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Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Samedi 14 novembre 2015 ARCHITECTURE & DESIGN Alan Weintraub/Arcaid MATALI CRASSET, LES BEAUX LENDEMAINS JOHN LAUTNER, JACQUES GRANGE, MALLET-STEVENS, LA RÉINVENTION DU PASSÉ

Architecture & Design 2015

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MATALI CRASSET, LES BEAUX LENDEMAINS JOHN LAUTNER, JACQUES GRANGE, MALLET-STEVENS, LA RÉINVENTION DU PASSÉ

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L’âme des lieuxÉDITO

C’est en essayant un manteau vaste comme un tipi, chaud comme une couverture, solide comme une tente, que j’ai fait le lien entre les mots habits et habitat. Tous deux descendent des mots latins habitus (maintien, manière d’être, une disposition de l’esprit) et l’adjectif habilis (bien adapté). L’habitus est un acquis qui s’est incarné durablement dans le corps, selon l’histoire personnelle d’un individu et se traduisant en une posture, certaines dispositions. Mais un acquis qui admet l’adaptation, certains ajustements rendus nécessaires du fait de situations imprévues.

En quoi cette notion d’habitus entre-t-elle en réso-nance avec ce numéro? En regardant le reportage sur la restauration de la Villa Cavrois, de Mallet-Stevens, je me suis demandé comment un chef-d’œuvre de l’architecture conçu au départ comme une maison privée est devenu une friche en déliquescence, taguée et dénaturée, pour renaître soudain dans sa splendeur originelle, devenant un trésor du patrimoine français méritant une restauration qui a duré douze ans. Idem pour les villas californiennes de John Lautner, ou l’ap-partement de Colette donnant sur les jardins du Palais Royal, racheté par Jacques Grange. Je m’interroge sur cette adaptation au monde de choses qui de prime abord pourraient sembler pérennes, acquises.

Les maisons de John Lautner se voulaient intempo-relles. «Elles étaient faites sur mesure pour les gens qui allaient les habiter, pour s’adapter à leur vie et la rendre plus belle. Ce qui a été le cas, mais les maisons durent plus longtemps que les gens…» C’est en cela que l’habitat est sujet à des ajustements nécessaires. Pas n’importe quel habitat toutefois: les œuvres architecturales qui possèdent la grandeur, la force de survivre à toutes les contingences. Et comme le dit Steve Ramser, propriétaire de la Carling House conçue par John Lautner: «J’ai cru d’abord que la maison était à moi, puis j’ai réalisé que non, elle n’appartenait qu’à elle-même.»

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Par Isabelle Cerboneschi

SOMMAIRE

4 Matali Crasset

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12 Harry Bertoia

18 Secret de béton

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4 Matali Crasset ou la joyeuse épureLa designer à la coupe millimétrée connaît l’art de se défaire du superfl u. Avec ses créations, elle provoque le futur.Par Antonio Nieto

8 John Lautner, nature et architectureLe génie visionnaire dont les constructions oscillent entre futurisme et minimalisme est l’une des fi gures majeures de l’architecture organique.Par Isabelle Campone

12 Le design déroule son fi l rougeUnis par une affi nité élective, les designers tracent les contours d’une communauté fl amboyante dont nul ne saurait s’extraire. Vitrine d’objets qui se font écho.Par Séverine Saas

18 Noyau de beautéEntre ses ruines en pierres sèches et ses poutres fragiles, la Casa d’Estate, maison de vacances des architectes bâlois Buchner Bründler Architekten, dissimule un nouveau cœur minimaliste en béton. Par Emilie Veillon

22 La renaissance de la Villa CavroisChef-d’œuvre de Robert Mallet-Stevens, la Villa Cavrois, dans le Nord de la France, était il y a 15 ans une ruine dépecée de son mobilier et de ses matériaux précieux.Par Eva Bensard

26 La chambre éclairée de ColetteLe fameux décorateur Jacques Grange a acquis l’ancien appartement parisien de l’écrivain, place du Palais-Royal.Par Antonio Nieto

30 Les rêves d’enfant d’Eric GiroudRetour aux sources du designer basé à Genève.Par Isabelle Cerboneschi

EditeurLe Temps SAPont Bessières 3CP 6714CH – 1002 LausanneTél. +41 21 331 78 00Fax +41 21 331 70 01

Président du conseil d’administrationStéphane Garelli

Administrateur déléguéDaniel Pillard

Rédacteur en chefStéphane Benoit-Godet

Rédactrice en chefdéléguée aux hors-sériesIsabelle Cerboneschi

RédacteursEva BensardIsabelle CamponeAntonio NietoSéverine SaasEmilie Veillon

Secrétaire de rédactionEmilie Veillon

Responsable productionNicolas Gressot

IconographieMarc Sauser-Hall

Réalisation, graphismeNicolas Gressot

CorrectionSamira Payot

Conception maquetteBontron & Co SA

Internetwww.letemps.chGaël Hurlimann

CourrierLe Temps SAPont Bessières 3CP 6714CH – 1002 LausanneTél. +41 21 331 78 00Fax +41 21 331 70 01

PublicitéRingier SAPublicitéLe TempsPont Bessières 3CH – 1002 LausanneTél. +41 21 331 70 00 Fax +41 21 331 70 01Directrice: Marianna di Rocco

ImpressionSwissprinters AG Zofi ngen

La rédaction décline toute res-ponsabilité envers les manuscrits et les photos non commandés ou non sollicités.

Tous les droits sont réservés. Toute réimpression, toute copie de texte ou d’annonce ainsi que toute utilisation sur des supports optiques ou électroniques est soumise à l’approbation préalable de la rédaction. L’exploitation intégrale ou partielle des annonces par des tiers non autorisés, notamment sur des services en ligne, est expressément interdite.ISSN: 1423-3967La spectaculaire maison

Mar Brisa de John Lautner, cerclée par un bassinilluminé, domine la baie d’Acapulco, au Mexique.A

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2 Architecture & Design Le Temps l Samedi 14 novembre 2015

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GEOMETRIE ORGANIQUE

John Lautner, entre nature et architectureLe génie visionnaire dont les construc-tions oscillent entre futurisme et minima-lisme est l’une des figures majeures de l’architecture orga-nique. Regard sur un style unique et sur ces créations qui font s’épouser à la perfec-tion environnements naturel et construit. Et paroles de ceux qui l’habitent. Par Isabelle Campone, Los Angeles

Vue sur la piscine et le patio de la résidence où vit l’acteur Bob Hope, à Palm Springs. Un décor choisi par Louis Vuitton pour son défilé croisière au printemps dernier.

AFP

Beaucoup d’entre nous adorent John Lautner sans le savoir. Qui n’a pas rêvé de la stupé-fiante maison octogo-nale de Body Double, le

film de Brian de Palma? Des baies vitrées futuristes de Less than Zero? Du cadre hallucinant de cette pièce où le Dude s’évanouit dans The Big Lebowski? D’être James Bond dans l’irréel salon en béton et roche des Diamants sont éternels? Ou plus simplement de vivre dans l’élégante maison mid-century de A Single Man, le film de Tom Ford? On a vu ce prin-temps dans tous les magazines la majestueuse maison construite à Palm Springs pour l’acteur Bob Hope, dont Louis Vuitton a fait le décor de son défilé croisière (lire LT du 29.05.2015)

Les amoureux d’architecture adulent pourtant John Lautner, qu’ils ont souvent découvert grâce aux magnifiques photogra-phies de Julius Shulman, notam-ment celle de cette Chemosphere aux huit côtés perchée sur un pi-lier en béton sur les hauteurs de Los Angeles.

Bien que spectaculaire, le tra-vail de John Lautner est ancré dans une vision philosophique de l’architecture, une discipline qui devrait améliorer la vie humaine. Pour lui, l’essence de son art était la relation de l’humain avec l’es-pace et de l’espace avec la nature. Ses constructions provoquent toutes un effet saisissant et ont en partage une géométrie puissante, des lignes inouïes et un lien très fort avec leur environnement.

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La célèbre Chemos-phere, photographiée par Julius Shulman, et sa vue plongeante sur Los Angeles.

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«La Réalité est la quête de toute ma vie afin de produire des espaces de liberté, de joie, de vie pour satisfaire de ma-nière idéale les besoins de l’homme, physiques et spirituels, c’est-à-dire complets.»John Lautner

«Le son y est parfait, nous aimons y organiser des concerts. Les maisons sont comme des personnes, celle-ci aime les fêtes, nous avons eu des soirées inoubliables ici.»Kelly lynch

Mais chacune est fondamentale-ment unique. Il a signé une cen-taine de réalisations en Californie, à Los Angeles essentiellement, des résidences privées surtout, qui subsistent encore comme les rêves d’une certaine époque. Elles sont devenues des objets de collection depuis que le style mid-century est devenu si recherché et que John Lautner a acquis un statut d’idole. Helena Arahuete, qui a travaillé avec le grand maître depuis la construction, en 1971, de Marbri-sa, la fameuse maison surplom-bant Acapulco, jusqu’à sa mort en 1994, explique néanmoins que Lautner détestait ce qui était à la mode. «Il voulait construire des maisons intemporelles, il aimait se décrire comme un architecte classique hors des styles ou des courants. Ses maisons étaient faites sur mesure pour les gens qui allaient les habiter, pour s’adapter à leur vie et la rendre plus belle. Ce qui a été le cas, mais les maisons durent plus longtemps que les gens… », dit-elle.

