe Futur pass. Contribution la smantique des temps historiques, Paris, d. delEHESS, 1990, p. 307-329. Cit par Marcolini, P., art. cit., p. 8. Ce lien repose surlide que, depuis la Renaissance, la succession effrne des progrs scientifiques et

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    ticulirement intense, que ce soit sur le plan international o lon voit seprofiler un nouvel ordre guerres de dcolonisation, guerre du Vietnam,guerre froide, etc. ou sur le plan socital libralisation des murs,monte du fminisme, droits des minorits, mouvements tiers-mondistes, etc. La situation semble bien tre celle dcrite par Marcolinidans larticle dj cit, qui analyse la pense de Koselleck sur cettequestion :

    Le renouvellement de lexprience est lorigine dun nouveau mode deperception, dune nouvelle sensibilit traant la ligne directrice des produc-tions culturelles venir la culture tant ici entendue aussi bien sur le plandes uvres que sur le plan de ce qui les dpasse : la transformation descomportements, des modes de vie, des situations de la vie quotidienne, quiautorise parler [] de dpassement de lart ou de transformation de la vieen uvre dart ; [] la destruction de lexprience est aussi le modle quipermet de penser le projet rvolutionnaire correspondant ce projet detransformation culturelle radicale22.

    Autrement dit, la destruction de lexprience projette artistes et con-testataires dans le champ de laction, directe et ractive, afin de cons-truire de nouvelles reprsentations sociales. Lattente se constitue ainsien un projet dirig par la volont dlaborer de nouveaux systmes et denouvelles expriences, et anim par une libert desprit dlibrmenttransgressive.

    Les annes 1960-1970 offrent alors un contexte spcifique de redfi-nition des champs et des frontires dont la problmatique sur les liensentre les avant-gardes artistiques et politiques est reprsentative. Cesdeux dcennies sont le thtre dun clatement dune vision unifie dumonde, androcentre, ethnocentrique et hgmonique, produite par lesidologies occidentales. On peut parler dun crpuscule des grandsrcits 23 qui touche la fois la sphre politique et sociale, et la sphreartistique. La remise en cause des dsquilibres gopolitiques tout autantque celle des ingalits culturelles et sociales concide ainsi avec la finprogressive du modernisme qui a produit un des discours sur lart ce

    techniques jusqu lavnement de lidologie capitaliste lre industrielle aprovoqu une modification permanente des expriences acquises, devenues insaisis-sables, au profit dune attente aveugle empchant les consciences de se figurer desreprsentations rassurantes du futur. La destruction de lexprience avait dj tdnonce par Walter Benjamin en 1936 dans son texte Le conteur [1936], inuvres III, trad. M. de Gandillac, P. Rusch et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, Folio , 2000, p. 114-116, propos de la socit de linformation du dbut du XXesicle.

    22 Marcolini, P., art. cit., p. 9.23 Cf. Lyotard, Jean-Franois, La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris,

    ditions de Minuit, 1979.

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    que Jean-Marie Schaeffer nomme thorie spculative de lart 24 lesplus tenaces dans les pratiques historiques, artistiques et dans la rcep-tion. Cest bien un dplacement gnralis des frontires qui sopre.Sur le plan politique, ce dplacement est notamment engendr parlessor au niveau mondial des idologies contestataires issues de lapense marxiste et du communisme, mais dans le contexte dune frag-mentation du marxisme ( travers de nouveaux mouvements : les fac-tions arme rouge, le maosme, la Ligue communiste rvolutionnaire,etc.). Sur le plan artistique, ce mouvement gnralis de contestation,porteur dides rvolutionnaires ou plus simplement dune approchecritique du monde et de lart, a souffl sur lensemble des pratiques.Cest cet aspect qui justifie la perspective transnationale et inter-disciplinaire de cet ouvrage, galement caractristique de lpoque, dontlavantage est videmment de dpasser les catgories notion quisemble pour le moins impropre pour tudier cette poque afin de saisirdune manire plus transversale, en dpit des temporalits propres chaque discipline artistique mais sans non plus totalement les ignorer,comment et sur quoi agit lassociation de lavant-garde artistique et delavant-garde politique. Lapproche interdisciplinaire reprsente, en ou-tre, nos yeux un enrichissement considrable et renouvelle avec bon-heur les problmatiques centres sur les questions disciplinaires.

