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Jane Austen PERSUASION (1818) Traduit de l’anglais par M me Letorsay

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PERSUASION

Jane AustenPERSUASION(1818)Traduit de langlais par MmeLetorsayTable des matires

4CHAPITRE PREMIER

11CHAPITRE II

16CHAPITRE III

23CHAPITRE IV

27CHAPITRE V

37CHAPITRE VI

46CHAPITRE VII

53CHAPITRE VIII

61CHAPITRE IX

67CHAPITRE X

76CHAPITRE XI

82CHAPITRE XII

93CHAPITRE XIII

99CHAPITRE XIV

105CHAPITRE XV

110CHAPITRE XVI

116CHAPITRE XVII

124CHAPITRE XVIII

134CHAPITRE XIX

139CHAPITRE XX

146CHAPITRE XXI

159CHAPITRE XXII

170CHAPITRE XXIII

183CHAPITRE XXIV

187 propos de cette dition lectronique

CHAPITRE PREMIER

Sir Walter Elliot, de Kellynch-Hall, dans le comt de Somerset, navait jamais touch un livre pour son propre amusement, si ce nest le livre hraldique.

L il trouvait de loccupation dans les heures de dsuvrement, et de la consolation dans les heures de chagrin. Devant ces vieux parchemins, il prouvait un sentiment de respect et dadmiration. L, toutes les sensations dsagrables provenant des affaires domestiques se changeaient en piti et en mpris. Quand il feuilletait les innombrables titres crs dans le sicle dernier, si chaque feuille lui tait indiffrente, une seule avait constamment pour lui le mme intrt, ctait la page o le volume favori souvrait toujours:

Famille Elliot, de Kellynch-Hall:

Walter Elliot, n le 1er mars 1760; pousa, le 15 juillet 1874,

lisabeth, fille de Jacques Stevenson, esquire de South-Park, comt de Glocester, laquelle mourut en 1800. Il en eut:

lisabeth, ne le 1er juin 1785,

Anne, ne le 9 aoust 1787,

Un fils mort-n le 5 novembre 1789,

et Marie, ne le 20 novembre 1791.

Tel tait le paragraphe sorti des mains de limprimeur; mais Sir Walter y avait ajout pour sa propre instruction, et pour celle de sa famille, la suite de la date de naissance de Marie:

Marie le 16 dcembre 1810 Charles Musgrove, esquire dUppercross, comt de Somerset.

Puis venait lhistoire de lancienne et respectable famille: le premier de ses membres stablissant dans Cheshire, exerant la fonction de haut shrif; reprsentant un bourg dans trois parlements successifs, et cr baronnet dans la premire anne du rgne de Charles II. Le livre mentionnait aussi les femmes; le tout formant deux pages in-folio, accompagn des armoiries et termin par lindication suivante: Rsidence principale: Kellynch-Hall, comt de Somerset.

Puis, de la main de Sir Walter:

Hritier prsomptif: William Walter Elliot, esquire, arrire-petit-fils du second Sir Walter.

La vanit tait le commencement et la fin du caractre de Sir Elliot: vanit personnelle, et vanit de rang.

Il avait t remarquablement beau dans sa jeunesse, et cinquante-quatre ans, tant trs bien conserv, il avait plus de prtentions la beaut que bien des femmes, et il tait plus satisfait de sa place dans la socit que le valet dun lord de frache date. ses yeux, la beaut ntait infrieure qu la noblesse, et le Sir Walter Elliot, qui runissait tous ces dons, tait lobjet constant de son propre respect et de sa vnration.

Il dut sa belle figure et sa noblesse dpouser une femme trs suprieure lui. Lady Elliot avait t une excellente femme, sense et aimable, dont le jugement et la raison ne la tromprent jamais, si ce nest en sprenant de Sir Walter.

Elle supporta, cacha ou dguisa ses dfauts, et pendant dix-sept ans le fit respecter. Elle ne fut pas trs heureuse, mais ses devoirs, ses amis, ses enfants lattachrent assez la vie, pour quelle la quittt avec regret.

Trois filles, dont les anes avaient, lune seize ans, lautre quatorze, furent un terrible hritage et une lourde charge pour un pre faible et vain. Mais elle avait une amie, femme sense et respectable, qui stait dcide, par attachement pour elle, habiter tout prs, au village de Kellynch. Lady Elliot se reposa sur elle pour maintenir les bons principes quelle avait tch de donner ses filles.