On retrouve, en visitant les maisons de John Lautner, ses in-fluences premières. Si ses réali-sations sont emblématiques de la Californie, c’est dans le Michi-gan que l’architecte a puisé son inspiration, dans une enfance idyllique passée dans les bois, au bord d’un lac. Né en 1911 de parents cultivés, qui l’ont édu-qué, John Lautner a travaillé très tôt avec eux à la construction de Midgaard, leur maison d’été. Alors que le père et le fils se chargent entièrement des plans du chalet et de leur exécution, la mère réalise toute la décoration et tous passent de longues journées à travailler et à marcher dans la nature en parlant philosophie, art ou religion. Cette expérience très empirique et très élevée, la quête du sens et le rapport de l’homme à la nature forment sa pensée et détermineront son approche ho-listique. Celle-ci sera renforcée par les six années formatrices

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5Architecture & DesignLe Temps l Samedi 14 novembre 2015

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«J’ai cru d’abord que la maison était à moi, puis j’ai réalisé que non, elle n’appartenait qu’à elle-même.»Steve Ramser

La résidence Beyer sur la plage de Malibu, qui incarne le style mid-century, à la géométrie puissante caractéristique de l’oeuvre Lautner.

La spectaculaire Mar Brisa et son bassin circulaire domine la baie d’Acapulco. La résidence Sheats-Goldstein, l’une de ses réalisations les plus abouties, dans laquelle il a dessiné tout le mobilier.

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qu’il passe auprès de Frank Lloyd Wright à Taliesin, là où le grand architecte vivait et accueillait ses jeunes disciples, fidèle à sa péda-gogie de l’apprentissage par la pratique. Lautner y acquiert une connaissance approfondie de la maçonnerie, de la charpenterie, de la plomberie, de l’électricité, bien plus que du dessin. A la fin des années 30, celui qu’il considé-rera toujours comme son mentor

sans jamais chercher à l’imiter, l’envoie à Los Angeles superviser quelques-uns de ses projets.

Il y ouvre très vite son propre bureau afin de concrétiser sa vi-sion: «La Réalité, ainsi que je la vois, est faite des essences intan-gibles de la Vérité et de la Beauté, intemporelle et universelle, en relation à l’homme. La Réalité est la quête de toute ma vie afin de produire des espaces de liber-té, de joie, de vie pour satisfaire de manière idéale les besoins de

l’homme, physiques et spirituels, c’est-à-dire complets.» Il avait ab-sorbé le concept d’architecture organique de Frank Lloyd Wright, l’idée d’un design où, comme dans la nature, tout a une raison d’être, mais il pensait aussi que chaque projet devait avoir sa propre lo-gique, être unique. «John Lautner ne faisait jamais deux choses sem-blables parce que chaque site est différent, le climat, l’accès, le ter-rain, son orientation», détaille He-lena Arahuete. «Il ancrait son tra-vail dans l’emplacement et dans les besoins du client. Il analysait leurs attentes, pas en termes de style ou de formes, mais en termes de mode de vie. Il cherchait toujours ensuite à créer un encadrement pour la na-ture, pour qu’on la voie d’une cer-taine manière.»

John Lautner détestait Los An-geles, mais le climat lui permettait d’intégrer pleinement la nature dans son travail et surtout de donner libre cours à ses deux absolus, l’in-novation et l’évolution. Ses designs organiques trouvaient un écho chez des clients ouverts d’esprit, comme sa volonté d’expérimentation avec les formes, les matériaux et les tech-nologies. «Il préférait les vraies ma-tières, comme le bois, l’acier, le verre, la pierre ou le béton, insiste Helena Arahuete, mais il était très curieux de tout ce qui pouvait exister.»

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UNIVERS MULTICOLORE

Matali Crasset ou la joyeuse épure

La designer à la coupe millimétrée connaît l’art de se défaire du superflu. Avec ses créations, elle provoque le futur.

Interview. Par Antonio Nieto

Matali Crasset, la designer française connue pour sa coupe monacale, portant les lunettes Wide Open qu’elle a dessinées pour la marque belge Theo Eyewear.

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Beaucoup la recon-naissent grâce à sa coupe de cheveux milli-métrée: Matali Crasset a tracé sa voie comme sa chevelure. Ayant gran-

di dans un milieu d’agriculteurs, rien ne la prédestinait à deve-nir designer, mais elle a tenté sa chance: elle a préparé un dossier et est entrée à l’Ecole nationale su-périeure de création industrielle de Paris. Après un rapide passage chez Denis Santachiara à Milan, elle entre chez Philippe Starck où elle restera cinq ans avant d’ouvrir son propre atelier. Aujourd’hui, à 50 ans, elle fait partie des grands noms du milieu.

Elle aime ce qui est intime, ne recherche pas la grandeur ou la grande production. Au contraire, elle revendique sa volonté de s’émanciper de ce système et de créer des projets novateurs. Elle ne s’intéresse pas non plus aux tendances, elle les évite plutôt. Elle voyage pour découvrir de nou-velles cultures, pour apprendre, pour partager le savoir-faire et donner vie à des collaborations inattendues. Son processus de re-mise en cause de toute notion est fascinant, elle épluche les objets, leurs histoires, elle veut en rendre l’essence première. Se défaire du superflu serait une formule pour décrire son geste. La dimension humaine est primordiale dans son travail: l’accompagnement, le fait d’avancer ensemble. Elle dit

secteurs il y a eu des évolutions, mais qui peuvent être question-nées. C’est bien de revenir, non pas à zéro, mais de remonter un peu dans le temps et de regarder si les diverses bifurcations ont été heureuses ou pas. En tout cas si les résultats qu’elles proposent le sont… Des couches de sophis-tication se sont accumulées au cours des époques. Il suffit de les retirer et déjà on y voit plus clair: en quoi telle chose est-elle utile? En quoi sert-elle au quotidien? Cela permet d’instaurer d’autres logiques. C’est pour ça que j’aime travailler sur des projets où il y a la possibilité d’intervenir globalement et non pas ponc-tuellement.

Pourquoi avoir choisi de travailler avec Denis Santachiara directe-ment après vos études?Santachiara, une belle époque ! J’aimais les objets qu’il faisait, je sentais que c’était quelqu’un de complètement décalé et j’avais envie de commencer dans une toute petite structure. Je pense que j’ai très bien fait parce que ça m’a montré que l’on pouvait toucher à plein de domaines dif-férents. Il était autodidacte, avec

qu’il y a un grand rapport avec le fait que j’utilise beaucoup de couleurs aujourd’hui.

Donc vous avez rêvé des arbres ?En tout cas j’ai contrebalancé en mettant beaucoup de couleurs, et ça, je m’en suis aperçue très tardivement. Il y a une manière d’appréhender le travail qui est différente quand on vient d’une famille d’agriculteurs: l’idée de faire correctement son métier, d’agir sur les choses. J’aime travailler plutôt sur des scènes de vie. C’est ça qui me passionne. Ce n’est pas la couleur, ce n’est pas la matière, mais ce que l’on peut lui apporter et comment ça va permettre à la vie de se dévelop-per, d’évoluer…

Vous êtes un touche-à-tout : architecture, scénographie, dernièrement des lunettes…Oui, ce qu’on me propose en fait. Je pense que quand on n’a jamais fait quelque chose, on porte des-sus un certain regard… De toute façon, mon approche spécifique fait que même si j’ai déjà réalisé une chose, la fois d’après, je ferai un pas de côté. Je casse les codes parce que dans beaucoup de

accompagner qui veut bien, mais à la condition que ce soit dans le présent, elle ne se meut pas dans le passé. Elle ne se contente pas de vivre l’instant, elle provoque le fu-tur. Matalie Crasset déclenche, ré-veille, élargit les champs de vision.

Votre enfance a-t-elle influencé votre travail ?Oh, je crois que forcément, quand on fait un travail un tant soit peu artistique, il y a une imprégnation de ce que l’on est et d’où l’on vient. J’ai grandi dans un village de 80 habitants. Il y a deux choses qui me sont restées, du temps de mon enfance: la vie de village, c’est-à-dire la com-munauté, pouvoir compter les uns sur les autres. Et le fait d’être à la campagne, comme dans un terrain de jeu permanent, renouvelable. Les possibilités ludiques sont infinies, ça dépend des saisons. Une grande liberté est attachée à tout ça. Je suis née dans un endroit où l’on pratique l’agriculture intensive. Une espèce de plat pays, un peu lunaire, où ne subsistent que les arbres qui ne gênaient pas pour la culture. Un lieu très blanc, comme de la craie… Je pense

un passé d’artiste qui petit à petit avait choisi le design. Mais il peut aussi faire de l’architecture. Il n’a pas trop de limites. En travaillant avec lui, je me disais que non seulement j’avais la possibilité de faire ce métier, mais qu’en plus je pouvais le faire comme ça, un peu à la façon d’un artisan. Ça m’a aidée à affirmer encore plus mon approche personnelle. Et puis c’est quelqu’un de très humain. C’est important.

Et ensuite vous êtes revenue en France et vous avez été embauchée par Philippe Starck.A l’agence, personne ne voulait s’occuper du projet de Thomson multimédia. Débattre avec une structure internationale, ça m’a tout de suite intéressée. Je suis donc devenue responsable de ce projet et du centre de création. Il y avait beaucoup d’enjeux: tout ce qui sortait de chez Thompson était revisité. C’était passionnant, c’était du plein-temps, j’étais jeune, naïve, mais ça m’a aidée à ne pas rentrer dans des systèmes d’entreprise, lourde, inerte… C’était très intéressant parce que c’était une aventure humaine. Je crois qu’il n’y a pas eu beau-coup d’exemples après cela dans l’histoire du design en France. On savait que c’était un mo-ment charnière pour Thomson puisque c’était la fin des tubes

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cathodiques. Or 80% du chiffre d’affaires de l’entreprise venait de là… C’était une espèce de phase intermédiaire avant le passage au numérique. C’était très intéres-sant de le faire avec Starck parce qu’il y avait quand même une grande liberté. On pouvait re-mettre en question les choses et c’était assez rare dans de grosses structures comme celle-ci.