    Sans remettre en cause les avant-gardes historiques, les avant-gardesdes annes 1960 et 1970 tentent aussi de les dpasser, nous semble-t-il,notamment par une conscience plus aige du monde contemporainmarqu par une complexification croissante. Les deux dcennies voientalors se dvelopper un art de la contemporanit faisant interagir lu-vre dimagination et lintelligibilit de la socit, souvent dans desactions collectives et interdisciplinaires. La contemporanit parat dail-leurs tre un lment central des avant-gardes de ces annes, ce quecorrobore Alain Badiou quand il voque sa participation au groupe Fou-dre, groupe dintervention marxiste-lniniste dans lart :

    Notre but ntait pas de lgifrer de faon indiffrencie sur les uvres,mais dintervenir sur des cas, ou sur des symptmes. Tout se faisait dans lemoment dune conjoncture, et visait surtout attirer lattention, de faonconflictuelle et provocatrice, sur les signes vidents dune capitulation ido-logique, dun tournant intellectuel menaant. Bien sr, nous le faisions avecles instruments conceptuels du moment : classe, point de vue, rvolution,question nationale, antifascisme, etc. Mais le vif de laffaire tait contempo-

    24 Schaeffer, Jean-Marie, Lart moderne comme figure anthropologique , inAlphant, Marianne (dir.), La Parenthse du moderne. Actes du colloque Lartmoderne, rupture ou parenthse dans lhistoire de lart ? , [Paris, CentrePompidou], 21-22 mai 2004, Paris, ditions du Centre Georges-Pompidou, 2005,p. 101.

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    rain. Il sagissait de savoir ce que tel ou tel produit signifiait dans la con-joncture, et comment il en clairait le devenir25.

    Cet aspect, limportance de l vnement , participe de la fin des grands rcits .

    travers ces propos de Badiou, il apparat que la thorie politique etsocio-politique joue un rle central dans lactivit de lavant-gardeartistique, tandis que la rciproque nest pas si vraie. Si la perception decette priode est celle dune marche commune entre les nouvellesmanires dintervenir dans le champ artistique et celles qui, dans lechamp du politique ancr Gauche, sinscrivent en dehors des voies dela politique classique, il nous a nanmoins sembl ncessairedinterroger plus avant ce paralllisme. Dj, les questionnementsformels neurent que peu dchos du ct des politiques compte tenu dela ligne des partis26. Il faut cependant prciser que le malentendu at entretenu par les textes thoriques des partis eux-mmes. Le Petitlivre rouge publi par Mao Ts-toung en 1964 ne reconduit-il pasexplicitement ce lien ? Nous exigeons lunit de la politique et de lart,lunit du contenu et de la forme, lunit du contenu politique rvolu-tionnaire et dune forme artistique aussi parfaite que possible. Lesuvres qui manquent de valeur artistique [] restent inefficaces. Nousdevons en littrature et en art mener la lutte sur deux fronts , est-il ditdans une phrase que reprendra son compte Jean-Luc Godard, commenous le verrons dans louvrage. Rancire parle ainsi dune avant-gardepolitique partage entre la conception stratgique et la conceptionesthtique de lavant-garde 27. Grard Leblanc, dans larticle Quelleavant-garde ? publi dans un ouvrage consacr au spectacle militant,souligne par ailleurs la trs bonne connaissance des textes thoriqueschez les artistes engags le marxisme de Louis Althusser (et la ques-tion des appareils idologiques de ltat), les textes de Lnine (notam-ment le capitalisme comme imprialisme) et les crits philosophiques deMao (essentiellement De la pratique et de la contradiction), auxquelspourraient sajouter ceux dHerbert Marcuse. Il faut galement voquerlinfluence de la sociologie, de lanthropologie et de la smiologie avecRoland Barthes. ce propos, on peut aussi mentionner limportance de

