24
L’INQUISITEUR MICHAÉLIS, LA POSSÉDÉE LOUISE CAPEAU, ET LE DIABLE VERRINE, SUR L’AFFAIRE GAUFRIDY 1 L’affaire des possessions survenues en 1610 chez les Ursulines de Marseille est en continuité avec deux séries de cas démoniaques. Les possessions où le diable systématiquement se fait le principal auxiliaire de la religion 2 ont commencé avec l’affaire de Laon ; les prêtres sorciers ont fait leur apparition dans les procès du Béarn. Mais elle innove profondément en mettant en scène pour la première fois le couple du prêtre magicien et de la religieuse possédée, dont les agissements entraînent une épidémie de possession au sein d’un couvent, schéma infernal qui va agiter la France pendant cinquante ans. Chaque affaire veut se situer à la fois dans une série connue (les affaires se « prouvent » l’une, l’autre) et dans une nouvelle série originale : il faut bien assurer sa publicité 3 . 1. Une première version de ce texte a été présentée à la journée d’étude Hérésie et Possession, organisée par Thierry Wannegffelen et Marie-Luce Demonet à Clermont- Ferrand le 9 février 1996. 2. Nous nous appuyons sur l’Histoire admirable de la possession et conversion d’une pénitente Séduite par un Magicien, la faisant sorcière et Princesse des sorciers au Paîs de Provence, conduite à la sainte baume pour y estre exorcisée l’an M.DC.X au mois de Novembre, soubs l’authorité du R.P. F. Sebastien MICHAELIS, Prieur du convent royal de la sainte Magdeleine à S. Maximin, et dudict lieu de la Sainte baume,Commis par luy aux exorcismes et recueil des Actes le RPF François DOMPTIUS Docteur en théologie en l’Université de Louvain, Flamant de nation, residant au susdit convent de S. Maximin, soubs la Discipline reguliere et Reformation de l’Ordre des freres Prescheurs : le tout fidelement recueilly et tres bien verifié, Ensemble la Pneumalogie, ou Discours des Esprits du susdit P. Michaélis, reveu et corrigé, en cette troisiesme edition augmentée par le mesme, avec une apologie explicative des principales difficultez de l’Histoire et Annotations, Paris, C. Chastellain, 1614. La première édition date de 1611. L’ouvrage comporte deux parties numérotées séparément, Actes de Domptius, puis Actes de Michaélis. Sur l’affaire, on trouve aussi : Jacques Fontaine, (voir infra) ; Arrest de la Cour du Parlement de Provence, portant condemnation contre messire Louis Gaufridi.... convaincu de Magie et autres crimes abominables du dernier avril 1611, Aix, J. Tholozan, 1611, in 4, 8 p. ; Confession faicte par messire Loys Gaufridi, prestre de l’Eglise des Accoules de Marseille, prince des Magiciens de Constantinople jusqu’à Paris, à deux pères capucins du couvent d’Aix, Aix, 1611, 3. Publicité bien faite, puisqu’il semble y avoir trois éditions de Michaélis, plus les publications laïques (arrêt du Parlement, traité du Médecin Jacques Fontaine sur les marques des sorciers) et des livrets. La troisième Histoire Tragique de François de

ALBINEANA 8

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Artículo

Citation preview

  • LINQUISITEUR MICHALIS, LA POSSDE LOUISE CAPEAU, ET LE DIABLE VERRINE,

    SUR LAFFAIRE GAUFRIDY1

    Laffaire des possessions survenues en 1610 chez les Ursulines de Marseille est en continuit avec deux sries de cas dmoniaques. Les possessions o le diable systmatiquement se fait le principal auxiliaire de la religion2 ont commenc avec laffaire de Laon ; les prtres sorciers ont fait leur apparition dans les procs du Barn. Mais elle innove profondment en mettant en scne pour la premire fois le couple du prtre magicien et de la religieuse possde, dont les agissements entranent une pidmie de possession au sein dun couvent, schma infernal qui va agiter la France pendant cinquante ans. Chaque affaire veut se situer la fois dans une srie connue (les affaires se prouvent lune, lautre) et dans une nouvelle srie originale : il faut bien assurer sa publicit3.

    1. Une premire version de ce texte a t prsente la journe dtude Hrsie et Possession, organise par Thierry Wannegffelen et Marie-Luce Demonet Clermont-Ferrand le 9 fvrier 1996. 2. Nous nous appuyons sur lHistoire admirable de la possession et conversion dune pnitente Sduite par un Magicien, la faisant sorcire et Princesse des sorciers au Pas de Provence, conduite la sainte baume pour y estre exorcise lan M.DC.X au mois de Novembre, soubs lauthorit du R.P. F. Sebastien MICHAELIS, Prieur du convent royal de la sainte Magdeleine S. Maximin, et dudict lieu de la Sainte baume,Commis par luy aux exorcismes et recueil des Actes le RPF Franois DOMPTIUS Docteur en thologie en lUniversit de Louvain, Flamant de nation, residant au susdit convent de S. Maximin, soubs la Discipline reguliere et Reformation de lOrdre des freres Prescheurs : le tout fidelement recueilly et tres bien verifi, Ensemble la Pneumalogie, ou Discours des Esprits du susdit P. Michalis, reveu et corrig, en cette troisiesme edition augmente par le mesme, avec une apologie explicative des principales difficultez de lHistoire et Annotations, Paris, C. Chastellain, 1614. La premire dition date de 1611. Louvrage comporte deux parties numrotes sparment, Actes de Domptius, puis Actes de Michalis. Sur laffaire, on trouve aussi : Jacques Fontaine, (voir infra) ; Arrest de la Cour du Parlement de Provence, portant condemnation contre messire Louis Gaufridi.... convaincu de Magie et autres crimes abominables du dernier avril 1611, Aix, J. Tholozan, 1611, in 4, 8 p. ; Confession faicte par messire Loys Gaufridi, prestre de lEglise des Accoules de Marseille, prince des Magiciens de Constantinople jusqu Paris, deux pres capucins du couvent dAix, Aix, 1611, 3. Publicit bien faite, puisquil semble y avoir trois ditions de Michalis, plus les publications laques (arrt du Parlement, trait du Mdecin Jacques Fontaine sur les marques des sorciers) et des livrets. La troisime Histoire Tragique de Franois de

  • ALBINEANA 21 138

    Dans cette affaire violente et trs inventive en bouleversements sociaux et psychiques, le lien entre hrsie et possession peut stablir sur plusieurs axes que nous allons dvelopper de faons ingales, nous rservant de nous appuyer principalement sur le texte de linquisiteur Michalis qui ne dit pas tout, tant juge et partie. Rappelons rapidement quil sagit de l enregistrement des sances dexorcismes effectues sur deux Ursulines, lune Madeleine de La Palud, possde par Lviathan, Belzebub et quelques autres, et lautre, Louise Capeau, possde par Verrine, Grsillon et quelques autres, sances qui amnent la mise en accusation puis lexcution de Louis Gaufridy, cur des Accoules Marseille, accus dtre Prince des magiciens, davoir sduit Madeleine, de lavoir faite sorcire et magicienne, puis davoir endiabl le couvent des Ursulines par dpit de lui voir conserver une vocation religieuse. Ces rvlations successives ne dbutent la Sainte-Baume que lorsque lInquisiteur Michalis et un Docteur en thologie, le dominicain Domptius, succdent aux exorcismes tents discrtement par la suprieure des Ursulines de Marseille et le Pre Romillon, fondateur de lordre. De dcembre 1610 avril 1611, laffaire sorganise comme un spectacle difiant et parfois terrifiant, qui sachve en procs devant le Parlement, pour la condamnation du sorcier. Le principal acteur est le diable Verrine, qui par la bouche de Louise informe, invective, rgente, argumente, pour la plus grande gloire de Dieu qui lui en a donn la mission.

