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Koninklijke Brill NV, Leiden, 2011 DOI: 10.1163/19585705-12341256 Studia Islamica 106 (2011) 145-168 brill.com/si L’émir ʿAbd al-Qâdir et les enjeux de la biographie Houari Touati EHESS, Paris, France Dans l’histoire moderne des peuples arabes, ʿAbd al-Qâdir al-Jazâ’irî est le personnage sur lequel on a le plus écrit11. En 1985, une bibliographie rai- sonnée témoignait de cet engouement jamais démenti2. D’autres ouvrages et articles sont depuis venus grossir les rangs de la bibliothèque de l’émir algérien. Dans cette masse d’études, il y a du bon grain à moudre mais aussi beaucoup d’ivraie. Car, en dépit de son apparence formelle, la biographie reste un genre extrêmement difficile à manier. Les textes réunis dans ce volume nous offfrent l’occasion de revenir sur ses enjeux d’écriture et d’en démêler l’écheveau. Mi-populaire mi savante, l’écriture biographique a charié le meilleur et le pire. Longtemps tenue pour un genre mineur, elle a occupé les amateurs. Au XXe siècle, tout en continuant de relever d’une veine populaire, elle a commencé de changer de statut pour devenir un genre savant. Recon- nue comme un exercice académique, elle a néanmoins hésité longuement avant de s’interroger sur elle-même. Ses praticiens sont longtemps restés imprégnés des travers du déterminisme naturaliste et de son modèle de la croissance biologique. Les biographes de l’Émir n’y ont pas dérogé. Aucun d’eux n’a soumis le genre à la question. Reposant sur des fondements philo- logiques, l’orientalisme ne leur a pas été d’un grand secours ; il a lui-même privilégié l’approche biographique au détriment de l’approche historique 1 Comme le lecteur le sait, le nom de l’Émir fait l’objet d’une multiplicité d’usa- ges de translittération. Dans les textes qui suivent, nous en avons retenu deux, reflets de traditions académiques, l’une anglo-saxonne, l’autre française et algé- rienne : ʿAbd al-Qâdir et Abd el-Kader. Le présent texte introductif a fait l’objet d’une discussion avec Françoise Micheau et Lucette Valensi. Que l’une et l’autre trouvent ici l’expression de nos plus vifs remerciements pour leurs remarques et critiques. 2 K. Rouina, Bibliographie raisonnée sur l’émir Abdelkader, Oran, 1985.

ABDEL QADIR Touati Article

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  • Koninklijke Brill NV, Leiden, 2011 DOI: 10.1163/19585705-12341256

    Studia Islamica 106 (2011) 145-168 brill.com/si

    Lmir Abd al-Qdir et les enjeux de la biographie

    Houari TouatiEHESS, Paris, France

    Dans lhistoire moderne des peuples arabes, Abd al-Qdir al-Jazir est le personnage sur lequel on a le plus crit11. En 1985, une bibliographie rai-sonne tmoignait de cet engouement jamais dmenti2. Dautres ouvrages et articles sont depuis venus grossir les rangs de la bibliothque de lmir algrien. Dans cette masse dtudes, il y a du bon grain moudre mais aussi beaucoup divraie. Car, en dpit de son apparence formelle, la biographie reste un genre extrmement diffficile manier. Les textes runis dans ce volume nous offfrent loccasion de revenir sur ses enjeux dcriture et den dmler lcheveau.

    Mi-populaire mi savante, lcriture biographique a chari le meilleur et le pire. Longtemps tenue pour un genre mineur, elle a occup les amateurs. Au XXe sicle, tout en continuant de relever dune veine populaire, elle a commenc de changer de statut pour devenir un genre savant. Recon-nue comme un exercice acadmique, elle a nanmoins hsit longuement avant de sinterroger sur elle-mme. Ses praticiens sont longtemps rests imprgns des travers du dterminisme naturaliste et de son modle de la croissance biologique. Les biographes de lmir ny ont pas drog. Aucun deux na soumis le genre la question. Reposant sur des fondements philo-logiques, lorientalisme ne leur a pas t dun grand secours; il a lui-mme privilgi lapproche biographique au dtriment de lapproche historique

    1Comme le lecteur le sait, le nom de lmir fait lobjet dune multiplicit dusa-ges de translittration. Dans les textes qui suivent, nous en avons retenu deux, reflets de traditions acadmiques, lune anglo-saxonne, lautre franaise et alg-rienne: Abd al-Qdir et Abd el-Kader. Le prsent texte introductif a fait lobjet dune discussion avec Franoise Micheau et Lucette Valensi. Que lune et lautre trouvent ici lexpression de nos plus vifs remerciements pour leurs remarques et critiques.

    2K. Rouina, Bibliographie raisonne sur lmir Abdelkader, Oran, 1985.

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    sans jamais expliciter un tel choix sinon par le rle que lhistoricisme a prt aux grands hommes dans lhistoire. Ayant dvolu une grande par-tie de sa vie ltude de Hallj3, le grand mystique irakien du Xe sicle, Louis Massignon est une exception: il est le premier spcialiste de lislam avoir fait reposer sa dmarche biographique sur une thorie de la connaissance. Saisissant le personnage du point de vue de son intriorit, il na pas nglig de le restituer son cadre social, politique et culturel non plus qu son devenir transhistorique. Ayant ouvert de nouveaux horizons lappro-che biographique, sa mthode sest pourtant heurte un obstacle pist-mologique insurmontable. Car si dun ct elle a relev de la connaissance positive, de lautre elle a procd de lexprience mystique en considrant que la vraie, la seule histoire dune personne humaine, cest lmergence graduelle de son voeu secret travers sa vie publique4. Estampille du sceau du finalisme, elle a fait participer toute courbe de vie individuelle (mais on pourrait ajouter collective) de lhistoire de la saintet, et, plus gnralement, du sacr. Raconte comme un choix de vie, la courbe de vie est rige en qute dabsolu. Pour la construire, Louis Massignon a prco-nis de choisir laxe de personnalisation5 que lindividu considr sest lui-mme propos. Cette personnalisation, qui peut tre assimile une construction sociale, culturelle ou psychologique, est galement conue comme une exprience-limite vcue du dedans comme un acte damour. ce titre, elle se dploie comme un parcours travers lequel la croissance de lindividu considr sopre au moyen de lascse. Elle se rvle in fine comme une anamnse au terme de laquelle lme subit le choc de lv-nement ralisant son voeu par les serments mmes qui en brisent le secret, linterprtant comme lintersigne du thme de son destin6.

    Cette phrasologie rappelle celle du lexique technique de la mysti-que auquel Louis Massignon a consacr un ouvrage pour en explorer les

    3L. Massignon, Passion de Hallj, martyr mystique de lislam, Paris, 1922, 2 vol., nouvelle d. dirige par H. Laoust et L. Gardet, 1975, 4 vol.

    4L. Massignon, Lexprience musulmane de la compassion ordonne luni-versel, propos de Fatima et de Hallj, in ranos, XXIV, 1955, 119-132, repris dans: Opera Minora, III, 642-688 [rfrence, p. 654].

    5L. Massignon, tude sur une courbe personnelle de vie: le cas de Hallj, mar-tyr mystique de lIslam.Dieu Vivant, Paris, 1945, Cahier 4, 11-39, repris dans: Opera Minora, II, 167.

    6L. Massignon, Lexprience musulmane de la compassion, op. cit., 654.

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    origines en contexte islamique7. Le biographe de Hallj dit pourtant avoir emprunt sa courbe de vie la psychologie sociale. Inutile de sempresser de la chercher dans un manuel ou un trait de cette discipline, elle ny figure pas. Sagit-il du mme fonds conceptuel dans lequel Lucien Febvre a puis pour les besoins de son Martin Luther? Bien quil ait refus au rformateur allemand une biographie en bonne et due forme, le cofondateur des Anna-les a adopt une mthode que lon pourrait qualifier de psychosociologique pour, de son hros, dessiner la courbe dune destine qui fut simple mais tragique; reprer avec prcision les quelques points vraiment importants par lesquels elle passa; montrer comment, sous la pression de quelles cir-constances, son lan premier dut samortir et sinflchir son trac primitif; poser ainsi, propos dun homme dune singulire vitalit, ce problme des rapports de lindividu et de la collectivit, de linitiative personnelle et de la ncessit sociale qui est, peut-tre, le problme capital de lHistoire: tel a t notre dessein8. Le refus de Lucien Febvre de sengager dans une biographie doit tre mis en relation avec son combat contre lhistoire his-torisante qui place parmi ses priorits le biographique, lvnementiel et le politico-militaire. Il nest pascomme on a pu le penserde principe.

