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BRUXELLES SANTÉ BRUXELLES SANTÉ ABUS D’ALCOOL : PRÉVENIR SANS STIGMATISER ABUS D’ALCOOL : PRÉVENIR SANS STIGMATISER N° spécial 2005 N° spécial 2005 Photo © : Collection du CCAD

Abus d'alcool : prévenir sans stigmatiser - Question Santé · tant par ce propos la position des spécialistes comme Claude Got, à qui on reproche souvent une attitude paternaliste

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BRUXELLES SANTÉBRUXELLES SANTÉ

ABUS D’ALCOOL :PRÉVENIR SANS STIGMATISER

ABUS D’ALCOOL :PRÉVENIR SANS STIGMATISER

N° spécial 2005N° spécial 2005

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Abus d’alcool : prévenir sans stigmatiser

Actes du colloque organisé le 16 novembre 2004par les ASBL Infor-Drogues et Question Santé

avec le soutien de la Commission Communautaire Française

Coordination de la publication : Alain Cherbonnier/Question Santé

Graphisme : Carine Simon/Question Santé

Infor-Drogues - 02 227 52 52

w w w . i n f o r - d r o g u e s . b e

Question Santé - 02 512 41 74

w w w. q u e s t i o n s a n t e . o r g

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Des intervenants du champ de la santé s’interrogentaujourd’hui sur le relatif désintérêt vis-à-vis de l’alcooldans les politiques de santé publique. Cette attitudeapparaît particulièrement contrastée quand on obser-ve la situation qui prévaut en matière de tabac ouencore de drogues illégales…

Une question se pose dès lors : entre désintérêt etchasse aux sorcières, un cadre raisonnable peut-il êtreconstruit pour des interventions concernant la pré-vention de l’alcoolisme ?

Entre individu et société, les enjeux sont parfois anta-gonistes. Entre maîtrise et ivresse, les sociétés mettenten place des stratégies multiples : recherche de senscollectif, encadrement, normes d’usage, éducation,répression, aide et soins, etc. Mais ces stratégies sedoublent généralement de la stigmatisation des per-sonnes qui dévient du cadre posé par la société – stig-matisation pouvant produire de nouveaux problèmestels que le rejet, l’exclusion, la marginalisation.

Ces réflexions préalables ont amené les asbl Infor-Drogues et Question Santé à proposer une journée deréflexion, organisée avec le soutien de la CommissionCommunautaire Française de la Région de Bruxelles-Capitale.

Pour alimenter le débat, elles invitaient à Bruxelles, le16 novembre 2004, M. Michel Craplet, psychiatre etalcoologue, M. Jean-Pierre Castelain, anthropologue,et M. Claude Macquet, sociologue.

IntroductionIntroduction

5BRUXELLES SANTÉ - Abus d’alcool : prévenir sans stigmatiser

Le Dr Craplet propose une approche globale de laprévention de l’alcoolisme. Celle-ci inclut l’informa-tion individuelle aussi bien que l’action communau-taire, elle touche l’ensemble de la population, ellecomprend des mesures de contrôle, l’information dugrand public, l’éducation à la santé individuelle et laformation de personnes relais. La prévention globalerefuse les modèles psychopathologiques simplistes etse garde du fantasme de toute-puissance dans la maî-trise et le contrôle des comportements à risque.

Jean-Pierre Castelain s’est intéressé aux «manières deboire» chez les dockers du Havre. A partir de ce travaild’enquête, on peut voir que la notion d’alcoolismen’a pas le même contenu pour tous et qu’il faudraitfaire l’histoire du mot et de son usage. Une chose estclaire, montre M. Castelain, tout discours de préven-tion extérieur au milieu est ignoré, incompris, refuséou détourné, car il fait l’impasse sur la question préa-lable : la fonction de l’alcoolisation.

Enfin, Claude Macquet, en étudiant la société post-moderne, constate qu’une société libérale est loind’être une société vertueuse; cela mérite sans douted’être rappelé ici. Mais le pluralisme postmodernemanifeste de telles velléités, non plus de discipline,mais bien de surveillance, que cela semble une véri-table tâche politique que de préserver, tant que fairese peut, la distinction entre vie privée et vie publique.Un autre risque pourrait bien se profiler à l’horizonde nos sociétés contemporaines , celui que mention-nait déjà Alexis de Tocqueville il y a un peu plus d’un

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siècle et demi : «Lorsque les hommes sont libres detoute contrainte entre eux, ils ne cherchent plus queleur bien-être personnel et ils se juxtaposent les uns à

côté des autres sans lien pour les réunir ; c’est alors lepouvoir social qui s’en charge»...

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La prévention du risque alcoolLa prévention du risque alcoolMichel Craplet

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Lorsque nous connaissons les pouvoirs psycho-actifsde l’alcool et que nous tenons compte des craintesjustifiées ou fantasmées provoquées par les excès«des autres», nous pouvons comprendre pourquoi,depuis toujours, toutes les collectivités ont cherché àcontrôler l’alcoolisation. Ce contrôle s’est exercé pourdes raisons morales et religieuses, politiques, sani-taires, et il continue également aujourd’hui pour desmotifs économiques, lorsque l’alcoolisation coûtetrop cher aux collectivités publiques. Les historiensont noté l’avance prise par les médecins, les hommespolitiques et les hommes d’Église du Royaume-Uni oude la colonie d’Amérique du Nord devant le problèmede l’alcool. Dans ces pays, où l’enjeu économique dela viticulture n’existait pas, les valeurs des sociétésprotestantes ont favorisé cet intérêt qui contraste,aujourd’hui encore, avec une certaine indifférencefrançaise et plus généralement méditerranéenne. Parailleurs, le problème social y était préoccupant depuisplus longtemps, avec la révolution industrielle quiavait débuté dès le XVIIIe siècle en Angleterre.

Avant la Révolution, la grande masse de la populationfrançaise n’était pas concernée par l’abus chroniqued’alcool. L’alcoolisation ne posait pas de problèmegrave de santé publique. A une époque où l’espéran-ce de vie était faible, des pathologies touchant desbuveurs seulement après plusieurs dizaines d’annéesd’intoxication importaient peu. Même si la consom-

mation d’alcool augmentait régulièrement, la santédu peuple était surtout menacée par les épidémies etles famines. L’alcoolisme comme «fléau» n’existaitpas.

Le problème devint préoccupant dans la seconde moi-tié du XIXe siècle, lorsque la consommation du vin etdes autres boissons alcooliques se répandit danstoutes les classes comme un signe de progrès social,comme certains l’ont analysé : «L’habitude de boiredu vin se présente comme une véritable conquêtesociale, comme l’appropriation d’abord par les bour-geois, puis par les citadins plus humbles et enfin partout le monde rural d’une boisson réservée auxgrands de ce monde. Dans ces conditions, pour leFrançais, boire du vin c’est accéder à un style de viedont rêvaient ses ancêtres qui ne buvaient que del’eau ou – de temps en temps – une méchante piquet-te. Le vin est désormais intégré à la vie de tous lesjours avec la même valorisation que d’autresconquêtes du progrès historique en France : le droitde chasse et de pêche, la nourriture inspirée d’unidéal de gastronomie bourgeoise, peut-être le droitde vote».1

Une consommation quotidienne régulière s’ajoutaalors aux excès ponctuels des carnavals et des fêtes entous genres. Dans le même temps – grâce aux progrèsdes techniques vinicoles et au développement des

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1 Coudray P., Le vin de France ou le paradoxe d’une véritable conquête sociale, La Revue de l’alcoolisme, 1983, 29, 4 : 233.

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tionnaires, parfois dans un climat de peur générali-sée4. C’est l’absinthe et les autres boissons issues de ladistillation qui furent violemment accusées. Le vingarda son prestige religieux, social et même théra-peutique : cette valeur culturelle empêcha la mise enplace d’une véritable politique sanitaire. Il s’y ajoutala force économique et politique des producteurs-électeurs lorsque le sud de la France devint un immen-se vignoble.

La première législation antialcoolique fut conçuepour s’opposer à la consommation des alcools ditsindustriels, lors d’un autre bouleversement national :la Grande Guerre. La vente puis la fabrication de l’ab-sinthe furent interdites. Les pouvoirs publics avaientcraint tout particulièrement l’alcoolisation desouvriers de l’armement. C’est aussi lors de ce conflit,et pour la même raison, qu’en Grande-Bretagne lalégislation sur l’ouverture des pubs fut modifiée : ceshoraires de guerre – avec fermeture en milieu de jour-née – persistèrent jusqu’en 1988. Toutefois, en France,la victoire fut associée au «pinard» des poilus et, pen-dant l’entre-deux-guerres, avec la surproduction devin et l’exemple de l’échec de la prohibition américai-ne, la lutte contre l’alcoolisme recula : jusque dans lesécoles, le vin fut promu comme une richesse nationa-le. Il fallut attendre la défaite de 1940 et le régimeautoritaire de Vichy pour voir surgir de nouvelles loisantialcooliques. Enfin, à partir des années 50, deshommes politiques et des médecins s’attaquèrent auxproblèmes avec une approche plus scientifique et plusglobale.

boissons distillées qui échappent aux aléas clima-tiques – la production de boissons s’accrut pourrépondre à la demande. Les prix baissèrent. Commeen témoignent clairement les indicateurs écono-miques2, c’est depuis la révolution industrielle que lesboissons alcooliques sont beaucoup plus abordables.En 1975, il fallait travailler dix fois moins de tempsqu’un siècle auparavant pour pouvoir acheter lamême quantité de vin ordinaire. Les prix sont tou-jours à la baisse : en 1925, il fallait quarante minutesde travail pour qu’un manœuvre achète un litre de cevin; il en faut seulement onze aujourd’hui, et desbières fortes en alcool sont proposées aux consomma-teurs à très bas prix. La commercialisation devint plusfacile également avec la multiplication des débits deboissons et l’accélération de la circulation des pro-duits.

La baisse de tolérance sociale devant les excès ponc-tuels de l’ivresse survint lorsque l’alcoolisme fut accu-sé d’entraîner une diminution de la force de travail etde provoquer des troubles dans les villes, en particu-lier parmi les populations rurales récemment déraci-nées.

1. Brève histoire de la prévention

Le premier antialcoolisme3 virulent ne se manifestaréellement qu’au lendemain de la défaite de 1870 età la suite de la Commune de Paris. Alors, l’alcoolismefut dénoncé par les bourgeois comme responsable dela dégénérescence de la race et des violences révolu-

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2 Fourastié J. et J., Pouvoir d’achat, prix et salaires, Paris, Gallimard, 1977, p. 103.3 Nourrisson D., Aux origines de l’antialcoolisme, Histoire économie et société, 1988, 7 (4).4 Reyre G., Le discours des aliénistes au lendemain de la Commune, Gavroche. Revue d’histoire populaire, 1985, n° 21-22, pp. 8-12.

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Malgré les progrès de cette période, la préventionn’est toujours pas abordée sereinement, même si ons’intéresse davantage à toutes les pathologies chro-niques, intérêt compréhensible avec la disparition denombreuses maladies infectieuses et l’augmentationde l’espérance de vie. Toutefois, une révolution desmentalités est encore à faire pour oser attaquer sanscomplaisance notre «fléau national».

2. Du contrôle et de l’éducation

Il est facile de voir dans l’exemple de la sécurité rou-tière qu’il existe deux versants de la prévention : lecontrôle et l’éducation. «Prévenir» contient effective-ment les deux mouvements d’empêcher et d’avertir.Dans la prévention moderne, l’un ne va pas sansl’autre. Malheureusement, le concept de préventionporte en premier l’image du contrôle et de la répres-sion du «fléau alcoolique». C’est pourquoi certainslibéraux ont beau jeu de valoriser les méthodesdouces de l’éducation contre le noyau dur des régle-mentations impopulaires. Cependant, «la responsabi-lisation tend à favoriser les nantis», dit GeorgesVigarello5, historien non engagé dans l’action, confor-tant par ce propos la position des spécialistes commeClaude Got, à qui on reproche souvent une attitudepaternaliste vis-à-vis de certaines populations défavo-risées ou en manque d’information. Certains intellec-tuels ne mesurent pas toujours la désinformation surles questions de santé dans les milieux socialementdéfavorisés. Les cliniciens de l’alcoologie connaissenten plus les limites d’une prévention qui se limiterait àune information sur les effets banals de l’alcoolisa-tion, par exemple sur l’ivresse et la question de lasécurité : cette approche technique surestime la capa-

cité de maîtrise que l’on peut avoir de ce produittoxique et toxicomanogène. Il convient de parler du«risque alcool» sur le long terme.

Cependant, on ne peut se contenter de l’éducation etde l’information. Dire ne suffit pas, interdire est par-fois nécessaire. La législation et la réglementationdoivent jouer leur rôle. Ce versant de la préventionest souvent critiqué. Les actions législatives ou répres-sives sont présentées comme inefficaces voire incita-trices à la consommation. Ces mesures sont combat-tues encore au nom des libertés fondamentales parles fabricants, les distributeurs et les publicitaires.C’est avec beaucoup d’hypocrisie que certains disentdéfendre des valeurs éthiques, tandis que leurs pré-décesseurs au XIXe siècle, par exemple, s’appuyant surles théories libérales, se contentaient de dire qu’ilssouhaitaient défendre la liberté du commerce.Aujourd’hui, les producteurs d’alcool protestentcontre les interdictions et les contrôles opposés –disent-ils – aux consommateurs. En réalité, ils s’émeu-vent de voir leur activité limitée par cette législation.Ils en sont restés à une attitude très normative : ilssouhaitent encore définir des seuils de consommationnon dangereuse, alors que la sensibilité individuellerend impossible la détermination de telles doses necomportant aucun risque. Ils souhaitent normaliser la consommation, tandis que les professionnels dusoin et de la prévention souhaitent diminuer la pres-sion sociale, les préjugés et les conformismes liés àl’alcool.

Dès lors, il nous semble que ce sont plutôt les interve-nants du soin et de la prévention qui luttent pour la liberté des consommateurs. Les excès actuels ou

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5 Vigarello G., Jalons pour une histoire de la prévention, La revue Agora (Hôpital Rothschild, Paris), 1994, n° 30, p. 35.

