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Arrivée d’un train en gare de Brunoy 15 septembre – 23 décembre 2012 Dossier pédagogique de l’exposition

Arrivée d’un train en gare de Brunoy pédagogique Arrivée... · Les viaducs d’Epinay et de Soulins sont les deux morceaux de bravoure du franchissement de l’Yerres. Le viaduc

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Arrivée d’un train en gare de Brunoy

15 septembre – 23 décembre 2012

Dossier pédagogique de l’exposition

Sommaire

Introduction ................................................................................................... 5

Présentation de l’exposition ........................................................................... 7

I. La place du train dans l’évolution des modes de transport .......................................... 7

La diligence ............................................................................................................................ 7 Le bateau à vapeur ................................................................................................................ 7 La construction des viaducs ................................................................................................... 7 Louis-Napoléon Bonaparte .................................................................................................... 8 Naissance de la Compagnie du PLM ..................................................................................... 8

II. Voyage d’agrément, voyage de travail ........................................................................... 9

La villégiature ......................................................................................................................... 9 L’essor des migrations pendulaires ........................................................................................ 9 Les conditions de travail des cheminots ................................................................................. 10

III. La gare de Brunoy, centre névralgique ......................................................................... 11

Architecture et topographie générale ..................................................................................... 11 La passerelle .......................................................................................................................... 11 Le square de la gare .............................................................................................................. 11 La gare de marchandises ....................................................................................................... 12 Faits divers en gare de Brunoy .............................................................................................. 12

IV. La forme d’une ville ........................................................................................................ 13

L’accroissement de la population ........................................................................................... 13 L’explosion des lotissements ................................................................................................. 13 Le réseau de transports en commun ...................................................................................... 14

Activités pédagogiques – Renseignements pratiques ...................................... 15

Annexes ......................................................................................................... 17

Atelier pédagogique : Dans un wagon du PLM (déroulement de l’atelier) .............................. 19 Fiches de rôles à distribuer .................................................................................................... 21

Le voyage en train à la Belle Epoque : textes littéraires .................................... 25

Victor Hugo, Correspondance, 1837 ...................................................................................... 25 Comtesse de Ségur, Les Deux Nigauds, chap. III, 1863 ........................................................ 27 Guy de Maupassant, La Maison Tellier, chap. II, 1891 .......................................................... 31 Guy de Maupassant, En Wagon, 1886 .................................................................................. 35 Alphonse Allais, Amours, Délices et Orgues, 1898 ................................................................ 39 Joris-Karl Huysmans, Les Sœurs Vatard, 1880 ..................................................................... 41 Emile Zola, La Bête Humaine, 1890 ....................................................................................... 43

Pour les plus jeunes ....................................................................................... 47

Introduction

L’arrivée du train en gare de Brunoy en 1849 fut un événement qui bouleversa définitivement son paysage et celui des communes rurales limitrophes. La construction du viaduc entre les villes de Brunoy et d’Epinay fut l’occasion d’une inauguration en grande pompe par Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III.

Située sur la célèbre ligne Paris-Lyon-Méditerranée, la gare de Brunoy voyait passer les trains des voyageurs en partance pour les sports d’hiver et les bains de mer. Les Parisiens en mal de campagne s’y arrêtaient pour une journée, le temps d’une baignade dans l’Yerres et d’une guinguette, ou plus longuement, pour rejoindre leur villégiature. La proximité avec Paris, argument publicitaire des promoteurs immobiliers, favorisa la construction de lotissements le long de la voie ferrée, modifiant durablement la physionomie du centre-ville.

Présentation de l’exposition

I. La place du train dans l’évolution des modes de transport

Les progrès réalisés dans le domaine des transports au début du XIXe siècle sont très importants, tant du point de vue de la rapidité et de la régularité des trajets que de celui de la sécurité et du confort exigés par la clientèle.

La diligence

Le voyage en diligence se fait à une allure approximative de 15 km/h : Paris-Bordeaux s’effectue en 72 h. Le voyage en malle-poste est environ deux fois plus rapide, mais aux prix d’un voyage plus coûteux et moins confortable.

Le réseau ferré, dès la création des premières lignes, est bâti sur un socle culturel hérité de cette tradition : les wagons de voyageurs seront longtemps contraints dans leur forme par celle des diligences ; les cochers et conducteurs donneront naissance au chauffeur et au chef de train, et les directeurs des différentes compagnies de chemin de fer seront issus du milieu des messageries.

Cependant, ce type de voyage reste assez aventureux : accidents et attaques sont fréquents en forêt de Sénart, pourtant encadrée par les relais de poste de Villeneuve Saint-Georges et de Lieusaint, et gardée par un poste de maréchaussée installé à Montgeron en 1792. Un épisode resté célèbre est celui où Vidocq, chef de la police de sûreté dans les années 1810, prévenu d’une attaque imminente, arrête des brigands au moment où ils s’en prennent à la diligence.

Dès sa création, le chemin de fer constitue le moyen de transport le plus fiable et le plus démocratique.

Le bateau à vapeur

Dans les années 1840, le transport par eau est trois fois et demi moins cher que le transport par roulage, mais ce mode de transport demeure peu utilisé. La basse Seine est bien desservie. Un bateau comme L’Aigle, construit à Paris en 1838, dessert Corbeil, Melun, Valvins, Montereau, Pont-sur-Yonne et Sens.

La construction d’une ligne de chemin de fer, est parfois l’occasion de frictions entre « lignards » (ouvriers du chemin de fer) et « canalous » (mariniers et autres), ces derniers pressentant la ruine de leur métier. Au début du siècle, un coche d’eau descend la Seine de Corbeil à Paris en 2 heures, et remonte sur le même parcours en 3 h 30 alors qu’il ne faut qu’une heure pour faire le voyage en chemin de fer. Si les bateaux à vapeur connaissent un apogée vers 1845, ils disparaissent définitivement en 1860, du fait de la concurrence du train.

La construction des viaducs

Les viaducs d’Epinay et de Soulins sont les deux morceaux de bravoure du franchissement de l’Yerres. Le viaduc d’Epinay est le plus spectaculaire : 28 arches de 10 m d’envergure, 375 m de long, pour une hauteur culminant à 32,85 m. Dans le numéro du 15 septembre 1849, le reporter de l’Illustration écrit : « A Villeneuve, nous passons sur l’Yerres, sur un pont de trois arches assis sur pilotis et nous arrivons

tout d’un élan, après avoir vu à notre gauche Montgeron, au viaduc de Brunoy – 28 arches de dix

mètres d’envergure – ce viaduc est non seulement un magnifique ouvrage d’art, mais encore un

monument très pittoresque. Nous avons assisté du haut de ce viaduc au plus ravissant spectacle qu’il

soit possible d’imaginer : les gardes nationaux des environs étaient réunis dans cette plaine pour la

revue du Président. »

Ce monument devient vite un site incontournable des guides de voyage du PLM.

En 1906, l’intensification du trafic, en particulier sur le réseau des trains de banlieue, nécessitant le doublement des voies, les arches des deux viaducs sont élargies.

Louis-Napoléon Bonaparte

Le chantier de construction de la voie ferrée débute à l’été 1845 à Brunoy, qui voit arriver un fort contingent d’ouvriers travaillant à l’exploitation des carrières, à l’édification de la ligne et surtout à l’érection des deux viaducs. Dans ces années qui précèdent la révolution de février, cette nouvelle population est perçue comme un foyer potentiel d’agitation et un agent de diffusion d’idées subversives. Aussi le maire de Brunoy, Jeannest Saint-Hilaire, obtient dès 1847 une brigade de gendarmerie destinée à encadrer le chantier.

Finalement, la mise en route de la ligne – pour la 1ère section Paris-Melun - s’effectue le 12 août 1849. Le 9 septembre, a lieu l’inauguration en grande pompe, en présence du Prince Président.

Naissance de la Compagnie P.L.M.

Août 1849 : mise en service de l’embarcadère de Lyon par la Compagnie du chemin de fer de Paris à Lyon (P.L.) ; le premier tronçon de la ligne passe par Brunoy

1852 : création de la Compagnie du chemin de fer de Lyon à la Méditerranée, de la fusion de 4 entreprises

1856 : raccordement des gares de Vaise (terminus de la compagnie P.L.) et de Perrache (compagnie de Lyon à la Méditerranée), marquant la naissance de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (P.L.M.), qui exploitera tout le réseau sud-est jusqu’en 1938, date de la nationalisation du réseau et de la création de la SNCF.

II. Voyage d’agrément, voyage de travail

La villégiature

Avant même que les voies ne soient ouvertes à la circulation, Brunoy tâche de s’inscrire comme une destination touristique. Le 6 septembre 1849, à 3 jours de l’inauguration de la ligne de chemin de fer, le maire, Jeannest Saint-Hilaire, fait paraître Brunoy et ses environs. Itinéraire du chemin de fer de Lyon de Paris à Sens. Se présentant comme un guide de voyage classique, égrenant les stations et répertoriant sites pittoresques et monuments incontournables, l’ouvrage fait surtout la promotion de Brunoy, auquel près de la moitié de l’ouvrage est consacré.

Jeannest Saint-Hilaire s’était tout particulièrement investi dans le projet de construction de la voie ferrée, défendant l’installation d’une station sur sa commune.

Avant l’arrivée du chemin de fer, le voyage touristique est déjà familier à certaines catégories de la population. Brunoy est quant à elle une destination de villégiature dès le début du XIXe siècle, notamment lorsque l’acteur Talma y fait aménager une villa à laquelle il consacre une grande partie de ses revenus et de son temps libre. Les années 1830 sont l’âge d’or des artistes lithographes sillonnant l’Hexagone et battant les sentiers des forêts d’Ile-de-France pour en rapporter quantités de croquis.

La commune de Brunoy, située en lisière du cadre verdoyant de la forêt de Sénart, attire dès l’inauguration de la ligne, en 1849, des Parisiens aisés avides de loisirs campagnards : la buvette et le café, la promenade au bord de l’Yerres, les jeux pour enfants, la danse, la baignade et la pêche à la ligne. Certains d’entre eux acquièrent une villa de villégiature à Brunoy pour y séjourner aux beaux jours.

A partir de l’instauration des congés payés en 1936, l’utilisation du train pour les loisirs se démocratise, et Brunoy donne l’opportunité à des voyageurs moins fortunés d’un dépaysement à moindres frais, presque aux portes de Paris : ainsi en 1938, les billets « bon dimanche » (valables une seul journée) ou « de week-end » (valables du vendredi midi au dimanche minuit), à prix très réduits permettent d’effectuer un retour dans une gare différente de celle de départ, afin d’encourager les excursions à pied, à vélo, en canoë… Brunoy est situé dans la zone 0, le billet est à 8 F en 3ème classe et à 12 F en 2ème classe, pour le dimanche.

Les revenus liés au tourisme ne tardent pas à devenir une ressource essentielle de l’économie communale : durant la guerre, en 1940, alors que les trains du dimanche ont été supprimés, le Maire, sous la pression des commerçants, écrit à l’Inspecteur principal pour le prier de surseoir à la suppression des trains du dimanche.

