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1 MONNAIE ET HISTOIRE Les univers des monnaies métalliques jusqu’à la Première Guerre Mondiale Michel Aglietta Université de Paris X-Nanterre EconomiX Pour le Collège International de Philosophie La monnaie est universelle, transhistorique et omniprésente dans notre vie quotidienne. C’est un phénomène qui nous enveloppe et nous obsède. Les gens qui ont vécu des crises monétaires sévères ont témoigné du terrible traumatisme social qui les a assaillis. Le dérèglement de la monnaie entrouvre un gouffre où l’ordre social pourrait s’engloutir. Est-ce la raison pour laquelle l’économie orthodoxe, science de l’équilibre et de l’harmonie, a repoussé la monnaie dans l’insignifiance pour construire sa cathédrale : la théorie de la valeur ? Quoi qu’il en soit, seule une démarche pluridisciplinaire peut porter sur la monnaie un regard qui n’est pas a priori réducteur. C’est pourquoi un groupe d’universitaires de plusieurs sciences sociales a uni ses forces pendant dix longues années sous les auspices de l’EHESS pour pénétrer les arcanes de la monnaie 1 . Les quelques réflexions suivantes sur la nature de la monnaie sont nourries de cette aventure intellectuelle, tout en demeurant une interprétation personnelle. Elles essaient de formuler une définition théorique de la monnaie qui donne un principe d’intelligibilité à sa trajectoire historique, dans le monde occidental tout au moins. On en marquera quelques jalons qui ne constituent en rien 1 Un premier séminaire de 1993 à 1997 sous l’intitulé « souveraine té et légitimité de la monnaie » a été organisé par Michel Aglietta, André Orlean et Jean Marie Thiveaud. Il a donné lieu à la publication du livre « La monnaie souveraine » (Odile Jacob, 1998) sous la direction de Michel Aglietta et André Orlean. Un second séminaire intitulé « crises monétaires d’hier et d’aujourd’hui a pris le relais de 1999 à 2003. Il a abouti à un ouvrage collectif « La monnaie dévoilée par ses crises » sous la direction de Bruno Théret. Cet ouvrage est en instance de publication.

Aglietta M Monnaie Et Histoire

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Presentacion histórica del uso y desarrollo de la moneda en la economía.

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    MONNAIE ET HISTOIRE

    Les univers des monnaies mtalliques jusqu la Premire Guerre Mondiale

    Michel Aglietta

    Universit de Paris X-Nanterre EconomiX

    Pour le Collge International de Philosophie

    La monnaie est universelle, transhistorique et omniprsente dans notre vie

    quotidienne. Cest un phnomne qui nous enveloppe et nous obsde. Les gens qui ont vcu des crises montaires svres ont tmoign du terrible traumatisme social qui les a assaillis.

    Le drglement de la monnaie entrouvre un gouffre o lordre social pourrait sengloutir.

    Est-ce la raison pour laquelle lconomie orthodoxe, science de lquilibre et de lharmonie, a repouss la monnaie dans linsignifiance pour construire sa cathdrale : la thorie de la valeur ? Quoi quil en soit, seule une dmarche pluridisciplinaire peut porter sur la monnaie un regard qui nest pas a priori rducteur. Cest pourquoi un groupe duniversitaires de plusieurs sciences sociales a uni ses forces pendant dix longues annes sous les auspices de lEHESS pour pntrer les arcanes de la monnaie1. Les quelques rflexions suivantes sur la nature de la monnaie sont nourries de cette aventure intellectuelle,

    tout en demeurant une interprtation personnelle. Elles essaient de formuler une dfinition

    thorique de la monnaie qui donne un principe dintelligibilit sa trajectoire historique, dans le monde occidental tout au moins. On en marquera quelques jalons qui ne constituent en rien

    1 Un premier sminaire de 1993 1997 sous lintitul souveraine t et lgitimit de la monnaie a t organis

    par Michel Aglietta, Andr Orlean et Jean Marie Thiveaud. Il a donn lieu la publication du livre La monnaie

    souveraine (Odile Jacob, 1998) sous la direction de Michel Aglietta et Andr Orlean. Un second sminaire

    intitul crises montaires dhier et daujourdhui a pris le relais de 1999 2003. Il a abouti un ouvrage collectif La monnaie dvoile par ses crises sous la direction de Bruno Thret. Cet ouvrage est en instance de

    publication.

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    une histoire de la monnaie. Il sagit seulement de percevoir un processus dabstraction luvre qui tmoigne du mouvement de lhumanit vers luniversel.

    1. La monnaie comme lien social : dette, souverainet, confiance.

    La monnaie a une profondeur de temps vertigineuse. Elle est bien antrieure ce que

    les conomistes professionnels appellent lconomie de marchs. Elle dcouvre aux explorateurs une extraordinaire diversit de formes. Celles-ci fleurissent dans des socits que

    les conomistes ne connaissent pas et dans lesquelles ils ne reconnatraient pas ce quils appellent monnaie. Le prsent texte ne prtend pas se rfrer cette diversit. Il tire sa

    substance des travaux des anthropologues, des numismates et des historiens dans les socits

    tat du Proche Orient et du bassin mditerranen, puis de lEurope Occidentale2.

    Pour sapproprier lnorme matriau anthropologique et historique, il faut partir dun prsuppos en rupture avec les postulats de la thorie conomique. Il faut affirmer que la

    monnaie fait socit dans des groupes humains o une dimension essentielle de leurs

    relations passe par labstraction du nombre. Autrement dit on pose ici, en opposition avec la pense dominante en conomie, que la monnaie est le principe de la valeur.

    Ce principe sexprime dans un oprateur formel : la monnaie est ce par quoi la socit rend chacun de ses membres ce quelle juge quil lui a donn. Cette dfinition gnrale na de sens que si la socit est une entit diffrente de la somme de ses membres. Elle soppose donc lindividualisme mthodologique qui est le postulat standard de la dmarche conomique. Mais au nom de quoi cette opposition est-elle lgitime ? Au nom dun principe dappartenance quon appelle la souverainet. Cest un mode dexistence du collectif sans lequel aucune socit humaine ne peut exister. Il est radicalement irrductible toute relation

    interindividuelle.

    La raison ontologique se trouve dans la limite infranchissable de lexistence humaine qui est la mort. La source de la souverainet se trouve lextrieur de toute existence humaine : limmortalit postule de la socit face lexprience de la mortalit de ses membres. Parce quelle est prenne, la socit dploie une puissance de protection de la vie de ses membres. Sans cette puissance il ny a pas de groupe humain et pas de vie possible. La contrepartie de cette puissance est la dette de vie des membres de la socit lgard du souverain. Lorsque la puissance de protection est concentre dans une institution centrale,

    ltat qui prend en charge la prennit de la socit, la dette de vie devient dette sociale. Cette dette ne peut jamais steindre tant que la socit existe. Elle est lexpression financire de la prennit de la socit. Cest une obligation fiscale vis--vis de ltat contre les dpenses de protection qui obligent ltat vis--vis des membres de la socit. Lidentification, la mesure et la rgulation de la dette sociale est le fondement du politique.

    La premire dimension de la monnaie, lorsque la souverainet est reprsente par

    ltat, est donc la mesure de la dette sociale : le tribut fiscal dun ct, les dpenses de ltat sous toutes leurs formes de lautre. La monnaie y a la forme de loprateur de la valeur : lunit de compte. Cest dans ce rapport de la souverainet, qui est une, aux membres de la

    2 Plus prcisment la documentation utilise dans le prsent texte prend appui sur la Msopotamie et sur lEgypte

    Pharaonique, puis sur les Perses Achmnides, lpoque Hellnistique, le monde Romain, la Chrtient Latine, la formation des Etats Nations aux XVII et XVIII sicles, les systmes montaires internationaux du

    bimtallisme et de ltalon or dans le Grand XIX sicle.

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    socit, qui sont multiples, que labstraction du nombre a pu tre engendre. On ne mesure pas des objets htroclites dans des espaces individuels dutilit raret, on mesure des contributions la puissance collective du souverain.

    Ainsi en Egypte, ds lAncien Empire (3000-2700BC), la valeur est institue dans un talon or. Ctait le Sht(~7.5g. dor fin) dont le multiple tait le Deben(=12 Shts). Il est devenu talon argent au Nouvel Empire (1550-1230). Ctait un systme numrique sexagsimal, analogue celui qui tait en vigueur en Msopotamie la mme poque

    3. Cette

    unit de compte dfinissait les justes valeurs qui portaient les droits et obligations. A leur

    tour, ces valeurs taient les rfrents communs pour dterminer les prix des transactions

    importantes entre les dignitaires de la hirarchie impriale (offrandes aux temples,

    transactions foncires et immobilires, achats et ventes desclaves, etc.). Mais, pendant plus de 2500 ans o lEgypte a t souveraine, on na pas trouv la trace de moyens de transaction montaires. Disons que les biens schangeaient par troc, mais les prix ntaient pas fixs par troc.

