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1 Actualité de Michael Pollak Philippe ARTIÈRES De son étude sur Vienne aux grandes enquêtes sur le sida, Michael Pollak a marqué de son empreinte les sciences sociales des années 1980 et 1990. L’ouvrage collectif que lui consacrent aujourd’hui Liora Israël et Danièle Voldman témoigne de l’intérêt renouvelé que suscite l’oeuvre du sociologue. Recensé : Liora Israël et Danièle Voldman (dir.), Michael Pollak. De l’identité blessée à une sociologie des possibles, Bruxelles, Complexe/CNRS Éditions, collection « Histoire du temps présent », 2008, 266 p. Que laisse un chercheur lorsqu’il disparaît ? Des souvenirs, un bureau à ses collègues, une bibliographie, quelques livres, plusieurs mètres cubes de papiers noircis, des dizaines de cassettes magnétiques… et pour quelques-uns seulement une postérité. Rares sont ceux dont cette postérité est immédiatement évidente. Les chercheurs en sciences sociales passent souvent par un purgatoire dont beaucoup ne sortent jamais. Et puis il y a ceux envers qui, quinze après leur mort, une dette unanime est reconnue. Sans eux la discipline n’aurait pas été la même, sans eux des possibles ne se seraient pas ouverts, sans eux de jeunes chercheurs ne seraient pas entrés dans le métier. Le sociologue Michael Pollak, mort du sida à 44 ans est de ceux-là. Ses archives sont conservées dans pas moins de trois lieux (l’Institut d’Histoire du Temps Présent, l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine

Actualité de Michael Pollak

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Philippe ARTIÈRES, La Vie des Idées

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    Actualit de Michael Pollak

    Philippe ARTIRES

    De son tude sur Vienne aux grandes enqutes sur le sida, Michael Pollak a marqu de son empreinte les sciences sociales des annes 1980 et 1990. Louvrage collectif que lui consacrent aujourdhui Liora Isral et Danile Voldman tmoigne de lintrt renouvel que suscite luvre du sociologue.

    Recens : Liora Isral et Danile Voldman (dir.), Michael Pollak. De lidentit blesse une sociologie des possibles, Bruxelles, Complexe/CNRS ditions, collection Histoire du temps prsent , 2008, 266 p.

    Que laisse un chercheur lorsquil disparat ? Des souvenirs, un bureau ses collgues, une bibliographie, quelques livres, plusieurs mtres cubes de papiers noircis, des dizaines de cassettes magntiques et pour quelques-uns seulement une postrit.

    Rares sont ceux dont cette postrit est immdiatement vidente. Les chercheurs en sciences sociales passent souvent par un purgatoire dont beaucoup ne sortent jamais. Et puis il y a ceux envers qui, quinze aprs leur mort, une dette unanime est reconnue. Sans eux la discipline naurait pas t la mme, sans eux des possibles ne se seraient pas ouverts, sans eux de jeunes chercheurs ne seraient pas entrs dans le mtier. Le sociologue Michael Pollak, mort du sida 44 ans est de ceux-l. Ses archives sont conserves dans pas moins de trois lieux (lInstitut dHistoire du Temps Prsent, lInstitut Mmoires de ldition Contemporaine

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    et le Centre culturel autrichien de Paris), et, faisant suite Une identit blesse, livre dhommages publi immdiatement aprs sa disparition en 1993 chez son ditrice Anne-Marie Mtaili, un deuxime ouvrage collectif consacr ses travaux et comprenant des indits vient de paratre. Longtemps, luvre de ce chercheur international a t crase par sa fin tragique : le chercheur enqutant sur la maladie dont il allait succomber. Or, ctait l un immense contresens comme lexplique avec lgance et clart Luc Boltanski dans un texte qui clt le volume collectif : Pollak tait en qute dune nouvelle pratique de la fonction de lintellectuel, entre lexpert born et lintellectuel vaseux . Fils de mai 68, il avait fait partie, avec Luc Boltanski, Nathalie Heinich et quelques autres, de la gnration qui avait entour le travail de Pierre Bourdieu avant de prendre ses distances pour notamment dvelopper son propre sillon au sein du Groupe de sociologie politique et morale (GSPM, http://gspm.ehess.fr/). Comme lcrivent Liora Isral et Danile Voldman, il sest plac au confluent dune sociologie critique et dune sociologie alors naissante de la critique, enrichies des apports germanique et nord-amricain .