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amis choisirent un thème particulier, l’Amour, l’élogede ce dieu n’ayant encore jamais été composé. Cettecalme ordonnance fut perturbée par Alcibiade : arri-vant au milieu des discours, il voulut entraîner lesconvives à boire. Mais il fut relancé sur le sujet dujour. Alcibiade, encore lucide, en profita pour faire,au passage, l’éloge du comportement de Socrate :«faisions-nous bombance, il était homme à en jouirmieux que personne, et, si on le forçait à boire, quoi-qu’il ne boive pas volontiers, il avait raison de tout lemonde, et, ce qu’il y a de plus étonnant, c’est quejamais personne ne l’a vu ivre». Effectivement,lorsque le banquet dégénéra finalement en beuveriepar l’arrivée d’une «grosse bande de buveurs», seulSocrate continua à boire sans dormir jusqu’au matin :«Socrate donc, après les avoir amenés tous deux ausommeil, se leva et partit, Aristodème le suivantcomme à son habitude. Il prit le chemin du Lycée, et,après s’être débarbouillé, il passa, ainsi qu’il l’auraitfait une autre fois, le reste de la journée. Puis, quandil l’eut passé de la sorte, vers le soir il alla chez lui sereposer».6 Socrate pouvait ne pas boire s’il en avaitdécidé. Plus surprenant encore, en dépit du manque«d’entraînement», c’est-à-dire d’accoutumance à l’al-cool, il ne tombait pas dans l’ivresse lorsqu’il faisaitdes excès. Voilà qui est proprement surhumain etdéfie les lois de la physiologie.

Depuis l’approche philosophique de cette mesure...en musique, dans le banquet grec, l’apprentissage asouvent dégénéré. Relevons un exemple7 où la convi-vialité fit place à l’anomie médiatique : en 1995, lorsd’une émission de télévision, dix Japonaises se lancè-rent dans un concours de résistance à l’alcool ; sept

passés des approches anciennes ne peuvent faire con-damner tout message interdicteur pour des raisonséthiques – renvoyant l’interdiction à son rôle parental– ou pour des raisons techniques, sous prétexte quel’interdit porte en lui sa propre transgression. Il estvrai cependant que les adultes seront écoutés d’au-tant mieux qu’ils seront des exemples et pas seule-ment des porte-parole, selon le modèle des «grandsfrères», où l’exemplarité ne tombe pas dans l’idéali-sation.

Nous n’aborderons pas l’ensemble des méthodesd’éducation concernant la santé ou l’éducation géné-rale qui ont comme objectif de renforcer la liberté etl’autonomie du citoyen face à la pression des mar-chands d’alcool. Nous évoquerons seulement la ques-tion : «Peut-on apprendre à boire de manière nondangereuse ?»

2.1. Apprendre à boire ?

La question est posée depuis longtemps. Nous l’avonstrouvée chez Platon, qui l’aborde longuement en têtede son principal ouvrage politique, Les Lois. A côté dece texte théorique, Platon a également mis en scènede nombreux buveurs, et en particulier quelques êtreshors du commun qui possédaient une maîtrise totalede leur consommation d’alcool.

Le Banquet décrit des convives qui avaient tous la«gueule de bois» après les excès de la veille et quidécidèrent, ce jour-là, de s’arrêter avant l’ivresse. Ilsrenvoyèrent donc la joueuse de flûte qui habituelle-ment accompagnait les buveurs de sa musique. Les

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6 Platon, Le Banquet, 223 d (traduction Robin L.) Société d’édition Les Belles Lettres, Paris, 1970.7 Dépêche AFP, 13 mars 1995, 08h51 GMT.

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d’entre elles sont tombées dans le coma «en direct» etquatre ont dû être hospitalisées.

Cet apprentissage de la boisson pose de nombreusesdifficultés techniques et éthiques. La formule «ap-prendre à boire» est ambiguë, elle semble bien naïvechez ceux qui croient résoudre ainsi tous les pro-blèmes... en apprenant l’œnologie dans les écoles. – Il faudrait donc apprendre à régler la quantité : la

sagesse populaire autorise «le deuxième verre pourla deuxième jambe», comme si l’essentiel était den’être pas déséquilibré ! La limite a été placée àtrois verres dans de nombreuses recommandationsofficielles.

– Il faudrait trouver la meilleure boisson. Au XIXesiècle, même les militants de la lutte antialcooliquevalorisaient les boissons dites hygiéniques, vin etbière, contre «les alcools industriels». En règle géné-rale, les produits de chaque culture et de chaquepays sont considérés comme moins dangereux.Chaque producteur défend son produit contre laconcurrence.

2.2. De l’éducation au plaisir

Au plaisir du goût

Pour certains, la modération ne s’obtiendrait que parl’apprentissage de la dégustation. Ils considèrent que,si le buveur investit économiquement et culturelle-ment dans la dégustation, sa consommation doitdiminuer. «Il faut boire peu et bon», résument-ils enune phrase qui emporte le consensus. Pour cetapprentissage, la famille serait-elle le meilleur milieud’éducation ? Le débat est vif aujourd’hui, alors que

l’école et la famille se renvoient la responsabilité del’éducation. Le plus bel exemple d’éducation à boireau sein de la famille a été donné par Colette : «J’ai ététrès bien élevée. Pour preuve première d’une affirma-tion aussi catégorique, je dirai que je n’avais pas plusde trois ans, lorsque mon père me donna à boire unplein verre à liqueur d’un vin mordoré, envoyé de sonMidi natal : le muscat de Frontignan... A l’âge où l’onlit à peine, j’épelai, goutte à goutte, des bordeauxrouges anciens et légers, d’éblouissants Yquem. Lechampagne passa à son tour, murmure d’écume,perles d’air bondissantes, à travers des banquets d’an-niversaires et de première communion, il arrosa lestruffes grises de la Puisaye… Bonnes études, d’où jeme haussai à l’usage familier et discret du vin, nonpoint avalé goulûment, mais mesuré dans des verresétroits, absorbés à gorgées espacées, réfléchies...Heureux les enfants qui ne s’enflent pas l’estomac àgrands coups d’eau rougie, pendant les repas ! Bienavisés les parents qui dispensent à leur progéniture ledoigt de vin pur – entendez «pur» dans le sens nobledu mot – et lui enseignent : «En dehors des repas,vous avez la pompe, le robinet, la source, le filtre.L’eau, c’est pour la soif. Le vin, c’est, selon sa qualitéet son terroir, un tonique nécessaire, un luxe, l’hon-neur des mets.»8

Nous pourrions engager Colette dans la prévention !Trop souvent, malheureusement, les jeunes n’appren-nent plus de cette façon, mais par le jeu des publicitéset des messages des sociétés multinationales avidesde profit. Pour les adultes, cette éducation à boire estaujourd’hui le champ d’une belle activité commercia-le, avec stages et soirées dégustation, livres et gad-gets.

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8 Colette, Prisons et paradis, Paris, Fayard, coll. Le livre de poche, pp. 66-77.

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grand problème de santé publique, celui qui est posépar l’alcool.

Au plaisir de la civilité

«Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse»10,disait justement Alfred de Musset, en vrai alcoolique.Un amateur sait apprécier les rituels et les flacons : ilcherche d’autres sensations que l’ivresse, pour lui lesquestions de contenant sont importantes. «Boire» esttrès différent selon que le geste est pratiqué sous lejet, au goulot, dans le creux de la main, dans un verre,une tasse, une cuillère. Les historiens11 ont décritl’évolution des manières de table de plus en plus raf-finées, en particulier depuis le règne de Henri III : àcette époque, la fourchette venait d’être apportée surles tables par les Italiens de la cour accompagnantCatherine de Médicis et, pour contenir les liquides, onpouvait dénombrer vingt-quatre récipients, du hanapà la chopine. Dans toutes les civilisations, la vaisselle apour fonctions l’isolement, la manipulation et lamesure des aliments et des boissons. Nous savons tousque boire au verre ralentit la durée de l’ingestion parrapport à la consommation du même liquide avalé augoulot.

De nombreux gestes permettent de développer cetapprentissage du goût :– manger en même temps que l’on boit ;– éviter les aliments salés qui donnent soif ;– boire par petites gorgées pour finir le verre plus len-

tement ;– boire en alternance de l’eau, comme les Italiens, qui

Au plaisir de la communication

Pour de nombreux gourmets, l’apprentissage se faitencore par la convivialité, qui serait une protectioncontre l’excès. C’est la position adoptée par RolandBarthes9, rappelant une phrase du plus célèbre gas-tronome, Brillat-Savarin : «le vin, aliment qui se boiten compagnie, en conversation, empêche la dérivevers l’isolement de la psychose ou de la drogue... Levin amplifie légèrement le corps mais ne le mute pas,c’est une anti-drogue». Les avatars de ce discours, icitrès élaboré, sont nombreux. Certes, parler en buvantprotège : parler avec les autres convives permet desortir du tête-à-tête avec la bouteille. Alors, il devientpossible de parler au lieu de boire, parler de ce qu’ona bu et, au delà, de la pluie et du beau temps, de lavie et de la mort. C’est possible à condition de «consi-dérer la communication comme une jouissance»,comme dit encore Barthes.

Cependant, boire seul n’est pas l’unique critère deconsommation pathologique. L’alcool est aussi unedrogue collective où – comme avec le haschich – cha-cun part dans un rêve particulier, tout en maintenantune apparence de dialogue dans une proximité muet-te ou bavarde qui est rarement une vraie communica-tion. Il est possible que parler des boissons avec levocabulaire des œnologues protège des excès et doncdes conséquences sociales de l’ivresse aiguë, mais cesdiscours encouragent aussi la consommation convivia-le et ses conséquences médicales. Cela est bien évi-dent en France, où le discours œnologique ancien etsophistiqué a longtemps permis de dissimuler le plus

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9 Barthes R. (préface) in Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Paris, Hermann, 1975, pp. 12 et 30.10 Musset A. de, La coupe et les lèvres, poème dramatique (dédicace).11 Lange F., Manger ou Les jeux et les creux du plat, Paris, Le Seuil, 1975.

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ont le privilège de pouvoir s’asseoir à une table surlaquelle la carafe est déjà posée.

Nécessaires pour prévenir une consommation excessi-ve, ces gestes sont, bien sûr, insuffisants. Nous savonstous comment il est parfois difficile de résister au ser-veur qui pousse à prendre plutôt un quart de litrequ’un verre. Il est regrettable qu’on ne puisse partoutse faire servir un simple verre d’un bon cru et qu’ilfaille se rabattre encore trop souvent sur un quart demauvais vin provenant de la surproduction vinicole.Ce serait une mesure utile à instituer, selon l’exemplesuisse où le vin se vend au décilitre dans chaque barou restaurant.

Il faut aussi passer l’épreuve de ceux qui boivent(trop) en face de nous. Les créateurs de campagnes deprévention ont imaginé des saynètes avec slogansofficiels : «Un verre, ça va... Trois verres, bonjour lesdégâts». On peut s’en inspirer pour échapper auxpièges, éventuellement en modifiant leurs dialoguespour se les approprier. – En certaines circonstances, il est aisé de se détourner

du buveur «collant» qui veut imposer ses goûts. Iln’est point nécessaire de lui jeter le verre à la figu-re, il est possible de trinquer sans boire, le verrepeut être discrètement posé à l’écart.

– Dans le contexte du repas, il n’est pas toujours aussifacile de s’en sortir. Il est souvent préférable de laisser remplir son verre de vin plutôt que d’êtreobligé de refuser tout au long du repas. Certes, la nature, les hôtes et les serveurs ont horreur duvide mais, une fois rempli, votre verre n’attirera plus les regards et vous pourrez alors tranquille-ment boire de l’eau dans le verre destiné à cetteboisson.

2.3. Retour à la vraie convivialité

Pour conclure, nous pouvons dire que, même si laconvivialité peut receler des pièges, elle peut aussidevenir un facteur protecteur de la consommationexcessive, en particulier lorsqu’elle est rythmée pardes rites qui inscrivent les gestes du boire dans le sym-bolique. La préparation des cocktails en fait partie :fabrication de la sangria ou du punch en plusieursheures, jeu du shaker secoué par le barman pendantde longues seconde, mélange domestique où, entreamis, on peut doser les constituants selon le goût dechacun. Ce n’est pas le cas des «premix», nouvellesprésentations de cocktails préparés, vendus encanettes, qui annulent les dimensions humaines etconviviales de la consommation. Les premix permet-tent une accélération de la préparation et de laconsommation ; ils impliquent de finir la canette. Ilsvont dans le sens de l’individualisme et incitent àboire seul avec son baladeur.

La vraie convivialité consiste à porter attention àl’autre, à ses désirs particuliers, par des gestes et desparoles et non par le seul fait de décapsuler unecanette. Ensuite, elle se marque par les propos quicommentent la dégustation.

La vraie convivialité doit tenir compte de la grandevariabilité des réactions des individus. Nous pouvonsévoquer certains personnages hors du commun quitoléraient très bien l’alcool, comme Socrate ou lechampion cycliste Jacques Anquetil. En ce qui concer-ne la simple élimination de l’alcool, la vitesse varie dusimple au quintuple. Cette dispersion statistique estgrande, bien supérieure aux variations habituelle-ment rencontrées en biologie. Comparons, par

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impossible après l’installation de la dépendance.L’habituel argument du «plaisir» ne convient pas. Ilrésulte d’une confusion entre le plaisir de la dégusta-tion d’une boisson goûteuse et le plaisir psychiqueprocuré par l’éthanol, qui est annulation de la souf-france psychique.

Aujourd’hui, les professionnels de la prévention ontdéveloppé :– la notion de «risque alcool», éliminant les réfé-

rences à des seuils de consommations non dange-reuses ;

– la liaison entre prévention, soin et accompagne-ment social ;

– Le concept de prévention globale agissant auniveau de la population générale, et non seulementsur certaines «cibles», pour organiser les actionsdans l’espace et dans le temps, en s’attaquant à desrisques différents parfois associés : toxicomanie etautres dépendances ou autres comportements dan-gereux.

C’est par cette prévention globale et cohérente, quenous allons évoquer rapidement, qu’il est possible desortir de nombreuses difficultés techniques et éthiques.

3.1. La prévention globale

La prévention est globale lorsqu’elle dépasse l’actionau niveau d’un produit pour s’intéresser à l’ensembledes risques courus par un sujet, non pas réduit au seulétat de buveur, mais considéré comme une personnevivante soumise à tous les aléas de la vie. Un prover-be entendu en Espagne nous rappelle la nécessité decette approche globale : «Al que no fuma ni bebevino, el diablo le lleva por otro camino» (celui qui nefume ni ne boit de vin, le diable l’emmène sur unautre chemin).

exemple, cette donnée biologique à la taille des indi-vidus ; celle-ci varie, pour 95% d’entre eux, seulemententre 1,50 et 2 m. Imaginons maintenant un mondeoù les tailles des humains varieraient du simple auquintuple. Il serait impossible de construire des mai-sons, des voitures et des objets adaptés à tous. Dansce monde, il serait impossible de vivre ensemble. C’estla situation à laquelle est confronté un groupe d’amisbuvant ensemble : il a été servi à chacun la mêmequantité d’alcool et, pour respecter le rite de la tour-née, chacun doit boire au même rythme... Cependant,pour certains d’entre eux, un verre en vaudra cinq !

