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Au boulot - Brigitte

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Brigitte Felix, 50 ansFloor manager

Expérience du travail intérimaireSix mois dans un call center

En routeEn route vers le sommet

vers lesommet

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« Ce n’est pas le background qui compte, mais la motivation. Le talent et l’enthousiasme pèsent plus lourd qu’une valise pleine de diplômes. »

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On dit que la vie commence à 40 ans. Et ce n’est pas Brigitte qui dira le contraire. À l’opposé de ce que l’on pourrait croire lors-qu’on rencontre cette femme dynamique pour la première fois, Brigitte a suivi jusqu’à ses 40 ans un chemin qui lui avait été tracé par d’autres. Cela fait à peine dix ans qu’elle a commencé à vivre pour elle-même. « Le cancer est la chose la plus terrible et la plus favorable qui me soit arrivée. Sans ce cancer, je ne serais pas ici aujourd’hui. »

L’honnêteté est la meilleure attitude

Ici, c’est un bureau baigné de soleil dans un parc d’entreprises des plus modernes. Depuis son bureau, Brigitte a une vue idéale sur le call center dont elle assure la gestion. On sent directement que l’ambiance sur le lieu de travail est excellente : point d’employés stressés suspendus au téléphone, mais des jeunes gens discutant par petits groupes autour de tables. Toutes ces tables sont personnalisées à l’aide de petits drapeaux, messages, des-sins et posters. Et pourtant, on n’a pas l’impression d’être dans une cour de récréation. C’est la concentration qui règne, tout en s’autorisant des plages de détente.

Lorsque Brigitte est arrivée ici comme intérimaire il y a dix ans, cette ambiance de détente et de concentration n’était pas encore à l’ordre du jour. « Tout le monde se plaignait tout le temps », se souvient-elle. « Un mois après mon arrivée comme intérimaire, un shoot to shoot a été organisé. Le personnel était invité à mettre les problèmes sur la table, directement face à la direction. C’était un véritable face-à-face : le personnel d’un côté et la direction de l’autre. Or aucun des collègues qui n’arrêtaient pas de se plaindre n’a ouvert la bouche. »

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Brigitte, qui venait d’arriver dans la société comme intérimaire sous contrat hebdomadaire et n’avait jamais émis la moindre plainte, s’est avan-cée d’un pas. « Je ne comprends pas : où sont-ils passés, ceux qui se plaignent tout le temps ? » a-t-elle crié à ses collègues avant de s’adresser à la direc-tion : « Je viens seulement d’arriver, mais je travaille dur et je fais preuve de flexibilité. Je suis une mère célibataire avec une fille de 14 ans qui traverse une mauvaise passe. Le mercredi, elle doit rester toute seule à la maison. J’ai donc demandé à interchanger le shift du mercredi avec celui du samedi. La direction a écarté ma proposition sans même l’examiner. Je trouve cela dommage. C’est tout ce que j’avais à dire. Pour le reste, je suis satisfaite. » Et elle a fait un pas en arrière.

Deux jours plus tard, Brigitte était conviée dans le bureau du directeur. Elle avait déjà une petite expérience de la vie. Elle savait très bien que l’hon-nêteté n’est pas toujours appréciée et elle s’attendait à être remerciée pour ses services. À sa grande surprise, elle n’a pas été réprimandée, mais félicitée. Son horaire a été adapté pour libérer son mercredi. Un peu plus tard, son contrat intérimaire s’est transformé en contrat fixe. « Elle ne manque pas d’intérêt et de franc-parler, cette petite intérimaire blonde », a déclaré le directeur à l’issue du shoot to shoot. Enfin une place où l’honnêteté paie, s’est dit Brigitte.

C’est ainsi qu’a commencé l’ascension de Brigitte jusqu’au sommet du call center. Après six mois, elle était Senior et, après un an, elle était nommée coach d’équipe. Aujourd’hui, elle est floor manager, en charge de pratique-ment deux cents personnes travaillant sur trois projets différents. Pas mal, pour une « petite intérimaire blonde ». Surtout pour quelqu’un qui n’avait aucune expérience du secteur avant l’âge de 40 ans.

Le diagnostic

Dans une vie antérieure, Brigitte était coiffeuse. À l’âge de 18 ans, elle a suivi les traces de sa maman et a commencé à travailler comme salariée dans

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un salon de coiffure. Cela ne lui déplaisait pas de coiffer, mais, pour une optimiste née comme Brigitte, les lamentations des clientes étaient souvent difficiles à supporter. « Avec le recul, j’aurais peut-être mieux fait de mar-cher sur les pas de mon père », estime-t-elle. Celui-ci était courtier d’assu-rances à domicile. Lorsqu’elle était enfant, Brigitte jouait régulièrement « au bureau » et, tout comme son père, passait toute la journée des coups de fil avec son téléphone Fisher-Price en main. « Mais ma mère trouvait que je devais devenir coiffeuse et que mon frère reprendrait le bureau d’assurances. C’est donc ce que j’ai fait. »

Elle n’était pas tout à fait heureuse dans son travail, mais elle a quand même pu profiter de bons moments. Ce qu’elle préférait, c’était rencontrer des gens et les convaincre lors de salons ou de présentations. Sa vocation de vendeuse remontait alors à la surface. La véritable nature de Brigitte pouvait aussi s’exprimer dans ses loisirs : sa passion pour ses colleys l’a conduite à s’engager dans une école canine, puis dans une activité annexe de shows canins, concours et salons à laquelle elle a consacré de plus en plus de temps et d’énergie et où elle a aussi frôlé les sommets.