    Lunit de compte dsigne la dimension symbolique de la monnaie. Cest la monnaie comme langage numrique, donc abstrait, de la valeur. Parce quelle est lgitime par la souverainet, cette dimension cre des significations partages de lappartenance la socit. Cest le fondement de la confiance hirarchique. La dfinition de lunit de compte et lnonc des justes valeurs appartiennent au souverain. Il y a donc un lien troit entre la monnaie comme langage, qui est loprateur symbolique du systme des comptes, et les rgles dusage de la monnaie qui sont nonces par linstitution centrale. Parce que le systme des comptes de la dette sociale tait le rfrent des autres transactions, la confiance a pu stendre ces contrats. Elle est devenue mthodique, cest--dire opratoire et reproductible sans intervention directe de la mdiation du souverain.

    Mais ces deux dimensions de la confiance ne suffisent pas assurer la prennit de la

    socit. Car la reprsentation de la souverainet par ltat peut toujours tre usurpe. En effet, la dette sociale suscite une organisation administrative des obligations de ltat qui dveloppe des stratifications sociales. Entre ces groupes se forme un systme de dettes et crances driv

    de la dette sociale. En quelque sorte, ce nest pas le public qui se forme dans les carences de lincompltude des rapports interindividuels, comme le pensent les conomistes. Cest le priv qui se dploie dans les interstices du public en sappuyant sur son systme de valorisation. Les dettes et les crances ingalement rparties nourrissent la rivalit et la lutte

    pour lappropriation prive de la richesse de la socit. La monnaie devient ainsi ressource de pouvoir. A la fois principe dappartenance collective et vecteur dappropriation prive, elle est ambivalente.

    Il doit donc exister une forme de confiance qui garantisse que le processus politique

    prserve lintgrit de la monnaie comme oprateur de cohsion sociale. On lappelle confiance thique

    4. En quelque sorte, la confiance hirarchique est la confiance thique ce

    que la lgalit est la lgitimit. Cette troisime dimension de la confiance qui domine les

    deux autres et leur permet de jouer leur rle de lien social est cruciale. Cest le principe dappartenance qui fonde le lien entre les gnrations et fait reconnatre la dette sociale. Elle permet de comprendre que la monnaie, oprateur de la mesure et de la circulation de la dette

    sociale, nest pas une crature de ltat, mais bien le lien social le plus fondamental. Il nen est ainsi que si le politique se conforme la souverainet qui lgitime son action organisatrice. A

    3 Franois Daumas, La civilisation de lEgypte Pharaonique , Arthaud, 1987, chapitre 6, p.201-203.

    4 M.Aglietta et A.Orlean eds (1998), La monnaie souveraine , Odile jacob, introduction pp.24-29.

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    contrario, les crises montaires sont aussi des crises politiques et sociales, des crises o la

    reconnaissance de la dette sociale est menace. Par consquent, ce sont des crises de

    souverainet.

    On aboutit ainsi une structure triadique de lentit sociale appele monnaie5. La monnaie est la fois un langage en tant que systme des comptes, une institution par ses

    rgles dmission et dusage, un objet en tant que moyen de paiement. Chacune de ces dimensions sociales de la monnaie correspond une forme de la confiance (figure 1). Les

    deux premires dimensions ont t dveloppes ds la plus haute Antiquit. Mais la troisime,

    les moyens de paiements au dtail et revtus du sceau de la souverainet, faisant de la

    monnaie une relation pleinement fiduciaire, est apparue beaucoup plus tard.

    5 B. Thret, introduction la monnaie dvoile par ses crises, paratre, ed. EHESS.

    Monnaie institutionnalise(confiance hirarchique)

    Rgles de monnayage

    Monnaie incorpore(confiance thique)

    Unicit du systme

    des comptes

    Monnaie objective(confiance mthodique)

    Pluralit des moyens

    de paiements

    Figure 1 La structure triadique de la monnaie

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    2. Monnaie et tat : entre constitution montaire et arbitraire politique.

    Lenseignement de lhistoire le plus dirimant, par rapport aux mythes que racontent inlassablement les conomistes au mpris de toutes les dcouvertes de lanthropologie, est limmense distance temporelle qui spare ltablissement des formes abstraites de la monnaie de son objectivation dans des moyens de paiements matrialiss. En effet le mythe du troc

    veut que la valeur des objets soit une donne de la nature et de la psychologie humaine qui est

    rvle dans lchange direct des objets entre individus sous la forme du prix. La monnaie ne vient quaprs et elle vient sous la forme du moyen de paiement accept par les individus parce que plus commode pour raliser les changes. Dans cette conception, la monnaie est

    dabord moyen dchange et na de valeur quen absorbant la fonction de moyen dchange.

    Comme on la vu plus haut, cest exactement le contraire de ce quenseigne lanthropologie. La monnaie est le principe social de la valeur qui apparat lorsque la socit se divise, se

    stratifie et polarise la conservation de son unit dans un centre unificateur, ltat. La valeur est la reprsentation de lunit du social et la monnaie en est le symbole, ce qui est mis pour et auquel on croit ensemble. Le lien entre le Un et le multiple, cest--dire la mesure des droits et obligations reprsentatifs de la dette sociale, sinscrit dans le systme des comptes. Les inscriptions qui ont pu tre recueillies sur les tablettes dargile dun ct, sur les pierres de granite de lautre, semblent indiquer que la comptabilit est peut-tre contemporaine de linvention de lcriture en Msopotamie comme en Egypte. En effet, la comptabilit est le langage de la finance, cest--dire du systme des dettes qui font la trame du lien social.

    En tant que dpositaire et rgulateur de la dette sociale, percepteur du tribut et redistributeur

    de la richesse, le Palais, cest--dire ladministration centrale, nonait les rgles selon lesquelles les comptes devaient tre tenus. Les registres comptables taient tenus par les hauts

    dignitaires qui dterminaient les prlvements tributaires des communauts rurales et les

    redistributions au nom du prestige et de la puissance de lEmpire. Mais aucune trace de pices de monnaie frappe leffigie des souverains ou celles des divinits protectrices na pu tre trouve pendant plus de deux millnaires.

    Cependant dans les priodes no-assyrienne (704-612) et no-babylonienne (609-539), les

    fouilles ont dcouvert dans des trsors des morceaux de mtaux bruts et dcoups de manire

    fruste6.Ce sont principalement des lingots dargent, mtal montaire qui stait, en effet,

    impos comme le support des units de compte. Lexistence de ces mtaux montaires sans marque souveraine indique que la cration montaire (la dcoupe des lingots dargent) avait probablement des origines multiples :des proches de lempereur, mais aussi des temples respects et peut-tre des marchands rputs qui faisaient le commerce longue distance.

    Labsence de poinons et de toute marque officielle ne permet pas de supposer que les dcoupes aient t faites dans des ateliers montaires. Il sensuivait une incertitude sur les poids et les titres de ces moyens dchange. Cela permet dinfrer que la sphre des paiements au dtail tait troite. La confiance mutuelle devait limiter les vrifications et les litiges.

    Il faut chercher linvention de la frappe montaire sous lautorit du souverain en Asie Mineure, dans le royaume de Lydie au dbut du VI sicle B.C. Ce qui importe, cest la signification thorique de cette innovation sociale. En revanche peu importe de notre point de

    6 Georges Le Rider, qui a synthtis une norme documentation numismatique, fait lhypothse quil peut sagir

    de moyens dchange ayant pu servir dans des transactions entre personnages puissants des fins dachat et de vente fins prives dlments de la richesse sociale distribues par le souverain en tant que gratifications pour services rendus. Voir G. Le Rider (2001), La naissance de la monnaie. Pratiques montaires de lOrient Ancien , PUF.

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    vue la controverse sur la date de lapparition de la monnaie frappe Sarde. Disons que ce sont les deux derniers rois de Lydie, Alyatts (610-560) et Crsus (560-546) qui en furent les

    auteurs. Les pices furent frappes en lectrum (alliage naturel dor et dargent) charri par le Pactole. Les pices portaient de un trois poinons au revers selon leur poids et le groupe

    mtrologique auxquelles elles appartenaient.

    Depuis la plus haute antiquit lunit de compte tait dfinie dans un poids de mtal. Elle ntait pas dtache de ce poids et de la qualit en teneur de mtal pur. Mais les morceaux de mtaux utiliss comme moyens dchange lest de lEuphrate devaient tre pess jaugs en qualit si la confiance faisait dfaut. Au contraire, la monnaie frappe dans les ateliers

    montaires offciels par les rois de Lydie tait Dokima. Elle avait cours lgal. Il tait donc

    interdit de la peser et de vrifier sa qualit7. Ctait donc une monnaie fiduciaire qui tait

    objective dans des moyens dchange. La confiance hirarchique, cest--dire la croyance dans lunit de la socit centralise dans ltat, tait prouve dans les changes par lacceptation sans condition de la monnaie frappe. Ainsi la confiance hirarchique engendre t elle la confiance mthodique entre les utilisateurs de la monnaie et non linverse. La puissance de ltat dlimitait lespace de circulation de la monnaie. Elle avait cours lgal non seulement en Lydie, mais aussi dans toutes les cits milsiennes soumises lautorit du royaume de Lydie. Linstitution du cours lgal formait le standard lydo-milsien.

