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PAPERS IE Med. 3 AL-QAIDA AU SUD DE LA MÉDITERRANÉE Jean-Pierre Filiu IEMed. www.iemed.org

Al-Qaida au sud de la Méditerranée

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PAPERSIEMed.

3 AL-QAIDA AU SUD DE LA MÉDITERRANÉE

Jean-Pierre Filiu

IEMed.www.iemed.org

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IEMed.

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www.iemed.org

AL-QAIDA AU SUD DE LA MÉDITERRANÉE

Jean-Pierre Filiu

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Institut européen de la Méditerranée (IEMed.)Consortium formé par :Gouvernement de la Catalogne

Ministère espagnol des Affaires étrangères et de la Coopération

Mairie de Barcelone

Président :José Montilla, président du Gouvernement de la Catalogne

Vice-présidents :Miguel Ángel Moratinos, ministre espagnol des Affaires étrangères et de la Coopération

Jordi Hereu, maire de Barcelone

Josep-Lluís Carod-Rovira, vice-président du Gouvernement de la Catalogne

Directeur général :Senén Florensa

Haut Comité :Caixa d’Estalvis i Pensions de Barcelona

Cambra de Comerç, Indústria i Navegació de Barcelona

El Consorci. Zona Franca de Barcelona

Endesa

Iberia

Telefónica

Consell Interuniversitari de Catalunya

L’IEMed est un centre d’études et d’analyses qui a pour missions l’identification et l’évaluation des défis concernant la zoneeuroméditerranéenne et l’élaboration de propositions destinées à y faire face. L’IEMed a mis en place des espaces de réfle-xion et de débat, ainsi que des dispositifs de conseil et d’aides aux projets culturels et de coopération développés au sein dela région méditerranéenne. L’Institut encourage, à travers divers réseaux, la participation de la société civile dans l’espace euro-méditerranéen, en collaboration avec des organisations de caractère social, économique et culturel.

La collection « PAPERSIEMed. » se propose d’étudier les questions d’actualité inscrites au cœur de l’agenda euromé-diterranéen. En publiant les analyses rigoureuses d’experts et de chercheurs reconnus dans le domaine euroméditerra-néen, « PAPERSIEMed. » veut offrir un point de vue original et inédit sur ces questions.

Les opinions exprimées dans les articles de « PAPERSIEMed. » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas néces-sairement l’opinion de l’IEMed.

IEMed.

PAPERSIEMed.Édition : Institut européen de la MéditerranéeCoordination : Jordi Padilla - Ángel BermúdezMise en page : Núria EsparzaISSN :Dépôt légal :

Janvier 2008

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Al-Qaida au sud de la MéditerranéeJean-Pierre Filiu

Professeur associé à l’Institut d’études politiques de Paris, où il enseigne en français, en arabe et en anglais au sein de lachaire Moyen-Orient/Méditerranée. Auteur notamment de Mitterrand et la Palestine (Paris, Fayard, 2005) et des Frontièresdu jihad (Paris, Fayard, 2006).

SOMMAIREI. Les impasses égyptienne et saoudienne

Le jihad aliéné en Égypte

L’obsession saoudienne

II. Le jihad global en trompe-l’œil au Levant

D’Abou Moussab de Syrie à Abou Moussab de Zarqa

Fath al-Islam

Le mur de Palestine

III. Le nouveau front du « Maghreb islamique »

Les trois « groupes islamiques combattants »

Le groupe salafiste pour la prédication et le combat

Le dernier-né d’Al-Qaida

Conclusions

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Al-Qaida s’est forgée en migrant vers l’Orient del’Islam et en tournant le dos à la Méditerranée. C’esten effet vers 1989 qu’un réseau de combattantsarabes, formés au Pakistan pour le jihad antisoviéti-que en Afghanistan, s’est constitué sous forme debase (qâ’ida) de données. Et c’est en 1996qu’Oussama Ben Laden, richissime apatride expul-sé du Soudan, a lancé publiquement, depuisl’Afghanistan, le jihad global contre l’Amérique, cou-pable à ses yeux d’occuper « la terre des deuxSaintes mosquées », l’Arabie saoudite. Cette matri-ce pakistano-afghane d’une organisation dirigée parun Saoudien déchu a durablement détourné Al-Qaida de la rive sud de la Méditerranée, vue aumieux comme un espace de transit vers d’autresterres de jihad. Mais l’année 2007, avec l’émergen-ce d’Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI), enAlgérie, et de Fath al-Islam, au Liban, semble mar-quée par un investissement majeur du jihad globaldans cette zone longtemps négligée. C’est ce pro-cessus complexe dont cet article entend présenterles grandes lignes.

I. Les impasses égyptienne et saoudienne

Le couple fondateur et dirigeant d’Al-Qaida, BenLaden le Saoudien et Zawahiri l’Égyptien, est trèsmarqué par ses origines nationales. Et ce tropismemachrékin va maintenir Al-Qaida hors de l’horizonméditerranéen, sur fond de défaite politique (enÉgypte) et d’obsession stratégique (pour l’Arabie).

Le jihad aliéné en Égypte

Le parcours d’Ayman Zawahiri est connu : cemédecin cairote, neveu du premier Secrétaire géné-ral de la Ligue arabe et petit-neveu d’un grand imamd’Al-Azhar, s’engage très tôt dans la subversion jiha-diste et clandestine. Arrêté après l’assassinat du

président Sadate en octobre 1981, il est emprison-né durant trois années, où il connaît les affres de latorture et de la trahison. Il rejoint en 1985 Peshawaret les camps de réfugiés afghans. C’est dans cetexil pakistanais qu’il entreprend de réorganiser l’or-ganisation égyptienne du Jihad, décimée par larépression et minée par les dissensions. Zawahiri selie avec un jeune mécène saoudien du jihad antiso-viétique, Ben Laden, qui s’appuie volontiers surcette phalange de militants égyptiens et endurcis.

Après la chute du régime communiste de Kaboul en1992, Zawahiri rejoint Ben Laden au Soudan et,depuis ce nouveau sanctuaire, il intensifie sa planifi-cation terroriste en Égypte. En 1995, le présidentMoubarak échappe à un attentat à Addis-abeba,mais l’ambassade d’Égypte à Islamabad est frappéepeu après. Ces deux actions portent la marque deZawahiri, qui veut s’imposer comme le chef suprê-me de la mouvance jihadiste et qui salue le massa-cre de touristes européens à Louxor en 1997. Cettetuerie est pourtant condamnée par le groupe rivaldu Jihad de Zawahiri, la Gamaat, qui décide de sus-pendre ses activités terroristes. Mis en minorité ausein même du courant islamiste révolutionnaire,coupé des réalités d’un pays qu’il a quitté depuisplus de douze ans, Zawahiri va se détourner de laproblématique égyptienne pour nourrir la vision d’unjihad de plus en plus globalisé.

Zawahiri formalise alors la dialectique de « l’ennemiproche » et de « l’ennemi lointain ». Pour défaireles régimes arabes, corrompus et oppresseurs, quisont « l’ennemi proche » et stratégique, il convientde provoquer « l’ennemi lointain » et occidental,afin de l’entraîner dans une intervention directe etdéstabilisante pour « l’ennemi proche ». C’estcette posture qui conduit au 11-Septembre et àl’offensive des États-Unis en Afghanistan. Cette

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1. Cité in Gilles Kepel (éd.), Al-Qaida dans le texte, Paris, PUF, 2004, pp. 245-249.

2. Zawahiri s’est ainsi exprimé à au moins quinze reprises en 2006.

3. Cité in Gilles Kepel (éd.), Al-Qaida dans le texte, Paris, PUF, 2004, pp. 51-55.

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offensive est souhaitée par Al-Qaida, qui espèreque le « Jihadistan » afghan sera le tombeau del’Amérique, comme il fut celui de l’Union soviétique.Quant à Zawahiri, il a dissous l’organisation égyp-tienne du Jihad dans le jihad global d’Al-Qaida et ilpolémique sans trêve avec les extrémistes égyp-tiens encore attachés à un cadre national. Seuls lesFrères musulmans suscitent de sa part une hargneencore plus sévère et il pourfend les renoncementssuccessifs des islamistes égyptiens, leur consa-crant même un de ses premiers pamphlets af-ghans, « La moisson amère, les soixante ans desFrères musulmans » : « La confrérie a reconnu lalégitimité des institutions parlementaires laïques (leParlement et les institutions démocratiques), ce quifut la plus grande aide apportée aux tyrans pouraccuser les groupes jihadistes d’illégitimité – illégi-timité selon les lois impies bien sûr. […]L’association des Frères musulmans a accepté lerejet de la violence – nom que donnent les tyrans aujihad sur la voie de Dieu (al-jihâd fî sabîl Allâh) – ets’est désolidarisée de ceux qui l’adoptent. »1

Selon ce raisonnement, l’abandon du jihad par lesFrères musulmans, pour mieux cautionner le jeudémocratique, constitue une collaboration caracté-risée avec les « tyrans ». Les succès électorauxdes Frères musulmans égyptiens en 2005 sont dèslors condamnés par Zawahiri comme une nouvelleillustration de la trahison et de la corruption de lamatrice de l’islamisme contemporain.

