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Albert Jacquard - L'Équation Du Nénuphar - Travail Et Chômage

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TRAVAIL ET CHOMAGE

Nombreux sont les écoliers dont l'environne-ment familial est hanté par le drame du chômage,qu'il soit redouté pour l'avenir ou vécu déjà depuisde nombreuses années. Certains d'entre eux n'ontjamais vu leurs parents ou leurs aînés partir au tra-vail ; ils ont le sentiment d'être la deuxième géné-ration de chômeurs et sont persuadés que ce statutva être celui de la génération suivante. Les ques-tions concernant ce sujet sont celles où ils laissentle plus facilement transparaître leur angoisse sur lesort qui les attend. Quelle chance ont-ils raisonna-blement de pouvoir un jour participer à la « vieactive » ?

Pour ne pas ajouter à cette angoisse, je leur pro-pose tout d'abord une lecture amusante, une petitepièce peu connue de Jean Giraudoux : Supplémentau voyage de Cook. L'auteur y présente un pasteuranglais venu apporter à des indigènes d'une île duPacifique les bienfaits de la civilisation, en premierlieu le respect de la morale et l'amour du travail. Àvrai dire, ils comprennent mal ses leçons. Pourquoitravailler quand la nature fournit le nécessaire,quand la nourriture est donnée par l'arbre à pain,

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la boisson par les sources, le bonheur par la compa-gne ? Ils se souviennent d'un des leurs qui autre-fois, étrangement, s'était mis en tête de travailler ;il s'agitait tant qu'un liquide nauséabond sortait desa peau ; il sentait si mauvais qu'il avait fallul'abattre. Malgré leur bonne volonté, ces sauvagesne parviennent pas à comprendre comment le tra-vail peut être la source de la dignité.

En fait, durant la plus grande partie de l'histoirehumaine, le concept même de travail ne correspon-dait à aucune réalité. Les chasseurs-cueilleursqu'étaient nos lointains ancêtres ne connaissaientque des activités considérées aujourd'hui commedes loisirs. Ce n'est qu'il y a moins de vingt milleans que nous avons imaginé de retourner le sol, dele semer, de récolter, de mettre à l'abri la nourritureproduite par les champs. Pour cela, il a fallu créerdes outils, construire des greniers, défendre ceux-ci contre les voleurs, inventer des moyens de sebattre plus efficacement, faire la guerre. Certes, cestatut d'éleveurs-agriculteurs permettait de disposerd'une plus grande quantité de nourriture, mais leprix à payer, l'obligation de travailler, a pu paraîtreà certains bien lourd. Pour alléger ce poids, nossociétés ont imaginé de sacraliser ce qui n'estqu'une contrainte douloureuse.

Parmi les transformations radicales du sort deshommes que nous a apportées ce siècle, le reculde la malédiction du travail, présentée par certainscomme une malédiction divine, est celle qui estsource des pires contresens. Si l'on avait annoncéaux paysans d'autrefois qu'un jour il faudrait centfois moins d'heures d'efforts pour produire unquintal de blé, ils auraient souhaité la venue rapide

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de ce nouvel âge d'or et imaginé les multiples fêtesqui rythmeraient les saisons. Aujourd'hui, cetteprédiction est réalisée, mais il n'y a plus de fêteset les paysans ont dû quitter les villages pour venirs'entasser dans les banlieues des mégapoles.

L'accès de chacun aux biens produits par l'effortde tous a été conditionné jusqu'à présent par saparticipation à cet effort : « à chacun selon sesmérites ». Mais, pour produire, il faut désormaismoins d'efforts. Un jour viendra où il n'en faudraplus du tout ; les machines remplaceront presquetotalement l'homme. Nous devrions nous enréjouir. Or stupidement, par manque d'imaginationdevant des conditions nouvelles, nous le déplorons.Pour maintenir le système de répartition d'autre-fois, certaines entreprises s'évertuent à produire desbiens rigoureusement inutiles, les « gadgets » quienvahissent notre quotidien, dont elles s'efforcentde persuader le public qu'ils sont nécessaires. Celadonne du travail à ceux qui les produisent, à ceuxqui en font la publicité, à ceux qui les vendent, àceux qui les détruisent. Ce travail, finalement, n'estqu'une fatigue inutile et souvent destructrice desressources non renouvelables de la planète. Pourcamoufler la sottise de ce comportement collectif,un mot est utilisé : la croissance. Comme si celle-ci était un bien en soi, alors que, sur notre Terrelimitée, toute croissance rencontre rapidement sonasymptote.

Une autre organisation économique s'impose.Hélas, l'imagination, en ce domaine, n'est guère aupouvoir.