    25 Entretien avec Alain Badiou, mars 2006, Neveux, Olivier, Du ct dune didactiquelisible , in Biet, Christian, Neveux, O. (dir.), Une histoire du spectacle militant.Thtre et cinma militants (1966-1981), Vic la Gardiole, LEntretemps ditions,2007, p. 177.

    26 Cf. Wallon, Emmanuel, Tout est politique, camarade, mme lesthtique !Lextrme gauche et lart en France dans les annes soixante-dix , in ibid., p. 47-79,ou encore Bourseiller, Christophe, Les Maostes. La folle histoire des gardes rougesfranais, Paris, Points, 2008, passim.

    27 Rancire, J., op. cit., p. 45.

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    la charge politique attribue lobjet qui ressort de cette influence.Leblanc indique que labsence dune relle prise en considration par lesorganisations politiques de ces rfrences sur les plans thorique etpratique, et la faible influence de lavant-garde politique (en particuliersdes maostes et des trotskystes) ont conduit les avant-gardes artistiques endosser le rle politique traditionnellement rserv ces organisationsaprs avoir tent d tablir de rels rapports de travail et de collabora-tion avec [ces dernires] . Elles se seraient donc constitues elles-mmes en avant-gardes esthtico-politiques28.

    Cet aspect est ainsi bien illustr par le premier article de notre ou-vrage, celui de Sylvain Dreyer, qui voque lexprience trs riche me-ne par les collectifs de cinastes, en particulier les groupes Medvedkineet Cinlutte, avec les ouvriers de Franche-Comt, alors lieu dun renou-veau contestataire la fin des annes 1960. Se substituer aux partis dansla lutte rvolutionnaire a galement t un des objectifs du groupe al-lemand Spur qui sera voqu dans ltude de Jacopo Galimberti (p. 180-181). Dans son article, S. Dreyer sattache montrer comment le cinmamilitant des annes 1960 et 1970 ractive le projet des avant-gardeshistoriques, celui de remettre en cause la frontire entre lart et la viequotidienne, tout en le dpassant, que ce soit dans la fonction socialede lartiste, la fonction politique du film et la fonction critique du cin-ma (p. 31). Les cinastes produisent alors des films qui se situent endehors du systme commercial de production-diffusion par lutilisationde formats amateurs, par la reconduction du modle de la cellule mili-tante sur le plateau de tournage et leffacement de lauteur en faveurdune participation active des ouvriers. Ces productions se veulent desuvres de contre-information , cherchant dessiller les yeux desspectateurs. Mais cest surtout, suivant lvolution du communisme, parla dimension autocritique qui imprgne les films des annes 1970 que lecinma militant sloigne des avant-gardes historiques qui y taient,elles, trangres. On peut ici faire le constat dune interpntration delartistique et du politique dans ces dmarches militantes.

    Le texte de Giordano Ferrari qui suit prsente les travaux de com-positeurs italiens tout autant militants, Luigi Nono, Giacomo Manzoni etArmando Gentilucci, qui cherchent, sans renoncer une certaine exi-gence stylistique, sinscrire dans les luttes de lpoque et agir sur lespectateur. Dans un contexte o la gauche du Parti communiste italienmne une politique culturelle volontariste, ces musiciens le premier etle dernier tant membres du PCI sinscrivent dans un projet politiquereposant sur une mancipation des classes populaires par lart et la