    Peut-tre faudrait-il chercher Louis Massignon une filiation dans le champ intellectuel franais du ct de Gustave Le Bon. Dans Psychologie des foules (1895), il est question de cycle de vie. Sans exclure les indivi-dus, la notion est surtout applique aux communauts: Passer de la bar-barie la civilisation en poursuivant un rve, puis dcliner et mourir ds que ce rve a perdu de sa force, observe Gustave Le Bon, tel est le cycle de la vie dun peuple9. De quel rve sagit-il? De celui dune religion comprise comme la synthse des sentiments, des ides et des besoins dune race.

    En homme de son temps, Gustave Le Bon pense dans les termes qui sont ceux du paradigme racial dexplication du monde. Aussi ne faut-il pas se mprendre sur le remploi de sa notion dans le cadre dune psychologie post-freudienne qui en fait un usage radicalement difffrent. Promoteur de ce nouvel usage, Erik Erikson est un lve dAnna Freud. Considr comme le fondateur de la psychobiographie et de la psycho-histoire, il a appliqu ses mthodes et thories des personnages historiques aussi contrasts que

    7L. Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musul-mane, Paris, 1922, rd. 1954 (avec quelques ajouts).

    8L. Febvre, Prface la premire dition de: Un destin: Martin Luther, Paris, 1927, rd. 1968, VI.

    9G. Le Bon, Psychologie des foules, rd. Paris, 1981, 125.

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    Maxime Gorky et Adolf Hitler, ou encore George Bernard Shaw et William James. Mais cest son tude sur la jeunesse de Martin Luther, combinant psychanalyse et histoire, qui lui a valu la reconnaissance des historiens. En France, The Young Luther est salu par le troisime chef de l cole des Annales, Fernand Braudel, comme un ouvrage digne de figurer dans la collection historique quil dirige aux ditions Flammarion10...

    Mais revenons Louis Massignon pour relever combien sa conception de la biographie comme vita sacra le rapproche de Gustave Le Bon. Ce qui la tenu en marge des sciences sociales et humaines. Par ses ambiguts, assurment, la notion de courbe de vie ne pouvait faire partie de la bote outil des historiens qui ont ngoci ce tournant pistmologique des sciences sociales. Dans le milieu orientaliste de son poque, il revient Montgomery Watt davoir su mieux que quiconque tenir compte de ce changement de paradigme lorsque, en 1957, il entreprend de rdiger une biographie de Muhammad. Ds lintroduction, lhistorien britannique rap-pelle combien les intrts et les mthodes des historiens se sont modi-fis au cours de la deuxime moiti du [XXe] sicle et, surtout, combien ils ont mieux pris conscience des facteurs matriels sous-jacents de lhis-toire. Dveloppant sa pense, il ajoute: Ceci veut dire que les historiens du milieu du XXe sicle, sans pour autant ngliger ni sous-estimer laspect religieux et laspect idologique du mouvement fond par Muhammad, se proccupent davantage de situer beaucoup de questions sur larrire-plan conomique, social, politique11. Montgomery Watt, qui ne veut pas rater le rendez-vous des sciences sociales linstar de ses prdcesseurs, regrette que ltude de lArabie prislamique nait pas suivi le dveloppement de lanthropologie sociale. Sattachant combler lui-mme cette lacune, il crit: Jai fait ce que je pouvais [...], pour autant que ces conditions pris-lamiques sont ncessaires comme arrire-plan la comprhension des rformes sociales de Muhammad12.

    Cette approche sociologique dun grand homme a scandalis au plus haut point le milieu acadmique orientaliste de lpoque. Foncirement conser-vateurs, ses membres ont refus ltude de lislam et de son fondateur par

    10E. Erikson, Luther avant Luther, psychanalyse et histoire, Paris, 1968.11 M. Watt, Muhammad at Makka, Oxford University Press, 1957, trad. F. Dour-

    veil: Mahomet La Mecque, Paris, 1999 (1re d. 1958), 1212M. Watt, Mahomet La Mecque, suivi de Mahomet Mdine, op. cit., 219-220.

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    Montgomery Watt pour son matrialisme13. Anticipant ce toll, Montgo-mery Watt avait pourtant averti que son livre portait sur Muhammad un point de vue qui sans heurter les convictions religieuses de ses lecteurs musulmans tait celui dun bon chrtien14. Cette profession de foi mon-tre combien lislamologie du milieu du XXe sicle peine rompre avec les prjugs religieux et raciaux de ses praticiens. Cela nempche pas le tournant des sciences sociales de soprer dans des tudes islamiques qui, aprs avoir t longtemps philologiques, ont commenc de nourrir lambi-tion de devenir historiques. Ds sa cration en 1953, Studia Islamica est en premire ligne pour dfendre le principe selon lequel aucune institution humaine nest totalement dtachable de son contexte qui, seul, lclaire et permet de lapprhender dans le sens quil faut15. Le mot est dit: il sagit de promouvoir des approches des phnomnes socio-historiques islami-ques qui puissent en rendre compte du point de vue de leur contextua-lit. Dsormais vicissitudes vnementielles et vicissitudes biographiques sont apprhendes par les plus tmraires en tenant compte du contexte qui cre leurs conditions de leur possibilit en mme quil leur donne leur forme et leur sens.

    Jusquici, les orientalistes les plus hardis navaient cependant parl que de tenir compte du milieu, une notion issue de la biologie lamarckienne et darwinienne que Frdric Le Play avait introduite dans ltude des groupes sociaux, en particulier des ouvriers. Reste pendant longtemps une catgo-rie descriptive16, dans les annes 1890, Emile Durkheim en fait un concept

    13La critique la plus virulente est venue de G.H. Bousquet qui reproche lauteur de dvelopper une ligne dargumentation marxiste dans Observations sociologiques sur les origines de lislam, in Studia Islamica, 11, 1954, 61-97 et dans Quelques remarques critiques et sociologiques sur la conqute arabe et les tho-ries mises ce sujet, in Studi Orientalistici in Honore de Giogio Levi Della Vida, Rome, 1956, Vol. 1, 52-60. Parmi les rares dfenseurs, M. Rodinson qui, lui, tait vritablement marxiste salue le caractre novateur de la mthode biographique utilise: Mahomet et le problme sociologique de lislam, in Diogne, N 20, 1957, 28-51.

    14Rpondant ses dtracteurs M. Watt ne leur concde que quelques lgres modifications dans: Ideal Factors in the Origin of Islam, in Islamic Quarterly, 1955, 2, 160-174.

    15R. Brunschvig, Perspectives, in Studia Islamica, I, 5-21 [rfrence, p. 11].16Frdric Le Play est lun des premiers tenir compte dans ltude du compor-

    tement individuel de l influence du milieu social, en plaant en premire ligne linfluence de la famille, de lducation et du mariage, les habitudes imprimes par la loi ou les moeurs, par les obligations professionnelles et [...] par lexercice

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    analytique de sa sociologie17. Mais le paradigme durkheimien a longtemps laiss indifffrent lorientalisme acadmique. Ainsi lemploi que fait Rgis Blachre en 1952 de la notion de milieu reste obstinment prdurkheimien. Mais en dpit de son caractre mcaniste, il change la perspective dappro-che de la biographie de Muhammad: cen est fini de la thorie des influen-ces. Les influences juives et chrtiennes, qui avaient jusquici tenues lieu dexplication de la gense de lislam, sont pondres par le milieu mme de la Mekke o va natre et se dvelopper la nouvelle religion18. Rgis Blachre, qui nexplicite pas plus son cadre danalyse, consent ritrer que lislam procde fondamentalement dune opposition toujours plus dclare au polythisme du Hedjaz.

    En sinscrivant dans cette perspective, Maurice Gaudefroy-Demombynes met galement en relation Muhammad, en tant que personnalit indivi-duelle particulirement vigoureuse, avec le milieu social hedjazien19.

    plus ou moins dvelopp du libre arbitre auxquelles il a ajout les conditions imposes par le climat, par la constitution topographique, par les courants sociaux, par lhabitation urbaine ou rurale, Fr. Le Play (1806-1882), Textes choisis, prface par L. Baudin, Paris, 1947, 100, 137: http://classiques.uqac.ca/classiques/le_play_frederic/le_play_textes_choisis/leplay_ textes_choisis.pdf.