    Linvention du monnayage a des implications politiques et fiscales immenses. La plus importante sur le trs long terme a sans doute t lavance de labstraction par laquelle ltat unifie la socit en sacquittant de la dette sociale. Le monopole sur lmission de la monnaie renforce lidentit collective. Le seigneuriage prlev dans cette mission accrot les moyens de la politique fiscale. Et surtout le dcouplage entre la valeur montaire et la valeur

    pondrale des mtaux que permet la monnaie Dokima est lorigine des rformes montaires. Par ces rformes ltat peut modifier la valeur des moyens de paiements disponibles dans lconomie. La politique montaire est ne. La contradiction entre la tentation de larbitraire que permet le pouvoir souverain sur la monnaie et la lgitimit de ce pouvoir au nom du bien commun quest lidentit collective va traverser lhistoire de la civilisation occidentale. Lordre montaire est troitement li lordre politique par lequel la confiance hirarchique est subordonne la confiance thique. A contrario, le dsordre

    montaire est toujours et partout un dsordre politique et social.

    La monnaie Dokima fait entrer la valeur dans une logique purement sociale parce quelle spare le signe (le quantum de valeur inscrit sur la pice de monnaie) de la chose signifie (le

    poids et le titre du mtal monnay). Il devient donc possible de modifier souverainement le

    poids et le titre du mtal contenu dans une pice en conservant sa valeur nominale. Une

    rforme montaire pouvait donc abaisser instantanment la valeur des dettes.

    La premire rforme montaire connue dans lhistoire a t celle de Hippias tyran dAthnes en 527 B.C

    8. Pour augmenter les ressources de la cit en guerre contre lempire perse, il retira toute la monnaie lgale, rduisit le prix officiel en units de compte du mtal apport

    7 Les origines du monnayage sont dcrites dans M. Finley (1975) Lconomie antique , Ed. de Minuit et dans

    J.M. Servet (1984), Nomismata. Etat et origines de la monnaie , Presses Univ ; de Lyon. 8 Selon Aristote, le chef lacdmonien Solon aurait fait une rforme montaire la fin du VI sicle pour allger

    la dette des paysans pauvres lgard des riches propritaires fonciers. Il abaissa de 30% la valeur des dettes par une dvaluation du mme montant de la drachme. La mine dargent qui valait 70 drachmes avant la rforme, en valait 100 aprs. Linstitution de la monnaie serait le lien social par lequel at surmonte la crise des anciennes communauts rurales de la grce archaque au VI sicle. Voir L.Gernet (1968), Anthropologie de la grce

    Antique , Gallimard.

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    latelier montaire, frappa un nouveau type montaire et mit les nouvelles pices en circulation.

    Le systme montaire athnien lage classique et la crise terrible qui la frapp dans la guerre du Ploponnse constituent une illustration de la conception de la monnaie argumente

    dans ce texte.

    Le systme montaire athnien constitua le pivot dune union montaire impose partir de 450 aux cits grecques allies contre lempire perse par la ligue de Dlos conclue en 477 B.C. Car limprialisme athnien, contrairement aux perses, tait centralisateur. Athnes imposa son talon argent 99% de mtal fin, le clbre Ttradrachme, frapp au type de la chouette

    de Pallas Athna protectrice de la cit. Le numraire athnien avait cours lgal sur le territoire

    des cits ligues. Il sagissait donc dun trait en forme de constitution montaire qui navait rien envier au trait de Maastricht portant cration de leuro prs de 2500 ans plus tard ! En outre, le Ttradrachme circula comme monnaie internationale dans tout le bassin

    mditerranen. Sa valeur tait suprieure au poids de mtal contenu, mme dans les territoires

    comme lEgypte qui taient dans lespace culturel hellnistique mais qui ntaient pas sous linfluence politique dAthnes.

    Cependant lorganisation du systme montaire dcoule dune logique quil faut rechercher lintrieur de la cit, pas dans le commerce international. La monnaie fait partie intgrante du systme politique. Elle est dcrte par le gouvernement de la cit. Son garant est la loi,

    pas la valeur commerciale du mtal qui en est le support. La monnaie est une institution

    sociale qui sidentifie ltat de droit pour garantir luniformit des rapports dchange entre les citoyens. Grce la confiance quelle inspire, la cit peut faire des rformes montaires tant que le cours fix par la loi est accept sans discussion par les citoyens. Cest donc la solidit politique de la cit qui est reconnue derrire ladhsion la rgle montaire, puisque les marchands ont toujours la possibilit de comparer la valeur officielle des pices la valeur

    commerciale du mtal quelles contiennent. Il sensuit que linstitution de la monnaie Dokima cre un lien social radicalement diffrent des quivalences pondrales entre lingots de mtal.

    Le change lui-mme tait institutionnalis et supervis. La cotation des changes tait place

    sous la responsabilit des magistrats de la cit qui dterminaient quel rapport la cit devait

    accepter les pices trangres. Au fur et mesure o le commerce se dveloppait dans la mer

    Ege, les marchs de change prirent une existence permanente. A linstar du dollar aujourdhui, le Ttradrachme jouait le rle de devise cl et assurait le financement par les autres cits dun commerce extrieur structurellement dficitaire.

    Mais la trs longue guerre du Ploponnse (431-404), acheve par la dfaite militaire

    dAthnes contre Sparte, dtriora le systme montaire. Elle livre un enseignement pour la thorie de la monnaie. Dans la crise le besoin vital de dviter la destruction complte du lien social suscite des innovations montaires, dont certaines subsistent ou sont rintroduites plus

    tard et transforment les systmes montaires.

    Ce fut une guerre impitoyable et destructrice car elle mit en jeu la souverainet. Elle opposa,

    en effet, les rgimes oligarchiques, terriens et autoritaires, rassembls par Sparte aux cits

    dmocratiques et maritimes, lies par la ligue de Dlos. Une premire phase de 431 421 fut

    une guerre dusure qui entrana lattrition rciproque des conomies. Une trve prcaire et frquemment viole fut conclue jusqu lchec de lexpdition athnienne contre Syracuse en 413. Alors la situation dAthnes empira sensiblement. La route du bl fut coupe et les mines du Laurion do la cit extrayait largent furent occupes par les armes lacdmoniennes.

  • 8

    La pnurie dargent trangla les changes. Pour viter la paralysie, aggrave par les comportements de thsaurisation, la cit frappa des pices de bronze. Cette innovation est

    importante parce que le bronze montaire (alliage de cuivre, dtain et de plomb) nest pas un mtal prcieux. Sa production est peu coteuse. Le ratio mtallique bronze argent tait de

    officiellement de 93/1 la fin du V sicle, mais plus couramment 100 ou 120/1. Son

    incorporation dans le systme montaire reprsente une dconnexion quasi complte de

    linstitution de la valeur sociale par la monnaie et de la valeur commerciale du mtal. Cest un bond en avant de labstraction, pour autant que la population conserve sa confiance dans lautorit mettrice.

    Les premires pices de bronze ne furent pas frappes Athnes, mais dans le camp ennemi

    entre 430 et 420 Corinthe et Syracuse. Les pices de bronze remplacrent de minuscules

    pices dargent peu pratiques. Athnes chercha prserver son systme montaire en puisant dans ses rserves qui furent mobilises par trois impts extraordinaires. Aprs

    lanantissement de la flotte en 406, Pricls se rsolut confisquer les offrandes en or de lAcropole pour pouvoir importer le bl et les matriaux stratgiques.

    Largent ayant disparu, il frappa des monnaies de bronze au mme type que les Ttradrachmes. Mais cette substitution entrana la hausse des prix, symptme de la

    dtrioration de la confiance. Aprs la reddition dAthnes en mars 404, un coup dtat soutenu pr le chef de sparte Lysandre instaura un rgime de terreur (le rgime des Trente). Il

    commit tant dexactions quil finit par tre rejet par le peuple. Le retour de la dmocratie permit au gouvernement de jouer sur les divergences entre sparte et les Perses, de reprendre la

    guerre en 394 et de rcuprer les mines du Laurion. Cela entrana le choix dflationniste de

    restauration de lordre montaire ancien par dmontisation et retrait des pices de bronze sans change contre des pices dargent. Heureusement le rtablissement conomique fut rapide, ce qui vita une crise de lendettement des paysans et artisans qui souffraient cruellement du manque de liquidits

    9.

    Ce choix dflationniste fut clairement politique. Ce fut laspiration retourner aux sources de la souverainet pour restaurer lunit des citoyens. On exalta la constitution des anctres. Quant linnovation de la monnaie de bronze, elle ne fut pas perdue. Elle simposa aprs son adoption en Macdoine par Philippe II et Alexandre III. Aprs la conqute dAlexandre en 332, elle se rpandit dans tout lempire hellnistique, notamment dans lEgypte Ptolmaque. Plus tard ce fut un des piliers du systme trimtallique de la Rpublique romaine (or, argent,

    bronze).