    28 Leblanc, Grard, Quelle avant-garde ? , in Biet, Ch., Neveux, O. (dir.), op. cit.,p. 344-348.

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    culture qui passe par une dimension didactique, notamment par des in-terventions dans les usines et dans les centres sociaux. Aussi nous faut-ilconstater que, contrairement aux cinastes militants franais, la hirar-chie entre auteur et spectateur demeure. Les compositeurs dont il estquestion incarnent alors dabord un engagement par les textes. En effet,en utilisant des rfrences textuelles et des sujets politiques comme sup-ports leurs uvres scniques, ils semblent capter le monde le plus con-temporain ou ractualiser les luttes du pass dont ils donnent une visionmarxiste et rvolutionnaire. Les moyens techniques que G. Ferrari d-cline avec prcision, disposent ainsi tous dune dimension politique etvisent la raction du public. Larticle met galement laccent sur ledcloisonnement des genres musicaux dans les festivals et les collabora-tions de lpoque un aspect que lon retrouvera dans larticle dIgorContreras Zubillaga de ce volume , qui, aux cts de la musique sa-vante, incluent la musique folklorique, du jazz ou du rock.

    Beate Kutschke sintresse un autre tenant de lavant-garde mu-sicale, le compositeur allemand Hans Werner Henze : cest travers latrajectoire personnelle de ce dernier quelle retrace avec beaucoup dedtails le contexte politique dune Allemagne de lOuest bouscule parles vnements contestataires et par la division de la Gauche soumise des positionnements idologiques diffrents, au cur desquels figurentla question du proltariat et la place de lintellectuel dans la rvolution.Le tournant proltarien que la musicologue voque dans son titre d-signe alors le passage de Henze, comme de nombreux intellectuels, de laNouvelle Gauche (New Left), majoritairement compose dtudiants, la Gauche traditionnelle. Cette rconciliation entre les intellectuels et lesvaleurs de lancienne Gauche, qui reposent sur le proltariat, passe parlexprience de Cuba et linfluence de ses charismatiques leaders, FidelCastro et, surtout, Ernesto Che Guevara, devenu un vritable mythe. Eneffet, le statut dintellectuels rvolutionnaires de ces derniers permit auxartistes davant-garde de lOccident de rsoudre le dilemme ressentientre leurs choix esthtiques et leur engagement, et de se dtacher duneimage litiste pour affirmer leur participation la rvolution. Henze peutalors pratiquer un style musical en adquation avec ses ides tiers-mondistes et anticapitalistes, un style qui applique lide socialiste dunelibert limite et contrle la musique alatoire.

    Larticle de Malika Combes traite galement de cette correspon-dance recherche entre style esthtique et un engagement politique anti-capitaliste et anti-imprialiste, dans un contexte franais cette fois-ci.Aprs avoir relev, partir du film La Chinoise, le statut particulier, etmarginalis, de la musique dans le filmer politiquement de Jean-LucGodard, elle sinterroge plus largement sur la place de la musiquedavant-garde (srielle) dans la socit de lpoque. Si on peut trouver

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    des similitudes entre lesthtique cinmatographique et lesthtique s-rielle dans un contexte de paix travers un engagement latent qui repo-serait sur lide de Progrs, appelant une recherche formelle adquateaux ides dfendues, il apparat que dans un contexte de contestation, ceparadigme fonctionne difficilement. Lengagement se doit alors dtreplus radical : ainsi Godard, aprs Mai 68, quitte-t-il le systme commer-cial pour un cinma maoste en fondant le groupe Dziga Vertov. Lamusique srielle, elle, nentre pas dans la remise en question du systmecapitaliste et politique franais ; elle cherche au contraire y trouver unelgitimit. Larticle souligne galement la spcificit de la musiquecomme art non signifiant , sur laquelle semble butter Godard, et quipose question pour parler dun engagement politique de la musique.

    Les articles dEsteban Buch et dIgor Contreras Zubillaga sont con-sacrs ltude de lavant-garde artistique dans un contexte doppres-sion proprement parler, qui sinscrit nanmoins dans le moment68 : lArgentine des dictatures pour le premier ; lEspagne de Francopour le second.