    Premier constat du lecteur, les faits et le rcit des faits sont prsents non comme des faits divers, mais comme des signes qui sont des instruments universels de conversion des hrtiques et des incrdules. Lensemble des affaires est une sorte de discours suivi travers le temps et lespace par o Dieu parle aux chrtiens. La prface de Michalis affiche clairement les intentions de la publication :

    Au reste faut esperer que ceste histoire ne sera moins fructueuse que celle de Laon, imprimee en Franois lan 1566, apportant grande confirmation de la foy aux catholiques et beaucoup de conversion aux hrtiques, entendans dire plusieurs fois haute voix au dmon qui possedait la fille, que les heretiques estoient

    Rosset en est directement adapte. Laffaire est reprise dans les dbats ultrieurs, il est vrai vhicule par la prsence de Michalis lui-mme.

  • LINQUISITEUR, LA POSSDE, ET LE DIABLE VERRINE 139

    ses bons amis et confederez, et que la realit du corps de Jesus Christ estoit au Sainct Sacrement, pour ce quil y avoit Hoc.(nn.)

    Encore quil ny ait pas de preuves que Laon ait converti beaucoup de huguenots, Michalis chasse sur le mme terrain : lapologtique se fera par la propagande directe, ce qui ncessite lusage du franais dont il sexcuse prcisment sur le dsir dtre utile. Le diable prouve en faveur des catholiques. La filiation de son affaire avec celle de Laon prouve la constitution dans son imaginaire (et ensuite dans celui du lecteur) dune squence rptitive, qui sest donn dabord la France comme lieu dexercice. Mais les rfrences qui suivent montrent quil a conscience dune internationale des affaires de sorcellerie, qui nest pas explicitement associe, elle, lhrsie, mais fournit une sorte de cadre dinterprtation plus large. La rptition mme des faits et mfaits conforte la dmonstration, les persistances dessinent une sorte de loi dmonstrative :

    Au reste il ny a rien destranger pour ce fait en ceste Histoire, quil naye est remarqu et mis en lumire en autre occurrence, par trois Inquisiteurs dEspagne lan 1610, [en marge : Imprim par Juan de Mongaston Longrond qui fut la mesme anne du commencement de ceste histoire. Et tout freschement le mesme a faict le sieur dAncre, conseiller du Roy au Parlement de Bourdeaux4.]

    Belles et saines lectures pour un inquisiteur. Il sagit des bilans de la sorcellerie basque. Dune part la Relacion de las personas que salieron al Auto da f que los senores Doctor Alonso Bezerra Holguin del Abito de Alcantara, Licenciado Juan de Valle Alvarado, Licenciado Alonso de Salazar Frias, Inquisidores Apostolicos, del Reyno de Navarra, y su districo, celebraron en la Ciudad de Logrono, en siete, Y en ocho dias del mes de Noviembre de 1610, Logrono, Juan de Mongaston, 1611 ; dautre part louvrage de Pierre de Lancre, conseiller au Parlement de Bordeaux et charg de lenqute dans le pays de Labourd, Tableau de linconstance des mauvais anges et demons, o il est amplement

    4. Prface non numrote. Louvrage de Pierre de Lancre, Tableau de linconstance des mauvais anges, Paris, N. Buon, 1622 a t rdit par Nicole Jacques Chaquin, Aubier, 1982 (dition laquelle nous nous rfrons). Pour la sorcellerie basque, on se reportera dabord louvrage trs complet de Julio Caro Baroja, Les sorcires et leur monde, Madrid, 1961, trad. Gallimard, 1972, chapitres XI XV.

  • ALBINEANA 21 140

    traict de la sorcellerie et sorciers, Livre tres curieux et tres utile; non seulement aux juges, mais tous ceux qui vivent soubs les loix Chrestiennes. avec un discours contenant la procdure faicte par les Inquisitions dEspagne et de Navarre, 53 Magiciens, Apostats, juifs, Sorciers, en la ville de Logrono en Castille le 9 Novembre 1610. En laquelle on voit combien lexercice de la justice en France est plus juridiquement traict, et avec plus belles formes qu'en tous autres Empires, Royaumes, respubliques et Estats, Paris, 1612. Les titres un peu longs ont lavantage de rsumer une source grave de conflits : les enqutes religieuses sont gnralement plus douces et moins formelles que celle des Parlementaires auxquels la France a recours pour les affaires de sorciers. Laffaire Gaufridy, qui va faire se succder deux enqutes, celle des religieux et celle du Parlement, constitue un couronnement qui nest pas sans tiraillements. Quet dit Michalis sil avait su que lun des inquisiteurs qui avaient vot contre les peines, Alonso de Salazar, pendant les annes 1612-1617, allait recommencer toute lenqute lentement et conclure de faon motive, mais hlas manuscrite seulement, linexistence des faits et la toute-puissance de limagination, y compris dailleurs limagination du public surchauff par les sermons. Avant mme laction imprime du jsuite Spee, ctait la fin des procdures de chasse aux sorcires. Michalis, lui, conclut des rptitions la ralit des faits, et utilise plein llment de conviction qui gt dans les dmonstrations publiques, mais en lorientant sur ce qui nexiste pas du tout dans les affaires du pays basque : les grandes manuvres destines confondre les hrtiques.

    Les vertus publicitaires du livre relaient les vertus publicitaires des exorcismes publics : sans dire absolument que le spectacle nexisterait pas sans les hrtiques auxquels il est destin, du moins le lien entre hrsie et possession est-il affirm hautement. La possession est destine au salut de lhrtique (ou lextinction de lhrsie). Ce lien sera raffirm par Louise mme : si elle a pour mission dabord de dbarrasser le monde du Magicien imposteur, au second degr la leon est pour tous efficace :

    Je dis encore que si Genve avoit est dict ce qui a est prononc en ceste Baume, ils ne demeureroient en leur obstination.5

    5. Actes de Domptius, p. 343.

  • LINQUISITEUR, LA POSSDE, ET LE DIABLE VERRINE 141

    Dans la Table des difficultez, la XIe question dbat encore des motivations, car daucuns (il y a des mchants partout !) trouveront le rcit inopportun et diffamatoire pour le clerg et, pis, souponneront la vaine gloire, lapparente ambition du narrateur-hros :

    Dieu sait que lHistoire na est mise en lumire que pour sa gloire, le soutien de lEglise catholique, et pour fermer la bouche aux heretiques abusans des depositions du Magicien mises en lumire nostre grand regret, lesquelles pouvoient faire obstiner les uns, et sduire les autres : en quoy estoit besoin de savoir la teneur de ceste Histoire, qui est le vray antidote contre ces malheureuses depositions. Ceux qui objectent encores que les heretiques sen serviront, je le prie de lire attentivement mon epistre au lecteur, et verront quil ny a rien pour eux. Pour conclusion cest une Histoire veritable, laquelle on na rien adjoust, et o il ny a rien contre la foy, ny contre les murs, contre lauthorit de lEglise, ny contre lEstat, non plus quau recueil des exorcismes de la possde de Laon.6

    Cette dernire phrase accumule pourtant beaucoup de prcautions qui ne visent pas seulement les hrtiques narquois. Le point de vue de Michalis est fait pour combattre dautres discours : les calomnies hrtiques, mais aussi le discours populaire, et dune certaine faon le vrai texte des aveux de Gaufridy qui, le malheureux, a fini par dire ple-mle viols et profanations. Le compte-rendu de Michalis et les discours de son diable prfr, en minorant la parole relle du Magicien , versent totalement dans ldifiant, dplacent le dbat, font passer au premier plan non lensorcellement, mais sa leve, lorsque le Diable cde lexorciste, et dit tout ce quun Esprit presque omniscient peut dire aux hommes.