    Au plan thorique, les preuves dAthnes alimentrent la rflexion dAristote sur la monnaie, labore dans son Ethique Nicomaque. Aristote se proccupe de lambivalence de la monnaie. La monnaie prserve la cohsion de la cit. Mais cette vertu publique est menace

    par le vice priv qui consiste accaparer la monnaie comme richesse. La chrmatistique,

    cest--dire laccumulation de la monnaie dans des trsors privs, dtruit le bien commun. Aristote affirme donc le bien de lchange mutuel sous lgide de la loi contre le mal de la cupidit prive. Il dveloppe pour ce faire une thorie du juste prix que le dveloppement de

    la finance prive, source denrichissement montaire, corrompt. On comprend en lisant ces textes linfluence de la pense dAristote sur lIslam ses dbuts et sur la Chrtient mdivale, lorsquil fut redcouvert.

    9 Catherine Grandjean tudie la crise montaire athnienne au chap1 guerre et crise de la monnaie en Grce

    ancienne la fin du V) sicle av. J.C. , dans louvrage paratre La monnaie dvoile par ses crises , B.Thret ed., EHESS,

  • 9

    La cit est un rseau de solidarits rciproques. Lchange en est le maillon lmentaire. Il ne doit pas devenir un moyen daccaparement qui dresse les citoyens les uns contre les autres. Les oprations de prts pour financer le commerce maritime cherchent tre clandestines

    pour chapper la fiscalit. Elles sont donc sources denrichissement indu.

    Sil est institu et accept comme bien public, ltalon universel mesure toute forme de service rendu son juste prix, cest--dire la contribution de chaque citoyen au bien commun. Seul le juste prix protge la cohsion sociale. Il faut donc sopposer aux changements de valeur dans les marchs. Car les dettes rciproques des citoyens et les dettes des citoyens vis-

    -vis de la cit sont fixes par les statuts politiques et dtermines par le dbat dmocratique.

    La politique doit donc diriger la vie civile, ce qui implique de se garder de tout pouvoir

    arbitraire, dont celui de largent. Pour ce faire la politique doit se conformer aux principes qui ont fond la cit.

    3. Monnaie, marchs et capitalisme

    Aprs la chute de lempire romain au V sicle de notre re, lconomie montaire a recul vertigineusement en Occident, poursuivant un processus qui avait t engag dans la grande

    inflation romaine du IV sicle. La dfiance lgard de toute frappe montaire a accompagn leffondrement de la souverainet. Le Haut Moyen Age a rgress des formes rudimentaires dchange qui utilisaient des lingots et danciennes pices romaines changes leur poids. Car lespace social de la valeur sest morcel.

    En effet, lavnement des rois francs a a amen des formes claniques de gouvernement, o lappartenance tait dfinie sur des critres ethniques. Cest lEglise qui a t dpositaire de lhritage du Bas Empire pour lmission montaire. Entre le V et le VIII sicle, les ateliers montaires qui frappaient lor et largent se trouvaient dans les principaux monastres. Mais ces ateliers taient disperss, sans dispositif de contrle de qualit, ni de rgulation des

    changes. Cest pourquoi le chaos montaire entrana une perte de confiance qui fit rgresser la reprsentation de la valeur sa mesure pondrale avec usage des lingots dans les changes.

    La reconstruction de la souverainet fut un processus complexe et de trs longue dure,

    fondant la Chrtient sur une alliance de lEglise et de lEtat. La souverainet partage se constitua sur le modle de la hirarchie enchevtre. Son ancrage territorial, issu de lchec de la tentative carolingienne de restaurer la souverainet impriale, fut le modle du fief. Les

    seigneurs fodaux conservaient les terres que les rois francs avaient confisques, mais

    versaient une contribution financire lEglise en reconnaissance de sa proprit minente. Les seigneurs pouvaient eux-mmes faire don des vassaux de parties des terres dun fief sans abandonner les droits qui dcoulaient de leur suzerainet. Une hirarchie de droits de

    proprit pouvaient donc samonceler sur une mme terre.

    La forme symbolique de lallgeance du roi lEglise tait le sacre. Cette crmonie faisait du roi lintercesseur de lordre divin dans lordre social. En contrepartie de cette dlgation de souverainet, les rois sengageaient protger le Saint Sige. En France pendant des sicles les rois se recommandrent de leur droit divin pour perptuer le pacte dalliance avec leur peuple

    10. Limmortalit de la socit face la mortalit de ses membres tait symboliquement

    10

    J.M. Thiveaud (1995), les premiers temps de lalliance , chap1, in histoire de la finance en France , eds P.A.U., pp.53-88.

  • 10

    reprsente dans le ddoublement de la personne du roi : personne humaine mortelle dun ct, souverainet exprime dans la ligne hrditaire de la succession des rois de lautre.

    La Chrtient tait donc un systme hirarchis et supra territorial. Ce systme trouva sa

    formalisation juridique dans la rforme grgorienne, mene bien par la Papaut. Cette

    rforme fut fondamentale pour lvolution de lEurope. La prpondrance du sacr sur le profane, de la souverainet sur les affaires civiles, fut affirme par la mise hors march du

    sacr. La vente des dignits et des fonctions ecclsiastiques fut prohibe. Le Droit canon fut

    difi et les redevances du clerg rgulier et celles qui taient perues par le clerg sculier

    furent draines par la Papaut. Le Saint Sige concentra ainsi dnormes ressources quil relana dans les circuits montaires par ses dpenses en vue de rtablir son autorit sur les

    lieux saints. Cela entrana dnormes flux financiers entre Rome et tous les territoires de lEurope.

    La reconstitution de la souverainet prcda donc et fut la condition indispensable de la

    ranimation du commerce et de la circulation montaire. Les codes de corporations furent

    instaurs, les franchises accordes aux villes furent promulgues, les foires furent organises.

    Le rseau des villes de foire stendant sur tout lespace de la Chrtient fut le terreau sur lequel le capitalisme prit racine partir du lancement des Croisades la fin du XI sicle.

    Cette nouvelle conceptualisation de la souverainet marquait une rupture profonde avec

    lAntiquit. Le politique ntait plus la source primordiale des statuts sociaux et le principe de lgitimation des conduites. Certes la tradition philosophique du stocisme avait promu la

    valeur de la personne humaine, visant son auto panouissement dans le renoncement aux

    honneurs de la socit. Mais le Christianisme a institu la conception de ltre humain limage de Dieu, dont la finalit dans sa vie terrestre est le salut individuel. Cette finalit spirituelle est lgitime par lEglise, non par le politique. Corrlativement il a rendu lesclavage immoral et a valoris le contrat de travail entre individus libres. La rencontre au cours des sicles entre laspiration au salut et ce qui fut appel plus tard lesprit du capitalisme a ouvert la voie aux innovations financires prives du Moyen Age, dont

    linitiative se trouve chez les marchands banquiers.

    Cest donc lEglise qui a redonn vie la circulation montaire en tant quensemble o sexerce une souverainet sans frontires de source sacre. LEglise organise un rseau supra territorial de finances pontificales grce lengagement du cens ecclsiastique vers par les abbayes, les seigneurs, les princes et les villes franches. Mais lEglise ne cre pas de monnaies. Elle utilise les monnaies locales des contributeurs et donc incite au dveloppement

    des marchs de change. Ce sont les changeurs pontificaux qui devinrent les marchands

    banquiers11

    .

    Les innovations montaires du Bas Moyen Age (XIII-XV sicles) firent faire un grand bond

    en avant labstraction dans linstitutionnalisation de la monnaie, donc dans la rgulation de la valeur. Les deux grandes innovations montaires furent lune publique, linstitution dunits de compte abstraites, lautre prive, linvention de la lettre de change. Larticulation de ces deux lments a constitu un systme montaire dualiste international qui a rgul la premire phase dessor du capitalisme jusqu la dcouverte des gisements du Potosi au Prou au cours du XVI sicle.

    11

    C. Dupuy (1992), De la monnaie publique la monnaie prive au Bas Moyen Age , in Genses, n 8, Juin,

    pp.25-59.

  • 11

    a. Famines montaires, diversit des espces et institution des units de compte abstraites : les mutations montaires.

    En dpit du dveloppement de la monnaie scripturale que lon va tudier plus loin, les conomies de lEurope taient troitement dpendantes des monnaies mtalliques. Or les mtaux prcieux taient drains hors de lEurope pour financer la balance commerciale structurellement dficitaire avec lOrient. Plus massif encore fut le cot des Croisades. Les mines europennes ne parvenaient pas un rendement suffisant pour combler lampleur des sorties de mtal hors dEurope et les pertes dues aux guerres continuelles entre les monarques europens. La pnurie atteignit son paroxysme la fin du XIV sicle, inaugurant la grande

    dflation du XV sicle.

