14
Aby Warburg et la science sans nom 1 Cet essai vise à établir la situation critique d'une dis- cipline « qui, à l'inverse de tant d'autres, existe, ma is , n'a pas de nom ». Puisque le créateur de cette discipline fut Aby Warburg 1 , seule une analyse attentive de sa pensée pourra fournir le point de vue qui rendra cette situation possible. Alors seulement, on pourra se demander si cette « discipline innommée » est, ou non, susceptible de recevoir un nom et dans quelle mesure les noms proposés jusqu'ici remplissent bien leur office. L'essence de l'enseignement et de la méthode deWar- burg, telle qu'elle se manifeste dans l'activité de la Biblio- thèque pour la science de la culture de Hambourg, qui deviendra plus tard l'Institut Warburg 2 , est d'ordinaire 1. La boutade sur Warburg créateur d'une discipline << qui, à l'inverse de tant d' aut re , existe, mais n'a pas de nom ,, est de Robert Klein Q (dans La Forme et l'inte lligible, Paris, Gallimard, 1970, p. 224 ). 2. En 1933, à l'avène ment du nazisme, l'Institut Warburg fut, comme on sa it, transféré à Londres, où il fut intégré en 1944 à l'uni- versité de Londres. Cf. Fritz Saxi, << The history of Warburg's library "• dans Ernst Hans Gombrich, Aby Warburg. An lntellectual Biography, Londres, Warburg ln titute, University of London, 1970, p. 325. 9

Aby Warburg et la science sans nom · 2016. 9. 2. · Aby Warburg et la science sans nom 1 Cet essai vise à établir la situation critique d'une dis-cipline « qui, à l'inverse

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • Aby Warburg et la science sans nom

    1

    Cet essai vise à établir la situation critique d'une dis-cipline « qui, à l'inverse de tant d'autres, existe, mais , n'a pas de nom ». Puisque le créateur de cette discipline fut Aby Warburg 1, seule une analyse attentive de sa pensée pourra fournir le point de vue qui rendra cette situation possible. Alors seulement, on pourra se demander si cette « discipline innommée » est, ou non, susceptible de recevoir un nom et dans quelle mesure les noms proposés jusqu'ici remplissent bien leur office.

    L'essence de l'enseignement et de la méthode deWar-burg, telle qu'elle se manifeste dans l'activité de la Biblio-thèque pour la science de la culture de Hambourg, qui deviendra plus tard l'Institut W arburg 2, est d'ordinaire

    1. La boutade sur Warburg créateur d'une discipline

  • IMAGE ET MÉMOIRE

    identifiée au refus de la méthode stylistique-formelle qui domine l'histoire de l'art à la fin du xrx• siècle, et au déplacement du point central de l'investigation : de l'histoire des styles et de l'évaluation esthétique aux aspects programmatiques et iconographiques de l'œuvre d'art tels qu'ils résultent de l'étude des sources litté-raires et de l'examen de la tradition culturelle. La bouf-fée d'air frais apportée par l'approche warburguienne de l'œuvre d'art au milieu des eaux stagnantes du forma-lisme esthétique est attestée par le succès croissant des recherches inspirées de sa méthode, et qui ont conquis un public si vaste, hors même du domaine académique, qu'on a pu parler d'une image>de l'Institut Warburg. En même temps qu'augmentait la célébrité de l'Institut, on assistait toutefois à la disparition progres-sive de l'image de son fondateur et de son projet origi-naire, tandis que l'édition des écrits et des fragments inédits de Warburg était sans cesse différée, et n'a pas encore vu le jour 3• Naturellement, cette caractérisation de la méthode warburguienne reflète une attitude face à l'œuvre d'art qui fut indubitablement celle d'Aby Warburg. En 1889, tandis qu'il préparait à l'université de Strasbourg sa thèse sur La Naissance de Vénus et Le Printemps de Botticelli, il se rendit compte que toute tentative de comprendre l'esprit d'un peintre de la Renaissance était futile si l'on affrontait le problème du

    3. La publication de la belle « biographie intellectuelle , de War-burg écrite par l'ancien directeur de l'Institut Warburg, E. H. brich, ne comble qu'en partie cette lacune. Elle constitue auJourd hUI l'unique source pour la connaissance des inédits de Warburg.

    Nous nous permettons de mentionner l'ouvrage de Philippe-Alain Michaud, Aby Warburg et l'image en mouvement (Paris, Macula, 1998), et celui de Georges Didi-Huberman, L'Image survivante : histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg (Paris, Minuit, coll. ,, Paradoxe »,. 2002), auquel fait référence G. Agamben dans l'essais suivant (N.d.E.)