3. La prévention aujourd’hui

Les théories et les programmes d’actions en préven-tion ont évolué avec le temps. Rappelons l’évolutionde quelques vieilles idées :– Le leurre des boissons dites hygiéniques, parce que

faiblement dosées en alcool (vins et bières), a dispa-ru: toutes les boissons alcooliques doivent êtremises aujourd’hui «dans le même panier».

– L’approche quantitative a montré ses limites : «ilfaut boire peu» (avec des limites officielles) nedonne pas d’informations utiles, du fait de la sensi-bilité individuelle. «Peu et bon» vaut mieux que«beaucoup et mauvais» : on pouvait s’en douter...«Boire peu pour boire longtemps», qui fut un slo-gan officiel, est considéré aujourd’hui comme unephrase ambiguë. C’est une vision simpliste du phé-nomène : la dépendance ne survient pas seulementpar cette accoutumance du buveur au produit.

Il est peu probable que l’apprentissage de la mesurepuisse être une prévention de la dépendance alorsque les alcoolo-dépendants sont intéressés d’abordpar l’excès. En tous les cas, cet apprentissage est

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Exemple de prévention globale

Cette prévention doit être mise en place dans ledomaine du sida et des autres maladies sexuellementtransmissibles, puisque le comportement sexuel estsouvent lié à la consommation d’alcool et de drogues:– Chez les jeunes, la découverte de l’alcool et l’explo-

ration des relations affectives et sexuelles marquentà la même période le passage de l’enfance à l’âgeadulte. On a noté la précocité des expériences, leurfréquence et la multiplicité des partenaires à cet âged’inexpérience.

– Des enquêtes ont montré que les rencontres avec denouveaux partenaires impliquent souvent la consom-mation d’alcool et que les buveurs excessifs prenaientmoins de précautions lors des rapports sexuels.

Certains lieux où le sexe et la consommation d’alcoolsont liés doivent donc devenir des lieux de préventiondes risques liés aux comportements sexuels et auxconduites d’alcoolisation dans le cadre d’une préven-tion globale.

La prévention est globale lorsqu’elle inclut l’informa-tion individuelle du spectateur devant son poste detélévision aussi bien que l’action communautaire. Elleest globale lorsque les actions de terrain sont placéesdans un ensemble afin qu’aucune pathologie et aucu-ne complication sociale ne soient oubliées. Trop sou-vent, l’emphase mise sur l’ivresse ou la dépendancepasse sous silence les problèmes résultant desconsommations de doses apparemment banales maisdangereuses sur le long terme car provoquant desproblèmes médicaux retardés : dans ce domaine, lemot clé est «alcoolisation». Nous pouvons prendrel’exemple des programmes de sécurité routière ditsdu conducteur désigné, où le chauffeur est incité à nepas boire d’alcool (campagne Bob en Belgique).

Certes, elles sont populaires auprès du public et desresponsables politiques, mais leur efficacité n’a pasété démontrée. Nous pouvons dire que, même si cescampagnes sont intéressantes du point de vue de lasécurité publique, elles peuvent augmenter laconsommation des passagers et donc être à l’originede troubles sociaux (violences domestiques lorsqu’ilssont rentrés «sains et saufs») et de complicationsmédicales retardées.

La prévention est globale lorsqu’elle touche l’en-semble de la population de manière cohérente, sansqu’aucun groupe ne soit maladroitement visé, sansfaire de «chasse aux buveurs», sans montrer du doigtles problèmes… des autres, toujours, pour esquiverses propres responsabilités. Il est regrettable que lesadultes dénoncent si violemment l’alcoolisation desjeunes, qui serait responsable des «conneries» de cetâge, tout en s’excluant de toute remise en question,sous prétexte que l’alcool serait bon pour leurs vieillesartères. La notion de «groupe à risque», souventdénommé de façon révélatrice «groupe cible», estdangereuse. Il ne faut pas stigmatiser ou marginaliserun groupe en proposant des actions de préventionsectorielles. Il vaut mieux utiliser la notion de «situa-tion à risque» pour limiter ou interdire la consomma-tion, par exemple au cours de la grossesse, lors de cer-taines activités, en certains lieux et à certainsmoments : conduite automobile, travail, manifesta-tions sportives...

La prévention est globale lorsqu’elle comprend desmesures de contrôle, l’information grand public,l’éducation à la santé donnée individuellement et laformation de personnes-relais qui pourront diffuseret traduire les idées des spécialistes dans le vocabulai-re et la sensibilité des groupes avec lesquels ils auront

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C’est un des paradoxes de la prévention dite en popu-lation générale. Dans ce modèle, la prévention doitêtre globale parce que tous les membres d’une socié-té ou d’un groupe évoluent en même temps, même sisouvent chaque sous-groupe renvoie la responsabilitéaux autres.

Certains chercheurs du domaine de la prévention dis-tinguent plusieurs groupes au sein de la population :– les buveurs qu’ils appellent «normaux», pour les-

quels aucune réglementation n’est utile, disent-ils,puisqu’ils seraient raisonnables ;

– les alcooliques, sur lesquels aucune réglementationn’aurait d’influence, puisqu’ils les considèrentcomme des «monstres».

Cette distinction est bien utile aux producteurs d’al-cool pour nier l’existence d’un entraînement social etla nécessité d’une évolution d’ensemble de la sociétédes buveurs. Le modèle de Ledermann implique aucontraire la «solidarité» des consommateurs pris dansle lien social que représente l’alcoolisation. Il signifieque les buveurs excessifs et les malades alcoolo-dépendants sont des hommes comme les autres, quine possèdent aucune monstruosité biologique ni psy-chologique, mais une simple vulnérabilité qui s’ajouteaux facteurs environnementaux favorisant la consom-mation d’alcool. Comme dit un observateur :«L’humanité buvante n’est jamais qu’une simpleexcroissance de l’autre. Elle en reproduit fidèlementles traits, les variantes : le prisme du flacon ne fait queles grossir ou les réfléchir. C’est que le buveur ne vientpas d’ailleurs, il sort du bar d’en face.»13 La population

à travailler. Les actions grand public sont les plus dif-ficiles à mettre en oeuvre, car elles doivent encore uti-liser un slogan et un logo de reconnaissance uniquetout en s’adressant à des groupes variés.

La prévention globale associant le contrôle et l’édu-cation permet à la fois de diminuer la présence durisque et les conséquences dangereuses lorsque lerisque est couru. Effectivement, comme le succès despolitiques de santé des pays scandinaves le démontre,la prévention de l’abus d’alcool et de la dépendancepasse par des mesures réglementant la disponibilitédu produit alcool, sa «présence». Cette présence del’alcool est déterminée par des données politiques,économiques et sociales dont certaines peuvent êtremodifiées par la réglementation. Le contrôle doit agirau niveau des producteurs, des distributeurs et despublicitaires, par des lois et règlements régulant lesrègles économiques sur le marché de ce produittoxique pouvant engendrer une dépendance : leparadoxe vient du fait que, pour prévenir cette alié-nation, il faut agir par une privation de liberté alorsque le consommateur est encore libre.

3.2. La solidarité des buveurs

Pour la plupart des spécialistes de la prévention, ilexiste une continuité entre tous les buveurs, qu’ilssoient occasionnels, «excessifs réguliers» ou dépen-dants. Selon cette approche, créée à partir des tra-vaux du statisticien français Sully Ledermann12, il fautagir sur une population très large pour diminuer lesconséquences des consommations les plus élevées.

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12 Ledermann S., Alcool, alcoolisme, alcoolisation, Paris, Presses Universitaires de France, 1956 et 1964. Ses travaux ont été mis àjour en particulier par Skog O.J. Voir par exemple : The collectivity of drinking cultures. A theory of the distribution of alcoholconsumption, British Journal of Addiction, 1985, 80 : 83-9913 Monemembo T., Le lait du tigre, Autrement : L’esprit des drogues, Paris, 1989, p. 50.

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porte ainsi la responsabilité collective de sa propresanté et de son bien-être en incluant le sort de ceuxqui dévient de la norme. C’est pourquoi l’ensembledes consommateurs doit changer de comportementpour aider les différents groupes de buveurs à pro-blème. C’est nécessaire à la fois pour des raisonséthiques et au nom de l’efficacité. Le lien social del’alcoolisation devient alors le lien social de la préven-tion.

3.3. Pour une prévention humaine

La prévention globale refuse donc les modèles psychopathologiques simplistes. Le passage de la con-sommation sans problème à l’excès et à l’alcoolo-dépendance n’est pas seulement une affaire de fragi-lité individuelle, comme certains discours médicauxou psychologiques le laissent entendre. Il ne suffit pasnon plus de dire que l’alcool produit la misère ou quela misère utilise l’alcool, comme certains discourssociaux le prétendent. Nous savons qu’il faut insistersur les interactions entre les vulnérabilités indivi-duelles et les conditions sociales. Il est démontré, parexemple, que l’augmentation du prix de l’alcool peutdiminuer la consommation générale et celle desbuveurs excessifs, mais il faut admettre aussi qu’ellerisque d’accroître les problèmes économiques et, parce biais, augmenter les consommations ou aggraverles conséquences de ces consommations.

Les intervenants en prévention doivent se méfier desfantasmes de toute-puissance et de l’illusion decontrôler tous les comportements à risque. Ces fan-tasmes, entretenus par certains succès de la science et

de la médecine, se conjuguent aujourd’hui avec un«principe de précaution» envahissant. Effectivement,dans certains domaines de la santé, l’opinionpublique semble ne plus admettre la possibilité decourir aucun risque et les hommes politiques sontobligés de suivre, par crainte que leur responsabilitésoit un jour mise en cause. Un projet sécuritaireconsiste à limiter la vitesse des véhicules automobilespar le «bridage» des moteurs. Parallèlement, uneassociation14 veut saisir la Cour de justice de laRépublique en déposant une plainte contre lesministres responsables de la sécurité routière. Parleurs attitudes trop laxistes, ils seraient coupables de«mise en danger de la vie d’autrui», ils auraient dûagir plus vigoureusement et depuis longtemps.

Nous critiquons souvent l’attitude des hommes poli-tiques. Reconnaissons que leur vie devient de plus enplus difficile entre les puissances de justice et la déres-ponsabilisation des citoyens. Pour se protéger, seront-ils obligés de soumettre au Parlement des projets delois sécuritaires, afin que les représentants du peupleeux-mêmes disent s’ils veulent vivre dans une plusgrande sécurité ? Heureusement quelques voix com-mencent à s’élever contre cette dérive de la sécuritésanitaire : «soyons prudents avec la précaution... Ceprincipe n’a de sens que si l’on peut l’étendre à tousles domaines du risque, alcoolisme, tabac, chômage,transport de matières dangereuses, etc.»15 Notonseffectivement que ce principe de précaution est d’ap-plication variable : il respecte les stéréotypes et lestabous. Si personne ne veut envisager de courir unrisque – infime et lointain – de maladie deCreutzfeldt-Jacob en mangeant un steak, la grande

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14 Libération, 10 janvier 2000, et Le Monde, 11 janvier 2000.15 Libération, 5 janvier 2000, p. 6.

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conduites incriminées : c’est la seule façon pour quece discours soit accepté et pour que puisse être abor-dé aussi le plaisir de courir les risques. La préventiondoit encore et souvent acquérir une dimension nou-velle qui tienne compte de l’irrationalité de l’homme,de la dimension inconsciente inexprimée, inexpri-mable, en utilisant les émotions et pas seulement laraison, en particulier à propos des produits modifiantla rationalité.

Michel Craplet, médecin délégué de l’Association Nationale

de Prévention en Alcoologie et Addictologie (Paris)et président d’Eurocare (Bruxelles),

est l’auteur de Passion alcool (Ed. Odile Jacob, 2000),Parler d’alcool (Ed. de la Martinière, 2003)

et A consommer avec modération (Ed. Odile Jacob, 2005).

ANPAA, 20 rue Saint Fiacre, 75002 PARIS, [email protected]

majorité des consommateurs continue de courir lesrisques – élevés et proches – des consommations d’al-cool. La découverte de traces de benzène dans uneeau minérale ou de fongicide dans un soda – à desdoses assurément non toxiques – mobilise les autori-tés sanitaires, les associations de consommateurs etles entreprises productrices, alors que l’ajout d’alcooldans ces mêmes boissons pour séduire les jeunesconsommateurs a été très bien acceptée.

La prévention de l’alcoolisme et du tabagisme a été souvent critiquée parce qu’elle serait devenue un«hygiénisme», un «fascisme sanitaire». Il n’en estrien ; au contraire, il nous semble que, même dans ledomaine de la prévention, il faille garder une certai-ne modération. Il nous semble que la prévention doitêtre une invitation à vivre, sans gommer la souffran-ce ni la mort : ne pas boire d’alcool et conduire pru-demment ne rend pas immortel, il faut le dire dans lesactions de prévention pour ne pas entendre le publicnous le dire. Nous savons aussi que, pour légitimer lediscours sur le risque, il faut avoir parlé du plaisir des

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La mise en évidence de cette parole emblématique,maintes fois entendue1 chez les dockers du Havre, syn-thétise ce qu’il en est de leurs représentations et com-portements liés à l’alcoolisation : boire, éventuelle-ment jusqu’à en mourir, signait l’appartenance augroupe, désignait le partage d’une même langue.L’éventualité de devenir alcoolique n’avait aucunsens, sinon celui de l’insulte sociale, de la volonté deleur imposer de nouvelles manières de vivre, c’est-à-dire de détruire leur communauté.

J’évoquerai aussi comment cette corporation recon-naissait et acceptait un diagnostic lorsque sa significa-tion et les conditions de l’énoncé de celle-ci s’inté-graient d’autant plus aux références et comporte-ments du groupe qu’elles en émanaient : en l’occur-rence, comment – lorsque les excès du boire menacè-rent sa cohésion dans une période de mutation – lediagnostic d’alcoolisme fut admis par certains, noncomme issu d’un savoir acquis à l’extérieur maiscomme une parole interne, propre à la corporation.

Étudier le lien des dockers à l’alcool était intéressantpour de multiples raisons, et d’abord du fait de ceconstat, valable jusque dans les années 1980 : il n’yavait pas de dockers traités pour alcoolisme au Centrehospitalier de la ville, à la différence de toutes les

autres catégories socioprofessionnelles. C’était d’au-tant plus surprenant que les dockers avaient la répu-tation, tant auprès des bourgeois – comme ils disaientavec mépris – que des autres ouvriers, d’être unebande de voleurs et de fainéants, mais surtout d’al-cooliques : le seul mot qui les qualifiait en prétendanttout dire d’eux. De leur côté, les dockers revendi-quaient l’aspect festif et convivial de l’alcool, refusantque sa consommation puisse être une maladie ou yconduire : «l’alcool, c’est la vie, c’est un moyen decommuniquer, d’être avec les autres», pour reprendreles mots de plusieurs d’entre eux.