    La pnurie des mtaux prcieux, tantt latente, tantt aigue, provoqua une innovation

    montaire des monarques qui cherchaient affirmer leur souverainet montaire les uns

    contre les autres en prservant leur stock despces montaires. Ce fut linvention dunits de compte abstraites, cest--dire non dfinies sur un support mtallique : la livre tournois en France, la livre sterling en Angleterre, le maravdis en Espagne, etcCe sont les monnaies mtalliques qui se dfinissent en units de compte qui est le centre du systme montaire. Ce

    systme dualiste imposa la prpondrance de la monnaie royale, rduisit les monnaies

    seigneuriales linsignifiance et garantit la primaut de valeur de chaque monnaie royale sur les monnaies trangres circulant sur le territoire national.

    En 1266 son retour des Croisades o il avait t tenu prisonnier et avait t libr contre une

    norme ranon, Louis IX frappa lcu dor et le gros dargent. Il fixa souverainement la valeur des pices en termes de livres tournois dans la quelle les dettes taient exprimes. Aucun

    nombre ntait inscrit sur les pices. Il offrait ainsi ses successeurs lopportunit de dcrter des mutations montaires sans avoir remodeler les poids et les titres des

    pices en circulation. Le pouvoir dachat de la masse montaire pouvait augmenter globalement sans que sa structure ne soit modifie, tant bien sr que les prix naugmentent pas au point dannuler le gain de la mutation. Lorsque le roi dcidait que lcu dor tait rehauss de 20% (la livre tournois abaisse), toute la constellation des pices venait saligner sur la nouvelle dfinition de la monnaie de compte en fonction de leurs valeurs relatives.

    Pendant plusieurs sicles les mutations montaires ont t linstrument des politiques royales consistant dvaluer (la plupart du temps) ou rvaluer (exceptionnellement) lunit de compte selon les intrts financiers de ltat qui est la fois dbiteur et crancier12. Cette politique tait efficace dans un environnement dflationniste. Dans la dflation du XV sicle

    cette politique tait approuve par les corporations marchandes et par la population. Elle

    permettait de relancer les dpenses en insufflant des moyens de paiements de plus grand

    pouvoir dachat sur les biens. Cela permettait de soutenir les prix des marchandises et freinait donc les forces dflationnistes. Au XVI sicle, au contraire, avec larrive des mtaux monnayables dAmrique, la dprciation de la monnaie de compte amplifia les effets inflationnistes de labondance montaire. La dvaluation de la livre tournois rvlait la contradiction entre la rgulation de la monnaie et les besoins financiers de ltat. La dvaluation de la livre tournois devint lenjeu de conflits sociaux aigus

    12

    M. Bloch (1953), Mutations montaires dans lancienne France , Annales ESC, vol.VIII, pp. 145-158.

  • 12

    Le changement de la perception des mutations est un symptme de la perte de confiance dans

    le systme dualiste. Jusqu la fin du XV sicle les mutations sont interprtes comme des rehaussements des monnaies mtalliques, lunit de compte tant le centre du systme. Au XVI sicle elles sont dsignes par rfrence aux monnaies mtalliques. Elles sont

    interprtes comme des dvaluations de lunit de compte. La livre tournois surtout subit la dfiance. Les communauts marchandes ont utilis des rfrences alternatives sous forme

    dunits de compte prives pour les contrats qui taient compenss et rgls aux dates des foires, et cela malgr les interdictions royales.

    Il est vrai que la dvaluation de la livre tournois fut bien plus prononce que celle de la livre

    sterling (tableau 1). Car la monarchie franaise tait absolue. Au contraire, ds 1215 les

    finances publiques anglaises taient contrles par le Parlement. Cependant, au XVI sicle

    les dvaluations en cascade sacclrent sous leffet des besoins financiers insatiables des monarques en mme temps que la production mondiale dargent explose (tableau 2). Il en rsulte un dysfonctionnement gnral du systme dualiste. Bien que les dprciations de la

    livre sterling sarrtent pratiquement avec Elizabeth I, il faudra encore plus dun sicle de dsordres montaires et politiques avant la cration de la Banque dAngleterre en 1694, pour que soit institu un systme montaire compatible avec les nouveaux besoins du capitalisme.

    Tableau 1. Cinq sicles de mutations montaires

    France Angleterre

    Rgnes et

    dates de

    mesure

    Milligrammes

    or fin dans

    livre tournois

    Val..rsiduelle

    livre tournois

    (% initiale)

    Rgnes Milligrammes

    or fin dans

    livre sterling

    Val..rsiduelle

    livre sterling

    (% initiale)

    Louis IX

    (1266)

    8270 100 Edouard I

    (1278)

    20500 100

    Philippe le

    Bel (1311)

    4200 50,7 Edouard III

    (1350)

    17400 84,8

    Louis XI

    (1480)

    2040 24,6 Henry VII

    (1489)

    15470 75,5

    Henri IV

    (1600)

    1080 13,1 Henry VIII

    (1535)

    9200 44,9

    Louis XIII

    (1640)

    621 7,5 Elizabeth I

    (1560)

    7750 37,8

    Louis XIV

    (1700)

    400 4,8 Georges III

    (1793)

    7320 35,7

    Louis XVI

    (1789)

    300 3,6

    Extrait de Cailleux, in Revue de Synthse, n99-100, juillet-dcembre 1980, pp. 253-254.

  • 13

    Tableau 2. Production mondiale de mtaux prcieux et entre Sville

    (moyenne sur les priodes en tonnes)

    Priodes Production mondiale (1) Arrives Sville (2) 2/1 en %

    Or Argent Or Argent Or Argent

    1495-1544 330 475 60 265 18 8

    1550-1600 380 17890 95 7125 25 40

    Croissance

    (taux en %) 15 410 62 2618

    Source : daprs Pierre Vilar (1974), Or et monnaie dans lhistoire , Flammarion

    b. Les marchands banquiers et la lettre de change

    La lettre de change est un instrument montaire dont lorigine se trouve Gnes au XIII sicle. Son essor a t fulgurant au XIV sicle avec le dveloppement du commerce longue

    distance. Elle devint le moyen de paiement international priv dans toute lEurope au XV sicle. La lettre de change tait adapte au commerce intra europen qui avait besoin de fonds

    disponibles en des lieux diffrents. Pendant trois sicles elle a surmont le morcellement des

    espaces montaires publics en crant un rseau bancaire priv homogne lchelle europenne.

    La lettre de change amalgame des lieux, des temps et des units de compte diffrentes. Elle

    combine du crdit et du change sans espces. En effet, le change par lettre fournit de la

    monnaie en un lieu A contre un document (la lettre) qui donne lieu une remise de monnaie

    en B sur prsentation. Il y a donc change au lieu du contrat dune monnaie prsente contre une monnaie absente. Le change est aussi la conversion dune monnaie de compte en une autre monnaie de compte. Enfin le change par lettre est indissolublement un acte de crdit. Le

    temps qui spare lmission de la lettre de sa prsentation est le temps dusance13.

    Quatre agents conomiques sont donc relis par ce document. En A le donneur de monnaie

    (bailleur change) remet une somme de monnaie A (monnaie mtallique) un preneur (ou

    tireur) qui lui remet une lettre de change. Le preneur tire la lettre sur un agent conomique de

    son choix (le payeur ou tir) qui est son correspondant en B. Le bnficiaire reoit par

    courrier la lettre du donneur. Il la remet au tir qui laccepte aprs vrification contre remise de la somme stipule dans la monnaie utilise par le bnficiaire. Les agents donneur et

    bnficiaire peuvent nimporte quel agent conomique, des commerants comme des agents pontificaux. Les intermdiaires sont des banquiers qui font partie dun rseau de correspondants (correspondent banking) dont les membres sont lis par la confiance

    rciproque qui salimente de la rptition des contrats de crdit dans le temps, cest--dire sont lis par la confiance mthodique (figure 2).

    13

    R. De Roover (1953), lvolution de la lettre de change XIV-XVIII sicles , Armand Colin

  • 14

    Le change par lettre tait une organisation fortement structure. Il y avait les places de change

    qui fonctionnaient toute lanne, les foires de change qui taient ouvertes des dates dtermines. Les monnaies de change pouvaient tre confondues avec les units de compte

    territoriales ou tre des units de compte spcifiques, rsultant dun accord entre les banquiers qui avaient un intrt commun chapper aux mutations dcrtes par les gouvernements.

    Ctait le cas de lcu de marc en vigueur la foire centrale de Lyon qui tait dfini dans une espce or. Le point crucial et la raison de sa prennit est la suivante : ce systme

    garantissait lenrichissement systmatique des marchands banquiers qui en taient les intermdiaires. Le profit tait fait dans les allers retours qui dcoulaient des missions de

    lettres de change dans les deux sens par les clients.

