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Le philosophe, questionneur déstabilisant, serait un «donneur de leçon»s’il ne se posait pas réellement les questions qu’il transmet. Le point de départ de ma réflexion a été le trouble jeté en moi par le changement d’intitulé proposé à mon intervention, entre sa formulation initiale dans le préprogramme et sa formulation finale dans programme définitif...
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ARBITRER ENTRE ETHIQUE MEDICALE ET CONTRAINTES BUDGETAIRES »
Philippe Barrier Philosophe, Docteur en sciences de l’éducation
Lauréat de l’Académie de Médecine Le philosophe, questionneur déstabilisant, serait un « donneur de leçon » s’il ne se posait pas réellement les questions qu’il transmet. Le point de départ de ma réflexion a été le trouble jeté en moi par le changement d’intitulé proposé à mon intervention, entre sa formulation initiale dans le préprogramme et sa formulation finale dans programme définitif… 1/ La problématique philosophique et sémantique Passer de « concilier éthique médicale et contraintes budgétaires» à « arbitrer entre éthique médicale et contraintes budgétaires » n’a rien d’anodin. Chacun de ces deux verbes implique un différend entre deux entités présentées dans une relation conflictuelle à résoudre. Mais la conciliation est une tentative de mise en harmonie et de résolution du conflit qui les opposait. La volonté de conciliation ne supprime certes pas la divergence de point de vue ou d’intérêt, mais vise à l’atténuer par des compromis permettant une possible coexistence ou cohabitation. L’arbitrage est beaucoup plus tranchant, il ne réconcilie nullement des adversaires qui le resteront, mais établit la victoire de l’un sur l’autre. Il a quelque chose de décisif et de définitif ; il consacre une défaite, sacralise une incompatibilité. Et il consacre surtout l’extériorité de l’instance qui départage, beaucoup plus nette que dans la conciliation qui naît souvent d’un souhait interne aux partis engagés. C’est un jugement extérieur qui doit arbitrer, en quelque sorte pour faire cesser le combat. Cette extériorité de l’arbitre, qui est naturelle et nécessaire à tout arbitrage, est problématique lorsqu’un des partis entre lesquels il faudrait arbitrer est lui-‐même un système de valeurs, donc une instance d’arbitrage : or c’est bien le cas ici avec l’éthique, qui se trouve ainsi contestée ou niée dans ce qui la caractérise. Venons-‐en au sens global de ces deux énoncés. Que peut-‐on entendre, par « concilier éthique médicale et contraintes budgétaires » ? Que croit-‐on comprendre par « arbitrer entre éthique médicale et contraintes budgétaires » ? Les verbes utilisés, on l’a vu, impliquent l’existence d’une divergence, voire d’une opposition, entre « l’éthique médicale » et « les contraintes budgétaires ». Cette idée laisse donc clairement entendre que les contraintes budgétaires iraient à l’encontre de l’éthique médicale. Est-‐ce à dire qu’il faudrait renoncer à toute contrainte budgétaire pour être éthique dans le domaine médical ? Ou bien, au contraire, que l’éthique médicale doit accepter de diminuer ses exigences face à celles des contraintes budgétaires? Faudrait-‐il donc aller vers « un peu moins d’éthique médicale » ? Qu’est-‐ce que cela pourrait signifier ? Devrait-‐on se résoudre à respecter un peu moins la dignité du patient ? Et finalement, peut-‐être, à ne pas du tout la respecter, puisqu’on est passé de la conciliation à l’arbitrage, et du compromis à la domination d’un vainqueur sur un perdant, à la nécessité de trancher entre les exigences de l’un et les exigences de l’autre ?
