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73 HERMÈS 68, 2014 Gérard Pirlot Laboratoire Clinique psychopathologique et interculturelle, EA 4590 – université Toulouse II Alexithymie et pensée opératoire La « pensée opératoire » et l’alexithymie sont deux concepts décrivant des réalités de fonctionnements psy- chiques et cognitifs particuliers. La première relève d’une clinique et d’une perception chez le psychanalyste de son ressenti contre-transférentiel à l’écoute de son patient. La seconde relève d’une objectalisation, y compris dans une échelle d’évaluation, d’un type de fonctionnement mental particulier. Si la première appartient donc à une approche « qualitative » des relations entre affect (émotion) et repré- sentation psychique, et la seconde d’une approche dite « quantitative » de ces relations, les deux traitent des sin- gularités et différences entre fonctionnement psychique et capacités cognitives (Pirlot, 1997 ; 2007). L’affect, la pensée opératoire, l’alexithymie L’affect dans la métapsychologie freudienne Dans la période qui va de 1893 à 1915, la théorisation de l’affect (l’émotion) chez Freud insiste sur l’aspect quan- titatif des investissements en jeu dans l’affect. Par la suite, dans les écrits métapsychologiques (1915a ; 1915c), l’affect est défini comme « le facteur quantitatif lié à la pulsion ». Freud y distingue d’une part l’aspect subjectif – et donc qualitatif – et de l’autre, les processus énergétiques qui le conditionnent. L’affect est conçu comme ce rejeton de la pulsion, distinct par essence et par nature des représenta- tions mais étant le moteur de transformation de celles-ci. L’affect serait ce reste qui, de la pulsion, ne peut être réduit par la représentation (Green, 1995) et garderait ainsi un certain pouvoir de déclencher excitations somato-biolo- giques. « Événement psychique lié à un mouvement en attente d’une forme ? » selon la formule de Green (1973a), l’affect dans la psychanalyse permet au Moi de s’éprouver dans sa relation au corps. « L’affect peut être accepté par le Moi ou refusé par celui-ci » (Ibid. ). « En tout état de cause on ne peut parler d’affect au sens propre du terme que s’il y a un Moi pour l’éprouver. […] l’affect est lié à un certain rapport entre le Moi et le Ça » (Ibid. ).

Alexithymie et pensée opératoiredocuments.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/58394/Hermes_2014... · Couplée avec la dépression essentielle (chute du tonus psychique et des

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Gérard PirlotLaboratoire Clinique psychopathologique et interculturelle, EA 4590 – université Toulouse II

Alexithymie et pensée opératoire

La « pensée opératoire » et l’alexithymie sont deux concepts décrivant des réalités de fonctionnements psy-chiques et cognitifs particuliers. La première relève d’une clinique et d’une perception chez le psychanalyste de son ressenti contre-transférentiel à l’écoute de son patient. La seconde relève d’une objectalisation, y compris dans une échelle d’évaluation, d’un type de fonctionnement mental particulier. Si la première appartient donc à une approche « qualitative » des relations entre affect (émotion) et repré-sentation psychique, et la seconde d’une approche dite « quantitative » de ces relations, les deux traitent des sin-gularités et différences entre fonctionnement psychique et capacités cognitives (Pirlot, 1997 ; 2007).

L’affect, la pensée opératoire, l’alexithymie

L’affect dans la métapsychologie freudienne

Dans la période qui va de 1893 à 1915, la thé orisation de l’affect (l’émotion) chez Freud insiste sur l’aspect quan-

titatif des investissements en jeu dans l’affect. Par la suite, dans les écrits métapsychologiques (1915a ; 1915c), l’affect est défini comme « le facteur quantitatif lié à la pulsion ». Freud y distingue d’une part l’aspect subjectif – et donc qualitatif – et de l’autre, les processus énergétiques qui le conditionnent. L’affect est conçu comme ce rejeton de la pulsion, distinct par essence et par nature des représenta-tions mais étant le moteur de transformation de celles-ci. L’affect serait ce reste qui, de la pulsion, ne peut être réduit par la représentation (Green, 1995) et garderait ainsi un certain pouvoir de déclencher excitations somato-biolo-giques.