Cette amie npousa pas Sir Walter, quoique leur connaissance et pu le faire supposer.

Treize annes staient coules depuis la mort de lady Elliot, et ils restaient proches voisins et amis intimes, mais rien de plus.

Il nest pas tonnant que lady Russel net pas song un second mariage; car elle possdait une belle fortune, tait dun ge mr, et dun caractre srieux, mais le clibat de Sir Walter sexplique moins facilement.

La vrit est quil avait essuy plusieurs refus des demandes en mariage trs draisonnables. Ds lors, il se posa comme un bon pre qui se dvoue pour ses filles. En ralit, pour lane seule, il tait dispos faire quelque chose, mais condition de ne pas se gner. lisabeth, seize ans, avait succd tous les droits et la considration de sa mre.

Elle tait fort belle et ressemblait son pre, sur qui elle avait une grande influence; aussi avaient-ils toujours t daccord. Les deux autres filles de Sir Walter taient, son avis, dune valeur infrieure.

Marie avait acquis une lgre importance en devenant MmeMusgrove; mais Anna, avec une distinction desprit et une douceur de caractre que toute personne intelligente savait apprcier, ntait rien pour son pre, ni pour sa sur.

On ne faisait aucun cas de ce quelle disait, et elle devait toujours seffacer; enfin elle ntait quAnna.

Lady Russel aimait ses surs, mais dans Anna seulement elle voyait revivre son amie.

Quelques annes auparavant, Anna tait une trs jolie fille, mais sa fracheur disparut vite, et son pre, qui ne ladmirait gure quand elle tait dans tout son clat, car ses traits dlicats et ses doux yeux bruns taient trop diffrents des siens, ne trouvait plus rien en elle qui pt exciter son estime, maintenant quelle tait fane et amincie.

Il navait jamais espr voir le nom dAnna sur une autre page de son livre favori. Toute alliance gale reposait sur lisabeth, car Marie, entre dans une notable et riche famille de province, lui avait fait plus dhonneur quelle nen avait reu. Un jour ou lautre, lisabeth se marierait selon son rang.

Il arrive parfois quune femme est plus belle vingt-neuf ans que dix ans plus tt. Quand elle na eu ni chagrins, ni maladies, cest souvent une poque de la vie o la beaut na rien perdu de ses charmes.

Chez lisabeth, il en tait ainsi: ctait toujours la belle miss Elliot, et Sir Elliot tait moiti excusable doublier lge de sa fille, et de se croire lui-mme aussi jeune quautrefois au milieu des ruines qui lentouraient. Il voyait avec chagrin Anna se faner, Marie grossir, ses voisins vieillir et les rides se creuser rapidement autour des yeux de lady Russel.

lisabeth ntait pas aussi satisfaite que son pre. Depuis treize ans, elle tait matresse de Kellynch-Hall, prsidant et dirigeant avec une assurance et une dcision qui ne la rajeunissaient pas.

Pendant treize ans, elle avait fait les honneurs du logis, tablissant les lois domestiques, assise dans le landau la place dhonneur, et ayant le pas immdiatement aprs lady Russel dans tous les salons et tous les dners. Treize hivers lavaient vue ouvrir chaque bal de crmonie donn dans le voisinage, et les fleurs de treize printemps avaient fleuri depuis quelle allait, avec son pre, jouir des plaisirs de Londres pendant quelques semaines. Elle se rappelait tout cela, et la conscience de ses vingt-neuf ans lui donnait des apprhensions et quelques regrets. Elle se savait aussi belle que jamais, mais elle sentait sapprocher les annes dangereuses, et aurait voulu tre demande par quelque baronnet avant la fin de lanne. Elle aurait pu alors feuilleter le livre par excellence avec autant de joie quautrefois; mais voir toujours la date de sa naissance, et pas dautre mariage que celui de sa jeune sur, lui rendait le livre odieux; et plus dune fois, le voyant ouvert, elle le repoussa en dtournant les yeux.