De la notion d’alcoolisme, ils ne percevaient qu’uneintention d’injure et de domination, et ils l’écartaientvigoureusement (ce n’est plus vrai aujourd’hui),comme ils le faisaient de la médicalisation des effetspathogènes de l’alcoolisation. Cette représentationne peut se comprendre qu’en l’analysant indépen-damment des notions usuelles d’alcoolisme, d’alcoo-lique, issues de la nosographie et de la nosologiemédicales, et hors de toute intention de jugementdévalorisant et discriminatoire unissant en une mêmestigmatisation la maladie, la déviance et le vice. Monobjectif est davantage de faire comprendre les rap-ports qu’entretenaient les dockers avec l’alcool, enessayant de substituer, au discours sur ceux qui sont

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«Boire, c’est parler la même langue...»«Boire, c’est parler la même langue...»Une anthropologie des manières de boire

Jean-Pierre Castelain

1 Cet article reprend les principaux aspects d’une recherche anthropologique sur l’alcoolisation, menée au Havre de 1984 à 1989et publiée en 1989. Sauf mention explicite, les faits évoqués sont ceux de cette période. Cf. Jean-Pierre Castelain, Manières devivre, manières de boire. Alcool et sociabilité sur le port, Paris, Imago, 1989; «Des mots accrochés aux étoiles. De Lucien à André»,Psychotropes, vol. 7, n° 2, 1992.

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chef de bordée est toujours choisi ponctuellement enfonction de la tâche spécifique à accomplir et de lamarchandise à manipuler. Il n’y a pas de hiérarchiedéfinitive, chacun dépendant des autres dans la réali-sation du travail collectif. Le refus d’être payé au ren-dement est l’une des expressions de cette égalité :jeunes et âgés, valides et handicapés reçoivent tousune paie identique. De même, chacun manifeste sasolidarité avec ceux qui n’ont pas trouvé d’embaucheet avec les malades par le versement d’une cotisationmensuelle alimentant une Caisse de Solidarité.

Très libertaires, les dockers refusaient toute autoritésauf la leur, c’est-à-dire celle de leur syndicat, héritierde l’anarcho-syndicalisme. Il est également vrai qu’ilsétaient les seuls à ne pas connaître leurs employeurspuisque l’embauche se faisait quotidiennement parl’intermédiaire d’un organisme paritaire, le BureauCentral de la Main d’Œuvre2. Ce refus de tout pouvoirs’exerçant sur eux, que ce soit celui des patrons oucelui de l’État, se manifestait également dans ledomaine de la médecine du travail. Longtemps per-çue comme un instrument de contrôle, elle n’a étéacceptée et mise en place qu’à la fin des années 1960– mais les dockers avaient imposé et obtenu qu’elle nefût pas obligatoire.

Aujourd’hui, les dockers les plus âgés reconnaissentvolontiers l’importance de la consommation d’alcoolavant la deuxième guerre mondiale, car elle étaitinévitable et obligatoire. Ils avaient d’autant moins lechoix (l’eau était exclue, personne n’aurait songé à enconsommer) que les conditions et la nature du travailnécessitaient d’importantes absorptions pour «tenirle coup» : «l’alcool était la vie qu’on leur refusait», les

qualifiés d’alcooliques ou de victimes de l’alcoolisme,leur propre parole pour comprendre la significationsociale de leurs comportements.

Il est vrai que l’alcoolisation comme moyen de com-munication était affichée voire revendiquée avec pro-vocation par les intéressés, qui comprenaient mal ceque les buveurs d’eau avaient à cacher. A l’exception,éventuellement, de certains des leurs qui avaientacquis le droit de ne boire que de l’eau : «avec tout cequ’ils ont bu dans le passé», ils ont prouvé qu’ils par-lent la même langue, celle des dockers, dont lesmodes de vie et l’organisation du travail sont fondéessur l’entraide et la solidarité, sur la vie collective per-manente sans rupture entre les lieux de travail et derésidence.

L’alcoolisation peut alors être analysée comme leciment de la cohésion de la communauté, de son affir-mation : c’est un moyen de vivre collectivement etd’afficher son identité sociale selon des codes et desrituels constamment contrôlés par le groupe auquelon appartenait par filiation, de père en fils. Au risqued’être caricatural, on pourrait avancer que l’alcool estce qui lie le docker à ses camarades, qu’il n’est sansdoute qu’un des éléments de la solidarité, mais non lemoindre.

Cependant, avant d’aller plus avant, il faut rappelerce qu’étaient alors l’organisation du travail et doncles manières de vivre des dockers. Affectés au charge-ment et au déchargement des navires, chacun d’euxest le maillon d’une équipe, une «bordée», toujoursassociée à une autre : l’une sur le quai, l’autre sur lebateau, les deux équipes constituent une «main». Le

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2 Depuis la réforme de leur statut spécifique, en 1992, les dockers français sont désormais des salariés de «droit commun».

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cafés les seuls lieux où il faisait bon s’abriter et seretrouver… C’était plutôt une sorte d’admiration quiprédominait pour ceux qui consommaient joyeuse-ment des quantités considérables, de mémorablescuites prenant des allures d’exploits chargés de virili-té et de santé.

Selon les uns, les pénuries et les restrictions de laguerre imposèrent une prodigieuse cure de désintoxi-cation forcée. D’autres y voient au contraire la confir-mation de leur propos car de nombreux dockers mou-rurent, non de ce sevrage obligatoire mais des consé-quences des privations. Ces paroles disent toute lavaleur bienfaitrice attribuée aux alcools distillés quientretenaient le corps au travail : privés de cordial,des dockers sont morts – preuve négative qu’il leurétait d’autant plus vital de boire qu’aucune eau miné-rale n’était alors en vente en épicerie mais seulementdans les pharmacies, réservée aux malades.

Dans les années 1950 plus encore que maintenant,boire de l’alcool leur faisait d’autant moins peur qu’ilsétaient «des hommes, non des fillettes» et que, demémoire de docker, on n’en avait jamais vu un seulboire de l’eau. La paie hebdomadaire n’était pasl’unique occasion de fréquenter les cafés : au contrai-re, la journée en était ponctuée du fait même de l’or-ganisation du rythme des équipes. Depuis 1900, ladurée quotidienne de travail est de huit heures endeux vacations, le matin et l’après-midi, plus un«shift» de nuit. Chaque vacation est coupée de pausespour le repos et le «casse-croûte» (le «pain de 10» àdix heures ou le «pain de 4» à seize heures) qui nepeuvent se tenir que dans les débits. Non seulement

parce qu’il n’y a aucun abri possible mais aussi, et sur-tout, parce que ce sont des lieux de convivialité oùl’on rencontre les autres équipes, où s’échangent lesinformations, où s’affirme rituellement, au gré destournées, l’appartenance à la corporation virile et fra-ternelle.

À chacun des moments de repos correspond un caféspécifique, un rade ou une chapelle, jalonnant unimmuable parcours quotidien propre à chaque bor-dée… Et ceci jusqu’à la dernière halte de la journéequi assure la transition avant de rentrer chez soi.Chacun de ces moments est l’occasion de tournées,parfois de quasi «potlatchs»3, réaffirmant constam-ment l’égalité de tous et l’échange qui les unit. S’endémarquer est impossible, que ce soit en buvant del’eau ou en buvant «mal», car ce serait se marginali-ser, s’exclure du groupe, et donc ne plus pouvoir êtredocker. À l’exception, souvent, de la patronne respec-tée qui régente d’une main ferme son monde de doc-kers, aucune femme ne pénètre dans ces lieux, oùtout commence pour le nouveau docker par une pre-mière «cuite» qui l’intronise dans son nouveau statutde membre d’une communauté masculine, ayant sescodes et ses rituels propres que cimente l’alcool.

L’initié renonce à la consommation exclusive de laboisson (le cidre) du foyer familial et absorbe desalcools forts, avec les hommes : désormais il en est un,ayant rompu avec la famille, univers féminin. À l’ave-nir, parlant le même langage, il boira avec les autresdockers et pratiquera par exemple la «pipe». La pipeest un véritable symbole de l’organisation collectivedes manières de boire des dockers, au point qu’un de

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3 Le potlatch est un échange rituel de dons et contre dons où chacun, pour affirmer sa puissance, offre davantage que ce qu’il alui-même reçu.

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dans une intention préventive ou curative – pour lut-ter contre les vers – et non par amoralisme commel’affirmaient souvent les hygiénistes de l’époque. Àces causes s’ajoutait encore le contexte de l’époque,très étudié par les historiens : la conjonction de lahausse massive de la production d’alcools industriels,de leur distribution dans tout le pays à un prix devente de plus en plus bas, avec le développement duprolétariat.

Les vaines tentatives des sociétés de tempérance nepurent résister à l’ampleur de cette tendance : déjàaux environs de 1900, la Ligue Nationale contrel’Alcoolisme avait installé trois cafés «antialcooliques»près des bassins, des «cafés sans goutte» selon lesdébardeurs4 : ils durent fermer. Et les roulottes qui cir-culaient sur les quais en ne proposant que des bois-sons sans alcool eurent si peu de succès qu’elles furentobligées de servir du vin… avant de fermer à leurtour. Tandis que, dans les débits de boisson du port,les carabots5 consommaient quasi exclusivement desalcools forts. Par exemple, le «p’tit sou», mélange decafé et de mauvais alcool qui ne coûtait qu’un sou,était très populaire.

Mais, incontestablement, l’une des principales causesde l’alcoolisation fut le mode de paiement, au moyende jetons échangés auprès de certains tenanciers duport, qui imposaient des consommations pour unminimum de 10 % : les dockers n’avaient pas le choixde l’abstinence, ils devaient obligatoirement boirepour percevoir leur paie. Bien que ce système fûtdénoncé dès 1876 par Charles Noiret, qui rédigea unProjet de Syndicat et de Caisse d’échange pour les

leurs cafés préférés en porta longtemps le nom. Letravail des bordées étant collectif, l’équipe désignait àtour de rôle l’un des siens pour aller au bistrot pen-dant que les autres effectuaient, à charge derevanche, sa part de travail. Une autre de ces pra-tiques de groupe est la traditionnelle «couronne» :toute la bordée se cotise pour l’achat de bouteillesbues durant la vacation. Toujours dehors, souventsous la pluie violente ou dans le vent, dans la pous-sière, il leur fallait se reconstituer, réchauffer leurcorps, leur seul instrument de travail, et se donner lecourage de l’effort. Ainsi se passaient les journées surle port, de sept heures du matin à sept heures du soir :fondées sur les principes de l’échange, les manièresconstamment solidaires de travailler, de vivre et deboire formaient un tout.

Il faut cependant insister sur l’ancrage, tant histo-rique que régional, de tels comportements, pour nepas stigmatiser la corporation des dockers. Jusquedans les années 1930, Le Havre fut la première ville deFrance pour la consommation, la morbidité et morta-lité alcooliques. Les raisons sont à chercher dans unensemble de causes difficilement isolables les unesdes autres – certaines ayant partiellement perduré,comme la distinction établie entre ce que l’on appe-lait les boissons hygiéniques (le cidre, la bière et le vin,perçus comme non alcooliques) et l’alcool (c’est-à-direles alcools distillés) : dès l’enfance, les dockers, commetous les ouvriers et bien d’autres, ne buvaient que dela boisson avant d’accéder, devenus adultes, à l’alcoolsur les quais, pendant et hors du travail. Très couram-ment, également, les mères de Normandie versaientun peu de calvados dans le biberon des nourrissons,

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4 Expression désignant les dockers.5 Appellation locale pour docker.

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Ouvriers du Port et l’Amélioration morale dans notrepopulation, qu’une grève exigeant sa suppression sedéroulât en 1892, et qu’un vote de la Chambre desDéputés le condamnât en 1894, il fut maintenu jus-qu’en 1925 – les entrepreneurs de main-d’œuvre l’es-timant pratique et économique… Et, pendant unetrentaine d’années encore, l’habitude de payer lesdockers dans les bistrots du port se perpétua.

Boire de l’alcool n’était donc rien d’autre que seconformer à ce qui avait toujours été de mise dans lemilieu : c’était se comporter comme les pairs, commeles aînés en avaient transmis la coutume. C’étaitsigner son appartenance à la société publique deshommes travaillant et vivant dans l’espace ouvert du port, s’opposant à l’univers féminin de l’espaceprivé, familial, où n’étaient consommées que desboissons hygiéniques, où l’argent était compté, épar-gné, alors que sur les quais et dans les rades il étaitdépensé au gré des tournées, parfois avec une osten-tation démesurée. Pour autant que ces tournéesétaient des rituels, leurs principes devaient être res-pectés sous peine d’exclusion. Mais cela signifiait également que ces consommations collectives, au vuet au su de tous, étaient contrôlées par le groupe quicanalisait les débordements éventuels et leurs consé-quences.

On peut considérer ces pratiques comme autant deprétextes, pour le docker, à s’affirmer autonome,libre, face aux impératifs de productivité des transi-taires. L’alcoolisation était également un moyen derésister aux exigences des négociants, des bourgeois,en leur imposant sa propre existence, ses manières devivre ne devant qu’à lui-même. Il s’agissait d’utiliser

l’alcool pour ses virtualités créatives, d’échanges deréférences communes, de partage d’une vie égalitairesans sexe ni chef. Toutes possibilités qui supportaientmal la présence de ces figures de l’anormalitéqu’étaient le buveur d’eau, l’abstinent, ou l’ivrogne,le picton6 : celui qui buvait mal, qui refusait le parta-ge, ayant rompu avec le principe de l’échange dans lacommunauté, pour qui l’alcool n’était plus un moyenmais une fin individuelle.

Toutefois l’ivrogne n’était pas un alcoolique, mot quin’avait aucune signification pour les dockers, quin’établissaient aucun lien entre l’éthanol et d’éven-tuels troubles éprouvés : boire ne saurait être unemaladie puisqu’il ne s’agissait de rien d’autre que dese conformer à ce qui s’était toujours pratiqué avec,en plus, l’occasion et la possibilité de «bien vivre.» Simalaise il y avait lorsque l’alcool-moyen était respec-té dans ses principes d’échanges, ce n’aurait pu êtrede l’alcoolisme : les manières de boire des dockersétant des manières de vivre, elles ne pouvaient êtreperçues comme symptôme d’un mal.