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Pour sortir de ces interprétations paradoxales, aux conséquences difficilement soutenables, il faut sans doute tenter de dissiper le flou qui entoure les deux notions, abruptement et peut-‐être inconsidérément rapprochées. Les « contraintes budgétaires », si on les prend dans un sens tout à fait général, on pourrait même dire « banal », sont de l’ordre du contingent et du relatif : un budget est le fruit d’un calcul comptable qui détermine le niveau des moyens (financiers ou autres) qu’une instance décisionnelle attribue à une activité humaine structurée. Son existence et son contenu sont donc relatifs à ces décisions et totalement déterminés par elles : de l’augmentation à la pure et simple suppression. C’est précisément le sens de la contingence : un état de fait qui dépend des circonstances, et peut être ou n’être pas. Or, si tout budget est relatif et conditionné, l’éthique, elle, ne l’est pas, même dans son sens le plus général d’instance intérieure de jugement de valeur et de décision d’action. En effet, la valeur éthique relève de l’absolu. La dignité humaine, par exemple, n’est pas relative, c’est même ce qui la définit : elle est absolue et universelle, c’est-‐à-‐dire égale en tout être humain ; son respect est inconditionnel, c’est-‐à-‐dire ne dépend d’aucune condition (raciale, sociale, économique, psychologique). Dès lors, on voit mal comment il serait possible de concevoir la possibilité d’un « arbitrage » entre deux entités tellement hétérogènes, et dans un rapport si différent à la réalité : l’une sur le terrain du contingent, du relatif et du conditionné, l’autre sur celui de l’absolu, de l’inconditionné et de l’universel… Comment « arbitrer » entre une exigence et un état de fait ? De plus, l’expression « contraintes budgétaires », employée sans contextualisation, se trouve comme « naturalisée », elle semble désigner une réalité neutre et indiscutable, de l’ordre du « il y a » (il y a de la neige), un état de fait qui s’imposerait de lui-‐même à la raison, suivant un « principe de réalité » qui sait se confronter aux difficultés de l’existence, et qu’on opposera facilement à l’impuissance naïve de l’utopie ou des bons sentiments… Le problème c’est qu’en fait l’expression ne désigne pas les contraintes ordinaires qu’impose tout budget, qui ne saurait être un puits sans fond, mais des contraintes budgétaires précises, actuelles, telles qu’elles ont été déterminées par des choix politiques conditionnés par un contexte dit « de crise », qui a conduit à des décisions de restrictions budgétaires de la part de l’Etat. Sans entrer dans leur examen, il semble cependant incontestable qu’on se trouve dans une situation d’exception qui n’a plus rien à voir avec le « il y a », neutre, de la réalité banale de contraintes budgétaires ordinaires. A tel point qu’elles sont devenues une considération prioritaire dans la gestion hospitalière, qui lui a fait prendre un tour si particulier qu’il a pu susciter, chez les responsables économiques eux-‐mêmes, les interrogations dont je suis ici le témoin. Ce discret « chantage au réalisme » a peu de chances de fonctionner avec l’éthique, car elle est dans un rapport à la réalité à la fois lucide et exigeant : c’est parce que la réalité est a priori non-‐éthique, qu’existe la réflexion éthique, l’exigence éthique. C’est parce que la dignité humaine est bafouée tous les jours dans la réalité, qu’elle existe absolument comme valeur, c’est-‐à-‐dire comme ce qu’il faut tenter de faire advenir ; du moins si l’on veut préserver l’humanité de l’homme, c’est-‐à-‐dire combattre sa propension spécifique à la barbarie.
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C’est pour ne pas sombrer dans l’inhumanité, qui est une sorte d’irréalisme pulsionnel barbare, que l’homme exige de se dresser contre la violence, le mépris, l’indifférence à l’autre. Qui, ou quoi, peut prétendre arbitrer contre cette exigence d’humanité ? 2/ La problématique de la double dimension économique et éthique du soin Après cette brève analyse sémantique des présupposés de la question, sans doute pouvons-‐nous tenter maintenant de nous intéresser à la problématique très concrète de la confrontation, dans la réalité hospitalière, de la dimension éthique du soin et de sa dimension économique contemporaine. Je n’aborderai pas ici les grandes questions éthiques concernant le respect de l’autonomie du malade. Elles ont pour enjeu des conceptions philosophiques qui ne dépendent que très indirectement des conditions économiques de l’exercice de la médecine. Ce qui est en jeu ici, ce sont les dimensions pratiques et très concrètes de la relation de soin telle qu’elle s’exerce aujourd’hui, à l’hôpital ou en ville, parce que c’est là le champ-‐même de l’exercice de l’éthique, au cœur du geste soignant. L’éthique n’est pas une abstraction, l’éthique médicale encore