    17Si la condition dterminante des phnomnes sociaux consiste [...] dans le fait mme de lassociation, observe le fondateur de la sociologie moderne, ils doi-vent varier avec les formes de cette association, cest--dire suivant les manires dont sont groupes les parties constituantes de la socit. Puisque, dautre part, lensemble dtermin que forment par leur runion, les lments de toute nature qui entrent dans la composition dune socit, en constitue le milieu interne, de mme que lensemble des lments anatomiques, avec la manire dont ils sont disposs dans lespace, constitue le milieu interne des organismes, on pourra dire: Lorigine premire de tout processus social de quelque importance doit tre recherche dans la constitution du milieu social interne [...]. Lefffort principal du sociologue devra donc tendre dcouvrir les difffrentes proprits de ce milieu qui sont susceptibles dexercer une action sur le cours des phnomnes sociaux, . Durkheim, Les rgles de la mthode sociologique (1894), Paris, PUF, 1990, chap. 5, pp. 111-119 notamment. Notons que Durkheim tait dj en possession du concept lors de la rdaction de La division du travail social, bien quil nemployt pas encore lexpression de milieu social interne. sa place, il parle de milieu social, voire simplement de milieu; mais le sens y est quand bien mme si ce thme ne fait pas encore lobjet dune rflexion mthodique, comme il est le cas dans les Rgles. Cf. sur ce point, . Durkheim, De la division du travail social, op. cit., chap. 1, 231-32, chap. 2, 237, chap. 3, 270, chap. 5, 332, 340-41.

    18R. Blachre, Le Problme de Mahomet, Paris, 1952, 22.19Gaudefroy-Demombynes, Mahomet, dit et annot par Cl. Cahen, Paris,

    1956, rd. 1969, 14.

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    Mais rien nest encore dit de la nature du rapport individu/socit. Dans ses annotations de louvrage de Maurice Gaudefroy-Demombynes, Claude Cahen glisse discrtement lapprciation selon laquelle loin dtre tenu pour univoque ce lien doit tre considr comme une interaction entre des entits sociales aussi complexes et dynamiques lune que lautre. Le dter-minisme du milieu est contrebalanc par la libert de lindividu.

    Dsormais, tudier lindividu du point de vue de son milieu social devient un schme explicatif important dans la composition des biographies orien-talistes. Ainsi Maxime Rodinson entreprend-il dlaborer une biographie de Muhammad qui tienne compte des controverses actuelles sur lexplica-tion dune vie par lhistoire personnelle du hros dans sa jeunesse et par son micromilieu, explication quon cherche rconcilier avec le point de vue marxiste sur la causalit sociale des biographies individuelles20, qui tait galement celui du paradigme durkheimien. Approfondissant la dmarche de Montgomery Watt, il sinterroge sur la question de savoir comment des facteurs sociaux et idologiques gnraux sont entrs en interaction avec les particularits des circonstances individuelles de Muhammad, en parti-culier au dbut de sa carrire prophtique, lappui dune conception de la religion qui en fait une idologie et des mouvements religieux des for-mations base idologique. Avec une telle quation, Maxime Rodinson ne mesure pas le risque de faire de la religion une superstructure et de celle-ci le reflet dune infrastructure matrielle. Montgomery Watt, qui a lui-mme eu tendance confondre religion et idologie, au risque de faire de la reli-gion un masque, une illusion, juge le pari de son auteur franais russi dans une large mesure21. Tout en saluant Maxime Rodinson pour la clart avec laquelle il inscrit la figure de lhomme Muhammad dans le contexte social et politique qui lui a donn naissance comme une person-nalit distinctive, Montgomery Watt admire son analyse de la situation de lArabie aux VIe et VIIe sicles22.

    20M. Rodinson, Mahomet, Paris, 1er d., 1961; 2e d, 1968 (revue et augmente), 12 [d. 1975].

    21 M. Watt, [Review of] New Light on the Life of Muhammad, by Alfred Guillaume. (Journal of Semitic Studies, Monograph, No. 1) Manchester University Press, 1960. 60 pagesMahomet, by Maxime Rodinson, Paris, 1961, 324 p., in Middle East Journal, Vol. 17, No. 1-2, 1963, 181-182.

    22Mais la biographie du prophte continue dtre traite de manire romanes-que: en 1962, lditeur parisien Plon publie une vie du fondateur de lislam qui tranche autant par son caractre narratif que par sa navet: C.-V. Gheorghiou, La vie de Mahomet, trad. du roumain par L. Lamoure, Paris, 1962. Les anciennes

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    Ces progrs dans ltude de la biographie de Muhammad ne manquent pas dafffecter le domaine de lhistoire culturelle. Dans cet esprit, Charles Pellat se propose dtudier Jhiz comme un pur produit de Basra23, en mettant en rapport la formation du grand crivain abbasside du IXe sicle avec le milieu dans lequel celle-ci a trouv son accomplisse-ment. Mais il renonce biographier son personnage jugeant prmatur de ltudier du dedans, dans une discrte rfrence Louis Massignon. En bon philologue, il entend prparer la biographie de son hros par ltude et ldition de ses oeuvres avec le souci den tablir une chronologie qui soit la plus rigoureuse possible. Son ouvrage sorganise comme une tude de milieu qui commence avec la naissance et le dveloppement de Basra et qui se poursuit par une srie de tableaux juxtaposs les uns aux autres. Lordre de ces derniers ne manque pas de surprendre: aprs les annes dappren-tissage, lauteur passe en revue les difffrents milieux dans lequel Jhiz a poursuivi sa formation: milieu religieux orthodoxe, milieu littraire, milieu politico-religieux et milieu social. Que le contexte social soit rejet en fin dinventaire indique que nous sommes en prsence non pas dun dcoupage taxinomique de la ralit socio-historique tudie mais de simple rubriques dans lesquelles sont ranges dans une logique cumu-lative des matriaux qui restent, malgr cette absence de mthode, dune remarquable rudition. Les donnes rassembles auraient pu tre investies dans une biographie historique. Mais leur compilateur y a renonc au motif quelles ne sont pas sufffisamment exhaustives. Il les juge tout juste bonnes permettre une introduction ltude de Jhiz24. Lexhaustivit: voil le dsir jamais satisfait du rcit biographique, sa vise utopique.

    Plus hardi que son matre, Mohammed Arkoun sattaque un essai de biographie de Miskawayh, le philosophe iranien du Xe sicle, dans lequel il nhsite pas se confronter aux questions les plus pineuses poses par le genre biographique25. La critique quil fait de ses prdcesseurs englobe

    habitudes persistent: pendant que de nouvelles tendances de la recherche islami-que se rapprochent des sciences sociales, dans ltude des phnomnes religieux, et plus largement idologiques, en tenant compte de l arrire-plan form des bases conomiques de la socit, de son organisation politique et de ses structures sociales, les anciennes continuent de saccrocher la perptuation de lhritage philologique du XIXe sicle et sa conception atomiste de la biographie.

    23Ch. Pellat, Le milieu basrien et la formation de Gahiz, Paris, 1953, XIV.24Ch. Pellat, op. cit., 267.25M. Arkoun, Contribution ltude de lhumanisme arabe au IV/Xe sicle: Mis-

    kawayh philosophe et historien, Paris, 1970.

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    Charles Pellat: il nest pas sufffisant de prendre les traits pertinents, les anecdotes plus ou moins probantes quaimaient retenir les biographes anciens, observe-t-il. Pas plus qu on ne saurait se rfugier dans lexpli-cation mcaniste qui sattarde la description des rapports entre lhomme et son milieu, cest--dire le plus souvent une simple juxtaposition de courts rsums sur la situation politique, conomique, sociale et cultu-relle dune part, dindices fragmentaires sur le personnage dautre part, ajoute-t-il. Pour tre plus proche de la vrit, plaide Mohammed Arkoun, on devrait concevoir tout exercice biographique comme une patiente reconstitution de la trame psychologique qui se tisse pour chaque homme au contact du monde extrieur26. Parmi les prdcesseurs, seul Louis Massignon trouve grce sous sa plume. Il le tient pour son prcurseur. A ses yeux, La Passion de Hallj reste lillustration exemplaire du refus daccorder priorit la filiation des ides considres comme des essences circulant en dehors des contingences sociopolitiques et conomiques. Cette lecture de lopus magnum du matre de lorientalisme franais contemporain sem-ble tre influence par le paradigme explicatif de la nouvelle histoire se rclamant de l cole des Annales dont Mohammed Arkoun revendi-que expressment lacquis. Ds lAvertissement, il pose Miskawayh et son oeuvre comme produit et soutien dune ralit socioculturelle globale27, laquelle est au demeurant sufffisamment complexe pour tre tudie pour elle-mme dans la perspective dhistoire globale chre Fernand Braudel28. Il tourne ainsi le dos linvestigation philologique laquelle il substitue une enqute permanente sur linteraction qui se manifeste partout entre lordre de lesprit et lordre des ralits matrielles29. Pour atteindre son but, il en appelle lanalyse thmatique et lexplication sociologique.