« Événement psychique lié à un mouvement en attente d’une forme ? » selon la formule de Green (1973a), l’affect dans la psychanalyse permet au Moi de s’éprouver dans sa relation au corps. « L’affect peut être accepté par le Moi ou refusé par celui-ci » (Ibid.). « En tout état de cause on ne peut parler d’affect au sens propre du terme que s’il y a un Moi pour l’éprouver. […] l’affect est lié à un certain rapport entre le Moi et le Ça » (Ibid.).

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La pensée opératoire et la clinique somatique

C’est en 1962, lors du 33e congrès des psychanalystes de langues romanes que Marty et de M’Uzan proposent le concept de « pensée opératoire » (PO) élaboré à partir d’une recherche clinique menée depuis une quinzaine d’années en consultation psychosomatique. Ce concept s’articule directement avec le rapport de Fain et David sur « la fonction onirique », soulignant la valeur de liaison des tensions pulsionnelles conférée à cette acti-vité onirique.

Ce concept est repris et bien illustré par sept observations cliniques parues en 1963 dans l’ouvrage L’investigation psychosomatique. Le repérage de ce fonc-tionnement mental particulier est indissociable de la relation transféro-contre-transférentielle : présence d’une « relation blanche » (M’Uzan et David, 1963) ressentie par le psychanalyste comme « malaise contre-transférentiel », lassitude, ennui du fait d’un discours marqué par la fac-tualité des faits. Cette relation blanche, coupée de l’histoire subjective du patient, singulièrement celle fantasmatique et imaginative, paraît « anhistorique ».

S’ajoute à cela un type de relation dans laquelle le thé-rapeute est appréhendé sur le modèle du sujet lui-même, témoin d’un phénomène de « reduplication projective » rendant difficiles les mouvements identificatoires nuancés (l’autre n’étant qu’une reduplication du sujet lui-même), le mouvement de bascule quant à ce fonctionnement psy-chique apparaissant au moment de l’apparition du rêve (Pirlot, 2010).

La pensée opératoire se définit comme essentielle-ment une pensée consciente qui peut se retrouver (comme l’alexithymie) dans d’autres contextes nosologiques que chez les seuls sujets « psychosomatiques », par exemple les sujets addicts. Elle est caractérisée par :

– une pensée utilitariste, factuelle, tournée vers le concret, l’objet, la matière, la technique : elle n’utilise pas de méca-nismes mentaux névrotiques ou psychotiques qui relèvent

d’une pensée sexualisée (avec une relative phobie de la « vie intérieure », des souvenirs, sentiments, émotions, etc.) ;

– elle est indiscutablement efficace et adaptée à des réa-lités d’un autre ordre que celle affective ou fantasmatique et sans recul par rapport aux choses ;

– elle double et illustre l’action : elle ne cherche pas à signifier l’action mais la double verbalement. « […] on ne rencontre ni association d’idées, ni traces d’identification même partielle au consultant. Le verbe paraît coupé de sa substance, réduit presque à une activité vocale exprimant constatations, des affects ou des représentations apparem-ment rudimentaires, qui concernent quelques réalités de l’heure » (Marty, 1980) ;

– elle est sans lien avec l’activité fantasmatique ; – elle est « sans association » et en relation immédiate avec

la sensorimotricité ; – l’isolement de l’inconscient refoulé ne paraît pas de

type obsessionnel puisqu’il ne procède pas d’une distan-ciation par manifestation mentale ou verbale du matériel psychique ;

– elle illustre un mode original de relation d’objet ; – il lui manque toujours la référence avec un objet inté-

rieur réellement vivant ; – elle apparaît dépourvue de valeur libidinale ; – elle ne permet pas l’extériorisation de l’agressivité sado-

masochiste ; – elle est le témoin du mauvais fonctionnement de la

première topique, dont la charnière est le préconscient qui nécessite permanence, épaisseur et f luidité. Le mau-vais fonctionnement de cette première topique se mani-festera par la pauvreté ou l’absence de la vie onirique, la présence de rêves « crus » ou désespérément concrets n’évoquant que la vie de travail, sans grande manifesta-tion des mécanismes de déplacement, condensation ou dramatisation ;

– dans ces conditions la pensée opératoire sert de conte-nant cognitif à un psychisme sans bon objet interne, de là également la dépression essentielle.