    10

    ABY WARBURG ET LA CIENCE SAN NOM

    seul point d: formel\ et sa vie il conserva une ' «franche repulston >> pour « l histoire de l'art esthé-tisante 5 >> et pour la considération purement formelle de l'image. Mais cette attitude ne naissait ni d'une approche purement érudite et antiquaire des problèmes de l'œuvre d'art, ni, encore moins, d'une indifférence à ses aspects formels : son attention obsessionnelle

    ' presque iconolâtre, à la force des images prouve si nécessaire qu'il était presque trop sensible aux « valeurs formelles >> ; et un concept comme celui de Pathos-formel, qui rend impossible de séparer la forme du contenu, car il désigne l'indissoluble intrication d'une 1 charge émotive et d'une formule iconographique, montre que sa pensée ne peut jamais s'interpréter en 1 termes d'oppositions surfaites du type forme/contenu ou histoire des styles/histoire de la culture. Ce qui lui est '\J propre, dans son attitude scientifique, c'est, plus qu'une nouvelle manière de faire de l'histoire de l'art, une ten-sion vers le dépassement des limites de l'histoire de l'art même, tension qui accompagne d'emblée son intérêt pour cette discipline, à croire qu'il l'avait choisie uni-quement pour y semer la graine qui la ferait éclater. Le « bon dieu >> qui, selon sa célèbre devise, « se cache dans les détails >>, n'était pas pour lui un dieu tutélaire de l'histoire de l'art, mais le démon obscur d'une science innommée dont on commence aujourd'hui seulement à entrevoir les traits.

    4. L.e témoignage est de F. Saxi, op. cit., p. 326. 5. Asthetisierende Kunstgeschichte. On peut lire l'expression, entre

    aut8r8es, dans une note inédite de 1923. VoirE. H. Gombrich, op. cit. ,

    p. .

    11

  • IMAGE ET MÉMOIRE

    2

    En 1923, tandis qu'il se trouvait dans la maison de repos de Ludwig Binswanger à Kreuzlingen, pendant une longue maladie mentale qui le tint éloigné de sa bibliothèque durant six ans, Warburg demanda à ses médecins s'ils accepteraient de le laisser partir au cas où il pourrait prouver sa guérison en tenant une confé-rence aux patients de la clinique. Le thème qu'il choisit pour sa conférence, le rituel du serpent des Indiens d'Amérique du Nord 6, était tiré, d'une manière surpre-nante, d'une expérience de sa vie qui remontait à presque trente ans plus tôt, et qui avait donc laissé une trace très profonde dans sa mémoire. En 1895, au cours d'un voyage en Amérique du Nord, alors qu ' il n'avait pas encore trente ans, il avait séjourné quelques mois parmi les Indiens Pueblos et Navajos du Nouveau-Mexique. La rencontre avec la culture primitive améri-caine (à laquelle il avait été initié par Cyrus Adler, Frank Hamilton Cushing, James Mooney et Franz Boas) l'avait complètement éloigné de la conception d'une histoire de l'art comme discipline spécialisée, en le confirmant dans son idée, qu'il avait mûrement réfléchie tout au long des cours d'Usener et de Lam-precht suivis à Bonn. Usener (dont Pasquali disait qu'il était « le philologue le plus foisonnant d'idées parmi les grands Allemands de la seconde moitié du xrxe siècle 7 ») avait attiré son attention sur Tito Vignoli, un chercheur

    6. La conférence fut publiée en anglais en 1939 : «A lecture on Ser-pent Ritual "• journal of the Warburg Instituee, vol. II , 1939, p. 277-292; Le Rituel du serpent: récit d'un voyage en pays puebla, traduit de l'allemand par S. Muller, Paris, Macula, coll. > à l'autre, par une série de détours au bout desquels il rencontrait fatalement le Minotaure, qui l'attendait depuis le début, et qui était, dans un certa in sens, Warburg . lui-même. Ceux qui ont travaillé dan la bibliothèque savent combien tout cela est encore vrai aujourd'hui , malgré le concessions qui ont été faites au cours des années aux exigences de la bibliothéconomie.

    13

  • IMAGE ET MÉMOIRE

    Kreuzlingen sur le rituel du serpent, il définit sa biblio-thèque comme « une collection de documents concer-nant la psychologie de l'expression humaine 9 ». Dans ces mêmes notes, il répète son aversion pour une approche formelle de l'image, approche > de l'histoire de l'art :

    Les catégorie inadéquates empruntées à une théorie évolutionniste générale ont empêché l'histoire de l'art de mettre se matériaux à la disposition de la > La stupeur enthou-siaste que uscite ce phénomène incompréhensible de la génialité artistique ne peut que gagner en vigueur si nou reconnai ons que ce génie est, en même temps qu'une grâce, la mi e en œuvre consciente d'une énergie critique et constructive. Le nouveau grand style que nous a apporté le génie artistique italien s'enracinait dans la volonté sociale de dégager l'humani me grec de la « pratique >> médiévale et latine d'inspiration orientale. C'est avec cette volonté de re taurer L'Antiquité que le > engagea on combat pour les Lumières en cette époque de migration internationale de image que nous appelons - de façon un peu trop mystique - la Renaissance 12•

    12. Art italien et astrologie internationale au palais Schifanoia à Ferrare dans V 1 talia e l'arce straniera. Atti del X Congresso lntemazionale di Storia dell' Arce, 1912 ; traduction italienne dans A. Warburg, La Rinascita del paganesimo antico, Florence, La Nuova ltalia, 1996, p. 268, traduction française de S. Muller dan A. Warburg, Essais florentins, Paris, Klinck-sieck, 1990 (p. 215-216), revue par D. Loayza.