Zawahiri est aujourd’hui devenu le guide autopro-clamé d’un jihad global, dont il commente les avan-cées dans de longues harangues mises régulière-ment en ligne2. L’Égypte perd toute spécificité dansces fresques vengeresses, et les attentats contreles cibles touristiques au Sinaï en 2004-2006 nesont pas particulièrement mis en exergue. Ils se fon-dent dans l’offensive généralisée contre « l’impiété »,de même que les cadres égyptiens et les proches deZawahiri contrôlent des positions plus ou moins privi-légiées dans Al-Qaida : l’Egyptien Abou Hamza al-Mohajer dirige ainsi Al-Qaida en Irak depuis juin2006 (même si l’organisation affirme qu’il s’agitd’un Irakien pour ménager le patriotisme des jiha-distes locaux) et l’Égyptien Moustapha Abou al-Yazid est depuis mai 2007 responsable d’Al-Qaidaen Afghanistan, après avoir longtemps supervisé les

finances de l’organisation. Cette surreprésentationdes Égyptiens dans la haute hiérarchie d’Al-Qaidas’accompagne, dans la dialectique globale deZawahiri, d’un désintérêt ostensible pour le théâtreégyptien, où les querelles des années 90 ont privéAl-Qaida de relais substantiel.

L’obsession saoudienne

Le premier manifeste public d’Al-Qaida, en 1996,place d’emblée La Mecque et Médine au cœur de laperspective du jihad global : « La dernière calami-té à s’être abattue sur les Musulmans, c’est l’occu-pation du pays des deux saintes mosquées (al-hara-maïn), le foyer de la maison de l’Islam et le berceaude la prophétie, depuis le décès du Prophète et lasource du message divin, où se trouve la sainteKaaba, vers laquelle prie l’ensemble desMusulmans, et cela par l’armée des chrétiens amé-ricains et leurs alliés. […] Lorsque les devoirs s’ac-cumulent, il faut commencer par le plus important :repousser cet ennemi américain qui occupe notreterritoire. »3 Pour Ben Laden, déchu de sa nationa-lité deux ans plus tôt, c’est l’aboutissement d’uneévolution radicale, entamée en 1990 avec le refusdu recours aux troupes américaines pour protégerle territoire saoudien de la menace irakienne.Accusant la famille royale de collaboration avec les« infidèles », Ben Laden retourne progressivementcontre le wahhabisme d’État ses propres armes depropagande et d’anathème. Il se trouve ainsi enphase avec la contestation islamiste, cette sahwa(littéralement « réveil ») qui dénonce les compro-missions du régime avec une Amérique diabolisée.

Ben Laden endosse la dialectique subversive deZawahiri, où le défi à « l’ennemi lointain » américainvise à saper les défenses de « l’ennemi proche »,particulièrement saoudien. En choisissant 15 de sesanciens compatriotes parmi les 19 kamikazes du 11-Septembre, Ben Laden espère fragiliser l’alliance stra-tégique avec les États-Unis, clef de la stabilité duRoyaume wahhabite. Mais il mise surtout sur un effetd’entraînement du 11-Septembre au cœur même del’Arabie. Et ce pari saoudien s’avère profondémenterroné. En effet, la plupart des cheikhs contestataireset des figures de la sahwa condamnent les attentatsdu 11-Septembre. Al-Qaida, privée de débouché poli-tique, va se rabattre sur la préparation d’une campa-

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gne terroriste de longue haleine. La priorité stratégiqueaccordée à l’Arabie saoudite n’est en rien amendée etl’essentiel des ressources humaines et matériellesd’Al-Qaida est alors affecté à cette planification/infil-tration. Le contraste est frappant entre ce surinvestis-sement en Arabie et le désintérêt persistant enversl’Irak, où Al-Qaida n’entretient aucune présence lorsde l’invasion américaine de mars 2003.

C’est l’Arabie qui représente le front central pour Al-Qaida durant les dix-huit premiers mois de l’occu-pation américaine de l’Irak. Al-Qaida est en effetengagée dans un conflit ouvert et implacable avecles forces de sécurité saoudiennes, qui rendentcoup pour coup après chaque attentat. À l’automne2004, l’appareil d’Al-Qaida est très affaibli par la liqui-dation de ses principaux responsables, l’arrestationde centaines de ses militants et une politique habilede réinsertion des « repentis ». Ben Laden doit pren-dre acte de cette défaite et basculer vers l’Irak le plusclair du potentiel activiste d’Al-Qaida. Mais l’obsessionsaoudienne reste entière, dans la perspective de l’é-tablissement d’un « Jihadistan » en Irak et de la relan-ce du jihad en Arabie à partir de cette base arrière ira-kienne. Et la sécurité saoudienne ne baisse pas lagarde, tant la menace d’Al-Qaida reste vivace.

Abdallah Azzam, le maître à penser palestinien de BenLaden, assassiné à Peshawar en 1989, se vantait d’a-voir tourné le dos à la Palestine pour mener le jihad àquelques milliers de kilomètres de là : « Tout Arabequi veut accomplir le jihad en Palestine peut com-mencer par là, mais celui qui ne le peut pas, qu’il ailleen Afghanistan. Quant aux autres Musulmans, jepense qu’ils doivent commencer leur jihad enAfghanistan. »4 Ses élèves ont fidèlement retenucette leçon fondamentale. C’est pourquoi la dissolu-tion de la matrice égyptienne dans le jihad global etl’obsession de la prise du pouvoir à La Mecque con-tribuent durablement à éloigner Al-Qaida de laMéditerranée. Mais l’invocation incantatoire deJérusalem et de la Palestine laisse peu à peu la placeà une volonté méthodique de s’infiltrer sur le théâtrede la confrontation avec Israël.

II. Le jihad global en trompe-l’œil au Levant

Lorsque l’aviation américaine entame en octobre2001 ses bombardements sur l’Afghanistan, en

représailles au 11-Septembre, Ben Laden procla-me, dans un enregistrement désormais célèbre, que« l’Amérique ne connaîtra pas la paix avant que lapaix ne règne en Palestine et avant que l’armée desinfidèles n’ait quitté la terre de Mohammed »5.Cette mention de la Palestine reste rhétorique pourle chef d’Al-Qaida, concentré sur son Arabie natale.C’est après la chute du sanctuaire afghan que deuxcommandants, l’un syrien, l’autre jordanien, vontamorcer le grand retour du jihad global vers laMéditerranée.

D’Abou Moussab de Syrie à Abou Moussab de Zarqa

Mustapha Setmariam Nassar, né en 1958 en Syrie,s’est engagé très tôt au sein des Frères musulmans,alors en lutte armée contre le régime baasiste. Ledémantèlement de son réseau clandestin le pousse às’exiler en Jordanie, puis en Irak, où il forme d’autrescompatriotes islamistes au maniement des explosifs età la guérilla urbaine. L’écrasement du soulèvement deHama en 1982 scelle la défaite des Frères musul-mans syriens, avec lesquels Nassar prend ses distan-ces. Après avoir séjourné en France et Espagne,Nassar rejoint en 1987 les moudjahiddines arabes enAfghanistan, où il adopte un nom de guerre, à la foisgarantie de discrétion et rite initiatique dans la confré-rie du jihad. Ce nom, conformément à la généalogietribale de l’Islam classique, est composé d’une mar-que de paternité, réelle ou symbolique (kunya), suivied’une appartenance géographique, vague ou délimi-tée (nisba). Nassar choisit pour kunya Abou Moussab(le père de Moussab), en référence à Moussab IbnOmaïr, émissaire du Prophète à Médine dès 621,tombé en martyr à Ohod en 625. Sa nisba est toutsimplement al-Souri (le Syrien).