Quel est le projet dont vous êtes le plus fière?Le Hi hôtel à Nice a été une vraie étape parce que là encore j’ai rencontré deux personnes excep-tionnelles. On a monté un projet ensemble, avec cette idée de ne pas mettre de limites, de casser des codes et là on y est allés vrai-ment! Ce qui fait qu’aujourd’hui, douze ans plus tard, il reste très actuel. On est sortis de toutes les logiques d’installation dans les hôtels. Il y a aussi le projet de réaménagement d’une école (Le Blé en herbe, ndlr) dans le village de Trébédan, un travail assez long qui a duré sept ans. Une mini-utopie à la fois artistique, écologique, sociale, pédago-gique. Il s’agissait de redonner de la dignité, de la fierté à ce petit village. Créer un lieu qui catalyse des envies.

Par exemple ?La bibliothèque intercommu-nale. Il y avait un embryon de bibliothèque au départ, mais personne n’avait l’idée d’aller y chercher un bouquin. Mainte-nant les parents passent déposer leur livre et chercher les enfants en même temps, donc l’endroit remplit son rôle. Une dame s’est tout de suite portée volontaire pour garder les lieux le samedi…

Une fois que les structures sont là, le terreau est très favorable à de nouvelles impulsions et idées.

L’école possède d’immenses baies vitrées, vous avez créé des structures architecturales dans les parties communes, que vous avez appelées des «extensions de générosité»: cette interactivité entre l’extérieur et l’intérieur est-elle importante à vos yeux dans le processus d’apprentissage?Oui, s’ouvrir au monde, c’est important. J’ai beaucoup pensé à Freinet (Célestin Freinet, qui avait mis au point un système pédagogique fondé sur l’expres-sion libre des enfants dès 1922, ndlr). C’était un instituteur de campagne qui s’est distancié du système éducatif en créant ses propres outils. Il s’est aperçu qu’il avait beaucoup de difficultés à générer chez les enfants de son village un intérêt, une appétence à apprendre. Alors il les sortait de l’école pour capter directement les choses dans la nature. Ils font aussi ça dans cette école de Trébédan. Les fonctionnements d’avant – comme construire des fenêtres très en hauteur pour maintenir l’attention des enfants, les empêchant de regarder de-hors – me semblent une hérésie. A l’inverse, il faut qu’ils aient les yeux ouverts pour nourrir cette ouverture d’esprit et garder cette curiosité. C’est important que le bâtiment accompagne l’enfant aussi dans cet élan.

Et la Bibliothèque de la cité de Genève, ça ressemble un peu à ce concept, non ?Ce n’est pas tout à fait la même chose… mais il y a l’idée d’ou-verture. Genève, c’est une grosse machine. Il s’agissait de créer un outil pour changer de logique.

Accompagner les personnes qui y travaillent vers une autre pratique du métier. Les enjeux étaient énormes: il fallait faire en sorte que cette bibliothèque soit studieuse, refermée sur elle-même, mais qu’elle puisse aussi inspirer. On s’aperçoit que dans beaucoup de bibliothèques au-jourd’hui les gens viennent avec leur ordinateur pour travailler au calme. Le projet consistait donc à faire en sorte que le lieu ne soit pas identifié comme un passif, mais au contraire un endroit où l’on se prend en charge. Il ne s’agit pas vraiment de casser les codes: ils sont là, dans toutes les bibliothèques il y a le même système de classification. On ne peut pas le remettre en cause. Mais on peut redonner une autre ouverture, rassembler les gens, permettre que l’on puisse vraiment faire des recherches autour de ses centres d’intérêt. Aujourd’hui, l’enjeu n’est plus simplement de trouver l’informa-tion, c’est aussi de savoir quoi en faire. Les bibliothécaires ont un savoir-faire, mais il ne faut pas qu’ils le gardent pour eux. C’est une des évolutions que ce métier traverse.

Le travail «Into the woods» que vous avez fait avec Benjamin Crotty est fascinant.C’est un projet qui a déjà 14 ans mais qui est encore très beau. Des petites cabanes qui se fédèrent pour faire découvrir la forêt et ac-cueillir des artistes en résidence, sur un territoire très particulier, un peu comme en Bretagne.

Combien y a-t-il de logements?Deux. Le nichoir, la noisette. Et un troisième, la chrysalide, en construction. C’est la suite lo-gique. Pascal Yonet est arrivé sur

La Nacelle du Happy Bar, lieu de rencontre du Hi Hotel, conçu par Matali Crasset à Nice en 2003.

Lampe Stick en bois d’ayous éditée par Fabbian.

Radiocassette don O. de Thomson.

Détail d’un néon du Hi Hotel.

Couloir menant au spa Dar Hi, Nefta.

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L’une des chambres Pilotis de cet hôtel construit au cœur d’une oasis.

Love Corner de l’éco-lodge Dar Hi, à Nefta, dans le désert tunisien.

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le projet et l’une de ses premières initiatives a été de faire dormir les gens sur place, pour les pous-ser à la découverte du territoire. C’est dans la Meuse, à une heure de Paris. Les habitants ont l’habi-tude de recevoir, bien que ce soit un territoire qui ressemble un peu à l’endroit d’où je viens. Les gens sont assez froids, méfiants, très humbles. Ils ne cherchent pas à se mettre en avant. Le fait d’accueillir des artistes chez eux les fait sortir de cette réserve. Il y a vraiment une chaleur autour de ce projet-là.

Qui dort dans les maisons?N’importe qui peut venir, même une seule nuit, pour marcher, découvrir les œuvres et dormir. Ça coûte 70 euros la nuit, jusqu’à quatre personnes. Je pense que ce projet est précurseur. Je vois un petit peu ce qui se passe dans les musées en ce moment et le fait de faire fonctionner l’art comme ça, je trouve que ça donne vraiment un sens parce que là on ne peut pas dire que ce n’est pas acces-sible, que c’est réservé à certains. Il y a vraiment la volonté d’ac-compagner, de faire réfléchir…

Comment se développe votre processus créatif ?Il y a des contraintes, c’est ce qui est intéressant: plus il y a de contraintes, plus j’arrive à les dépasser parce que je capte où je suis et sur quoi m’appuyer. Je sais ce qui va être compliqué donc je commence par ça. On a un curseur que l’on peut pousser plus ou moins dans l’expérimen-tal en fonction des partenaires avec qui on travaille, en fonction du contexte. On voit comment le processus va évoluer…

Quand vous avez une idée, vous faites un dessin?

Boîte effraie avec broderie.

The Gourd’s Family, réalisées avec des femmes au Zimbabwe.

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Je réfléchis, je vais juste noter 2-3 trucs, quelquefois ce sont des dessins, mais ce n’est pas tant la forme qui m’intéresse que l’idée. La question est de savoir si l’idée est juste, si ça vaut le coup de démarrer le processus autour. On est dans un métier où il faut beaucoup se remettre en question.

Vous considérez-vous comme avant-gardiste ?Je fais quelque chose de différent, décalé. Bizarrement, on associe toujours le design avec les ten-dances, mais ce n’est pas du tout la façon dont je travaille. Les ten-dances figent les choses de ma-nière un peu trop superficielle. Ce qui m’intéresse c’est ce qui est en train d’arriver, comment ça va changer les choses, comment ça va faire évoluer l’interrelation entre les humains, c’est cela qui m’importe. C’est pour ça que je suis très contente qu’un lieu comme l’hôtel HI reste un lieu à part, pas du tout identifié dans le temps.

Avec le Dar Hi en Tunisie, avez-vous développé le même concept ?Ce sont les mêmes propriétaires, il y a une âme commune, mais ça n’a rien à voir… La matérialisa-tion est complètement différente parce qu’on est dans le désert, on n’a pas travaillé avec les mêmes personnes, on n’est pas dans le même contexte et ce n’est pas la même expérience qu’on donne à voir, à faire, à vivre. En plus d’une interaction avec la culture tunisienne, il y a l’expérience du désert. C’était très bien pour moi de pouvoir aussi travailler avec les artisans locaux, d’entrer un peu dans cette culture que je connaissais mal. Dans le désert, il y a une économie de moyen qui résonne assez justement par

rapport aux nécessités d’au-jourd’hui. Etant donné qu’ils ont très peu de ressources, le bois de palmier par exemple, ils ne vont pas en prendre qu’un petit bout et jeter le reste. Ils vont épuiser complètement la matière pour faire plein de choses. C’est un enseignement que l’on devrait utiliser.

Vous tenez beaucoup à rester une «petite» entreprise ?Rester à une petite échelle nous permet de faire des choses hu-maines et de ne pas être dépassés par le système.

Donc si vous deviez définir votre philosophie ?Juste avoir envie d’aller un peu de l’avant. Et vivre dans son temps. On vit une époque où les gens sont très nostalgiques. Il y a énormément de vintage partout. Parfois j’étouffe un peu de cette présence, de ce passé qui revient, cette forme de réminiscence.

Sur quels projets travaillez-vous?Sur une installation perma-nente prévue dans un musée à Gwangju, en Corée, qui va être montée en janvier, un assez gros travail: c’est comme si on venait créer une ville à l’entrée du mu-sée pour que les gens puissent s’asseoir, tout en questionnant cette installation. Et puis je fais la scénographie de l’exposition sur le Velvet Underground à la Phil-harmonie de Paris qui va ouvrir en mars 2016. C’est intéressant aussi parce que ce ne sont pas du tout les mêmes problématiques. Ce sont des choses qui m’ap-portent beaucoup parce que le Velvet c’est un peu un exemple de la contre-culture : qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui pour les jeunes générations? Je ne sais pas trop.

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SCÈNE D’OBJETS

Le fil rougeLes designers tracent sur leurs créations un chemin couleur garance semé d’indices fl amboyants. Une invitation à les suivre. Par Séverine Saas

Le fil rouge

Lampe «I Ricchi Poveri - Toto», Ingo Maurer.

Tabouret «Maria Bonita», design Nani Marquina, Ediciones Jalapa.