Mais, en 1999, Brigitte a appris la pire nouvelle de sa vie : à 35 ans, elle était atteinte d’un cancer du col de l’utérus à un stade avancé. Les méde-cins ne lui donnaient plus que quelques mois à vivre. Brigitte a perdu ses cheveux, mais son moral est resté intact. « Aux moments les plus sombres, je me tournais vers ma fille et mes colleys. C’est chez eux que j’ai trouvé la volonté de continuer à vivre. »

Bien que le diagnostic fût défavorable, Brigitte a survécu à la maladie. D’abord une rémission d’un mois, puis d’un an, puis de deux. Alors que le cancer semblait écarté et que les perspectives s’amélioraient de plus en plus, Brigitte a recommencé à penser à son avenir. « J’avais parfaitement conscience d’être passée par le chas de l’aiguille. Et la vie ne nous accorde pas une multitude de chances. » Cela l’a incitée à réfléchir : à quoi aspi-rait-elle dans la vie ? Que voyait-elle devant elle ? Et, plus concrètement, que ne voyait-elle pas ?

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Juste avant son 40e anniversaire et après quatre années sans cancer, Brigitte a décidé d’aborder la vie de manière radicalement différente. Un 1er mai, elle a quitté la maison avec 40 euros, une valise de vêtements, sa fille et ses deux colleys. « Un écart s’était creusé entre mon compagnon et moi pen-dant ma maladie. Après avoir survécu au cancer, il m’a semblé que j’avais une obligation envers moi-même de devenir heureuse. S’il n’était pas prêt à me choisir à cent pour cent, je devais au moins le faire pour moi-même. »

Elle est partie les mains vides, mais convaincue que sa vie pouvait enfin commencer. Outre son compagnon, elle laissait aussi autre chose derrière elle : son travail. « Je ne pouvais plus supporter les lamentations des gens. Quand on est soi-même atteint d’une maladie incurable, il est encore plus difficile d’écouter les gens s’apitoyer sur leur propre sort. Lorsque j’ai été guérie, j’ai décidé de m’entourer de personnes positives. »

mais c’est une coiffeuse !

Le 1er mai, Brigitte a claqué la porte de sa vie conjugale et professionnelle. Il était temps de passer à autre chose. À quoi, elle ne le savait pas encore, mais elle était convaincue qu’elle était suffisamment maligne et habile pour trouver un autre emploi. C’est en ce même mois de mai qu’elle a poussé pour la première fois la porte d’une agence d’intérim. « Je n’avais jamais postulé de ma vie, alors j’étais assez nerveuse. » Elle a été reçue par Inge, une femme qui irradiait de positivisme. Le contact est passé directement.

Après avoir laissé Brigitte raconter jusqu’au bout l’histoire de sa vie et son expérience professionnelle, Inge lui a demandé si elle avait d’autres hobbies. Brigitte lui a alors parlé des chiens et lui a confié le secret de son succès : « Tout le monde regarde le chien, mais moi, je me concentre sur le maître. » Alors que Brigitte ne tarissait pas sur le sujet, Inge a vite entrevu que la femme assise devant elle avait quelque chose qui ne s’apprend pas à l’école. Appelez cela comme vous voudrez : une certaine connaissance

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de l’être humain, du discernement, de l’intuition, de hautes aptitudes so-ciales ou, comme on dit en anglais, des people skills. Inge a vu instantanément en Brigitte une vendeuse née.

« Avez-vous déjà pensé à un call center ? » lui a-t-elle demandé.

Brigitte a eu un regard surpris. Non, elle n’y avait jamais pensé. Mais, en prononçant ces mots, lui est revenu soudainement le souvenir du téléphone Fisher-Price dans le bureau imaginaire de son enfance. « Je veux bien essayer », a-t-elle répondu.