    Laffaire surgit entre Marseille et Aix : le contexte et la situation religieuse de la rgion sont prsents au cur des affrontements. Lintertexte est international ; mais laffaire sinscrit dans un croisement de tensions locales quelle dose de multiples faons :

    tensions politiques et vieilles revanches internes la ville : Marseille a t trs ligueuse, et nest rentre dans le rgime de droit que par lassassinat de son leader, Cazaux, par Libertat. Or Gaufridy

    6. XIe difficult, p. nn.

  • ALBINEANA 21 142

    est appuy par Mme de Libertat qui donne aux enquteurs Marseille une caution morale7 ; tensions de primaut entre Marseille, ville de commerce, et Aix, ville du Parlement. Les autorits vont ainsi se pousser lune, lautre, la plus tide (lvque de Marseille en loccurrence, dont dpend Gaufridy) devant cder pour ne pas tre suspecte de complaisance. Dans cette province, nul pouvoir central ninterviendra pour freiner les procdures (comme ce fut le cas Paris dans laffaire Marthe Brossier) ou pour les rendre plus expditives (comme ce sera le cas Loudun) ; tensions religieuses, auxquelles le mouvement ligueur a seulement ajout un peu de duret : mme sous la Ligue, il y a eu des protestants Marseille, dont des groupes entreprenants de marchands. Or sauf erreur, le tmoignage de Victoire du Courbier (de Corbie), marie Franois Perrin, et qui se dit ensorcele, fait merger deux noms des familles protestantes des annes 15708. Il y a aussi des Cappel (Cappeau).

    La Provence est galement travaille par des tensions internes au catholicisme, par les querelles habituelles entre les ordres religieux, entre les juridictions, mais surtout par limplantation locale des nouveaux ordres destins lutter contre lhrsie : les Frres de la Doctrine Chrtienne, crs en 1592 par Csar de Bus et Romillon, qui est lui-mme un converti, et les Ursulines, sous leur impulsion. Or ces ordres ne font pas lunanimit : destins lenseignement, sans vie clotre, ils ne sont pas immdiatement intgrables limage commune du clerg. De plus, les Frres de la Doctrine Chrtienne se sont dj spars en deux groupes en 1602. Que laffaire surgisse chez les Ursulines, ordre trop ouvert au monde aux yeux de certains, et que Romillon tente de la maintenir en discrtion, peut tre interprt malignement comme un signe de la faiblesse de ces ordres. Romillon et les Ursulines se trouvent en quelque sorte dpossds de laffaire ne chez eux par plus

    7. Actes recueillis par Michalis, p. 72 : le sieur Seguiran/ qui a enqut Marseille/ dit que la damoiselle de Libertat avec plusieurs autres femmes lavoient pri pour Louis Gaufridy, disant quil estoit fort homme de bien, et autres choses semblables . 8. Voir les index de Wolfgang Kaiser, Marseille au temps des troubles, mythologie sociale et luttes de factions, 1559-1596, qui mentionne p. 67 Franois Perrin et Franois de Corbie (gnration des pres sans doute).

  • LINQUISITEUR, LA POSSDE, ET LE DIABLE VERRINE 143

    forts queux, ces Dominicains dont limage sassocie la traque lhrtique, et ils seront bien obligs den passer par eux, encore que la lgalit ecclsiastique ne les y oblige pas formellement. La mauvaise conscience des nouveaux convertis et la suspicion qui pse sur eux les obligeraient-elles franchir les bornes de la prudence pour ne pas tre suspects ? doivent-ils entriner la version diabolique pour ne pas tre accuss de protger des folles, tout comme Victoire de Corbie serait bien oblige de raconter une histoire dont elle est la victime9 pour ne pas passer pour complice dun magicien qui semble bien tre son amant ?

    De plus, les disciples de Romillon sont partags sur la ralit de la possession et figurent mme surtout parmi les opposants : ils suspectent la fraude et laffabulation, en un mot ils se trouvent daccord avec les protestants...Verrine convoque plusieurs reprises les Doctrinaires incrdules, comme il convoque du reste toutes les autorits ecclsiastiques de la rgion. Il leur tient publiquement deux discours nergiques qui sont deux discours dordre. Dune part linfrieur doit obissance au suprieur (Lviathan confirme ultrieurement que le suprieur dailleurs ne peut tre ensorcel10), dautre part laffaire doit montrer la gloire de sainte Ursule et des Ursulines, sur lesquelles Dieu veille et qui sont destines une grande mission, mais aprs le dchanement contre elles de plusieurs tentations graves : dire que leur vocation nest pas approuve, les pousser la dsobissance envers leurs suprieurs fait partie dun plan quon dirait diabolique si le diable mme ne se dsolidarisait de lentreprise ! Les tensions internes motivent sans doute que laffaire surgisse l, et non chez les Bndictines, comme cest encore chez les Ursulines de Loudun que la tentation va frapper. Mais une fois le diable convoqu, il va inverser par son discours les mauvaises penses que sa prsence pouvait susciter, faire de ses points

    9. Un grand mois avant quon ninterroge Victoire qui se dit souffle , les diables ont apostroph Perrin, son mari, pour lui dire que sa femme estoit tout assiege de dmons . Actes recueillis par Michalis, p. 85. 10. Actes recueillis par Michalis, p. 38 : les diables disent quils ne peuvent charmer les suprieurs, comme Prsidents, et Juges, les Evesques, et Suprieurs ou Superieures des Religion et les noms des protagonistes sont cits, et ainsi exempts de soupons. Autant pour certains de leurs acolytes qui se sont sentis tents, assaillis, prs de succomber la contagion.

  • ALBINEANA 21 144

    faibles une sorte de force au second degr, paradoxale et dautant plus dmonstrative.

    La tension locale, effective, rvle aussi les angoisses nationales de type dogmatique et politique. Laudience que laffaire a en France prouve combien elle mobilise les agressivits en dehors du contexte rgional, et de faon trs rapide, cest--dire combien elle porte daffects susceptibles de passionner le public. Pierre de LEstoile achte ds le 28 juin lArrt de la Cour dAix, et le 2 aot le discours de Fontaine, quon criait au Palais.