La réputation d’Abou Moussab al-Souri ne cesse decroître dans les camps d’entraînement au jihad,

4. Ibid., p. 149.

5. Cité in Jonathan Randal, Oussama. La fabrication d’un terroriste, Paris, Albin Michel, 2004, p. 39.

C’est après la chute du sanctuaireafghan que deux commandants,

l’un syrien, l’autre jordanien, vontamorcer le grand retour du jihad

global vers la Méditerranée

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situés au Pakistan. À la fois commissaire politique etinstructeur technique, Nassar tire de son expérien-ce syrienne une critique radicale de l’islamisme tra-ditionnel et rejoint ainsi la condamnation des Frèresmusulmans par Zawahiri. Après la chute de Kaboulaux mains des moudjahiddines en 1992, AbouMoussab al-Souri, qui a acquis la nationalité espa-gnole par mariage, s’installe d’abord à Grenade.Mais il quitte l’Andalousie pour Londres en 1994, oùil devient une des figures les plus militantes du «Londonistan », notamment dans le soutien au jihadalgérien. Il reprend le chemin de l’Afghanistan en1998 pour intégrer Al-Qaida. Outre la directiond’une base de moudjahiddines arabes dans la capi-tale, il assure la formation aux explosifs, voire auxarmes chimiques, dans un camp proche deJalalabad. Nassar n’est pourtant pas associé à laplanification du 11-Septembre, car il accorde lapriorité, non pas au terrorisme spectaculaire, mais àl’implantation de guérillas islamistes sur le territoiredes régimes « impies ». Il suit avec attention laconstitution d’un maquis jihadiste dans le nord duLiban, à Dinniyé, où des dizaines de « vétérans »d’Afghanistan et de Tchétchénie sont finalementécrasés en janvier 2000 par l’armée, avec le soutienactif de la sécurité syrienne6.

Abou Moussab al-Souri est troublé par cette défai-te sanglante, et surtout par l’absence de touteréaction d’Al-Qaida. Après l’effondrement du sanc-tuaire taliban à l’automne 2001, il ne rejoint pasBen Laden et Zawahiri dans les confins pakistano-afghans. C’est vers l’Ouest qu’il entame une lon-gue errance clandestine, en Iran, puis en Irak.Durant ces années éprouvantes, il aiguise son pro-cès de l’aventurisme d’Al-Qaida et il idéalise deplus en plus le « pays de Cham » (bilâd al-Châm),cette Grande Syrie de l’Islam classique. C’est làque « l’impiété », sous sa forme « sioniste » ou« croisée », doit être défiée par des groupesautonomes et déterminés, qui se fondent dans lamasse des « fidèles ». En 2004, il met en ligne unmonumental « guide sur la voie du jihad », épaisde 1600 pages, et intitulé « Appel à la résistanceislamique mondiale ». Un an plus tard, AbouMoussab al-Souri tombe aux mains desAméricains, sans doute au Pakistan, non sansavoir indiqué aux futurs jihadistes la direction quedoit désormais assumer leur combat.

Ce processus laborieux et heurté de retour auxsources levantines est aussi suivi par Ahmad FadilNazzal al-Khalayla, né en 1966 à Zarqa, foyer de l’is-lamisme jordanien. Ce délinquant repenti rejointPeshawar en 1989, où il mène de front formationmilitaire et journalisme jihadiste. Il adopte pour sonnom de guerre la kunya d’Abou Moussab, en hom-mage à ce martyr emblématique, et la nisba de saville natale, Zarqaoui (de Zarqa). Abou MoussabZarqaoui n’est encore qu’un militant mineur lorsquela chute de Kaboul le ramène à Amman en 1992.Engagé dans la subversion jihadiste, il est condam-né en 1994 à quinze ans de prison et il acquiert endétention un authentique prestige, du fait de sapiété ombrageuse et brutale. Gracié en 1999 lorsde l’accession du roi Abdallah au trône de Jordanie,Zarqaoui retourne en Afghanistan, où il établit prèsd’Hérat une organisation autonome d’Al-Qaida, «L’Unification et le Jihad » (al-Tawhîd wa al-Jihâd).C’est sous sa propre bannière qu’il forme en 2000-2001 des jihadistes kurdes, qui l’exfiltrent vers l’Irakaprès l’effondrement du régime taliban.

Longtemps cantonné dans des réduits montagneuxau Kurdistan, « L’Unification et le Jihad » peutrépandre ses réseaux dans le reste de l’Irak à lafaveur de l’invasion américaine du printemps 2003et de son abolition des frontières intérieures.Zarqaoui s’impose peu à peu dans un champ jiha-diste en pleine recomposition, sur la base de deuxoptions terroristes froidement assumées : d’unepart, les massacres de civils chiites, afin de châtiercette communauté pour sa « collaboration » suppo-sée avec l’occupant ; d’autre part, les supplices d’o-tages, si possible occidentaux, afin d’assurer unemédiatisation maximale à l’organisation7. Cette doubleposture suscite initialement les réserves de Zawahiri,qui correspond régulièrement avec Zarqaoui. Mais l’é-chec de la campagne terroriste d’Al-Qaida en Arabiel’amène à replier ses forces sur l’Irak à l’automne2004. Zarqaoui est adoubé par Ben Laden « émir »(amîr, commandant, et non prince) de l’organisation, «L’Unification et le Jihad » devenant Al-Qaida en Irak(littéralement en « Mésopotamie »).

Tout comme Ben Laden avait progressivementtransformé l’Afghanistan en « Jihadistan » d’où pro-jeter la subversion globale d’Al-Qaida, Zarqaoui s’ef-force d’accaparer une portion du territoire irakien,

6. Pour une étude des maquis jihadistes de Dinniyé, voir Rougier, Bernard. Le jihad au quotidien. Paris, PUF, 2004, pp. 207-241.

7. Pour une analyse du parcours de Zarqaoui en Irak, voir Jean-Pierre Filiu, Les frontières du jihad, Paris, Fayard, 2006, pp. 232-258.

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d’y établir un embryon de Jihadistan et d’en expor-ter son terrorisme transfrontalier. En août 2005, ilrevendique un tir de roquettes sur le port jordaniend’Aqaba. Trois mois plus tard, il dépêche un com-mando de kamikazes irakiens à Amman, où une soi-xantaine de personnes périssent dans des explo-sions simultanées dans trois grands hôtels. Lesnombreuses victimes palestiniennes d’un mariagetraditionnel sont présentées par Al-Qaida commedes « agents du Mossad ». Ces attentats provo-quent une vague de condamnations en Jordanie, oùmême la tribu de Zarqaoui, les Bani Hassan, flétritce crime et renie son responsable. En Irak, les for-mations jihadistes, engagées dans une guérilla sansmerci contre les troupes américaines, sont furieusesde voir leur territoire et leur cause ainsi dévoyés parAl-Qaida.

Il s’ensuit une très vive tension dans l’ensemble du« triangle sunnite » irakien, où les accrochagesse multiplient entre Al-Qaida et les autres groupesjihadistes. Zarqaoui réaffirme malgré tout savolonté d’exporter vers la Palestine son jihad glo-bal : « Nous nous battons en Irak, mais nos yeuxse tournent vers Jérusalem, qui sera délivrée par leCoran et par l’épée. »8 Harcelé par les tribus de laprovince occidentale d’Anbar, frontalière de laJordanie, Zarqaoui doit quitter cette zone sunnitepour une région plus divisée au nord de Bagdad, oùune frappe américaine le tue en juin 2006. Son suc-cesseur à la tête d’Al-Qaida en Irak s’efforce d’apai-ser le conflit avec la guérilla nationaliste. Mais lesprétentions hégémoniques d’Al-Qaida restentintactes, tandis que les règlements de compte sepoursuivent dans la province d’Anbar et au-delà.La proclamation par Al-Qaida en octobre 2006d’un « califat » moderne, destiné à renouer avecla gloire de Bagdad l’Abbasside, rappelle la logi-que expansionniste de tout « Jihadistan », hier enAfghanistan, aujourd’hui en Irak.

Abou Moussab le Syrien a tenté de réorienter versson pays natal le jihad global, égaré selon lui auxconfins afghans. Abou Moussab le Jordanien estallé plus loin dans cette logique, en frappant laJordanie en paix avec Israël, et en y massacrantdes Palestiniens « collaborateurs ». Le premier aété neutralisé, le second a été tué, mais leur bas-culement stratégique ne reste pas sans écho.

Fath al-Islam

Les camps de réfugiés palestiniens au Liban ontconnu une histoire tourmentée et tragique : piliers dela présence armée palestinienne dans ce pays, ils yont gagné une autonomie insoumise au regard de l’É-tat libanais, mais ils en ont payé le prix fort en termesde massacres et de bombardements. L’expulsion deYasser Arafat du Liban, d’abord sous le feu d’Israël en1982, puis sous les coups de la Syrie en 1983, aprivé les camps de leur principal protecteur et bienfai-teur. À la fois enclaves de non-droit et poches demisère, les camps sont soumis à une sévère discrimi-nation sociale et professionnelle. Les réfugiés duLiban ont fort mal vécu le processus de paix israélo-palestinien, ouvert en 1993, qui semblait les ignorer,et ils n’ont cessé de clamer leur « droit au retour ».