    Ainsi que nous aurons loccasion de le relever, aprs Mohammed Arkoun, ltude des trajectoires de figures intellectuelles en contexte isla-mique enregistre de relles avances. Mais les progrs enregistrs ne lui ont pas pargn les dcrochages dont certains constituent une rgres-sion pistmologique indniable en considration des avances ralises depuis Louis Massignon. Sil reprend son compte la notion d huma-nisme vcu forge par Mohammed Arkoun, pour lappliquer ltude

    26M. Arkoun, op. cit., 55.27M. Arkoun, op. cit., 13.28Que lauteur de La Mditerrane nomme aussi histoire structurale: crits

    sur lhistoire, Paris; 1994, II, 277.29M. Arkoun, op. cit., 139.

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    dAb Hayyan al-Tawhd, Marc Berg par exemple ignore compltement les vises thoriques et mthodologiques de son devancier. En accord avec un usage tabli dans la tradition philologique classique, il dcoupe son tra-vail en deux parties pour, dans la premire, traiter la formation et la per-sonnalit morale de lcrivain de Bagdad au Xe sicle et, dans la seconde, aborder sa personnalit intellectuelle et littraire, cest--dire son adab ou, plus exactement, les thmes religieux, philosophiques, scientifiques, littraires et linguistiques rpertoris dans ses crits30.

    Plus rcemment, Abdesselam Cheddadi a livr dIbn Khaldn une tude ayant pour ambition dapprhender lhomme et le thoricien de la civi-lisation. Et du coup, il na pu viter le tropisme consistant organiser le matriel se rapportant lun des personnages les plus fascinants de la culture arabo-musulmane en deux blocs narratifs: lindividu dun ct, son oeuvre de lautre. Bien quil soit parti du prsuppos selon lequel la biographie dun crivain claire son oeuvre, il sest pourtant interdit dal-ler jusqu tirer de son personnage le portrait biographique au motif que nous ne sommes gures renseigns sur sa vie personnelle, son enfance, sa vie familiale, ses activits ordinaires, tous les petits faits intimes qui consti-tuent le fond dune biographie au sens moderne du terme, et risquons de ne ltre jamais, tout simplement parce que le discours sur soi et sur autrui obit, dans la culture islamique, des critres et des rgles de rserve qui ne favorisent pas ce genre dexpression. Ce qui est une manire de dire: il nest pas possible de faire la biographie dIbn Khaldn par la faute de la culture laquelle il appartient qui na pas su cultiver le genre littraire bio-graphique. Si tel tait le cas, pourquoi alors avoir traduit un des crits dIbn Khaldnle Tarfsous le titre dAutobiographie? Nest-ce pas pour signifier que, pas plus que les autres savants et crivains mdivaux, Ibn Khaldn na ignor lcriture des identits31? Pourquoi, aprs avoir jug les sources insufffisantes pour faire une biographie au sens moderne, faire une marche-arrire pour louer leur richesse remarquable? Ce que

    30M. Berg, Pour un humanisme vcu: Ab Hayyn al-Tawhd. Essai sur la per-sonnalit morale, intellectuelle et littraire dun grand prosateur et humaniste arabe engag dans la socit de lpoque bouyide, Bagdad, Rayy et Chiraz, au IVe/Xe sicle (entre 310/922 et 320/932-414/1023), Damas, Institut Franais de Damas, 1979.

    31 Ibn Khaldn, Le Livre des Exemples, t. I, Autobiographie, Muqaddima, traduc-tion, prsentation et notes par A. Cheddadi, Paris, 2002. Auparavant, A. Cheddadi avait publi sa traduction du Tarf sous un titre qui nassume que la deuxime squence du titre (rihlatuhu sharqan wa gharban): Le Voyage dOrient et dOcci-dent, Paris, 1980.

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    lauteur nomme les principaux lments de la vie dIbn Khaldn sont si nombreux quils remplissent plus de cent pages censes rsoudre nos questions sur les aspects individuels et communautaires de la personnalit [dIbn Khaldn]32.

    Tous ces lments sont biographiques. Pourquoi nauraientils pas permis de produire une biographie au sens moderne du terme? Encore faut-il savoir ce quest une biographie au sens moderne. Abdesselam Cheddadi ne le dit pas sinon de faon mtonymique. Osons le faire sa place. Les manques quil dcle dans lcriture biographique en contexte islamique indiquent quil sagit dune biographie de conception naturaliste et de schma gntique cheville une narration dramatise de manire rhtorique. Moderne cette criture biographique? Pas plus que la faon qui consiste faire du contexte socioculturel un arrire-plan33. Lorsquelle est utilise au milieu du XXe sicle par Montgomery Watt, cette notion picturale darrire-plan revt incontestablement une dimension indite et novatrice dans un champ dtude largement domin par les philologues. De nos jours, elle est un lieu commun qui pose plus de problmes quil per-met den rsoudre.

    De ce fait, en sengageant dans une prsentation grands traits, esquisse en forme de tableau, Abdesselam Cheddadi se livre un exer-cice qui reste commode dun point de vue didactique mais ravageur dun point de vue gnosologique. Dire que le milieu culturel maghrbin na pas seulement forg la personnalit intellectuelle dIbn Khaldn, il a profond-ment marqu la problmatique et le ton de son oeuvre34, cest tenir pour acquis ce qui reste dmontrer. Car on pourrait aussi bien tenir pareils pro-pos sur nimporte quel autre lettr maghrbin de lpoque, plus forte rai-son lorsque celui-ci a vcu Tunis, Tlemcen ou Fs. Prenons Ibn Khaldn et Ibn Arafa: les deux hommes sont des compatriotes, des condisciples et des rivaux. Mais le profil lettr de lun nest pas celui de lautre. Leurs itinrai-res intellectuels respectifs sont reprsentatifs de deux traditions congruen-tes dans la culture islamique: les sciences rationnelles (ulm aqliyya) pour lun, les sciences traditionnelles (ulm naqliyya) pour lautre. Lun est devenu le grand historien que lon connat, lautre a associ son nom ltude du droit dont il est devenu une rfrence en Occident musulman.

    32A. Cheddadi, Ibn Khaldn: Lhomme et le thoricien de la civilisation, Paris, 2006, 15-17.

    33A. Cheddadi titre son chapitre IV: Larrire-plan culturel maghrbin.34A. Cheddadi, op. cit., 41.

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    Ces deux possibilits existent qui sont inscrites dans le cadre cognitif de la culture maghrbine mdivale. Le choix de lune ou de lautre, aussi bien que des deux la fois, peut tre tudi dans une perspective psychanaly-tique comme un phnomne inconscient35. Mais une telle approche doit pouvoir se combiner avec une analyse conduite en termes de ressources socioculturelles pertinentes car, comme le rappelle Giovanni Levi, aucun systme normatif nest, de fait, assez structur pour liminer toute possibi-lit de choix conscient, de manipulation ou dinterprtation des rgles, de ngociation36. Si tel est le cas, alors un mme cadre dexprience sociale est susceptible de produire des expriences de singularisation individuelle aussi varies que diverses.

    En se tournant vers les biographies de lmir Abd al-Qdir labores, dans le contexte de la dcolonisation, on relve que le combat du chef alg-rien est rexamin la lumire dun nouveau cadre dintelligibilit: celui de la rsistance algrienne la conqute franaise duquel il merge selon les uns comme le prcurseur de la Nation et de ltat national algrien37, selon les autre comme le fondateur de la nationalit algrienne38. Mais lapproche biographique de lmir ne rompt pas avec son ancien rgime rhtorique: celui de la clbration et de lexemplarification. Elle reste tout entire contenue dans ce tmoignage dErnest Renan: sur son exemplaire de la Lettre aux Franais, conserv la Bibliothque nationale de France, le grand orientaliste franais a not au crayon, en 1858, cette observation en face du nom de lauteur: Lhomme le plus prodigieux de notre sicle. Dans sa lance, il dcrit le penseur algrien taill dans l tofffe dun Maho-met, cest--dire dun visionnaire habit par une puissance desprit et une imagination cratrice hors du commun.