    Michalis, dans son introduction, justifie la publication de son livre ; on pourrait lui objecter quil nest pas bon de tout raconter. Il se justifie donc par la lutte sourde des deux glises qui utilisent les histoires de possession, mais souligne du coup les luttes sourdes de publicit entre groupes religieux catholiques. Michalis se dit alert par

    une lettre missive de M. de Vic11, par laquelle il faisait entendre que les adversaires de nostre foy faisoient grand parade vers La Rochelle des depositions du Magicien dont est question, mises en lumire par quelquun, o est rcit que ledit Magicien disoit la messe en la Synagogue, concluans par l que cest donc chose diabolique, sans considerer que le but du Diable est dusurper la gloire de Dieu [] Dabondant ma aussi esmeu beaucoup un livre latin, nouvellement imprim Paris, intitul Mimyca daemonum, fait par le sieur Henry de Montagne gentilhomme du Languedoc, Seigneur de Saint Jean de la Coste, o en son pistre liminaire fait entendre que loccasion davoir faict ce livre (tendant aux fins de monstrer que de tout temps le diable a fait le singe de Dieu usurpant sa gloire) estoit dabattre la vaine, et dangereuse conclusion que les Ministres du Languedoc prenoient sur la dposition dudict Gaufridy.12

    Donc les Ministres essaient dutiliser laffaire Gaufridy comme signe (un cur magicien) de la corruption catholique. Le reprage des ouvrages en litige est assez difficile puisque Arbour ne mentionne mme pas les ouvrages de Michalis, ni ceux qui suivent, sur laffaire de Valognes, o le mme Michalis svit, affaire rapporte par Jean Le Normant et absente du Rpertoire. Lidentification du Mimyca daemonum est en thorie plus simple, il sagit dHenri de Montaigu,

    11. Mery de Vic, un des ambassadeurs les plus apprcis dHenri IV. 12. Prface non numrote.

  • LINQUISITEUR, LA POSSDE, ET LE DIABLE VERRINE 145

    orthographi sans doute Montague, rectifi par un typographe press en Montagne tellement plus commun. Celui-l est mentionn dans Arbour, mais pour un exemplaire introuvable dans limmdiat13. Les ricanements de ces messieurs de La Rochelle ne sont pas non plus immdiatement trouvables : il y en a des traces dans les Aventures du baron de Faeneste14 o dAubign se fait une joie de prendre au sens littral une histoire que les catholiques eux-mmes racontent : un prtre devenu prince des magiciens, cest trop beau pour tre mis en suspicion lgitime, alors mme quil taxe dimposture sans aucune hsitation laffaire de Marthe Brossier, et quil ramne les affaires de sorciers la mlancolie dlirante. Une telle affaire dessert le catholicisme, autant la rpter. Faeneste (catholique et born) sexclame : Je dis quant et quant que cestoient lous huguenots qui aboent fait ce libre la , tellement le livre est diffamatoire, et Beaujeu lui rpond : Je passai alors Marseille et le peuple en colportait bien dautres 15. Les mmes personnages ont donn prcdemment16 dautres dtails abominables et apocryphes, tablissant un amalgame entre diverses affaires de prtres sorciers et ce Louis qui avoit tant consacr de crapaux, couch avec six bingts bierges par enchantement, mang tant dhousties de nabeaux, quil en saboit encores plus que ces dux prestres de qui bous boyez les proucez imprimez . De ces plaisanteries de mauvais got, on retiendra que cest le cas du prtre magicien, et surtout le problme de la validit des messes qui entrent en dbat : car Madeleine puis Gaufridy affirme que Gaufridy disait la messe au sabbat, ni une messe parodique, ni une messe inverse, une vraie messe, avec des hosties consacres, puis jetes aux chiens, et mme quil est linventeur du procd :

    Dit aussi que ce malheureux Louys magicien, pour la grande rage quil avoit semblable celle de Lucifer, a controuv le

    13. Paris, Claude Rigaud, 1612, in 12. Rpertori : Folger : BF 1520. M5.1612 cage = Folger Shakespeare Library, Washington. 14. Avantures du baron de Faeneste, surtout livre IV, chap. 11, d. Pliade p. 802. Cette dernire partie est parue Genve en 1630, mais la seconde partie est de 1617. 15. Il est renseign par le Mercure franois de 1611 comme lEstoile, Journal pour le rgne de Henri IV, t. III, juin 1611. 16. IIe partie, chap. 17, d. Pliade p. 722. DAubign voque entre autres le cas du cur de Saint-Saturnin de Tours, dont il a t tmoin personnellement, escroc assez minable qui essayait de tromper Charles IX en se disant inspir par un dmon, Lettres sur diverses sciences, 5, Pliade, p. 844.

  • ALBINEANA 21 146

    premier de dire la Messe au sabbat (b), et consacrer veritablement, et prsenter le sacrifice Lucifer, et distribuant le pain consacr chacun le fouloit aux pieds, puis le donnoient aux chiens, que les Mascs et Masques amenoient des metairies.17

    La validit du sacrement quand le consacrant et les communiants ne sont pas en tat de grce, lapprobation du diable la messe, sont de redoutables arguments, encore plus graves que de trouver des cas de murs scandaleuses dans le clerg. Le texte diabolique se fait donc dfenseur du Saint Sacrement qui fait des miracles mme au sabbat : il ajoute une note sur ce terrible passage :

    (b) O impit non jamais ouye. Le malheureux sabusoit : car il ne pouvoit sacrifier. S. Thomas (3.p. q.47. art.4. ad.2) dit que ceux qui ont crucifi Jesus Christ nestoient pas sacrificateurs, ores quen leur action Jesus Christ fust hostie, et oblation, cause que leur intention nestoit pas de prsenter cette action en offrande faisant le tout par pure malice.

    Il se fait le dfenseur de la prtrise en gnral, mme si lun ou lautre peut tre coupable, de lordre des Ursulines et de leur respectabilit, du clerg et des sacrements : plus quun argumentaire ordinaire de controverse dogmatique, lapologie porte sur la validit de la vie chrtienne institutionnelle.

    La France manifestement sest sentie concerne, et lutilisation rapide des affaires de possession comme un argument dans lapologtique offensive et dfensive leur donne un retentissement capital. Or laffaire dbute en 1609 dans lobscurit, mais spanouit publiquement la fin de 1610 dans une priode o, pour dautres raisons, les tensions entre catholiques et protestants aprs la mort dHenri IV sont vives.

    Une des consquences indirectes de ce lien entre la possession et lhrsie est le dbat sur le salut du Roi Henri IV, dont le Diable Verrine dfend la mmoire plusieurs fois (p. 255, 303, 313, 355). La question figure en point VI dans la Table des Difficultez proposeez, au mme statut que le dbat sur la confiance quon peut apporter aux dclarations des diables. Elle est mme longuement dbattue avec des rticences considrables qui ne tiennent pas quaux arguments adverses. Sil nous faut interprter toutes choses douteuses en meilleure part,

    17. Actes de Michalis, 19 janvier, p. 30-31.

  • LINQUISITEUR, LA POSSDE, ET LE DIABLE VERRINE 147

    surtout quand il sagit des princes18, cest bien avouer que le cas nest pas sr, et quil vaut mieux, sagissant dun prince, ne pas le mettre en dbat. La peur de la mort subite laisse l des traces. Les diables par contre sont bons monarchistes et mme assez laxistes pour une fois dans leur rapport lhrsie :

    Le roy deffunct de bonne memoire a aym la paix en sa vie, et aprs Dieu luy a ordonn la vraye paix : ne contendez pas si heretique, si catholique, car la fin couronne luvre : il avoit offens comme David et Dieu luy a fait misricorde comme David.19

    Et Verrine nhsite pas aux certitudes : Mais dabondant, il a est heretique comme toy, Louise, qui a est hrtique. O Henry, cest la vrit que tu es en Paradis 20.

    Michalis peroit le risque latent de condamner lEnfer tous les hrtiques, en priode de resserrement et de contrle ferme sur ce point, et son introduction clame bien haut quen son livre, il ny a rien contre ltat. Aborder le sujet nest pourtant pas innocent, informe sur les prjugs populaires comme sur les prjugs ecclsiastiques. Et faire exception pour le roi ne modifie rien la prdication envers les protestants ordinaires.