Une partie de la jeunesse déclassée s’est sentieabandonnée par la direction nationale palestinienneet s’est dès lors tournée vers les formes les plusextrêmes de l’islamisme radical. Plutôt qu’une iden-tité palestinienne dévalorisée, voire méprisée parl’environnement libanais, les militants de Fath al-Islam ont préféré projeter une appartenance islami-que sublimée dans un espace sans frontière.Bernard Rougier a analysé ce processus inédit dansla population palestinienne, généralement très atta-chée aux références nationalistes, et il en a mis enlumière les ressorts : « Si les acteurs politiquespalestiniens sont privés de perspectives diplomati-ques et d’interlocuteurs sur le plan international –en particulier d’interlocuteurs américains –, le tempspolitique perdu par la communauté internationalesera reconverti en temps religieux gagné par desacteurs identitaires de type jihadiste. »9

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8. Le Monde, 25 avril 2006.

9. Bernard Rougier, Le jihad au quotidien, Paris, PUF, 2004, p. 246.

Plutôt qu’une identité palestinienne dévalorisée, voireméprisée par l’environnementlibanais, les militants de Fath

al-Islam ont préféré projeter uneappartenance islamique sublimée

dans un espace sans frontière

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10. Propos prêtés à Chaker Al-Abssi lui-même in Le Monde, 21 juin 2007. La FINUL est la Force intérimaire des Nations unies au Liban, établie au

printemps 1978, mais renforcée depuis l’été 2006 et déployée alors à la frontière israélo-libanaise.

11. El País, 9 juillet 2007.

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Il convient de méditer ces lignes prémonitoires,publiées en 2004, pour comprendre l’embrase-ment, trois ans plus tard, du camp de Nahr al-Bared,où vivent trente mille réfugiés palestiniens, dans labanlieue de Tripoli, chef-lieu du Nord-Liban. En effet,aucun processus diplomatique sérieux n’est interve-nu pour enrayer l’aliénation et la radicalisation dansles camps du Liban : Arafat, assiégé durant deuxans et demi dans ses bureaux de Ramallah, n’en aété évacué que pour décéder à Paris en novembre2004 ; son successeur Mahmoud Abbas est misdevant le fait accompli du retrait israélien de Gazaen août 2005 ; la victoire du Hamas aux législativesde janvier 2006 a beau être certifiée par les obser-vateurs internationaux, elle entraîne le boycott occi-dental du nouveau gouvernement palestinien. Cetteimpasse absolue est encore dramatisée dans lehuis-clos de Nahr al-Bared, où émerge à l’automne2006 Fath al-Islam.

Ce groupe affiche dès sa dénomination son ambi-tion de refondre dans l’Islam les objectifs du Fath,matrice du nationalisme palestinien. Le chef du Fathal-Islam, Chaker Al-Abssi, s’est d’ailleurs construitdans la lutte contre les options politiques d’Arafat.Formé en Libye comme pilote de chasse, il a mêmeservi lors d’un des conflits entre la Jamahiriyya et leTchad. Mais il s’est surtout engagé dans la dissi-dence prosyrienne du Fath, qui condamne toutrèglement négocié avec Israël. À l’approche de lacinquantaine, Al-Abssi transmute ce radicalismeantisioniste dans la perspective jihadiste. Il est con-damné à mort par contumace en Jordanie pour l’as-sassinat en 2002 d’un diplomate américain, dontZarqaoui lui-même aurait pris l’initiative.

Car Fath al-Islam a beau nier tout lien organiqueavec Al-Qaida, cette organisation participe active-ment au jihad global et reprend le flambeau dumaquis tout proche de Dinniyé, écrasé en 2000.Mais les « vétérans » d’Afghanistan et deTchétchénie ont cédé la place aux jihadistes éprou-vés en Irak. Seule une minorité des quelques cen-taines de miliciens de Fath al-Islam sont palesti-niens, alors que toutes les composantes du jihadis-me arabe y sont représentées, avec un fort contin-gent saoudien. La guerre d’Irak permet ainsi deparachever la déconstruction d’une base historique

du nationalisme palestinien, et sa transformation ensanctuaire d’un jihad transnational, sous alibi pales-tinien. Le phénomène s’aggrave avec la montée destensions entre les communautés sunnite et chiite duLiban, Fath al-Islam transposant les discours anti-chiites de Zarqaoui en Irak.

Ce « Jihadistan » en miniature qu’est devenu Nahral-Bared ne peut qu’exporter sa subversion hors deson espace confiné. Le massacre de 27 militaireslibanais par Fath al-Islam déclenche l’épreuve deforce. Le siège de Nahr al-Bared par l’armée liba-naise dure plus de trois mois, du 20 mai au 2 sep-tembre 2007, et il s’achève par la destruction d’unebonne partie du camp, même si plusieurs trêveshumanitaires ont permis de relativement épargner lapopulation civile. 222 jihadistes ont officiellementété tués pour 168 militaires, déstabilisés par la puis-sance de feu insoupçonnée de Fath al-Islam. Mais lavictoire de l’État libanais est ternie par la fuite d’Al-Abssi et d’une centaine de ses partisans, qui échap-pent à l’assaut final.

L’ampleur de l’arsenal et l’efficacité des réseaux deFath al-Islam en disent long sur la gravité de lamenace jihadiste au Liban. Osbat al-Ansâr (la Liguedes Partisans), historiquement implantée au campd’Aïn al-Heloué, au Sud-Liban, et Jound al-Châm(les Soldats de la Grande Syrie), responsable d’at-tentats meurtriers en Syrie, partagent avec Fath al-Islam la même haine contre les chiites, alliés deDamas, ainsi que contre « les juifs et les croisés dela FINUL »10. Ces trois groupes sont d’ailleurssoupçonnés par les services espagnols dans l’at-tentat qui coûte la vie à six « casques bleus » auSud-Liban, le 24 juin 200711.

Zawahiri qualifie cet attentat d’« opération bénie »,tandis qu’Al-Qaida encourage les jihadistes duLiban dans leur combat contre les chiites etautres « judéo-croisés ». Mais les relationsnouées sur le théâtre irakien ne suffisent pas àforcer l’intégration de Fath al-Islam dans Al-Qaida. La manœuvre tentée en mai 2007 autour d’unefantomatique « Al-Qaida au pays de Cham »,aussi antichrétienne qu’anti-chiite, tourne court.Les partisans de Chaker Al-Abssi conservent leurautonomie, dans une situation qui n’est pas sans

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Al-Qaida au sud de la Méditerranée

rappeler l’indépendance de Zarqaoui en Irak jus-qu’à l’automne 2004.

Le mur de Palestine

Al-Qaida a toujours combattu l’Organisation deLibération de la Palestine (OLP), où le Fath deYasser Arafat, nationaliste et majoritaire, côtoie desformations d’inspiration marxiste (FPLP, FDLP etcommunistes). La caution apportée par l’OLP à l’in-vasion soviétique de l’Afghanistan en 1979, puisson soutien à l’occupation irakienne du Koweit en1990, ont approfondi l’hostilité de Ben Ladenenvers les « mécréants » du nationalisme palesti-nien. La reconnaissance mutuelle entre Israël etl’OLP, signée en 1993, est flétrie comme une « tra-hison » supplémentaire. Lorsque le Hamas, bran-che palestinienne des Frères musulmans, lance sacampagne d’attentats-suicides en 1995-96,Zawahiri se félicite que le mouvement islamiste aitretrouvé la voie du « jihad » authentique. Maisaucune relation n’existe entre Hamas et Al-Qaida,qui trouve surtout dans la mobilisation antiterroriste,impulsée alors par l’administration Clinton, l’occa-sion de fustiger les compromissions de l’Arabiesaoudite avec les « croisés » et les « sionistes ».Tel est le thème récurrent des vidéos de propagan-de diffusées sous le manteau depuis le sanctuairetaliban d’Al-Qaida.

Cette agitation médiatique ne masque pas l’absen-ce révélatrice de cadres palestiniens au sein de lahiérarchie d’Al-Qaida. Défendant pied à pied leurterre menacée, les nationalistes palestiniens ris-quent peu d’être séduits par l’aveu d’impuissanced’Abdallah Azzam, le père spirituel du jihad global,qui cherchait en Afghanistan des « frontières ouver-tes » introuvables en Cisjordanie. Le seul respon-sable notable d’Al-Qaida à être d’origine palesti-nienne est Abou Zoubeida, d’ailleurs né en Arabiesaoudite, et arrêté au Pakistan en mars 2002. Leprocessus d’acculturation et de dé-nationalisation,à l’œuvre dans les camps de réfugiés du Liban, estinconcevable dans les territoires palestiniens, qu’ilssoient autonomes ou encore occupés. Le mondearabe et islamique, qui a abandonné les Palestiniensface à l’arbitraire israélien, est accusé d’hypocrisie,voire de lâcheté, en Cisjordanie comme à Gaza, et

la surenchère jihadiste n’échappe pas à cette ran-cœur. Dès lors, les appels d’Al-Qaida à mener lejihad en Palestine jusqu’à la dernière goutte de sangpalestinien suscitent au mieux les sarcasmes.