    Un sociologue cosmopolite Pollak a en effet incarn durant quelques annes une figure indite et prcieuse, celle

    dun sociologue cosmopolite, voire hybride, limage de la ville de Vienne en 1900 laquelle il avait consacr un bel ouvrage chez Gallimard dans la collection Archives en 1984. Intempestive, sa pense sest ainsi nourrie sans cesse de la confrontation de cultures sociologiques diffrentes et parfois opposes. Cette libert, si rare, comme nombre dauteurs du collectif le soulignent, la ainsi men sillonner nos socits modernes sous des angles et selon des questions trs divers : de Vienne aux tmoins de la Shoah, du sida mai 68. Sans doute la force de cette uvre est-elle davoir fait de lactivit de recherche son propre terrain denqute, ds sa thse qui porta, partir du cas de la sociologie et de la science conomique, sur les incidences de la politique scientifique sur lvolution du champ scientifique . Posture complexe, limage de son inscription institutionnelle, toujours dcale, comme si Pollak avait fait sien le mot de Foucault, navoir plus de visage pour apparatre l o on ne vous attend pas : de lOCDE au CNRS, du Wissenschaftskolleg de Berlin lEHESS, du Centre Georges Pompidou Cornell University. Saisissante, vingt ans de distance, est aussi la capacit de ce chercheur europen avoir initi des travaux collectifs (dont certains ont t poursuivis aprs sa mort), commencer par la pratique de la recherche quatre mains qui jalonne lensemble de sa bibliographie, illustration de lhumilit du chercheur en mme temps

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    que qute defficacit. Car Pollak a dvor les terrains avec un apptit rjouissant qui, dans le contexte de crise actuelle, nous encourage.

    Comment rendre compte de cette trajectoire Pollak, de ce parcours si original de recherche ? Sa proximit avec toute une gnration de chercheurs qui sont aujourdhui les principaux animateurs de la discipline sociologique fait la fois signe et prsentait un grand risque : en guise dhommage produire comme cest souvent le cas une suite infinie darticles o chacun loue ce quil tait et ce quil est devenu. Ici, rien de tel car Liora Isral et Danile Voldman ont rsolument voulu placer Michael Pollak du ct de notre actualit en se demandant quelle prsence ont aujourdhui ses travaux. Cest donc un portrait au prsent qui nous est propos, compos par une srie de douze articles dhistoriens, de statisticiens et de sociologues, complte par une table ronde sur la notion dexpert. Parmi les auteurs, Pollak lui-mme, dont les coordinateurs du volume ont eu lexcellente ide de republier ou de traduire deux articles passionnants : un premier, cocrit avec la sociologue amricaine des sciences Dorothy Nelkin et paru en 1979, sur la participation du public la prise de dcisions technologiques, dont la contribution de Pierre Lascoumes montre limportant apport thorique avec la prise en compte de ce que lon appelle aujourdhui la construction sociale du risque . Le second texte, cosign avec le statisticien Alain Desrosires, est issu dun atelier tenu en janvier 1987 Berlin qui portait sur la manire dont les scientifiques procdent quand ils fabriquent un produit. Il sagissait de montrer que ltude des techniques denregistrement, de formalisation et de description des sciences sociales ne pouvait tre spare ni des alliances et des politiques qui les sous-tendent ni de celle des formes sociales, ni mme des instruments de gestion conomique et sociale, quelles faonnent en retour .