    Le texte dEsteban Buch adopte lapproche biographique, pour par-ler dun itinraire personnel tout entier tendu entre les deux ples delavant-garde musicale et lavant-garde politique (p. 97), celui du com-positeur argentin Gustavo Beytelmann. Form dabord la musiquecontemporaine, ce dernier est par ailleurs engag politiquement dans desmouvements trotskystes. Aprs avoir dcrit la situation argentine,E. Buch montre en quoi lexprience de lexil conditionne le style deBeytelmann, alors migr Paris suite des menaces de la dictature et une demande du Parti Rvolutionnaire des Travailleurs qui souhaitaitque soient organises des manifestations culturelles en Europe contre lergime du gnral Videla. Poursuivant dabord son engagement avec lesautres exils argentins, il se replie ensuite sur sa musique et compose untango imaginaire , tmoin de cette exprience et marque dune cer-taine politique de la mmoire.

    Igor Contreras Zubillaga sintresse au festival Encuentros, orga-nis Pampelune en 1972. Laspect avant-gardiste et exprimental misen avant dans cette manifestation interdisciplinaire et gratuite suscite devives ractions tant de la part de lglise que des partis de droite et degauche, ou encore des indpendantistes basques de lETA, de tendancemarxiste-lniniste. Ces derniers, par le biais du Front Culturel, d-noncent le soutien financier du festival par la famille Huarte, des indus-triels proches du pouvoir. Sous cet angle, les productions artistiquesproposes apparaissent comme des symboles de llitisme bourgeois,confortant le pouvoir en place. Du ct des artistes, se propage unecertaine hantise de la rcupration. Ainsi, cet vnement, qui ne se vou-lait pas politique, est pris dans des polmiques qui, immanquablement,

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    le font comprendre comme tel, du fait du contexte doppression delEspagne de lpoque.

    Les articles qui suivent tmoignent dune modification de la con-ception de lengagement politique qui caractrise les annes 1960 et1970 dans lhistoire des avant-gardes : contre un sujet hgmonique, sedveloppent des luttes menes par ou destines des groupes margi-naliss, femmes, immigrs, homosexuels, etc. Les codes de la reprsen-tation en prennent pleinement la mesure.

    Ainsi la dhirarchisation des genres prend-elle une autre con-notation dans le travail des artistes plasticiennes mconnues dont parleFabienne Dumont que celle voque dans larticle de G. Ferrari. Eneffet, plutt quavoir recours des moyens techniques nouveaux, cesplasticiennes, qui voluent en marge du mouvement fministe, ontrenou pour les dtourner avec des activits culturellement attribuesaux femmes, dans le but dlaborer une critique de la socit et dednoncer lhgmonie du sujet masculin. Dautres, travers un enga-gement fministe plus pouss, ont orient cette critique autour de laquestion du corps, en stigmatisant la normatisation des identits et enstimulant une prise de conscience chez le spectateur des dominations quirgissent son comportement. Comme chez Nono, cette stimulation duspectateur passe par lmotion. F. Dumont constate une volution desmodes daction entre les annes 1960 et 1970 : aprs une priodedmancipation violente, les plasticiennes sengagent par la suite dansune reconstruction, en proposant de nouvelles valeurs et en produisantdes uvres participatives et ludiques. Leur dmarche peut aussi slargir dautres questions (classes sociales, immigration) linstar du travail socio-critique de Yalter dont le point commun est la contestationdes ingalits par la proposition dune alternative fministe aux codes delavant-gardisme.