    15

  • IMAGE ET MÉMOIRE

    Il est important de noter que ces considérations font partie de la conférence où il expose l'une de ses plus célèbres découvertes iconographiques : l'identification du sujet de la bande médiane des fresques du palais fanoia, sur la base des images des décans décrites dans l'lntroductorium maius d'Abû Ma'sar. Selon Warburg, l'iconographie n'est jamais un but en soi (ce que Kraus disait de l'artiste, à savoir qu'il sait transformer la tion en énigme, vaut pour lui aussi), mais elle tend jours, de l'identification d'un sujet et de ses sources, à la configuration d'un problème historique et éthique, dans la perspective de ce qu'il appelle parfois « un diagnostic de l'homme occidental "· La ration de la méthode iconographique dans les mains de Warburg ressemble de très près à celle de la méthode lexicographique dans la « sémantique historique , de Spitzer, où l'histoire d'un mot devient à la fois histoire d'une culture et configuration de son problème vital spécifique ; on peut aussi penser, pour comprendre sa façon d'envisager l'étude de la tradition des images, à la révolution que connut la paléographie dans les mains de Ludwig Traube, celui que Warburg appelait « le Grand Maître de notre Ordre » et qui sut tirer des erreurs des copistes et des influences calligraphiques des découvertes décisives pour l'histoire de la culture 13 •

    Même le thème de la , telle que l'occidentale, si obsédée par l'histoire qu'elle voudrait en faire le moteur même de son développement 16• Encore une fois, la méthode et les concept de Warburg s'éclairent si on les compare avec les idées qui guidèrent Spitzer dans ses recherches de sémantique historique, et lui firent accentuer le caractère à la fois de notre tradition culturelle, où les ments en apparence les plu grands ont toujours liés,

    15. Dans une lettre à son ami Mesnil, qui avait formulé le problème de Warburg de façon traditionnelle (

  • IMAGE ET MÉMOIRE

    d'une manière ou d'une autre, à l'héritage du passé (ce que prouve aussi la singulière continuité du patrimoine sémantique des langues européennes modernes, essen-tiellement gréco-romano-judéo-chrétien).

    Dans cette perspective, selon laquelle la culture est toujours un processus de Nachleben, c'est-à-dire de transmission, réception et polarisation, on comprend pourquoi Warburg devait fatalement concentrer son attention sur le problème des symboles et de leur vie dans la mémoire sociale.

    Gombrich a mis en évidence l'influence qu'ont exer-cée sur lui les théories d'un élève de Hering, Richard Semon, dont il avait acheté le livre sur la Mneme en 1908. Selon Semon, « la mémoire n'est pas une pro-priété de la conscience, mais la qualité qui distingue le vivant de la matière inorganique. Elle est la capacité de réagir à un événement pendant un certain temps ; c'est-à-dire une forme de conservation et de transmission de l'énergie, inconnue du monde physique. Chaque évé-nement agissant sur la matière vivante y laisse une trace, que Semon appelle engramme. L'énergie poten-tielle conservée dans cet engramme peut être réactivée et déchargée dans certaines conditions. On peut dire alors que l'organisme agit d'une certaine manière parce qu'il se souvient de l'événement précédent 17 ».

    Le symbole et l'image ont selon Warburg la même fonction que, chez Sem on, celle de l'engramme dans le système nerveux central de l'individu : en eux se cristal-lisent une charge énergétique et une expérience émotive qui surviennent comme un héritage transmis par la mémoire sociale et qui, pareilles à l'électricité condensée

    17. VoirE. H. Gombrich, op. cit., p. 242.

    18

    ABY WARBURG ET LA SCIENCE SANS NOM

    dans une bouteille de Leyde, deviennent effectives au contact de la « volonté sélective » d'une époque déter-minée. C'est pourquoi Warburg parle souvent des sym-boles comme de « dynamogrammes >> transmis aux artistes dans un état de tension maximale, mais non polarisés quant à leur charge énergétique - active ou passive, négative ou positive - et dont la polarisation, lors de la rencontre d'une nouvelle époque et de ses besoins vitaux, peut causer un renversement complet de signification 18• L'attitude des artistes face aux images héritées de la tradition n'était donc pas pensable, pour lui, en termes de choix esthétique, ni de réception neutre : il s'agissait plutôt d'une confrontation, mor-telle ou vitale selon les cas, avec les terribles énergies que contenaient ces images, et qui avaient en soi la possibilité de faire régresser l'homme dans une sujétion stérile ou d'orienter son chemin vers le salut et la connaissance. Cela était vrai selon lui non seulement pour les artistes qui, comme Dürer, avaient humanisé la crainte superstitieuse de Saturne en la polarisant dans l'emblème de la contemplation intellectuelle 19, mais aussi pour l'historien et le savant. Warburg les

    18.