L’organisation de Ben Laden s’efforce en vain depercer ce mur compact du nationalisme palestinien.L’OLP, qui a condamné sans appel les attentats du11-Septembre, lui est impénétrable. Quant auHamas, marqué par la discipline organisationnelle etdogmatique des Frères musulmans, il n’offre aucu-ne prise. Al-Qaida se rabat donc sur les marges dela bande de Gaza, où les trafics avec l’Égypte, laculture des armes et la logique tribale nourrissenttoutes les manipulations. Elle trouve des oreillesattentives au sein du puissant clan Doughmouch,fort de deux mille hommes, attaché avant tout àdéfendre son autonomie aussi bien contre le Fathque contre le Hamas. Les manœuvres d’approchesont complexes et ne débouchent qu’après l’éva-cuation israélienne de la bande de Gaza, en août2005. Une mystérieuse « Armée de l’Islam » (jeychal-Islâm) apparaît alors et sa rhétorique entre enrésonance avec les incantations du jihad global.

En mars 2007, Alan Johnston, correspondant de laBBC à Gaza, est enlevé par « l’Armée de l’Islam »,qui exige, en échange de sa libération, celle de troisresponsables d’Al-Qaida : Abou Qatada, le chefidéologique, et sans doute opérationnel, d’Al-Qaidaen Europe, incarcéré en Grande-Bretagne ; et deuxpersonnalités détenues en Jordanie, Mohammed al-Maqdissi, le guide spirituel de Zarqaoui, et SajidaRichawi, la seule survivante du commando terroris-te lancé en 2005 contre les grands hôtels d’Amman.

Le monde arabe et islamique, qui aabandonné les Palestiniens face à

l’arbitraire israélien, est accuséd’hypocrisie, voire de lâcheté, enCisjordanie comme à Gaza, et la

surenchère jihadiste n’échappe pasà cette rancœur

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Ce groupe fantomatique s’abstrait donc de l’horizonpalestinien pour se projeter opérationnellementdans le jihad global. La sécurité palestinienne, trèsliée au Fath, échoue à libérer Johnston et elle doitde toute façon céder au Hamas le contrôle de Gazaen juin 2007.

Zawahiri se précipite pour tenter de récupérer au pro-fit du jihad global cette victoire du Hamas. Il affirmeque seul Allah en est responsable, de même queseule la perte de foi des Palestiniens les aurait livrésau joug des Israéliens. Il exhorte le Hamas à imposersans délai à Gaza la loi islamique, dans toute sarigueur, et il lui recommande de se fondre dans unjihad antisioniste à l’échelle de la planète. Ces injonc-tions, profondément blessantes pour le nationalismepalestinien, sont relayées par « l’Armée de l’Islam ».Le bras de fer entre les miliciens du Hamas et le clanDoughmouch se durcit, avec enlèvements récipro-ques et bouclage du quartier concerné, dans la villemême de Gaza. Dans la nuit du 3 au 4 juillet, Johnstonest finalement remis au Hamas, qui l’évacue de Gazaen cortège officiel. « L’Armée de l’Islam » adopte unprofil bas, mais la polémique enfle entre Al-Qaida et leHamas, accusé d’avoir pactisé avec Israël en propo-sant une reconnaissance de facto de l’État juif.Zawahiri recycle également ses accusations, habituel-les à l’encontre des Frères musulmans, et il reprocheau Hamas d’avoir cautionné « l’impiété » démocrati-que en participant aux élections. La virulence de sesattaques est à la mesure de sa déception. Car, pourl’heure, le mur de Palestine contre Al-Qaida tient bon.

L’incapacité d’Al-Qaida à peser sur la scènepalestinienne n’est évidemment jamais reconnueen public. Tout au contraire, la propagande del’organisation tend à s’attribuer un rôle moteur entermes de référence et d’action. Pour contournerl’obstacle d’un jihad national profondément enra-ciné, et rétif à toute manipulation extérieure, Al-Qaida tente de s’inscrire dans le temps long desreconquêtes islamiques. Il a après tout fallu deuxsiècles à l’Islam pour repousser les Croisadeshors du Levant. Face aux « croisés » modernesen Irak, Al-Qaida revendique mensongèrementl’essentiel des opérations antiaméricaines (lesexperts considèrent pourtant qu’Al-Qaida nereprésente qu’un dixième des effectifs et des acti-vités de la guérilla sunnite). Car Zawahiri écrit à

Zarqaoui dès 2005 que « plus de la moitié de cettebataille se déroule sur la scène médiatique »12.L’important, comme pour toute propagande ultra-minoritaire, à vocation avant-gardiste, reste moinsde faire que de faire savoir et de laisser croire.

Outre la résistance politique du jihad territorial, Al-Qaida doit surmonter l’illégitimité fondamentale deson jihad global. En effet, durant treize siècles de tra-dition islamique, le jihad ne peut être décidé que parle calife, commandeur des croyants, ou par son repré-sentant. Le dernier jihad de ce type fut déclaré en1914 par le calife ottoman contre la France, laGrande-Bretagne et la Russie, avec un impact d’ail-leurs limité. Al-Qaida prétend donc restaurer lecalifat aboli en 1924 et situer son jihad dans cetteperspective contestable. Encore plus délicat pourAl-Qaida est la prévalence pluriséculaire du jihaddéfensif sur le jihad offensif, tombé en désuétudedepuis les dernières conquêtes des Empires mog-hol et ottoman. L’organisation de Ben Laden s’em-ploie donc à tordre le cou à l’évidence pour pré-senter comme « défensif » sa projection terroris-te et elle doit nourrir le mythe de la « libération »à terme de terres autrefois islamiques. C’est là où larhétorique sur la Palestine peut rejoindre l’invocationde l’Andalousie, l’Andalus musulmane.

Zawahiri construit ses harangues régulières sur cettetriple imposture (puissance d’Al-Qaida, restaurationdu califat et caractère « libérateur » du jihad global).Mais ce n’est qu’en juillet 2007 qu’il lie explicitementtous les éléments de cette rhétorique dans une visionintégrée : « Le jihad, qui s’est levé sur toutes lesterres islamiques, tente de frapper aux portes deJérusalem et de libérer toutes les terres islamiques quifurent occupées depuis la conquête de l’Andalus jus-qu’à l’invasion de l’Irak. » Pour asseoir cette ambitionextravagante, Al-Qaida doit compléter son dispositifoccidental et consolider son implantation en Afriquedu Nord. Tel est l’enjeu du « Maghreb islamique ».

III. Le nouveau front du « Maghreb islamique »

L’invasion américaine de l’Irak a permis à Al-Qaidade prendre pied au cœur géopolitique et symboli-que de l’Islam. Alors que, jusqu’en 2003, elle s’é-puisait à des transferts depuis la périphérie asiati-que vers le centre machrékin, elle est désormais ins-

12. Lettre du 9 juillet 2005, traduite in Maghreb-Machrek, 186, hiver 2005-2006, p. 108.

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13. Khadija Mohsen-Finan, « Le Maghreb serait-il devenu un terrain privilégié pour les “jihadistes” ? », afkar/idées, 14, été 2007, pp. 42-44.

Al-Qaida au sud de la Méditerranée

tallée sur un axe virtuel saoudo-irakien, qui lui per-met d’intensifier son action en Afrique du Nord. Al-Qaida y rencontre la volonté des groupes avec quielle entretient une relation aussi complexe qu’an-cienne. C’est finalement l’assise algérienne qui serachoisie pour de futurs développements régionaux.

Les trois « groupes islamiques combattants »

En Tunisie, au Maroc et en Libye, trois différents« groupes islamiques combattants » se sont cons-titués sur une base parallèle et comparable. Dansles trois cas, l’expérience « afghane » d’un jihadlargement fantasmé, dans les camps du Pakistan, aété structurante. La rupture physique ou idéologi-que avec la matrice des Frères musulmans a ouvertla voie à la radicalisation terroriste, en liaison plus oumoins directe avec Al-Qaida.