moins. Pour dresser son portrait en présentant les valeurs qui la constituent, on peut commencer par celle qui la résume peut-‐être le mieux, et qui montre à l’évidence qu’on ne peut pas la taxer d’irréalisme : c’est son extrême attention à la singularité, son respect de la singularité. Car la dignité humaine, précisément, serait une pure abstraction si on ne s’attachait pas à la découvrir et la respecter dans la singularité de la situation concrète et de l’individu réel qui est en face de moi et qui l’incarne. La singularité est ce qui donne chair aux exigences éthiques, la qualité de la présence à l’autre est ce qui les réalise. Tout le champ, et toute la difficulté de l’éthique se tiennent là. En effet, qui peut être opposé à un principe comme le respect de la dignité humaine ? Beaucoup de tortionnaires involontaires se pensent humanistes. Ce sont de petits manquements, parfois infimes, de petits glissements, parfois imperceptibles, qui peuvent faire basculer dans l’inhumanité, même les personnes les mieux intentionnées. En particulier dans le domaine médical, où la relation de soin se caractérise d’abord par une profonde asymétrie, qui donne beaucoup de pouvoir au soignant et beaucoup de fragilité au patient. Le malade hospitalisé est totalement livré au regard, aux paroles, aux mains et à l’attention des soignants. Il prend rapidement conscience qu’il est à leur merci, c’est-‐à-‐dire dépendant de leur sens éthique. En quoi consiste-‐t-‐il ? Comment se révèle sa faiblesse ou son absence ? Qu’est-‐ce qui, éventuellement, lui fait obstacle ? Je ne pose pas ces questions pour culpabiliser les soignants ou stigmatiser leurs possibles défaillances, mais pour tenter de faire sentir la dépendance de leur comportement, des conditions concrètes de l’exercice de leur profession, qui déterminent une certaine philosophie du soin, c’est-‐à-‐dire le sens et la valeur qu’elles autorisent à lui attribuer. Le soin médical est essentiellement relationnel, il se donne toujours dans une relation, et aura la qualité de celle-‐ci. Sa dimension technique, qui est évidemment centrale (le geste qui soigne) est toujours débordée, dépassée et englobée dans sa dimension relationnelle. Un soin, même techniquement parfait, donné sans attention à la personne
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qui le reçoit, n’a pas la même valeur, y compris thérapeutique, qu’un soin attentionné et donné avec empathie, c’est-‐à-‐dire respect et écoute de celui qui le reçoit. D’une certaine façon, c’est la relation de soin en elle-‐même qui est thérapeutique, lorsqu’elle satisfait à son exigence éthique, car les soignants et les médecins ne soignent pas des corps, mais des personnes. Et lorsque la personne se trouve dans une vulnérabilité extrême, comme dans la perte d’autonomie et la grande dépendance, que constituent le handicap majeur, la fin de vie ou des maladies aussi invalidantes et dé-‐personnalisantes que la maladie d’Alzheimer, cette exigence éthique est encore plus grande. Dans ces situations, c’est la présence concrète, immédiate qui fait sens, c’est la qualité du geste, de la parole donnée ou refusée qui importe. C’est-‐à-‐dire qui soigne ou qui blesse. On pourrait même aller jusqu’à dire : qui soigne ou qui tue. Car, sans brutalité ni violence manifeste, et même par simple indifférence, on peut tuer psychiquement une personne dépendante. Ce qui la nourrit, c’est-‐à-‐dire la maintient dans son statut d’être humain, c’est la relation aux autres. Sans elle, enfermée dans sa souffrance et sa déstructuration psychique, lorsqu’elle n’existe plus dans le regard de l’autre, elle cesse d’exister pour elle-‐même. Ce qu’offrent les soins palliatifs, lorsqu’ils sont prodigués éthiquement, c’est un ultime transfert d’humanité, qui est cette « nourriture éthique » indispensable. Elle est ce qui ne doit jamais faire défaut à la relation de soin, dans quelque contexte que ce soit, car elle est ce qui lui donne toute sa valeur et aussi toute sa saveur. Alors pourquoi tant d’exemples de propos ou d’attitudes déshumanisantes dans des établissements de soin, ayant pourtant vocation au soulagement et au respect du malade ? Parfois sans doute par incompréhension de la nature véritable du rôle du soignant, trop souvent par fatigue ou par énervement. Car cette exigence de respect et d’humanité requiert, en plus d’un minimum de qualités humaines, le bien apparemment le plus précieux – car le plus rare – à l’hôpital : le temps… Et c’est là qu’intervient l’économie, ou plus exactement les contraintes qu’impliquent des choix économiques. 