    Le profit tait structurel parce quil tait ancr dans la supriorit du certain (le Res du change) sur lincertain (le Pretium). Cela permettait lenrichissement des intermdiaires dans les allers retours. Supposons par exemple qu Florence le cours soit de 64 cus florentins pour un cu de marc. Cest le cours inverse de ures de lcu florentin sur sa propre place. Au retour, lorsque le marc est chang Lyon, il lest au pretium de lcu florentin soit 65,5 cus florentins pour un cu de marc. Il en rsulte un gain de change de 2,34%. Aprs dduction des

    frais de change, laller retour permettait un profit de 2,2% avec une usance de 25 jours. Sil y a quatre foires par an cela donne un gain annuel denviron 8%. Le gain est systmatique parce que la supriorit du pretium sur le res tait inscrite dans le rseau du change. Le gain tait

    variable en fonction des conditions financires qui dterminaient ltroitesse (la raret) ou la largesse (labondance) de la monnaie dans les diffrentes places. Mais il tait toujours positif

    14.

    Il reste comprendre pourquoi larbitrage nannulait pas le profit, pourquoi celui-ci pouvait tre systmatique sans tre une activit risque. La raison se trouve dans larticulation du change par lettre et du change des espces, des pratiques prives et des rgles officielles. La

    diffrence systmatique sur le cours du change par lettre quexploitaient les banquiers reposait

    14

    La dmonstration en dtail de lexistence dun gain de change systmatique pour les intermdiaires se trouve dans Boyer Xambeu, Deleplace et Gillard (1986), Monnaie prive et pouvoir des princes , CNRS, Fondation

    nationale des Sciences Politiques, pp. 179-184.

    BnficiaireDonneur

    PayeurPreneur

    Flux de

    monnaie A

    Emission de

    la lettre

    Prsentation de

    la lettreFlux de

    monnaie B

    Transmission de la lettre

    (temps dusance)

    Correspondants

    bancaires

    Lieu A

    Monnaie A

    Lieu B

    Monnaie B

    Figure 2 Principe de la lettre de change

  • 15

    sur le seigneuriage qui tait inclus dans le cours lgal des espces. On a vu que, depuis

    linvention du monopole de la frappe montaire en tant quattribut de la souverainet, le cours lgal dune espce dans le pays o elle tait frappe tait toujours suprieur la valeur commerciale du mtal quelle contenait. A contrario, les espces trangres circulaient sur les territoires o elles ntaient pas frappes leur valeur commerciale. Chaque espce tait donc survalue par rapport aux autres dans son lieu de frappe. Si lon appelle pair du change le le taux calcul partir des cours lgaux des espces, le profit systmatique des banquiers venait

    de la diffrence systmatique entre le cours du change par lettre et le pair du change,

    diffrence due la distorsion provoque par le seigneuriage.

    c. La crise structurelle du systme dualiste et les transformations du capitalisme

    Le capitalisme est donc n en Europe entre le XIII et le XVI sicle. Sa premire phase a t

    pleinement internationale. Elle a t commerciale et financire. Le rseau des lettres de

    change entre les villes italiennes autonomes (Gnes, Florence, Venise) et lEurope du nord (Anvers, Amsterdam et les ports hansatiques), a t la circulation financire dominante. Une

    voie traversait la France avec Lyon comme principale place financire. Une autre la

    contournait par les terres du Saint Empire (Milan, la Bavire, les villes Rhnanes). Les

    besoins de finance pour le commerce lointain, pour les croisades et pour les guerres que les

    monarques menaient dans le but dunifier les territoires pour en faire des nations et pour sassujettir les seigneurs fodaux, confortaient le pouvoir des grandes familles financires prives.

    La cration de moyens de paiements privs sous la forme des lettres de change tendit les

    fonctions montaires dans lespace et dans le temps. Les dettes prives ont pu circuler entre des tiers grce au systme des foires. Ce rapport na jamais pu se dvelopper dans lAntiquit. Les dettes prives taient des engagements personnels pur le droit romain. Elles ne pouvaient

    pas acqurir une valeur indpendante de des dbiteurs qui les avaient contractes. Elles ne

    pouvaient pas tre assimiles des signes montaires permettant dautres de se librer de leurs engagements. A contrario, les inventions du Moyen Age ont fait des signes montaires

    partir des signatures prives. La qualit de la signature, cest--dire la croyance quont les autres dans la capacit dhonorer les dettes est devenue la source du pouvoir priv des intermdiaires capables de lvaluer et de lattester.

    Ce pouvoir est radicalement diffrent de celui de la puissance souveraine des monarques. Il

    sappuie certes sur la confiance hirarchique dans le bien commun que fournit lespace public de valeur institu par la rgle montaire officielle. Mais il sen dtache et le contourne par lexpansion dune circulation de dettes qui chappe au contrle de lautorit publique. On a montr comment ces deux composantes de la monnaie se sont articules jusquau changement dorigine et dchelle dans la production des mtaux montaires dans la seconde moiti du XVI sicle. Il faut comprendre pourquoi ce systme est entr dans une crise structurelle.

    On a dj remarqu que les mutations des units de compte ont t de plus en plus contestes.

    Cest que leurs effets de rpartition taient devenus dommageables la poursuite du dveloppement du capitalisme. Car les mutations mettaient dans des camps opposs les

  • 16

    prteurs, dont les crances sont libelles en units de compte, et les thsauriseurs, dont les

    encaisses sont en monnaie mtallique. Lorsquelles dvaluent lunit de compte, les mutations favorisent les seconds au dtriment des premiers. Par consquent, au fur et mesure o le

    crdit priv se dveloppait, la dfiance par rapport la monnaie de compte, suscite par les

    mutations dans un contexte inflationniste, tait une entrave la mobilisation productive des

    pargnes.

    Les monarques cherchrent consolider les tats nations partir de la seconde moiti du

    XVI sicle en territorialisant le capitalisme. Car les inventions techniques de la Renaissance

    ouvraient lre du capitalisme manufacturier. Celui-ci allait dvelopper une forme de richesse qui bouleversait les quilibres sociaux antrieurs. La base de la richesse devenait

    laccumulation productive par la subordination du travail, en lieu et place de la richesse foncire et de la richesse financire dcoulant de lintermdiation du change.

    Or la forme daccumulation du capital lie aux affaires industrielles est trs diffrente des anciennes. Il faut investir du capital dans la dure sous des formes illiquides et il faut

    concentrer des masses considrables dpargne. Lorsque ltat devient manufacturier ou promoteur dentreprises manufacturires, il doit lutter contre la thsaurisation strile de la richesse, contre la strilisation des terres et la capture de la rente foncire par laristocratie et contre linstabilit montaire permanente. Il doit favoriser lessor dune classe bourgeoise. Il faut ltat manufacturier une monnaie nationale, la prohibition de la circulation des espces trangres, lattraction des mtaux prcieux par ladoption de la doctrine mercantiliste.

    Ce bouleversement social a rapidement dtruit le pouvoir des marchands banquiers italiens. Il

    a entran des crises politiques et montaires tout au long du XVII sicle et jusqu 1720 pour la France. Les nouvelles alliances entre le pouvoir politique et les classes porteuses de

    progrs ont conquis la primaut dabord dans les Provinces Unies au dbut du XVII sicle loccasion de la guerre dindpendance contre lEspagne, puis en Angleterre avec la rvolution de 1689.

    Dans les deux cas la rvolution politique se doubla dune crise montaire violente. La rsolution de ces crises sortit des errements prcdents. La mutation de lunit de compte fut dfinitivement prohibe. Une banque dont la mission tait de stabiliser le change par rapport

    aux devises trangres fut cre, la Banque dAmsterdam en 1609 aux Provinces Unies, la Banque dAngleterre en 1694 aprs la rvolution qui offrit le trne dAngleterre la maison dOrange en la personne de Guillaume III.

    Dans la dernire dcennie du XVII sicle lconomie se dtriora rapidement : dpenses publiques pour financer la guerre de la grande alliance contre les vises hgmoniques de

    Louis XIV (1689-1697), envole des prix agricoles, contraction des importations. Le manque

    de moyens de paiements tait combattu par le rognage des pices. Mais la perte de confiance

    dans des pices dont on craignait la dmontisation provoquait lexportation du mtal qui aggravait les difficults

    15. La crise montaire paralysa lactivit conomique. La dfiance par rapport la monnaie dargent saccentua. Le cours de la guine dor sapprcia de 40% en deux ans partir de dcembre 1693. La livre sterling perdit 12% contre le florin Amsterdam

    en 1695. Le dbat public pour sortir de la crise prit une tournure dramatique : refonte contre

    dvaluation.

    15

    J.K.Horsefield (1960) British monetary experiments 1650-1710, Harvard Univ. Press

  • 17

    Le choix entre dvaluation et dflation rpercutait les intrts divergents des classes sociales.

    Selon le secrtaire au trsor Lowndes linflation tait imputable la circulation de pices de qualits ingales qui faisait monter le prix des lingots par rapport aux espces. Il fallait don

    procder une mutation pour relever de 20% la valeur en livres sterling des pices en argent.

    Cela serait moins coteux que la refonte, redonnerait confiance et ferait donc sortir les

    espces thsaurises. Les intrts conservateurs et ceux des orfvres allaient dans ce sens. Ils

    reprsentaient lordre ancien de laristocratie foncire et du capitalisme financier.