Canapé «X-Ray», design Alain Gilles, La

Chance.

Chaise «Diamant»,design Harry Bertoia, Knoll.

Table basseavec plateau laqué, design Eero Saarinen, Knoll.

Console «REB 006 Kaari», surface en linoleum, design Ronan & Erwan Bouroullec, Artek.

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Chaise «Foliage», design Patricia

Urquiola, Kartell.

Armoire «Dedicato», design Didier Gomez,

Ligne Roset.

Serviettes enpapier, design

Alexander Girard, Vitra.

Table basse «rythme», design Angie Anakis,

Ligne Roset.

Miroir «Iconic», design Dan Yeffet & Lucie Koldova, La Chance.

Horloge murale «Sunburst»,

design George Nelson, Vitra.

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SECRET DE BÉTON

ARCHITECTURE & DESIGN

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RENAISSANCE DISCRÈTE

Noyau de beauté

Entre ses ruines en pierres sèches et ses poutres fragiles, la Casa d’Estate, maison de vacances des architectes bâlois Buchner Bründler Architekten, dissimule un nouveau cœur minimaliste en béton. Vibrant. Par Emilie Veillon

Reportage photographique: Giuseppe Micciché

Rien ne laisse deviner ce qui se trame entre les murs délabrés de la Casa d’Estate. Rien ou presque. Trois éléments visibles: une nouvelle

cheminée sur le toit en ardoise, une porte pivotante monumen-tale en verre et une fontaine en forme d’abreuvoir contemporain dans le jardin prouvent que la bâ-tisse construite il y a 200 ans n’est pas aussi abandonnée qu’elle en a l’air. Située en contrebas de Linescio, la partie la plus tran-quille de ce village de la vallée de Rovana qui ne compte que 42 habitants, elle est restée inhabitée pendant un demi-siècle, jusqu’à ce que l’un des associés du bu-reau bâlois Buchner Bründler Ar-chitekten ne la remarque lors de ses allers et retours vers un chan-tier tessinois. «Ce qui nous a tou-chés, c’est l’atmosphère calme et paisible de ce hameau historique, entouré de bosquets, de châtai-gniers et de champs en terrasses, avec pour seule présence sonore l’écho vrombissant mais lointain d’une rivière en contrebas de la vallée. La bâtisse, dont le toit et le 1er étage étaient partiellement détruits, avait une vibration ar-chaïque que nous ne voulions surtout pas effacer derrière un nouveau voile de modernité et de confort», explique Andreas Brün-dler, à la tête du bureau avec Da-niel Buchner. Soit. La renaissance de cette ancienne habitation de deux étages, avec une écurie au rez-inférieur et une annexe destinée à sécher les châtaignes, produit phare de la région, se-rait donc le fruit d’une transfor-mation discrète mais non moins radicale. Un seul geste en béton armé pour former une nouvelle structure qui porte, tel un noyau intérieur, l’écorce fragile de la

charpente en madrier et des murs en pierres sèches d’origine.

«Pour cela, le bâtiment en ruine est entièrement vidé. A l’intérieur de cette coquille vide, un nouveau volume se forme par des couches successives de cof-frages et de bétonnages. Tout est intégré dans le béton: le foyer principal, la mezzanine, le W.-C. étroit, l’ancrage des volets articu-lés en bois, les allèges des diverses ouvertures, mais aussi la dalle de l’annexe en prolongement de la pièce principale. Un travail de longue haleine réalisé de manière artisanale par deux maçons qui ont campé dans le jardin», pour-suit l’architecte. Concrètement, une maison dans la maison naît d’un volume de béton homogène et monolithique inséré à l’inté-rieur par la toiture démontée, les murs existants agissant comme un coffrage permanent, contre le-quel des planches fines horizon-tales sont posées. Laissées brutes après le décoffrage, les façades portent le négatif des planches, ce qui donne une impression d’inté-rieur de chalet en bois grisé par le temps.

La porte d’entrée pivotante en verre s’ouvre directement sur la pièce à vivre. Un volume majestueux, type chapelle villa-geoise, dont le sommet culmine à 6 mètres. La portée vertigineuse de l’espace est accentuée par les quatre percées verticales vers le sud et l’ouest. Les architectes ont renoncé à poser des vitres pour contrer ces grandes échappées sur le paysage. Seuls de hauts volets en bois se ferment pour obscurcir la pièce ou se rabat-tent pour révéler l’histoire de la maison visible à travers l’écran de ces ouvertures nues. A la hauteur du rez-de-chaussée, le regard se pose sur les cadres de fenêtre ou

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les deux anciennes portes en bois d’origine, témoin d’autres pas-sages. Plus haut, on distingue les couches de l’ancienne dalle du 1er étage et puis quelques poutres en madrier qui forment une sorte de façade largement ajourée. Le par-fum boisé traverse ces ouvertures, la rivière se rapproche. «Les nuits sont sereines. Avec les rayons lu-naires et les ombres qui s’étirent tout en longueur sur ce canevas minéral», laisse imaginer l’ar-chitecte qui vient régulièrement en été. Au fond de la pièce, une cheminée monumentale à même le sol est l’unique source de cha-leur, évoquant les cheminées de certaines anciennes cuisines tes-sinoises, au bord de laquelle il fait bon s’asseoir pour secouer la poêle de la brisolée. Des escaliers étroits mènent sur la mezzanine et son lit double. Le béton étant une masse qui absorbe la chaleur, toute cette zone située au-dessus du foyer profite d’une tiédeur per-ceptible les soirées fraîches. Dans cet écrin minéral, le mobilier en bois conçu par les architectes, en collaboration avec le label bâlois INCHfurniture, s’affirme en contraste lisse et chaleureux. Ra-dical, aussi, autant dans sa forme que dans son ergonomie. L’en-semble de cette collection Shan-ghai spécialement conçue pour le pavillon suisse à l’Exposition universelle de 2010 a été produit en teck strictement contrôlé dans une école d’ébénistes d’Indoné-sie, sous la houlette des fonda-teurs du label Thomas Wüthrich et Yves Raschle.

Dernier dédale de la maison, l’annexe construite en madrier sur un socle en pierre est liée au séjour par la dalle en béton qui s’en échappe au fond à droite.

«La bâtisse, dont le toit et le 1er étage étaient partiellement détruits, avait une vibration archaïque que nous ne voulions surtout pas effacer derrière un nouveau voile de mo-dernité et de confort»

Une maison dans la maison née d’un volume de béton homogène et monolithique inséré à l’intérieur par la toiture démontée, les murs existants agissant comme un coffrage permanent.

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Etroite et longue, elle accueille une cuisine où le plan de travail et l’évier intégré sont formés par une coulée unique de béton po-sée de mur à mur. La dalle lisse se promène ensuite jusqu’à une salle d’eau située dans l’ancien foyer où étaient séchées les châtaignes. La baignoire est creusée comme une cavité. On s’y enfonce donc pour prendre un bain entre les pierres et les poutres noircies par les brasiers d’antan. «L’eau cou-rante est acheminée par un tuyau en acier qui s’élève depuis le bord du bassin jusqu’au-dessus d’une poutre. L’eau tombe ainsi dans la baignoire, éteignant symboli-quement le feu qui a longtemps crépité dans cet espace intime et fonctionnel de la maison», dé-taille l’architecte. A la différence de la pièce à vivre qui, une fois les volets fermés, est parfaitement ancrée dans l’ère contemporaine, l’annexe ne peut jamais voiler ses origines. La charpente partielle-ment désossée, ainsi que les murs plus ou moins bien préservés forment un canevas vibrant de beauté, une géométrie complexe de matériaux bicentenaires que le socle calme en béton rend d’au-tant plus bruts et habités.

«Ce qui nous a tou-chés, c’est l’atmosphère calme et paisible de ce hameau historique, entouré de bosquets, de châtaigniers et de champs en terrasses, avec pour seule pré-sence sonore l’écho vrombissant mais loin-tain d’une rivière en contrebas de la vallée.»Andreas Bründler, architecte Bureau Buchner Bründler Architekten

La baignoire est creusée comme une cavité. On s’y enfonce donc pour prendre un bain entre les pierres et les poutres noircies par les brasiers d’antan.

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CHÂTEAU MODERNISTE

La renaissance de la Villa Cavrois, beau paquebot immobileChef-d’œuvre de Robert Mallet-Stevens, la Villa Cavrois, dans le Nord de la France, était il y a 15 ans une ruine dépecée de son mobilier et de ses matériaux précieux. Son rachat par l’Etat français en 2001 a permis d’engager une restauration spectaculaire. Ce chantier au long cours a sauvé de l’oubli ce jalon essentiel de l’architecture du XXe siècle, et lui a rendu son lustre d’origine. Reportage. Par Eva Bensard, de retour de Croix

La Villa Cavrois à trois moments de son histoire: lors de sa construction en 1932 (en haut à gauche), pendant sa longue période d’abandon (en haut à droite) et après restauration complète (ci-dessus).

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Plus de 80 ans après son achè-vement, la Villa Cavrois revit. En quelques mois, plus de 50 000 vi-siteurs se sont pressés dans ses in-térieurs d’un luxe austère, conçus par Robert Mallet-Stevens et ou-verts au public au terme d’une restauration épique.

A contempler aujourd’hui ce long vaisseau moderniste, dont les terrasses se reflètent dans le miroir d’eau du parc, et dont les pièces ont retrouvé leurs marbres précieux et leur éclairage diffus,

murs ont tenu bon, les parquets ont en grande partie survécu, de même que les faïences dans la cuisine et les salles de bains. Quant aux marbres soigneuse-ment choisis par Mallet-Stevens, il en restait quelques éléments, qui ont permis d’identifier les carrières de provenance. «En grat-tant les murs, on a aussi constaté que les peintures 1930 étaient toujours là. Plus on avançait dans nos recherches, plus l’idée d’une restitution complète s’imposait

par endroits!» se souvient Danièle Déal, directrice de la conservation au Centre des monuments natio-naux (chargé de la restauration et de la gestion de quelque 100 mo-numents français), maître d’ou-vrage du chantier de 2008 à 2015.

