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    ENFANTS AUTOCHTONES ET APPRENTISSAGE:LA CORPORALIT COMME LANGAGE EN AMRIQUEDU SUD TROPICALE

    ARACY LOPES DA SILVA

    Rsum Dans cet article sur les contextes culturels de lapprentissage infantileindigne en Amrique du Sud tropicale, lauteur cherche montrer que la corporality est un langage et un mcanisme central dans les processus de production, rlabo-ration et transmission des connaissances, habilits, motions. Elle part du principe

    que lidentit et la subjectivit infantiles se construisent au travers de processusqui prennent place dans leur corps et qui synthtisent des significations sociales,cosmologiques, psychologiques, motionelles et cognitives. Les rfrences thoriquescontemporaines quelle a choisies pour la construction dune ethnographie des peuplesAkwe-Xavante et Akwe-Xerente du Brsil central sont les dbats anthropologiquesrcents sur les cosmologies et la pense indignes dans cette rgion du monde, et lalittrature de la naissante anthropologie de lenfant.

    Abstract In this article on the cultural context of childrens learning processes amongthe indigenous peoples of tropical South America, the author aims to show how inthese cultures the human body offers a language and a mechanism central to theprocess of production, elaboraton and transmission of knowledge, skills and emotions.She works from the assumption that the construction of a childs identity is a processwhich takes place in the body, creating a synthesis of social, cosmological, psycho-logical, emotional and cognitive meanings. In constructing an ethnography of theAkwe-Xavante and Akwe-Xerente peoples of central Brazil, the author refers to recentanthropological debates on the cosmology and outlook of the indigenous peoples ofthis region, as well as to the literature of the new discipline known as anthropologyof the child.

    Zusammenfassung Mit diesem Artikel ber den kulturellen Zusammenhang derLernprozesse von Kindern einheimischer Vlker des tropischen Sdamerika beab-sichtigt die Autorin zu zeigen, wie der menschliche Krper in diesen Kulturkreiseneine Sprache und einen Mechanismus besitzt, die von zentraler Bedeutung fr denProduktionsablauf sowie fr die Erarbeitung und Vermittlung von Kenntnissen,Fertigkeiten und Emotionen sind. Ihre Arbeit geht von der Annahme aus, da dieIdentittsentwicklung eines Kindes ein im Krper stattfindender Proze ist, der eineSynthese mit sozialer, kosmologischer, psychologischer, emotionaler und kognitiverBedeutung herstellt. Durch die Erstellung einer Ethnographie der Akwe-Xavante undAkwe-Xerente Vlker im Zentrum Brasiliens, nimmt die Autorin Bezug auf die

    jngeren anthropologischen Debatten ber Kosmologie und den Standpunkt der ein-heimischen Vlker dieser Region so wie auf die Literatur ber die als Anthropologiedes Kindes bezeichnete Disziplin.

    Resumen En este artculo sobre el contexto cultural de los procesos de aprendizajede nios pertenecientes a pueblos indgenas en Sudamrica tropical, la autora intentamostrar cmo en estas culturas el cuerpo humano ofrece un lenguaje y un mecanismocentral en el proceso de produccin, elaboracin y transmisin de conocimientos, habil-idades y emociones. La autora parte de la base de que la formacin de la identidad

    International Review of Education Internationale Zeitschrift fr Erziehungswissenschaft Revue Internationale de lEducation 45(3/4): 251268, 1999. 1999 Kluwer Academic Publishers. Printed in the Netherlands.

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    de un nio es un proceso que tiene lugar en el cuerpo, creando una sntesis de sig-nificados sociales, cosmolgicos, psicolgicos, emocionales y cognitivos. Al construiruna etnografa de los indgenas Akwe-Xavante y Akwe-Xerente del Brasil central, laautora hace referencia a recientes debates antropolgicos sobre la cosmologa y lospuntos de vista de los indgenas de esta regin, as como a la literatura de la nuevadisciplina conocida como la antropologa del nio.

    A lentre de lcole rurale en bois, avec ses tuiles en amiante et son sol en

    ciment, linstitutrice blonde, descendante dAllemands, sonne la cloche. Les

    enfants courent se mettre en rangs. Les filles portent des robes en coton

    colori, amples sur le corps. Les garons, de grands bermudas. Deux par

    deux, les enfants prennent place leurs bancs en bois lourd, dun modle

    ancien, parfaitement aligns devant la matresse. La leon, le tableau noir,

    la copie, les devoirs sur le cahier bon march montr la matresse. . . . La

    cloche sonne de nouveau, cette fois pour annoncer la rcration. Les enfants,

    comme en un tour de passe-passe, disparaissent derrire le btiment de

    lcole, courant en bande. Au nouveau son de la cloche, ils reviennent, peu

    peu, en riant. Dabord, les filles, en groupe. Puis, les garons, qui arrivent

    de lautre ct. Leurs yeux en amande brillent. Des gouttes deau du ruisseauqui passe derrire lcole coulent encore dans leurs cheveux longs et noirs;

    ils les chassent dun coup de tte en direction leurs mains ouvertes aux cts

    de leur visage. Cest un geste typique de lendroit, une technique corporelle

    caractristique. Leurs franges bouriffes sont rapidement arranges, remises

    en place. Les vtements sont enfils sur les corps mouills qui, de nouveau,

    se dirigent en rang vers leur place dans la salle de classe.

    Dans cette petite cole rurale perdue au cur du Brsil, construite selon

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    les normes traditionnelles qui permettent au matre de surveiller et punir,temps et espace prdtermins ne suffisent pas rprimer ce divertissementinusuel lheure de la rcration: la chaleur y invitant, un bain de ruisseauest invitable. Mouills, les enfants retournent leurs cahiers et crayons danslespace rgl des bancs scolaires.