Dailleurs elle avait eu une dception que ce livre lui rappelait toujours. Lhritier prsomptif, ce mme William Walter Elliot dont les droits avaient t si gnreusement reconnus par son pre, avait refus sa main. Quand elle tait toute petite fille, et quelle esprait navoir point de frre, elle avait song dj pouser William, et ctait aussi lintention de son pre. Aprs la mort de sa femme, Sir Walter rechercha la connaissance dElliot. Ses ouvertures ne furent pas reues avec empressement, mais il persvra, mettant tout sur le compte de la timidit du jeune homme. Dans un de leurs voyages Londres, lisabeth tait alors dans tout lclat de sa beaut et de sa fracheur, William ne put refuser une invitation.

Ctait alors un jeune tudiant en droit, lisabeth le trouva extrmement agrable et se confirma dans ses projets. Il fut invit Kellynch. On en parla et on lattendit jusquau bout de lanne, mais il ne vint pas. Le printemps suivant, on le revit Londres. Les mmes avances lui furent faites, mais en vain. Enfin on apprit quil tait mari.

Au lieu de chercher fortune dans la voie trace lhritier de Sir Walter, il avait achet lindpendance en pousant une femme riche, de naissance infrieure.

Sir Walter fut irrit; il aurait voulu tre consult, comme chef de famille, surtout aprs avoir fait si publiquement des avances au jeune homme; car on les avait vus ensemble au Tattersall et la Chambre des Communes. Il exprima son mcontentement.

Mais M.Elliot ny fit gure attention, et mme nessaya point de sexcuser; il se montra aussi peu dsireux dtre compt dans la famille que Sir Walter len jugeait indigne, et toute relation cessa.

lisabeth se rappelait cette histoire avec colre; elle avait aim lhomme pour lui-mme et plus encore parce quil tait lhritier de Sir Walter; avec lui seul, son orgueil voyait un mariage convenable, elle le reconnaissait pour son gal. Cependant il stait si mal conduit, quil mritait dtre oubli. On aurait pu lui pardonner son mariage, car on ne lui supposait pas denfants, mais il avait parl lgrement et mme avec mpris de la famille Elliot et des honneurs qui devaient tre les siens. On ne pouvait lui pardonner cela. Telles taient les penses dlisabeth; telles taient les proccupations et les agitations destines varier la monotonie de sa vie lgante, oisive et somptueuse, et remplir les vides quaucune habitude utile au dehors, aucuns talents lintrieur ne venaient occuper.

Mais bientt dautres proccupations sajoutrent celles-l: son pre avait des embarras dargent. Elle savait quil tait venu habiter la baronnie pour payer ses lourdes dettes, et pour mettre fin aux insinuations dsagrables de son homme daffaires, M.Shepherd. Le domaine de Kellynch tait bon, mais insuffisant pour la reprsentation que Sir Walter jugeait ncessaire. Tant quavait vcu lady Elliot, lordre, la modration et lconomie avaient contenu les dpenses dans les limites des revenus; mais cet quilibre avait disparu avec elle: les dettes augmentaient; elles taient connues, et il devenait impossible de les cacher entirement lisabeth. Lhiver dernier, Sir Walter avait propos dj quelques diminutions dans les dpenses, et, pour rendre justice lisabeth, elle avait indiqu deux rformes: supprimer quelques charits inutiles, et ne point renouveler lameublement du salon. Elle eut aussi lheureuse ide de ne plus donner dtrennes Anna. Mais ces mesures taient insuffisantes; Sir Walter fut oblig de le confesser, et lisabeth ne trouva pas dautre remde plus efficace. Comme lui, elle se trouvait malheureuse et maltraite par le sort.

Sir Walter ne pouvait disposer que dune petite partie de son domaine, et encore tait-elle hypothque. Jamais il naurait voulu vendre, se dshonorer ce point. Le domaine de Kellynch devait tre transmis intact ses hritiers.

Les deux amis intimes, M.Shepherd et lady Russel, furent appels donner un conseil; ils devaient trouver quelque expdient pour rduire les dpenses sans faire souffrir Sir Walter et sa fille dans leur orgueil ou dans leurs fantaisies.

CHAPITRE II

M.Shepherd tait un homme habile et prudent. Quelle que ft son opinion sur Sir Walter, il voulait laisser un autre que lui le rle dsagrable; il sexcusa, se permettant toutefois de recommander une dfrence absolue pour lexcellent jugement de lady Russel.