  • IMAGE ET MÉMOIRE

    concevait comme des sismographes hypersensibles qui répondent au tremblement de lointaines agitations, ou comme des « nécromants » qui, en pleine conscience, évoquent les spectres qui les menacent 20•

    Le symbole appartenait donc, selon lui, à une sphère intermédiaire entre la conscience et la réaction primi-tive, et portait en soi la possibilité d'une régression comme celle d'une connaissance plus élevée ; il est un Zwischen-raum, un >, ou une psychologie du « mouvement pendulaire entre la position des causes comme images et leur position comme signes 21 >>. Ce statut « intermédiaire >> du symbole (et sa capacité, si on le maîtrise, de « guérir >> et orienter l'esprit humain) est clairement affirmé dans une note de l'époque où, préparant la conférence de Kreuz-lingen, il était en train de démontrer, à soi-même et aux autres, sa guérison :

    L'humanité entière est éternellement schizophrénique. Cependant, d'un point de vue ontogénétique, il est possible, peut-être, de décrire un type de réaction aux images de la mémoire comme primitif et antérieur, bien que continuant toujours à vivre en marge. À un stade plus tardif, la mémoire ne provoque plus un mouvement réflexe immédiat et pra-tique, qu'il soit de nature combative ou religieuse, mais les image de la mémoire sont alors consciemment stockée en images et en signes. Entre ces deux stades vient prendre place un type de rapport aux impressions qu'on peut définir comme la force symbolique de la pensée 22 •

    C'est eulement dans cette perspective qu'il est pos-sible de saisir le sens et l'importance du projet auquel War-burg consacra ses dernières années et auquel il avait donné le nom pris comme devise de sa bibliothèque (et qu'on peut lire aujourd'hui encore à l'entrée de la biblio-

    21. E. H. Gombrich, op. cit., p. 253. 22. Id., ibid., p. 223 . La conception warburguienne des ymboles et de

    leur vie dan la mémoire sociale peut rappeler l'idée d'archétype chez Jung. Le nom de Jung n'apparaît cependant jamais dans les notes de Warburg. ll ne faut pas oublier, du reste, que les images sont pour War-burg de réalités historiques, insérées dans un processus de transmtsston de la culture, et non pas des entité anhi torique .

    21

  • IMAGE ET MÉMOIRE

    de l'Institut Warburg): Mnemosyne. Gertrud Bing decnt ce proJet comme > . Warburg fut probablement conduit à choisir cet étrange modèle par sa difficulté personnelle à écrire, mais surtout par le désir de trouver une forme qui, dépassant les schémas et les modes traditionnels de la critique et de l'histoire de l'art, aurait été finalement adéquate à la « science sans nom >> qu'il avait en tête.

    Du projet Mnemosyne, resté inachevé à la mort deWar-burg en octobre 1929, restent une quarantaine d'écrans de toi!e noire où sont fixées presque un millier de photogra-phies ; d est possible d'y reconnaître ses thèmes iconogra-

    préférés, mais leur matériau s'y élargit jusqu'à l'affiche publicitaire d'une compagnie de naviga-

    tlün, la photographie d'une joueuse de golf et celle du pape et de Mussolini signant le concordat. Mais Mnemo-syne e t quelque chose de plu qu'une orchestration, plus ou moins structurée, des mobiles qui avaient guidé la recherche de Warburg durant des armées. Il la définit une fois, de façon assez énigmatique, comme « une histoire des fantasmes pour des personnes vraiment adultes >>. Si l'on considère la fonction qu'il assignait à l'image comme organe de la mémoire sociale et engramme des tensions spirituelles d'une culture, on comprend ce qu'il voulait dire par là : son « atlas >> était une sorte de gigantesque condensateur recueillant tous les courants énergétiques qui avaient animé et animaient encore la mémoire de l'Europe en prenant corps dans ses « fantasmes >>. Le nom de Mnemosyne trouve ici sa raison profonde. L'atlas qui porte ce titre rappelle de fait le théâtre mnémotechnique,

    23. Dans l'introduction à Aby Warburg, La Rinascita, op. cit., p. XVII.

    22

    ABY WARBURG ET LA CIENCE SANS NOM

    construit au XVIe siècle par Giulio Camillo, qui étonna ses contemporains comme une chose merveilleuse, nouvelle et inouïe 24 . Cauteur avait essayé d'y renfermer« la nature de chacune des choses qui peuvent être exprimées par la parole >>,de telle sorte que celui qui pénétrait dans l'admi-rable édifice aurait immédiatement pu en maîtriser la science. De même, la Mnemosyne de Warburg est un atlas mnémotechnique - initiatique de la culture occidentale, et le « bon Européen >> (comme il aimait dire en utilisant les mots de Nietzsche) aurait pu, simplement en le regar-dant, prendre conscience de la nature problématique de sa propre tradition culturelle, et réussir peut-être, ainsi, à soigner d'une manière ou d'une autre sa schizophrénie et à « s'autoéduquer >>.