    Ce sont des thmatiques semblables qui inspirent Laurie Andersonpour ses rcits lectroniques qui font lobjet de larticle dAinhoaKaiero. Lauteur analyse lvolution du travail de lartiste amricaineentre les annes 1970 et 1980, savoir son passage de la sphre de la-vant-garde amricaine, hritire des avant-gardes historiques, et de lartexprimental lart mdiatique caractristique de lre postmoderne qui se profile. Elle sintresse en premier lieu lvolution de la perfor-mance, qui du corps perform et A. Kaiero rappelle le paralllismeparfait des performances et des modes de protestation politique autourde la contestation de la guerre au Vietnam (p. 144), ce quAndr Kaspinomme dsordre crateur 29 , passe au corps mdiatis. Cette nou-

    29 Kaspi, Andr, tats-Unis 68. Lanne des contestations, Paris, ditions Complexe,1988, p. 89.

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    velle dmarche sappuie explicitement sur la technologie et sur lesthories de lArt conceptuel afin de produire un discours critique tou-chant au corps comme linstitution de lart elle-mme. Elle sinscritdans une rupture avec les avant-gardes historiques et celles de la dcen-nie prcdente qui sont reprochs le maintien du sujet artistique et uneconnivence avec le discours culturel hgmonique. Anderson reprsentealors le pendant fministe de la dnonciation de la dichotomie domi-nants/domins (remise en cause du sujet hgmonique masculin, commechez les artistes de larticle prcdent). Par ses uvres, elle vise dconstruire la reprsentation du corps forge par le milieu et le discoursculturel en maniant un jeu subtil, loign de la simple transgression, quipermet de rvler larrire-plan contextuel, conomique ou social, dechaque geste artistique, avant dlaborer une figure utopique par le biaisde la technologie, le cyborg, comme solution au monde binaire dnonc.

    Ce jeu subtil des procds artistiques de Laurie Anderson, dont onressent linfluence des discours sociologiques et philosophiques delpoque, se retrouve chez les artistes franais dont parle Perin EmelYavuz. Ces derniers, Jean Le Gac et Christian Boltanski, sans afficherun engagement particulier P. E. Yavuz parle dune avant-garde quine dit pas son nom , ralisent des uvres qui obligent le spectateur produire un acte de lecture qui le fasse sortir de la confiance abusivequil accorde la photographie. Dans le contexte de la prolifration desimages et de leur pouvoir, ce procd interroge, comme les uvres deLaurie Anderson, le rapport au monde mdiatique qui fait le quotidien.Cette volont de rinventer la relation la vie de tous les jours est vi-demment une dmarche politique, mme lorsque celle-ci nest pas af-firme de faon explicite ; elle suggre en outre lide que les germes delavant-garde se trouvent peut-tre avant tout dans une prise de cons-cience individuelle et dans une pratique critique la porte de tous dumonde environnant.

    Les deux derniers articles prsentent deux personnages, Guy Debord,puis Dieter Kunzelmann, qui apparaissent un tant soit peu part dans lecadre de cet ouvrage. Lengagement est cette fois-ci patent dans leurpropre existence, au-del de leurs productions artistiques.

    Larticle de Fabien Danesi voque le devenir de lInternationale si-tuationniste, en particulier de son mentor Guy Debord, suite sa noto-rit acquise au cours de Mai 68, qui pousse le mouvement davant-garde lautodissolution. Debord se tourne alors vers le cinma, quilavait brivement abord dans les annes 1950, esprant trouver uneaudience plus grande lui permettant daccomplir avec efficacit sonprojet rvolutionnaire de renversement de la socit. La sortie deLa Socit du spectacle, adaptation du livre ponyme, en mai 1974, nemanque pas de susciter du dsordre aux alentours du cinma. Par le biais