    Il sagit denfants autochtones qui habitent dans un village Xavante, con-struit dans une rgion de cerrado (savane) du plateau central du Brsil et lascne se passe au dbut des annes 70. Ce tableau, dont jai t le tmoin,est rest marqu dans ma mmoire. A cette poque, je commenais ma for-mation en anthropologie sociale, et cet usage que les enfants ont fait delheure de la rcr ma impressionn par son ct inhabituel, et par tout ceque cette attitude me laissait entrevoir de ce que jaurais encore apprendre.

    A lheure o jcris cet article sur les contextes de lapprentissage infan-tile autochtones jai choisi, dans le rpertoire de sensations et dimages dema mmoire sur terrain, sept flashs qui offrent matire rflexion quand oncherche des rponses la question: quels sont les langages et les conditionsde lducation autochtones?

    Pour y rflchir, jai pris pour rfrence premire deux peuples autochtonesG du Brsil central, auto-denomms Akwe, mais connus localement et dansla littrature anthropologique comme Xavante et Xerente (Carneiro da Cunha1993; Nimuendaju 1942; Maybury-Lewis 1967, 1979; Lopes da Silva 1986,1992; Mller 1992; Graham 1995). Jai ralis parmi eux des travaux sur leterrain, en tapes successives entre 1971 et 1995, do je retire ces flashs quime servent ici de guide et de support.

    Les situations ethnographiques reproduites ici ont t slectionnes en vuede lanalyse des processus propres de lapprentissage, de la transmission etde lexpression de connaissances, tel quils sont conus et pratiqus par despopulations autochtones sud-amricaines. Les situations permettent en outreune brve rfrence la littrature anthropologique rcente sur lenfant et lacognition. Le dbat en cours au Brsil autour de limplantation du droit con-stitutionnel des peuples autochtones une ducation scolaire respectant lesintrts et les spcificits de ces populations sera abord dans la dernire partiede cet article.

    La corporalit dans lapprentissage

    Dans ses essais classiques sur les techniques du corps (parus en 1936) etla notion de personne (1938), Marcel Mauss (1973) avait annonc la cor-poralit comme processus de construction et de langage expressif de lapersonne humaine, telle quelle est conue et produite par des groupes sociauxspcifiques (Allen 1985). En Amazonie indigne, en particulier, on observe

    une dialectique o les lments naturels sont domestiqus par le groupe [social],et les lments du groupe (les choses sociales) sont naturaliss dans le monde desanimaux. Le corps est la grande arne o ces transformations deviennent possi-

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    bles, comme le prouve toute la mythologie sud-amricaine qui doit alors tre reluecomme des histoires ayant un centre: lide fondamentale de corporalit. (. . .)

    Lespace de la corporalit est la fois individuel et collectif, social et naturel.(. . .) [Nous comprenons] le symbolisme corporel comme le langage de base de lastructure sociale des groupes sud-amricains [et le] discours indigne sur la cor-

    poralit et la personne comme un informateur de la praxis sociale concrte et seulchemin non-ethnocentrique dintelligibilit de cette praxis. (Seeger et al. 1987:2326)

    Ce que je cherche galement montrer ici est que la corporalit est unmcanisme central dans les processus dapprentissage et de transmission deconnaissances, dhabilets, de techniques et de conceptions propres ldu-cation des enfants indiens. Le mouvement, laction, les sens, lart et lmotionse combinent en des techniques la fois cognitives et formatrices, dansdes contextes sociaux qui vont des activits communes de la vie quotidienneaux moments de fte des grands rituels symboliquement structurs. Plus quepar des affirmations verbales, cette articulation se construit au travers deressources musicales, dramatiques, gestuelles, esthtiques, et lornementa-tion corporelle y traduit souvent des informations importantes quant lasituation de lenfant dans le monde et dans la vie sociale.

    Nanmoins, outre linsertion des individus dans un monde social, la cor-poralit, selon la pense indigne amazonienne, possde un fondement cos-mologique, comme le montre Viveiros de Castro dans un article admirable:

    the set of habits and processes that constitute bodies is precisely the locationfrom which identity and difference emerge. The human body can be seen as the

    locus of the confrontation between humanity and animality (. . .) The body is thesubjects fundamental expressive instrument and at the same time the object parexcellence, that which is presented to the sight of the other (Viveiros de Castro1998: 480).

    Nous pouvons donc comprendre que lindentit et la subjectivit infan-tiles se construisent au travers de processus qui prennent place dans leurs corpset qui synthtisent des significations sociales, cosmologiques, psychologiques,motionnelles et cognitives. Dautres travaux rcents dethnologues sud-amri-cains fournissent des contributions do transpire cette mme conclusion.Parmi ces derniers, je citerai le remarquable article de Anne-Christine Taylorsur les indiens Jivaro-Achuar en Equateur, o les affirmations, mme si ellesse fondent sur une connaissance ethnographique profonde de cette ethnie sp-

    cifique, font cho des prmisses amplement rpandues dans la pense etdans lexprience de populatons autochtones amazoniennes:

    Being a real, live human implies displaying a special type of bodily appearances,practising certain types of communicative behavior, and processing certain statesof consciousness. (. . .) Selfhood is textured by intersubjectivity [and] intersub-

    jectivity itself is created in the context of social relations. [These] are the con-densation and memory of the affective moods built up by daily interactions innurturing, sharing and working (Taylor 1996: 205209).

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    Lincorporation de lcole et de lcriture cet univers oral a des impli-cations profondes et importantes, dj dfinies comme processus de domes-tication de la pense sauvage (Goody 1977, en une allusion au titre du livrede Claude Lvi-Strauss sur la pense autochtone); il sagit dun sujet tropvaste pour que je laborde ici. La fin de ce texte reprendra le thme de lcole.Il nous suffit pour linstant de dire que, du point de vue de la domesticationcorporelle, le bain de ruisseau lheure de la rcration suggre que lesenfants affirmaient ce moment au grand air, dans un espace ouvert, hors dubtiment scolaire, comme un moment dindpendance, dexercice de leurmode propre dapprentissage, et daffirmation de leur autonomie corporellecomme une condition importante de lapprentissage, encore que scolaire. Unepremire leon que ces enfants Akwe nous enseignent est quen vivant, en

    exprimentant, on apprend; et que le corps, ses sensations et ses mouvementssont des instruments importants de lapprentissage et de lexpression des con-naissances en cours dlaboration.