Le Groupe islamique combattant tunisien (GICT)est une dissidence d’Ennahda, la branche tunisien-ne des Frères musulmans. Il se constitue auPakistan autour de Seifallah Ben Hassine, le res-ponsable de l’accueil des jihadistes tunisiens àPeshawar. La hiérarchie d’Al-Qaida considère lesrecrues du GICT dignes de missions de confiance.Deux militants tunisiens empruntent ainsi la fausseidentité de journalistes belges d’origine marocainepour s’introduire auprès du commandant Massoud,pilier de la résistance à Al-Qaida en Afghanistan, etl’assassiner, deux jours avant le 11-Septembre. Lescomplots terroristes déjoués en Belgique, en Italieou en France à l’automne 2001 portent la marquede jihadistes tunisiens. Et c’est en Tunisie qu’Al-Qaida décide de frapper quelques mois après l’ef-fondrement de son sanctuaire taliban.

Le 11 avril 2002, un kamikaze tunisien, jusqu’alorsinconnu des services de police, précipite un camionbourré d’explosifs contre la synagogue de la Ghriba,sur l’île de Djerba. 21 personnes sont tuées, dont14 touristes allemands et 2 Français. Khaled CheikhMohammed, le chef opérationnel d’Al-Qaida, et leplanificateur du 11-Septembre, a personnellementdéclenché l’opération depuis le Pakistan.L’organisation s’efforce de prouver que sa capacitéde nuisance terroriste persiste, malgré le démantè-lement de son infrastructure afghane. L’attentat estclairement antisémite et frappe la plus ancienne

synagogue d’Afrique, site d’un des pèlerinages lesplus courus du monde sépharade. Mais Al-Qaidavise aussi la Tunisie, dont le régime réprime touteforme d’Islam politique, et dont l’économie dépendlargement des recettes touristiques. Enfin, l’organi-sation de Ben Laden frappe des civils occidentauxen terre d’Islam, à défaut de pouvoir les éliminerdans leurs pays respectifs. L’objectif est toujours defragiliser les échanges entre les deux rives de laMéditerranée et de creuser entre les peuples desfossés d’incompréhension, porteurs d’un jihad tou-jours plus prospère.

C’est aussi un jihadiste tunisien, Serhane Fakhet,qui mène le commando responsable de l’attentat du11 mars 2004 à Madrid. Mais la cellule terroristeémane du Groupe islamique combattant marocain(GICM), à laquelle Fakhet a été intégré par mariage.Ces noyaux de proximité sont très difficilementpénétrables et conservent un profil bas dans l’espa-ce public, y compris dans les mosquées. Le GICMa été fondé vers 1998 au Pakistan pour y organiserles jihadistes marocains. Ses militants sont appré-ciés par la hiérarchie d’Al-Qaida, qui va intégrer leplus brillant d’entre eux, Abdelkarim Mejjati. Lesautres membres du GICM se dispersent après lachute du régime taliban et reviennent plus ou moinsdirectement au Maroc. Le projet d’implanter desmaquis jihadistes dans l’Atlas est vite abandonné.C’est l’invasion américaine de l’Irak qui permet derelancer les activités de recrutement : pour la seuleannée 2006, onze réseaux d’acheminement dejihadistes en Irak sont démantelés au Maroc13.

Conformément aux priorités d’Al-Qaida, Mejjati, unmoment affecté au développement de l’organisa-

L’incapacité d’Al-Qaida à peser surla scène palestinienne n’est

évidemment jamais reconnue en public. Tout au contraire,

la propagande de l’organisationtend à s’attribuer un rôle moteuren termes de référence et d’action

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14. Le terme « salafiste » provient de l’arabe salaf, les « prédécesseurs » : al-salaf al-sâlih, les « pieux prédécesseurs », invoqués à satiété, sont

les compagnons du Prophète et les premiers Musulmans, gardiens de la pratique la plus orthodoxe. Le salafisme contemporain se divise entre une

tendance piétiste, très largement majoritaire, et un courant jihadiste, dont se nourrit entre autres Al-Qaida.

15. Le Monde, 5 mai 2007 et 8 septembre 2007.

16. Voir note 14.

Al-Qaida au sud de la Méditerranée

tion au Maghreb, voire en Europe, est orienté versl’action clandestine en Arabie saoudite. Il y occu-pe un rang élevé dans l’appareil terroriste et il esttué par la sécurité saoudienne, engagée depuis2003 dans une offensive sans merci contre Al-Qaida. Le GICM demeure inquiétant au Maroc, oùSaad Houssaïni, présenté comme son chef opéra-tionnel, n’est arrêté qu’en mars 2007. Mais Al-Qaida est loin de faire l’unanimité dans la mouvan-ce jihadiste marocaine, où fleurissent des groupeslocaux, désignés dans les médias par leur villed’ancrage, ou des formations rivales, aux intituléscinglants : « l’anathème et l’hégire » (al-takfîr waal-hijra), « le salafisme14 jihadiste » (al-salafiyyaal-jihâdiyya), « le sentier de la rectitude » (al-sirâtal-mustaqîm)… Encore plus troublant est le phé-nomène des kamikazes apparemment isolés qui, àquatre reprises en 2007 (trois fois en mars-avril àCasablanca et une fois en août à Meknès), sontpassés à l’acte avec un impact limité. La thèse del’attentat manqué semble généralement préva-loir15, mais l’ombre d’Al-Qaida plane fatalement surces explosions en chaîne.

Les militants du Groupe islamique combattant lib-yen (GICL) sont les moins connus du grandpublic, alors que leur groupe a sans doute étéconstitué dès 1995 dans les camps pakistanais.Ennemis jurés du colonel Qaddafi, ils ont pu infil-trer des poches de subversion jihadiste enCyrénaïque, où ils ont entretenu l’insécurité à la findes années 90. Mais les jeux tribaux et la répres-sion méthodique ont eu raison de leur résiliencesur le territoire de la Jamahiriya. Plusieurs Libyensoccupent des positions éminentes dans Al-Qaida.Abou Faraj al-Libi (le Libyen) a succédé à KhaledCheikh Mohammed comme chef opérationnel d’Al-Qaida, jusqu’à sa propre capture, au Pakistan, enmai 2005. Très en vue aujourd’hui est MohammedHassan, dit Abou Yahya al-Libi. Ses études islami-ques, somme toute limitées, en Mauritanie lui per-mettent d’arborer le titre de « cheikh », tant ellestranchent avec l’inculture religieuse prévalant ausommet d’Al-Qaida.

Le prestige d’Abou Yahya al-Libi émane surtout deson évasion spectaculaire de la prison américaine

de Bagram, en Afghanistan, en juillet 2005. Il dirigedésormais un camp d’entraînement jihadiste dans laprovince afghane du Paktika, à la frontière avec lePakistan. Et il intervient régulièrement sur les sitesliés à Al-Qaida, rythmant les consignes de l’organi-sation entre deux discours de Zawahiri. Ainsi, en2007, il peut successivement plaider en faveur del’unification des factions jihadistes en Irak (autourd’Al-Qaida, bien sûr), presser Hamas d’exécuter sonprisonnier israélien (le caporal Shalit), saluer larelance du jihad en Somalie (contre l’Éthiopie) oucélébrer le « martyre » des radicaux pakistanaisd’Islamabad, tués durant le siège de leur «Mosquée rouge » et fortifiée.

Le groupe salafiste pour la prédication et le combat

Des centaines de radicaux algériens, l’estimation laplus élevée allant jusqu’à 1500, ont séjourné dansles camps d’entraînement du jihad « afghan ». Laplupart d’entre eux n’ont jamais pénétré sur le terri-toire de l’Afghanistan et ils ont parachevé leurapprentissage, ainsi que leur endoctrinement, dansles communautés jihadistes expatriées du Pakistan.Mais ces « Afghans » algériens se parent de l’auradu jihad victorieux, ils adoptent la barbe et le costu-me des combattants salafistes16, et ils reviennentbardés de certitudes aussi tranchées qu’agressives.Leur retour progressif en Algérie, entre le retraitsoviétique de 1989 et la chute de Kaboul en 1992,va nourrir la montée aux extrêmes. Une des mos-quées du quartier algérois de Belcourt déverse desprêches si virulents qu’elle est surnommée «Kaboul ». Les « Afghans » qui y sévissent légiti-ment très vite les attaques contre les femmes «impudiques » et, plus généralement, contre tous lessignes extérieurs de la « corruption » sociale.

Gilles Kepel a parfaitement décrit l’ouverture ducycle de la violence armée par les jihadistes algé-riens : « Leur première action spectaculaire seral’attaque d’un poste-frontière, où des “Afghans”décapiteront les conscrits à Guemmar, le 28novembre 1991 – date choisie pour marquer (àquatre jours près) le deuxième anniversaire du“martyre” d’Abdallah Azzam à Peshawar. Ce sera lecoup d’envoi sur le territoire algérien d’un jihad

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17. Gilles Kepel, Jihad, Paris, Gallimard, 2000, pp. 179 et 180.