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    du dtournement des images que Debord choisit, il parvient combattreleur environnement dorigine, le spectacle. Cest ainsi, comme chez lesartistes qui font lobjet de larticle de P. E. Yavuz, en agissant sur lesimages ici par le dtournement, par le commentaire de la voix off que le cinaste souhaite faire ragir le spectateur, lui rvler la vraienature du monde qui lentoure, et non pas en crant de nouvelles formes.Cest l loccasion de retrouver la question de la rcupration, dj vo-que sous des aspects diffrents dans les articles dI. Contreras Zubilla-ga et de M. Combes. Cette dernire voque la fin de son texte la capta[tion] de lesprit 68 (p. 93) par la politique culturelle franaisepour soutenir des projets, ce qui semble leur retirer par l-mme toutsens critique. LI.S. nchappe pas ce phnomne et perd son efficacitcontestataire dans sa rcupration par des productions humoristiques. loppos, la radicalit de Debord est totale, elle conduit un dtache-ment de lpoque et dpasse son uvre, puisque le combat caractrise dela mme manire sa propre existence au sein du monde capitaliste. Loinde toute utopie et de la vision marxiste du processus rvolutionnaire, quiferait natre une socit sans classes, Debord incarne ainsi une visionpessimiste dun monde en dcadence, domin par le Spectacle.

    Cette radicalit pousse son paroxysme se retrouve chez DieterKunzelmann, lorigine situationniste munichois (du groupe Spur,rejet par Debord), dont le parcours est retrac dans larticle de JacopoGalimberti. La poursuite de la radicalit marque toute lexistence deKunzelmann, une existence qui passe par lappartenance diversgroupes davant-garde avant den tre exclu (Spur, SA, Kommune I),allant jusqu la proximit avec des groupes terroristes et mme laprison, en 1970. Dinfluence dada dans son opposition provocatrice labourgeoisie et ses valeurs, do de nombreux procs, Kunzelmann, sansvritablement le savoir, se rapproche de l avant-garde culturelle thorise par Debord, mais dans un versant nettement plus ludique un rvolt joyeux , annonce le titre de larticle. Sous linfluence deMarcuse, il voit nanmoins les artistes davant-garde comme les damnsde la terre et naccepte aucun compromis avec la socit capitaliste, niesthtique, ni commercial. Aussi ses propres productions privilgient-elles la transmission des messages politiques sous la forme dehappenings, tracts, etc., tout en sinscrivant dans une ligne plusancienne comprenant la colonie artistique du peintre HeinrichVogeler, Monte Verit la fin du XIXe sicle, ou encore le thtredagit-prop des annes 1920.

    En dehors, de cet exemple extrme, auquel on pourrait ajouter la d-marche du cinaste Harun Farocki, qui, pour dnoncer la guerre auVietnam et les effets dvastateurs du napalm, se brle le bras avec unecigarette dans le film Feu inextinguible (1969), plusieurs articles de cet

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    ouvrage soulignent que le registre dintervention des artistes reste auniveau des reprsentations. S. Dreyer montre par exemple comment lecinma militant de la fin des annes 1960 et 1970 sassimile au docu-mentaire et perd ainsi de son poids politique ; ou encore, F. Dumontcorrobore la thse de Rancire sur lautonomie de lart : Lesthtiquesadapte au sujet choisi, mais celui-ci ne colle pas directement auxmoyens politiques, un autre chemin sinvente, entre art et documentaire,entre esthtique et politique , indique-t-elle (p. 138).

    Certes. Mais ce travail critique et autocritique sur les repr-sentations nous semble tout aussi important, dautant quil recherche lesmoyens dinteragir avec le spectateur dans le but de stimuler sa lucidit.Sans vacuer la question du politique notamment par la tentativedagir en parallle des partis ou de se substituer eux , mais en rom-pant souvent radicalement avec le systme capitaliste, les avant-gardesde cette priode nous semblent jouer un rle dune grande importance.Pour la plupart, elles ne tombent pas dans les travers de certains mou-vements rattachs la contre-culture 30, qui finissent au contraire parse fondre avec le systme capitaliste voire par le nourrir31. Aussi lesnombreux paradoxes que nesquivent pas notre ouvrage et qui transpa-raissent dans les exemples tudis ne nous empchent-ils pas de ressen-tir une certaine nostalgie partage, comme lavait laiss entendre lariche discussion qui avait suivi le colloque lorigine de cette publica-tion32 de cette extraordinaire priode de rflexion sur lart et le poli-

    30 Nous navons pas la place ici de dvelopper cette question tout aussi complexe quecelle des avant-gardes. Pour plus de donnes sur la dfinition du mot et les caractris-tiques de la contre-culture, voir Whiteley, Sheila (dir.), Contre-culture n 1 (Tho-ries et scnes) , Volume !, 2012, vol. 9, n 1.