Les premiers spécialistes qui constatent les dégâts sont catas-trophés: le délabrement est tel qu’une restauration semble im-possible. Mais une fois les pièces nettoyées, ils se prennent à espé-rer: l’ossature de béton armé et les

on peine à imaginer l’état de dé-labrement dans lequel il se trou-vait il y a 15 ans. Vendue par les héritiers Cavrois au milieu des années 80, puis abandonnée et vandalisée, la demeure n’était plus qu’une ruine en 2001, année de son rachat par l’Etat français (lire aussi l’encadré). «Les maçon-neries étaient défoncées, le toit endommagé et il pleuvait dans la maison. Les baies vitrées avaient été vandalisées, les marbres arra-chés. Des arbres poussaient même

comme une évidence», raconte Danièle Déal.

Une fois les travaux d’urgence accomplis (consolidation de la structure et restauration de la fa-çade, entre 2003 et 2007), la déci-sion de faire renaître la villa dans son état d’origine, celui de 1932, est prise. Mais la tâche s’annonce difficile, car très peu d’archives ont subsisté. Des sondages ar-chéologiques et l’étude minu-tieuse de photographies des an-nées 30 permettent de retrouver

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les volumes originaux des pièces, modifiés dans les années 50, et de rétablir les intérieurs dans toute leur complexité. Les ma-tériaux d’origine sont restaurés et les éléments manquants rem-

placés à l’identique grâce à une étude très précise des marbres ou des essences de bois. Par souci de cohérence, les consoles, boi-series et luminaires qui étaient fixés au mur, et avaient été des-sinés sur mesure par l’architecte, sont recréés au millimètre près grâce à la technique de la photo-grammétrie. Quant au mobilier original, vendu et dispersé, une large partie est finalement loca-lisée dans des collections privées

ou acquise en vente publique, et remise en place. Le parc aussi re-trouve son lustre passé: les restes du grand miroir d’eau long de 72 mètres sont exhumés sous des remblais, et les allées de gravier jaune qui l’encadraient sont re-dessinées dans leur configuration de 1932. En découvrant la villa aujourd’hui, on a l’impression de faire un voyage dans le temps et d’être revenu 83 ans en arrière, lorsque, pour le mariage de la fille aînée des Cavrois, le voile se leva pour la première fois sur cet in-solent château contemporain.

Dressée sur les hauteurs de Roubaix, dans ce qui est au-jourd’hui l’un des quartiers les plus huppés de l’agglomération lilloise, la Villa Cavrois aurait pu être un banal cottage de style anglo-normand, une confortable maison au charme campagnard, typique des demeures prisées par les riches industriels du Nord

de la France dans les années 20. Mais Paul Cavrois, héritier d’un petit empire du textile à Roubaix, dérogea contre toute attente à la tradition.

Après sa rencontre en 1925 avec Robert Mallet-Stevens, qui était devenu l’architecte de riches mécènes (le couturier Paul Poiret, le vicomte de Noailles), l’indus-triel remisa au placard le projet du très classique Jacques Gréber, un constructeur spécialisé dans les villas régionalistes. Il fallait pour sa famille recomposée, comptant au total sept enfants, une grande maison moderne, qui tranche délibéré-ment avec les habitations de la bourgeoisie locale. Elle y parvint si bien au final qu’elle fut pendant des décennies raillée par le voisinage, qui la surnomma le «péril jaune» ou la «folie Cavrois».

Réputé pour ses formes géo-métriques et pour ses tech-

niques d’avant-garde, «Rob» Mallet-Stevens était un candidat de choix pour Paul Cavrois. «Ce capitaine d’industrie, qui prônait pour ses usines les technologies les plus avancées, a certainement été séduit par la modernité inouïe de son projet, à la pointe du pro-grès avec son chauffage central, son nettoyage par le vide, sa ven-tilation des pièces. A cela s’ajou-taient le téléphone, la TSF, des horloges électriques et un ascen-seur», souligne Paul-Hervé Parsy, l’administrateur de la villa.

A la différence de Charles et Marie-Laure de Noailles, qui n’avaient cessé de modifier et d’agrandir leur résidence d’hi-ver à Hyères, le commanditaire laissa à Mallet-Stevens une liber-té totale. Ce dernier put veiller à

chacun des aspects, des briques de la façade jusqu’au dessin des poignées de porte. «Il en résulte une œuvre d’art totale, conçue et construite par l’architecte dans ses plus infimes composantes – meubles, couleurs des murs, éclairage indirect, placards de cuisine, pendules et même tra-cé des pelouses», poursuit Paul- Hervé Parsy.

Ressemblant à un gigantesque paquebot à quai, la demeure s’étire d’est en ouest sur 60 mètres de longueur. Ses volumes hori-zontaux et dépouillés sont agré-mentés de larges baies vitrées, de terrasses et d’une pergola, un schéma sans doute influencé par les maisons de l’Américain Frank Lloyd Wright. S’ouvrant sur le parc et sur son miroir d’eau évoquant les jardins à la française, la façade Sud renoue, quant à elle, avec l’architecture classique du XVIIe siècle. La so-

23 millions d’euros de budget

La salle de bains des parents, tout de marbre blanc.

Elle n’était plus qu’une ruine dans les années 90, ravagée par les pillages.

Cette pièce de 60 m2, et son luxueux mobilier, a été entièrement restituée. La chambre des parents où, comme partout ailleurs, la sobriété et la rigueur sont de mise.

Le boudoir moderniste en bois blond de Madame Cavrois.

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12 ans de chantier

«Le vrai luxe, c’est d’habiter dans un cadre lumineux, gai, largement aéré, bien chauffé, avec le moins de gestes inutiles»Robert Mallet-Stevens

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briété et la rigueur sont de mise – l’ornement, c’est le crime, pro-fessait l’un des grands mentors de Mallet-Stevens, l’Autrichien Adolf Loos – mais le raffinement

se cache derrière une apparente simplicité. La demeure est par exemple habillée d’un manteau en terre cuite, couleur jaune sa-fran. Spécialement fabriquées pour l’occasion, ces briquettes fines et allongées ont nécessité 26 moules différents, afin d’épouser toutes les surfaces du bâtiment.

Les intérieurs, d’où est banni tout décor superflu, témoignent d’une même recherche dans le choix des matériaux. Créateur de décors de cinéma (il imagina ceux d’une vingtaine de films), Robert

Mallet-Stevens a soigné la mise en scène des espaces, lesquels se dé-voilent petit à petit, et conduisent les visiteurs de surprises en éblouissements. Dans le vesti-

bule, la pe-tite porte la-quée noire s’ouvre tel un écran de cinéma sur

le vertigineux hall-salon, autour duquel s’organise toute la mai-son. Après avoir admiré le coin cheminée, en marbre jaune de Sienne, et bavardé sur les ban-quettes intégrées à l’architecture, les hôtes étaient priés de passer dans la «salle à manger des pa-rents», dont les murs plaqués de marbre vert de Suède et la grande table dressée pour le dîner se dé-voilaient après avoir fait coulisser une cloison en noyer. Les mes-sieurs étaient ensuite invités à savourer des havanes dans un fu-

moir intimiste, conçu comme une cabine de paquebot, et entière-ment recouvert d’acajou de Cuba.

Aux pièces de réception s’ajoutent l’aile des parents, avec la salle de bains en marbre blanc de 60 m2 et le boudoir en bois blond de madame Cavrois, l’aile des enfants, avec ses trois chambres, ses deux salles de bains, sa salle de jeu aux murs tendus de toile cirée rouge et ses salles d’études. Quant à la cui-sine, avec ses meubles immacu-lés, son monte-plats électrique et son fourneau dernier cri, elle constitue pour l’époque un mo-dèle d’hygiène et de technicité. Le sous-sol, comprenant une cave à vin, une chaufferie digne d’un navire, des appareils de lavage et des entrepôts de stockage, ré-pond à un même souci de confort et de fonctionnalité. «Le vrai luxe, c’est d’habiter dans un cadre lu-mineux, gai, largement aéré, bien

1932Achèvement de la Villa Cavrois à Croix (près de Roubaix) par Robert Mallet-Stevens1965Mort du commanditaire Paul Cavrois1985Mort de son épouse Lucie Cavrois1986Ses héritiers mettent en vente l’ensemble du mobilier1987La villa est vendue à un promoteur immobilier, qui prévoit de lotir le parc avec six immeubles 1990Création de l’Association de sauvegarde de la Villa Cavrois. La même année, la demeure est classée d’office monument histo-rique. Pourtant, devant le refus du propriétaire de l’entretenir, les dégradations se poursuivent. Pendant une dizaine d’années, la villa est pillée et vandalisée.2001L’Etat français rachète la demeure et la partie centrale du parc2003-2008Premiers travaux d’urgence, menés par la Direction régionale des affaires culturelles du Nord-Pas-de-Calais2008-2015Restauration du parc et des intérieurs par le Centre des monuments nationaux13 juin 2015Ouverture au public

> Une histoire tumultueuse en dix dates

18 corps de métier et 230 artisans mobilisés

chauffé, avec le moins de gestes inutiles», résumait Mallet-Stevens en 1932. Aussi célèbre de son vivant que Le Corbusier, l’archi-tecte sombra dans l’oubli après sa mort en 1945. La renaissance de la Villa Cavrois, sans aucun doute sa création la plus ambitieuse et aboutie, devrait couronner son retour en grâce.

Villa Cavrois, 60 av. John-Fitzgerald-Kennedy, 59170 Croix. Tél. 03 20 73 47 12. Visite tous les jours sauf le mardi, de 10h30 à 18h30 (jusqu’en oct.), puis de 10h30 à 17h30 (de nov. à mai).