    Mnemosyne, comme d'autres œuvres de Warburg, y compris sa bibliothèque, pourrait certainement apparaître comme un système mnémotechnique à usage privé, dans lequel le savant et psychotique Aby Warburg projeta et chercha à résoudre ses conflits psychiques personnels. C'est sans doute vrai, mais il n'empêche que c'est le signe de la grandeur d'un individu dont les idiosyncrasies, mais aus i les remèdes trouvés pour les maîtriser, correspon-daient aux besoins secrets de l'esprit du temps.

    3

    Les disciplines philologiques et historiques ont désor-mais érigé en donnée méthodologique essentielle le cercle

    24. ur Giulio Camillo et on théâtre, voir Frances Yates •. L'Art de la mémoire, traduction française de D. Arasse, Pans, Galhmard, coll. > , 1975, chap. VI.

    23

  • 1

    IMAGE ET MÉMOIRE

    dans lequel est nécessairement pris leur procès cognitif. Ce cercle, dont la découverte comme fondement de toute herméneutique remonte à Schleiermacher, et à son intui-tion qu'en philologie « le détail ne peut être compris qu'à travers l'ensemble et que l'explication d'un détail présup-pose toujours la compréhension de l'ensemble 25 », n'est pourtant en rien un cercle vicieux ; il est au contraire le fondement même de la rigueur et de la rationalité de sciences humaines. L'essentiel, pour une science qui veut rester fidèle à ses propres lois, n'est donc pas de ortir de ce >, ce qui serait impossible, mais de «rester dedans de la bonne manière 26 >>.Grâce à la connaissance acquise à chaque passage, l'aller-retour du détail au tout ne fait jamais revenir au même point ; à chaque tour, il élargit nécessairement son rayon et découvre une perspective plus haute où s'ouvre un nou-veau cercle: la courbe qui le représente n'est pas, comme on l'a souvent dit, une circonférence, mais une pirale qui élargit ses volutes de façon continue.

    La science qui recommandait de chercher le « bon dieu >> dans les détails est celle qui illustre le mieux la fécondité du maintien dans son propre cercle herméneu-tique. On peut ainsi suivre ce mouvement d'élargissement progressif de l'horizon dan les deux thèmes centraux de la recherche de Warburg: celui de la « nymphe >> et celui du revival astrologique de la Renais ance.

    25. Sur le cercle herméneutique, voir le très belle observations de L Spitzer, dans Linguistics and Literary History, Essays in Stylistics, Prin-ceton, Pnnceton Umversity Press, 1948, traduction italienne dans Cri-tica stilistica e semantica storica, Bari, 1966, p. 93-95.

    26. Observation de Heidegger, qui a fondé philosophiquement le cercle herméneutique dan Sein und Zeit, Tübingen, 1927 (L'Être et le temps, traduction françai e de R. Boehm et A. de Wael.hens Pari Gal-limard, coll.>. Mai découvrir que les artistes du quattro-cento s'appuyaient sur une Pathosfarmel classique chaque fois qu'il s'agissait de représenter un mouvement extérieur intensifié, c'e t dévoiler aussi le pôle dionysiaque de l'art classique, que, sur les traces de Nietzsche, mais pour la première fois peut-être dans l'histoire de l'art encore domi-née par le modèle de Winckelmann, Warburg saisit défi-nitivement. Dans un cercle encore plus vaste, l'apparition de la « nymphe >> devient ainsi le signe d'un profond conflit pirituel, dans la culture de la Renaissance, qui devait concilier avec audace la découverte des Pathosfor-meln ela iques avec leur charge orgiaque et avec le chris-tianisme, dans un équilibre chargé de tensions qu'illustrent parfaitement des personnalités telles que le marchand flo-rentin Francesco Sassetti, analysées par Warburg dans un célèbre essai. Et, dans le cercle suprême de la spirale her-méneutique, la« nymphe>>, mise en rapport avec la figure gisante grise que les artistes de la Renaissance avaient empruntée aux représentations grecque d'un dieu flu-vial, devient la marque d'une polarité pérenne de la culture occidentale, scindée par une schizophrénie

    27. A. Warburg, Sandra Botticelli « Geburtdes Venus » und « Frühling », Hambourg et Leipzig, 1893 ; traduction dan A. Warburg, Essais floren-tins, op. cit., p. 49.

    25

  • IMAGE ET MÉMOIRE

    tragique, fixée par Warburg dans une des notes les plus denses de son journal:

    Il semble parfois qu'en historien de la psyché, j'ai essaye de fatre le diagnostic de la schizophrénie de la civi-lisation occidentale à travers son reflet autobiographique : la nymphe extattque (maniaque) d'un côté et le mélanco-lique dieu fluvial (dépressif) de l'autre za ...