    Dans ce qui suit, jessayerai didentifier des situations ethnographiquesillustrant quelques contextes sociaux de lapprentissage autochtone, notam-ment celui de lenfant. Comme le concept denfant (et la priode de la vie laquelle cette catgorie sapplique, quand elle existe explicitement) slaborediffremment chez les populations mentionnes ci-dessus, je nentrerai pasdans les dtails de leur signification. Mme au risque dune simplification oudune improprit, je prendrai dans cet article les termes enfant, enfanceet leurs drivs comme des catgories analytiques correspondant la priodede vie entre la naissance et les rituels pubertaires ou quivalents.

    Lexperience corporelle dans les contextes rituels

    On a plant deux grands mts en bois nu sur la place entoure par les maisons

    en paille du village. Deux quipes de jeunes garons se prparent la con-

    frontation de force, dagilit, de rsistance et de rapidit. Il y a de lapprhen-

    sion dans lair. Le moment est solennel. Du silence des maisons presque vides,

    slvent les pleurs des femmes ges, sous le coup de lmotion double et

    profonde provoque par les regrets, la tristesse pour les absents, la joie et

    lorgueil pour les jeunes en cours dinitiation. Ils arrivent en rangs, les plus

    grands ouvrent le chemin. Aprs avoir form un grand demi-cercle, les chants

    commencent. Des corps peints en rouge et noir pendent des ornements de

    coton blanc. Leur posture est droite et hautaine. Leurs gestes forts et prcis. Leurs voix hautes et sonores, au rythme des battements de pieds sur la

    terre ferme du cerrado. Tous les regards des femmes, des hommes mrs,des enfants se concentrent sur ceux qui sont sur le point dtre dclars

    adultes. Mais . . . quest-ce donc? Au bout de cette file qui arrive sur la place

    centrale, la queue du demi-cercle qui chante et danse maintenant, appa-

    raissent quelques petites cratures, ornes et srieuses comme il se doit,

    posture droite et hautaine, concentration absolue, yeux et oreilles en alerte,

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    voix recueillies. Que font-ils l, ces petits, qui ne doivent pas avoir plus detrois ou quatre ans?!

    Lexprience corporelle dans les contextes rituels est chez les Akwe unesource fertile dapprentissage. Dans lexemple ci-dessus (Xavante), le pointde convergence sont les jeunes en cours dinitiation (entre quatorze et quinzeans environ), qui, dans cette phase, se prparent lapoge de leur processusde passage la vie adulte, exprime symboliquement par le perage deslobes de leurs oreilles pour linsertion dun petit cylindre en bois (Maybury-Lewis 1967). Ils vivront ensuite la libration de leur sexualit, la politique,les enfants, les obligations conomiques, les responsabilits pour la ralisa-tion des rituels, lapprentissage systmatique de lautre monde et, dansle pass, la guerre. Au moment dcrit, la matire apprendre sont les

    conditions de leur performance: force, courage, discipline, action articule,respect, obissance aux plus gs, conscience de lappartenance individuelleau groupe.

    Mais la performance rituelle produit des connaissances et des apprentis-sages chez tous ceux qui y sont impliqus: les adultes, chargs de la ralisa-tion, sont conseills par les plus gs, dont le vcu de versions anciennes etsuccessives de cette crmonie est ractualis par la mmoire, qui guide lespas du prsent. Mmoire et cration, performance et tradition, tout ici secombine pour raffirmer un patrimoine et un style propres, mais toujourscapables daffronter et dincorporer les dfis du moment historique vcu(Barth 1987; Sahlins 1985; Graham 1995). Les pleurs des femmes ges sontla synthse dmotions et dhistoires, de souvenirs de parents et de gnra-tions, de cas, de circonstances, le fil et lorigine des conversations au coin dufeu, autant de sources denseignement sur le pass et le futur pour les nou-velles gnrations. Il y a toujours quelque chose apprendre, et lapprentis-sage dure toute la vie. Dans les villages akwe, chaque tape de la vie apportede nouvelles connaissances aux hommes et aux femmes. Lducation, lappren-tissage, sont des processus sans fin. Le monde et ses mystres sont dvoilsprogressivement en leurs dimensions multiples et complexes. Il y a toujoursde nouvelles connaissances dcouvrir et incorporer lexprience de viede chacun. Lapprentissage semble donc conu comme quelque chose pour lavie entire: chaque tape franchie apporte de nouveaux seuils de connaissance.Il en est peut-tre ainsi de tous les peuples, partout, mais chez les Akwe ceciest explicite et institutionnalis. Pour ces petits participants dont la perfor-mance est prise avec le plus grand srieux et une tendre attention, le langage

    synthtique et esthtique du rituel doit se taire profondment. Elles sontvivaces, aussi bien dans la dfinition des groupes qui participent que dansleurs mouvements dans lespace dlimit servant de dcor rituel, ou encoredans la manipulation de matires animales et vgtales, ces oppositions autourdesquelles sorganisent la vie sociale et la perception du cosmos, dans cetunivers que les tudes anthropologiques (Lvi-Strauss; Maybury-Lewis, d.1979; Vidal) identifient comme dualiste. De la mme manire, leurs petitscorps expriment ces principes, au travers des peintures au charbon et au rocou

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    et des ornements de coton, de graines et de plumes quils arborent. Lexpri-ence de leffort physique pendant la danse en plein soleil, de la discipline cor-porelle pour maintenir et la position individuelle dans le demi-cercle de ceuxqui sinitient et la posture adquate, la force sonore des chants, le parfum desmatires premires utilises dans lornementation corporelle, le spectaclevisuel offert par les mouvements synchroniss des acteurs, tout se constitueen un langage esthtique et dramatique et instaure une mmoire corporelle quisera actualise et revisite au long de leur vie. Il sagit l, sans lombre dundoute, dun langage qui contribue normment lapprentissage.