L’essor des migrations pendulaires

Dès l’époque impériale, le chemin de fer participe contribue largement à transformer Brunoy, commune campagnarde jusque-là, en ville de la grande banlieue parisienne.

En 1849, 7 trains circulent entre Paris et Brunoy dans les deux sens. On en compte 13 en 1862. L’arrivée du chemin de fer transforme donc radicalement les rapports de Brunoy avec Paris et fait d’une petite bourgade rurale une agréable ville de la grande banlieue. De nombreuses demeures sont construites le long des voies du P.L.M., de Yerres à Brunoy.

Le doublement des voies, effectif en 1906, est réclamé depuis plusieurs années, pour que se mette en place un véritable service de desserte de banlieue favorisant les échanges avec Paris pour toute une catégorie de travailleurs résidant en dehors de la capitale.

L’instituteur qui rédige la monographie de Brunoy en 1899 note : « Brunoy, relié bientôt à Paris par un service régulier de trains rapides et à prix réduits, sera de plus en plus accessible à l’ouvrier, et la vie

ménagère y sera rendue plus économique par la facilité avec laquelle les approvisionnements pourront

se faire à Paris. »

Finalement, 48 rames de banlieue s’arrêtent à Brunoy en 1949, le trafic représente en moyenne 5200 voyageurs quotidiens. Les temps de parcours se sont aussi raccourcis : s’il faut 50 minutes pour se rendre à la gare de Lyon en 1850, il n’en faut plus que 23 en 1914.

Les conditions de travail des cheminots

Recrutés entre l’âge de 21 et 30 ans, les cheminots doivent faire la preuve d’une bonne santé et savoir lire et écrire. Souvent fils de cheminots, ils sont principalement motivés par la sécurité d’un emploi pourtant pénible : les journées de travail excèdent fréquemment 12 heures, plus de 10 heures sans pause ! En 1901, le service journalier est strictement limité à 12 heures. Les cheminots sont aussi soumis à l’autoritarisme parfois arbitraire du chef de train ou du « serre-frein ».

Enfin, ils développent de nombreuses maladies professionnelles : pulmonaires, articulaires et circulatoires.

Quelques très rares femmes sont employées par les compagnies de chemin de fer. Epouses de cantonnier ou de cheminot, elles effectuent des tâches de bureau, de billetterie ou de garde-barrière, et sont bien moins rémunérées que les hommes.

Pourtant, malgré l’intérêt économique de cette main-d’œuvre à bas coût, les compagnies limitent strictement le travail féminin à environ 10% des effectifs.

Le train charrie également des ouvriers et ouvrières, des cantonniers, qui se rendent ou reviennent de leur travail, lors des premières migrations pendulaires du matin et du soir, dans les trains de banlieue.

« Tout le personnel {du PLM} était assujetti à une discipline sévère » - Marcel Mollion, 1915

III. La gare de Brunoy, centre névralgique

Architecture et topographie générale

La gare de Brunoy, jumelle de celle de Montgeron, adopte une architecture simple et fonctionnelle, selon un plan standard dénommé « modèle P.L.M. » qui sera fréquemment adopté le long de la ligne jusqu’à la Méditerranée. Son implantation exige le déplacement de l’ancien cimetière, générant la réprobation d’une partie des habitants et de houleux débats au sein de la municipalité, comme le montrent les délibérations du conseil municipal du 12 août 1845.

Autour de la gare se développent des infrastructures techniques : un château d’eau s’élève au nord des voies, à hauteur de la gare, tandis qu’une installation dite « machine fixe », c’est à dire une pompe à eau, alimente les locomotives à vapeur en bordure de l’Yerres, au nord du viaduc d’Epinay.

La place de l’Arrivée, côté route de Brie, est bordée de rangées d’arbres sous lesquelles s’installent les tables d’un restaurant. Sur la place du Départ, côté centre-ville, s’installe régulièrement un marché, point de rassemblement lors des fêtes. La gare, entièrement pavoisée, voit se succéder défilés, fanfares, exercices de pompiers et démonstrations de gymnastique.

De chaque côté les taxis, d’abord voitures à cheval puis automobiles, attendent les clients désirant se rendre aux Bosserons ou dans les communes limitrophes.

La passerelle

Les voies du chemin de fer créent une coupure entre le centre-ville de Brunoy et les voies de communication menant vers Mandres-les-Roses. Dès l’implantation de la ligne les passages du pont du Donjon et de la rue Philisbourg sont aménagés. Mais très vite, les usagers réclament un franchissement au niveau de la gare.

La passerelle n’est finalement livrée qu’en 1885, après des décennies où les voyageurs ont traversé à même les voies. Elle permet enfin de relier la gare avec les nouveaux quartiers qui se forment sur le plateau.

Le square de la gare

Ce square était situé à l’emplacement de l’actuel parking qui borde les voies, rue de la République. La Monographie de l’instituteur de Brunoy rapporte :

« En 1875, grâce à la générosité de M. Lehideux père, […] alors conseiller municipal de Brunoy, la

commune put établir un jardin public comparable aux plus beaux squares de Paris. M. Lehideux,

nommé maire en 1876, fit entourer le terrain, le fit planter d’arbres et d’arbustes, y fit tracer des allées,

semer des pelouses, installer un bassin avec jet d’eau, édifier un kiosque assez vaste pour que la

fanfare pût y donner des concerts pendant la belle saison. Poussant la générosité jusqu’au bout, il

donna à la commune 29 obligations des chemins de fer du Dauphiné (11 juin 1876) pour que les

revenus en soient employés à perpétuité à payer la concession d’eau nécessaire à l’alimentation du

bassin et de son jet d’eau et aussi les frais d’entretien du square tout entier. »

Une stèle, présentée dans l’exposition, fut installée dans le square, en l’honneur du donateur.

La gare de marchandises

Les voies et le hangar de la gare de marchandises se trouvaient à l’emplacement de l’actuelle gare routière. Alexandre Jeannest Saint-Hilaire avait en effet cru pouvoir ainsi favoriser la naissance d’un gros marché alimentant Paris en produits de l’agriculture et de l’élevage. En réalité, l’accroissement de la population, permise par la présence de la gare de voyageurs, eut plutôt pour effet de réduire, sous la pression des promoteurs, les surfaces disponibles pour l’agriculture.

Faits divers en gare de Brunoy

La gare est aussi le théâtre de faits divers, heureusement peu fréquents. Quelques accidents ont perturbé le fonctionnement de la ligne : en 1891 une collision entre un train de marchandises transportant du bétail, qui se répand sur les voies, et un train de voyageurs. Ces derniers ont le temps de sauter du train avant l’accrochage. Le 7 juin 1950, le « Train des Flandres » avec à son bord 700 pèlerins belges revenant de Lourdes, déraille en gare de Brunoy. La locomotive et le tender sont renversés mais l’accident ne fait qu’onze blessés. Charles Priou, coupé en deux par un train le 19 juin 1918, eut moins de chance. Quant à Marie-Thérèse Goüin, veuve d’un ancien régent de la Banque de France, elle fut la victime d’un crime sordide et son corps fut retrouvé sur le viaduc d’Epinay, une de ses mains tranchée…

IV. La forme d’une ville

L’accroissement de la population

La construction des infrastructures du chemin de fer entraîne quelques réaménagements des rues du centre-ville : aménagement de la place sur laquelle s’élève une nouvelle mairie (1880), élargissement de la rue de Brie qui prend le nom de rue de la Gare, élargissement de la rue du Donjon, nouveaux alignements dans les rues du vieux centre historique.

De 1200 habitants en 1850, Brunoy passe à 2198 en 1886. Pour loger ces nouveaux habitants, le pavillonnaire se développe principalement sur le coteau et le début du plateau, le long de la rue du Rôle et de la rue des Vallées. Au bord de l’Yerres, vers les Bosserons et en bordure de la forêt de Sénart, la construction de très grandes propriétés ne s’interrompt pas dans un premier temps.

Dès 1899, l’instituteur qui rédige la monographie de Brunoy note que les abonnements hebdomadaires à tarif réduit permettent aux ouvriers travaillant à Paris de venir s’installer à Brunoy, moyennant une qualité de vie supérieure pour un coût moindre. L’habitat ouvrier se développe.

L’accroissement de la population s’accélère encore. Elle quadruple en 50 ans pour arriver à 8149 habitants en 1936. L’amélioration de la desserte ferroviaire – doublement des voies en 1906, réduction des temps de parcours, multiplication du nombre de trains – explique en grande partie ce phénomène.

Ainsi, le pavillonnaire continue sa diffusion sur le coteau et le plateau, s’étendant jusqu’au ruisseau du Réveillon où s’élèvent de petites maisons en meulières.

L’explosion des lotissements

30 lotissements sont créés entre 1905 et 1930, souvent sur les terrains des grandes propriétés construites à la fin du XIXe siècle : la « Faisanderie » devient le parc des Bosserons (1904) ; le parc de la Pyramide, le château de Soulins (1923), la garenne de Sénart et les Ombrages (1924) sont divisés en lots les uns après les autres.

Le lotissement de Brunoy-Gare, créé par le morcellement de la propriété Ruelle, est terminé en 1939. Tous les documents publicitaires mis au point par les promoteurs font référence à la proximité de la gare et à la facilité d’accès à la capitale.

Le réseau de transports en commun

Un premier projet, dit « Modern Traction de la forêt de Sénart », composé d’autobus électriques à trolley, entre Brunoy, la Pyramide et Villeneuve-Saint-Georges, voit le jour en 1912, avorté sans doute du fait de la complexité des travaux à prévoir.

En 1926 Auguste Baillergeau met en service la première ligne de bus dans Brunoy, avec un seul camion Ford « T », transformé en bus par un menuisier de Brunoy. Cette ligne qui part de la gare, dessert la Pyramide et le quartier des Bosserons. Très vite, l’entreprise se développe et M. Baillergeau est à même de proposer une ligne vers Villeneuve Saint-Georges, puis vers Paris lorsqu’en 1939 la guerre diminue drastiquement le nombre de trains. L’entreprise, devenue « les cars de Brunoy » en 1956, existe toujours aujourd’hui sous le sigle de la STRAV.

M. Baillergeau, excellent entrepreneur, était aussi un cinéaste amateur et il a laissé quelques films mettant en scène ses cars, sa propre famille et les fêtes de Brunoy.

Activités pédagogiques

Toutes les visites du musée (collections permanentes et expositions temporaires) pour le jeune public ont lieu les jeudi et vendredi, de 9h à 11h. Animées par un médiateur, elles comportent une visite guidée de l’exposition suivie d’un atelier. Toutes les animations pédagogiques sont gratuites pour les scolaires et les centres de loisirs.

Sur réservation uniquement : 01.60.46.33.60

Visite de l’exposition

La visite se déroule dans les 4 salles d’exposition temporaire, au rez-de-chaussée. Les thèmes sont abordés en fonction de l’âge et des niveaux de connaissance des élèves.