    La recherche de lidentit la lecture du portrait intellectuel de Pollak qui sarticule ces publications, on est

    frapp par le fait que nombre des hypothses quil dveloppa de manire pionnire sont aujourdhui quasiment passes du ct du domaine partag : tout se passe comme si les quinze annes nous sparant de sa disparition avaient fait entrer les thmes de ses travaux, et surtout leur approche, dans le domaine collectif. De fait, il est frappant de constater, avec une gnration de chercheurs qui ne la pas connu (Florence Tamagne, Liora Isral ou Cyril Lemieux), combien son travail a port autour de la notion didentit, quil sagisse de lapproche du tmoignage ou des analyses novatrices et parfois fragiles sur la communaut homosexuelle. Cest prcisment sur ce dernier point que reviennent deux

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    des collgues de Pollak dans un bel article qui restitue lhistoire de la mise en place et de la ralisation dun projet scientifique particulier, savoir la cration dun vaste observatoire en milieu homosexuel partir de 1985. Janine Pierret et Marie-Ange Schiltz montrent travers cet exemple, qui prendra du fait de la disparition du sociologue un tour tragique, la formidable maturit de cette pense et sa capacit mettre en rseau une srie de modes dinvestigation trs varis afin de produire une connaissance indite, ainsi quune souplesse thorique refusant laffiliation unique. Lenqute plusieurs niveaux se dploie avec en particulier la clbre enqute Presse Gay (avec la publication dun questionnaire dans le journal Gai-Pied), le sociologue devenant au mme moment membre dAIDES, la premire association de lutte contre le sida. Et Pierret et Schiltz dcrire que Pollak inventa une position de mdiateur fort fconde, la fois pour la production scientifique, qui sest enrichie de son exprience personnelle, et pour les associations.

    Cest cette question de la fonction du chercheur que Nathalie Heinich consacre sa participation la table ronde en insistant sur limposante place de la recherche contractualise dans la bibliographie de Michael Pollak. Heinich rappelle que le sociologue fut aussi un formidable gestionnaire de contrats au sein de lassociation lADRESSE (Association pour le dveloppement des recherches et tudes sociologiques, statistiques et conomiques) quil prsida partir de 1984. Pollak tint ensemble, sans jamais brouiller les frontires, ni nourrir une quelconque rticence pour lune dentre elles selon Heinich, les fonctions dexpert, de chercheur et dintellectuel. Cest l, aux yeux de la sociologue, que Pollak demeure un modle suivre un moment o les querelles entre les tenants de la recherche sur contrat et ceux qui prnent une indpendance totale des chercheurs sont ractives par la cration de lAgence nationale de la recherche (ANR).

    Les ouvrages publis par Michael Pollak Avec Dorothy Nelkin, The Atom Besieged : Extraparliamentary Dissent in France and Germany, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1981. Vienne 1900 : une identit blesse, Paris, Gallimard, 1984. Max Weber en France : l'itinraire d'une uvre, Paris, IHTP/CNRS, 1986. Les homosexuels et le sida : sociologie d'une pidmie, Paris, Mtaili, 1988. En codirection avec Franois Bdarida, Mai 68 et les sciences sociales, Paris, IHTP/CNRS, 1989. L'exprience concentrationnaire : essai sur le maintien de l'identit sociale, Paris, Mtaili, 1990. En codirection avec Denis Peschanski et Henry Rousso, Histoire politique et sciences sociales, Paris, IHTP/CNRS, 1991. Une identit blesse : tudes de sociologie et d'histoire, Paris, Mtaili, 1993.

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    Pour aller plus loin :

    - Un texte de Michael Pollak sur lentretien en sociologie sur le site de lInstitut dHistoire du Temps Prsent : http://www.ihtp.cnrs.fr/spip.php?article239

    - Deux textes dhommage Michael Pollak crits par Pierre Bourdieu et Marie-Ange Schiltz loccasion de sa disparition : http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/varia/pollak92.html

    Texte paru dans laviedesidees.fr, le 3 octobre 2008

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