    35Comme le prsuppose le concept de personnalit de base, A. Kardiner, LIndividu et la socit, Paris, 1969. Peu de biographies orientalistes ont explor lapproche psychanalytique laquelle a recours le Mahomet de Maxime Rodinson. Dans sa biographie de Miskawayh, Mohammed Arkoun fait allusion au concept kardinien de personnalit de base mais nen explore pas les possibilits opratoires.

    36G. Levi, Les usages de la biographie, op. cit., 1333.37R. Danziger, Abd-al-Qadir and the Algerians. Resistance to the French and

    Internal Consolidation, New York and London. 1977. La citation est emprunte larticle-compte rendu de E. Gellner, Rulers and Tribesmen, in Middle Eastern Studies, Vol. 15, No. 1, 1979), 106-113 [rfrence p. 106].

    38M. Emerit, LAlgrie lpoque dAbd-El-Kader, Paris, 1951 (rd. aux d. Bouchne en 2003).

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    Sil est enthousiaste cet loge confine au paradoxe. Car Ernest Renan navait aucune espce de considration pour les Arabes (musulmans) de son poque quil tenait pour une race finie dont seul le pass de gran-deur restait digne dintrt. Dans son tableau clinique de la dgnres-cence raciale des Arabes, lmir apparat forcment comme une figure dexception, une anomalie admirable, drogeant insolemment au para-digme explicatif dune humanit institue en une hirarchie au sommet de laquelle trne le Blanc dolichocphale. Ce discours de la mthode dun XIXe sicle scientiste dnie aux peuples dits dgnrs une grande part de leur historicit assimile leur prtendue constitution de caractre. Avant dtre un astre mort, les Arabes ont brill de mille clats. Ils ont produit des oeuvres remarquables dont le XIXe sicle a fait relever ltude de la mthode historique-philologique. Et fourni au genre humain des spci-mens illustres dont la connaissance est dvolue la mthode biographique. Renan a lui-mme particip la mise en oeuvre de ces deux modles de la connaissance: en plus davoir crit des essais portant sur lhistoire du judasme et du christianisme et une biographie de Jsus qui a fait scandale, il a esquiss le portrait du fondateur de lislam39 et fouill celui du matre arabe des universits de lEurope latineAverros. Marque par lhistori-cisme, lpoque se prte au genre biographique. Elle gratifie lmir de ses premires biographies40.

    Depuis le commencement, les biographies de lmir algrien participent dun discours de clbration, non pas de lhomme, et encore moins de son peuple, mais, derrire le trophe magnifique, de lexaltation du conqu-rant. Lorsque, en 1852, Abd al-Qdir entre dans la Biographie des clbri-ts militaires des armes de terre et de mer de 1789 1850 de Charles Mulli, comme quasiment tous les autres pensionnaires trangers du dictionnaire biographique, il est annex un territoire de la bravoure et de lillustration

    39Parmi les biographies des fondateurs de religion, il juge celle du prophte de lislam la seule possible: Mahomet, crit-il, est rellement un personnage histo-rique: nous le touchons de toutes parts [...]. Sa vie est demeure une biographie comme une autre, sans prodiges, sans exagration, E. Renan, Mahomet et les origines de lislamisme, in tudes dhistoire religieuse (1857), suivi de Nouvelles tudes religieuses (1884), dition tablie par H. Pischari, Paris, 1992, 168-220 [rf-rence, p. 176].

    40Cette vulgate devient la cl danalyse des peuples coloniss. Un de ses mod-les dapplication est pour ce qui concerne le Maghreb: E.-Flix Gautier, Le pass de lAfrique du Nord: Les Sicles obscurs de lAfrique du Nord, Paris, 1922.

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    militaire qui est celui de la France41. Cette manire de biographier le vaincu pour mieux clbrer le vainqueur est encore mieux illustre par la Nouvelle biographie gnrale dirige par Ferdinand Hfer. Lauteur de la notice atta-que son incipit par des propos qui ruissellent du dsir de conqute: Jug au point de vue historique, en dehors de tous les prjugs de notre civilisa-tion, cest un des hommes les plus extraordinaires de notre poque. Jugur-tha moderne, il a, pendant quatorze ans, tenu en chec les forces dune des plus puissantes nations de la terre. Sa biographie, cest lhistoire mme de nos succs et de nos revers sur la terre dAfrique. Aussi mrite-t-elle ici une large place42. Aprs avoir dpossd le peuple algrien de son pays, le conqurant colonial le dpouille du symbole de sa rsistance dsespre. Cette mise en biographie coloniale de lmir est amplifie en 1863 sous la forme dun monument littraire par Alexandre Bellemare43. Pourtant, la veille des clbrations qui accompagnent le Centenaire de lAlgrie fran-aise, comme pour exorciser les peurs de la socit coloniale, le discours sur lmir change: il ne sagit plus de camper le combattant valeureux dfait par plus valeureux que lui mais dexhiber le simple chef religieux. Le gnral Paul Azan, qui a dirig le service historique de larme franaise de 1928 1933, consigne, ds 1925, cette conception impose par lhistoire offficielle44 dans une nouvelle biographie de lmir dont on ne mesure toute la porte politique et idologique que six ans plus tard lorsque le mme gnral rdige une Conqute et pacification de lAlgrie quil conoit comme une suite son mir Abd el-Kader: aprs avoir racont lhistoire militaire de lAlgrie vue du ct indigne, il entreprend de narrer lhistoire militaire de lAlgrie vue du ct franais45.

    Le nationalisme algrien en qute dponyme ne pouvait laisser Abd al-Qdir tenu en otage par la doxa coloniale. la clbration du vainqueur,

    41Abd-el-Kader, dans Ch. Mulli, Biographie des clbrits militaires des armes de terre et de mer de 1789 1850, 1852: http://fr.wikisource.org/wiki/Biographie_des_c%C3%A9l%C3%A9brit%C3%A9s_militaires_des_arm%C3%A9es_de_terre_et_de_mer_de_1789_%C3%A0_1850_%E2%80% 94_A#ABD-EL-KADER.

    42Abd-el-Kader, Nouvelle biographie gnrale, sous la direction de Fer-dinand Hoefer, 1852, T. 1, 67a-81a [rfrence, p. 67a]: http://www.archive.org/ stream/nouvellebiograp33didgoog#page/n55/mode/1up.

    43A. Bellemare, Abd el-Kader: sa vie politique et militaire, Paris, Hachette, 1863; rdition: Paris, ditions Bouchne, 2003.

    44M. Emerit, Histoire de lAlgrie: progrs et recul, in Annales ESC, Vol. 17, N 6, 1962, 1211-1214, [rfrence, p. 1214].

    45P. Azan, Lmir Abd el Kader 1803-1883: du fanatisme musulman au patriotisme franais, Paris, 1925; du mme, Conqute et pacification de lAlgrie, Paris, 1931.

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    il substitue dans le dveloppement de sa propre conscience une contre-clbration du vaincu travers laquelle lmir combattant est rig en rfrence fondatrice, mieux en emblme onomastique dune nation en lutte pour reconqurir sa souverainet. La presse algrienne en arabe et en franais sempare de cette nationalisation du personnage pour la socia-liser travers son lectorat. Son discours, ainsi que celui des intellectuels nationalistes, se dploie en creux du discours colonial tantt comme une inversion, tantt comme une ngation. Un de ces moments forts de recon-qute identitaire de lmir est la publication en 1946 par Mohammed-Cherif Sahli, un des plus brillants idologues nationalistes, dun Abdel-kader, le chevalier de la foi46. Lanne suivante, lcrivain Kateb Yacine donne Paris une confrence retentissante sur lmir une date qui con-cide avec le deuxime anniversaire de linsurrection nationaliste du 8 mai 1945 laquelle il avait personnellement particip. La confrence est publie en Algrie chez le mme diteur nationaliste Al-Nahda sous un titre pro-grammatique qui ne laisse planer aucun mystre quant lusage politique qui est fait de lmir: Abdelkader et lindpendance algrienne47.