Au contraire, ce qui était parfaitement bien compris,c’était ce que leur consommation ostentatoire dansles lieux d’une sociabilité ouvrière portuaire pouvaitavoir d’insupportable pour les bourgeois qui, dénon-çant leur alcoolisme, voulaient en fait leur imposerune autre vie qu’ils refusaient. Nous rejoignons à nou-veau la fonction sociale de l’alcoolisation, l’affirma-tion sociale d’une identité : «Vous ne comprendrezjamais les racines de l’alcoolisme ; nous ne sommespas du même monde, nous n’avons pas les mêmesmots. Nous, les pauvres, on n’existe pas, on n’est rien,et c’est pour être quelque chose que l’on boit.»

BRUXELLES SANTÉ - Abus d’alcool : prévenir sans stigmatiser

6 Même origine étymologique que piquette et picter (boire).

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menacé de mort. Ce qui va l’amener à réagir pour sepréserver.

Ce sera en 1963 la création d’un Comité «antialcoo-lique», ainsi qualifié après coup, expression d’unevolonté de survie collective de la communauté inven-tant sa manière spécifique d’identifier le mal, de lenommer et d’y remédier. Par la singularité de leurparcours, les fondateurs, et spécifiquement l’und’eux, sont arrivés à se reconnaître alcooliques et à enguérir. Ils reconnaissent ce mal chez certains de leursproches et agissent pour les traiter, empruntant au«langage des bourgeois» et au savoir des «grandsprofesseurs» les notions d’alcoolisme et d’alcooliques– mais en les adaptant à leurs propres nécessités.

C’est cette démarche que Lucien7, principal animateurdu Comité, nomma sa méthode, c’est-à-dire sa maniè-re de s’approprier les mots et les savoirs pour construi-re son langage, porteur de l’émancipation des domi-nés, ceux qui boivent car ils n’existent pas sociale-ment, ne sont pas reconnus : alors, dans l’instant duboire collectif et ritualisé, contrôlé par le groupe, ilsinstaurent une communauté fraternelle, sans chef,dans l’illusion de la maîtrise du monde. Toutefois,dans cette utopie, les mots sont bridés, sans avenir niprise, sinon celle de la fiction, sur la réalité sociale.C’est pour parler que Lucien arrêta de boire, son cha-risme trouvant alors l’occasion de se déployer sansentrave ; pour être sujet de sa vie, de sa parole, et nonplus possédé sous l’emprise de l’alcool.

Lucien a bu, beaucoup, parce qu’il était assoiffé desavoir, de connaissance et de reconnaissance sociale,

L’alcool codifié, contrôlé, renvoie davantage à lavolonté de vivre des dockers qu’à leur mort.

Par contre, le picton était inacceptable pour sa com-munauté qui le considérait non comme un malade,mais comme un déviant, un vicieux, marginal chez lesmarginaux, sans autre issue possible que la mort dansla solitude, rejeté de tous. En ne se satisfaisant plusdes codes collectifs de la consommation d’alcool-moyen, devant boire impérativement de plus en plus,n’importe quand, n’importe comment, il rompait avecles règles de comportement de son entourage, qui lui-même l’excluait. Socialement il n’était plus rien : samort sociale précédait sa mort physique.

En fait, jusqu’au début des années 1960, ces cas extrê-mes sont peu nombreux. Cependant, il y a une qua-rantaine d’années, le nombre de déviants va rapide-ment augmenter, tandis que des mutations affectentla communauté dans l’organisation du travail commedans l’habitat. Ainsi, le développement du condition-nement des marchandises en containers s’impose etinduit un mode de travail plus individualisé et plustechnique : c’est notamment la conduite d’engins demanutention qui se généralise au détriment du tra-vail de force collectif, exigeant une vigilance constan-te peu compatible avec une alcoolisation.

Probablement ne consomma-t-on pas davantage d’al-cool, mais on le consomma autrement, de façon plussolitaire, avec un accroissement des effets nocifs, lacommunauté ne pouvant plus contenir les ivrognes.Le problème de l’alcoolisme est désormais posélorsque le groupe lui-même, dans son identité, est

BRUXELLES SANTÉ - Abus d’alcool : prévenir sans stigmatiser

7 Pseudonyme que j’avais attribué, avec son accord, au principal fondateur et animateur du Comité. Par le film de MartineJouando, Docker. André après la tourmente… (16 mm, 47 mn, IMA Productions, Paris, 1992), il retrouvera sa véritable identité :André Minck.

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parce qu’il n’était rien ; au seuil de la mort, il a com-pris que cette quête était vouée à l’échec. Alors, dansla pratique, il a inventé la «méthode», parole émanci-patrice et thérapeutique au service de ses pairs.Durant les années du Comité, Lucien a pratiqué laméthode, qu’il formalisera par la suite, c’est-à-dire laguérison du mal boire en renouant le lien socialrompu grâce à l’échange de la parole, thérapeutiqueparce qu’égalitaire.

Pour Lucien, l’alcoolisme n’est pas une maladie et, enfait, l’alcoolique est celui qui rejette les autres. Le seulthérapeute reconnu est un semblable, un dockerayant lui-même fait l’expérience et l’ayant surmon-tée. Le comité a existé pendant dix-sept ans. Il agissaitcontre l’excès plus que contre l’alcoolisme («l’eaupour la soif, le vin après pour le plaisir»), il visait lemal boire, l’ivrogne, le picton. Ce comité s’adressaitau déviant en lui proposant de guérir de son mal parle rétablissement de liens sociaux avec la communau-té. Cependant, cette nouvelle alliance suppose quel’ivrogne se reconnaisse alcoolique : il n’entendra et

ne comprendra le diagnostic, il ne l’acceptera quelorsqu’il sera aux limites de la mort et s’il émane d’unpair, d’un docker abstinent parlant la même langue etpartageant la même vie, c’est-à-dire tirant sa connais-sance et son pouvoir de thérapeute de sa propreexpérience d’alcoolique et de sa proximité sociale, deson appartenance à la corporation.

Ce processus, que j’ai appelé annonciation, en réfé-rence aux travaux de Jeanne Favret-Saada8, transfor-me l’expérience individuelle en expérience collectiveen proposant le sens du mal et le moyen social de remédier à celui-ci, en assurant le passage du viceà la maladie, de l’exclusion à la guérison par la réin-tégration dans la communauté, fût-ce sur un modemarginal.

Jean-Pierre Castelain est anthropologue et membre associé du CETSAH

(Centre d’Etudes Transdisciplinaires SociologieAnthropologie Histoire)

BRUXELLES SANTÉ - Abus d’alcool : prévenir sans stigmatiser

8 Cf. Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Gallimard, 1978.

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Ce que je reproche à l’égalité, ce n’est pas d’entraîner les hommes à la poursuite des jouissances défendues ; c’est de les absorber entièrement dans la recherche des jouissances permises.(Alexis de Tocqueville1)

Comme d’autres consommations, celles qui concer-nent les produits psychotropes sont largement régiespar trois facteurs. Il convient, bien entendu, que detels produits soient disponibles et donc qu’il y ait unmarché organisant leur offre (marché clandestin pourl’héroïne ou le cannabis par exemple ; marché régle-menté comme dans le cas de l’alcool ou du tabac ;marché monopole pour les molécules délivrées par lesmédecins et les pharmaciens). Deuxième facteur : l’ac-cessibilité financière de ces produits se doit d’êtreassurée par l’existence de prix jugés corrects par lesconsommateurs potentiels. Et enfin, du côté de lademande cette fois, les consommateurs doivent avoirà l’esprit l’une ou l’autre «bonne raison» de recourir àces produits ou – ce qui revient quelque peu au même– l’une ou l’autre «bonne raison» de ne pas renoncerà leurs éventuelles acquisitions.

Les lignes qui suivent sont consacrées au dernier deces trois facteurs : la demande de produits psycho-tropes ; elles s’organisent autour d’intuitions fortes.

Tout d’abord, je voudrais suggérer en quoi l’environ-nement sociétal s’est modifié tout au long des troisvoire des quatre décennies qui viennent des’écouler. Ces modifications sont à l’image de ten-dances lourdes ou de vecteurs de force qui ont menél’architectonique de nos sociétés, au départ d’unemise en forme encore largement de type disciplinairedans les années 1950-60, vers une mise en forme detype égalitaire dans les décennies qui suivent. Si, parailleurs, les consommateurs d’aujourd’hui dévelop-pent l’une ou l’autre «bonne raison» de consommerdes produits psychotropes, on peut raisonnablementfaire l’hypothèse que le sens de l’argumentationconstruite pour rendre compte du caractère légitimede leurs conduites, aux yeux des autres individus ainsiqu’à leurs propres yeux, s’enracine dans ces tendanceslourdes et s’en nourrit. Seconde intuition et hypothè-se de travail.

1. D’un modèle «disciplinaire» à unmodèle «égalitaire»Au sortir des années 1950-60, deux grands leviers derégulation collective des comportements individuelsétaient à disposition : le levier de la prohibition, celuide l’interdit et de l’intervention pénale, d’une part ;et, d’autre part, celui de la réhabilitation d’un état denormalité, entre autres par l’action de l’institution

Guérir... Punir... Veiller sur...Guérir... Punir... Veiller sur...Vers une société de la surveillance des risques ?

Claude Macquet

1 De la démocratie en Amérique, t. 2, in Manent, P. (1982 : 84), Tocqueville et la nature de la démocratie, Paris : CommentaireJulliard.

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construction sociale de ces pratiques – par des expres-sions telles que «réduction des méfaits» ou «réduc-tion des risques de santé» du côté des acteurs sani-taires ; et «gestion des risques» ou «gestion des nui-sances» du côté de ceux et celles qui évoluent enmarge des dispositifs répressifs4. Et ce qui ne devraitpas manquer d’être au centre des observationsfutures, c’est comment ce jeu à trois leviers donneralieu à des alliances de deux acteurs face au troisième,et aussi à quelles alliances il donnera lieu.5

Cela étant, et pour terminer cette introduction,quelques précautions sont à formuler. Tout d’abord, ilne fait guère de doute que les tendances lourdes quivont être mentionnées ci-après ne sont pas toutesprésentes, ni toutes présentes avec une même intensi-té dans tous les contextes sociétaux des sociétésmodernes. Il faudrait formuler des nuances et des dif-férenciations, mais elles sont trop longues à présenterdans le cadre de cette communication.

Deuxièmement, on gardera à l’esprit que ces ten-dances sont à l’image de conjectures : l’avenir de nossociétés n’est aucunement déterminé et des inflexionsde tendance ne sont pas à exclure. Aussi l’objectif decette communication sera-t-il de mettre ces tendancesen évidence de façon à ce que les acteurs concernéspuissent y réfléchir, en discuter. Cet effet escompté de«réflexivité» pourrait d’ailleurs entrer également enligne de compte dans le devenir de ces tendances.

médicale. L’expression «punir ou guérir» synthétisaitplutôt bien cette dualité (sans évoquer les avatars deleurs chassés-croisés éventuels2). L’hypothèse de tra-vail est ici que l’organisation dynamique du tandemrépression-réhabilitation s’est transformée au fil dutemps en un jeu à trois leviers : «guérir», «punir» et«prendre soin de».

Globalement, sous l’influence des mêmes tendanceslourdes que celles qui s’exercent sur la construction dela demande individuelle de psychotropes, on voitpoindre de nos jours les prémisses d’une troisièmefaçon de réguler les comportements. Dans le champmédical, par exemple, les dispositifs mis en œuvre secomplexifient et, à l’objectif de guérison, d’abstinen-ce (to cure), s’adjoint celui de «prendre soin duconsommateur» (to care). Du côté de l’autre levier, lastratégie d’affliction se complexifie elle aussi, dans lamesure où des pratiques de surveillance – au doublesens de «veiller sur», de «prendre soin de», mais ausside «piloter» – des comportements individuels faisantcourir des risques aux autres individus se mettent enplace sous nos yeux3.

Guérir/punir... et prendre soin

Il y aurait donc là à observer un troisième appareilla-ge de régulation sociale, qui est déjà qualifié de nosjours – et, notons-le bien, ces dénominations nousrenseignent par elles-mêmes sur la véracité de la

2 Conrad, P., Schneider, J.W. (1992), Deviance and medicalization. From badness to sickness, Philadelphia : Temple University Press.3 Nolan, J. (1998), The Therapeutic State. Justifying Government at Century’s End, New-York : New-York University Press.4 Memmi, D. (2003), Faire vivre et laisser mourir, Paris : Editions la Découverte ; Carrier, N., Quirion, B. (2003); Les logiques de contrôle de l’usage des drogues illicites : la réduction des méfaits et l’efficience du language de la périllisation, Montréal : © Drogues, santé et société, vol. 2, n° 1, http://www.drogues-sante-societe.ca 5 Macquet, C. (2003), L’échange social et la régulation des déviances à l’aube de la (possible) postmodernité, in Kaminski, D. (dir.),L’Usage pénal des drogues, Bruxelles : De Boeck.

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Ensuite, chacune de celles-ci, considérée isolément,n’a sans doute pas la force suffisante pour faire cava-lier seul. Il faudra cependant être attentif aux éven-tuels renforcements de ces tendances les unes parrapport aux autres. Cet hypothétique effet de struc-ture entre celles-ci est crucial dans le changement dessociétés.

Enfin, par souci de me faire comprendre, j’ai postuléque cet effet de structure est bien réel. Ce postulat estun parti pris de ma part, qui a comme conséquence dedonner de la cohérence au texte (du moins, je l’espè-re), mais il se peut aussi que ce choix soit partielle-ment une méprise de la réalité. Aux lecteurs d’êtrejuges en cette affaire. Toujours est-il – dernièreremarque – que j’ai opté pour cette façon de faireparce que les tendances retenues s’observent dansune large diversité de pratiques collectives et pas seu-lement dans le domaine de la consommation des pro-duits psychotropes ; cette «transversalité» est en soiun indice du caractère plausible de l’effet de structu-re supposé vrai.

Evoquer, comme je l’ai fait plus haut, l’état de nossociétés dans les années 1950-60 par le qualificatif de«disciplinaire» mérite quelques explications. Pour cefaire, je reprendrai des données à propos de laconsommation de boissons alcoolisées. Ces donnéessont issues de l’épidémiologie ; elles sont largementconstruites au départ des travaux de S. Lederman6 et

elles ont été d’une certaine manière le témoin – pourne pas dire à l’origine – de la construction des poli-tiques publiques dans ces années-là.

Les trois graphiques ci-après représentent la distribu-tion statistique de la population des consommateursd’alcool selon trois niveaux théoriques de consomma-tion moyenne d’alcool pur par an et par habitant-consommateur : 5 litres, 15 litres et 25 litres.

Graphique 1Distribution de la fréquence de la consommation quotidienned’alcool au sein d’une population où la consommation annuellemoyenne est de 5 litres d’alcool absolu par personne.