    31 Le philosophe conservateur Allan Bloom souligne ce propos, dans le cadre de sacritique virulente contre le rock, le paradoxe qui voit les intellectuels de la gauchecontestataire soutenir celui-ci : Il est intressant de noter que la gauche, quisenorgueillit de son regard critique sur le capitalisme tardif et qui se montre impi-toyable et inlassable dans son analyse de nos autres phnomnes culturels, a en gn-ral laiss le champ libre la musique rock. [] Faisant abstraction de llment capi-taliste qui contribue la floraison du rock, ils [ les jeunes intellectuels quepassionne le no-marxisme ] interprtent la sympathie qui les fait vibrer en accordavec lui comme dcoulant de son origine populaire []. Bloom, Allan, Lme d-sarme, ch. III : La musique (la sous-partie sintitule : Le rgne de Mick Jagger ),Paris, Julliard, 1987, p. 86. Voir aussi louvrage de Chastagner, Claude, De la culturerock, Paris, Puf, 2011.

    32 Ainsi que, plus rcemment, le dbat qui a anim la fin du colloque international Linterprtation politique des uvres littraires organis par Carlo U. Arcuri etAndreas Pfersmann, Paris, 3-5/07/2012, Maison de la Recherche. Lintervention dusecond ( Brecht, Adorno et Serge Pey dans la selva lacandona ) voquait lesuvres littraires du sous-commandant Marcos, leader des zapatistes, mouvement delutte arme inspir par le marxisme-lninisme n au Mexique en 1994, dont le stylelittraire a eu une grande influence sur son succs politique.

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    tique et dengagement des artistes, qui prirent en compte les problmessocitaux par une participation active aux dbats et aux vnements sansrenoncer une certaine exigence dans leurs pratiques artistiques et sanscder la rcupration. Les drives des rgimes totalitaires, commeavant leur retournement dans leur soutien lart davant-garde, ont jetune ombre tenace sur la marche commune de lart et du politique33,et ont, nous semble-t-il, accentu la progression dun art ferm sur lui-mme et de lapolitisme chez les artistes34. Louvrage dirig par Chris-tian Biet et Olivier Neveux, Une histoire du spectacle militant. Thtreet cinma militants (1966-1981), publi en 2007 aux ditionsLEntretemps, stait dj consacr revaloriser les productions artis-tiques militantes de leur ct. Quant nous, le regard que nousproposons de porter aux mouvements davant-garde sattache mettrelaccent sur les recherches formelles associes lengagement politique.Plutt que de modliser les rapports entre art et politique travers laquestion de lavant-garde, nous avons finalement cherch faire ressur-gir la vitalit de leur interaction qui reflte de faon prgnante les condi-tions socio-historiques propres aux contextes prcis restitus par lesexemples ici prsents. Cette vitalit nous enjoint refuser de croire linefficacit de lart politique ou de lart critique qui, lre duneglobalisation conomique et culturelle secoue par les luttes ingalitaireset autres flaux idologiques et religieux, nous semble particulirementdactualit. Cest pourquoi, au-del de la nostalgie, nous souhaitons queles articles qui vont suivre puissent apparatre comme un socle pourpenser lart aujourdhui et la place des artistes dans la Cit.

    33 Sur la complicit des avant-gardes avec les totalitarismes, voir par exempleGroys, Boris, Staline, uvre dart totale, Paris, Jacqueline Chambon, 1990 etGolomstock, Igor, LArt totalitaire. Union sovitique-IIIe Reich-Italie fasciste-Chine,Paris, Carr, 1991.

    34 Weisgerber, J. (dir.), op. cit., p. 71.