    En sens contraire les whigs, qui exprimaient les intrts de la bourgeoisie montante

    demandrent Locke de rfuter les arguments de Lowndes. Locke publia un ouvrage en 1695.

    Il introduisait lide nouvelle dun ordre montaire naturel. Sil y a dsordre montaire, cest parce quil y a de mauvaises espces. Il faut une refonte des pices pour les ajuster ltalon naturel.

    La thse de Locke fut soutenue par les whigs et par dimportants membres du gouvernement. Finalement Guillaume III se rangea dans ce camp et fit pencher la balance parce quil recherchait un talon intangible. Le Recoinage Act fut promulgu par le Parlement le 20

    novembre 1695. Cette rforme fut favorable la classe bourgeoise crancire de ltat et aux propritaires fonciers, dfavorable aux dbiteurs et aux plus dmunis. Elle provoqua une

    terrible famine montaire par contraction extrme de la masse montaire. De 1696 1699 la

    masse montaire passa de 15m. 9,5m. de livres sterling. Les taux dintrt montrent 20% au second semestre 1696 et les prix baissrent de 30% en trois ans. Cela nempcha pas la poursuite de la fuite des espces ltranger. Le cot total de la rforme atteignit 2,7m dont 1m supports par les plus dmunis. Il fut si grand que le roi reconnut que le rejet de la

    dvaluation avait t une erreur.

    Cependant cest une ruse de lhistoire que les rformes qui sont des expdients pour rsoudre un problme urgent ont quelquefois des effets inintentionnels long terme de trs grande

    porte, des effets quaucun gouvernant de lpoque navait considrs ni mme imagins. Dans ce cas la fuite de largent mit de facto le systme montaire anglais sur ltalon or sans que personne ne lait voulu. Labrogation de tout recours ultrieur aux mutations montaires tablit la convertibilit or des billets de la Banque dAngleterre. les titres mis par la Banque dAngleterre et portant intrts de la dette publique acquirent cours lgal pour tout paiement au gouvernement.

    Du point de vue de la doctrine montaire, cet pisode fit avancer lide que la monnaie devait chapper larbitraire royal pour se conformer lordre naturel. Ce sont les sources de la souverainet elles-mmes qui taient remises en cause. Selon Locke le pouvoir politique doit

    tre fond sur un consentement majoritaire, non sur la rfrence au sacr. La valeur de la

    monnaie provient donc dun accord tacite pour lui en reconnatre une. Ce point de vue est conforme la dfinition propose au dbut du texte : la monnaie est ce par quoi la socit

    rend chacun de ses membres ce quelle juge quil lui a donn . Il revient au souverain de garantir cette logique de validation sociale qui inclut les individus dans la socit en

    prservant ltalon montaire.

  • 18

    4. Espace montaire international et nationalisation des monnaies : lordre montaire de ltalon or

    Avec la rvolution franaise puis la cration de la Banque de France et linstauration du franc en 1803 comme talon montaire, lre des systmes montaires dualistes fut dfinitivement close. Le XIX sicle a t celui de la consolidation des monnaies nationales partir des

    annes 1830 lorsque le contrecoup des guerres napoloniennes fut digr. Nanmoins trois

    systmes montaires ont coexist pendant les trois quarts du sicle : le systme dtalon argent dans la pays germaniques, le systme dtalon or dans le Royaume Uni et le systme bimtallique qui tait celui de lunion latine.

    Aprs les dcouvertes minires de Californie, labondance de lor modifia le prix relatif des mtaux. Toutefois la consolidation des monnaies nationales se poursuivit sans remettre en

    cause le systme bimtallique. Cependant lunification de lempire allemand et la dcision de Bismarck dadopter ltalon or en 1873 allaient bouleverser la donne. En quelques annes largent fut dmontis. Pendant ce temps les Etats Unis dcidaient de rtablir la convertibilit or des Greenbacks, de sorte quen 1879 les principales nations capitalistes avaient adopt ltalon or. La seconde rvolution industrielle tait en pleine force, la conqute des marchs internationaux et des nouveaux espaces de peuplement entranait une grande expansion

    financire. Bref ctait lpoque de la premire globalisation. Il est donc intressant de se poser la question : quest-ce quun ordre montaire international ? Comment des nations en concurrence et chacune jalouse de ses prrogatives montaires ont-elles pu participer un

    systme international qui sest rvl stable jusqu laffrontement de la Premire Guerre Mondiale ?

    a Une constitution montaire non crite lgitimit thique

    On a vu les raisons pour lesquelles les tats recherchaient la stabilit des changes. Mais au

    XIX sicle le capitalisme est devenu mondial. Il se pose alors un problme

    dinterdpendances. N tats indpendants ne peuvent afficher N politiques indpendantes sans que le systme montaire international soit instable. En effet, entre N pays il y a seulement N-

    1 taux de change indpendants. Les pairs du change rsultent des dfinitions des monnaies

    nationales en or. Si donc N-1 pays conduisent leurs politiques montaires pour respecter la

    convertibilit or de leurs monnaies, le Nime

    a son taux de change dtermin par les autres, ds

    lors quil dclare lui-mme une parit. Il doit tre le leader, celui dont la politique montaire dtermine le montant agrg de la liquidit internationale. Dans ltalon or le pays leader tait lAngleterre. Sa monnaie tait la devise cl. Or la devise cl est primum inter pares. Sa singularit se construit sur lgalit formelle de la convertibilit or.

    Le partage des rles rsout le problme logique. Mais il demeure un problme dconomie politique. Car les pays monnaie nationale indpendante peuvent toujours suspendre ou

    rpudier la rgle commune de convertibilit. Le systme international doit procurer des

    avantages communs suffisamment importants pour que tous les tats aient intrt prenniser

    la rgle commune. Ils y ont intrt si lusage de la devise cl dans les paiements internationaux est moins coteux que tout autre moyen de paiement.

    Le moyen universel de paiement international tait la lettre de change en livres sterling,

    crance liquide des banques trangres sur les banques anglaises. Les gouvernements et les

    banques ltranger acceptaient les crances liquides sur les banques anglaises comme quivalentes lor. les banques anglaises navaient donc pas besoin davoir une couverture or

  • 19

    trs leve par rapport leurs engagements liquides. En 1913 le taux de couverture tait de

    38%. Ce ratio trs faible ne mettait pas en cause la confiance dans le systme16

    .

    La confiance thique tait prpondrante. Les expressions utilises par les contemporains de

    ordre montaire libre et de monnaie saine rvlent la croyance que la rgle de

    convertibilit ntait pas manipule, que le pair du change tait un rapport naturel . Comme lcrivait le philosophe Georg Simmel : cest dans la monnaie que lesprit moderne trouve son expression la plus parfaite.

    A la fin du XIX sicle la monnaie or tait le symbole dune civilisation bourgeoise qui exaltait la libert et la proprit. Le contrat entre individus libres tait le lien social cens

    concilier lintrt personnel et le bien commun. La responsabilit personnelle tait le principe du respect des contrats. La loi tait le rfrent de la socit pour sanctionner les manquements.

    La convertibilit montaire tait la garantie de la scurit financire fonde sur la continuit

    des engagements privs. La convertibilit or intangible tait donc un impratif catgorique.

    Elle signifiait la confiance inbranlable que la prservation de la valeur des contrats privs

    tait dun ordre suprieur aux prfrences collectives que les tats auraient pu atteindre en instrumentant la monnaie. Parce que la confiance thique dominait effectivement la confiance

    hirarchique, les politiques montaires taient conformes la structure formelle de lordre international. Les ajustements montaires impliqus par cette structure pouvaient donc se

    produire sans encombre et constituer un rgime montaire international stable.

    b Le rgime montaire international de ltalon or

    La principale vertu de la stabilit montaire conue comme la croyance dans lintangibilit de la convertibilit or tait la profondeur de temps. Les horizons conomiques des investisseurs

    taient trs longs. Cela se manifestait par la stabilit des taux dintrt longs nominaux qui taient insensibles aux fluctuations du cycle des affaires. Les obligations perptuelles

    (consols) taient les titres les plus liquides. Elles taient mises pour lexpansion du capitalisme dans les territoires de peuplement extra europens. Elles attiraient lpargne longue des franais, des anglais, des belges et des Hollandais. Lpargne nette exporte par les pays de lEurope occidentale atteignit 4% de leur PIB agrg en moyenne sur la priode 1880-1900, 7% sur 1905-1913, pour parvenir au niveau extraordinaire de 9% en 1913

    17.

    Le tableau 3 illustre la trs grande stabilit des taux longs par rapport aux taux courts, mais

    surtout par rapport au rgime montaire de la seconde moiti du XX sicle. La variabilit des

    taux dintrt long terme tait dix fois plus faible sous ltalon or. Elle tait plus faible pour la devise cl que pour les autres monnaies. En revanche le cycle des affaires montrait des

    fluctuations prononces des prix et de la production court terme, beaucoup plus quelle ne lest notre poque o cest lobsession de la stabilit du niveau gnral des prix qui domine la pense montaire. Mme en englobant les annes 1970 de haute inflation, celle-ci tait peu

    fluctuante parce quelle sest acclre progressivement (tableau 4). On voit ainsi que la conception mme de la stabilit conomique dpend des rgles dont lagencement fait ce que lon a appel la monnaie institutionnalise.