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Évidemment, le concept de PO s’intègre dans un corpus métapsychologique dans lequel les notions d’éla-boration mentale, de « mentalisation » ouvrant sur les notions de « névroses bien mentalisées » (psychonévroses de défense) et de « névroses mal mentalisées » comme :

– les névroses de comportement : absence d’aménage-ment mental des traumatismes, absence d’intériorisation objectale, d’où le recours aux objets externes (addictions) et aux comportements compulsionnels ;

– les névroses de caractère : adaptation sociale, confor-miste mais irrégularité des capacités d’élaboration men-tale et de fonctionnement de la première topique.

Dans ces types de « névroses » dans lesquelles l’acti-vité de représentation (des affects) est insuffisante par carence et déséquilibre au regard de la vie pulsionnelle surchargée précocement, la pensée opératoire offre un contenant cognitif à la discordance entre organisation mentale et vie affective : « si certains affects sont liés à l’or-ganisation mentale à ses différents niveaux d’élaboration, d’autres, plus primitifs, existent indépendamment d’elle » (Marty et M’Uzan, 1963).

Couplée avec la dépression essentielle (chute du tonus psychique et des désirs sexuels, objectaux, créatifs), coupée des processus primaires de pensée, la PO a une valeur fonctionnelle de processus secondaire, sauf que celui-ci se porte sur des choses, jamais sur des produits de l’imagination. Le cloisonnement entre l’inconscient refoulé n’empêche pas des courts-circuits entre Moi et Ça (2e  topique), apparaissant lors de raptus comporte-mentaux ou, précisément, dans les somatisations à la suite d’un bouleversement affectif, ou encore dans les rêves crus témoins d’absence de travail de déplacement, condensation, dramatisation.

L’alexithymie

L’alexithymie – concept forgé par Sifneos en 1967 après plusieurs années de recherche sur la quête de modes spécifiques de fonctionnement psychologique chez des patients somatisants – désigne littéralement l’absence de mot pour les émotions (a privatif en grec ; lexis : mots ; thymos : humeur, émotions). Précisons que Sifneos (1995) rapproche lui-même l’alexithymie de la pensée opératoire décrite par Marty et M’Uzan, reconnaissant l’antériorité de leurs descriptions.

L’alexithymie, mesurable à l’aide d’échelles fiables, comprend quatre traits (Sifneos, 1972) :1. l’incapacité à exprimer verbalement les émotions ou les sentiments ;2. la limitation de la vie imaginaire (absence de rêves, fan-tasmes, rêveries) ;3. la tendance à recourir à l’action pour éviter ou résoudre les conflits ;4. la description détaillée des faits, des événements, des symptômes physiques.

Les affects des patients alexithymiques semblent inap-propriés (Haviland, Shaw), leur discours se caractérise par l’absence d’activité fantasmatique notable et l’insistance portée aux détails (Demers-Desrosiers), leurs rares évoca-tions de rêve (Haviland, McMurray), leur posture rigide et leurs relations interpersonnelles pauvres avec tendance à la dépendance (Jaffe), suscitant ennui et vide du côté du thérapeute (Lesser).

Les individus alexithymiques montrent une difficulté à reconnaître et décrire leurs propres sentiments et dis-tinguent assez mal état émotionnel et état corporel : la sen-sation apparaît à la place de l’émotion (rougeur de peau, démangeaison, palpitation, etc.).

Sifneos décrit deux formes d’alexithymie :L’alexithymie primaire apparaît comme un déficit de

sentiments et non d’émotions. Le système limbique et le néocortex seraient, dans ces cas, pour lui, mal connecté :

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un stimulus provenant des noyaux dans l’amygdale sus-cite des émotions, telles que la peur et la colère, qui, en l’absence de tout apport d’imagination et en pensées en provenance du néocortex, seront exprimées sous formes de réaction de combat-fuite.

L’alexithymie secondaire proviendrait quant à elle d’une expérience traumatique « dévastatrice subite à l’âge préverbal pouvant rendre un enfant incapable d’exprimer des émotions par les voies du langage » (Sifneos, 1995), favorisant non seulement des affections psychosoma-tiques, mais également des « patients souffrants de stress post-traumatique » (PTSD), de dépendance à la drogue, d’alcoolisme chronique, d’anorexie et de boulimie.

Perspective psycho-neuro-biologique sous-jacente à l’alexithymie

Pour Guilbaud, l’alexithymie primaire pourrait ren-voyer à des troubles de l’empathie tandis que l’alexithymie secondaire renverrait à une stratégie défensive visant à se protéger d’affects trop désorganisateurs pour le Moi pré-coce. Dans ce cas, des manœuvres de protection autistique pourraient précocement faire le lit d’un fonctionnement alexithymique en privilégiant certaines distorsions dans la capacité à reconnaître ses sentiments et ceux d’autrui. Dans ces conditions, l’alexithymie pourrait être liée à un usage important et précoce d’une forme de « refus », de déni perceptif de tout affect et émotion (hallucination négative d’affect).