Celle-ci prit le sujet en grande considration et y apporta un zle inquiet. Ctait plutt une femme de bon sens que dimagination. La difficult rsoudre tait grande: lady Russel avait une stricte intgrit et un dlicat sentiment dhonneur; mais elle souhaitait de mnager les sentiments de Sir Walter et le rang de la famille. Ctait une personne bonne, bienveillante, charitable et capable dune solide amiti; trs correcte dans sa conduite, stricte dans ses ides de dcorum, et un modle de savoir-vivre.

Son esprit tait trs pratique et cultiv; mais elle donnait au rang et la noblesse une valeur exagre, qui la rendait aveugle aux dfauts des possesseurs de ces biens.

Veuve dun simple chevalier, elle estimait trs haut un baronnet, et Sir Walter avait droit sa compassion et ses attentions, non seulement comme un vieil ami, un voisin attentif, un seigneur obligeant, mari de son amie, pre dAnna et de ses surs, mais parce quil tait Sir Walter.

Il fallait faire des rformes sans aucun doute, mais elle se tourmentait pour donner ses amis le moins dennuis possible. Elle traa des plans dconomie, fit dexacts calculs, et enfin prit lavis dAnna, quon navait pas jug propos de consulter, et elle subit son influence. Les rformes dAnna portrent sur lhonorabilit aux dpens de lostentation. Elle voulait des mesures plus nergiques, un plus prompt acquittement des dettes, une plus grande indiffrence pour tout ce qui ntait pas justice et quit.

Si nous pouvons persuader tout cela votre pre, dit lady Russel en relisant ses notes, ce sera beaucoup. Sil adopte ces rformes, dans sept ans il sera libr, et jespre le convaincre que sa considration nen sera pas branle, et que sa vraie dignit sera loin den tre amoindrie aux yeux des gens raisonnables.

En ralit, que fera-t-il, si ce nest ce que beaucoup de nos premires familles ont fait, ou devraient faire? Il ny aura rien l de singulier, et cest de la singularit que nous souffrons le plus. Aprs tout, celui qui a fait des dettes doit les payer; et tout en faisant la part des ides dun gentilhomme, le caractre dhonnte homme passe avant tout.

Ctait daprs ce principe quAnna voulait voir son pre agir. Elle considrait comme un devoir indispensable de satisfaire les cranciers en faisant rapidement toutes les rformes possibles, et ne voyait aucune dignit en dehors de cela.

Elle comptait sur linfluence de lady Russel pour persuader une rforme complte; elle savait que le sacrifice de deux chevaux ne serait gure moins pnible que celui de quatre, ainsi que toutes les lgres rductions proposes par son amie. Comment les svres rformes dAnna auraient-elles t acceptes, puisque celles de lady Russel neurent aucun succs?

Quoi! supprimer tout confortable! Les voyages, Londres, les domestiques et les chevaux, la table; retranchements de tous cts! Ne pas vivre dcemment comme un simple gentilhomme! Non!

On aimait mieux quitter Kellynch que de rester dans des conditions si dshonorantes!

Quitter Kellynch! Lide fut aussitt saisie par Shepherd, qui avait un intrt aux rformes de Sir Walter, et qui tait persuad quon ne pouvait rien faire sans un changement de rsidence. Puisque lide en tait venue, il neut aucun scrupule confesser quil tait du mme avis. Il ne croyait pas que Sir Walter pt rellement changer sa manire de vivre dans une maison qui avait soutenir un tel caractre dhonorabilit et de reprsentation. Partout ailleurs il pourrait faire ce quil voudrait, et sa maison serait toujours prise pour modle. Aprs quelques jours de doute et dindcision, la grande question du changement de rsidence fut dcide.

On pouvait choisir Londres, Bath, ou une autre habitation aux environs de Kellynch. Lobjet de lambition dAnna et t de possder une petite maison dans le voisinage de lady Russel, prs de Marie, et de voir parfois les ombrages et les prairies de Kellynch. Mais sa destine tait davoir toujours linverse de ce quelle dsirait. Elle naimait pas Bath, mais Bath devait tre sa rsidence.