    Selon un rituel dj en place, le diable se fait lavocat de Dieu contre les huguenots. Indpendamment de la date o laffaire se dclenche, les caractristiques du discours diabolique reprennent les attaques dj portes Laon21, mais avec une dramatisation trs trange. Lavantage de notre cas est une dispute interne des diables : ceux qui habitent Louise sont des collaborateurs de la vraie religion et condamnent les hrtiques ; ceux qui habitent Madeleine sont plus rtifs et rclament les huguenots pour leurs ; les diables de Madeleine sont classiques , ceux de Louise sont modernes . Les uns et les autres cdent aux conjurations, mais ceux de Louise (dmons de troisime ordre, comme le dit joliment Verrine) cdent tout fait et parlent beaucoup plus. Aussi la logique est

    18. Actes recueillis par Domptius, p. 42. 19. Actes recueillis par Michaelis, p. 313. 20. Ibid. p. 255. 21. Voir globalement M. Vnard, Le dmon controversiste , [in] La controverse religieuse, XVIe-XIXe sicles, Actes du Ier colloque Jean Boisset, Presses de lUniversit de Montpellier, 1981 ; Sophie Houdard, Les sciences du diable. Quatre discours sur la sorcellerie, Paris, Cerf, 1992, chapitre 3 particulirement.

  • ALBINEANA 21 148

    la fois viole et conforte : il se trouve toujours un diable qui protge les huguenots, et un qui les attaque. Les malheureux huguenots prsents, pris dans la proclamation de deux thses qui toutes deux les accablent, font mauvaise figure dans le texte comme sans doute dans la scne relle. Les participants le constatent si bien quun hasard bienveillant en profite pour faire des crmonies conjointes difiantes, tel ce rcit de conversion :

    Un certain jeune homme aag de vingt deux ans, natif de Geneve, nomm David Meyrot, fils de Pierre, et de Suzanne Manteliere, se presenta au Pre Michaelis comme Inquisiteur de la Foy, pour estre receu au giron de lEglise : entrant dans la Chappelle, le diable luy dit, garde bien de te convertir, demeure en ta religion, car elle est bonne, ne me delaisse pas, car tu es de nostre party, lesquels propos le confirmerent davantage, la fille ne layant jamais eu, ne sachant pourquoy il venoit. Estant genoux et luy demandant le Pere Michaelis, sil adjuroit (sic) de tout son cur, et pour tout le temps de sa vie, les heresies de Luther, Calvin, et de tous autres heretiques, le diable cria, O non pas pour si long temps ! Et continuant ledit Pere de luy demander sil croyoit lEglise catholique, Apostolique et Romaine, Le diable cria, Ne dites pas (Romaine) est escumant, et criant, pendant quil faisoit labjuration, arrachoit les cheveux de la fille. La profession de foy estant faicte, le sieur Merindol Medecin, et professeur royal gratifiant le nouveau converty de sa reception, priant Dieu luy faire la grace de mourir en ceste foy. Le diable se leva furieusement en criant, Merindol, si je vois l, je te gasteray, et voulant courir vers luy, fut retenu des assistans qui estoient au nombre de dix. Lors dit le Diable : si Belzebuth estoit icy, il crieroit bien davantage, et se desespereroit. Interrog o estoit Belzebuth, Respondit. Il est sorty de despit en lexorcisme, cause quon avoit command la fille de percer son nom avec une epingle, et de le fouler aux piedz, ne pouvant souffrir destre ainsi mespris : Belias aussi est sorty craignant quon ne luy en fit autant, ayant dit son nom.22

    On notera que le converti arrive de Genve, mais tout converti : il nest pas vident quil y ait eu des conversions sur place. On notera aussi ltrange exorcisme, dont nous reparlerons ensuite. Les scnes devaient tre encore plus ducatives dans lesquisse de controverse en direct, o le diable remplace le controversiste catholique, mais o parfois

    22 . Actes recueillis par Michalis, 18 avril 1611, p. 108.

  • LINQUISITEUR, LA POSSDE, ET LE DIABLE VERRINE 149

    une controverse trois sorganise, lautre diable venant la rescousse du protestant.

    La dispute centrale dun huguenot avec Verrine23 fait pendant des remarques dun Pre de la Doctrine Chrtienne qui osait douter du diable... Les gentilshommes huguenots sont prsents en groupe, y compris avec le baron dOppde qui descend du massacreur des Vaudois. Leur porte-parole est prsent de faon ambigu par Michalis, car il est prdfini comme voulant disputer avec le diable . Or Verrine lapostrophe en le provoquant :

    Ne pense pas icy disputer avec une fille, non ce nest pas avec elle quil te faudra parler, ce sera avec moi : a venez, demandez ce que vous voudrez. Il respondit, je ne demande rien. Et le demon luy respondit, vous serez bien tost satisfaict, vous estes bien riche si vous navez besoin de rien. Et dit ce gentilhomme, Proposez vous ce que vous voudriez dire, quest ce que vous demandez ? Il dit quil luy prouvast que lEglise estoit la vraye Eglise. Et le demon luy dit, quil ny avoit quun Dieu, et quune Eglise. Et le huguenot luy repartit sur cela : Je crois lEglise. Et Verrine luy dit alors, Crois tu la vraye Eglise, qui est lEglise romaine, tu ne le crois point.24

    Cette amorce de dbat qui ne prend pas narrive pas sarticuler sur une controverse stable ; les points en dbat ne satisfont personne. Mme larrive de Lviathan la rescousse nassure pas la fermet dun expos dogmatique ; en revanche, elle sanime de quelques paradoxes :

    Leviathan dit, prenant le party de lHuguenot : Mon amy, ne le crois pas, nous sommes les peres de mensonges. Ha ! vous seriez bien fols de le croire, croyez moy, vous estes en bons chemin, crois moy et tiens bon. [] Verrine dit : je suis icy de la part de Dieu vivant. Il est vray, dit Leviathan, et moy je suis icy de la part de Lucifer [etc.]25

    23. Actes recueillis par Domptius, 19 dcembre 1610, p. 177-183. Rosset (op. cit.) nutilise pas ce dbat du diable et du huguenot, qui pourtant tient sept pages de lHistoire admirable. 24. Ibid., p. 182. 25. Ibid., p. 181.

  • ALBINEANA 21 150

    Quelques thmes sont cependant abords, mme rapidement, qui constitueraient ailleurs une table des matires des lieux communs de controverse : lglise, les prires des saints pour nous, la prsence de lhumanit du Christ dans le sacrement ( ce par foi vous menera tous en enfer ! ), lglise encore, spcifiquement la valeur de la prtrise, le Purgatoire. Le Huguenot, qui a os demander que le diable lui touche la main, sen va sous les hues de Verrine qui laccuse davoir simplement, en incrdule libertin, pens toucher la fille.

    En fait Verrine est moins bon dans la rfutation que dans la prdication, o il tirerait des larmes des pierres mmes. Laffirmative, y compris par linvective, lui russit mieux. Il arrive ainsi compromettre clairement Lviathan, trait de Docteur illumin, Docteur des heretiques 26. Quand Verrine veut faire jurer Lviathan sur Dieu et lglise, Lviathan finit par accepter de jurer sur lglise :

    Cest en quoy tu es convaincu, car tu jurerois selon lEglise qui se dit reforme, qui est lEglise de Calvin, Beze, Luther, Arius et autres semblables heretiques.27

    Pourtant deux griefs particuliers sont formuls contre les huguenots, part leur condition mme de huguenots. Dabord la vaine curiosit (dmentie pourtant par le laconisme de notre huguenot controversiste28). Surtout, les protestants apparaissent comme ceux qui doutent de la ralit des possessions en gnral, et de celle-ci en particulier. Quelques traces de cette controverse interconfessionnelle propos des cas sataniques se trouvent ainsi mises en abme. Un rapide pisode montre que les protestants croient que le catholicisme et ses superstitions constituent la base vidente du drangement mental des filles, et quil ny a pas de diable :

    Le mesme vendredy apres disn, un certain gentilhomme heretique, qui est connu par toute la ville dAix, et recogneu destre venu ce jour Magdaleine, luy dit, Ma cousine, ostez

    26. Ibid., p. 219. 27. Ibid., p. 221. Les hrtiques sont repris plusieurs fois : Actes de Domptius, p. 158, 181, 183 ; Actes recueillis par Michalis, p. 109. 28. Ibid., p. 144 : Les curieux veulent des sciences plus quil nest de besoin, et je dis quils vont au Puits denfer, comme ont fait les Calvinistes et tous les autheurs des hrsies, qui ont voulu interpreter les passages des Escritures sainctes, non selon lintention de Dieu, mais leur fantaisie, et non selon lintention de lEglise .