Ateliers

« Bons baisers de Brunoy » (adapté aux plus petits) : les enfants sont invités à composer une carte postale souvenir Brunoy à partir de ses monuments emblématiques et d’images de train, tirés de cartes postales anciennes, en les découpant, les collant, les coloriant…

« Dans un wagon du PLM » : Improvisation théâtrale reconstituant un voyage en wagon PLM durant la Belle Epoque autour de rôles types : familles bourgeoises en villégiature, cheminots, ouvriers… tirés au sort par les enfants. IMPORTANT : Pour la réussite de cet atelier, il est recommandé aux enseignants de sensibiliser les élèves aux voyages en train au siècle dernier, notamment grâce aux conseils de lecture fournis dans ce dossier, et de leur distribuer à l’avance leur fiche de rôle par tirage au sort.

Renseignements pratiques

Musée municipal Robert Dubois-Corneau 16, rue du Réveillon 91800 Brunoy

Tél. : 01 60 46 33 60 / Fax : 01 60 47 29 20 Site Internet : www. brunoy.fr Courriel : [email protected]

Horaires d’ouverture : Du mercredi au vendredi De 9h à 11h et de 14h à 17h (de novembre à fin avril) ou 18h (de mai à fin octobre).

Accès

Par la route : A4 (Autoroute de l’Est, Sénart, Créteil), A86 (direction Provins, Troyes), N6 (direction Melun), sortie Brunoy. En transport en commun : RER D, direction Melun, station Brunoy (20 min de Gare de Lyon).

Annexes

Atelier pédagogique : Dans un wagon du PLM

Déroulement de l’atelier :

1. L’enseignant imprime et découpe deux exemplaires (ou sets) des 14 fiches de rôles (ce qui donne 28 personnages). Au besoin, il ajoute à chacun de ces deux sets une, deux ou trois fiches parmi les personnages suivants, pour couvrir tout l’effectif de ses élèves :

- La bigote (qui peut être remplacée par un bigot)

- Le cheminot

- La bonne-sœur

- Le curiste (qui peut être remplacé par une curiste)

2. Il distribue à ses élèves par tirage au sort les fiches de rôle en séparant les rôles purement masculins (le fils, le père, le contrôleur-poinçonneur, le cheminot, le canotier, le curé, l’artiste) et ceux purement féminins (la mère, la fille, la gouvernante, la femme de chambre, la bigote (dans un premier temps), la bonne sœur).

S’il reste encore des rôles à distribuer (c’est-à-dire si son effectif dépasse 28 élèves), il distribue par tirage au sort autant de fiches que nécessaire, parmi les 4 précédemment citées, en fonction du genre de ses élèves.

3. L’enseignant lit ensuite en classe chacune des fiches en développant et en explicitant au besoin chacun des caractères sociaux et psychologiques des personnages avec les élèves, afin que ceux-ci s’en imprègnent.

L’enseignant est invité à puiser, pour faciliter l’imprégnation des élèves, dans les textes littéraires sur le train qui figurent en annexe (p.25 et suivantes), mais aussi dans la bibliographie jeunesse indicative (p.47)

4. Les élèves doivent impérativement se munir de leur fiche de rôle lors de la visite.

A l’issue de la visite de l’exposition, au cours de l’atelier, le médiateur, après une brève introduction sur les conditions de voyage en train entre le XIXe et le XXe siècle, distribuera à chaque élève, en fonction de son personnage, un élément de costume.

5. Avec le concours du médiateur, les élèves, répartis en 2 demi-groupes, prennent place dans un « wagon imaginaire » matérialisé par des rangées de chaises. Ils reconstituent un « tableau » devant le demi-groupe spectateur en mimant leur rôle et en interagissant en fonction des consignes de base sur leur fiche. Puis le demi-groupe acteur devient spectateur.

La mère

Grande bourgeoise, elle est très hautaine et

vaniteuse.

Elle ne s’occupe pas trop de

ses enfants qu’elle

confie à la gouvernante, et ignore son mari, mais cherche

à s’assurer qu’elle plait en regardant autour d’elle dans le wagon.

Elle craint de froisser sa toilette dans le train.

Accessoire : un miroir à main imaginaire

Le fils

Il est très bruyant, crie et saute partout, joue et se dispute avec sa sœur pour le contrôle des jouets, pleure quand il n’obtient pas ce qu’il veut.

Il ignore son père et la gouvernante qui tentent de le discipliner.

Accessoire : le même cerceau imaginaire que sa sœur, d’autres jouets

Le père

Homme sportif et nerveux, il est autoritaire mais dépassé par ses enfants, qui le craignent mais l’ignorent. Il lève souvent la main vers eux en roulant des yeux mais suspend son geste.

Il cherche à capter l’attention de sa femme mais est surtout attiré par la gouvernante.

Accessoires : une pipe et un lorgnon imaginaires

La fille

Elle est aussi bruyante que son frère, avec lequel elle se chamaille pour le contrôle du cerceau et d’autres jouets. Elle est aussi capricieuse que son frère et encore plus casse-cou.

Accessoire : le même cerceau imaginaire que son frère, d’autres jouets

La gouvernante

Elle aussi est dépassée par les enfants. Campagnarde, elle est tiraillée entre le fait qu’ils sont les enfants de ses patrons et le fait qu’elle aimerait pouvoir les corriger. Elle les gronde, mais sans autorité, n’arrête pas d’essayer de les faire taire, ou

s’asseoir pour manger.

Accessoire : un panier à pique-nique imaginaire

La femme de chambre

Très intelligente, elle méprise secrètement ses patrons et est fatiguée des enfants. Elle est un peu sournoise et n’est pas dupe de l’attirance de

son patron pour la gouvernante.

Elle se sait regardée par le canotier mais ne se dévoile pas.

Accessoire : un ouvrage à

broder imaginaire, sur lequel elle n’est pas concentrée :

toute son attention se porte discrètement sur le reste du wagon

Le contrôleur-poinçonneur

Il arpente le wagon et vérifie les billets.

Il se tient très droit et lisse de temps en temps sa moustache imaginaire en se raclant la voix et en fronçant les sourcils, en particulier lorsqu’il croise des gens turbulents (les enfants, le canotier).

Accessoires : un poinçon et une moustache imaginaires

Le cheminot

Il a fini sa journée de travail et rentre chez lui, épuisé. Il a l’air très grognon et fronce les sourcils entre deux sommeils où il ronfle. Parfois sa tête retombe sur son voisin ou sa voisine, ce qui le réveille et il s’excuse poliment.

Accessoire : un gros sac polochon contre lequel tout le monde se cogne et qu’il tente tant bien que mal de ranger (mais qui tombe tout le temps)

Le canotier

C’est un ouvrier endimanché qui se rend dans les guinguettes de la banlieue parisienne pour s’amuser et draguer. Il se sait beau garçon mais est un peu vulgaire. Très sûr de lui, il cligne des yeux en direction des filles du wagon qui lui plaisent (surtout la femme de chambre, qui semble le remarquer mais l’ignore quand même.

Accessoire : une cigarette imaginaire qu’il fume avec mollesse

La bigote

Elle est très fervente et garde constamment les

yeux baissés et les mains jointes, en

marmonnant des prières

indistinctes. Elle égrène un

chapelet imaginaire et

ne communique qu’avec le curé et la bonne sœur, et semble

indifférente au reste du wagon, ou vaguement scandalisée par le canotier qui drague ou par les enfants bruyants.

Accessoire : un chapelet imaginaire

Le curé

Il psalmodie en remuant la tête en rythme. Il semble sermonner la bigote en la bénissant à intervalles réguliers avec sa main (prévoir description signe de bénédiction). Il

désapprouve bruyamment la conduite du canotier et des enfants (se racle la gorge, fronce les sourcils). Il est à un moment très embêté de

ne pas retrouver son billet… Accessoire : une bible imaginaire qu’il tient soigneusement ouverte dans sa main, l’autre faisant le geste de bénédiction.

La bonne-sœur

Elle appartient au groupe de la ou les bigotes et du curé. Elle semble plus concentrée sur sa prière et interagit moins avec le groupe. Elle interrompt sa concentration pour étudier le convoi, semble s’apitoyer sur le cheminot fatigué notamment, puis lève les yeux au ciel en priant.

L’artiste

Indifférent à ce qui l’entoure (sauf à la mère de famille bourgeoise, qu’il dessine en essayant de ne pas se faire remarquer), il regarde essentiellement à l’extérieur du wagon pour s’extasier sur la beauté du paysage, qu’il pointe par la fenêtre avec son pinceau pour mesurer la perspective en clignant d’un œil. En effet il rejoint les bords de l’Yerres pour peindre.

Accessoire : un pinceau imaginaire

Le curiste

Ce vieux monsieur part en cure thermale pour soigner ses articulations. Il est lové dans son siège avec un air endormi et frileux. Il éternue à intervalles réguliers, et si bruyamment que tout le convoi se retourne vers lui. Il se recroqueville dans une couverture en lisant un livre sans grande conviction.

Accessoires : une couverture, des lunettes et un livre imaginaires

Le voyage en train à la Belle Epoque : Textes littéraires

Victor Hugo, Correspondance, 1837

Ce qui frappe énormément Victor Hugo, c’est le chemin de fer car, s’il en avait déjà entendu parler précédemment, il ne l’avait jamais vu. Après un premier contact près de Mons où il trouve « fort laid » le chemin de fer à traction animale qui relie le charbonnage du Grand-Hornu au canal de Mons à Condé et avoir vu le vrai chemin de fer à Malines, il se réconcilie avec le train à Anvers d’où il écrit la lettre suivante à son épouse Adèle, le 22 août 1837.

Je suis réconcilié avec le chemin de fer ; c’est décidément très beau. Le premier que j’avais vu n’était qu’un ignoble chemin de fabrique. J’ai fait hier la course d’Anvers à Bruxelles et le retour. […]

C’est un mouvement magnifique et qu’il faut avoir senti pour s’en rendre compte. La rapidité est inouïe. Les fleurs du bord du chemin ne sont plus des fleurs, ce sont des taches ou plutôt des raies rouges ou blanches ; plus de points, tout devient raie ; les blés sont de grandes chevelures jaunes, les luzernes sont de longues tresses vertes ; les villes, les clochers et les arbres, dansent et se mêlent follement à l’horizon ; de temps en temps, une ombre, une forme, un spectre debout paraît et disparaît comme l’éclair à côté de la portière ; c’est un garde du chemin qui, selon l’usage, porte militairement les armes au convoi. On se dit dans la voiture : c’est à trois lieues, nous y serons dans dix minutes. Le soir, comme je revenais, la nuit tombait. J'étais dans la première voiture. Le remorqueur flamboyait devant moi avec un bruit terrible, et de grands rayons rouges, qui teignaient les arbres et les collines, tournaient avec les roues. Le convoi qui allait à Bruxelles a rencontré le nôtre. Rien d'effrayant comme ces deux rapidités qui se côtoyaient, et qui, pour les voyageurs, se multipliaient l'une par l'autre; on ne voyait passer ni des wagons, ni des hommes, ni des femmes, on voyait passer des formes blanchâtres ou sombres dans un tourbillon. De ce tourbillon sortaient des cris, des rires, des huées. Il y avait de chaque côté soixante wagons, plus de mille personnes ainsi emportées, les unes au nord, les autres au midi, comme par l'ouragan.