Sir Walter penchait pour Londres, mais M.Shepherd nen voulait pas pour lui, et il fut assez habile pour le dissuader et lui faire prfrer Bath: l il pourrait comparativement faire figure peu de frais.

Les deux avantages de Bath avaient t pris en grande considration: sa distance de Kellynch, seulement cinquante milles, et le sjour quy faisait lady Russel pendant une partie de lhiver. la grande satisfaction de cette dernire, Sir Walter et lisabeth en arrivrent croire quils ne perdraient rien Bath en considration et en plaisirs. Lady Russel fut oblige daller contre les dsirs de sa chre Anna. Ctait en demander trop Sir Walter que de stablir dans une petite maison du voisinage. Anna, elle-mme, y aurait trouv des mortifications plus grandes quelle ne le prvoyait, et pour Sir Walter, elles eussent t terribles. Lady Russel considrait lantipathie dAnna pour Bath comme une prvention errone provenant de trois annes de pension passes l aprs la mort de sa mre, et en second lieu de ce quelle ntait pas en bonne disposition desprit pendant le seul hiver quelle y et pass avec elle.

Lady Russel adorait Bath et simaginait que tout le monde devait penser comme elle. Sa jeune amie pourrait passer les mois les plus chauds avec elle Kellynch-Lodge. Ce changement serait bon pour sa sant et pour son esprit. Anna avait trop peu vu le monde; elle ntait pas gaie: plus de socit lui ferait du bien.

Puis, Sir Walter, habitant dans le voisinage de Kellynch, aurait souffert de voir sa maison aux mains dun autre; cet t une trop rude preuve. Il fallait louer Kellynch-Hall. Mais ce fut un profond secret, renferm dans leur petit cercle.

Sir Walter et t trop humili quon lapprt. M.Shepherd avait prononc une fois le mot avertissement, mais navait pas os le redire.

Sir Walter en mprisait la seule ide et dfendait quon y ft la moindre allusion. Il ne consentirait louer que comme sollicit limprvu, par un locataire exceptionnel, acceptant toutes ses conditions comme une grande faveur.

Nous approuvons bien vite ce que nous aimons. Lady Russel avait encore une autre raison dtre contente du dpart projet de Sir Walter. lisabeth avait form une intimit quil tait dsirable de rompre.

La fille de M.Shepherd, mal marie, tait revenue chez son pre, avec deux enfants. Ctait une femme habile qui connaissait lart de plaire, au moins Kellynch-Hall. Elle avait si bien su se faire accepter de miss Elliot, quelle y avait fait plusieurs sjours, malgr les prudentes insinuations de lady Russel, qui trouvait cette amiti dplace.

Lady Russel avait peu dinfluence sur lisabeth et semblait laimer plutt par devoir que par inclination. Celle-ci navait pour elle que des gards et de la politesse, mais jamais lady Russel navait russi faire prvaloir ses avis; elle tait trs peine de voir Anna exclue si injustement des voyages Londres et avait insist fortement plusieurs reprises pour quelle en ft partie. Elle stait efforce souvent de faire profiter lisabeth de son jugement et de son exprience, mais toujours en vain. Miss Elliot avait sa volont, et jamais elle navait fait une opposition plus dcide lady Russel, quen choisissant MmeClay et en dlaissant une sur si distingue, pour donner son affection et sa confiance l o il ne devait y avoir que de simples relations de politesse.

Lady Russel considrait MmeClay comme une amie dangereuse, et dune position infrieure; et son changement de rsidence, qui la laisserait de ct et permettrait miss Elliot de choisir une intimit plus convenable, lui semblait une chose de premire importance.

CHAPITRE III

Permettez-moi de vous faire observer, Sir Walter, dit M.Shepherd un matin Kellynch-Hall, en dpliant le journal, que la situation actuelle nous est trs favorable. Cette paix ramnera terre tous les riches officiers de la marine. Ils auront besoin de maisons. Est-il un meilleur moment pour choisir de bons locataires? Si un riche amiral se prsentait, Sir Walter?

Ce serait un heureux mortel, Shepherd, rpondit Sir Walter. Cest tout ce que jai remarquer. En vrit, Kellynch-Hall serait pour lui la plus belle de toutes les prises, nest-ce pas, Shepherd?