  • LINQUISITEUR, LA POSSDE, ET LE DIABLE VERRINE 151

    moy toutes ces croix de dessus vous et serez delivree, car tout ce que vous avez ne sont quimaginations, pour ma partie conjurez tous les demons qui sont en vostre corps de venir moy entrer dans mon corps. Ce quon estima temerairement dit.29

    Verrine taxe de comportement dhrtique lincrdulit des catholiques : Tels nient la puissance de Dieu, et pour ce, il ne leur est pas necessaire de dire leur Credo, et sils le disent, cest la manire des heretiques, qui prononcent leur Credo sans credo, parce quils le disent de bouche et le nient de cur : car je dis que puisque Dieu est tout puissant, il est vray, il peut contraindre le diable de faire sa volont.30

    Signe quil y a des incrdules. Dans cette affaire, les mdecins sont du ct catholique et bons excutants des enqutes : le mdecin Jacques Fontaine publie une dfense nergique affirmant la prsence et la variation des marques diaboliques31 (les variations ne le font pas douter). En fait ce sont les religieux de Romillon qui sont les plus

    29. Actes recueillis par Michalis, 11 mars 1611, p. 88. Une note marginale explique le terme de temeraire : Il pensoit que le tout fust par imagination, nayant veu ny hant la possedee, toutefois les dmons qui sont en aucunes filles innocentes de saincte Ursule estant exorcisees dirent, Nous sortirons avec le temps : mais nous avons un corps pour y entrer quant et quant : tu ne juge (sic) toutesfois de lindividu . 30. Actes recueillis par Domptius, le 21-12-1610, p. 219. Cette opinion tait pourtant promise triompher localement. Honor Bouch, Docteur en thologie, dans son Histoire chronologique de Provence, Aix, Charles David, 1664, tome II, anne 1611, p. 851 sq., rappelle quil a vu dans ses jeunes ans le supplice de Gaufridy : Les plus clairvoyans de ce temps l, et de celuy o jcris, estiment que cest une imposture, une illusion, et un aveuglement desprit, quelques grands personnages quayent compos ce livre et quelque approbation des Theologiens et des Mdecins et dautres quon puisse allguer . Il relate comment Madeleine, accuse en 1653 de beaucoup de niaiseries quon lui avoit suscites en la ville de Marseille a t ramene en prison Aix, et que les enquteurs ont relu le procs de 1611, constat que le livre de Michalis ntait pas conforme aux procdures, et que le tout ntait gure sortilges. Cela ne lempche pas de noter p. 857 que Michalis meurt en odeur de saintet ! 31. Jacques Fontaine, Discours des marques des sorciers et de la relle possession que le diable prend sur le corps des hommes. Sur le subject du procez de labominable et detestable Sorcier Louys Gaufridy, prestre benefici en lEglise parrochiale des Accoules de Marseille, qui na guires a et execut Aix par Arrest de la Cour de parlement de Provence, ddi la Reine rgente de France, Paris, Denis Langlois, 1611.

  • ALBINEANA 21 152

    sceptiques. Les laques du Parlement ne paraissent pas avoir eu de trop nombreuses rticences.

    Le nud de laffaire reste cependant le fait que la possde de Verrine, Louise Capeau, est une convertie. Nous ne nous attarderons pas aux aspects viprins, au demeurant connus depuis Michelet, de cette personnalit qui cherche une revanche sociale et affective ; nous ne soulignerons que les implications de son ancienne religion, quelle, ou Verrine cest tout un en tant deux rappelle constamment32 et qui est la source dun dsir de souffrance expiatoire, mais aussi rdemptrice, dun rle humili qui tmoigne dun immense orgueil. Verrine raconte ainsi la scne o Dieu lui a confi mission de possder Louise pour sauver Madeleine et faire triompher le bien :

    Je dis alors : Maudit soit le desir quelle a eu (parlant de Louise) dendurer pour la gloire de Dieu, et le salut des ames, mesmes lEnfer sil eust est de besoin, et me pris a crier comme un desesper et enrag, et ps que je ne le dis, disant : Quelle estoit une huguenote, que son pere et sa mere estoient morts huguenots, et quelle avoit est baptizee dans la cuisine de lEscuyer de Mailhans Saint-Remy, et que Joseph Dessade, sieur de Beaucamp, frere de Michel Dessade, Sieur de Lajoy, estoit le parrain de Louyse, et Louyse de Pourcelet, fille de lEscuyer de Mailhans, estoit sa marraine, en la maison duquel elle avoit est baptizee par le ministre. Outre Dieu me dit, que par Catherine de Sienne avoient est plusieurs ames converties, et que premierement falloit humilier, avant quexalter : et que la vocation de cette malheureuse (entendant de celle qui avoit les diables au corps, savoir Louyse de Cappeau) avoit est humiliee, et exposee en derision par les diables, mesprisee et deshonoree, et eussent fait davantage sils en eussent eu les moyens. 33

    Dshonore, humilie, certes, et par sa propre bouche, o le diable la traite de

    la plus meschante, la plus abominable, la plus misrable de toutes les cratures : Louyse, crois moy, entre aux abymes de ton neant, Dieu veut que tu thumilies, laisse croire tout ce

    32. Actes recueillis par Domptius, p. 40, 66, 177, 186, 302-3, Actes recueillis par Michalis, p. 37. 33. Actes recueillis par Domptius, p. 60.

  • LINQUISITEUR, LA POSSDE, ET LE DIABLE VERRINE 153

    quon voudra. Les pechez desquels Dieu ta preservee, ne sont moindres benefices que ceux quil ta pardonn, tu serais en enfer, si Dieu ne tavoit preserve. Tu estois huguenotte, et tu navais le sens de savoir demander ce qui te convenoit.34

    Lagent de cette dislocation psychique de Louise semble bien tre la vision terrifiante, inculque la nouvelle convertie, de la damnation des hrtiques (on ne sait quelle part a pu jouer la peur de lenfer dans sa propre conversion) : la duret, le martlement de la sentence quelle clame en tant que diable et pleure en tant que femme, nous rappellent que les enjeux religieux sont choses graves dans le psychisme individuel :

    Que le pere, la mere, oncle et tante, et presque tous les parens de Louyse estoient damnez, et quil a fallu quelle ait dit cecy de sa bouche propre, et que luy mesme avoit est contraint de dire quils estoient damnez, disant : Louyse, vrayement, ton pere et ta mere sont damnez en Enfer. Qui eust jamais dit Jean Cappeau et Louyse de Baume, que leur fille publierait un jour au monde leur eternelle damnation ? Louyse vraiement tu nas point un cur de pierre. Alors Louyse pleuroit fort amerement, et les assistans esmeuz de compassion ploroient pareillement. Apres que Verrine eust un peu fait silence tout soudain cria de rechef : Le pere de ton pere, le pere de ta mere, le pere de ton grand pere et le pere de ta grand mere, et tous tes parents sont damnez. Puis il dit, Le Roy de France de bonne memoire avoit est heretique, mais il est mort en bon estat. Le Pere Romillon Superieur de Louyse a est aussi heretique, maintenant il est son Pere spirituel, et que mesmes Louyse avoit est nourrie la faon des heretiques.35