Il faut beaucoup d'efforts pour ne pas se figurer que le cheval de fer est une bête véritable. On l'entend souffler au repos, se lamenter au départ, japper en route; il sue, il tremble, il siffle, il hennit, il se ralentit, il s'emporte: il jette tout le long de la route une fiente de charbons ardents et une urine d'eau bouillante; d'énormes raquettes d'étincelles jaillissent à tout moment de ses roues ou de ses pieds, comme tu voudras, et son haleine s'en va sur vos têtes en beaux nuages de fumée blanche qui se déchirent aux arbres de la route.

On comprend qu'il ne faut pas moins que cette bête prodigieuse pour traîner ainsi mille ou quinze cents voyageurs, toute la population d'une ville, en faisant douze lieues à l'heure.

Après mon retour, il était nuit, notre remorqueur a passé près de moi dans l'ombre se rendant à son écurie, l'illusion était complète. On l'entendait gémir dans son tourbillon de flamme et de fumée comme un cheval harassé.

Il est vrai qu'il ne faut pas voir le cheval de fer; si on le voit, toute la poésie s'en va. À l’entendre, c'est un monstre, à le voir ce n'est qu'une machine. Voilà la triste infirmité de notre temps; l'utile tout sec, jamais le beau. Il y a quatre cents ans, si ceux qui ont inventé la poudre avaient inventé la vapeur, et ils en étaient bien capables, le cheval de fer eût été autrement façonné et autrement caparaçonné ; le cheval de fer eût été quelque chose de vivant comme un cheval et de terrible comme une statue. Quelle chimère magnifique nos pères eussent faite avec ce que nous appelons la chaudière ! Te figures-tu cela ? De cette chaudière ils eussent fait un ventre écaillé et monstrueux, une carapace énorme; de la

cheminée une corne fumante ou un long cou portant une gueule pleine de braise; ils eussent caché les roues sous d'immenses nageoires ou sous de grandes ailes tombantes ; les wagons eussent eu aussi cent formes fantastiques, et, le soir, on eût vu passer près des villes tantôt une colossale gargouille aux ailes déployées, tantôt un dragon vomissant le feu, tantôt un éléphant la trompe haute, haletant et rugissant ; effarés, ardents, fumants, formidables, traînant après eux comme des proies cent autres monstres enchaînés, et traversant les plaines avec la vitesse, le bruit et la figure de la foudre. C'eût été grand.

Mais nous, nous sommes de bons marchands bien bêtes et bien fiers de notre bêtise. Nous ne comprenons ni l'art, ni la nature, ni l'intelligence, ni la fantaisie, ni la beauté, et ce que nous ne comprenons pas, nous le déclarons inutile du haut de notre petitesse. C'est fort bien. Où nos ancêtres eussent vu la vie, nous voyons la matière. II y a dans une machine à vapeur un magnifique motif pour un statuaire; les remorqueurs étaient une admirable occasion pour faire revivre ce bel art du métal traité au repoussoir. Qu'importe à nos tireurs de houille ! Leur machine telle qu'elle est dépasse déjà de beaucoup la portée de leur lourde admiration. Quant à moi, on me donne Watt tout nu, je l'aimerais mieux habillé par Benvenuto Cellini.

Comtesse de Ségur, Les Deux Nigauds, chapitre III, 1863

Innocent et Simplicie Gargilier, âgés de 14 et 12 ans vivent avec leurs parents en Bretagne mais cela ne leur convient pas. Lassé de leurs caprices continuels pour aller à Paris, M. Gargilier décide de les y envoyer pendant une saison pour qu’ils se rendent compte à quel point leur vie est agréable à la campagne. Il est entendu qu’Innocent ira en pension et que sa sœur sera confiée à Mme Bonbeck, sa tante. Prudence Crépinet, la bonne des enfants, doit les accompagner. Dès le début du voyage, les trois personnages accumulent les ennuis…

III

Le Chemin de fer

« J’espère que nous serons plus agréablement en chemin de fer que dans cette vilaine diligence », dit Simplicie.

C’étaient les premières paroles qu’elle prononçait depuis leur départ ; Mme Courtemiche et son chien l’avaient terrifiée ainsi qu’Innocent :

« Faites enregistrer votre bagage ! cria un employé,

— Où faut-il aller ? dit Prudence.

— Par ici, Madame, dans la salle des bagages.

— Prenez vos billets, dit un second employé. On n’enregistre pas les bagages sans billets. »

Prudence ne savait auquel entendre, où aller, à qui s’adresser ; Simplicie à sa droite, Innocent à sa gauche gênaient ses mouvements ; elle demandait sa malle aux voyageurs, qui l’envoyaient promener, les uns en riant, les autres en jurant. Enfin, les Polonais lui vinrent obligeamment en aide : l’un se chargea des billets, l’autre du bagage. En quelques minutes tout fut en règle.

Prudence remerciait les Polonais, qui se rengorgeaient, ils la firent entrer dans la salle d’attente des troisièmes par habitude d’économie, ils avaient pris des troisièmes pour leurs trois protégés comme pour eux-mêmes.

« Comme on est mal ici ! dit Innocent.

— Il n’y a que des blouses et des bonnets ronds, dit Simplicie.

— La blouse vous gêne donc, Mam’selle ? s’écria un ouvrier à la face réjouie. La blouse n’est pourtant pas méchante… quand on ne l’agace pas.

— Est-ce que vous préféreriez le voisinage d’une crinoline qui vous écrase les genoux, qui vous serre les hanches, qui vous bat dans les jambes ? » ajouta une brave femme à bonnet rond, en regardant de travers Innocent et Simplicie.

Simplicie eut peur ; elle se serra contre Prudence ; celle-ci se leva toute droite, le poing sur la hanche.

« Prenez garde à votre langue, ma bonne femme. Mam’selle Simplicie n’a pas l’habitude qu’on lui parle rude ; son papa, M. Gargilier, est un gros propriétaire d’à huit lieues d’ici, je vous en préviens, et…

— Laissez-moi tranquille avec votre Monsieur propriétaire. Je m’en moque pas mal, moi. Je ne veux pas qu’on me méprise, moi et mon bonnet rond, et je parlerai si je veux et comme je veux.

— Bien, la mère ! reprit l’ouvrier à face réjouie. C’est votre droit de vous défendre ; mais tout de même, je pense que Mam’selle… Simplicie, puisque Simplicie il y a, n’y a pas mis de malice ; la voilà tout effrayée, voyez-vous ; les malicieux ça ne s’effarouche pas pour si peu. N’ayez pas peur, Mam’selle ; vous n’êtes pas des habitués de troisièmes, je crois bien. Tenez votre langue et on ne vous dira rien, non plus qu’à ce grand garçon qu’on dirait passé dans une filière, ni à cette brave dame qui veille sur vous comme une poule sur ses poussins. »

La bonhomie de l’ouvrier calma la bonne femme et rassura Prudence, Innocent et Simplicie. Peu d’instants après, le sifflet, la cloche et l’appel des employés annoncèrent l’arrivée du train ; les portes s’ouvrirent ; les voyageurs se précipitèrent sur le quai, et chacun chercha une place convenable dans les wagons.

Prudence voulut entrer dans les premières, les employés la repoussèrent ; dans les secondes, elle fut renvoyée aux troisièmes, dont l’aspect lui parut si peu agréable qu’elle commença une lutte pour arriver du moins aux secondes. Mais les employés, trop occupés pour continuer la querelle, s’éloignèrent, la laissant sur le quai avec les enfants.

— Train va partir ! cria un des Polonais établis dans un wagon de troisième.

— Montez vite ! cria le second Polonais.

Prudence hésitait encore ; le premier coup de sifflet était donné ; les deux Polonais s’élancèrent sur le quai, saisirent Prudence, Innocent et Simplicie, les entraînèrent dans leur wagon et refermèrent la portière. Au même instant le train s’ébranla, et Prudence commença à se reconnaître. Elle était entre ses deux jeunes maîtres et en face des Polonais ; le wagon était plein, il y avait trois nourrices munies de deux nourrissons chacune, un homme ivre et un grand Anglais à longues dents.

BOGINSKI. — Sans nous, vous restiez à Laval, Madame, et vous perdiez places et malle.

PRUDENCE. — La malle ! Seigneur Jésus ! Où est-elle, la malle ? Qu’en ont-ils fait ?

BOGINSKI. — Elle est dans bagage, Madame ; soyez tranquille, malle jamais perdue avec chemin de fer !

Prudence prenait confiance dans les Polonais ; elle ne s’inquiéta donc plus de sa malle et commença l’examen des voyageurs ; les poupons criaient tantôt un à un, tantôt tous ensemble. Les nourrices faisaient boire l’un, changeaient, secouaient l’autre ; les couches salies restaient sur le plancher pour sécher et pour perdre leur odeur repoussante, Simplicie était en lutte avec une nourrice qui lui déposait un de ses nourrissons sur le bras. La nourrice ne se décourageait pas et recommençait sans cesse ses tentatives. Simplicie sentit un premier regret d’avoir quitté la maison paternelle ; ce voyage dont elle se faisait une fête, qui devait être si gai, si charmant, avait commencé terriblement, et continuait fort désagréablement.

« Prudence, dit-elle enfin à l’oreille de sa bonne, prends ma place, je t’en prie, et donne-moi la tienne ; cette nourrice met toujours son sale enfant sur moi ; tu, la repousseras mieux que moi. »

Prudence ne se le fit pas dire deux fois ; elle se leva, changea de place avec Simplicie, et, regardant la nourrice d’un air peu conciliant, elle lui dit en se posant carrément dans sa place :

« Ne nous ennuyez pas avec votre poupon, la nourrice. C’est vous qui en êtes chargée, n’est-ce pas ? C’est vous qui gardez l’argent qu’il vous rapporte ? Gardez donc aussi votre marmot : je n’en veux point, moi ; vous êtes avertie ; tant pis pour lui si j’ai à le pousser. Je pousse rudement, je vous en préviens. »

LA NOURRICE. — En quoi qu’il vous gêne, mon enfant ? Le pauvre innocent ne sait pas seulement ce que vous lui voulez.

PRUDENCE. — Aussi n’est-ce pas à lui que je m’adresse, mais à vous. Je ne veux que la paix moi, et pas autre chose.

— La paix armée, je crois, dit le grand Anglais avec un accent très prononcé.

LA NOURRICE. — Ah ! vous êtes un milord, vous ! Ne vous mêlez pas de nos affaires, s’il vous plaît. Quand les Anglais vous arrivent à la traverse, ils font toujours du gâchis !

— Quoi c’est gâchis ? demanda l’Anglais.