M.Shepherd sourit, comme ctait son devoir, ce jeu de mots, et ajouta:

Jose affirmer, Sir Walter, quen fait daffaires les officiers de marine sont trs accommodants. Jen sais quelque chose. Ils ont des ides librales, et ce sont les meilleurs locataires quon puisse voir. Permettez-moi donc de suggrer que si votre intention venait tre connue, ce qui est trs possible (car il est trs difficile Sir Walter de celer la curiosit publique ses actions et ses desseins; tandis que moi, John Shepherd, je puis cacher mes affaires, car personne ne perd son temps mobserver); je dis donc que je ne serais pas surpris, malgr notre prudence, si quelque rumeur de la vrit transpirait au dehors; dans ce cas, des offres seront faites, et je pense que quelque riche commandant de la marine sera digne de notre attention, et permettez-moi dajouter que deux heures me suffisent pour accourir ici, et vous pargner la peine de rpondre.

Sir Walter ne rpondit que par un signe de tte; mais bientt, se levant et arpentant la chambre, il dit ironiquement:

Il y a peu dofficiers de marine qui ne soient surpris, jimagine, dhabiter un tel domaine.

Ils bniront leur bonne fortune, dit MmeClay (son pre lavait amene, rien ntant si bon pour sa sant quune promenade Kellynch). Mais je pense, comme mon pre, quun marin serait un trs dsirable locataire. Jen ai connu beaucoup. Ils sont si scrupuleux, et si larges en affaires! Si vous leur laissez vos beaux tableaux, Sir Walter, ils seront en sret: tout sera parfaitement soign. Les jardins et les massifs seront presque aussi bien entretenus quactuellement. Ne craignez pas, miss Elliot, que vos jolies fleurs soient ngliges.

Quant cela, rpondit froidement Sir Walter, si je me dcidais louer, jhsiterais accorder certains privilges; je ne suis pas dispos faire des faveurs un locataire. Sans doute le parc lui sera ouvert, et il nen trouverait pas beaucoup daussi vastes.

Quant aux restrictions que je puis imposer sur la jouissance des rserves de chasse, cest autre chose. Lide den donner lentre ne me sourit gure, et je recommanderais volontiers miss Elliot de se tenir en garde pour ses parterres.

Aprs un court silence, M.Shepherd hasarda: Dans ce cas, il y a des usages tablis, qui rendent chaque chose simple et facile entre propritaire et locataire. Vos intrts, Sir Walter, sont en mains sres: comptez sur moi pour quon nempite pas sur vos droits. Quon me permette de le dire: je suis plus jaloux des droits de Sir Walter, quil ne lest lui-mme.

Ici, Anna prit la parole.

Il me semble que larme navale, qui a tant fait pour nous, a autant de droits que toute autre classe une maison confortable. La vie des marins est assez rude pour cela, il faut le reconnatre.

Ce que dit miss Anna est trs vrai, rpondit M.Shepherd.

Certainement, ajouta sa fille.

Mais bientt aprs, Sir Walter fit cette remarque: La profession a son utilit, mais je serais trs fch quun de mes amis lui appartnt.

Vraiment? rpondit-on avec un regard de surprise.

Oui; sous deux rapports elle me dplat. Dabord cest un moyen pour un homme de naissance obscure dobtenir une distinction qui ne lui est pas due, darriver des honneurs que ses anctres nont jamais rvs; puis elle dtruit totalement la beaut et la jeunesse. Un marin vieillit plus vite quun autre. Jai toujours remarqu cela. Il risque par sa laideur de devenir un objet dhorreur pour lui-mme, et il court la chance de voir le fils dun domestique de son pre arrivera un grade au-dessus du sien.

Voici un exemple lappui de ce que je dis. Au printemps dernier, jtais en compagnie de deux hommes:

Lord Saint-Yves, dont le pre a t ministre de campagne, presque sans pain. Je dus cder le pas Lord Saint-Yves, et un certain amiral Baldwin, le plus laid personnage quon puisse imaginer. Une figure martele couleur dacajou; tout tait lignes et rides: trois cheveux gris dun ct, et rien quun soupon de poudre. Au nom du ciel! quel est ce vieux garon? dis-je un ami qui se trouvait l. Mon cher, cest lamiral Baldwin. Quel ge lui donnez-vous? Soixante ans, dis-je. Quarante, rpondit-il. Pas davantage.