    Mais lindpendance, cest un autre ouvrage, vieux dun sicle, qui est offficiellement oppos par ltat national la biographie coloniale de lmir: The Life of Abdel Kader, ex-Sultan of the Arab of Algeria du colonel Charles-Henry Churchill48. Bien que ddi lempereur Napolon III, le livre prsente lavantage de se dcliner en grande partie comme la mmoire vivante de lmir dont une lettre de sa main place en tte du volume, date du 1 Jumd I 1273/25 dcembre 1856, atteste lestime quil a port loffficier britannique49. L nest cependant pas lenjeu fondamental

    46M.-C. Sahli, Abdelkader, le chevalier de la foi, Alger, Al-Nahda, 1946. la fin de sa vie, lauteur a runi ses autres textes sur lmir dans un recueil intitul: Lmir Abdelkader, mythe franais et ralit algrienne, Alger, 1988.

    47K. Yacine, Abdelkader et lindpendance algrienne, Alger, Imprimerie En-Nahda, 1948.

    48Colonel [Ch.-H.] Churchill, The Life of Abdel Kader, ex-Sultan of the Arab of Algeria, London, 1867, trad. en franais: M. Habar, La Vie dAbdel Kader, Alger, 1974. Louvrage est traduit en arabe par lhistorien nationaliste de tendance culturaliste Belkacem Saadallah.

    49Louvrage se prsente en efffet comme crit sous (la) dicte (de lmir) et compil partir dautres sources authentiques (written from his own dictation, and compiled from other authentic sources). Lauteur rapporte que lmir, qui connaissait Abdel Kader, sa vie politique et militaire de Bellemare, ainsi que La Conqute dAlger de Pellissier de Reynaud, lui aurait demand de recti-fier leurs erreurs en lui fournissant un solide compte rendu et une information

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    de cette biographie: limage du vaincu magnifique et du chef religieux fanatique que la doxa coloniale sest attache tour tour dpeindre de lAlgrien, elle substitue le portrait dun homme dtat en guerre contre une puissance trangre avec ses campagnes [militaires], ses plans de rforme et ses principes de gouvernement (his campaigns, his mode of administration, his plans of reform, and his principles of government)50. Ce qui constitue une remarquable anticipation de la doctrine offficielle de l mir Abdelkader fondateur de lEtat algrien moderne. Les biographies de lmir conues dans cette optique trouvent dans la thmatique chur-chillienne un patron narratif quelles investissent de leurs vises tlolo-giques51. Dans ce contexte, dautres crits voient le jour qui sattachent reconstituer les popes des autres chefs de la rsistance anticoloniale (Moqrani, Cheikh El-Haddad, Bouamama, etc.). Et les uns et les autres concourent la fabrique dune biographie de la nation52.

    Les biographes acadmiques de Abd al-Qdir nont pas fait mieux. Ils ont continu de recourir au modle gntique dominant dans lcriture biographique et dorner leur prose de la rhtorique de linou sans se sou-cier de sinterroger sur le genre littraire. Les seules vritables innovations sont celles qui ont consist projeter des lumires nouvelles, dune part, sur une dimension mconnue de la personnalit de lmircelle dun ma-tre de la spculation mystique53et, dautre part, sur la transfiguration

    originale (a vast amount of valuable and important original information from him-self), Ch.H. Churchill, The Life of Abdel Kader, op. cit., X-XI.

    50The Life of Abdel Kader, op. cit., VIII.51 Voir par exemple A. Boutaleb, Lmir Abdelkader et la formation de la nation

    algrienne, Alger, 1990.52B. Anderson, Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of

    Nationalism, Verso [imprints of New Left Books], London, 1983, 1991 [d. rvise et augmente de deux chapitres], trad. franaise P.-E. Dauzat: Limaginaire national. Rflexions sur lorigine et lessor du nationalisme, Paris, 1996.

    53mir Abd El-Kader, Ecrits spirituels, prsents et traduits de larabe par M. Chodkiewicz, Paris, 1982. clairs par une introduction dune vingtaine de pages dune grande densit, les 39 textes traduits prsentent les thmes majeurs de lenseignement spirituel de lmir contenu dans son Kitb al-Mawqif dont L. Mas-signon est lun des premiers signaler limportance et dont M. Lagarde a depuis livr une traduction intgrale: Abd al-Qdir al-Djazir, Le Livre des haltes, pr-sent, traduit et annot par M. Lagarde, Leyden, 2002, 3 vol. Les biographies de lmir conues, en 1994, par Bruno Etienne et, en 2008, par Ahmed Bouyerdne sinscrivent dans cette redcouverte spirituelle de lmir.

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    du personnage en hros national54. Il sagit-l de jalons qui pourraient conduire vers une biographie totale de lmir, comme se sont attachs faire Louis Massignon dans le pass avec sa Passion de Hallj et Jacques Le Gofff plus rcemment avec son Saint Louis. Soit une biographie qui arti-cule lhistoricit dun parcours individuel prestigieux et son dploiement transhistorique comme image, symbole ou mythe.

    Le mrite de Jacques Le Gofff est en efffet davoir spar dans lopration biographique la modalit historique de la modalit textuelle. Tandis que le sens de lune spuiseen principedans la vie du personnage biogra-phi, le sens de lautre continue daugmenter post-mortem jusqu couvrir de son paisseur cette dernire au point de ne plus pouvoir permettre par-fois (souvent?) de distinguer entre ralit historique et ralit textuelle. Do la question paradoxale: Saint Louis a-t-il exist55? Pour rpondre cette question, lhistorien mdiviste a entrepris de dconstruire les dis-cours sur le personnage Saint Louis avant de sengager dans la construction de sa biographie historique. Ce travail de dconstruction est ncessaire; il est la condition pour faire dune biographie individuelle une biographie historique. Dans son Saladin, Anne-Marie Edd a explor cette mthode que lon pourrait qualifier de dconstructionniste si le terme nappartenait dj la grammatologie derridienne o il dsigne une toute autre prati-que hermneutique. En se proposant dtudier lhomme et son monde, lhomme dans son monde56, pour aller la rencontre dune personnalit qui existe pour les autres, avant que pour elle-mme, lhistorienne na pas manqu darticuler son propos sur ce que Saladin, victime du succs de sa lgende57, a reprsent et continue de reprsenter en tant que modle de souverainet et en tant que figure mythique de lislam.

    Les tudes sur lmir ont tout gagner en sorientant dans cette voie. Mais pour y parvenir, il faudra se dfaire de lide que le genre biographique

    54Voir parmi les travaux de Franois Pouillon: Abd el-Kader, icne de la nation algrienne, in A. Dayan Rosenman & L. Valensi (eds), La guerre dAlgrie dans la mmoire et limaginaire, Paris, 2004, 87-102, et du mme Les images de lmir Abdelkader: de lAlgrie coloniale lAlgrie algrienne, in O. Carlier & R. Nollez-Goldbach (dir.), Le corps du leader. Construction et reprsentation dans les pays du Sud, Paris, 2008, pp. 163-170.

    55J. Le Gofff, Saint Louis, Paris, 1996, 314.56A.-M. Edd, Saladin, Paris, 2008, 19-20.57Op. cit., 583.

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    est une littrarisation de lidologie du don, du gnie58. Depuis un quart de sicle, les sciences sociales ont dnonc la mystification qui consiste, au moyen de la chronologie et de la narration, mettre en intrigue des singu-larits individuelles pour les dramatiser comme des modles dexemplarit. A loccasion, elles ont rcus le prsuppos selon lequel lindividu habite la totalit de son moi et les vnements qui lui sont prts forment la trame de son action, laquelle se droulent de manire continue et linaire. Au terme de sa dconstruction, le savoir biographique, ou plutt sa version natura-liste, parat relever moins de llaboration historique que de la construction gnalogique, voire de la fiction. Parce quil reste foncirement rhtorique, sa technique narrative procde plus srement du storytelling59.