Un des Polonais voulut expliquer à l’Anglais dans son jargon ce qu’on entend en français par le mot gâchis, il mêla à son explication quelques mots piquants contre le gouvernement anglais dans les affaires de l’Europe.

« Moi comprends pas », dit l’Anglais avec calme, et il resta silencieux ; mais sa rougeur, son air mécontent prouvaient qu’il avait compris.

Prudence approuvait le Polonais du sourire ; on approchait du Mans ; les Polonais espéraient voir récompenser leur persévérance à aider et soutenir Prudence et ses enfants par une invitation à dîner.

Leur espoir ne fut pas trompé. Quand le train s’arrêta et que les Polonais eurent fait comprendre à Prudence que les voyageurs descendaient pour dîner, elle sortit du wagon avec Innocent et Simplicie, escortée de ses deux gardes du corps, qui la firent placer à table. Ils allaient faire mine de se retirer, quand Prudence, effrayée du bruit et du mouvement, leur proposa de se mettre à fable avec eux et de les faire servir. Les Polonais se regardèrent d’un air triomphant et prirent place, l’un à la droite, l’autre à la gauche de leurs trois protégés et bienfaiteurs. Le service se fit rapidement ; Prudence et les enfants mangeaient et buvaient comme s’ils avaient la soirée devant eux ; mais les Polonais dévoraient avec rapidité ; ils connaissaient le prix du temps en chemin de fer.

Quand les employés crièrent : « En voiture. Messieurs ! en voiture ! » les Polonais avaient bu et mangé tout ce qu’ils avaient devant eux et tout ce qu’on leur avait servi. Prudence et les enfants commençaient leur rôti.

« Comment ! en voiture ! Mais, nous n’avons pas fini. Dites donc, conducteur, attendez un peu ; laissez-nous finir », dit Prudence, alarmée.

La cloche sonna. « En voiture. Messieurs ! » fut la seule réponse qu’elle reçut. Les Polonais se chargèrent du paiement avec la bourse de Prudence ; elle profita de ces courts instants pour remplir ses poches de poulet, de gâteaux, de pommes, et se laissa entraîner ensuite par les Polonais. Ils lui firent retrouver son wagon qu’elle avait perdu, et chacun reprit sa place, excepté le milord, qui avait changé de compartiment et l’homme ivre, qu’on avait tiré du wagon et qu’on avait couché sur un des bancs de la salle des bagages.

Guy de Maupassant, La Maison Tellier, début du chapitre II, 1891

La patronne d’une maison close normande, la Maison Tellier, se voit contrainte de fermer son établissement, le temps d’assister à la première communion de sa nièce. Le voyage en train jusqu’à Virville avec tout son personnel donne lieu à une scène mémorable…

II

C’est que Madame avait un frère établi menuisier en leur pays natal, Virville, dans l’Eure. Du temps que Madame était encore aubergiste à Yvetot, elle avait tenu sur les fonts baptismaux la fille de ce frère qu’elle nomma Constance, Constance Rivet ; étant elle-même une Rivet par son père. Le menuisier, qui savait sa sœur en bonne position, ne la perdait pas de vue, bien qu’ils ne se rencontrassent pas souvent, retenus tous les deux par leurs occupations et habitant du reste loin l’un de l’autre. Mais comme la fillette allait avoir douze ans, et faisait, cette année-là, sa première communion, il saisit cette occasion d’un rapprochement, il écrivit à sa sœur qu’il comptait sur elle pour la cérémonie. Les vieux parents étaient morts, elle ne pouvait refuser à sa filleule ; elle accepta. Son frère, qui s’appelait Joseph, espérait qu’à force de prévenances il arriverait peut être à obtenir qu’on lit un testament en faveur de la petite, Madame étant sans enfants.

La profession de sa sœur ne gênait nullement ses scrupules, et, du reste, personne dans le pays ne savait rien. On disait seulement en parlant d’elle : « Madame Tellier est une bourgeoise de Fécamp », ce qui laissait supposer qu’elle pouvait vivre de ses rentes. De Fécamp à Virville on comptait au moins vingt lieues ; et vingt lieues de terre pour des paysans sont plus difficiles à franchir que l’Océan pour un civilisé. Les gens de Virville n’avaient jamais dépassé Rouen ; rien n’attirait ceux de Fécamp dans un petit village de cinq cents feux, perdu au milieu des plaines et faisant partie d’un autre département. Enfin on ne savait rien.

Mais, l’époque de la communion approchant, Madame éprouva un grand embarras. Elle n’avait point de sous-maîtresse, et ne se souciait nullement de laisser sa maison, même pendant un jour. Toutes les rivalités entre les dames d’en haut et celles d’en bas éclateraient infailliblement ; puis Frédéric se griserait sans doute, et quand il était gris, il assommait les gens pour un oui ou pour un non. Enfin elle se décida à emmener tout son monde, sauf le garçon à qui elle donna sa liberté jusqu’au surlendemain.

Le frère consulté ne fit aucune opposition, et se chargea de loger la compagnie entière pour une nuit. Donc, le samedi matin, le train express de huit heures emportait Madame et ses compagnes dans un wagon de seconde classe.

Jusqu’à Beuzeville elles furent seules et jacassèrent comme des pies. Mais à cette gare un couple monta. L’homme, vieux paysan, vêtu d’une blouse bleue, avec un col plissé, des manches larges serrées aux poignets et ornées d’une petite broderie blanche, couvert d’un antique chapeau de forme haute dont le poil roussi semblait hérissé, tenait d’une main un immense parapluie vert, et de l’autre un vaste panier qui laissait passer les têtes effarées de trois canards. La femme, raide en sa toilette rustique, avait une physionomie de poule avec un nez pointu comme un bec. Elle s’assit en face de son homme et demeura sans bouger, saisie de se trouver au milieu d’une si belle société.

Et c’était, en effet, dans le wagon, un éblouissement de couleurs éclatantes. Madame, tout en bleu, en soie bleue des pieds à la tête, portait là-dessus un châle de faux cachemire français, rouge, aveuglant, fulgurant. Fernande soufflait dans une robe écossaise dont le corsage, lacé à toute force par ses compagnes, soulevait sa croulante poitrine en un double dôme toujours agité qui semblait liquide sous l’étoffe.

Raphaële, avec une coiffure emplumée simulant un nid plein d’oiseaux, portait une toilette lilas, pailletée d’or, quelque chose d’oriental qui seyait à sa physionomie de Juive. Rosa la Rosse, en jupe rose à larges volants, avait l’air d’une enfant trop grasse, d’une naine obèse ; et les deux Pompes semblaient s’être taillé des accoutrements étranges au milieu de vieux rideaux de fenêtre, ces vieux rideaux à ramages datant de la Restauration.

Sitôt qu’elles ne furent plus seules dans le compartiment, ces dames prirent une contenance grave, et se mirent à parler de choses relevées pour donner une bonne opinion d’elles. Mais à Bolbec apparut un monsieur à favoris blonds, avec des bagues et une chaîne en or, qui mit dans le filet sur sa tête plusieurs paquets enveloppés de toile cirée. Il avait un air farceur et bon enfant. Il salua, sourit et demanda avec aisance : « Ces dames changent de garnison ? » Cette question jeta dans le groupe une confusion embarrassée. Madame enfin reprit contenance, et elle répondit sèchement, pour venger l’honneur du corps : « Vous pourriez bien être poli ! » Il s’excusa : « Pardon, je voulais dire de monastère. » Madame, ne trouvant rien à répliquer, ou jugeant peut-être la rectification suffisante, fit un salut digne en pinçant les lèvres.

Alors le monsieur, qui se trouvait assis entre Rosa la Rosse et le vieux paysan, se mit à cligner de l’œil aux trois canards dont les têtes sortaient du grand panier ; puis, quand il sentit qu’il captivait déjà son public, il commença à chatouiller ces animaux sous le bec, en leur tenant des discours drôles pour dérider la société : « Nous avons quitté notre petite ma-mare ! couen ! couen ! couen ! — pour faire connaissance avec la petite bro-broche, — couen ! couen ! couen ! » Les malheureuses bêtes tournaient le cou afin d’éviter les caresses, faisaient des efforts affreux pour sortir de leur prison d’osier ; puis soudain toutes trois ensemble poussèrent un lamentable cri de détresse : « Couen ! couen ! couen ! couen ! » Alors ce fut une explosion de rires parmi les femmes. Elles se penchaient, elles se poussaient pour voir : on s’intéressait follement aux canards ; et le monsieur redoublait de grâce, d’esprit et d’agaceries.

Rosa s’en mêla, et, se penchant par-dessus les jambes de son voisin, elle embrassa les trois bêtes sur le nez. Aussitôt chaque femme voulut les baiser à son tour ; et le monsieur asseyait ces dames sur ses genoux, les faisait sauter, les pinçait ; tout à coup il les tutoya.

Les deux paysans, plus affolés encore que leurs volailles, roulaient des yeux de possédés sans oser faire un mouvement, et leurs vieilles figures plissées n’avaient pas un sourire, pas un tressaillement.

Alors le monsieur, qui était commis voyageur, offrit par farce des bretelles à ces dames, et, s’emparant d’un de ses paquets, il l’ouvrit. C’était une ruse, le paquet contenait des jarretières.

Il y en avait en soie bleue, en soie rose, en soie violette, en soie mauve, en soie ponceau, avec des boucles de métal formées par deux amours enlacés et dorés. Les filles poussèrent des cris de joie, puis examinèrent les échantillons, reprises par la gravité naturelle à toute femme qui tripote un objet de toilette. Elles se consultaient de l’œil ou d’un mot chuchoté, se répondaient de même, et Madame maniait avec envie une paire de jarretières orangées, plus larges, plus imposantes que les autres : de vraies jarretières de patronne.

Le monsieur attendait, nourrissant une idée : « Allons, mes petites chattes, dit-il, il faut les essayer. » Ce fut une tempête d’exclamations ; et elles serraient leurs jupes entre leurs jambes comme si elles eussent craint des violences. Lui, tranquille, attendait son heure. Il déclara : « Vous ne voulez pas, je remballe. Puis finalement : » J’offrirai une paire, au choix, à celles qui feront l’essai. « Mais elles ne voulaient pas, très dignes, la taille redressée. Les deux Pompes cependant semblaient si malheureuses qu’il leur renouvela la proposition. Flora Balançoire surtout, torturée de désir, hésitait visiblement. Il la

pressa : » Vas-y, ma fille, un peu de courage ; tiens, la paire lilas, elle ira bien avec ta toilette. « Alors elle se décida, et relevant sa robe, montra une forte jambe de vachère, mal serrée en un bas grossier. Le monsieur, se baissant, accrocha la jarretière sous le genou d’abord, puis au-dessus ; et il chatouillait doucement la fille pour lui faire pousser des petits cris avec de brusques tressaillements. Quand il eut fini il donna la paire lilas et demanda : » A qui le tour ? « Toutes ensemble s’écrièrent : » A moi ! à moi ! « Il commença par Rosa la Rosse, qui découvrit une chose informe, toute ronde, sans cheville, un vrai » boudin de jambe", comme disait Raphaële. Fernande fut complimentée par le commis voyageur qu’enthousiasmèrent ses puissantes colonnes. Les maigres tibias de la belle Juive eurent moins de succès. Louise Cocote, par plaisanterie, coiffa le Monsieur de sa jupe ; et Madame fut obligée d’intervenir pour arrêter cette farce inconvenante. Enfin Madame elle-même tendit sa jambe, une belle jambe normande, grasse et musclée ; et le voyageur, surpris et ravi, ôta galamment son chapeau pour saluer ce maître mollet en vrai chevalier français.