    On peut suivre encore un pareil élargissement pro-gressif de la spirale herméneutique à travers le thème des images astrologiques. Le cercle plus étroit, propre-ment iconographique, coïncide avec l'identification du sujet des fresques du palais Schifanoia à Ferrare, dans

    Warburg reconnut, comme nous l'avons rap-pele, les figures des décans de l'Introductorium maius d'Abû Ma'sar. Sur le plan de l'histoire de la culture cette découverte devient ainsi celle de la de l'astrologie dans la culture humaniste à partir du XIve siècle, et, donc, de l'ambiguïté de la culture de la Renaissance, que Warburg fut le premier à percevoir à une époque où la Renaissance était encore considérée comme l'âge des Lumières par opposition à la sombre période du Moyen Âge. Dans l'extrême volute de la spirale, l'apparition des images des décans et la nou-velle vie de l'Antiquité démoniaque au tout début de l'âge moderne deviennent le symptôme du conflit dans lequel s'enracine notre civilisation, et de son impossi-

    à maîtriser sa propre tension bipolaire. Warburg dtt, dans la présentation d'une exposition d'images astro-logiques au Congrès de l'Orientalisme en 1926, que ces tmages montraient « au-delà de toute contestation que la culture européenne est le résultat de tendances conflic-

    28. E. H. Gombrich, op. cit., p. 303.

    26

    ABY WARBURG ET LA SCIENCE SANS NOM

    tuelles, un procès dans lequel, en ce qui concerne ces tentatives astrologiques d'orientation, nous ne devons chercher ni des amis ni des ennemis, mais à la rigueur des symptômes d'un mouvement d'oscillation pendu-laire entre deux pôles distants, celui de la pratique magico-religieuse et celui de la contemplation mathé-matique 29 ».

    Le cercle herméneutique de Warburg peut être ainsi représenté comme une spirale qui se déroule sur trois niveaux principaux : le premier est celui de l'iconogra-phie et de l'histoire de l'art ; le deuxième est celui de l'histoire de la culture ; le troisième, le plus vaste, est précisément celui de la >, qui vise à un diagnostic de l'homme occidental à travers ses fan-tasmes, à la configuration de laquelle Warburg a consacré toute sa vie. Le cercle dans lequel se dévoilait le > caché dans les détails n'était pas un cercle vicieux, ni non plus, au sens nietzschéen, un cir-culus vitiosus deus.

    29. Orientalisierende Astrologie, Zeitschrift der deutschen morgenlan-dischen Gesellschaft, N.F. 6, Leipzig, 1927. Puisqu'il faut toujours et à nouveau préserver la raison des rationalistes, il est bon de préciser que les catégories qu'utilise Warburg pour son diagnostic sont infiniment plus subtiles que l'opposition courante entre rationalisme et irrationa-lisme. Le conflit est, en effet, interprété par lui en termes de polarité et non de dichotomie. La redécouverte de la notion de polarité, qui vient de Goethe, utilisée en vue d'une compréhension globale de notre culture, est parmi les héritages les plus féconds laissés par Warburg à la science de la culture. Il est d'une extrême importance du fait que l'opposition du rationalisme et de l'irrationalisme a souvent faussé l'interprétation de la tradition culturelle de l'Occident.

    27

  • IMAGE ET MÉMOIRE

    4

    Si l'on veut maintenant se demander, suivant notre projet initial, si la « science innommée » dont nous avons cherché à éclaircir les traits fondamentaux dans la pensée de Warburg peut recevoir un nom, on doit tout de suite observer qu'aucun des termes qu'il a uti-lisés au cours des ans ( >, on voit qu'il les considère tantôt comme des « documents du sens unitaire de la conception du monde >>, tantôt comme des « symptômes >> d'une personnalité artistique. Dans l'essai sur Le Mouve-ment néoplatonicien et Michel-Ange, il semble définir les symboles artistiques comme des «symptômes de l'essence intime de la personnalité de Michel-Ange 31 >> . La notion de symbole, que Warburg empruntait aux peintres d'em-blèmes de la Renaissance et à la psychologie religieuse, risque ainsi d'être réduite au domaine de l'esthétique tradi-tionnelle, qui considérait essentiellement l'œuvre d'art comme expression de la personnalité créatrice de l'artiste. I..;absence d'une perspective théorique plus vaste où placer le «valeurs symboliques »rend vraiment difficile l'élargis-sement du cercle herméneutique au-delà de l'histoire de l'art et de l'esthétique (ce qui ne signifie pas que Panofsky n'y ait pas souvent brillamment réussi) 32•

    30. E. Panofsky, L'Œuvre d'art et ses significations, Paris, Gallimard, coll.

  • IMAGE ET MÉMOIRE

    Quant à Warburg, il n'aurait jamais pu considérer l'essence de la personnalité de l'artiste comme le contenu le plus profond d'une image. Les symboles, à comprendre comme une sphère intermédiaire entre la conscience et l'identification primitive, lui paraissaient signifiants non pas tant (ou du moins pas seulement) pour la reconstruction d'une personnalité ou d'une vision du monde, que parce qu'ils n'étaient à propre-ment parler ni conscients ni inconscients : ils offraient ainsi l'espace idéal pour une approche unitaire de la culture capable de dépasser l'opposition entre histoire, ou étude des « expressions conscientes », et anthropo-logie, ou étude des « conditions inconscientes » où, plus de vingt ans plus tard, Lévi-Strauss vit le noyau central des rapports entre ces deux disciplines 33 .