    En note marginale, Michalis a crit : Chose merveilleuse seroit quune fille honorable dit cela de ses pere et mere en public. Elle hors des exorcismes est de fort sain entendement et de bon discours . Ce passage en dit long sur la conscience des convertis de frache date, qui font du zle, de lapostolat la conversion, et nourrissent sans doute une grande peur charitable de lenfer subi par leurs parents, qui avoisine le dsespoir. Qui avoisine aussi le dshonneur social, comme dtre fils de condamns, dexclus. Quand on sait que

    34. Actes recueillis par Domptius, p. 40. 35. Ibid., p. 303.

  • ALBINEANA 21 154

    la Provence se couvre alors dautels pour les mes du Purgatoire, quon juge de la drliction quengendre la sentence porte sur les hrtiques, une sentence quon entrine en se convertissant. Mais parce quelle a trouv un sens son malheur, Louise trouve aussi une compensation, sinventant un rle de justicire, de moraliste, de sauveur : sa souffrance, en acceptant lEnfer pour elle afin de sauver une me, la rachte et la place au sommet, au lieu lucide o aucune des faiblesses des autres ne va trouver grce.

    Elle sinvente une mission expiatoire, o elle prend sur elle le pch des autres (et, non accessoirement, insulte et frappe assez Madeleine pour que celle-ci expie). Les Inquisiteurs, cdant au vertige des similitudes et de la Sainte-Baume, construisent assez de discours sur Madeleine et sainte Marie-Madeleine, la magicienne et la pnitente, lme en peine et laime du Christ, pour que les discours du Diable sur la rdemption passent comme lgitimes, sans que ltrange personnalit de leur nonciateur apparaisse choquante.

    Louise est au demeurant assez lucide aussi pour savoir lambigut de son rle, et sinsulte derechef en articulant, sous la voix du diable, les griefs des autres contre Louise et cest ainsi que sont pour nous retranscrits les bruits et les suspicions formules contre elle, sans douceur ni nuance, parfois pour linnocenter, le lendemain pour laccuser :

    L se verra si Louyse est seulement malficie en son imagination, comme lon dit icy la Baume, et si elle cherche lambition [] Louyse, tu es une lunatique, comme on la dit, tu es une folle, tu es une basteleuse, penses tu tromper tout lunivers ?36

    Le cas de Louise, prise entre lautodestruction et la rage de dominer les autres, la fantasmagorie et la proclamation du vrai, demanderait une analyse en soi de la culpabilit du converti et bien sr de la jalousie fminine, ce qui nest pas notre propos.

    Cette convertie adopte un catholicisme dmonstratif, et sans doute en surenchre sur lorthodoxie stricte. Voyons comment par et cause delle, le catholicisme son tour prend un caractre particulier et excessif. Passons sur ce qui serait une tude entire, les remaniements en dmonologie, puisque cette affaire contredit bien des prliminaires : le diable dit la vrit, le diable vient nous sauver, les miracles se font

    36. Ibid., 6 puis 7 janvier, p. 347 et 348.

  • LINQUISITEUR, LA POSSDE, ET LE DIABLE VERRINE 155

    au sabbat de quoi rester bien pensifs. LEnfer est en proie une rbellion des basses classes, que Dieu utilise contre les puissants. Les possdes ne savent pas les langues anciennes, leurs diables sont illettrs. Toute la dmonologie est refaire... Je voudrais souligner ici comment les arguments mobilisent certains des lments de la pit ou de la croyance catholique, particulirement peu classiques et sans doute propres repousser particulirement les protestants, alors mme quon essaie daccumuler les signes qui doivent les convaincre. Diables et inquisiteurs se rejoignent pour un assaut de religiosit o on a limpression quils renversent leurs rles. Verrine se livre une prdication fort russie sur divers points de pit : des pages trs belles sur la Vierge, sur la suavit du paradis, sur les vertus de sainte Ursule, sur la ncessit de la pnitence, sur les feux de lenfer. Les spectateurs pleurent et senthousiasment : cest tout lhonneur de la formation des Ursulines, en transes certes, mais parfaitement aptes lloquence et des plus nuances. Nous retiendrons surtout que ce sont les intercesseurs qui bnficient de sa prdication, plus que Dieu mme. Balberith, pourtant peu communicatif, dans un moment de srieux, dcrit un trs tonnant systme de rpartition des diables et des saints qui sont leurs antagonistes privilgis, ainsi que le rle des bons anges comme celui de Madeleine, qui se nomme Fortitudo37. Dans une Psychomachie proche des Mystres, chaque Diable a sa tentation, et son antagoniste, qui a sa vertu. Les ordres mendiants ne sont pas oublis dans ce palmars des dfenseurs. Citons un passage comme spcimen, avant de rsumer en tableau :

    Belzebub tente de superbe. Jean Baptiste tient lieu de Lucifer au Paradis comme il a t le plus insigne de tous les hommes, et ce raison de sa tres-grande humilit, contraire la superbe de Lucifer. Or Belzebub a pour son adversaire l-haut au Ciel Franois, pre des freres Mineurs, raison de leur humilit.38

    Pour chaque diable, Balberith indique le rang dans les Hirarchies clestes, la tentation favorite, ladversaire, la vertu de ladversaire.

    Sraphins 1 Lucifer Orgueil Jean Baptiste Humilit 2 Belzebuth Superbe Franois

    dAssise Humilit

    37. Actes recueillis par Michalis, p. 16-19, 50. 38. Ibid., p. 15-21.

  • ALBINEANA 21 156

    3 Leviathan Contre la foi Pierre, pontife

    ?

    5 Asmode Luxure Jean Baptiste Virginit Cherubins 1 Balberith Homicide Barnabas Modestie 2 Potier Endurcit le

    cur Victor, martyr

    Prire

    9 Bladier Contre la vocation

    Joseph Constance

    Trnes 1 Astaroth Paresse Barthelemy Prie toujours

    2 Verrine Impatience Dominique Patience 3 Gresille Impuret Bernad Puret 4 Sonneillon Haine Etienne Priere 8 Pierre Fort Anti-vertus Jean

    Chrysostome Vertus

    50 Baal Meurtres Raymond de Capoue

    Amour

    Puissances ? Carreau Obstination Vincent Ferrier

    Docilit

    ? Carniveau Impudicit Jean Evangliste

    Virginit

    ? Perdiguier Impuret Benot Puret 15 Plancher Sinistre

    intention Marc Intention

    droite Dominations 1 illet Anti-pauvret Martin Charit 2 Rosier Parole

    sductrice Basile Parole

    rude ? Agrotier Dsir des

    honneurs Jrme Mpris des

    honneurs Principauts ? Verrier Dsobissance Bernard Obissance Vertus 1 Belias Arrogance Franois de

    Paule Simplicit

    ? Cousrelier Noises Pierre martyr Pardon 20 Pierre de

    feu Ire Alexis Patience

    Archanges 3 Raher Obstination Vincent Ferrier

    Contrition

    15 Serre-cur Anti-lvation Guillaume Extase ? Olivier Cruaut Laurent Sert les

    pauvres

  • LINQUISITEUR, LA POSSDE, ET LE DIABLE VERRINE 157

    ? Plancher Dsobissance Guillaume Obissance Anges 2 Ferme-

    bouche Paroles vaines Cyprien Parle de

    Dieu ? Juvert ? ? ? ? Carton Vanit Jacques

    ermite Mpris du monde

    ? Arangier Volupt Sbastien Continence

    Ce tableau tourdissant est peine comment par les exorcistes, qui acceptent, pourquoi pas, que les noms des diables ne soient quoccasionnels lorsquils sincarnent dans une possde, et dans cette cration onomastique, la juxtaposition des noms triviaux et des grands noms de lenfer ne semble pas les surprendre. Ils ne salarment pas des menues contradictions : la modestie de Verrine est ici compense par son rle de second des Trnes. Le classement adopt nest pas celui de Denys, dont la seconde Hirarchie est Dominations / Vertus / Puissances, la troisime Principauts / Anges / Archanges. Plus proche de St Grgoire et St Bernard, dont la seconde Hirarchie est Dominations / Principauts / Puissances.