Les deux paysans, figés dans l’ahurissement, regardaient de côté, d’un seul œil ; et ils ressemblaient si absolument à des poulets que l’homme aux favoris blonds, en se relevant, leur fit dans le nez « Co-co-ri-co ». Ce qui déchaîna de nouveau un ouragan de gaieté.

Les vieux descendirent à Motteville, avec leur panier, leurs canards et leur parapluie ; et l’on entendit la femme dire à son homme en s’éloignant : « C’est des traînées qui s’en vont encore à ce satané Paris. »

Le plaisant commis Porteballe descendit lui-même à Rouen, après s’être montré si grossier que Madame se vit obligée de le remettre vertement à sa place. Elle ajouta, comme morale : « Ça nous apprendra à causer au premier venu. »

Guy de Maupassant, En Wagon, 1886

Mesdames de Sarcagnes, de Vaulacelles et de Bridoie, sont soucieuses : elles cherchent une personne de confiance pour escorter leurs fils collégiens de Paris jusqu’en Auvergne. C’est le jeune abbé Lecuir, précepteur du fils d’une de leurs amies, qui est chargé de la mission…

L’abbé partit donc le vendredi ; et il se trouvait à la gare de Lyon le dimanche matin pour prendre, avec ses trois gamins, le rapide de huit heures, le nouveau rapide-direct organisé depuis quelques jours seulement, sur la réclamation générale de tous les baigneurs de l’Auvergne.

Il se promenait sur le quai de départ, suivi de ses collégiens, comme une poule de ses poussins, et il cherchait un compartiment vide ou occupé par des gens d’aspect respectable, car il avait l’esprit hanté par toutes les recommandations minutieuses que lui avaient faites mesdames de Sarcagnes, de Vaulacelles et de Bridoie.

Or il aperçut tout à coup devant une portière un vieux monsieur et une vieille dame à cheveux blancs qui causaient avec une autre dame installée dans l’intérieur du wagon. Le vieux monsieur était officier de la Légion d’honneur ; et ces gens avaient l’aspect le plus comme il faut. « Voici mon affaire », pensa l’abbé. Il fit monter les trois élèves et les suivit.

La vieille dame disait :

— Surtout soigne-toi bien, mon enfant.

La jeune répondit :

— Oh ! oui, maman, ne crains rien.

— Appelle le médecin aussitôt que tu te sentiras souffrante.

— Oui, oui, maman.

— Allons, adieu, ma fille.

— Adieu, maman.

Il y eut une longue embrassade, puis un employé ferma les portières et le train se mit en route.

Ils étaient seuls. L’abbé, ravi, se félicitait de son adresse, et il se mit à causer avec les jeunes gens qui lui étaient confiés. Il avait été convenu, le jour de son départ, que madame de Martinsec l’autoriserait à donner des répétitions pendant toutes les vacances à ces trois garçons, et il voulait sonder un peu l’intelligence et le caractère de ses nouveaux élèves.

Roger de Sarcagnes, le plus grand, était un de ces hauts collégiens poussés trop vite, maigres et pâles, et dont les articulations ne semblent pas tout à fait soudées. Il parlait lentement, d’une façon naïve.

Gontran de Vaulacelles, au contraire, demeurait tout petit, trapu, et il était malin, sournois, mauvais et drôle. Il se moquait toujours de tout le monde, avait des mots de grande personne, des répliques à double sens qui inquiétaient ses parents.

Le plus jeune, Roland de Bridoie, ne paraissait montrer aucune aptitude pour rien : C’était une bonne petite bête qui ressemblerait à son papa.

L’abbé les avait prévenus qu’ils seraient sous ses ordres pendant ces deux mois d’été : et il leur fit un sermon bien senti sur leurs devoirs envers lui, sur la façon dont il entendait les gouverner, sur la méthode qu’il emploierait envers eux.

C’était un abbé d’âme droite et simple, un peu phraseur et plein de systèmes.

Son discours fut interrompu par un profond soupir que poussa leur voisine. Il tourna la tête vers elle. Elle demeurait assise dans son coin, les yeux fixes, les joues un peu pâles. L’abbé revint à ses disciples.

Le train roulait à toute vitesse, traversait des plaines, des bois, passait sous des ponts et sur des ponts, secouait de sa trépidation frémissante le chapelet de voyageurs enfermés dans les wagons.

Gontran de Vaulacelles, maintenant, interrogeait l’abbé Lecuir sur Royat, sur les amusements du pays. Y avait-il une rivière ? Pouvait-on pêcher ? Aurait-il un cheval, comme l’autre année ? etc.

La jeune femme, tout à coup, jeta une sorte de cri, un « ah ! » de souffrance vite réprimé.

Le prêtre, inquiet, lui demanda :

— Vous sentez-vous indisposée, madame ?

— Elle répondit : — Non, non, monsieur l’abbé, ce n’est rien, une légère douleur, ce n’est rien. Je suis un peu malade depuis quelque temps, et le mouvement du train me fatigue. Sa figure était devenue livide, en effet.

Il insista : — Si je puis quelque chose pour vous, madame ?…

— Oh ! non, — rien du tout, — monsieur l’abbé. Je vous remercie.

Le prêtre reprit sa causerie avec ses élèves, les préparant à son enseignement et à sa direction.

Les heures passaient. Le convoi s’arrêtait de temps en temps, puis repartait. La jeune femme, maintenant, paraissait dormir et elle ne bougeait plus, enfoncée en son coin. Bien que le jour fût plus qu’à moitié écoulé, elle n’avait encore rien mangé. L’abbé pensait : « Cette personne doit être bien souffrante. »

Il ne restait plus que deux heures de route pour atteindre Clermont-Ferrand, quand la voyageuse se mit brusquement à gémir. Elle s’était laissée presque tomber de sa banquette et, appuyée sur les mains, les yeux hagards, les traits crispés, elle répétait : « Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! »

L’abbé s’élança :

— Madame… madame… madame, qu’avez-vous ?

Elle balbutia : — Je… je… crois que… que… que je vais accoucher. Et elle commença aussitôt à crier d’une effroyable façon. Elle poussait une longue clameur affolée qui semblait déchirer sa gorge au passage, une clameur aiguë, affreuse, dont l’intonation sinistre disait l’angoisse de son âme et la torture de son corps.

Le pauvre prêtre éperdu, debout devant elle, ne savait que faire, que dire, que tenter, et il murmurait : « Mon Dieu, si je savais… Mon Dieu, si je savais ! » Il était rouge jusqu’au blanc des yeux ; et ses trois élèves regardaient avec stupeur cette femme étendue qui criait.

Tout à coup, elle se tordit, élevant ses bras sur sa tête, et son flanc eut une secousse étrange, une convulsion qui la parcourut.

L’abbé pensa qu’elle allait mourir, mourir devant lui privée de secours et de soins, par sa faute. Alors il dit d’une voix résolue :

— Je vais vous aider, madame. Je ne sais pas… mais je vous aiderai comme je pourrai. Je dois mon assistance à toute créature qui souffre.

Puis, s’étant retourné vers les trois gamins, il cria :

— Vous — vous allez passer vos têtes à la portière ; et si un de vous se retourne, il me copiera mille vers de Virgile.

Il abaissa lui-même les trois glaces, y plaça les trois têtes, ramena contre le cou les rideaux bleus, et il répéta :

— Si vous faites seulement un mouvement, vous serez privés d’excursions pendant toutes les vacances. Et n’oubliez point que je ne pardonne jamais, moi.

Et il revint vers la jeune femme, en relevant les manches de sa soutane.

Elle gémissait toujours, et, par moments, hurlait. L’abbé, la face cramoisie, l’assistait, l’exhortait, la réconfortait, et, sans cesse, il levait les yeux vers les trois gamins qui coulaient des regards furtifs, vite détournés, vers la mystérieuse besogne accomplie par leur nouveau précepteur.

— Monsieur de Vaulacelles, vous me copierez vingt fois le verbe « désobéir » ! — criait-il.

— Monsieur de Bridoie, vous serez privé de dessert pendant un mois.

Soudain la jeune femme cessa sa plainte persistante, et presque aussitôt un cri bizarre et léger qui ressemblait à un aboiement et à un miaulement fit retourner, d’un seul élan, les trois collégiens persuadés qu’ils venaient d’entendre un chien nouveau-né.

L’abbé tenait dans ses mains un petit enfant tout nu. Il le regardait avec des yeux effarés ; il semblait content et désolé, prêt à rire et prêt à pleurer ; on l’aurait cru fou, tant sa figure exprimait de choses par le jeu rapide des yeux, des lèvres et des joues.

Il déclara, comme s’il eût annoncé à ses élèves une grande nouvelle :

— C’est un garçon.

Puis aussitôt il reprit :

— Monsieur de Sarcagnes, passez-moi la bouteille d’eau qui est dans le filet. — Bien. — Débouchez-la. — Très bien. — Versez-m’en quelques gouttes dans la main, seulement quelques gouttes. — Parfait.

Et il répandit cette eau sur le front nu du petit être qu’il portait, en prononçant :

« Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. »

Le train entrait en gare de Clermont. La figure de madame de Bridoie apparut à la portière. Alors l’abbé, perdant la tête, lui présenta la frêle bête humaine qu’il venait de cueillir, en murmurant : « C’est madame qui vient d’avoir un petit accident en route. »

Il avait l’air d’avoir ramassé cet enfant dans un égout ; et, les cheveux mouillés de sueur, le rabat sur l’épaule, la robe maculée, il répétait : « Ils n’ont rien vu — rien du tout, — j’en réponds. — Ils regardaient tous trois par la portière. — J’en réponds, — ils n’ont rien vu. »

Et il descendit du compartiment avec quatre garçons au lieu de trois qu’il était allé chercher, tandis que mesdames de Bridoie, de Vaulacelles et de Sarcagnes, livides, échangeaient des regards éperdus, sans trouver un seul mot à dire.

Le soir, les trois familles dînaient ensemble pour fêter l’arrivée des collégiens. Mais on ne parlait guère ; les pères, les mères et les enfants eux-mêmes semblaient préoccupés.

Tout à coup, le plus jeune, Roland de Bridoie, demanda :

— Dis, maman, où l’abbé l’a-t-il trouvé, ce petit garçon ?

La mère ne répondit pas directement.

— Allons, dîne, et laisse-nous tranquilles avec tes questions.