    Pierre Bourdieu est le sociologue-pistmologue qui a le plus radica-lement dconstruit ce type de discours biographique auquel il a propos de substituer une dmarche analytique consistant aller vers une des-cription rigoureuse de la personnalit dsigne par le nom propre quil dfinit comme lensemble des positions simultanment occupes un moment donn du temps par une individualit biologique socialement institue agissant comme support dun ensemble dattributs et dattri-butions propres lui permettre dintervenir comme agent effficient dans

    58Ce quibien srna rien voir avec ltude des gnies: dans sa Sociologie dun gnie, ouvrage posthume, Norbert Elias dnoue le cas Mozart comme une constellation de liens dinterdpendance que le musicien a entre-tenus avec son milieu, en multipliant les lments dexplication: habitus familial, position des musiciens dans la socit salzbourgeoise du XVIIIe sicle, structure du march de lart, N. Elias, Mozart. Zur Soziologie eines Genies, Michael Schrter (ed.), Frankfurt am Main, 1991; trad. franaise: Mozart. Sociologie dun gnie, Paris, 1991.

    59Pour stre lui-mme exerc au genre biographique, Marc Ferro, codirecteur des Annales HSS, a dfendu lide que les historiens doivent prendre en compte ces attentes du sens commun: La biographie rpondselon lui une demande sociale; et les citoyens savent bien, dexprience, que les individus en tant que tels exercent un rle quil est ncessaire dapprcier, La biographie, cette han-dicape de lhistoire, in Le magazine littraire, avril 1989, 85. En clair, mme renouvel par les mthodes acadmiques, le genre biographique doit continuer de reproduire les structures narratives du romanesque! Ce que dnonce son coll-gue aux Annales Jacques Le Gofff: Ce qui me dsole dans lactuelle prolifration de biographies, observe-t-il, cest que beaucoup sont de purs et simples retours la biographie traditionnelle, superficielle, anecdotique, platement chronologique, sacrifiant une psychologie dsute, incapable de montrer la signification histori-que gnrale dune vie individuelle, Comment crire une biographie historique aujourdhui, in Le Dbat, 54, 1989, 48-53 [rfrence, p. 50-51].

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    difffrents champs60. En lui embotant le pas, Jean-Claude Passeron a dnonc non pas le dficit cognitif que Pierre Bourdieu a prt au genre mais son surcrot de signification qui tend constituer tout dtail en l-ment fonctionnel, cest--dire rendre pertinente, par rapport lintri-gue, toute information portant sur le contexte et vice-versa61. Seulement en rendant interchangeables les individus, cette analyse en termes de flux ne permet pas de tenir compte de leur singularit62. Il faut attendre quasi-ment deux dcennies pour que Bernard Lahire, disciple indirect de Pierre Bourdieu, entreprenne de raliser une vritable sociologie de lindividu, non sans inflchir les propositions du matre, en mettant laccent sur la pluralit des dispositions et des comptences, dune part, la varit des contextes de leur actualisation, dautre part63, pour restituer lindividu la variation de ses comportements en fonction des pratiques, des contextes daction et des circonstances qui sofffrent lui.

    Pierre Bourdieu et ses continuateurs ont ainsi ouvert la voie au dve-loppement de ce que Giovanni Levi a propos dappeler la biographie modale. Dans la mesure o elle sert illustrer des formes typiques de comportement ou de statut64, cette forme de biographie prsente maintes analogies avec lapproche prosopographique. Car elle ne se pr-occupe de la trame de personnes singulires que pour dramatiser des

    60P. Bourdieu, Lillusion biographique, in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 66, 62/63, 1986, 69-72 [rfrence, p. 72].

    61 J.-C. Passeron, Biographies, flux, itinraires, trajectoires, in Revue fran-aise de sociologie, Vol. 31, N 1, 1990, 3-22 [rfrence, p. 6].

    62Jappelle analyses de flux, dit J.-C. Passeron, les analyses longitudinales qui ne connaissent les individus quen tant quils peuvent se remplacer les uns les autres sous certaines conditions: elles procdent comme ces analyses des courants marins qui, pour leur propos, peuvent se satisfaire didentifier dans des masses deau des caractristiques de vitesse, de direction, de temprature, de composition chimique et den mesurer les variations sans sastreindre au suivi individuel des molcules qui composent le courant et encore moins la description de leur mou-vement brownien, op. cit., 7.

    63B. Lahire, La culture des individus: dissonnances individuelles et distinction de soi, Paris, 2004, 14.

    64G. Levi, Les usages de la biographie, in Annales ESC, Vol. 44, N 6, 1989, 1325-1336 [rfrence, p. 1330]. Le thoricien de la microstoria a illustr sa concep-tion de la biographie par lexemple dun obscur exorciste du XVIIe sicle: Le pou-voir au village. Essai sur un exorciste du Pimont au XVIIe sicle, Paris, 1989, avec une prsentation de J. Revel, Lhistoire au ras-dusol.

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    caractristiques de groupes. Sous son action, le singulier devient une entre dans le gnral65.

    cette approche biographique prenant pour point de dpart linscrip-tion sociale, Mary Douglas a substitu une autre approche faisant de la ressource culturelle son fondement, lappui dun concept de la culture comprise comme la collection publiquement partage de principes et de valeurs utiliss chaque moment pour justifier les conduites66. Mary Douglas ne sort pas du cadre danalyse du paradigme durkheimien lors mme quelle en rcuse la conception de lindividu compar un chien dress qui tracerait son chemin dans un labyrinthe institutionnel67. Son parti-pris est celui dun individu ayant une conscience plus ou moins ten-due de sa place dans la totalit sociale et qui, entre difffrents modles de conduites possibles, choisit celui qui lui permet de modifier le contexte dans lequel il dploie son action ou, au contraire, de sy installer au mieux de ses intrts. Circonscrits, les choix oprs sont tributaires des possibili-ts et des contraintes que le contexte offfrant son thtre laction indivi-duelle permet dun ct et impose de lautre.

    en croire Peter Brown, sa parution en 1970, Natural Symbolsun des premiers livres dans lesquels Mary Douglas a expos sa thoriea beau-coup circul parmi les historiens britanniques68. Le livre est devenu, entre les mains des historiens, le moyen de dlivrer les textes religieux dun tat disolement presque total lgard du contexte dune socit vivante69. En tant que spcialiste de lAntiquit tardive, Peter Brown en a tir lui-mme la conviction que lmergence de figures religieuses inaccoutumestel le saint homme dans la Syrie du Ve siclese com-prenaient mieux dans le cadre du contexte social prcis dans lequel elles fonctionnaient70. condition de ne voir dans ce contexte social ni un sous-bassement sur lequel slvent et spanouissent des reprsentations

    65F. Dosse, Le Pari biographique. crire une vie, Paris, 2005, 213.66M. Douglas, Risk Acceptability According to the Social Sciences, Londres, 1986,

    67, cit in M. Calvez, Lanalyse culturelle de Mary Douglas: une contribution la sociologie des institutions, in SociologieS [En ligne], Thories et recherches, 2006, URL: http://sociologies.revues.org/index522.html.

    67M. Douglas, Cultural Bias, London, Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, Occasional paper n 35, 1978, 5.

    68M. Douglas, Natural Symbols: Explorations in Cosmology, Londres, 1970.69Ibid., 13.70P. Brown, The Making of Late Antiquity, Harvard UP, 1978, trad. A. Rouselle:

    Gense de lAntiquit tardive, Paris, 1983, 9.

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    et des significations ni un arrire-plan servant de dcorum aux actions des individus, mais le cadre social de lexprience individuelle considre. Un tel cadre vient-il changer, il fait bouger les sensibilits ou les styles de religiosit qui se modifient au gr des mdiatisations libres par un jeu complexe de transaction et de ngociation des actions et de leur sens.

    Aujourdhui, pareille assomption fait partie du savoir partag entre historiens pratiquant leur discipline comme une science sociale. Mais la rupture dont elle est le nom est reste marginale dans les domaines de la connaissance se dveloppant sous lemprise de la philologie classique dont il faut rappeler la fcheuse manie de dcouper les productions scientifi-ques et littraires en oeuvres majeures et oeuvres mineures et de les considrer en dehors de leur contexte, cest--dire de leur horizon sociocul-turel de production et de rception.

    Plus que toute autre discipline, lanthropologie a permis aux nouveaux historiens proccups par laction individuelle de fconder leur manire de faire de lhistoire. Dsormais aucune poque historique, aucune aire cultu-relle ou gographique nest pargne par ce renouveau mthodologique. Tenu pour lun des meilleurs historiens de la France du XVIIIe sicle, Robert Darnton a convenu depuis longtemps que nous apprenons classer nos sensations et donner un sens aux choses en raisonnant lintrieur dune structure qui nous est fournie par notre culture71. Lecteur attentif de Mary Douglas, il a prfr se tourner vers lapproche hermneutique de lanthro-pologie interprtative. Sous linfluence de Cliffford Geertz, il assimile les individus des acteurs dont il revient lanalyste de dchifffrer les actions pour comprendre ce quils expriment: des expressions symboliques aussi complexes que multiples pouvant, de ce fait, susciter des interprtations concurrentes qui, tout en tant divergentes, restent aussi valides les unes que les autres.