% d

e co

nso

mm

ateu

rs

Alcool absolu consommé par jour (en cl)

6 Bell, R.G. (1979 : 18), Quelques définitions et paramètres en toxicomanie, Connaissances de base en matière de drogue, t. 6,Ottawa : © Ministre des Approvisionnements et Services Canada.

80

20

10

0 5 10 15 20

2%

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On constate en premier lieu que ces trois distributionssont unimodales, c’est-à-dire que l’on observe un seulpic autour duquel les consommateurs se distribuent.A contrario, ces distributions ne sont pas bimodales.Cela pourrait être une lapalissade, mais c’est tout demême utile pour bien saisir ceci : dans les trois cas,une majorité d’individus a une consommation d’al-cool non préjudiciable pour la santé, mais la minoritédes consommateurs qui connaîtra des difficultés –ceux et celles qui sont au-delà du seuil de 10 cl d’al-cool pur consommés par jour, soit grosso modo uneconsommation de 6-7 verres – est «à l’image» de lamajorité. Les uns et les autres sont en quelque sortedes cousins germains, et la seule façon de singulariserla minorité en regard de la majorité est de prendre encompte l’ampleur des consommations quotidiennesde la minorité.

Autre façon de dire les choses : il est possible que lesconsommateurs excessifs d’alcool – ceux et celles quise situent à droite des courbes et au-delà du seuil de10 cl par jour – présentent, chacun pris isolément, desdifficultés personnelles, familiales, sociales, psychia-triques voire même génétiques. Mais, collectivement,il n’est guère nécessaire d’invoquer de tels facteurs defragilisation pour expliquer l’amplitude de la propor-tion des individus qui, parmi l’ensemble des consom-mateurs, souffriront de leurs consommations. En pre-mière perspective, le regard épidémiologique (le col-lectif) l’emporte sans conteste sur une description cli-nique (l’individuel). Disons encore les choses autre-ment : rien, avec ces distributions, ne permet d’exclu-re l’hypothèse qu’il y ait des consommateurs fragilisésconsommant modérément voire même des individusfragiles mais abstinents.

Graphique 2Distribution de la fréquence de la consommation quotidienned’alcool au sein d’une population où la consommation annuellemoyenne est de 15 litres d’alcool absolu par personne.

% d

e co

nso

mm

ateu

rs

Alcool absolu consommé par jour (en cl)

Graphique 3Distribution de la fréquence de la consommation quotidienned’alcool au sein d’une population où la consommation annuellemoyenne est de 25 litres d’alcool absolu par personne.

% d

e co

nso

mm

ateu

rs

Alcool absolu consommé par jour (en cl)

30

20

10

0 5 10 15 20

9%

30

20

10

0 5 10 15 20

20%55%

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Deuxième constat : la proportion des consommateurspotentiellement en souffrance augmente (ou régres-se) en fonction de la progression (ou de la diminu-tion) de la consommation moyenne parmi l’ensembledes consommateurs : elle s’élève à 2% dans le casd’une consommation moyenne de 5 litres d’alcool purpar an, à 9% dans celui d’une consommation moyen-ne de 15 litres et à 20% dans celui d’une consomma-tion moyenne de 25 litres. Ces distributions sont diteslog-rythmiques, c’est-à-dire que le fait de «jouer» surla consommation moyenne exerce un puissant effetde levier sur la minorité : un gain (ou une perte) ducôté du comportement moyen entraîne un gain (ouune perte) démographique proportionnellement plusimportant(e) du côté de la minorité.

Solidarité et/ou fraternité ?

Enfin, il découle des deux premiers constats que cescourbes incarnent un lien de solidarité – et de frater-nité également – entre la majorité saine et la minori-té en souffrance ou potentiellement en souffrance :ce sont les attitudes de la majorité qui «dictent» l’am-pleur du problème alcool dans une société donnée. Sila solidarité entre la majorité des consommateurs sansproblèmes et la minorité des consommateurs avecproblèmes saute aux yeux à la lecture des courbes, laquestion de la fraternité, quant à elle, se pose en cestermes : il va être demandé à la majorité des consom-mateurs normaux (du moins est-ce là l’une desattentes des pouvoirs publics) de renoncer, ne serait-ce que partiellement, à ses habitudes de consomma-tion, et ce au bénéfice d’une minorité d’individus,souvent anonymes de surcroît.

Ces quelques commentaires devraient suffire pourbien faire comprendre, de manière fine, le caractère

«disciplinaire» des sociétés des années 1950-60. Quece soit par des contraintes externes (une perspectivede prohibition, par exemple, ou une perspective deréglementation de l’usage de l’alcool) ou encore pardes procédés de persuasion des individus aux fins del’exercice d’une auto-contrainte de leur part, ce quiest attendu est globalement un renoncement (relatifou complet) de la satisfaction de leurs désirs ou plusprécisément de leur autonomie, de leur marge demanœuvre et de leur liberté d’action. On remarqueraégalement trois autres choses.

Tout d’abord, l’expression de cette solidarité entre lamajorité des «normaux» et une minorité de«déviants» se manifeste dans de nombreux autrescomportements et pas exclusivement en matière deconsommation d’alcool.

Deuxièmement : il est souvent fait état de l’existenced’une «crise» de nos sociétés, et ce depuis les années1950-60 et surtout 1970. On peut se demander s’ils’agit là d’une véritable crise de solidarité – sommetoute, les transferts financiers de la majorité vers laminorité, afin de garantir des soins de santé, desprises en charge socio-économiques, etc., n’ont jamaisété aussi élevés que de nos jours, quand bien mêmed’aucuns souhaiteraient une augmentation desmoyens disponibles – ou s’il s’agit plutôt d’une crisede fraternité. Il est en effet plus confortable, pour lamajorité, de revendiquer un adoucissement ou unehumanisation des conditions de vie de la minorité, viale financement de dispositifs de prises en charge deleur état social ou sanitaire par exemple, que derenoncer en partie à son autonomie personnelle.Quoi qu’il en soit de l’issue de ce «pense-bête éthico-philosophique», les tendances lourdes qui sont signa-lées ci-après se montrent à voir, à mes yeux, à l’aune

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ce seraient les engins les plus vétustes, donc les moinsbien équipés et les moins chers, qui représenteraientles véritables risques. Mieux, ce seraient les conduc-teurs parcourant le plus grand nombre de kilomètrespar an qui auraient acquis les meilleures aptitudes àéviter les accidents, au contraire des conducteurs âgésde plus de 70 ans, par exemple.

Or on sait que, si l’on souhaite voir diminuer lenombre de tués et de blessés sur le réseau autorou-tier, c’est à une diminution de la vitesse de tous lesusagers de la route qu’il faudrait se résoudre. Mais,compte tenu que «l’herbe semble toujours plus vertedans le champ d’à côté», d’aucuns auront vite faitd’argumenter que la limite française de 130 km/hn’est pas plus sécuritaire que l’absence de limitationchez les Allemands... lesquels sont – bémol dans ledébat : tout le monde sait cela – plus auto-disciplinésque les autres Européens !

Sans anticiper sur la portée des autres tendancessignalées plus bas, on signalera déjà qu’une façon desortir du différend sera très probablement de doterles nouveaux véhicules de dispositifs techniques etélectroniques tels que le cruise control, l’orientationdes trajectoires des voitures sur le repérage des lignesblanches, le radar frontal permettant de repérer levéhicule qui précède par divers paramètres comme savitesse, l’«étrangleur de vitesse» piloté par télépho-nie. Tous dispositifs d’«aide à la navigation» qui, pournotre propos, se présentent en fait comme un mixtede contraintes externes et de contraintes internes, dediscipline imposée (comme dans le cas des moteursbridés pour ne pas dépasser des vitesses jugées exces-sives) et de discipline consentie (le cruise control sedésactive d’une simple coup sur la pédale des freins).Sans même devoir évoquer ici l’équipement du réseau

d’une crise de la fraternité dans un contexte d’ampli-fication de l’autonomie des sujets ; aux lecteurs, iciencore, d’être juges en la matière.

Enfin, si l’orientation disciplinaire des années 1950-60est globalement en régression, cela ne veut pas direque cette orientation ait disparu de nos horizonssociétaux, comme le montre la réglementation surl’usage du tabac dans les lieux publics par exemple. Lemodèle de la surveillance des risques (de santé pour leconsommateur) et des nuisances (le risque encourupar les «normaux» par les risques de santé pris par les«déviants») vient complexifier l’ensemble du disposi-tif de régulation plutôt que se substituer à l’un desdeux autres leviers de contrôle plus connus.

2. Huit tendances lourdes de la société contemporaine

Tendance 1 : L’idée que le destin – médical, socio-éco-nomique, etc. – d’une minorité dépend, entre autres, ducomportement et donc d’un renoncement de la part dela majorité n’est plus considérée de nos jours commetout à fait légitime.

Pour les pouvoirs publics, il devient de plus en plusardu d’utiliser le modèle disciplinaire comme tel(c’est-à-dire, ici, son volet de contrainte externe).C’est une évidence, quand bien même celui-ci estréactivé de temps à autre. L’exemple des limitationsde vitesse en matière de circulation routière est plutôtéclairant. Pendant longtemps, des argumentations sesont manifestées dans l’opinion publique afin de plai-der pour une levée des interdits : les voitures – surtoutde haute gamme – sont réputées de meilleure qualiténotamment en ce qui regarde les mécanismes desécurisation dite passive des automobiles. A l’inverse,

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en caméras vidéo, on perçoit bien que la solidarité desuns (les forts) à l’encontre des autres (les faibles) ne vaplus de soi et que c’est aussi par des outillages de sur-veillance, de «monitoring», de «pilotage» du compor-tement individuel qu’un aggiornamento se dessineentre la fraternité et l’autonomie de chacun.

Comment, enfin, ne pas remarquer que cet aggiorna-mento concerne également d’autres solidaritéscomme, par exemple, la solidarité entre les actifs, pro-fessionnellement parlant, et les inactifs de longuedurée ? Certes, les dispositifs techniques sur lesquelsune telle surveillance pourrait reposer ne sont pas demême nature qu’en matière de circulation automobi-le, mais comment ne pas voir que, dans la passationde «check lists d’employabilité» assistée par ordina-teur, une même logique est à l’œuvre ?

Tendance 2 : Nous acceptons de plus en plus difficile-ment l’idée que la population est une seule réalité, unseul phénomène. La représentation de la populationcomme une réalité «homogène» cède la place à celle desa «pluralisation» selon divers publics cibles, définis enfonction du genre, de l’âge, des styles de vie et de lasocialisation de chacun.

Cette seconde tendance était déjà latente dans l’ex-plicitation de la première, mais il convient de s’y attar-der. «En quoi la minorité ne serait-elle pas à l’imagede la majorité ?» : voilà la question récurrente que seposent non seulement l’opinion publique majoritairemais aussi les sciences humaines en général. Et cedepuis le développement quasi exponentiel de cesdisciplines après la seconde guerre mondiale. Ce ques-tionnement, est-il besoin de le dire, est une véritableaubaine pour la majorité : «si tel est bien le cas, alors,vraiment, les renoncements que l’on attendait de

nous sont illégitimes», dira l’opinion majoritaire. Lesexemples sont légion : il suffit de se mettre à l’écoutede ce qui se dit au quotidien dans les interactionsentre les personnes. «Le toxicomane avait des pro-blèmes personnels bien avant de consommer, et c’estpour régler ces problèmes qu’il consomme», dira leconsommateur occasionnel de cannabis qui n’a jamaisconnu de difficultés scolaires. «L’alcoolisme est forte-ment relié aux conditions de vie précaires et à l’exclu-sion sociale», pourra écrire de bonne foi un journalis-te, certes professionnellement stressé mais bien insé-ré dans des liens familiaux.

Le problème n’est pas de savoir si ces propositionssont vraies ou fausses, si elles ont ou non une valeurscientifique. Elles sont sans doute vraies – mais dansune perspective clinique, et si on considère chaque in-dividu comme un être singulier. Elles sont plutôt erro-nées, dépourvues de pertinence – pour tout dire «dé-placées» voire même obscènes (pour paraphraserJean Baudrillard) – lorsqu’elles sont transposées dansun espace qui n’est pas le leur, à savoir l’espace public,c’est-à-dire aussi l’espace du «grand public». Ces pro-positions sont parfaitement valides et utiles lors-qu’elles circulent dans l’espace (privé) de la clinique,c’est-à-dire lorsqu’elles aident à répondre à la ques-tion : «que faire avec tel ou tel individu qui va mal,compte tenu des conditionnements qui reposent surses épaules ?» Dans l’espace public, par contre, pourvraies qu’elles puissent être, ces propositions ne ser-vent littéralement à rien, si ce n’est peut-être à leverl’hypothèque qui pesait sur le caractère illégitime decertaines conduites. Au mieux, elles servent, dans lecas d’individus réputés normaux, à gommer le senti-ment subjectif d’avoir enfreint une contrainte externeet de devoir composer avec quelque chose de l’ordrede la culpabilité d’avoir posé un acte de ce genre. Au

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Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le déve-loppement continu et la marche en avant de laModernité aboutissent à l’occasion à des renverse-ments de perspective. Renversements qui autorisentcertains commentateurs à qualifier nos sociétés con-temporaines non plus de modernes mais de postmo-dernes ou encore d’hypermodernes. C’est par exemplele cas dans les analyses de Michel Freitag : si, dans laModernité – comme on vient de le voir avec les deuxpremières tendances –, la majorité peut tenter de sedistancier de ses minorités, on parlera de contextepostmoderne dès lors que les minorités elles-mêmesalimentent ces distanciations de leurs propres revendi-cations singulières. Ce qui se trame à l’arrière-plan deces revendications, c’est le passage d’une con-frontation «verticale» entre le poids numérique de lamajorité et celui de ses minorités – la majorité impo-sant dans ce cas son point de vue à ses minorités – àune juxtaposition «horizontale» d’affrontements plu-riels et circonstanciés, c’est-à-dire sans plus guère faireréférence à l’idée même de l’existence d’une majorité.C’est avec cette tendance à la pluralisation que l’avan-cée du modèle égalitaire prend toute sa mesure9.

Cette tendance, encore une fois, se manifeste dans unediversité de pratiques sociales et n’est pas l’apanage de

pire, elles minent la règle – tout aussi vraie sur le planscientifique – de l’agrégation des comportementsindividuels, agrégation donnant forme à un problèmede société. Elles grèvent l’idée même de lien socialentre «les normaux» et «les autres», avec lesquels onne s’identifie plus puisque «la science nous dit qu’ilssont différents».

Ce qui est ici en question, me semble-t-il, ce n’est pasl’existence de connaissances vraies ou fausses, maisbien le débordement des connaissances cliniques (pri-vées) dans l’espace public (au prix d’une dévalorisa-tion quelque peu hautaine des connaissances épidé-miologiques par certains cliniciens). Et ce déborde-ment renforce, autant qu’il en est à l’origine, la mon-tée en puissance de la thématique de l’autonomie del’individu et de sa liberté de choix7.