A lire : deux ouvrages sur la Villa Cavrois, l’un de Paul-Hervé Parsy, l’autre de Richard Klein, tous deux aux éditions du Patrimoine.

Le vestibule, avec sa porte noire encadrée de deux boîtes lumineuses.

La villa côté Sud, avec son bassin de natation surplombé d’une terrasse, et son belvédère.

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VISITE PRIVÉE

La chambre éclairée de Colette Après l’avoir loué pendant des années, le fameux déco-

rateur Jacques Grange a acquis l’ancien appartement de l’écrivain, place du Palais-Royal. Conservant la structure d’origine, il en a fait un écrin à la gloire de son propre style éclectique. Un lieu avec une âme. Visite. Par Antonio Nieto

C’est au 9 rue du Beaujolais, dans l’un des apparte-ments du Palais Royal que Co-lette a double-

ment fini sa vie. Elle y est décédée et c’est de là que sont parties ses obsèques nationales. Comme une suite à tous ces grands moments d’histoire française qui y ont eu lieu sous et depuis Richelieu… Colette avait mis au service de la littérature «un démon de style se-condé par une exigence et un per-fectionnisme du travail», tels sont les mots de Michèle Sarde. Ce lieu est depuis trente ans la résidence principale du décorateur Jacques Grange.

Dans un livre intitulé La vaga-bonde assise1, Hortense Dufour, décrit avec subtilité l’importance que revêtait pour l’écrivain son appartement du Palais Royal. Le dernier qu’elle ait occupé, elle qui déménageait si souvent sans même que cela la perturbe dès lors qu’elle pouvait écrire… Le Palais Royal, elle y vécut par deux fois. La première fois à l’entresol. Si sombre que son médecin le lui déconseilla, car cela était nuisible à sa santé. La seconde, dans l’ap-partement dont il est question ici, à l’étage noble, où elle conti-nuera d’écrire sans relâche, assise ou couchée devant une fenêtre lumineuse.

Cet appartement mythique a vu passer divers occupants depuis le décès de l’illustre écrivain, mais Jacques Grange en a fait sa de-meure pour y vivre au quotidien dans un style qui est le sien. Il l’a loué durant de longues années à la veuve de Maurice Goudeket, troisième mari de Colette. Celle-ci finira par le lui vendre, ne pouvant imaginer meilleur suc-cesseur. Tant qu’il n’en était que locataire, il n’osait que timide-ment apporter quelques change-

les lieux viendraient à reprendre leurs aspects initiaux tels qu’ils étaient au temps de Colette.» 4 Il a néanmoins suivi son propre cre-do pour la décoration. Son talent rayonne dans les pièces, une aura s’en dégage. Pourtant il s’est re-trouvé face à un paradoxe fonda-mental, son œuvre, travail d’une vie, est sûrement destinée à n’être que passagère.

Comme il le confie pendant la visite: «La seule transformation d’importance que j’ai réalisée est le remplacement du parquet par du parquet Versailles qui faisait

ses tableaux bougeaient. «Et ils bougent encore. Je me suis surpris à le croire également», souligne Jacques Grange.

Imprégné d’une mission parti-culière, celle de préserver l’esprit d’un lieu qui pourra devenir plus tard un espace muséal à la gloire de l’écrivain, le décorateur a res-pecté le plan originel et l’articu-lation des pièces. Il n’a pas bous-culé le lieu, «les structures sont restées intactes, dit-il. J’ai même conservé en attente une chemi-née d’origine, dans l’hypothèse où, pour une raison supérieure,

ments à l’espace de Colette. Mais dès qu’il en devint acquéreur, l’appartement lui paraissait trop proche de Colette. Il a donc repris ses crayons et l’a aménagé à son goût: c’est-à-dire dans un style «éclectique contemporain». En fin de compte, comme le souligne Jacques Grange, il y a vécu beau-coup plus longtemps qu’elle.

Cet endroit est porteur d’his-toire, mais le décorateur ne l’a pas laissé prendre la poussière. Il arrive que les fantômes du passé ressurgissent dans les maisons animées. Colette affirmait que

défaut.» Tout le reste participe de son sens des objets et de son goût pour une palette déterminée de teintes subtiles.

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’hétérogénéité du décor. Ce n’est pas pour rien que le décorateur revendique sa filiation avec l’es-prit de Madeleine Castaing3, antiquaire et décoratrice, dont le talent particulier et l’éclectisme ont fait école. Rien ne peut plus plaire à Jacques Grange que ses tropismes explosifs. Il n’y a pas de «principes, si ce n’est celui de désaccorder l’ensemble et de jux-

Vue sur un triptyque de Christian Bérard (1927) et une collection de cinq photos de Marie-Laure de Noailles par Man Ray.

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taposer avec goût ce qui souvent s’oppose. On pourrait dire qu’en trouvant la place de l’objet dans une pièce, il crée son décor.» L’ap-partement de Jacques Grange est l’illustration parfaite de ses théo-ries. C’est un royaume de collec-tionneur d’œuvres qu’il aime. Ce ne sont pas forcément des objets rares, son but étant d’obtenir un climat général léger. Dans tout l’appartement, les frises du pla-fond peintes en blanc rehaussant les murs d’un gris perle, de même que le plafond d’un bleu pâle, dif-fusent la douceur de notes colo-rées à peine perceptibles.

L’entrée est un écrin poé-tique pour une console de verre des époux Lalanne, une plaque de verre soutenue par deux grandes autruches blanches. Au mur, un tableau de Buren, ce qui, compte tenu du contexte, est particuliè-rement approprié, Buren ayant décoré une grande partie du par-terre du Palais Royal en 1986 avec ses célèbres colonnes en marbre, rayées blanc et noir, disposées selon une trame. Le clin d’œil est presque ironique. Pour Jacques Grange, l’entrée ne pouvait être autrement. «La pièce semble avoir été dessinée pour cette mise en scène», dit-il.

Où trouve-t-il les objets qu’il recherche? «Cela dépend de ce que j’aime, de ce que l’on cherche et de mes coups de foudre, dans des galeries, chez des antiquaires, par hasard…» Jacques Grange est très amateur des œuvres de Jean- Michel Frank. Dans son décor hé-téroclite, on découvre également un large guéridon dit «Louis XVII», inventé par le rival de Ma-deleine Castaing, Emilio Terry.

Cet appartement est un antre de surprises: sur un même mur un triptyque de Christian Bé-rard, souligné par cinq photos de Marie-Laure de Noailles par Man Ray. Ou encore un magnifique tableau de Damien Hirst dans le salon principal. Il occupe et trône sur tout un panneau par sa rondeur, mais ses limites cir-culaires sont poussées dans leurs retranchements par un canapé très droit en velours de Paul De-cour. Dans un angle, un fauteuil Jourdain de 1930 jouxte un gué-ridon Tristan Corbière, une lampe Jean-Michel Frank et de l’autre côté du canapé, un lampadaire de Pavo Tynel. Parsemés par-ci par-là des céramiques de maître, grande passion du décorateur et au sol

un tapis iranien contemporain.Cela peut ressembler à un dé-

sordre créatif, mais le décorateur ne se reconnaît pas dans un style aligné et plein de rigueur. «Pour moi, dit-il, une fois lancées, les synergies multiples se retrouvent sagement en salon harmonieux.»

L’harmonie est un leitmotiv dans cet appartement… Le second salon ne déroge pas à la règle, d’une manière peut-être plus ori-ginale encore. Jacques Grange le confesse: «J’aime les suspensions ou autres lumières qui viennent du plafond, et les jeux d’ombres qui se créent sur les murs et les parois.»

Le premier objet à capter le regard dans cette pièce est, en effet, un luminaire de Ron Arad. De même que la console Jean- Michel Frank, ainsi qu’une grande photo de Sugimoto, une chaise Guimard et un plâtre d’Alberto Giacometti. Comme le voulait le décorateur, l’impression de légè-reté préexiste. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les bustes XVIIIe avec leurs fronts couron-nés de plumes «américaines», précise Jacques Grange, tout en soulignant que c’est un objet qu’il aime beaucoup. La dérision de ces statues emplumées est renforcée par deux magnifiques lampes XIXe qui n’ont jamais été aussi légères que sur cette cheminée dans le salon face aux jardins du Palais Royal.

Le dernier regard auquel nous aurons droit sera pour la chambre à coucher. Le style est étonnamment assez homogène: lit italien XIXe siècle «Palermo», lampe de Giacometti, chaise d’Emilio Terry, tableau de Jean Hugo, table XVIIIe… Cette pièce mérite l’apaisement et la légèreté. Jacques Grange est enfin maître chez lui. Son appartement est une suite de salles et de recoins subti-lement sublimes. Un décor vivant.

Dans le salon principal, un tableau de Damien Hirst domine la scène sur un canapé Decour. A coté, un guéridon de Vincent Corbiere et un fauteuil de Francis Jourdain. Au centre du petit salon, une suspension de Ron Arad.

La vue du salon, si chère à Colette, donnant sur les jardins du Palais Royal.

Hortense Dufour«Colette la vagabonde assise» Editions du Rocher, 2000

Michèle Sarde«Colette libre et entravée» Stock, 1984

Jean-Noël Liaut«Madeleine Castaing: Mécène à Montparnasse, décoratrice à Saint-Germain» Payot, 2008

Vidéo INA«Du côté de Chez Fred » par Frédéric Mitterrand 1988

> Bibliographie

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«J’aime les jeux d’ombres qui se créent sur les murs et les parois.»Jacques Grange

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Une tapisserie d’Ernest Boiceau surplombe un lit italien du XIXe siècle. Sur la cheminée, un buste en plâtre du XVIIIe siècle, entouré de deux lampes en bronze du XIXe siècle.