    Le monde des rves

    Le soleil ne fait que poindre, mais le village est dj rveill depuis longtemps.

    Sur les bords dun chemin qui relie le village circulaire aux plantations famil-

    iales, tout seul, un homme, adulte mais jeune, chante tout bas. Il chante de

    manire rptitive chaque passage de la mlodie. Il sentrane, apprend,

    mmorise, il lincorpore, la fait sienne. Plus tard, il lenseignera aux plus

    jeunes, qui la chanteront en chur face aux maisons, probablement la nuit,

    en la scandant de mouvements du tronc, de la tte, des pieds. Mais, pour

    linstant, il essaie de la fixer dans sa mmoire, puisque quil vient juste de

    lapprendre, la sortie du rve. Au rveil, peut-tre encore en tat de veille,

    il a russi se rappeler la promenade que, pendant la nuit, son me a fait

    au village des anctres. Ce quils faisaient, leurs noms personnels, leurs

    chants et danses, sont des choses apprendre. Cest pourquoi, lcart des

    autres, il chante, sur le bord du chemin.

    Une grande partie de ce que les Akwe apprennent et enseignent les unsaux autres notamment dans les relations entre gnrations est dlibr-ment recherch dans le monde des anctres, au travers des rves (Lopes daSilva 1986; Graham 1995). Un rpertoire de connaissances, de noms person-nels, de rituels, de danses et de chants, vit dans cette autre dimension exis-tentielle. Un patrimoine y repose, qui devra tre continuellement rcupr,revitalis par sa circulation entre les vivants et les morts. De la mme manire,du monde des animaux, de lobservation scrupuleuse de leurs habitudes,dautres types de connaissances, plus pragmatiques, sont acquis et labors:dans des rcits sur lorigine de certains remdes est fait mention du com-portement danimaux blesss, comme le tapir, qui recherchent certaines

    plantes, ensuite mises profit par les Akwe pour soigner leurs maux. De lafort peuple desprits humains et desprits animaux, de leurs rencontres for-tuites avec ces tres, les villageois apprennent des thrapies chamaniques etphytothrapiques et acquirent leurs connaissances sotriques sur le cosmoset ses nombreuses humanits. Et cest ainsi que, outre les relations socialesgrce auxquelles les nouvelles connaissances et la rflexion sur le mondesont labores et exprimes et les processus denseignement et dapprentis-sage sont vcus, les tres dautres domaines cosmiques reprsentent une source

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    inpuisable dexpriences dapprentissage. Dans leur conception des choses,le monde des Blancs, des non-Indiens, constitue lun de ces domaines olon peut priser des connaissances et des ressources aussi bien sur le plan prag-matique (technologie, mdecine, dveloppement conomique) que sur le planpolitique ou symbolique. Lcole, institution qui doit son origine au mondedes Blancs, occupe donc symboliquement une place dhonneur en tant quemoyen dacquisition de connaissances externes incorporer et socialiser.Lcole, comme le rve, permet un voyage dont le rsultat peut tre la saisiedune partie dun patrimoine externe qui, de manire slective et autonome,devra tre lobjet dentranement, dapprentissage, de mmorisation, dappro-priation.

    Espaces masculins et fminins

    La petite fille et ses tresses, lombre, dans les champs. Son minuscule panier.

    Niche en haut dun arbre, elle travaille. Autour delle, la fort-galerie qui

    borde la rivire et les plantations de mas, de riz, de bananes, de pastques,

    de manioc . . . o, il y a peu de temps travaillaient encore ses parents.

    Maintenant quils se reposent, aprs une brve collation, elle en fait autant.

    Tout en chantant et bavardant avec les autres, installs sur leurs paillasses

    sous les arbres, elle tisse de petits fils de fibre vgtale fine, qui prennent

    forme petit petit. Son panier, son travail, son jouet, son jeu, son apprentis-

    sage. Le tout dans une capsule de temps et daction, avec une dlibration et

    un rythme propres. Jouer, exprimenter, travailler, dcouvrir, apprendre, sans

    transition. Son petit corps penche dun ct pour compenser le poids de son

    petit frre califourchon sur sa hanche oppose. Regard attentif, elle joue,

    converse, rit, sen occupe. Le petit frre linfirmerie: les mdecins, le vaccin,

    les pleurs. La petite-mre, la sur qui console et accompagne.

    Les petites filles et le riz: deux corps et un pilon. Les mains salternent

    sur le pilon pour rduire en poudre les grains de riz rapports des planta-

    tions dans les grands paniers suspendus au front de leurs mres, tantes et

    grands-mres; les mains des fillettes montent et descendent, en rythme. Le jeu

    des petits corps vers larrire, la recherche de llan, puis vers lavant

    pour piler. Laliment, le travail, la prcision des gestes, la production,

    lapprentissage.

    Dans leur vie quotidienne aussi bien que dans leurs rituels, les Akwe con-

    trastent fortement espaces masculins et fminins. Sur ce point, lanciennenotion anthropologique de division sexuelle du travail et les considrationsrcentes sur les identits de genre en tant qulaborations sociales, psy-chologiques et symboliques, produites au cours de la vie de chaque sujet,leur conviennent particulirement.