Tendance 3 : La «société politique» est devenueune «société sociale», écrit Michel Freitag8. C’est-à-direque la majorité ne peut plus avoir raison contre sesminorités et leurs revendications de reconnaissance entermes de droits sociaux ou psychosociaux, voire mêmede droits civils. Les luttes politiques d’hier contre les dis-criminations se sont transformées en luttes pour l’affir-mation de «sa» différence.

7 Cerise sur le gâteau de ce débordement obscène – dans le sens que Baudrillard confère à ce terme – de connaissances cliniquesdans l’espace public, cette phrase (citée approximativement) d’un médecin, psychiatre clinicien, sur un plateau de télévision : «Lecannabis est moins grave que le tabac et, pour cette raison, il ne sert à rien de plaider en sa défaveur. Par contre, chaque consom-mateur de cannabis devrait consulter un médecin dès qu’un problème apparaît» (je me souviens très bien de l’usage du verbedevoir). Non seulement, dans l’espace public, des connaissances cliniques viennent trancher dans le débat public mais, qui plusest, ces connaissances sont utilisées contre les liens sociaux les plus élémentaires : pourquoi un médecin et pas un parent, parexemple ? Parce que celui-ci lui déconseillerait de consommer du cannabis ? J’assume bien entendu seul la responsabilité de ce«coup de gueule» indigné, sans espérer d’être suivi par le lecteur. Mais faut-il accréditer cette idée – à portée normative, notons-le bien – que recourir à l’avis d’un médecin est de l’ordre du «normal» plutôt que de l’«exceptionnel» ? 8 Freitag, M. (2002), L’Oubli de la société. Pour une théorie critique de la postmodernité, Rennes : Presses Universitaires de Rennes.9 Schnapper, D. (2002), La Démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine, Paris : Gallimard.

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la consommation de produits psychotropes. Cela seconstate par exemple avec la montée en légitimité desdroits de l’enfant ; avec les affirmative actions au béné-fice de tel ou tel sous-ensemble socio-culturel dans lapopulation ; avec la revendication du droit au mariagede personnes de même sexe puis, éventuellement, larevendication de leur droit à la parentalité ; avec laprocéduralisation des recours administratifs à la dispo-sition des étudiants contre une décision de leurs pro-fesseurs ; avec la «découverte» de droits des animaux ;et ainsi de suite. Cette tendance est tout à la fois letémoin de la véracité d’un mouvement d’égalisationqui se déploie dans nos sociétés, d’une part, et l’un deses puissants adjuvants, d’autre part.

Faut-il se plaindre de la «perte d’autorité» que cemouvement charrie avec lui d’une manière plutôt évi-dente ? Convient-il au contraire de se réjouir de cesavancées vers une plus grande «égalisation des condi-tions», comme disait Alexis de Tocqueville peu avantles années 184010 en observant la démocratie nord-américaine ? La réponse à ces deux questions est sansdoute «oui», dans la mesure où les faits de sociétésont foncièrement ambivalents. Mais, tout en sachantqu’un retour en arrière n’est guère plausible etqu’une fuite en avant n’est pas vraiment souhaitable,la question qui se pose est sans doute aussi d’un troi-sième ordre, et sa formulation demande de com-prendre les effets de ce mouvement.

Pour dire les choses autrement, il n’est pas certainqu’un tel contexte sociétal soit déforcé dans ses capaci-tés de régulation des comportements individuels par undéficit d’autorité. Ce qui est en question serait plutôt lepassage d’un type d’autorité – hiérarchique – vers un

autre qu’il nous est pour l’heure difficile de qualifierfinement. De manière symétrique, il n’est pas certainnon plus que les revendications de singularités corres-pondent à l’équivalent d’un débordement des sub-jectivités que certains n’hésitent guère à qualifier denarcissique. Ce qui est en question, par contre, c’est lacapacité de chacun, par ses choix de vie qui le singula-risent, de devenir sa propre autorité, d’exercer un auto-contrôle sur soi – mais tout cela sous quelle forme ?

Pour aller vite (malheureusement peut-être) à l’essen-tiel de notre propos, il me semble qu’il serait oppor-tun de considérer deux facettes de cette troisièmetendance. Tout d’abord, le passage d’une «verticalité»vers une «horizontalité» dans la question de l’autori-té – le passage d’un mode hiérarchique d’exercice del’autorité vers un mode dialogique de la négociationdes revendications – est le puissant générateur d’unmouvement de pacification des mœurs. En ce sensque le potentiel de violence contenu dans le principehiérarchique – que ce soit sous la forme de jacqueriesdiverses, de chahuts dans une classe d’école, de trans-gressions dans le domaine de la sexualité, ou encore,de manière introjetée, sous la forme de «défonces»,etc. – régresse. Par contre – seconde facette – laconflictualité, d’une manière générale, augmente : lesindividus sont, par la force de cette tendance, captéspar des différends, par des débats, bref par des négo-ciations sans fin.

A l’issue de cette valse à deux temps, deux constatspeuvent également être posés. S’agissant des com-portements minoritaires (qui le resteront sans doutedemain), on constate une banalisation de leur valeuren termes de normalité ou d’anormalité ; on le voit

10 Bellah, R.N. (1992), The Good Society, New-York : Vintage Books.

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tances et tout particulièrement dans les pratiques desocialisation des individus, dans l’institution scolairepar exemple13. Considérées comme des valeurs, l’auto-nomie individuelle et la réalisation de soi étaient bienentendu présentes dans le cadre des institutions de laModernité, puisqu’elles en étaient l’horizon de lamarche en avant, que ce soit par la lutte contre l’alié-nation et pour l’émancipation des individus, ou enco-re par l’accroissement des technologies matérielles etsociales incarnant l’idée du progrès collectif. Mais uncoup d’accélérateur s’est produit. Certes le consumé-risme ambiant tend à faire croire que ces valeurs peu-vent être atteintes par des actes de consommationplutôt que par des actes de production, par desœuvres personnelles. Mais il y a plus que cela danscette tendance.

Dans un régime social d’égalité des conditions, l’indi-vidu est bien moins amené à se plier à des contraintesexternes et au rythme des temps sociaux qui le rap-prochent de ces valeurs, qu’à internaliser la contrain-te de construire des choix personnels. Il lui est deman-dé de s’engager, d’opter pour telle orientation plutôtque telle autre, pour telle filière plutôt qu’une autre,pour tel style de vie plutôt qu’un autre. Au point que,dans le domaine de l’accompagnement des jeuneschômeurs, par exemple, cette attente de la formula-tion d’un projet d’autonomie oblitère parfois larecherche toute factuelle d’un employeur potentiel.Dérive du libéralisme économique ambiant ? Sansguère de doute, mais ne s’agit-il que de cela ?

manifestement avec la pluralisation des formes del’activité sexuelle, par exemple11. S’agissant des moda-lités de régulation de ces comportements et de l’inté-riorisation des capacités de contrôle de chacun (selonmoi, le passage d’un individu anciennement «narcis-sique» vers un individu plutôt «obsessionnel compul-sif»), on constate une prolifération de guidelines, deguides pratiques favorisant la réflexivité12 : «commentêtre obèse et ne pas en avoir honte ?», «comment sepréparer à l’éventualité d’une séparation tout en sesentant bien dans son couple actuel ?», «commentconsommer de l’ecstasy pour la première fois en mini-misant les dégâts ?», «comment devenir échangistesans être jaloux ?»... Toutes ces phrases pourraientêtre, aujourd’hui déjà, des titres de livres à succès oude pages parcourues sur Internet. Il demeure que cette «permissivité» – qu’il convien-drait de qualifier précisément et en se méfiant des cli-chés les plus éculés – est potentiellement un dissol-vant des liens sociaux. Cela semble aller de soi.

Tendance 4 : Nous connaissons de nos jours une«contraction du temps vécu». Certaines valeurs d’hier,telles que l’autonomie de l’individu ou la réalisation desoi au travers d’un projet de vie, se doivent d’être réali-sées tout de suite. Ces valeurs à réaliser demain sontdevenues des normes que l’on met à l’épreuve aujour-d’hui.

Pour abstraite qu’elle soit au travers de sa formula-tion, cette tendance se constate dans maintes circons-

11 Poutrain, V. (2003), Sexe et pouvoir, Paris : Belin.12 Giddens, A. (1991), Modernity and the Self-Identity. Self and Society in the Late Modern Age, Stanford : Stanford UniversityPress.13 Dubet, F. (1996), L’exclusion scolaire : quelles solutions ?, in Paugam, S. (dir.), L’Exclusion. L’état des savoirs, Paris : Editions dela Découverte.

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D’un point de vue anthropologique, dans l’anciencontexte sociétal, le fait de poser un choix avaitcomme corollaire un lent processus de deuil des choixauxquels l’individu renonçait. Le processus d’indivi-duation fonctionnait alors à la fois à l’image d’unecentration du sujet sur le contenu des choix réaliséset, au fil du temps, d’une distanciation par rapportaux contenus abandonnés. Dans le nouveau contexte,le fameux slogan de Jerry Rubin dans les années 1960-70 – Do it ! – n’est plus seulement un leitmotiv de lacontestation ou de la révolte à l’encontre d’une socié-té de la discipline – discipline comprise comme causede refoulements par exemple – mais il s’est mué ennorme. Corrélativement, l’individuation du sujet estmoins centrée que protéiforme14. Et la concrétisationde cette norme suppose de «faire des expériences».C’est quasiment là, via cette notion d’expérience, queréside la seule possibilité de mettre à l’épreuve desfaits la réalisation des anciennes valeurs, tant il estvrai qu’une valeur, cela se chérit et cela se protège,alors qu’une norme s’évalue dans des actes.

Comment, par exemple, dans un régime d’hétérono-mie des identités sexuelles, savoir si mon individua-tion de genre sera de type hétérosexuel, homosexuelou bi-sexuel, si ce n’est en faisant des essais, en en fai-sant l’expérience ? Comment savoir si le métier que jechoisis me convient si ce n’est en faisant l’expériencede la formation ? Ce qui, singulièrement parlant, n’estplus tout à fait synonyme de «consentir à se laisser(dé)former à ce métier par d’autres». Comment savoirsi je suis capable de garder mes consommations de

cannabis sous contrôle – alors même que les expertsse disputent à ce sujet –, si ne n’est en en faisant l’ex-périence ? De plus, l’individu protéiforme est d’avis, àtort ou à raison, que l’expérience d’aujourd’hui nesera pas réellement une limitation de son autonomiede demain, que les choses pourraient être réversibles ;c’est bien en cela, notamment, que le sujet protéifor-me diffère de l’individu centré.

Il me semble important de bien remarquer que cesexpériences, ces passages à l’acte, ces transgressionscomme on dit aussi (trop communément ?), ne se fontplus seulement à l’aune d’un désir refoulé ou contra-rié ni, plus prosaïquement, sous l’auspice d’unerecherche de plaisir. Il s’agit littéralement d’un travail,qui coûte en anxiété, en doutes, en incertitudes15, toutautant sinon plus qu’un rituel ou une étape d’initia-tion, à la fois ludiques et dangereux. Mais, pour notrepropos, il convient de comprendre comment cettequatrième tendance agit dans le sens d’une légitimitésocialement construite en ce qui regarde la demandede produits psychotropes chez un individu «moyen».

Tendance 5 : La notion de «danger» est supplantéepar celle de «probabilité de subir le risque d’un danger».Simultanément, à l’idée d’évitement du danger (et doncaussi de renoncement) se substitue celle de la possibilitéde contrôler la probabilité d’être exposé au danger. C’estici que se profile la notion de «gestion des risques».

La thématique sociétale qui se trouve à l’arrière-plande cette formulation est, de nos jours, de mieux en

14 Gergen, K.J. (1991), The Saturated Self, Londres : Basic Books ; Lifton, R.J. (1993), The Protean Self. Human Resilience in an Ageof Fragmentation, Chicago : Chicago University Press.15 Gottschalk, S. (2000), ‘Escape from insanity’ : Mental disorder in the Postmodern Moment, in Fee, D. (dir.), Pathology and thePostmodern, Londres : Sage.

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dont il a été question plus haut prend des risques et,par ses choix de vie, par ses projets, il est de plus enplus amené à les assumer seul, c’est-à-dire sans pou-voir compter sur la collectivité dans son souci de fairedisparaître de son horizon les dangers auxquels cesrisques correspondent.

Ici également, le passage de la Modernité à laPostmodernité correspond bien plus à un changement(qualitatif) de logique qu’à une continuation (quanti-tative) de la Modernité sans plus. Prenons un exemple.Dans les années 1960-70, des efforts législatifs ont étédéployés dans certains pays afin d’interdire l’usage desjeux de hasard dans les bistrots. Le jeu, à cette époque,représentait un réel danger pour la moralité de lafamille du joueur, pour ses finances, pour sa normalitéà venir en quelque sorte. Depuis quelques années, uneautre argumentation et d’autres pratiques voient lejour. Ainsi, il est tenu pour normal qu’une grande villeait son casino ; le jeu de hasard est considéré, à petitesdoses de gains et de pertes, comme un délassementtout à fait honorable. Le tissu urbain doit permettre àdes représentants des élites (économiques ou autres)de s’y rencontrer puisque, semble-t-il, tel est leur choixde vie, ne serait-ce que pour gérer par le jeu le stressprofessionnel encaissé pendant la journée de travail.Quel est le sort social réservé à la notion de dangerdans ce dernier cas ?

Tout d’abord, le jeu de hasard se banalise indubita-blement. Et il se «démocratise», si l’on veut acceptercette expression quelque peu soupçonnable. Il se«démocratise», en fait d’argumentation, dans ce sensbien précis : puisque les milieux populaires, de toute

mieux appréhendée16 ; on se contentera donc dequelques informations. Le contraste entre l’ancien etle nouveau contexte sociétal peut être cerné ainsi :pour la Modernité, l’un des objectifs à atteindre étaitl’éradication des dangers ; ces derniers étaient à l’ima-ge d’une possible souffrance personnelle et/ou collec-tive, et l’ensemble des énergies tendait donc vers leur éradication. Quant au nouveau contexte sociétal,force est de constater qu’il produit lui-même des dangers et, à ce titre, l’utopie prométhéenne de leuréradication devient quelque peu bancale. L’énergienucléaire est sans doute l’un des exemples phares encette matière, au même titre que les recherches et lestechnologies en matière de manipulations géné-tiques. Ce dernier terme de «manipulations» synthétisant d’ailleurs plutôt à l’envi, dans le registrede l’intuition de chacun et de chacune, de quoi ils’agit.