    Le mot anthropologie aurait pu apparaître plus sou-vent tout au long de cette étude. Sans doute, le point de vue d'où Warburg considérait les phénomènes humains coïncide singulièrement avec celui des sciences anthro-pologiques. La façon la moins infidèle de caractériser sa « science sans nom >> serait peut-être de l'insérer dans

    par Warburg à la frontière de l'histoire de l'art, mais sans jamais donner lieu à un dépassement thématique de cette frontière, dans une approche globale des faits généraux de la culture. Cela correspondait probablement aussi à une objective nécessité vitale pour l'organi ation de l'Institut, dont l'activité a de toute façon marqué un incomparable renouvellement de études de l'histoire de l'art. Il n'en demeure pas moins qu'en ce qui concerne la ,vol. VII, n. 2, 1966; traduction française de C. Paoloni dans > : le Zwischenraum, où travaille sans cesse le tourment symbolique de la mémoire sociale. L'urgence d'une telle science, pour une époque qui doit se décider, un jour ou l'autre, à prendre acte de ce que < Valéry constatait déjà il y a trente ans, en écrivant «l'âge du monde fini commence 34 >>,cette urgence n'a donc pas besoin d'être soulignée. Seule cette science pourrait en effet permettre à l'homme occidental, sorti des limites de son ethnocentrisme, de se munir de la connaissance libératrice d'un «diagnostic de l'humain>>, pouvant le guérir de sa schizophrénie tragique.

    À cette science qui, après presque un siècle d'études anthropologiques, n'en est malheureusement qu'à son début, Warburg, « à sa manière érudite, un peu compli-quée 35 >>, a apporté des contributions non négligeables, qui nous permettent d'inscrire son nom à côté de ceux de Mau s, Sapir, Spitzer, Kerényi, Usener, Dumézil, Ben-veniste et quelques autres, peu nombreux toutefois. Il est probable qu'une telle science devra rester sans nom jusqu'au jour où son action aura pénétré si profondé-ment dans notre culture qu'elle aura fait sauter les fausses divisions et les fausses hiérarchies qui maintiennent séparées non seulement les disciplines humaines entre elles, mais aussi les œuvres d'art et les studia humaniora, la création littéraire et la science.

    34. L'affirmation de P. Valéry (dans Regards sur le monde actuel, Paris, Gallimard, 1945) va bien au-delà du simple sen géographique. .

    35. ,, Der Eintritt des antikisierenden Idealstils in d1e Malere1 der Früh Renais ance,, Kunstchronik, vol. XXV, 8 mai 1914; traduction dans A. Warburg, Essais florentins , op. cit., p. 242.

    31

  • IMAGE ET MÉMOIRE

    Cette fracture qui sépare, dans notre culture, la poé-sie et la philosophie, l'art et la science, la parole qui « chante>> et celle qui « récite », n'est qu'un aspect de cette schizophrénie de la civilisation occidentale que Warburg avait reconnue dans la polarité de la nymphe extatique et du mélancolique dieu fluvial. On sera vrai-ment fidèle aux enseignements de Warburg en sachant voir dans le geste dansant de la nymphe le regard contemplatif du dieu, et en comprenant enfin que la parole qui chante, récite, de même que chante celle qui récite. La science qui aura recueilli alors dans son geste la connaissance libératrice de l'humain méritera vrai-ment d'être appelée de son nom grec Mnemosyne.

    Apostille. 1983

    Cet essai a été écrit en 1975, après une année de fer-vent travail dans la bibliothèque de l'Institut Warburg. Il a été conçu comme le premier d'une série de portraits consacrés à des personnalités exemplaires, dont chacun devait représenter une science humaine. Seuls ont été rédigés l'essai sur Warburg et un autre consacré à Ben-veniste et à la linguistique, même si ce dernier n'a jamais été achevé.

    Sept ans plus tard, le projet d'une science générale de l'humain, tel que formulé dans cette étude, apparaît à l'auteur non pas dépassé, mais certainement plus à poursuivre dans les mêmes termes. Du reste, dès la fin des années soixante-dix, l'anthropologie et les sciences humaines sont entrées dans une phase de désenchan-

    32

    ABY WARBURG ET LA SCIENCE SANS NOM

    tement qui a rendu un tel projet probablement obso-lète. (Qu'il ait été reproposé un peu partout et de plu-sieurs manières comme un idéal générique toutes ces dernières années témoigne seulement de la légèreté avec laquelle, dans le domaine académique, on a l'habi-tude de résoudre les questions historiques et politiques implicites dans les problèmes de la connaissance.)