    Les situations les plus ordinaires sont des moments dapprentissage val-oriss par les Akwe. Les tableaux ci-dessus ont des fillettes pour person-nages centraux. Mais, des scnes semblables peuvent mettre en jeu des

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    garons, ou toute la collectivit. Des groupes de petits garons et des groupesde filles et de femmes, des groupes de jeunes hommes et dhommes forms,des groupes dhommes mrs, runissant chacun les personnes impliques dansdes activits collectives spcifiques, sont fort caractristiques de ces universsociaux.

    Les excursions travers les bois et le cerrado, pendant leurs activits dechasse, dagriculture, de cueillette, de voyage, sont le prtexte de vrita-bles leons (Carrara 1997), faire plir denvie les pdagogues construc-tivistes, et rappellent les cours-promenades de Freinet:

    Les animaux exercent une fascination sur le regard des enfants qui les transfor-ment immdiatement (et leurs petits avec) en jouets. Ces mmes enfants les cap-turent, quand il sagit doiseaux, ou les adultes, la chasse, comme dans le cas

    des petits de caititu (pcari). Ils apprennent, en mme temps, les noms et la clas-sification de lanimal, son comportement, son habitat et les usages quen font lesXavante. (. . .) Trs tt, les enfants apprennent chasser des oiseaux au lance-pierre et larc, et atteindre les poissons avec leurs flches dans les parties depche au timb. Toute cette ducation Xavante qui prpare les enfants tre desapprovisionneurs exige deux une observation attentive des espces animales .(Carrara 1997: 223)

    La gographie, la biologie, la gologie, lastronomie rencontrent ici unespace permettant leur dcouverte, leur systmatisation et leur analyse.Lhistoire est lobjet de sances de prsentation de rcits pendant les voyages,les excursions ou mme au village. Quand ils coutent les rcits produitsde loralit, de la gestualit, de la sonorit esthtique, de la rhtorique potiquequi donne vie aux faits et exprime de nouvelles articulations de sens lesenfants crent, choisissent, inventent, renouvellent.

    Lornementation corporelle

    Deux enfants, deux frres de trois et cinq ans. Ils jouent dans la terre,

    lombre des arbres, ct de leur maison. Morceaux de bois et graviers sont

    le matriel transform en quelque chose dintressant, qui absorbe com-

    pltement leur attention et que mon regard dadulte dsabus est incapable

    didentifier. Ce qui attire mon attention, ce sont les marques obscures, les

    traits parallles sur leur tronc et leurs petites jambes nues.

    Cest un jour ordinaire, mais ces enfants Xerente sont peints avec les motifs

    claniques, normalement rservs aux occasions rituelles qui exigent lorne-mentation corporelle. Aucun motif imprieux ne justifie quils soient peints.Ici et l, sporadiquement, la scne se rpte, avec dautres enfants (filles etgarons), sous dautres ombres, prs dautres maisons, ou sur les places cen-trales, sur les chemins, dans les ruisseaux, dans les plantations. Pour se parer,pour tre beau. Cest l un premier plan de signification. Les progrs de mesrecherches sur lorganisation sociale et onomastique finiront par mapprendrequil en existe dautres.

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    Les clans patrilinaires dtiennent des rpertoires spcifiques de nomspropres masculins, attribus publiquement leurs membres; des associationsmasculines (daksu) attribuent les noms fminins par paires, aux petites fillesde clans divers et de moitis exogamiques opposes (Nimuendaju 1942; Farias1990). Pour ce qui est de lorganisation sociale dune manire plus gnrale,la littrature ethnologique sur les Xerente signale un paradoxe: la prsence,vive, dune terminologie de parent de matrice duelle, adapte lassocia-tion entre descendance unilinaire et exogamie de moitis, maintenue malgrla mconnaissance gnrale de la filiation clanique individuelle (Maybury-Lewis 1979). Aussi bien pour la dfinition des poux potentiels que pourlattribution de noms les Xerente doivent donc connatre la filiation claniquede chacun des leurs.

    La recherche sur les noms personnels lpoque au cur de mes intrts(Lopes da Silva et al. 1992), a manifest la vigueur des mariages exogamiques(qui correspondent plus de 70% du total des couples) et, en relation cequi nous intresse ici, a rvl la peinture corporelle comme un langage quiexprime (mais enseigne galement) la place de chacun dans le tissu social.Avec qui puis-je me marier? est une question qui, aussitt formule, enappelle une autre: Comment tais-je peint(e) le jour de la fte o jai reumon nom? Les groupes de descendance ont des dessins et des motifs propreset exclusifs de peinture corporelle qui les identifient sans quivoque et affir-ment leurs relations rciproques didentit (comme clans dune mme moitiexogamique) ou daltrit (comme clans de moitis exogamiques opposes).Voil pourquoi les apparitions publiques de leurs membres dans les contextesrituels, le corps peint de manire individuelle selon des motifs et dessinspropres, les localisent dans la trame des relations sociales et leur disent quiils sont. Pour les enfants et les jeunes, tre peints, sentir et voir leurs corpsarborer ces traits ou ces cercles gomtriquement disposs revient apprendrequelque chose sur eux-mmes, sur leur place dans le monde, et sur les autres.

    Ces enfants jouent sous les arbres avec des morceaux de bois et des pierres,attentifs au monde de limagination qui les absorbe compltement, et ne serendent apparemment pas compte de leurs corps peints, ni des noms qui int-grent leur personne. Nanmoins, ces expriences sporadiques, ces momentsperdus dans la squence et la routine de la vie quotidienne sarticulent auxmoments rares, mais hautement crmoniels, des rituels collectifs. Ainsi, tousconstituent des exercices dapprentissage et de matrise du monde, des per-sonnes et des possibilits, qui se ralisent essentiellement par la corporalit.

    Lapprentissage infantile

    Lintrieur de la maison est sombre. Il dissimule ce qui sy passe aux yeux

    de ceux qui, venus de lextrieur, sont encore blouis par le soleil de midi.