Ajoutons que ce mode de fonctionnement serait pré-sent chez tout individu de manière résiduelle et appartien-drait à un registre autistique du Moi. Mais c’est le recours exclusif à un fonctionnement alexithymique qui marque-rait son caractère pathologique avec, en cas de déborde-ments émotionnels non contenables en dernier recours par ces manœuvres de protection, un risque de décompensa-tion psychosomatique.

Joyce McDougall (1982) récuse l’idée que les patients alexithymiques souffrent en premier lieu de troubles neuro-anatomiques ou qu’ils soient mal mentalisés. Elle s’interroge plutôt sur le fait que les phénomènes psycho-somatiques soient des réponses pour se défendre contre des douleurs psychiques précoces et indicibles. Selon elle, l’alexithymie, le mode de fonctionnement alexithymique reste étroitement lié à la situation originaire de l’enfant incapable de se représenter psychiquement ce qu’il éprouve et dont le corps est totalement dépendant du corps de la mère. L’alexithymie peut être considérée comme un méca-nisme de défense permettant au sujet de se protéger dès la prime enfance contre des angoisses de perte objectale qui n’ont pu être mentalisées du fait de l’absence d’intégration d’un suffisamment bon objet maternel.

Concernant les sujets somatisant, le concept alexithy-mique paraît à McDougall (1984) insuffisant pour rendre compte de l’économie psychosomatique. Elle avance l’idée de deux mécanismes de défense à l’œuvre dans ce type d’organisation : la désaffectation et la dispersion. La désaf-fectation consiste à éjecter précocement puis préventive-ment toute représentation surchargée d’affects du champ de la conscience. Elle aboutit à une parole désaffectée dans laquelle les mots sont vidés de leurs contenus affectifs et pulsionnels. La dispersion, plus proche de l’alexithymie et de la pensée opératoire, est un mécanisme de défense consistant à disperser un ressenti émotionnel douloureux par le recours prépondérant à l’action ou à la forme de solution addictive. Dans ce sens, McDougall considère les conduites addictives comme l’expression d’une resomati-sation des affects du fait de l’incapacité à les élaborer.

Chez l’alexithymique ou le sujet fonctionnant en pensée opératoire, la non-discrimination affect/représen-tation (Green, 1999) amènerait les émotions à être vécues comme des sensations faute d’avoir pu trouver antérieure-ment le chemin de la représentation.

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Liens entre alexithymie et somatisation

Certains auteurs ont retrouvé une diminution significative du taux de lymphocytes circulants chez les sujets alexithymiques comparativement à ceux non alexi-thymiques. Dewaraja et al. (1997) a ainsi retrouvé chez 97 sujets sains une chute significative du taux de lympho-cytes circulants NK (Natural-Killer), et des lymphocytes K (Killer) chez les sujets définis comme alexithymiques selon le Toronto Alexithymic Scale. L’étude de Todarello et al. (1997) sur le dépistage de lésions précancéreuses du col de l’utérus chez 123 femmes constatait que les patientes alexithymiques avaient un taux plus faible de lymphocytes circulants (CD4 et CD3) par rapport à celles non alexithy-miques. Il y aurait chez les sujets alexithymiques une acti-vation du « tonus de base » du système nerveux végétatif en même temps qu’une légère immunosuppression.

Des études ont montré des liens entre alexithymie, vulnérabilité au stress, dysfonctionnement du système nerveux autonome et axe neuroendocrinien (Lumley et al., 1996 ; Dewaraja et al., 1997), voire système immu-nitaire (Guibaud et al., 2003 ; Solomon et al., 1997). Des expérimentations chez l’animal ont ainsi souligné les effets du stress sur la vitesse de croissance des tumeurs (Riley et al., 1981). Les études neuroendocrinologiques nous apprennent que la réaction de stress active le sys-tème sympathique (réaction d’urgence de Cannon) puis corticotrope (syndrome général d’adaptation de Seyle), au point de pouvoir provoquer des désordres neurophysiolo-giques et immunitaires. L’axe corticotrope vise en effet à supprimer ou à atténuer les effets du stress aigu, notam-ment ceux induits par les catécholamines.