Il se tut quelques minutes, puis reprit :

— Il n’y avait personne que cette dame qui avait mal au ventre. C’est donc que l’abbé est prestidigitateur, comme Robert Houdin qui fait venir un bocal de poissons sous un tapis.

— Tais-toi, voyons. C’est le bon Dieu qui l’a envoyé.

— Mais où l’avait-il mis, le bon Dieu ? Je n’ai rien vu, moi. Est-il entré par la portière, dis ?

Madame de Bridoie, impatientée, répliqua : — Voyons, c’est fini, tais-toi. Il est venu sous un chou comme tous les petits enfants. Tu le sais bien.

— Mais il n’y avait pas de chou dans le wagon ?

Alors Gontran de Vaulacelles, qui écoutait avec un air sournois, sourit et dit :

— Si, il y avait un chou. Mais il n’y a que monsieur l’abbé qui l’a vu.

Alphonse Allais, Amours, Délices et Orgues, 1898

UNE INNOVATION

À LAQUELLE TOUT LE MONDE APPLAUDIRA

Je tiens à remercier publiquement, tant au nom de l’humanité tout entière qu’au mien propre, l’administration supérieure des Chemins de fer de l’Ouest de l’honneur qu’elle m’a fait en m’invitant, moi seul de la presse, au très intéressant essai de vendredi dernier.

Ajoutons que cette expérience a été pleinement couronnée de succès et qu’elle n’attend plus que l’homologation de l’État (est-ce bien le terme ?) pour entrer dans la pratique.

… On ne m’avait pas dit de quoi il s’agissait.

— Trouvez-vous, me prévenait simplement un très aimable ingénieur de la Compagnie, trouvez-vous, à 10 h. 25, à la gare des Batignolles, et vous assisterez à quelque chose de fort curieux.

Vous pensez si j’eus garde de manquer pareille occasion !

À l’heure dite, j’étais au rendez-vous.

Un train chauffait, tout prêt à partir.

Pas mal de personnages bien mis se trouvaient déjà là, dont beaucoup portaient, à la boutonnière, la rosette rouge de la Légion d’honneur.

— En voiture, s’il vous plaît, messieurs ! cria l’ingénieur aimable dont j’ai parlé plus haut.

J’ai oublié de le dire, mais je pense qu’il est temps encore de réparer cette négligence, il faisait excessivement chaud.

Nous montâmes dans nos wagons.

Un coup de sifflet déchira l’air, le train s’ébranla.

Ce train était un de ces trains qui ressemblent à tous les trains.

Il se composait de plusieurs wagons, lesquels se subdivisaient eux-mêmes en un certain nombre de compartiments.

Jusqu’ici, donc, rien d’anormal, rien de nouveau.

J’en étais là de mes réflexions, quand, à ma grande stupeur, j’aperçus tous mes compagnons de route en train de se déchausser.

De l’air le plus naturel du monde, ces messieurs enlevaient leurs bottines et leurs chaussettes.

Ils relevaient leur pantalon et leur caleçon jusqu’au genou.

Après quoi l’un d’eux souleva une plaque de tôle posée sur le parquet et mit à découvert un large bassin rempli d’eau, bassin occupant toute la largeur du compartiment.

Et tous ces gens de se livrer aux douceurs du bain de pied.

Ma foi, je fis comme eux.

On ne saurait se figurer, si on ne l’a pas goûtée soi-même, l’exquise sensation que procure un bain pied en rail-road : c’est délicieux.

Je compris alors à quelle expérience j’assistais.

D’ailleurs, un monsieur décoré me mettait au courant, avec une de ces bonnes grâces comme on n’en rencontre plus que dans les hautes sphères administratives.

L’installation de bains de pieds dans toutes les voitures de la Compagnie aura plusieurs résultats excellents :

Pour les voyageurs, aise, hygiène, propreté.

Pour les Compagnies, énorme économie de combustible.

Au moment où on la refoule dans lesdits bassins, l’eau est à une température d’environ 15°.

Le contact, avec les pieds des voyageurs, l’amène assez rapidement (surtout en été) à la température du pied humain, 37°.

À ce moment, l’eau tiède est refoulée dans la chaudière et remplacée par de la plus fraîche.

C’est donc vingt-deux degrés de chaleur qui ne coûtent rien à l’administration !

J’ai égaré le papier sur lequel j’avais pris mes notes, mais je crois me rappeler que la chaleur humaine, ainsi captée et utilisée, représente une économie de 100 grammes de charbon par voyageur et par kilomètre.

Voilà, je crois, un fait unique dans les fastes des grandes Compagnies : une réforme réunissant dans une commune satisfaction les actionnaires et le public.

Le voilà, le bon collectivisme, le voilà bien !

Joris-Karl Huysmans, Les sœurs Vatard, 1880

Des traînes de mousseline noire se déchiraient là-haut, avec de longs craquements ; le ciel s’étendait comme un surplis immense, couleur de scabieuse, dont les pans retroussés seraient tenus, çà et là, par des clous de feu. Une odeur de charbon brûlé, de fonte qui chauffe, de vapeur et de suie, de fumée d’eau et d’huiles grasses, montait. Au loin, la gare s’estompait, dans une buée jaune, étoilée par les points orangés des gaz, par les lanternes blanches des voies laissées libres.

Le ciel semblait charrier derrière l’embarcadère des nuées plus torrentueuses et plus lourdes et au-dessus des deux triangles enflammés des vitres, un cadran s’allumait, rondissant comme une lune traversée par deux barres noires.

Presque en face de la fenêtre, un amas de bâtisses dont les pieds disparaissaient dans l’ombre découpaient l’arête de leurs toits sur l’obscurité qui devenait moins dense à mesure que le regard s’élevait ; puis, serrée entre des palissades et des masures, des carrés de choux et des arbres, la voie s’épandait à l’infini, striée par des rails qui luisaient sous le rayon des lanternes comme de minces filets d’eau.

Deux locomotives manœuvraient, mugissant, sifflant, demandant leur route. L’une se promenait lentement, éructant par son tuyau des gerbes de flammèches, pissant à petits coups, laissant tomber de son bas-ventre ouvert, des braises, gouttes à gouttes. Puis une vapeur rouge l’enveloppa du faîte aux roues, sa bouche béante flambait et, se redressant et se recourbant, une ombre noire passait devant l’éblouissement de la fournaise, bourrant la gueule de la bête de pelletées de tourbe.

Elle rugissait et grondait soufflant plus fort, la panse arrondie et suante, et, dans le grommellement de ses flancs, le cliquetis de la pelle sur le fer de sa bouche sonnait plus clair. L’autre machine courait dans un tourbillon de fumée et de flammes, appelant l’aiguilleur pour qu’il la dirigeât sur une voie de garage, signalée au loin par le feu jaune d’un disque, et elle ralentissait sa marche, dardant des jets de vapeur blanche, faisant onduler sur le zigzag d’un rail qui reliait deux voies, la jupe de son tender, piquée d’un rubis saignant.

Sur le côté, une luciole verte scintillait, indiquant une bifurcation, et des sifflets, tantôt aigus et comme impatientés, tantôt étouffés et comme implorants, se croisaient.

Un son de trompe courut, se répercuta, s’affaiblit et de nouveau brama, d’intervalles en intervalles. Les gardiens fermaient les barrières du passage à niveau, -un train de grande ligne s’avançait au loin. — Un renâclement farouche, un cri strident, trois fois répété, déchira la nuit, puis deux fanaux, semblables à d’énormes yeux, coururent sur le rail qui miroita, à mesure que le train roulait. La terre trembla et, dans une buée blanche, tisonnée d’éclairs, dans une rafale de poussière et de cendre, dans un éclaboussement d’étincelles, le convoi jaillit avec un épouvantable fracas de ferrailles secouées, de chaudières hurlantes, de pistons en branle ; il fila sous la fenêtre, son grondement de tonnerre s’éteignit, l’on n’aperçut bientôt plus que les trois lanternes rouges du dernier wagon, et alors retentit le bruit saccadé des voitures sautant sur les plaques tournantes.

Des hommes se mouvaient confusément sur la route laissée libre par le passage du train ; le fil des signaux grinça ; une tache de sang troua la sombreur du ciel, abritant la voie interdite ; les barrières se rouvrirent, les haquets passèrent.

Emile Zola, La Bête Humaine, 1890

Jacques Lantier, mécanicien sur la ligne Paris-Le Havre, est un employé modèle mais animé de pulsions meurtrières. Il partage avec son chauffeur Pecqueux la responsabilité de leur locomotive, surnommé « la Lison ». A la fin du roman, présentée ici, Lantier et Pecqueux font toujours équipe mais sur une locomotive moins performante. Pecqueux partage avec Lantier un amour passionnel irraisonné pour son ancienne locomotive, tient Lantier pour responsable de la perte de sa machine, inimitié aggravée par la relation adultérine qu’entretient Lantier avec son épouse. Les deux hommes se disputent et se bagarrent, jusqu’au drame…

Ce soir-là, Pecqueux arriva au dépôt très ivre. Le lendemain du jour où il avait surpris Philomène et Jacques, il était remonté sur la machine 608, comme chauffeur avec ce dernier ; et, depuis ce temps, il ne faisait aucune allusion, assombri, ayant l’air de ne point oser regarder son chef. Mais celui-ci le sentait de plus en plus révolté, refusant d’obéir, l’accueillant d’un grognement sourd dès qu’il lui donnait un ordre. Ils avaient fini par cesser complètement de se parler.

Cette tôle mouvante, ce petit pont qui les emportait autrefois, si unis, n’était plus à cette heure que la planche étroite et dangereuse où se heurtait leur rivalité. La haine grandissait, ils en étaient à se dévorer dans ces quelques pieds carrés, filant à toute vitesse, et d’où les aurait précipités la moindre secousse. Et, ce soir-là, en voyant Pecqueux ivre, Jacques se méfia ; car il le savait trop sournois pour se fâcher à jeun, le vin seul déchaînait en lui la brute.

Le train qui devait partir vers six heures, fut retardé. Il était nuit déjà, lorsqu’on embarqua les soldats comme des moutons, dans des wagons à bestiaux. On avait simplement cloué des planches en guise de banquettes, on les empilait là-dedans, par escouades, bourrant les voitures au-delà du possible ; si bien qu’ils s’y trouvaient assis les uns sur les autres, quelques-uns debout, serrés à ne pas remuer un bras.

Dès leur arrivée à Paris, un autre train les attendait, pour les diriger sur le Rhin. Ils étaient déjà écrasés de fatigue, dans l’ahurissement du départ. Mais, comme on leur avait distribué de l’eau-de-vie, et que beaucoup s’étaient répandus chez les débitants du voisinage, ils avaient une gaieté échauffée et brutale, très rouges, les yeux hors de la tête. Et, dès que le train s’ébranla, sortant de la gare, ils se mirent à chanter.