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INTERVIEW SECRÈTE

Eric Giroud, qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant?

Dans chaque numéro, Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été et de ses rêves. Une manière de mieux comprendre l’adulte qu’il ou elle est devenu(e). Plongée dans le monde de l’imaginaire.

Eric Giroud est un grand designer qui travaille dans l’ombre. Cela fait une quinzaine d’années qu’il dessine des montres, ou revampe des modèles

classiques, mais pas uniquement: des couteaux, une machine à café, des lunettes, un téléphone mo-bile, aussi. Il est heureux qu’on ne l’associe pas essentiellement au monde de l’horlogerie, même si c’est dans ses couloirs feutrés que l’on a le plus de chance de le croi-ser. Par discrétion, il ne souhaite pas citer de nom. Mais pour don-ner une idée à ceux qui ne sont pas des fanatiques d’horlogerie mais qui reconnaissent sa patte, disons qu’on l’a croisé chez Bou-cheron, chez Van Cleef & Arpels, chez Harry Winston, chez MB & F, la liste est bien plus longue mais serait fastidieuse.

Eric Giroud est un designer à part, qui a peur du noir mais qui ne cherche pas non plus la pleine lumière. Il aime bien cette pénombre dans laquelle il crée et va à sa guise. L’enfance, chez lui, c’est le nerf de la guerre comme il dit. Pour répondre à ce question-naire, il a joué le jeu au point de quasiment se métamorphoser: il avait une toute petite voix, et en le regardant dans les yeux, mal camouflés par ses lunettes, j’avais le sentiment de voir l’enfant qu’il a été, celui qui contemplait les nuages, et y voyait des mondes et des merveilles.

Le Temps: Quel était votre plus grand rêve d’enfant ?Eric Giroud: Créer quelque chose. Quel que soit le machin, mon rêve c’était de créer, créer, créer. Et puis j’avais un autre rêve, plus intime, mais très profond: qu’on ne cesse jamais de m’aimer. J’espérais ne pas être un adulte seul. Je suis fils unique et comme on a beaucoup déménagé, je devais toujours repartir à zéro. J’ai toujours peur qu’on m’oublie, d’ailleurs.

Quand vous dites «repartir à zéro», vous voulez dire recommencer vos relations amicales?Ben oui! Quand tu déménages et que t’es gamin, tu recommences toujours à l’école presque à zéro parce que même si entre Yverdon et Nyon il n’y a que 50 km, quand t’es gamin tu ne prends pas le train pour aller voir tes copains! Donc tu recommences. Et tu apprends à dire «pourvu qu’on ne m’oublie pas». On a vite tendance à t’oublier quand tu es seul dans une chambre. Dès que tu fermes la porte, tu es tout seul, tu te construis un univers: ton lit est un bateau, ta table de travail est

un atelier de peinture.

Vous avez créé beaucoup de choses quand vous étiez enfant?Je ne faisais que ça. Je dessinais tout le temps, des dessins, des peintures. Mais jamais des choses concrètes. Je faisais des taches, des trucs, c’était toujours abstrait. Dans les réunions de famille, on me disait: «Alors qu’est-ce qu’il se passe?» Et je répondais: «Ça, c’est un nuage, vous voyez dans le coin là, c’est la petite maison… »

Tout le monde riait. J’étais ridi-culisé. J’adorais aussi fabriquer des objets avec rien du tout. Les maquettes d’avion qu’on achetait en kit ne m’intéressaient pas trop. Je préférais faire avec ce qui traî-nait. Je prenais des punaises et je créais des réseaux de fils dans les pièces. Quand j’étais avec des copains, je jouais comme tout le monde, mais dès que j’étais seul, j’avais mes jeux à moi. J’avais une petite valise avec beaucoup de cheni, mais rien de concret, ou

de vraiment intéressant. Le sujet, c’était un peu l’ennui.

Vous avez passé beaucoup de temps à vous ennuyer?Oui, j’adorais ça, j’adorais m’ennuyer le dimanche. T’es tout seul avec ton petit vélo… J’adore encore, c’est ça qui est bizarre. J’ai un culte de l’ennui. C’est une espèce de maladie d’enfance que j’ai gardée. Quand je donne des cours aux étudiants dans des écoles d’art, je leur dis toujours :

«N’oubliez jamais de vous ennuyer un petit peu.» Quand tu t’ennuies, tu entres dans un état second où tu traverses des états de manque, tu peux être insécurisé.

Que génèrent ces états de manque?Au niveau créativité, c’est assez bon parce que, comme on n’est plus sécurisé, on s’ouvre à d’autres choses. Par exemple, il m’arrive de prendre un billet de

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train aller-retour Genève-Zurich avec un cahier à dessin et quand je rentre, il est rempli de croquis. Je quitte le bureau, je quitte mon environnement. J’aime bien dessiner dans le train, j’aime regarder le paysage.

Quel métier vouliez-vous faire une fois devenu grand?Je changeais tout le temps! Je sais surtout ce que je ne voulais pas faire. Il y a des métiers qui me faisaient peur. Par exemple en-fant, je n’aurais pas aimé devenir avocat, banquier, pilote d’avion, docteur, responsable. Le lien avec le concret me faisait extrêmement peur. Par contre, j’aurais adoré être chef d’orchestre, ça, ça me fascinait. Ou alors mon grand trip, qui a duré longtemps, c’était d’être cuisinier. Faire à manger pour les gens que tu apprécies, c’est quelque chose! Un autre truc qui me fascinait, c’était la mu-sique de films. Quand je sortais du cinéma, on me disait: «Le film était comment?» Et je répondais: «La musique était géniale!» Je vou-lais faire de la musique de films. Peintre, ça me fascinait aussi. Mais mon père est un monsieur assez cartésien, qui me répétait qu’il fallait quand même étudier, avoir un métier. Moi, le mot métier me faisait peur. Mais j’ai eu la chance grâce à mes parents d’être aiguillé sur l’architecture. Mon père m’avait dit: «Si tu étudies l’archi-tecture, tu pourras dessiner des cafetières, des tasses, des montres, des vêtements.» Et il citait les noms de grands artistes italiens, de grands couturiers comme Gianfranco Ferré. Evidemment, il m’a séduit. Et j’ai trouvé ça terri-blement ennuyeux, l’architecture.

Quel était votre jouet préféré ?Je dirais que c’était la boîte de crayons de couleur et la gouache, qui, dans le fond, n’est pas vrai-ment un jouet. J’étais aussi très doudou. Mes jouets c’était ça et aussi les boîtes de construction. J’aimais bien les Lego. Mais après, il y a eu les billes: ça, c’était un bon moyen de rentrer en contact avec les autres, jouer aux billes. Mais il ne faut ni trop gagner, ni trop perdre, pour ne pas voir partir les copains.

Vos animaux en peluche, les avez-vous gardés ?Ma maman a gardé un singe. Je lui avais tricoté des habits! De très vilaines couleurs, je me souviens. Orange. C’était de très, très, très mauvais goût. Avec une maille pas du tout à l’échelle du singe: une grosse maille alors qu’il était tout petit. Je garde très peu de choses, mais les doudous, J’en ai encore: je voyage toujours avec un doudou. Des petits nou-nours, des souris, des peluches…

C’est vous qui les avez achetés ?J’en ai acheté certains, ma femme m’en a offert d’autres. Il y en a partout! Je n’ai jamais cessé de dormir avec un ours. J’arrive dans un hôtel et la première chose que je fais c’est de poser un ours sur l’oreiller. Je suis très pote avec tous les house keepers d’hôtels! J’en ai besoin. Des fois, je les oublie et c’est le drame. Mais j’assume.

A quel jeu jouiez-vous à la récréa-tion?Il y avait beaucoup d’enfants qui jouaient au football. Moi,

je n’étais pas terrible. On jouait aux billes; les filles, à l’élastique. J’aimais bien jouer à la marelle, parce qu’on pouvait jouer avec les filles et les garçons. C’est important, ça.

Grimpiez-vous dans les arbres ?Toujours. Pas forcément le plus haut possible. Enfant, comme on était tout le temps dans la forêt, on jouait à se faire peur. Je me souviens du sentier du Boiron, à Nyon, où on n’osait pas dépasser un certain endroit parce qu’on se disait qu’il y avait des sor-cières, des légendes. On marchait dans le bois une centaine de mètres puis après ça devenait un monde imaginaire. J’ai aussi passé beaucoup de vacances chez mes grands-parents, qui avaient des arbres fruitiers. Je montais sur une échelle pour cueillir les abricots, les poires, les pommes. Et quand le cerisier devant chez mon grand-père était mûr, tous les petits-enfants se retrouvaient dans les arbres à manger des cerises.

Quelle était la couleur de votre premier vélo ?Blanc. C’était un mini-vélo Coronado pliant. Avec des vitesses, clac, clac, clac… Je l’avais attendu très longtemps. Mes parents ne voulaient pas trop que j’aie un vélo parce que j’avais tendance à partir facilement à l’aventure. Pas très loin, j’étais petit. Mais ils se sont dit que le vélo, il valait mieux attendre un peu parce que dès que j’en aurais un, j’allais partir.

Et ne jamais revenir ?Alors ça, c’était la peur de mes parents! J’étais censé revenir. J’ai quand même eu le vélo assez tard, à 10 ans je pense. Le vélo, c’est la liberté!

Quel super-héros rêviez-vous de devenir ?Honnêtement, c’est un truc qui n’existait pas le super-héros, dans ma tête. Je ne lisais pas de bandes dessinées. J’aurais aimé être le Comte de Monte-Cristo… peut-être? Par contre, j’aurais adoré être Charlie Brown dans les Peanuts.

De quel super-pouvoir vouliez-vous être doté ?Ça va avec les super-héros: cela n’existait pas pour moi.