De nouvelles inégalités apparaissent ainsi17. Face aurisque de santé que représente l’implantation géo-graphique d’une antenne pour la téléphonie mobile.Face au risque de se faire agresser, soi-même ou parl’intermédiaire de ses biens, dans tel quartier urbainplutôt que dans tel autre. Mais aussi face au risque decontamination par un virus transmis, lors des interac-tions sexuelles, par tel partenaire plutôt que par telautre. Et ainsi de suite. Ce qu’il convient de garder àl’esprit, cependant, c’est que la plupart des risques,tels que nous les concevons de nos jours, ne sont pas,à proprement parler, évitables. Non seulement nousles produisons collectivement, du moins de manièresignificative, mais aussi nous sommes portés, nolensvolens «à les courir». En effet, l’individu protéiforme

16 Beck, U. (1992), Risk Society. Toward a New Modernity, Londres : Sage. 17 Rosanvallon, P., Fitoussi, J.P. (1996), Le Nouvel Age des inégalités, Paris : Points.

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façon, conservent des pratiques de jeux en quelquesorte ataviques, «jouons à jeu égal» de l’égalisationdes conditions, et laissons l’élite et les classesmoyennes avoir accès aux jeux de hasard qui pour-raient leur correspondre.

Ensuite, c’est le côté quasiment utilitaire du jeu quiest mis en exergue dans cette logique : il n’est plus lesigne ou le symptôme de quelque chose qui ne tour-ne plus rond chez le sujet, mais une manière dedécompresser, d’évacuer le stress. Faire ce choix estmoins révélateur d’une décision irrationnelle, d’unepulsion non maîtrisée, que d’une décision fonction-nelle, en ce sens que le joueur prend soin de lui, deson état, en jouant. A ce dernier titre, sans doute, ilapparaît comme le seul individu à pouvoir discernervalablement si cet effet fonctionnel est atteint, etavec quelle dose de jeux. Autrement dit, il est le seulexpert de son existence ; la question de l’abus et peut-être même de la dépendance au jeu passe au secondplan des préoccupations. Autrement dit aussi, «il y ades joueurs compulsifs et il en a toujours été ainsi»mais «la majorité est capable de discernement et elleest son propre maître». Enfin, «je vous le dis, moncommandant, acceptons la normalité foncière du jeuet, pour ceux et celles parmi votre équipage qui tom-beraient dans le piège de la dépendance, finançonsdes services ad hoc avec les taxes sur les jeux»...

Sans plaisanterie cette fois, remarquons aussi qu’il nes’agit pas d’un simple retour en arrière vers ce quiétait l’ordre des choses il y a deux ou trois décennies.De l’innovation se dessine dans le paysage postmo-derne ; cette nouveauté, c’est la «gestion du risque».Où se loge l’innovation ? A l’instar de ce que l’onconstate dans le domaine des assurances automobiles– secteur d’activité hautement habitué à gérer des

risques –, on voit se dessiner les prémisses d’une ges-tion actuarielle des risques, c’est-à-dire aussi des pre-neurs de risque. Ainsi avec le projet des futurs casi-nos : le joueur devra s’inscrire (ce n’est pas nouveau) ;il recevra une carte magnétique attachée à sa person-ne (c’est déjà un peu plus neuf, de manière cosmé-tique en quelque sorte) ; ses gains et pertes pourrontêtre consignés dans une puce électronique (voilà qui,par contre, est original) ; et, surtout, l’accès au casinopourra être «piloté» à chaque lecture magnétique dela carte (là, c’est franchement novateur). Et ce moni-toring des profils d’individus à risques pourra êtrecommuniqué facilement aux collègues (cette fois onse situe clairement dans l’inédit en matière de poli-tique de gestion privée des risques !)...

Ce qui permet de ne pas simplement reculer vers lasituation des années 1960-70 apparaîtra dès lors àceux et celles qui voudront bien observer que, s’il y a effectivement «un pas en arrière», il y a aussi «deux pas en avant», comme dans la processiond’Echternach au Luxembourg. Il y a retour en arrièrepar la levée d’un interdit qu’il avait été par ailleursardu d’instaurer. Il y a bond en avant par la mise enplace de technologies et d’une politique novatrice : la«gestion des profils à risque d’être mis en danger».C’est en ce sens que nous ne sommes pas seulementdans une société des risques compris comme des acci-dents de parcours mais plutôt dans une société de laprise de risques.

Globalement aussi, les sociétés de la prise de risquessont des contextes où les trajectoires biographiquesdes hommes et des femmes sont de plus en plus pro-blématiques : l’image de la ligne droite, de la flèchedirectionnelle ou de la montée par plateaux succes-sifs, celle de la ritualisation des moments de passage

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mais, sur l’autre face de la même pièce de monnaie,ses prises de risques représentent une menace pourses partenaires, pour la pérennisation des relations etdes liens qui les tiennent à lui. Prenons encore une fois un exemple, celui de l’adop-tion. Il y a deux ou trois décennies, la perspectivequ’un enfant soit adopté par un couple était considé-rée comme une véritable aubaine pour l’enfant ; saufaccidents, et donc cas rares, l’avenir de l’enfant étaitassuré. Il en va très différemment à présent. Ainsi, unelégislation récente en Belgique francophone prévoittour à tour : que le couple candidat à l’adoption devrasuivre un cycle de formation de plusieurs mois sur ledéveloppement psychologique de l’enfant, sur lefonctionnement relationnel d’une famille ; au termede cette formation, il devra subir l’équivalent d’uneépreuve de qualification ; à la suite de laquelle undélai lui sera accordé de façon à ce qu’il reconsidèresa demande, qu’il confirme ou infirme son projetd’adoption ; si le projet est confirmé, les caractéris-tiques psychologiques de l’enfant devront être appa-riées avec celles du couple ; le devenir de l’enfant seral’objet d’une expertise périodique. La philosophie duprojet est bien entendu de protéger l’enfant desrisques que représentent ses parents adoptifs, maisaussi les parents du risque que représente l’enfant endevenir, le lien d’adoption étant à présent, sinonmécaniquement réversible, du moins renégociable.

Nous retrouvons avec cet exemple bien des traits etdes façons de faire envisagés jusqu’à présent : l’auto-nomie des partenaires, reconnue d’emblée mais viades expertises ; l’usage de guides de bonnesconduites, issus eux aussi de connaissances savantes ;le thème de la conflictualité réelle ou potentielle ;celui de la réversibilité, relative il est vrai, des lienssociaux ; et, bien entendu, celui des risques et de la

d’une étape à une autre, voilà autant de métaphoresqui laissent à présent la place à celles de la courbe, dela ligne brisée, du point d’intersection ou du carre-four, des chemins de traverse…

Tendance 6 : L’individu contemporain est à présent enalerte. Il scrute et anticipe les conséquences éventuelles,pour sa propre intégrité, de la prise de risque par l’autre,avec qui il se doit tout de même d’interagir.

Bien des commentaires ont été produits depuis delongues année à propos de l’insécurité (réelle ou sup-posée) qui caractérise nos sociétés contemporaines.L’intuition est forte, à présent, que cette insécurité netrouverait pas ses racines seulement dans les criseséconomiques que nous subissons ou que l’on nous faitsubir, dans des institutions modernes défaillantes eten panne d’autorité, dans des discours idéolo-giques plus ou moins démagogiques – mais aussi dansla mise en forme et la dynamique même de notrePostmodernité.

Ainsi en va-t-il par exemple de la notion de nuisance.Cette notion répond, c’est entendu, à une définitionfloue : elle permet de se référer à des actes bien pal-pables mais qui se situent parfois à la limite de la ver-balisation policière ; elle se réfère aussi à des appré-hensions moins matérielles que nous rangeons dans larubrique des incivilités. Mais, pour ce dernier volet,peut-être conviendrait-il de ne pas être obnubilé parl’arbre cachant la forêt ; nous connaissons bien unecrise de la civilité, me semble-t-il. De manière récur-rente, nous passons par des mises à l’épreuve de laconfiance que nous sommes prêts à mettre en l’autre :l’autre, par ses choix de vie, n’est plus tout à fait l’in-dividu prévisible qui était attendu hier encore ; parses prises de risques, il peut mettre sa santé en danger

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gestion des risques. Est-ce bien là encore le contexteporteur d’une subjectivité narcissique, pulsionnelle àlaquelle nous sommes tant habitués à nous référer ?

Tendance 7 : Le sujet en alerte est incertain du risqueque les choix de vie de l’autre représentent pour lui. Ilest contrôlant, il scrute l’information qui pourrait le réas-surer. Il est anxieux mais aussi en attente de pouvoirprocéder à un «décontrôle contrôlé de son auto-contrô-le», selon la formule de Norbert Elias.

C’est à un bref retour plus direct sur les produits psy-chotropes que je voudrais procéder avec l’évocationde cette tendance.

Avec la figure d’un individu hypercontrôlé et contrô-lant, anxieux et incertain, responsable de ses choix etcomptable de ses prises de risques, à ses propres yeuxcomme aux yeux des autres, ne tient-on pas une cléde compréhension du caractère légitime que revêtaux yeux de beaucoup le recours aux drogues ditesrécréatives ? Est-ce par exemple vraiment de ladépression, au sens clinique du terme, qui se profile àcet endroit ? Ou bien le recours à des molécules s’opè-re-t-il, non afin de combattre une inhibition biologi-quement maladive, mais plutôt – dans une perspecti-ve quelque peu vitaliste, il est vrai – afin de lever leniveau de contrôle que les individus s’imposent pareux-mêmes18? Dit autrement : pourquoi, par exemple,arguer de l’usage d’ecstasy par la propriété chimiquequ’a ce produit d’érotiser les rencontres lors des soi-rées ? Serait-ce par souci d’érotiser encore davantageces contacts, comme le suggèrent (trop ?) évidem-ment certaines campagnes publicitaires pour tel ou

tel sous-vêtement ? Ou alors pour érotiser ce qui, dansla vie ordinaire, est comme éteint sous l’étouffoir parcrainte de s’y brûler les doigts ?

Nous sommes des êtres vivants, nous rappelle presquebanalement Elias, et à ce titre nous ne pouvons paséviter d’alterner des moments de contrôle sur soi, surl’autre, sur notre environnement, et ensuite des mou-vements de dé-contrôle. Ce n’est donc peut-être pastoujours d’inhibition qu’il s’agit dans le contextecontemporain – une inhibition que les molécules vien-draient corriger – mais, sans doute aussi, de gestiondu risque que représente un contrôle trop long outrop intense. Ces molécules sont bien des moléculesde la convivialité comme la littérature nous les pré-sente, mais surtout dans le cas d’individus méfiants,sur leurs gardes.

Pour information, Norbert Elias19 traite des avatarsd’une identique ambivalence contrôle/dé-contrôle(par contraste avec l’opposition contrôle/impulsivité)dans le cas de certaines violences à l’occasion de mani-festations sportives.

Tendance 8 : En termes de régulation des comporte-ments individuels cette fois, il convient de ne pas ratercette observation : nous voyons se mettre en place denouvelles façons de faire, qui tout à la fois tentent derecréer du lien et procèdent à une surveillance desrisques que les individus représentent pour ce lien.

L’exemple du dispositif en matière d’adoption estparadigmatique à cet égard. Diverses pratiques qui serangent sous l’étiquette commune de «médiation» –

18 Maxence, J.-L. (1996), La Défonce médicamenteuse, Paris : Editions du Rocher19 Elias, N., Dunning, E. (1986), Sport et civilisation, Paris : Fayard

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«normaux»23. Qu’est-ce à dire exactement ? Il ne faitguère de doute que ces procédés de surveillance, quin’en sont qu’à leurs premiers balbutiements, serontd’une certaine efficacité en ce qui regarde la régula-tion des comportements individuels et, somme toute,de cela on peut se réjouir. Ils ne le seront que médio-crement dans le cas d’individus fragiles qui, parailleurs, ne seront plus très bien protégés par la fra-ternité des «normaux»; le levier pénal continuerasans doute ses interventions dans ce cas.

Par contre, et à terme, comment ne pas anticiper queces procédés de surveillance – au départ de situationsmarginales ou déviantes mais à présent plutôt banali-sées (je songe par exemple à la revendication de laparentalité par un couple de même sexe) – s’appli-queront également aux «normaux» ? En l’occurrence,pour cet exemple, au désir de parentalité des coupleshétérosexuels. C’est cela que Tocqueville nommait enson temps le «pouvoir social» ; c’est aussi là que seloge un avenir possible pour l’expertise des scienceshumaines, en ce compris celle de la médecine24.

Claude Macquet est sociologue et chargé de cours à l’Université de Liège

([email protected])

familiale, scolaire, pénale, en matière de garde d’en-fants, de cohabitation dans le quartier – pourraient,me semble-t-il, être reconsidérées de ce point devue20.

La nouveauté de ces pratiques trouverait aussi à seloger dans un autre registre de préoccupation : celuide la «sanction», au sens large du terme, établie à lasuite des épreuves de surveillance de la capacité qu’aun individu de gérer le risque qu’il représente pour lesautres et, plus généralement, pour le lien social. C’estla sanction de l’accès21 qui semble ici se dessiner trèsfréquemment : aux «capacitaires», aux well-equip-ped, l’accès à l’espace public, à la parentalité pour despartenaires de même sexe, aux drogues dans un régi-me de déprohibition, aux casinos pour les joueursprudents, etc. Quant aux autres, aux «faillis», aux ill-equipped…

Je voudrais terminer cette communication en tentantd’expliciter ce que ces lignes pourraient avoir d’iro-nique, voire même de cynique, aux yeux de certainslecteurs22. Je fais en quelque sorte le pari – même sicela ne fait guère sérieux d’un point de vue acadé-mique – que le tableau d’ensemble qui vient d’êtredressé, à se confirmer, se retournera un jour contre les

20 «Chassons le naturel par la porte ; il reviendra par la fenêtre» : il semble bien qu’une des conditions centrales pour la réussi-te de la médiation soit l’acceptation par les acteurs en présence de l’idée de renoncement. Mais, dès lors, que faire avec ceux etcelles qui s’y refusent malgré tout ?21 Rifkin, J. (2000), The Age of Access, New-York : Penguin-Putman Inc.22 Je me rassure tout de suite – en même temps que le lecteur : le cynisme est bien une école philosophique avant d’être un traitde caractère.23 Hervieu-Léger, D. (2003), Catholicisme, la fin d’un monde, Paris : Bayard.24 Lupton, D. (1995), The Imperative of Health. Public Health and the Regulated Body, Londres : Sage ; Macquet, C., Vrancken, D.(2003), Les Formes de l’échange. Contrôle social et modèles de subjectivation, Liège : Editions de l’Université de Liège.

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