18. Cité in Evan F. Kohlmann, Two Decades of Jihad in Algeria, The NEFA Foundation, mai 2007, p. 12.

19. Ibid., p.16.

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auquel l’expérience et la référence afghanes fourni-ront un vocabulaire qui viendra compléter la reprisedes méthodes et de la tradition de la guerre d’indé-pendance. »17

La guerre civile algérienne de la « décennie noire »des années 90 se déroule sur deux niveaux parallè-les : entre les forces de sécurité et les groupes isla-mistes, d’une part, entre les différents groupes isla-mistes, parfois infiltrés et de plus en plus radicali-sés, d’autre part. C’est ainsi que l’Armée islamiquedu salut (AIS), la branche armée du principal partiislamiste, le Front islamique du salut (FIS), est con-testée dès octobre 1992 par les Groupes islami-ques armés (GIA). Des « Afghans » impitoyablesdominent cette organisation, qui est assistée finan-cièrement par Ben Laden, alors exilé à Khartoum.Des coups de boutoir successifs éliminent cettephalange de cadres formés au Pakistan et propul-sent à la tête des GIA Djamel Zitouni, qui, de 1994à sa mort en 1996, intensifie tous azimuts laterreur des GIA : en Algérie, contre les civils desvillages « suspects », massacrés collectivement,contre les enseignants ou contre les prêcheursmodérés ; en France, par des attentats dans lemétro parisien ou la liquidation de personnalitéshostiles aux GIA. Ce vertige meurtrier s’accentueencore sous la conduite du successeur de Zitouni,Antar Zouabri, alors même que l’AIS décide dedéposer les armes.

C’est sur ce champ de ruines jihadistes qu’émergeen 1998-99 le Groupe salafiste pour la prédica-tion et la combat (GSPC). Il se présente commel’héritier des GIA originels, tout en condamnant lesdérives de Zouabri (tombé dans une embuscadeen 2002). Le GSPC prétend mener « le jihad con-tre le régime algérien qui a renié l’Islam et contreses maîtres chrétiens et juifs »18. C’est un ancienadjoint de Zitouni, Hassan Hattab, déserteur del’armée, qui prend la tête de l’organisation. LeGSPC fait preuve d’une redoutable combativité etil se rallie plusieurs groupuscules en perte devitesse. Mais la tendance lourde est à la redditiondes différents maquis islamistes, qui suivent l’e-xemple de l’AIS et sont encouragés par une géné-reuse politique de « réconciliation nationale »,impulsée au plus haut niveau de l’État algérien etmassivement approuvée par référendum.

Les dissensions se creusent au sein du GSPC, oùl’attachement de Hattab à une problématique algé-rienne est battu en brèche par deux trentenairesacquis au jihad global, Nabil Sahraoui etAbdelmalek Droukdal. L’invasion de l’Irak par lesÉtats-Unis accélère l’épreuve de force : Hattabs’oppose à l’envoi de « volontaires » pour mener lejihad antiaméricain, mais il est isolé à la direction duGSPC, dont il est déposé durant l’été 2003.Sahraoui lui succède pour quelques mois, avant detrouver la mort dans un accrochage avec l’armée etd’être remplacé par Droukdal. Le nouveau chef duGSPC a pris pour nom de guerre Abou MoussabAbdelwadoud. Il a donc choisi la même kunya qu’al-Souri et que Zarqaoui, mais au lieu d’une nisba géo-graphique, il a préféré se désigner « serviteur del’Affectueux » (wadoud /« affectueux » étant undes 99 attributs d’Allah). Habile manœuvrier, il a sur-vécu depuis 1993 aux multiples pièges des maquisislamistes.

Droukdal endosse dès 2005 la dialectique d’Al-Qaida sur « l’ennemi lointain » et « l’ennemi pro-che » : « Il est incontestable que la défaite del’Amérique maudite entraînera celle des régimesrenégats et impies, y compris le régime impied’Algérie. »19 Dans le même temps, il intensifie laformation et le transfert de recrues pour l’Irak. Lesmaquis du GSPC accueillent de nombreux jeunes,attirés par la perspective du jihad anti-américain, etdes réseaux de passeurs fonctionnent même à lafrontière tunisienne. Cette dimension maghrébinede l’action du GSPC en direction de l’Irak estimportante pour Al-Qaida et elle préoccupe lesÉtats-Unis, qui estiment que, en 2005, un quart deskamikazes en Irak provient d’Afrique du Nord. Entreautres contreparties, Al-Qaida enlève et assassinedeux diplomates algériens à Bagdad, action bru-yamment saluée par le GSPC. De manière généra-

Al-Qaida est loin de faire l’unanimité dans la mouvance

jihadiste marocaine, où fleurissentdes groupes locaux, désignés dansles médias par leur ville d’ancrage

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20. Ridha Kéfi, « Le Maghreb face à la pieuvre “jihadiste” », afkar/idées, 14, été 2007, pp. 50-53.

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le, le GSPC s’insère dans la machinerie médiatiqueet la rhétorique globale d’Al-Qaida, avec communi-qués incendiaires, pamphlets homicides et vidéosd’une violence souvent insoutenable.

Droukdal n’a jamais caché sa volonté d’intégrer Al-Qaida et son ambition de devenir le Zarqaoui duMaghreb, l’Abou Moussab de l’Ouest face à l’AbouMoussab « martyr » de l’Irak. Le GSPC doit dèslors gérer les retombées contradictoires de la dyna-mique du jihad global : elle attire à lui de jeunesrecrues dans la perspective de l’Irak, mais elle entre-tient l’antagonisme avec tous les autres groupesalgériens et elle ferme au GSPC les portes de la «réconciliation nationale ». À l’été 2006, Droukdalne peut plus compter que sur quelques centainesde militants, les « montées » au maquis ne com-pensant plus les redditions individuelles ou collecti-ves. Pour enrayer l’hémorragie, le chef du GSPCchoisit la fuite en avant dans le jihad global : il prêteformellement allégeance à Ben Laden.

Le dernier-né d’Al-Qaida

La démarche de Droukdal est cohérente avec tout sonparcours depuis son accession à la tête du GSPC en2004. La hiérarchie d’Al-Qaida débat pourtant de laproposition algérienne, car elle dispose après toutd’autres points d’appui au Maghreb. Le GICM peut seprévaloir de son rôle dans l’attentat de Madrid, ainsique du « martyre » de son chef au cours du jihadsaoudien. Les jihadistes tunisiens sont parvenus àimplanter, non loin de la capitale, une cellule liée auxmaquis algériens et intégrant d’autres militants ma-ghrébins, mais elle a été écrasée entre décembre2006 et janvier 200720. Les cadres libyens ont poureux leur position éminente dans l’organigramme del’organisation, même s’ils ne disposent plus d’uneassise territoriale. C’est cette question d’un ancragegéographique qui fait sans doute la différence au pro-fit du GSPC. En outre, le rejet par Droukdal de la «réconciliation nationale » et le conflit ainsi ouvert avectoutes les autres formations islamistes rassure Al-Qaida sur la loyauté du GSPC, définitivement plus «globale » que « locale ».

Fort de l’accord de principe d’Al-Qaida, le GSPC atta-que en décembre 2006 une cible soigneusement «internationalisée » : il s’agit en effet, dans la banlieue

d’Alger, de l’autobus d’une société américaine liée àHalliburton, le conglomérat largement chargé de lareconstruction en Irak. La branche irakienne d’Al-Qaida ne manque pas de saluer l’attentat. Et la mai-son-mère approuve formellement en janvier 2007 l’in-tégration du GSPC, qui devient « Al-Qaida auMaghreb Islamique » (AQMI). Outre l’impact de pro-pagande pour une organisation attachée à son auraplanétaire, Al-Qaida transfère formateurs et matérielsvers sa nouvelle filiale nord-africaine. L’ex-GSPC sevoit confier la mission d’amalgamer les autres réseauxmaghrébins, entre autres aux fins d’optimisation durecrutement pour l’Irak. Rien ne permet de confirmerque les trois autres « groupes combattants » siègentà la direction collective d’AQMI, aux côtés de l’ex-GSPC, mais il est avéré que ces formations jihadistesn’ont plus d’activité publique depuis l’avènementd’AQMI. Droukdal se permet d’ailleurs de compareravantageusement l’intégration maghrébine du jihad àl’impuissance de l’Union du Maghreb Arabe, fondéeen 1989, mais paralysée par la querelle algéro-maro-caine. En mars, l’attentat contre une société russe estoffert « en modeste présent aux frères musulmans deTchétchénie », dans le plus pur style du jihad global.