    Cliffford Geertz a en efffet ouvert la voie ce qui est convenu dappeler la biographie hermneutique laquelle a trouv terrain dexprimenta-tion au Maghreb, grce ses disciples72. Sa caractristique principale est

    71 R. Darnton, The Great Cat Massacre, Basic Books, 1984, trad. M.-A. Revellat: Le grand massacre des chats, Paris, 1985, rd. 2011, 19.

    72Des lves du matre ont investi ce terrain, en particulier P. Rabinow et L. Rosen. Du premier, voir Symbolic Domination: Cultural Form and Historical Change in Morocco, University of Chicago Press, 1975 et Reflections on Fieldwork in Morocco, University of California Press, 1977, trad. T. Jolas: Ethnologue au Maroc: rflexions sur une enqute de terrain, prf. de Pierre Bourdieu, Paris, 1988. Du second, voir Bargaining for Reality: The Construction of Social Relations in a Muslim

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    daccorder une attention particulire aux ressources langagires et la capacit des locuteurs de les manier avec plus ou moins de virtuosit pour ngocier la ralit73. Cliffford Geertz a par ailleurs influenc lanthropo-logie historique maghrbine dont il est lui-mme un des initiateurs.

    Contre les explications segmentaires dErnst Gellner, il a dfendu lide que la socit marocaine prcoloniale ntait pas forme de grou-pes sociaux (corporate groups) aux contours distincts mais de noyaux de pouvoir (familles, villages, clans, zaouas, arme, etc.) mobilisables au moyen de ressources culturelles reconnues. Le Makhzen et les zaouas en constituent les deux ples principaux de mobilisation. Concurrents, ils sont aussi convergents. Car la tension entre le sultan et le saint se rsout dans une commune rfrence une source unique de lautorit religieuse: le maraboutisme74.

    Testant ce modle danalyse, Abdallah Hammoudi a tudi la biographie du fondateur de la zaoua de Tamgrout en montrant comment, entre difff-rentes ressources culturelles de la saintetle mahdisme, la thaumatur-gie, le djihadisme, Mhammad b. Nsir al-Dar (m. 1085/1674) a choisi la voie patiente du savoir (ilm), de linitiation mystique et de la matrise des rseaux confrriques. La trajectoire du soufi berbre est ainsi analyse en termes de parcours individuel cristallisant des choix successifs et mobili-sant des ressources culturelles dans un contexte de crise socioconomique rput propice lessor du type dhomme de pouvoir quil reprsente75. Dautres recherches, conduites en particulier sur le terrain algrien, se sont

    Community, University of Chicago Press, 1984 et Varieties of Muslim Experience: Encounters with Arab Political and Cultural Life, University of Chicago Press, 2008. Cf. galement D. Eickelman, Moroccan Islam; Tradition and Society in a Pilgrimage Center, University of Texas Press, 1976, et, du mme, The Middle East: An Anthropo-logical Approach, Printice-Hall, 1981; V. Crapanzano, Tuhami: Portrait of a Moroc-can, Chicago UP, 1980.

    73Pour paraphraser le titre de louvrage cit dans la note prcdente de L. Rosen.

    74C. Geertz, Islam Observed. Religious Develoment in Morocco and Indonesia, Yale UP, 1968, trad. J.-B. Grasset: Observer lislam. Changement religieux au Maroc et en Indonsie, Paris, 1992, 110 et suiv.; ibid., In Search of North Africa, in New York Review of Books, 22 April 1971, 20-24, 20-21, et ibid., Suq: the Bazaar Economy in Sefrou, in Geertz, H. Gertz, and L. Rosen, Meaning and Order in Moroccan Society: Three Essays in Cultural Analysis, Cambridge University Press, 1979, 123-313, 235, 234.

    75H. Hammoudi, Saintet, pouvoir et socit: Tamgrout aux XVIIe et XVIIIe sicles, in Annales ESC, 3-4, 1980, 615-641.

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    engages dans cette voie. Frayant entre texte et contexte, expression sym-bolique et ralit sociale (si tant est que lon puisse sparer ces deux ordres de signification), pratiques discursives et pratiques non discursives, elles ont dcel dans les parcours individuels exhums des paradigmes culturels endosss dans des situations particulires76. Comme chez Mary Douglas, ici aussi lactualisation des choix et leur cristallisation en expriences indi-viduelles singulires soprent dans le cadre de contextes socioculturels qui rendent leur possibilit la fois pertinente et contraignante77.

    Arrtons l nos rflexions. Dans leur inachvement, nous souhaiterions quon les reconnaisse comme des pices verses au dbat sur les imbrica-tions de lindividuel, du biographique et de lhistorique, dbat qui tarde senclencher dans le champ disciplinaire des tudes arabes et islamiques malgr lexistence prometteuse de remarquables prcdents.

    Bien quelles naient pas la prtention dtre le discours de la mthode ayant guid la confection du prsent dossier sur lmir Abd al-Qdir, et sans enlever ce dernier sa qualit intrinsque, ces rflexions entendent attirer lattention du lecteur sur la complexit des enjeux de la biographie. Les textes qui lui sont soumis peuvent aussi bien tre lus sparment les uns des autres. Ainsi sera brise la linarit de la narration biographique et son caractre pique dsenchant. Nanmoins la convergence quils expri-ment ne doit pas tre perdue de vue. Selon quil sest agi dinterroger sa qute initiatique (M. Lagarde et S. Makhlouf), son parcours de combattant et de btisseur dtat (B. Brower, A. Bennison et T. Woerner), son profil

    76H. Touati, Entre Dieu et les hommes: lettrs, saints et sorciers au Maghreb (17e sicle), Paris, 1994; F. Colonna, Les versets de linvincibilit. Permanence et chan-gement religieux dans lAlgrie contemporaine, Paris, 1995.

    77Ici et l, au Maghreb et au Mashreq, les vies individuelles considres sont celles de personnages lourds. Lucette Valensi a rcemment propos dinverser cette tendance en menant enqute sur un inconnu: un modeste juif tunisien du XVIIIe sicle. Et comme pour un personnage illustre, lhistorienne a entrepris dtudier lobscur individu du point de vue de ses dispositions et de ses dci-sions en tant que sujet, L. Valensi, Mardoche Naggiar. Enqute sur un inconnu, Paris, 2008. Cette approche a t inaugure par Carlo Ginzburg, dans la biographie dun meunier du Frioul au XVIIe sicle: C. Ginzburg, Le Fromage et les vers: luni-vers dun meunier du XVIe sicle, trad. de litalien par M. Aymard, Paris, 1980. Mais elle nest pas sans filiation avec la mthode prosopographique loeuvre dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier franais de Jean Maitron o se ctoient les personnalits connues comme Blanqui ou Jaurs et les obscurs et les sans grades comme les modestes dlgus syndicaux de base ou les secrtaires de cellule, sans omettre les femmes.

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    dintellectuel oecumnique (A. Bouyardne et A. Messaoudi) ou son enga-gement de rformateur (J.-L. Marot), le personnage de lmir est camp dans des contextes difffrencis ngociant des sens et procdant des choix scells au point de contact entre un monde arabo-islamique confront lefffraction coloniale et une Europe en train de conqurir la Terre, et plus encore de lui imposer ses modles normatifs comme un horizon indpas-sable. Dun ct, son agir apparat bien comme celui dun individu singulier aux prises avec les tourments des grandes interrogations de son poque la recherche de leur chifffre quil dcouvre in fine dans une thique de la discussion. De lautre, ce mme agir est celui dune figure saillante de la civilisation et de la politique arabo-islamiques. Pour en avoir tir une manire dtre au monde qui le spcifie, lmir na pas moins cherch convaincre ses compatriotes de son bien-fond en les conviant se livrer aux mmes dchirantes remises en cause consenties par lui afin de repren-dre pied dans le mouvement de lhistoire de crainte que celui-ci ne se fasse sans eux. Sa brlante modernit est assurment dans cet usage inquiet du monde apais par sa foi en lHomme tel quil sorigine dans son mono-thisme oecumnique.

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