Rêviez-vous en couleur ou en noir et blanc ?Je n’ai pas énormément de souve-nirs de rêves. J’ai des souvenirs de cauchemars: enfant, j’en faisais beaucoup. J’imagine que je rêvais en couleur. J’espère!

Quel était votre livre préféré?J’aimais bien Marcel Pagnol. La gloire de mon père. Il y avait aussi Daudet, Les lettres de mon moulin. Chez nous, il y avait énormément de livres. Je me trompais souvent. Je me disais: «Tiens, celui-là, il a l’air sympa», je commençais à lire, je remarquais que ce n’était pas de mon âge, je ne compre-nais rien. Il y a eu évidemment Dumas, Les Trois Mousquetaires, Le Comte de Monte-Cristo. C’était des lectures assez classiques. Mon père me conseillait.

Les avez-vous relus depuis?Oui. Le Comte de Monte-Cristo, c’est incroyable! Il y en a un

que je relis depuis tout petit, c’est Alice au pays des merveilles. Chaque année, j’en achète un et en général je le laisse où je suis. Je joue à ça. Si je suis dans un hôtel en Italie pour les vacances, je vais en acheter un, je le lis puis je vais le poser ou le cacher. Alice au pays des merveilles, c’est LE livre! De toute façon, je relis toujours les mêmes livres. A la recherche du temps perdu de Proust, cela fait depuis l’âge de 18 ans que je le lis et le relis et le relis… Je ne sais pas pourquoi. C’est sécurisant je pense.

Quel goût avait votre enfance?Le goût de la bonne cuisine! Chez nous, on mangeait et on cuisinait. Que ce soit chez mes parents, chez mes grands- parents, la table était super importante. Donc c’est le goût de la cuisine traditionnelle, cam-pagnarde je dirais, la cuisine en sauce, avec des produits de saison parce que mes grands-parents sont agriculteurs, donc on avait à chaque saison les bons légumes. Par contre, on mangeait du chou-fleur pendant une semaine parce qu’on recevait un panier de choux-fleurs. On le mangeait à toutes les sauces.

Et si cette enfance avait un parfum, ce serait?Ce n’est pas facile. Je peux dire la confiture? Parce qu’on faisait de la confiture. D’ailleurs je fais toujours des confitures. A 40° l’été, je suis dans les casseroles. Ah, l’odeur des confitures dans la maison quand tu fais la confi-ture aux abricots par exemple! Quand t’es enfant, tu rentres à la maison et c’est la fête! Une autre odeur me collait à la peau: celle de la gouache, un peu terreuse. A chaque fois qu’il y a un tube de gouache, j’ai des flashs qui reviennent. J’adorais prendre une boîte puis tout vider! Et jouer avec. J’en avais plein les mains. Sinon il y a des odeurs plus fami-liales, par exemple mon papa qui sent bon, qui sent l’eau de toilette et des odeurs de tabac, mes pa-rents fumaient dans la voiture.

Pendant les grandes vacances, vous alliez voir la mer?On allait dans un petit village de l’Adriatique, dans la mon-tagne et on allait en voiture à la mer, une plage de galets, près d’Allassio. C’était mythique. Les propriétaires avaient un fils qui avait mon âge, Roberto, et on allait en Fiat 500 se promener. Il y avait des tremblements de terre. Tout d’un coup tout le monde se retrouvait en pyjama dans la rue en pleine nuit en train de crier. Je me souviens de grandes tables avec les gens qui man-geaient et le dimanche il y avait 10 entrées! C’est drôle comme je me souviens surtout de la bouffe, hein? On allait un peu à la mer, mais on allait beaucoup plus à la montagne. Parce que ma famille vient de Martigny-Bourg/Marti-gny-Croix. On faisait du camping à la montagne. Tu vas chercher les champignons le matin, puis tu fais ta cuisine, tu dors dehors, des fois dans la tente, tu vas te promener à la rivière, il y a l’in-connu, la forêt…

Savez-vous faire des avions en papier?Non, zéro. Nul. J’adorais plier du papier. J’étais un spécialiste de

l’origami sans le savoir. Des trucs absolument vilains et moches, mais j’adorais chiffonner du pa-pier, le déchiffon-ner, le peindre, le re-chiffonner, m’amuser avec. Comme le reste, ça ne repré-sentait jamais rien du tout et ça n’intéressait personne. Mais je n’ai jamais réussi à faire un avion en papier qui vole.

Aviez-vous peur du noir?Oui et j’en ai toujours peur. Je déteste le noir. Je devais toujours avoir un point de vue extérieur: je n’avais pas besoin d’une lumière pour dormir, mais il ne fallait pas que les stores soient baissés. J’avais besoin d’avoir un contact avec le ciel, avec l’extérieur. J’ado-rais regarder la fenêtre, le ciel, la lumière, la pénombre.

Qu’y a-t-il dans le noir qui vous faisait peur?Je ne sais pas. Je n’aime pas. Je n’aime pas le noir d’une manière globale, je n’en porte jamais. Je suis mal à l’aise avec le noir. Il faut peut-être que je consulte, mais je ne porte pas de noir et je déteste être dans le noir.

Vous souvenez-vous du prénom de votre premier amour?Oui. Je m’en souviens très bien, elle s’appelait Patricia. Je me souviens que j’étais à la fenêtre un matin avant d’aller à l’école, un camion de déménageurs est arrivé, une jeune fille de mon âge était là, et m’a fait coucou – je de-vais avoir 8 ou 9 ans – du coup je suis descendu, j’ai dit: «Bonjour, je m’appelle Eric.» Je ne sais pas si c’était mon premier amour, mais c’est la fille avec qui j’allais tous les matins à l’école, la fille que je protégeais et qui me protégeait.

C’est une forme d’amourJe pense, oui, et ça a duré pas mal de temps. Jusqu’à ce qu’on déménage.

Vous souvenez-vous de l’enfant que vous avez été?Ah oui, oui je m’en souviens très bien. J’étais invisible. J’étais un gentil garçon. Les mamans m’adoraient J’étais relativement dans le moule, comme on dit. Après, quand je fermais la porte de ma chambre, j’avais une espèce d’univers à moi, mais je pense que ça appartient à tous les enfants. J’ai grandi dans un milieu familial super-positif. C’était «love and happiness» chez nous. J’ai vu mes parents danser dans le salon, il y avait toujours un tourne-disque avec plein de disques, on chantait, on riait. J’étais extrêmement aimé. J’ai passé des moments merveilleux et du coup j’ai eu une enfance relativement normale. Je n’ai pas vécu de grands malheurs, je n’ai pas eu de grandes maladies, j’ai eu des parents – je les ai d’ailleurs toujours – extraordinaires, des gens normaux, j’ai eu une super enfance.

Est-ce que cet enfant vous accom-pagne toujours?Oui, c’est le nerf de la guerre, je crois. D’ailleurs mon père m’a dit dernièrement que quand il me demandait, enfant, ce que

je voulais faire quand je serais grand, je disais: «Je ne veux pas grandir, je ne veux pas être un adulte.» Ça ne m’intéressait pas de grandir. Ça ne me semblait pas être drôle! Donc je suis obligé de gérer une vie d’adulte, normale, responsable, ça marche assez bien, mais j’adore régres-ser, c’est monstrueux! Je peux parler comme un gamin, je peux être dans un canapé avec une couverture, je peux regarder des dessins animés à perte de vue, je peux relire des trucs de gosse. J’adore me mettre en pyjama. C’est un truc de gamin, ça. Quand la journée est finie, je me mets en pyjama. Mon film favori, c’est Maman, j’ai raté l’avion! C’est le pire film de l’histoire du cinéma, mais je le regarde 50 fois par année. Je connais toutes les répliques. Qu’est-ce que j’y peux? Dans le quartier où j’habite les gamins me parlent comme à l’un des leurs! D’ail-leurs les enfants ne me parlent pas comme à un adulte, jamais. Pour eux, je suis un toon, un personnage de bande dessinée. J’ai une chance énorme, c’est de vivre avec une femme qui m’accepte comme je suis. J’adore ne rien faire, j’adore les jeux, les dessins animés, les doudous, j’adore m’ennuyer.

L’ennui, c’est une chose très impor-tante dans votre vie?Je pense que ça me vient des mo-ments que j’ai passés avec mon grand-père. Il a dû beaucoup travailler dans sa vie et était très contemplatif. J’adorais passer mes vacances d’automne avec mon grand-papa. J’aimais bien parce que j’avais le droit d’ache-ter des pantalons en velours côtelé. Il se levait tôt, puis il re-venait me chercher vers 7 heures du matin, me faisait le café. Il y avait toujours de la charcu-terie. Après, on allait ramasser des pommes, des carottes. On passait du temps vers le cerisier, assis, on regardait les nuages. Et on cherchait dans les nuages des formes qui existent. On disait: «Regarde, on dirait une sor-cière.» C’était un jeu. C’était un grand moment de complicité. Il avait une espèce de caravane dans la montagne où j’allais l’été. C’était catastrophique parce qu’il pouvait pleuvoir pen-dant deux semaines. Et qu’est-ce qu’on fait quand il pleut? On s’ennuie! Dès qu’il y avait une éclaircie, on sortait et on jouait au jeu des nuages. Il me disait: «Il faut toujours regarder le ciel, chaque jour, regarder le soleil, les nuages, sache qu’on est tout petits, que tout ça est énorme.» Il fallait bien m’occuper parce que j’étais la machine à ques-tions: «Pépé, pourquoi la table est noire? », «Pépé, pourquoi les tasses sont aussi hautes?», «Pépé, pourquoi le beurre, il a le goût des oignons?» Donc il fallait détourner le sujet. Et je le fais encore des fois, je me mets sur le banc à la maison et je regarde les nuages.

«Dès que tu fermes la porte de ta chambre, tu es tout seul, tu te construis un univers: ton lit est un bateau, ta table de travail est un atelier de peinture.»

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