Les querelles à ce propos sont alimentées parl'ambiguïté du mot « travail ». Il peut désigner des

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activités qui usent le corps par la fatigue qu'ellesentraînent, qui usent l'esprit par leur répétition ouleur manque d'intérêt, qui sont perçues commeimposées, subies, au service d'un objectif qui n'estpas celui du travailleur. Le sens du mot est alorsproche de celui défini par son étymologie, le latintripalium, qui désignait un trépied sur lequel on tor-turait un animal ou un homme ; le travail, c'est latorture. Il est normal d'essayer d'échapper à ce tra-vail-torture : heureux les « sans-travail » !

Mais ce même mot désigne aussi les activités quinous réjouissent par leur nature ou par leur finalité.Celles qui nous permettent de participer au fonc-tionnement de la structure collective qu'est la citécontribuent à notre propre développement par leséchanges qu'elles impliquent. Être exclu de ce tra-vail-échange est une catastrophe personnelle : mal-heur aux « sans-travail » !

Le mot « chômage » lui aussi est à double sens.Au cours des siècles passés, il désignait les joursoù, pour fêter un événement royal ou pour honorerun saint patron, le travail s'arrêtait et faisait placeaux réjouissances. C'est du trop grand nombre deces « jours chômés » que se plaint le savetier de LaFontaine : « On nous ruine en fêtes. » Aujourd'huile chômage n'est plus du tout synonyme de réjouis-sance ; signe d'un blocage de la société, il désigneles périodes où l'accès à une fonction est interdit àcertains ; il manifeste que la communauté n'est pascapable d'ouvrir ses portes à tous et notamment auxjeunes.

La recherche des causes de ce blocage auxconséquences désastreuses amène nécessairement àune analyse du fonctionnement de l'économie.

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Même en terminale, les jeunes n'ont guère eu decours à ce propos ; ils sont peu préparés à uneréflexion structurée échappant aux trop faciles« n'y a qu'à ». Je ne peux refuser de leur exposermon point de vue, qui implique une prise de posi-tion « politique ».

L'erreur fondamentale, me semble-t-il, est den'avoir pas profité de l'arrivée des machines pourprovoquer un accroissement du travail-échangeparallèle à la diminution du travail-torture, transfertque permet la merveilleuse efficacité des robots.

Il est utile de prendre un recul historique etd'avoir conscience de la barbarie de nos sociétésau cours des deux derniers siècles marqués par lacréation de l'industrie et la généralisation du travailsalarié. En France, il a fallu attendre 1841 pour quela loi interdise de faire travailler plus de huit heurespar jour les enfants de moins de huit ans ; 1848pour qu'elle interdise de faire travailler les ouvriersdes usines plus de douze heures par jour, soitquatre-vingt-quatre heures par semaine ; 1900 pourque les ouvriers obtiennent la semaine de soixante-dix heures, 1906 pour la semaine de soixanteheures, 1919 pour la semaine de quarante-huitheures, 1936 pour celle de quarante heures, 1982pour celle de trente-neuf heures. Aujourd'hui,grâce notamment à l'informatique, les progrès dela productivité se sont accélérés ; il paraîtrait rai-sonnable de poursuivre à un rythme aussi rapidecette conquête du temps libre ; une durée du travailde moins de trente heures, ou même de moins devingt-cinq heures hebdomadaires, serait dans lacontinuité des progrès obtenus depuis un siècle.Mais les mentalités de certains décideurs restent

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marquées par les fantasmes d'autrefois ; les asso-ciations patronales mènent, par pur réflexe, uncombat d'arrière-garde contre tout progrès en cesens ; un représentant du patronat a même qualifiéla loi des trente-cinq heures hebdomadaires d'« ar-chaïque », ce qui, en bon français, signifie qu'elleétait adaptée aux conditions du passé mais ne l'estplus à celles d'aujourd'hui !

Pour faire accepter des vies presque entièrementconsacrées à des activités imposées, nos sociétésont sacralisé le travail et l'ont présenté comme lasource de la dignité. Dans cette optique, l'interven-tion des machines est perçue non comme un bien-fait mais comme un tarissement de cette source.

En réalité, la source de la dignité est la participa-tion au réseau des échanges. Le thème central detoutes mes interventions est la métamorphose dechaque petit d'homme en une personne humainegrâce aux liens qu'il tisse avec ceux qui l'entou-rent. L'objectif premier de toute communauté estdonc de faciliter ces liens. Le recul de l'obligationde consacrer une part de sa vie au travail-tortureest une occasion inespérée de mieux poursuivre cetobjectif. Il ne s'agit pas de donner du travail à tous,mais de permettre à tous d'entrer dans le jeu auxressources inépuisables de la construction de cha-cun grâce aux apports des autres.

Le rôle de l'école est de préparer les enfants àmettre en place et à faire vivre cette société del'échange, dont les principales productions serontdes richesses non marchandables, échappant parconséquent aux raisonnements des économistes :santé, éducation, culture, justice... Cette préparationexige au moins autant d'efforts que l'actuelle

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compétition à laquelle les contraint une sociétéincapable de les accueillir tous. Elle incite chacunà une émulation où il ne s'agit pas de lutter contreles autres, mais contre soi.