3/ Le temps de l’économie et le temps du soin sont-‐ils philosophiquement compatibles, conciliables ? Le temps du patient, en particulier hospitalisé, est un temps essentiellement subi, c’est le temps de l’attente, souvent de l’angoisse, de l’ennui, de l’impatience, de l’in-‐tranquillité. Il est aussi grandement dépendant du temps du soignant, c’est-‐à-‐dire du temps du soin et de sa qualité, de son intensité. La plainte la plus fréquente qu’on entend aujourd’hui dans la bouche des soignants, c’est qu’ils n’ont « plus le temps », que le temps leur manque pour exercer leur mission comme ils pensent le devoir. Le malaise général exprimé par le personnel soignant, témoigne d’une gestion du temps incompatible avec la dimension éthique du soin. Pour que le soin soit éthiquement prodigué, il faut qu’un minimum incompressible de temps lui soit accordé. Ce minimum incompressible ne correspond pas au temps qu’il faut pour que l’acte technique de soin soit pratiqué. Il le déborde, l’approfondit, et surtout contredit sa logique purement utilitaire. Ce sont l’imprévu et la spontanéité qui le caractérisent, et qui, par essence, ne sont pas mesurables, quantifiables. C’est le temps proprement humain, le temps de l’échange, de la rencontre, du partage. Et pour des
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gestes aussi intimes, précieux et délicats que les gestes du soin, même le plus banal, cette liberté du temps est une nécessité, irréductible ; faute de quoi le soin perd son sens, pour le patient comme pour le soignant. S’il y a un arbitrage à établir, ou une conciliation à tenter, c’est bien entre le temps du soin et, moins le temps économique qu’une certaine représentation économique du temps, qui, si elle semble aujourd’hui dominante, n’est pourtant pas la seule envisageable. Comment l’économie peut-‐elle offrir ce temps de la liberté ? Comment peut-‐elle, au contraire, l’interdire ? Tout dépend du statut accordé au temps dans ce qu’on pourrait sommairement appeler « le monde du travail », en particulier du travail salarié où le temps est l’unité de mesure du travail effectué. Il serait vain et fastidieux de refaire ici l’histoire du capitalisme, qui est aussi celle d’une gestion et d’une exploitation du temps individuel. On ne peut pas non plus refaire l’histoire du soin médical et de l’hôpital. On peut juste constater le rapprochement très récent entre le soin et une conception de la gestion du temps empruntée à la logique de l’entreprise. C’est ce qu’on a appelé la « gestion entrepreneuriale de l’hôpital » : gérer l’hôpital comme une entreprise, dans le but proclamé d’en maîtriser les coûts, ce qui revient, concrètement, à tenter de le rentabiliser. Cela a impliqué d’emblée une extériorisation et une certaine démédicalisation du pouvoir de décision, une réorganisation technique et gestionnaire de l’hôpital, où chaque unité de soin tend à n’être plus considérée que comme un centre de production, identique à un autre, sans autre spécificité que celle déterminée par l’évaluation de son coût et de ses bénéfices. La rentabilisation, lorsqu’on ne se trouve pas dans un réel processus d’échanges marchands, ne peut se réaliser que par une diminution du coût du travail, c’est-‐à-‐dire en fait par une augmentation de la productivité du temps de travail qui, dans un service public, se traduira le plus souvent par une diminution du personnel pour effectuer des tâches quantitativement identiques, ou même en augmentation. Il faudra donc à chacun faire plus dans le même temps. C’est pourquoi les tâches seront « rationnalisées », ou exécutées mécaniquement par un personnel trop pressé soucieux d’en réduire le temps d’exécution, suivant une logique qui est en totale contradiction avec celle du soin; il est instrumentalisé dans son essence-‐même, qui est ce rapport attentif et patient à la temporalité de l’acte de soin et du vécu du patient. Sans cet espace de liberté, la relation éthique à l’autre ne peut exister et se déployer ; relation non seulement au malade, mais aussi aux autres membres et catégories de personnels engagés dans le soin. D’une certaine façon, la relation devient toxique et dé-‐structurante pour l’ensemble des personnes concernées, alors que sa vocation et sa valeur éthique était d’être thérapeutique et humainement réparatrice. De plus, il serait dommageable à des économistes de ne pas prendre conscience que cette toxicité et ses effets destructeurs sur le système de soin ont un coût qui, à terme, peut devenir bien supérieur aux économies escomptées par une gestion hétérogène et mal appropriée du système de soin.
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Ma charge peut sembler rude contre l’économie, elle l’est seulement contre une certaine conception contemporaine de l’économie, qui mène trop souvent à d’insoutenables contradictions. L’économie peut être aussi un soin, lorsqu’elle considère le temps et sa gestion comme un lieu d’investissement durable et humainement responsable. Lorsqu’elle abandonne une certaine hystérie de l’immédiateté et de la sur-‐rentabilité, pour s’investir avec patience dans l’épanouissement humain et social, qu’on peut aussi considérer comme la plus noble finalité éthique de l’économie. P.B. 22/3/2013