Plusieurs études (Nemiah et al., 1977 ; Wehmer et al., 1995 ; Fukunishi et al., 1999) ont retrouvé une modifica-tion de signes physiologiques (fréquence cardiaque, réac-tivité cutanée, consommation d’oxygène) en faveur d’une perturbation de la réactivité sympathique chez les sujets alexithymiques.

Le déficit de régulation des affects de type alexi-thymie ou pensée opératoire serait associé à une modi-fication basale du tonus de la réticulée ascendante (ce qui renvoie à la notion de « tonus vital » chez Marty), mais aussi du profil cortisolique constituant un facteur de vul-nérabilité au stress.

Alexithymie, pensée opératoire et hallucination négative

Hallucination négative de l’émotion

Green (1993) fait de l’alexithymie et de la pensée opé-ratoire des formes beaucoup plus discrètes de ce délire de négation d’organe trouvé dans le syndrome de Cotard. En effet, « l’alexithymie ne désigne pas seulement une absence de mots pour nommer les affects mais […] l’impossibilité de connaître les états affectifs, c’est-à-dire d’en prendre conscience ». McDougall (1982) a poussé plus loin l’ana-lyse des patients qui présentent des manifestations de ce genre en postulant que l’affect inconscient se trouve coupé du système des représentations de mot. Autrement dit, faute d’une « lecture » appropriée qui permettrait de penser à sa signification, l’affect ne peut jamais faire l’objet d’une nomination. Ces cas évoquent bien entendu ceux de « pensée opératoire » (Green, 1993).

Il y a ainsi, comme dénominateur commun, chez le sujet alexithymique et le sujet opératoire, une hallucina-tion négative excessivement à l’œuvre dans la sphère de l’émotion : celle-ci reste étrangère au Moi de peur d’être éprouvée douloureusement. Pour McDougall (1978), l’or-ganisation « psychosomatique de la personnalité est [ainsi] une défense massive contre la douleur mentale sous toutes ses formes, dans la relation à soi, aux exigences pulsion-nelles et dans la relation à autrui ».

Chez les patients opératoires, alexithymiques ou déprimés essentiels – comme l’a souligné dès 1978

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McDougall, et plus récemment Smadja (1999) –, l’ex-pression de la douleur psychique est souvent manquante à un degré plus ou moins important. Avec ces patients, l’énigme de la douleur change de signe. De positive, elle devient négative, c’est-à-dire silencieuse psychiquement. Il y a chez eux une « frigidité affective » (Smadja) que divers auteurs ont attribuée à des mécanismes spécifiques de gel, de désorganisation, de répression (de l’affect) ou de sup-pression des représentations psychiques de la pulsion.

Perturbation du mécanisme de renversement-retournement et de l’hallucination négative

Que le lecteur non spécialisé pardonne le dévelop-pement qui va suivre mais il nous faut tenter de décrire ce qui, sur le plan psychique profond, peut se jouer pour comprendre l’établissement de fonctionnements mentaux tels que l’alexithymie et la pensée opératoire. Étant donné la précocité de la mise en place de l’alexithymie (Sifneos) ou de la pensée opératoire, on peut raisonnablement se poser la question de savoir si ces processus pathogènes ne relèvent pas de la faillite de la mise en place d’un méca-nisme précoce de défense antérieur à celui du refoulement du fait de traumatismes précoces (« dévastateurs », écrit Sifneos). Ce processus est celui du renversement-retour-nement antérieur au mécanisme du refoulement (Freud, 1915a) concomitant à la mise en place de l’hallucination négative (de la mère) et l’entrée dans le monde de la repré-sentance1 pulsionnelle – et donc celle des affects.

Dans L’enfant de ça (Donnet et Green, 1973), Green rappelle que cette fonction de « renversement-retourne-ment » qu’il appelle « double-retournement » est la précon-dition du refoulement :

Le renversement en son contraire [Verkehrung] […] se résout en deux processus distincts, le retourne-ment d’une pulsion, de l’activité vers la passivité, et

le renversement quant au contenu. Les deux pro-cessus, parce que distincts par essence, sont donc à traiter séparément.