    Qui arriverait maintenant serait en retard, puisque tous ont dj fui la chaleur

    et la fatigue accumule ds le point du jour. A gauche de lentre, il y a un

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    jirau (sommier rustique) long et bas, couvert de feuilles de palmier vertes, jeunes et tendres, sur lesquelles reposent les paillasses admirablement

    tresses, rendues souples et douillettes par lusage continu. Cest de l que

    nous parviennent ces sons (un chant suave mais fort, un rire, de brefs com-

    mentaires encourageants). Il y a galement des mouvements qui se dessinent

    progressivement sous le regard maintenant habitu la pnombre. Lun,

    fragile, dun apprenti qui sentrane; un autre, exerc et dcid, soutient et

    conduit. Assis sur le jirau , un vieux pre, galement grand-pre de petits-enfants dj grands, tient les mains de la petite fille debout devant lui, ils sont

    presque la mme hauteur, elle a les yeux rivs sur son regard. La concen-

    tration est totale. La petite fille na gure plus dun an et demi (peut-tre

    deux). Elle danse, la manire des femmes: petits bonds en avant et en arrire,

    genoux plis, tte basse.Qui enseigne? Avec qui apprend-on? O? Quand? Quelle atmosphreimprgne les situations dapprentissage? Quen est-il des relations entregnrations et genres diffrents dans ces processus?

    Les situations de repos et de loisir, de coexistence affective et dappren-tissage, comme celle que la description ci-dessus essaie de restituer, ne sontni accessoires ni secondaires dans les contextes sociaux considrs ici. Bienau contraire, elles sont leur matire premire par excellence. Cest de momentscomme celui-ci que se compose la plupart de lapprentissage infantile danslunivers Akwe (Maybury-Lewis 1967: Chapitre 3). Lapprentissage dvoiledonc un autre aspect: il se rvle tre un motif de plaisir et de rapproche-ment affectif. Le plaisir esthtique et motionnel, la coexistence, la sociabilit,tout est ici li.

    Dans la gestion de la vie quotidienne, comme, dans les activits de pro-duction et de consommation des aliments, les groupes de travail sorganisentselon les critres de parent, de division sexuelle, et plus rarement de tranchesdge. Voil pourquoi les enfants accompagnent, la plupart du temps, les acti-vits de leurs parents du mme sexe dans les plantations, la pche, lamaison, ou en font lexprience dans des contextes originaux, quils crentpour leurs jeux. Laction, lexprimentation, la ralisation proportionnellement leur ge et leur taille, dans des contextes sociaux o ils dveloppent en mmetemps les activits productives ou esthtiques de personnes de tous ges,semblent tre une caractristique de lapprentissage des enfants Akwe.

    Le regard [est la] manifestation principale du vaste code social au travers duquelle processus ducatif des individus prend place. (. . .) [il faut] maintenir le regardtoujours attentif et avoir toujours lesprit la possibilit de participer quoi quece soit qui fasse partie dun processus aux multiples faces. . . . Il convient designaler que dans la langue Auw-Xavante, apprendre et enseigner sonttraduits par un mme mot waihuu qui signifie galement savoir et con-natre. (. . .) Si lon accompagne le quotidien [des filles] dans le village, on peutobserver de nombreuses situations o, travers le regard attentif et le faire concret,on apprend avec les plus vieilles et lon apprend aux plus jeunes. (. . .) [Ceciillustre] clairement combien savoir enseigner tre Xavante fait partie dusavoir apprendre tre Xavante, et vice versa. (Nunes 1997: 150153)

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    Les promenades et les excursions travers les bois et les plantations duterritoire autochtone, mais aussi dans les villes de la rgion ou dans leslointaines capitales, sont loccasion dun apprentissage systmatique. Debrefs commentaires sur ce quils voient, entendent, sentent et sur ce qui sepasse autour deux stimulent enfants et adultes rciproquement. Ils en retirentllaboration, la transmission, lapprentissage de connaissances sur les espcesnaturelles, sur les rgimes de pluie, le relief, les relations commerciales etpolitiques, les relations interethniques, lhistoire et la cosmologie. . . .

    Avions sortis de limagination

    Le soleil est au znith, le silence sur la place centrale, les maisons pleines etsomnolentes. La sortie de lcole est passe il y a dj un certain temps. Le

    btiment de lcole est ferm, personne nentre. La cl est garde, et seule la

    matresse sait o elle est. Une effervescence provient toutefois du prau de

    lcole. Un groupe de garons, huit, neuf, dix ans, travaille intensment.

    Allongs sur le sol frais, en ciment, parpills lombre, ils se vautrent dans

    les restes de bois moelleux et lger quils sont en train de sculpter. Ils sont

    seuls et ce sont eux qui ont eu lide de ce projet. Du cur de pousses de

    palmiers buriti transformes en matire premire naissent des avions de dif- frentes tailles. Ce sont les rpliques exactes de ceux qui survolent leurs

    maisons, la place, lcole, le bureau de lorganisme gouvernemental, et dont

    les enfants peroivent le bruit du moteur bien avant quils ne distingnent dans

    le ciel, ce point lointain qui se rapproche rapidement et finit par se poser

    dans la clairire dherbe et de sable ouverte dans le cerrado.Les avions sortis des mains et de limagination de ces petits garons sont

    beaucoup plus que des rpliques fidles ou des miniatures destines servirde simple passe-temps, de distraction ou de divertissement. Dabord parce quelexercice de cration semble tre la vritable finalit de lactivit. Ensuite,parce quils rvlent une incroyable dextrit, une observation minutieuse,un sens des proportions et des styles personnels issus de la perception et delanalyse du monde. Il sagit dun projet de leur groupe, labor indpen-damment des adultes. Les avions sont quand mme des jouets et une diver-sion, car les attitudes et la gestualit des garons montrent quobserver,apprendre, rflchir, projeter, excuter, peuvent tre des expriences grati-fiantes sur le plan affectif, plaisantes sur le plan motionnel, intellectuelle-

    ment stimulantes et socialement partageables. Le btiment de lcole agalement reu un nouveau sens en abritant cet atelier (A propos des rela-tions entre exprience formatrice et rflexivit, et les processus cratifs quidonnent une expression lexprience vcue, cf. Mller 1998).