Le 11 avril 2007, cinq ans jour pour jour après l’atten-tat de Djerba, trois attentats-suicides sont perpétréssimultanément à Alger, l’un au centre-ville contre lepalais du gouvernement, les deux autres dans la ban-lieue Est contre un commissariat et une caserne. Lepays, qui n’a connu qu’une seule opération kamikazedurant toute la « décennie noire », découvre surInternet les photographies des trois jeunes « martyrs». Al-Qaida célèbre le « Badr du Maghreb », en réfé-rence à la première victoire militaire du ProphèteMohammed en 624 (Ben Laden n’avait pas manquéd’associer le 11-Septembre au souvenir de Badr).Mais son horizon symbolique franchit déjà laMéditerranée : « Nous ne serons en paix que lorsquenous aurons libéré toute la terre d’Islam […] et quenous aurons repris pied dans notre Andalousie spo-liée et notre Jérusalem violée. » Les sites jihadistesvibrent à l’unisson d’AQMI et assurent efficacementleur rôle de chambre d’écho international.

Le 9 mai, Droukdal peaufine son image de leadermaghrébin en affirmant que Ceuta et Melilla doiventêtre « nettoyées de l’impureté espagnole ». Il enprofite pour fustiger la « veulerie » du souverain

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marocain, plus préoccupé par l’absorption duSahara que par la récupération des présides espag-nols. La menace est d’autant plus prise au sérieuxqu’à Ceuta, en décembre 2006, une cellule jihadis-te de onze membres a été démantelée dans le quar-tier déshérité de Principe, où vit la moitié desMusulmans de l’enclave. Des liens avec les réseauxjihadistes marocains ont été mis en lumière et,même si aucun explosif n’a alors été saisi, des pré-somptions fortes existent de préparation d’atten-tat21. Là encore, l’Irak fonctionne comme catalyseurdu recrutement et de la radicalisation.

Le 11 juillet, une fourgonnette bourrée de prèsd’une tonne d’explosifs est précipitée contre unecaserne à Lakhdaria. Le 6 septembre, c’est le cor-tège du président Bouteflika lui-même qui est visélors d’une visite à Batna. Le kamikaze de 29 ans, ori-ginaire d’Oran, et sans lien connu avec l’islamisme,entraîne une vingtaine de personnes dans la mort.Deux jours plus tard, c’est une caserne, à Dellys, quiest dévastée par un kamikaze algérois de 15 ans. Ilse confirme qu’Al-Qaida recrute des adolescents,d’abord comme informateurs et messagers, mais nes’interdit plus de les transformer en bombes humai-nes. La population algérienne craint le pire durant lemois de Ramadan, qui commence le 13 septembre,et qui est traditionnellement propice au « jihad ».Al-Qaida vise particulièrement les expatriés europé-ens, sans perpétrer d’attentat d’envergure. Uneopération-suicide, le 21 septembre, ne cause quedes blessés dans un bus d’une société française, à70 km à l’est d’Alger. Droukdal publie le bilan men-songer de « trois étrangers tués », ne serait-ce quepour se conformer à l’appel lancé la veille parZawahiri à « nettoyer les terres du Maghreb islami-que des enfants de la France et de l’Espagne ».

En cet automne 2007, « Al-Qaida au MaghrebIslamique » est parvenue à réveiller les cauchemarsde la « décennie noire » dans une Algérie majori-tairement gagnée à la « réconciliation nationale ».Forte des quelques centaines de militants de l’ex-GSPC, cette organisation a pu mordre sur une frac-tion marginalisée de la jeunesse urbaine. Mais ellen’a pas traduit en actes ses proclamations d’inté-gration maghrébine et elle demeure à ce jour uneorganisation algérienne, promue par Al-Qaida à unrôle régional. Les deux menaces primordiales rési-

dent dans l’émergence d’un terrorisme authentique-ment maghrébin, d’une part, et dans des frappesantioccidentales réussies, d’autre part. Al-Qaida aincontestablement consolidé son implantation auxportes de l’Europe, tout en laissant une appréciableautonomie à sa branche maghrébine, la seule deses branches régionales à être dirigée par un jiha-diste local (les organisations d’Al-Qaida pour l’Iraket l’Afghanistan ont toutes deux un apparatchikégyptien à leur tête).

ConclusionEn conclusion de ce survol du laborieux mouvementd’Al-Qaida vers la Méditerranée, plusieurs lignes deforce se dégagent nettement :

- L’invasion américaine de l’Irak en 2003 constitueun tournant majeur qui offre à Al-Qaida, étrillée enArabie saoudite, la possibilité de se replier dans unnouveau sanctuaire et d’y jeter les bases d’un «Jihadistan » à fort potentiel de déstabilisationinternationale ; cette nouvelle terre de jihad, ma-gnifiée par l’affrontement direct avec les États-Unis,nourrit de nombreuses vocations et attire des cen-taines de volontaires de toute la Méditerranée ;après la génération des « Afghans », qui a large-ment pesé dans l’aggravation de la guerre civilealgérienne, voici l’heure des « vétérans » d’Irak,qui rapatrient de nouvelles techniques terroristeset banalisent les attentats-suicides.- À défaut d’une percée fort hypothétique enPalestine, le Maghreb et même le Liban consti-tuent des fronts secondaires pour Al-Qaida, plei-nement engagée dans la consolidation de sonJihadistan irakien, et absorbée par la perspectivede relancer, à partir de cette base arrière, le jihad

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21. Luis de la Corte Ibáñez, “Actividad yihadista en Ceuta: antecedentes y vulnerabilidades”, DT 28/2007, Real Instituto Elcano, 19 juin 2007.

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Al-Qaida a incontestablement consolidé son implantation aux

portes de l’Europe, tout en laissantune appréciable autonomie à sabranche maghrébine, la seule de

ses branches régionales à êtredirigée par un jihadiste local

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en Arabie ; cette primauté de l’axe irako-saoudiendans la stratégie actuelle d’Al-Qaida signifie que laMéditerranée reste marginale dans la planificationterroriste centralisée, mais aussi que les groupeslocaux, au premier rang desquels l’ex-GSPC, dis-posent d’une très large marge de manœuvre pourperpétrer leurs propres attentats.- Toute une préparation médiatique d’Al-Qaida,avec réapparition de Ben Laden lui-même, laissaitcraindre que le Ramadan de 2007 (de la mi-sep-tembre à la mi-octobre) serait des plus sanglants ;même si la violence terroriste est demeurée à unniveau élevé en Irak, avec l’élimination de plusieurschefs tribaux sunnites hostiles à Al-Qaida, laMéditerranée a été relativement épargnée, lesattentats les plus meurtriers s’étant produitsen Algérie juste avant le Ramadan ; le secretpeut naturellement prévaloir en cas d’attentatsdéjoués, mais le facteur chance et/ou hasard nedoit jamais être sous-estimé ; la tendance lour-de reste légitimement inquiétante et Al-Qaidareprend l'initiative terroriste après le mois deRamadan, en frappant, le 11 décembre 2007 àAlger, à la fois le Conseil constitutionnel et lesiège local de l'ONU, dont 17 employés figurentau nombre des 41 personnes tuées.- Au-delà des conflits politiques du moment, Al-Qaida transpose en Méditerranée des hainesobsessionnelles, plaquées sur des organisa-tions ultra-minoritaires : au Maghreb, la hainedes « croisés » et des anciens colonisateurs,français et espagnols, dont il faut extirper l’in-fluence ; au Levant, la haine des chiites, héréti-ques et schismatiques ; il s’agit de haines exis-tentielles, et supposées structurantes pour lamouvance jihadiste, qui ne dépendent en rien de

la position concrète des uns ou des autres ; lefait que le Hezbollah soit le fer de lance de lalutte contre Israël ne compte pas plus que l’in-dépendance de la position de Paris et de Madriden Irak ; les chiites tout comme les Européenssont désignés comme cibles pour ce qu’ils sontet non pour ce qu’ils font.- En Méditerranée comme ailleurs, les sociétésmusulmanes concernées représentent les premiè-res victimes d’Al-Qaida et le principal rempart à saprogression ; en effet, la violence physique etsymbolique de l’organisation de Ben Laden estinfligée d’abord aux populations qui tombentsous sa coupe ; malgré leur rhétorique globali-sante, Fath al-Islam et l’ex-GSPC n’ont prati-quement tué que des Musulmans ; la pulsiontotalitaire d’Al-Qaida suscite sans doute enMéditerranée un rejet encore plus vif que dans lereste du monde musulman, du fait du caractèreouvert des sociétés visées ; la tentation pour Al-Qaida est malheureusement d’élargir son anathè-me (takfîr) à des secteurs de plus en plus larges deson environnement musulman, dans une escaladequi n’est pas sans rappeler la dérive sanglante desGIA durant la décennie précédente.

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Al-Qaida au sud de la Méditerranée

En Méditerranée comme ailleurs,les sociétés musulmanes

concernées représentent les premières victimes d’Al-Qaida

et le principal rempart à sa progression