Ce double retournement produit ainsi pour Green une sorte de « clôture interne qui double le pare-excita-tion externe » (Donnet et Green, 1973) qui, chez ce sujet – comme chez les futurs alexithymiques et « opératoires » pensons-nous – va s’avérer insuffisant et donner un échec de la constitution des espaces psychiques (psychose a minima, « blanche »). Cet échec proviendrait également du maintien anachronique de dénis antérieurs plus archaïques mais efficacement protecteurs contre l’effrac-tion pulsionnelle et émotionnelle.

Or, ce mécanisme de double-retournement ne peut se construire que par une négativation de la présence de la mère ou de l’objet en sa présence : il advient donc avec la mise en place de la « structure encadrante » abritant la perte de la perception de l’objet maternel : hallucination négative de celle-ci précondition de toute représentation, symbolisation de l’absence de l’objet primaire.

Je fais l’hypothèse que l’enfant, est tenu par la mère contre son corps. Lorsque le contact avec le corps de la mère est interrompu, ce qui persiste de cette expérience est la trace du contact corporel – le plus souvent les bras de la mère – qui constitue une struc-ture encadrante abritant la perte de la perception de l’objet maternel, comme une hallucination négative de celle-ci. C’est sur ce fond de négativité que vont s’inscrire les futures représentations d’objet abritées par la structure encadrante. (Green, 2002)

On saisit ici que l’hallucination négative porte sur un percept extérieur, la mère.

Nous posons l’hypothèse que lorsque celle-ci est défaillante (dépression, froideur affective) et devient man-quante comme objet intérieur sécure (pensée opératoire) ou, au contraire, se présente comme trop attachée, fusion-

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nelle à son nourrisson, l’hallucination négative se portera sur un percept intérieur : l’affect (désaffectation au sens de McDougall, supra) : la décussation primaire réorientera d’un côté la positivité de la perception vers la sensation externe et, de l’autre, la négativité de la perception (l’hal-lucination négative) vers l’endo-perception de l’émotion (Pirlot et Corcos, 2012).

Mise en place précoce de la pensée opératoire et alexithymie

Cette perturbation dans la mise en place des pro-cessus antérieurs au refoulement et de la positivité/négati-vité perceptive (hallucination négative) laisserait perdurer une forme de « dissociation soma-psyché ». Cette  disso-ciation est moins à entendre comme Spaltung ou splitting (Klein) que comme non-élaboration de l’esprit à partir de la partie psychique du psycho-soma. Ceci rejoint la propo-sition de Winnicott de 1949 : « l’un des buts de la maladie psychosomatique [étant] de retirer le psychisme de l’esprit et de le faire revenir à son association intime et primitive avec le soma ». N’oublions pas que dans un texte antérieur « Le développement affectif primaire » (1945), Winnicott parle de nécessité d’in-dwelling : installation de la Psyché

dans le corps (personnalisation). Ces perturbations pré-coces des processus antérieurs au refoulement entrave-raient l’in-dwelling.

Pour confirmer ceci, rappelons ce simple fait que le nourrisson, l’infans avant la parole, sont des êtres émi-nemment psychosomatiques. Le nourrisson éprouve (perception sensorielle, éprouvé proprioceptif) plus qu’il ne pense la perte de l’objet et du lien. Ainsi, la réaction du nourrisson est psychosomatique si l’absence dure et n’est pas suppléée. La clinique pédo-psychanalytique de Kreisler, Fain et Soulé, ou celle de Debray, le montrent : coliques des trois premiers mois, insomnie du nourrisson, mérycisme, asthme du nourrisson, etc.

Chez l’adulte, ces fonctions du comportement opératoire témoignent d’une économie de détresse… de survie.  Ceci rejoint les appréciations de Krystal et McDougall considérant l’alexithymie comme un mode de fonctionnement mental pathologique lié à des dys-fonctionnements dans des interrelations précoces. Selon Krystal, il y aurait un défaut d’identification à un objet primaire sécurisant : ceci renvoie à la mère déprimée, et en cela insécure – « mère morte », selon André Green. Ceci rejoint également ce que Marty (1980), à propos de la genèse possible de la « pensée opératoire », décrit d’une fonction maternelle dont la fonction de « tampon pare-excitation » entre elle et son nourrisson a été défaillante.

N O T E

1. La « représentance » désigne une catégorie générale incluant différents types de représentations (représentation psychiques,

représentant-représentation, représentation pulsionnelle) impli -quée dans les mouvements et activités de représentation.

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Alexithymie et pensée opératoire

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