    Le moment de la construction de ces petits avions rvle, avec simplicit,la tension entre copie et cration, reproduction et performance (Barth 1987;Sahlins 1985). Ce que lexprience sociale leur offre de moyens dapprentis-sage et de dveloppement dhabilets est mobilis de manire autonome et

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    crative. Le contexte social plus ample leur fournit des lments prtablis,quils manipulent pour arriver exprimenter une production originale parrapport lensemble prexistant de la culture matrielle de leur peuple (Vidal1992). Quand ils construisent leurs petits aroplanes, ils suivent la normecommune des villages autochtones: dans leur exercice de la connaissance etde la production, ils savent tout, de lhabitat o aller chercher la matirepremire la rsistance ou au potentiel de transformation des matriaux, dumaniement des instruments ou de leur conformit certaines fins, aux normesde lquilibre esthtique.

    Dans la cration de nouveaux objets et de nouveaux jeux, dans lemaniement de matriaux anciens et danciennes techniques de productiondobjets, de la tension entre tradition et innovation, les enfants travail-

    lent sur des matires qui constituent le flux de lhistoire de leur peuple. Grce la matrise quils acquirent petit petit des nouveaux vcus historiques deleur peuple, ils dcoupent ce qui les intresse dans la ralit qui les entoure,et y concentrent leur attention, le mettent en relief selon leurs propres critres.Un peu comme les experts rituels analyss par Barth (1987), ils crent, parleur performance, de la culture, de lart, de la diversion, une mise en valeur,une interprtation, de la connaissance, de lhistoire. . . .

    Lducation scolaire

    La configuration politique et plus encore conomique du monde actuel lancedes dfis indits aux ethnies autochtones. Les processus historiques dclenchspar leurs relations avec la socit occidentale moderne ont toujoursdbouch sur lingalit, le colonialisme, lusurpation foncire, lobligationde changements sociaux, et ont exig des peuples autochtones au Brsil desvaluations propres et la dfinition de stratgies, de projets et de choix(Carneiro da Cunha 1992).

    Trs souvent au long de lhistoire, et aujourdhui encore dans certains cas,lexercice du droit de prendre des dcisions, de vivre dignement et librementou mme de simplement parvenir survivre, a d tre un projet prioritaireface la gravit de menaces trop concrtes. Les invasions de terresautochtones, lexploitation illgale des ressources y existant, les massacreset attentats, les graves problmes de sant dus la contamination par des non-indiens, les difficults conomiques et autant dautres problmes affectent bien

    entendu, le tableau positif labor par lesflashs que je garde jalousement dansma mmoire et que jai voulu partager ici.Lespace dun article ne permet pas dapprofondir la rflexion sur ces

    processus. Je voudrais toutefois encore souligner que de plus en plus, en raisonde ltat des relations conomiques et politiques du monde actuel, le quoti-dien de la plupart des peuples autochtones du Brsil a pour contexte un certaindegr de tension entre les connaissances autochtones et occidentales, entreles politiques publiques et celles des villages, entre les tendances politiques

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    internationales (au travers dinformations concernant des organismes commelONU, lUNESCO et le Conseil mondial des peuples indignes entre autres)et la dfinition de stratgies et doptions pour le prsent et lavenir despopulations autochtones spcifiques.

    De ce cadre plus ample celui des relations interethniques au sein duquelse droule un degr plus ou moins grand la vie de la plupart des peuplesautochtones brsiliens, je ne retiendrai rapidement quun aspect: celui de ldu-cation scolaire.

    En ce qui concerne les Akwe, il faut souligner leffort dlibr entreprisdepuis une vingtaine dannes pour chercher des informations sur les socitscomplexes, redfinir leurs normes de communication avec les non-Indiens,et pour trouver des alternatives de dveloppement conomique. Ce processus

    nest videmment pas le simple rsultat de pressions acculturatrices ou derponses mcaniques induites de lextrieur. Elles constituent plutt des inno-vations labores historiquement et culturellement par les Akwe et mettenten jeu une valuation des expriences passes et en cours, une laboration deprojets collectifs pour leur vie future, et une signification politique claire dansdes contextes de dialogue et de conflit.

    Dans ce processus, il faut souligner une grande valorisation de lducationscolaire et de la formation, avec lorientation des plus gs, de jeunes intel-lectuellement prpars servir dinterlocuteurs aux non-Indiens. Signalonsencore leur volont daccs aux quipements urbains et aux connaissancesscientifiques et technologiques dans des buts diffrents, y compris pour lesenregistrer dans la mmoire et les pratiques rituelles propres en vue de leurtransmission aux gnrations futures, et la production de biens culturels pourla consommation sur les marchs urbains nationaux et internationaux. Auniveau conomique, on retrouve une proccupation pour des alternatives deprojets de gestion et de dveloppement autosuffisants. Sur le plan politique,on constate la prolifration dassociations autochtones locales, mais aussi desrelations politiques avec lEtat brsilien tous ses niveaux, des alliances poli-tiques avec des groupes diversifis et des partenariats de travail avec dessecteurs spcifiques de la socit brsilienne ou avec des trangers et desgroupes ou organismes internationaux.