Jacques, tout de suite, regarda le ciel, dont une vapeur d’orage cachait les étoiles. La nuit serait très sombre, pas un souffle n’agitait l’air brûlant ; et le vent de la course, toujours si frais, semblait tiède. A l’horizon noir, il n’y avait d’autres feux que les étincelles vives des signaux. Il augmenta la pression pour franchir la grande rampe d’Harfleur à Saint-Romain. Malgré l’étude qu’il faisait d’elle depuis des semaines, il n’était pas maître encore de la machine 608, trop neuve, dont les caprices, les écarts de jeunesse le surprenaient. Cette nuit-là, particulièrement, il la sentait rétive, fantasque, prête à s’emballer pour quelques morceaux de charbon de trop. Aussi, la main sur le volant du changement de marche, surveillait-il le feu, de plus en plus inquiet des allures de son chauffeur. La petite lampe qui éclairait le niveau de l’eau, laissait la plate-forme dans une pénombre, que la porte du foyer, rougie, rendait violâtre. Il distinguait mal Pecqueux, il avait eu aux jambes, à deux reprises, la sensation d’un frôlement comme si des doigts se fussent exercés à le prendre là. Mais ce n’était sans doute qu’une maladresse d’ivrogne, car il l’entendait, dans le bruit, ricaner très haut, casser son charbon, à coups de marteau exagérés, se battre avec la pelle. Toutes les minutes, il ouvrait la porte, jetait du combustible sur la grille, en quantité déraisonnable.

« Assez ! » cria Jacques.

L’autre affecta de ne pas comprendre, continua à enfourner des pelletées coup sur coup ; et, comme le mécanicien lui empoignait le bras, il se tourna, menaçant, tenant enfin la querelle qu’il cherchait, dans la fureur montante de son ivresse.

« Touche pas, ou je cogne !… Ça m’amuse, moi, qu’on aille vite ! » Le train, maintenant, roulait, à toute vitesse, sur le plateau qui va de Bolbec à Motteville. Il devait filer d’un trait à Paris, sans arrêt aucun, sauf aux points marqués pour prendre l’eau. L’énorme masse, les dix-huit wagons, chargés, bondés de bétail humain, traversaient la campagne noire, dans un grondement continu. Et ces hommes qu’on charriait au massacre, chantaient, chantaient à tue-tête, d’une clameur si haute, qu’elle dominait le bruit des roues.

Jacques, du pied, avait refermé la porte. Puis, manœuvrant l’injecteur, se contenant encore :

« Il y a trop de feu… Dormez, si vous êtes saoul. » Immédiatement, Pecqueux rouvrit, s’acharna à remettre du charbon, comme s’il eût voulu faire sauter la machine.

C’était la révolte, les ordres méconnus, la passion exaspérée qui ne tenait plus compte de toutes ces vies humaines. Et, Jacques s’étant penché pour abaisser lui-même la tige du cendrier, de façon à diminuer au moins le tirage, le chauffeur le saisit brusquement à bras-le-corps, tâcha de le pousser, de le jeter sur la voie, d’une violente secousse.

« Gredin, c’était donc ça !… N’est-ce pas ? tu dirais que je suis tombé, bougre de sournois ! » Il s’était rattrapé à un des bords du tender, et ils glissèrent tous deux, la lutte continua sur le petit pont de tôle, qui dansait violemment. Les dents serrées, ils ne parlaient plus, ils s’efforçaient l’un l’autre de se précipiter par l’étroite ouverture, qu’une barre de fer seule fermait. Mais ce n’était point commode, la machine dévorante roulait, roulait toujours ; et Barentin fut dépassé, et le train s’engouffra dans le tunnel de Malaunay, qu’ils se tenaient encore étroitement, vautrés dans le charbon, tapant de la tête contre les parois du récipient d’eau, évitant la porte rougie du foyer, où se grillaient leurs jambes, chaque fois qu’ils les allongeaient.

Un instant, Jacques songea que, s’il pouvait se relever, il fermerait le régulateur, appellerait au secours, pour qu’on le débarrassât de ce fou furieux, enragé d’ivresse et de jalousie.

Il s’affaiblissait, plus petit, désespérait de trouver maintenant la force de le précipiter, vaincu déjà, sentant passer dans ses cheveux la terreur de la chute. Comme il faisait un suprême effort, la main tâtonnante, l’autre comprit, se raidit sur les reins, le souleva ainsi qu’un enfant.

« Ah ! tu veux arrêter… Ah ! tu m’as pris ma femme…

Va, faut que tu y passes ! » La machine roulait, roulait, le train venait de sortir du tunnel à grand fracas, et il continuait sa course, au travers de la campagne vide et sombre. La station de Malaunay fut franchie, dans un tel coup de vent, que le sous-chef, debout sur le quai, ne vit même pas ces deux hommes, en train de se dévorer, pendant que la foudre les emportait.

Mais Pecqueux, d’un dernier élan, précipita Jacques ; et celui-ci, sentant le vide, éperdu, se cramponna à son cou, si étroitement, qu’il l’entraîna. Il y eut deux cris terribles, qui se confondirent, qui se perdirent. Les deux hommes, tombés ensemble, entraînés sous les roues par la réaction de la vitesse, furent coupés, hachés, dans leur étreinte, dans cette effroyable embrassade, eux qui avaient si longtemps vécu en frères. On les retrouva sans tête, sans pieds, deux troncs sanglants qui se serraient encore, comme pour s’étouffer.

Et la machine, libre de toute direction, roulait, roulait toujours. Enfin, la rétive, la fantasque, pouvait céder à la fougue de sa jeunesse, ainsi qu’une cavale indomptée encore, échappée des mains du gardien, galopant par la campagne rase. La chaudière était pourvue d’eau, le charbon dont le foyer venait d’être rempli, s’embrasait ; et, pendant la première demi-heure, la pression monta follement, la vitesse devint effrayante. Sans doute, le conducteur-chef, cédant à la fatigue, s’était endormi. Les soldats, dont l’ivresse augmentait, à être ainsi entassés, subitement s’égayèrent de cette course violente, chantèrent plus fort. On traversa Maromme, en coup de foudre. Il n’y avait plus de sifflet, à l’approche des signaux, au passage des gares. C’était le galop tout droit, la bête qui fonçait tête basse et muette, parmi les obstacles.

Elle roulait, roulait sans fin, comme affolée de plus en plus par le bruit strident de son haleine.

A Rouen, on devait prendre de l’eau : et l’épouvante glaça la gare, lorsqu’elle vit passer, dans un vertige de fumée et de flamme, ce train fou, cette machine sans mécanicien ni chauffeur, ces wagons à bestiaux emplis de troupiers qui hurlaient des refrains patriotiques. Ils allaient à la guerre, c’était pour être plus vite là-bas, sur les bords du Rhin. Les employés étaient restés béants, agitant les bras. Tout de suite, le cri fut général : jamais ce train débridé, abandonné à lui-même, ne traverserait sans encombre la gare de Sotteville, toujours barrée par des manœuvres, obstruée de voitures et de machines, comme tous les grands dépôts. Et l’on se précipita au télégraphe, on prévint. Justement, là-bas, un train de marchandises qui occupait la voie, put être refoulé sous une remise. Déjà, au loin, le roulement du monstre échappé s’entendait. Il s’était rué dans les deux tunnels qui avoisinent Rouen, il arrivait de son galop furieux, comme une force prodigieuse et irrésistible que rien ne pouvait plus arrêter. Et la gare de Sotteville fut brûlée, il fila au milieu des obstacles sans rien accrocher, il se replongea dans les ténèbres, où son grondement peu à peu s’éteignit.

Mais, maintenant, tous les appareils télégraphiques de la ligne tintaient, tous les cœurs battaient, à la nouvelle du train fantôme qu’on venait de voir passer à Rouen et à Sotteville. On tremblait de peur : un express qui se trouvait en avant, allait sûrement être rattrapé. Lui, ainsi qu’un sanglier dans une futaie, continuait sa course, sans tenir compte ni des feux rouges, ni des pétards. Il faillit se broyer, à Oissel, contre une machine-pilote ; il terrifia Pont-de-l’Arche, car sa vitesse ne semblait pas se ralentir. De nouveau, disparu, il roulait, il roulait, dans la nuit noire, on ne savait où, là-bas.

Qu’importaient les victimes que la machine écrasait en chemin ! N’allait-elle pas quand même à l’avenir, insoucieuse du sang répandu ? Sans conducteur, au milieu des ténèbres, en bête aveugle et sourde qu’on aurait lâchée parmi la mort, elle roulait, elle roulait, chargée de cette chair à canon, de ces soldats, déjà hébétés de fatigue, et ivres, qui chantaient.

Pour les plus jeunes

La petite gare, de Jean-Côme Noguès (ill. Eric Battut),

éd. Lo Païs d’Enfance – Le Rocher, 2006. A partir de 7 ans

L’histoire débute en 1865, lorsqu’un village est choisi pour le passage du train. La voie de chemin de fer est construite malgré l’inquiétude des habitants, ainsi qu’une gare aux murs de briques rouges. Après le passage mémorable de la première locomotive, chacun s’habitue au train, l’intégrant au rythme quotidien, jusqu’à l’abandon de ce moyen de transport au profit de l’autocar vers 1940. Abandonnée, la petite gare n’est pas détruite et connaîtra une nouvelle vie lorsqu’elle sera

rachetée et habitée par un jeune homme et sa famille.

A fond de train !, de Corinne Albant (ill. Grégoire Mabire),

éd. Casterman, 2004. A partir de 2 ans

Un petit train est au départ d’une grande aventure ; des petites têtes rondes sont aux fenêtres (on croise un chat, un monsieur au chapeau, une sorcière). Le train quitte Paris pour traverser la France et rejoindre le bord de mer. Bientôt l’image s’agrandit, les montagnes apparaissent. Ce petit train traverse une rivière, entre dans un tunnel,

dépasse un champ de blé (ou un désert, c’est au choix). Bref, on se fait peur, on croise des paysages quasi magiques, on combine les sens de lecture… et surtout on s’amuse beaucoup. A partager.

Un train passe, de Donald Crews (trad. Christian Poslaniec), éd. Il

était deux fois, 2009. A partir de 2 ans.

Avant que le train passe, il n’y a que les rails ; après il reste la fumée de la locomotive. Et pendant direz-vous ? Les enfants découvriront les termes wagon, citerne, wagon à bestiaux, wagon benne, tender et locomotive tout en apprenant les couleurs de l’arc-en-ciel : rouge, orange, jaune, vert, bleu, violet et noir. Et plus le train roule, plus les couleurs se mélangent et se fondent les unes aux autres. Donald Crews se concentre sur son objet, sans s’encombrer de détails mais

en apposant quelques mots sur l’image afin de rendre sa démarche plus évidente.

Le vieux train à vapeur, de Stephen Cartwright et Heather Amery

(trad. F. Blitz), éd. Usborne, 2000. A partir de 6 ans

Cette adorable histoire, qui fait partie de la collection très appréciée des petits, " Les contes de la ferme ", a été écrite pour les enfants qui apprennent à lire. Ils partageront avec beaucoup de plaisir les aventures amusantes de Julie et Marc, leur chien Caramel et tous les animaux qui vivent à la ferme des Pommiers.