Une semaine plus tard, Brigitte était prise à l’essai. « Mais c’est une coiffeuse ! » s’était exclamé l’employeur. Inge avait in-sisté et lui avait assuré qu’il ne perdrait pas son temps avec Brigitte. La défiance s’est envolée dès le premier coup de téléphone. Un vrai baptême du feu : il s’est avéré que le client qu’elle devait convaincre de changer de fournisseur d’énergie était le propriétaire d’un immeuble à appartements. Au cours de la conversation, il lui a lancé : « Si vous pouvez me proposer une bonne affaire, je veille à ce que tous mes locataires fassent le transfert. » Tout le bureau écoutait comment « la nouvelle » allait s’en sortir. Après une heure trente minutes de négociation commerciale, l’ap-pel s’est clôturé par le raccordement de tout l’immeuble. Brigitte avait recruté huit nouveaux clients d’un seul coup. Elle a eu droit à une standing ovation de la part de ses collègues et du floor manager, qui a immédiatement appelé Inge : « Des coiffeuses comme celle-là, vous pouvez m’en envoyer quand vous voulez ! »

Historique professionnel des intérimairesSituation professionnelle avant la mission intérimaire

• 43,0 % au travail• 20,1 % en recherche d’emploi• 33,3 % en formation• 3,6 % sans activité

Durée du chômage avant la dernière mission

• 45,8 % de courte durée (< 6 mois)

• 25,7 % de durée moyenne (6 - 12 mois)

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Tout le monde est égal devant la loi

Pour son 40e anniversaire, Brigitte avait repris les rênes de sa vie. La té-léphoniste intérimaire était devenue en quelques années floor manager en charge de deux cents jeunes collaborateurs enthousiastes, dont plus de la moitié était intérimaire. Une proportion qui n’est pas inhabituelle dans le secteur des call centers, étant donné que le volume de travail dépend des missions proposées et annulées. « Mais, pour moi, tout le monde est égal devant la loi », dit-elle. « Chaque personne acceptée ici fait partie de l’équipe et jouit des mêmes droits que les employés fixes. Nous essayons de conserver autant de personnes que possible pour leur permettre d’évoluer dans leur travail. La solidité de notre entreprise dépend de la solidité de nos collaborateurs. »

La façon dont Brigitte considère les intérimaires comme « des collabo-rateurs à qui je ne peux offrir de contrat en raison de circonstances par-ticulières » exige toutefois une forte présélection. Depuis l’époque où elle était coach d’équipe, Brigitte tient à assister à chaque entretien d’embauche, même depuis qu’elle est devenue floor manager.

« Lorsque j’ai dû recruter des gens pour la première fois, je me suis adressée à l’agence d’intérim où j’avais moi-même débuté. Nous avions besoin de soixante personnes et les conseillers m’ont répondu qu’ils n’en avaient pas autant sous la main dans leur base de données. J’avais du mal à le croire. “Vous avez bien regardé ?” ai-je demandé. Et c’est ce qui a lancé le mouvement. »

Brigitte a proposé de changer radicalement de mode de recrutement. Au lieu de sonder les candidats sur leur expérience et de les soumettre à un essai, Brigitte a proposé d’ouvrir la sélection. « Ma propre expérience m’a appris que c’est l’attitude générale qui est déterminante dans ce secteur. Des vendeurs nés, il y en a partout, que ce soit parmi les coiffeurs, les ouvriers en bâtiment et les sans-emploi. Il faut juste les déceler. »

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Brigitte a demandé à l’agence d’intérim de contacter toutes les personnes en réserve, quel que soit leur background professionnel. Tous les candidats motivés étaient invités à se présenter pour un entretien d’embauche. Brigitte laissait chaque fois le CV de côté pour s’adresser à la personne. « Mon expérience des shows canins et des salons et présentations dans le domaine de la coiffure m’a appris à cerner à qui j’avais affaire en quelques minutes. Cette personne a-t-elle la fibre commerciale ? Tel était le critère. »

Sa vision a provoqué quelques haussements de sourcils, mais les résultats ne se sont pas fait attendre. Son équipe se compose aujourd’hui de personnes issues des milieux les plus divers. Tant sur le plan de la diversité ethnique que sur le plan de l’expérience professionnelle. Il y a des marchands de pois-son, de hauts diplômés, des ouvriers en bâtiment, des femmes au foyer et, ne l’oublions pas, une coiffeuse. « Je ne me sens ni inférieure ni supérieure aux autres. Je mange toujours avec les collaborateurs. Pour certains, je ne suis peut-être “qu’une coiffeuse” et pour les autres, “la grande patronne”. Mais, personnellement, je juge les gens sur ce qu’ils font, et non sur la base de leurs diplômes ou de leur background. »

Elle observe le plateau depuis son bureau ensoleillé. La porte est toujours ouverte pour laisser pénétrer le brouhaha. « L’ambiance est très positive », explique Brigitte. « C’est pour ça que les gens aiment bien travailler ici. Mais cela ne s’est pas fait tout seul. En tant que manager, on porte une grande responsabilité dans la culture d’entreprise. Il règne ici une culture de la transparence et de l’honnêteté. Quand quelque chose ne va pas, on en parle directement. Chaque collaborateur est évalué sur ses points forts et ses points faibles. Tant les employés fixes que les intérimaires. Même moi. »Brigitte ne supporte pas le pessimisme. Ces gens qui ne veulent pas voir le bon côté des choses, se découragent facilement et ne cessent de geindre et de soupirer. « C’est un point que je dois améliorer chez moi », confie-t-elle. « J’ai peu de patience envers les gens qui se plaignent. J’attends de toutes les personnes qui m’entourent qu’elles soient aussi motivées que moi. » Et en jetant un œil au plateau : « Je n’ai pas à me plaindre. »