    L'itinéraire de la linguistique qui avait épuisé le grand projet du XIXe siècle d'une grammaire comparée, dès la génération de Benveniste, peut dans cette pers-pective servir d'exemple. Si d'un côté, avec le Vocabu-laire des institutions indo-européennes, la grammaire comparée avait atteint un sommet, sur lequel semblent glisser aussi les catégories épistémologiques des disci-plines historiques, de l'autre, avec la théorie de l'énon-ciation, la science du langage investissait le terrain traditionnel de la philosophie. Dans les deux cas, cela coïncidait avec le heurt de la science (ici la linguis-tique, cette « discipline phare » des sciences humaines) sur des bornes dont l'exacte identification semblait délimiter concrètement le champ où aurait pu se déve-lopper une science générale de l'humain, soustraite à l'indétermination de l'interdisciplinarité. Cela ne s'est pas passé et ce n'est pas ici le lieu de chercher à découvrir pourquoi. On a assisté, au contraire, à deux phénomènes : un repli académique sur des positions de la sémiotique, à l'arrière-garde (très en deçà des pers-pectives indiquées par Benveniste et même Saussure) et, à l'avant-garde, au grand tournant vers la linguis-tique formalisée du style de Chomsky, dont l'aventure très féconde est encore en cours, mais dont l'horizon épistémologique ne permet pas d'envisager un projet de ce genre dans les mêmes termes.

    33

  • IMAGE ET MÉMOIRE

    Pour en revenir à Warburg, appelé à représenter l'his-toire de l'art, parfois aussi par antiphrase, ce qui ne cesse pas d'être actuel est le geste décisif par lequel il soustrait la considération de l'œuvre d'art (et, au-delà, de l'image) à l'examen de la conscience de l'artiste, comme à celui des structures inconscientes. Tandis qu'en effet la phono-logie (et, sur ses traces, l'anthropologie lévi-straussienne) avait évolué, avec profit sans doute, vers l'étude des struc-tures inconscientes, la théorie de l'énonciation de Benve-niste, en couvrant le champ du sujet et le problème du passage de la langue à la parole, ouvrait à la recherche linguistique un milieu qui n'était pas proprement définissable à travers l'opposition conscient/inconscient. En même temps, la recherche comparative culminant dans le Vocabulaire offrait des résultats qu'il n'était pas possible de bien apprécier à travers l'opposition dia-chronie/synchronie, histoire/structure. Chez Warburg, ce qui pouvait apparaître par excellence comme une struc-ture archétypique inconsciente - l'image- se montrait au contraire comme un élément radicalement historique, le lieu même de l'opération cognitive humaine dans son rapport vital avec le passé. Ce qui émergeait à la lumière n'était en revanche ni une diachronie ni une synchronie, mais le point de fracture même de cette opposition, où le sujet humain se produisait.

    Le problème qui dans cette perspective se présente comme immédiatement préliminaire à tout développe-ment de la pensée de Warburg est celui - pleinement philosophique - du statut de l'image et en particulier du rapport entre image et parole, entre imagination et raison, qui déjà chez Kant avait produit l'aporie de l'imagination transcendantale. Car l'image est précisé-ment (et ceci pourrait bien être le fruit suprême de

    34

    ABY WARBURG ET LA SCIENCE SANS NOM

    l'enseignement de Warburg) le lieu où le sujet se dépouille de la mythique consistance psychosomatique que lui avait conférée, face à un objet tout aussi mythique, une théorie de la connaissance qui était en vérité une métaphysique déguisée, pour retrouver sa pureté originaire et - au sens étymologique - spécula-tive. À ce niveau, la « nymphe>> de Warburg n'est ni un objet extérieur ni un être intrapsychique, mais la figure la plus limpide du sujet historique même. De la même façon l'atlas Mnemosyne (qui semble à ses suc-cesseurs trop banal et, en même temps, bourré d'idio-tismes bizarres) n'est pas pour la conscience du savant un répertoire iconographique, mais quelque chose comme un miroir de Narcisse ; et celui qui n'en prend pas conscience le considère comme tout à fait inutile ou, à la rigueur, comme la question privée embarras-sante du maître, Warburg, relevant de sa maladie men-tale sur laquelle on a tant glosé. Comment ne pas voir, au contraire, que ce qui attirait Warburg dans ce jeu, consciemment risqué jusqu'à l'aliénation mentale, était justement la possibilité d'attraper quelque chose comme la pure matière historique, tout à fait identique à celle que la phonologie indo-européenne avait offerte à la maladie plus secrète de Saussure ?

    Il est superflu de rappeler que ni l'iconologie ni la psychologie de l'art n'ont jamais rendu justice à ces exi-gences. À la limite, comme l'a suggéré W. Kemp, c'est dans une recherche hétérodoxe comme celle de Ben-jamin sur l'image dialectique qu'on pourrait recon-naître une issue féconde de l'héritage de Warburg. Il nous semble désormais impossible de retarder la publi-cation des écrits inédits de Warburg conservés auprès de l'institut londonien.

    35