    16

    R.N Cooper (1982) The Gold Standard: historical facts and future prospects, Brookings Papers on Economic Activity. 17

    Les statistiques sur les flux internationaux dinvestissements, faisant apparatre des mouvements alterns avec les montants dinvestissements productifs dans le cas du

  • 20

    Tableau 3. Variabilit des taux dintrt

    (carts types des variations mensuelles)

    Pays 1880-1913 1960-1997

    LT CT LT CT

    Royaume Uni 0,21 1,16 2,84 3,07

    France 0,30 0,67 2,85 3,11

    Etats Unis 0,33 2,56 2,60 3,35

    Source : R.Contamin (2000) transformations des structures financires et crises. Les annes 1990 au regard de

    ltalon or classique , thse ParisX

    La caractristique de ltalon or du point de vue du cycle des affaires est la formation dune conjoncture financire commune entranant une volution macroconomique cocyclique.

    Celle-ci vitait la polarisation des dficits et des excdents dans la balance des paiements, ce

    qui limitait les tensions sur les taux de change. Les tensions qui subsistaient taient absorbes

    par une grande sensibilit au taux dintrt des flux de capitaux court terme18Les mouvements de capitaux quilibraient les balances de paiements avec peu de mouvements

    dor.

    Tableau 4. Comparaison des indicateurs conomiques de stabilit

    au Royaume Uni et aux Etats-Unis

    1879-1913 1946-1979

    R.U E.U R.U E.U

    Coefft variation des prix 14,9 17,0 1,2 1,3

    Coefft variation revenu 2,5 3,5 1,4 1,6

    Coefft variation masse

    montaire

    1,6 0,8 1,0 0,5

    Source : R.N.Cooper (1982) ; Voir note 16 p.19

    Cette rgulation ntait pas automatique. Les tensions montaires taient gres par la manipulation discrtionnaire et active du taux dintrt directeur de la Banque dAngleterre. La vritable subtilit du systme se trouve dans lasymtrie fonctionnelle cache entre lAngleterre et les autres pays sous le couvert de la symtrie formelle de la constitution

    18

    M.Aglietta (1990) Intgration financire et rgime montaire sous ltalon or , REF, n 14, Automne 1990, pp.25-51

  • 21

    montaire, puisque tous les pays dclaraient symtriquement une parit or. Lasymtrie fonctionnelle rsolvait le problme du N

    ime pays. En effet le taux dintrt sur la place de

    Londres influenait les taux trangers sans que la rciproque soit vraie au mme degr. Cest pourquoi le taux anglais pilot par la banque dAngleterre rglait la conjoncture internationale.

    Lasymtrie venait de luniversalit des lettres de change en sterling en tant que moyen de paiement international. Cela rendait la place de Londres plus liquide que tout autre march

    montaire et permettait aux banques anglaises dtre les intermdiaires dun systme financier mondial. De leur ct les banques trangres avaient besoin de dposer des liquidits dans les

    banques anglaises pour fournir leurs clients les services de financement courtterme du

    commerce international. Les banques trangres taient donc des cranciers forcs des

    banques anglaises, ce qui supprimait les capitaux flottants. Ainsi une hausse du taux

    directeur de la Banque dAngleterre tait rpercute par les banques descompte des lettres de change Londres. Cela entranait la fois une augmentation du cot du financement du

    commerce international et une hausse de la rmunration des dpts liquides Londres. Le

    flux de capitaux courts entrant tendait apprcier la livre sterling contre les autres monnaies.

    Les autorits montaires des autres pays taient forces de monter leurs taux dintrt pour respecter la convertibilit

    19.

    On a donc pu mettre jour les mdiations dune stabilit systmique qui, partant dune confiance thique dans une constitution montaire implicite, a conduit une structure

    montaire hirarchise. Celle-ci tait dote de proprits de stabilit dynamique dapparence automatique, mais en ralit pilote par un contrle central parce que la place de Londres

    concentrait les tensions montaires du monde entier.

    Conclusion

    La monnaie nest pas un objet conomique. Cest linstitution par laquelle des changes humains rgis par labstraction du nombre sont possibles. Bref, la monnaie est le fondement de ce quon appelle lconomie. Elle lest parce quelle est le principe de la valeur. Ce principe existe dans des socits beaucoup plus diverses que les socits marchandes.

    Reconnatre la monnaie comme une institution fondatrice des socits historiques, cest refuser de naturaliser la valeur. Celle-ci ne provient pas des caractristiques naturelles des

    objets et de dispositions psychologiques innes dindividus isols. Elle provient de la dette contracte par les membres dune socit lgard du collectif qui peut seul assumer la protection de la vie. Lorsque la puissance du collectif est centralise par ce quil convient dappeler ltat souverain, la reconnaissance de la dette de vie subit un processus dabstraction. Elle sextraie du systme des rituels par lesquels elle est honore dans les socits dites traditionnelles ou sans tats pour prendre la forme de la valeur. Elle sinscrit dans le systme des comptes de la dette sociale.

    Si donc la monnaie de compte est la forme premire de la monnaie, parce quelle est la mtaphore de la valeur, la succession des paiements de la dette sociale, que tout membre de la

    socit fait sa vie durant contre la protection de la vie, en est une mtonymie. Elle engendre

    les moyens de paiements qui ont t historiquement dune grande diversit. Ils ne deviennent pleinement montaires que lorsquils sont institutionnaliss dans les rgles de monnayage

    19

    B.Eichengreen (1987) Conducting the international orchestra : Bank of England leadership under the

    classical Gold Standard , Journal of International Money and Finance, n6, pp.5-29

  • 22

    sous lgide de la puissance souveraine. Cest la monnaie lgale qui est objective dans des moyens de paiements dcrts et codifis par la puissance souveraine. Le systme montaire

    est alors constitu en triade laquelle correspond une autre triade, celle des formes de la

    confiance.

    Le systme montaire tait pleinement constitu dans lantiquit grco-romaine. Ces socits politiques admettaient les changes marchands, mais pas une conomie marchande

    pleinement dveloppe. Linstitution gnralise de lesclavage bloquait en effet la mobilit du travail qui est constitutive du capitalisme. Mais la finance elle-mme restait troitement

    subordonne au politique. Dans la rpublique Romaine les dettes contractes par les patriciens

    pour laccs aux offices politiques qui taient la principale source de lenrichissement demeuraient des dettes personnelles. Jamais elles nont constitu des signatures capables de circuler et dteindre dautres dettes.

    La dette en cration de monnaie prive, cest--dire la signature capable de circuler comme moyen de paiements et gnratrice de profits pour les intermdiaires de cette circulation, est

    lacte de naissance du capitalisme. Cest une circulation montaire de dettes prives qui sarticule aux circuits fiscaux de la dette sociale, mais qui sen dtache et poursuit sa logique propre daccumulation de valeur.

    Ds lors le capital, en tant que processus dauto accroissement de la valeur, va prendre une place grandissante jusqu se subordonner les autres rapports sociaux. Il a une force illimite dexpansion puisque son but est purement endogne. Cest laccroissement de la valeur montaire pour elle-mme ; ce que Marx formalisait par la relation homogne A-A, qui na de signification que quantitative A>A.

    Les phases de lessor du capitalisme transforment les systmes montaires. Car le but du capital est sans frontire. Le capitalisme est toujours mondial dans sa logique interne. Mais les

    systmes montaires sont fonds sur la souverainet, cest--dire sur une appartenance politique territorialise. Il sensuit une alliance conflictuelle entre le capitalisme et les tats, qui produit des types de capitalisme diffrents entre les espaces de souverainet et entre les

    poques historiques.

    On a voqu dans ce texte les systmes montaires de deux poques distinctes : le systme

    dualiste dune part et le systme des monnaies nationales convertibles dautre part. On a indiqu les transformations dans les sources de laccumulation du capital qui ont entran une transformation de la finance, laquelle ne pouvait tre rgule sans changement radical dans les

    rgles montaires. On a montr qu lage classique du capitalisme industriel, la premire globalisation financire a t rgule par un systme montaire international dit de ltalon or.

    Ce systme a combin une constitution montaire implicite qui tait fortement lgitime par la

    confiance thique et une circulation internationale des moyens de paiements qui entranait une

    hirarchie des monnaies. La prpondrance de la livre sterling comme devise cl ne rsultait

    pas dune hgmonie politique, contrairement celle du dollar aprs la seconde guerre mondiale. Il sensuit que la politique montaire de la livre sterling tait fonctionnelle aux besoins de lconomie internationale, la place de Londres synthtisant les tensions financires dune conjoncture globale. Au contraire, la politique montaire amricaine a t trs souvent dysfonctionnelle aux besoins de lconomie mondiale, au point de dtruire les rgles montaires, explicites celles-ci, de Bretton Woods.