    De la part des ecclsiastiques prsents, on assiste une surenchre dobscurantisme pour cause de catholicit. La superstition la plus suspecte guide leurs gestes dexorcismes. Pratique de mariage mystique et correspondance cleste : on conseille Madeleine de prendre pour poux son Crateur, pour sa mre la trs sacre Mre de Dieu, et dcrire la Vierge. On lui conseille dcrire Marie-Madeleine, comme pcheresse repentie, puis nouveau la Vierge. Le diable, qui relit la lettre, aprs cecy fit changer la lettre, disant quelle ne sentait quorgueil et mignardise, et luy fit escrire la correction dicelle en la teneur que sensuit 39.

    La pratique doit sembler trange, car elle est explique dans les Difficultez en tte de louvrage, ne faisant que redoubler notre perplexit : il sagirait dun exercice comme ceux quon fait lcole, et si le diable propose des retouches, cest que le diable est plus pntrant que lhomme.

    On a vu tout lheure ltrange exorcisme consistant retourner contre le diable un rituel denvotement mortel : le nom transperc. La rage de parler au dmon et daller toujours plus loin dans les originalits

    39. Actes recueillis par Domptius, p. 18, puis 49.

  • ALBINEANA 21 158

    et questions curieuses (comme le prouve laffaire assez comique du Pre Coton consultant le diable dAdrienne du Fresne40), de prouver toujours plus la force de lhostie, la protection des saints (partant, de surprouver aux protestants quils ont tort sur ces lments importants ou annexes du christianisme) entrane des pratiques aberrantes, tel lexorcisme effectu sur Madeleine dans le caveau mortuaire des vques dAix, o lapplication des ttes des diffrents vques dfunts contraint les dmons... plus ou moins intressante manire de tester la saintet rtrospectivement. Pit baroque, certes, mais qui sinstalle dans un scnario que nous devons bien appeler diabolique.

    Il faut dire que les inquisiteurs ont fort faire pour dfendre lessentiel, et que tout miracle leur est bon. Ainsi invente-t-on les miracles au sabbat. Gaufridy est accus prcisment mais tardivement davoir dit la messe et davoir consacr des hosties, valablement consacres selon la tradition catholique puisquil est prtre, et devenues corps rel du Christ. Le sacrilge simple de les jeter aux chiens paratrait-il trop plat ? Pour montrer leffective prsence, deux preuves : le refus dun dogue de les ingrer (!), et, plus difiant, le tmoignage de Madeleine. Gaufridy veut la faire communier dans une vision o elle assiste au sabbat alors quelle est dj dans les mains des Inquisiteurs : Belzebub apporte lhostie, et elle voit alors sur lhostie un petit enfant41, adaptation noire de la Messe de saint Grgoire. Elle refuse de prendre lhostie du sabbat, ultime sursaut de protection divine.

    Magdeleine oyant mais ne pouvant se remuer ny crier, ainsi que les assistans sen pouvoient prendre garde, [le magicien] luy porta et presenta lHostie consacre pour la recevoir de sa main, ce quelle refusoit de faire de cur, et de consentement, et comme ledit Louys limportunoit elle vist dans ceste Hostie un petit enfant beau merveille, reluysant, et jettant des rayons fort agrables, luy disant, Je ne veux pas ma fille, que tu me reoive [sic] de la main de mes ennemis, mais seulement des mains de mes serviteurs : dequoy elle fut grandement confortee, et correboree. Ce que je Belzebub sortant rapportay au Magicien et aux assistans qui navoient pas veu ce miracle, et lesquels se prindrent plorer, prevoyans leurs ruines, neantmoins approchans

    40. Journal de Chamier, dit par Ch. Read, Paris, Socit dHistoire du Protestantisme, 1858 / Slatkine, 1971, p. 294. 41. Actes recueillis par Michalis, p. 30, puis 66.

  • LINQUISITEUR, LA POSSDE, ET LE DIABLE VERRINE 159

    de Magdaleine la prioient de recevoir ceste Hostie puis quelle estoit convertie et quelle pouvoit avoir eu quelque vision qui nestoit quillusion, mais elle refusoit tousjours, et bien que le diable luy fist ouvrir la bouche de force, jamais le Magicien neust la puissance de luy mettre lHostie dedans, et ayant resist long-temps, finalement ce beau petit enfant susdict luy ferma les levres.

    Dans ces miracles, dont seul tmoigne le diable, il y aurait bien quelque lgre contradiction : Gaufridy, prtre indigne, consacre-t-il en effet le Corps du Christ ? On semblait le nier par St. Thomas ; le miracle affirme la prsence. Les dmons catholiques en font peut-tre un peu trop.

    En conclusion, nous soulignerons quelques axes de rflexion. Ce drame est trs cratif en matire de scnario comme en matire de para-dogmatique. Il va fournir un bon schma de dpart pour quarante ans de drames. Il prend sur une zone gographique o les litiges entre les deux religions sont grands, et dans une priode dinstallation o grands aussi sont les litiges lintrieur de lglise catholique, dont le renouvellement se cherche, entre une foi plus raisonne et instruite (celle de la Doctrine Chrtienne) et les affects passionnels qui font reposer la conviction sur des signes. Il prend une date o la remise en cause de la coexistence garantie par ldit de Nantes et le roi Henri IV est compromise. La possession, comme accs au droit incontrlable de dire lindicible, permet de faire clater des contradictions, des peurs, des incomprhensions face aux divergences dogmatiques et au conflit des institutions. En utilisant comme instrument une ancienne protestante, chez laquelle les anxits produisent presque naturellement un comportement dexpiation / compensation, ce psychodrame collectif auquel prennent part des titres divers ecclsiastiques, spectateurs, lecteurs et possdes, sest trouv lalibi de la sincrit personnelle, le cri dune personnalit dchire implique jusqu lautodestruction. Dans sa voix venue dune outre-Louise, il a aussi trouv un rconfort bien paradoxal : l o les diables des Mystres agitaient des possdes de blasphmes et de subversions un indicible soigneusement contenu par les convenances sociales et morales , ces nouveaux diables tentent de rinstaurer un ordre catholique quils avaient renonc attaquer quand les hommes sen chargeaient par trop. uvre au noir dune inversion des fonctions, qui submerge linquisiteur et, dans la vise

  • ALBINEANA 21 160

    dune limination fratricide de lhrtique, le rend metteur en scne du dmon quil entend combattre.

    Marie-Madeleine FRAGONARD Universit de la Sorbonne Nouvelle - Paris 3