    Dans ce contexte, lducation scolaire est valorise par les autochtonesdune manire gnrale comme un instrument servant la comprhensiondes situations hors des villages et la matrise de connaissances et de tech-nologies spcifiques quelles peuvent favoriser. De nos jours, les possibilits

    effectives de cration dcoles autochtones diffrencies, dfinies localement,sont des prceptes tablis aussi bien par la constitution brsilienne que par lalgislation spcifique sur lducation et les politiques brsiliennes publiquesducatives. Il sagit en fait dune tendance assez rpandue au niveau mondial(Dreyfus-Gamelon et al. 1997).

    De nombreuses expriences spcifiques, des degrs variables de pater-nit et de participation autochtones cherchent, dans tout le pays, des rponses des questions comme celles-ci: est-il possible de dpasser la contradiction

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    existant entre lcole, institution uniformisante par excellence, et les spci-ficits des populations autochtones, extrmement diversifies dans tous lesdomaines? Comment viter que le respect du droit la diffrence, base derevendications anti-colonisatrices du mouvement autochtones naboutisse une ducation scolaire de deuxime catgorie ou ghettosante (Franchetto1997), comme plusieurs groupes autochtones le prsument et le craignent?Si le droit une cole en faveurdes Indiens, et non pas contre eux, a t etest encore la revendication des mouvements sociaux autochtones commentgarantir que les politiques publiques de masse, uniformisantes par dfinition,nimposent localement un nouveau modle normatif dcole autochtone dif-frencie, simplifi et inefficace. Comment passer cette cole bilingue etinterculturelle, diffrencie et spcifique dont parlent les documents officiels

    aux niveaux ducatifs moyens et suprieurs? Jusquo lenseignement est-ildsirable et pourquoi?Les doutes et les questionnements en suspens, les contradictions et les incer-

    titudes sont nombreuses (Capacla 1995; DAngelis and Veiga 1997; Emiri andMonserrat 1989; Grupioni 1997; Monte 1996; Silva and Azevedo 1995), maisle processus de scolarisation semble irrversible dans certains contextesautochtones brsiliens. En fonction de ce que les flashs ci-dessus rvlent,il convient de questionner la compatibilit effective entre lducation et lascolarisation: lcole parviendra-t-elle vraiment respecter les formes de trans-mission de la connaissance propres la scolarisation autochtone, comme legarantissent expressment les lois?

    Lunivers infantile

    Les flashs de la vie quotidienne des Akwe prsents ici cherchent illustrerce que la littrature de la naissante Anthropologie de lEnfant affirme demanire consensuelle: les enfants nimitent pas le monde adulte par une repro-duction mcanique et ne sont pas non plus des miniatures dadultes (Toren1990, 1993; Nunes 1997); les perspectives infantiles sur le monde social sontdiverses et complmentaires de celles des adultes (Toren 1990); lautonomiede lunivers infantile doit servir de prmisse aux recherches sur ce thme,en partant de la rupture analytique rcente de la conception de la socialisa-tion en tant quaction dadulte sur des enfants passivement rceptifs (Cohn1998).

    Rares sont les tudes sur les enfants autochtones des terres basses sud-amricaines, et plus encore sur celles qui adoptent cette perspective. AngelaNunes, par son travail pionnier et fort sensible qui se concentre sur les jeuxquotidiens des enfants Xavante, reprsente une exception notable. Elle nousrvle que:

    Pendant la priode qui correspond lenfance, (. . .) le propre corps devient uninstrument de jeu privilgi auquel limagination naccorde aucun rpit, enrecrant lessence des mmes gestes, sous dinnombrables formes et possibilits.

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    Dautres enfants, quelques objets, la topographie, les saisons de lanne et les con-ditions climatiques, entre autres facteurs, entrent dans la composition de cetteespce de laboratoire o lenfant fait lexprience de sa propre croissance. Etbien que le point saillant en soient les expriences physiques, ou malgr le faitque celles-ci dclenchent les autres, les motions et les laborations mentales ne

    participent pas moins intensment ce processus densemble. (Nunes 1997: 176)

    Et encore:

    Quand une petite fille joue ou chante, sautant dune flaque deau de pluie lautre,et reproduit dans chacune un mouvement qui traduit le mouvement du corps nces-saire au pilage du riz et du mas, mais qui est en mme temps le mouvement dedanses fminines, elle conjugue rythme, espace, temps, rituel, corps, cration,travail, spontanit, dcouverte, diversion, particularit et universalit. (Nunes1997: 159)

    La corporalit a dj t dfinie dans un travail trs important pour ledveloppement provenant de lethnologie sud-amricaine de ces vingtdernires annes (Seeger et al. 1987, Vidal [sous la direction de] 1992, entreautres) comme le langage symbolique par excellence des terres basses dela rgion. Mise au service de la construction sociale de la Personne et desunivers sociaux et cosmologiques par les populations autochtones du sous-continent, la corporalit se rvle galement centrale en tant que langage delapprentissage du monde et de soi dans les processus autochtones de pro-duction, dincorporation et de rlaboration de connaissances.

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    Lauteur

    Aracy Lopes da Silva est professeur dAnthropologie Sociale lUniversit Publiquede Campinas et au Programme de Post-Graduation de lUniversit de So Paulo, Brsil.Elle est coordinatrice du MARI, groupe de recherche et de protection des droits despeuples indignes, li lducation. Ses intrts de recherche sont: lorganisationsociale et le symbolisme, lducation indigne, les relations inter-ethniques et lesbasses terres de lAmrique du Sud (surtout sur le Brsil Central et sur lAmazonie).Elle a prpar et soutenu sa thse de Doctorat en Anthropologie Sociale lUniversitde So Paulo (1980), elle a t chercheur visitant lUniversit de Harvard USA(19871989) et professeur visitant la Casa de Amrica, Madrid, Espagne (1994).Elle est auteur de plusieurs articles et de livres et a fait des recherches sur terrain auBrsil parmi les peuples indiens Xavante, Xerente et Patax.

    Contact address: Prof. Aracy Lopes da Silva, Caixa Postal 792, 13.560970, SoSarlos, SP, Brazil.

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