Figurez-vous mon tonnement. Je noublierai pas facilement lamiral Baldwin. Je nai jamais vu un exemple si dplorable de la vie de mer; et cest la mme chose pour tous, quelque diffrence prs. Ballotts par tous les temps, dans tous les climats, ils arrivent navoir plus figure humaine. Cest fcheux quils ne meurent pas subitement avant darriver lge de lamiral Baldwin.

Ah! vraiment, Sir Walter, vous tes trop svre, dit MmeClay. Ayez un peu de piti des pauvres gens. Nous ne sommes pas tous ns beaux, et la mer nembellit pas certainement. Jai souvent remarqu que les marins vivent longtemps. Ils perdent de bonne heure lair jeune. Mais nen est-il pas ainsi dans beaucoup dautres professions? Les soldats ne sont pas mieux traits, et mme dans les professions plus tranquilles, il y a une fatigue desprit, sinon de corps, qui sajoute dans le visage dun homme au travail du temps. Le lgiste se consume, le mdecin sort toute heure, et par tous les temps, et mme le prtre est oblig dentrer dans des chambres infectes, et dexposer sa sant et sa personne des miasmes empoisonns. En ralit, les avantages physiques nappartiennent qu ceux qui ne sont pas forcs davoir un tat; qui vivent sur leur proprit, employant le temps leur guise, sans se tourmenter pour acqurir. ceux-l seuls sont rservs les dons de la sant et les plus grands avantages physiques.

Il semblait que M.Shepherd, dans ses efforts pour disposer Sir Walter en faveur dun marin, et t dou dune seconde vue, car la premire offre vint dun amiral Croft, dont son correspondant de Londres lui avait parl.

Selon le rapport quil se hta den faire Kellynch, lamiral, natif de Somersetshire et possesseur dune trs belle fortune, dsirait stablir dans son pays, et tait venu Tauton chercher dans les annonces sil trouverait quelque chose sa convenance dans le voisinage; nen trouvant pas et entendant dire que Kellynch tait peut-tre louer, il stait prsent chez M.Shepherd pour avoir des renseignements dtaills.

Il avait montr un vif dsir de louer, et fourni la preuve quil tait un locataire recommandable.

Qui est-ce que lamiral Croft? demanda Sir Walter dun ton froid et souponneux.

M.Shepherd rpondit quil tait noble, et Anna ajouta:

Il est vice-amiral: il tait Trafalgar; depuis, il a t aux Indes, et y est rest, je crois, plusieurs annes.

Alors il est convenu, dit Sir Walter, que sa figure est aussi jaune que les parements et les collets dhabits de ma livre.

M.Shepherd se hta de lassurer que lamiral avait une figure cordiale, avenante, un peu hle et fatigue, il est vrai; mais quil avait des manires de parfait gentleman; que probablement il ne ferait aucune difficult quant aux conditions; quil cherchait avant tout, et immdiatement, une maison confortable; quil payerait la convenance, et naurait pas t surpris si Sir Walter avait demand davantage. M.Shepherd fut loquent, et donna sur la famille de lamiral tous les dtails qui faisaient de celui-ci un locataire dsirable. Il tait mari et sans enfants, cest ce quon pouvait dsirer de mieux. Il avait vu MmeCroft, qui avait assist leur conversation.

Cest une vraie Lady, fine, et qui cause bien. Elle a fait plus de questions sur la maison, les conditions, les impts, que lamiral lui-mme. Elle semble plus familire que lui avec les affaires. Jai appris aussi quelle nest pas inconnue dans cette contre, pas plus que son mari. Elle est la sur dun gentilhomme qui demeurait Montfort, il y a quelques annes. Quel tait donc son nom, Pnlope? ma chre, aidez-moi. Le frre de MmeCroft?

MmeClay causait avec miss Elliot dune faon si anime, quelle nentendit pas.

Je nai aucune ide de ce que vous voulez dire, Shepherd, dit Sir Walter. Je ne me rappelle aucun gentilhomme demeurant Montfort, depuis le vieux gouverneur Trent.

Par exemple, cest trop fort, je crois que joublierai bientt mon nom. Un nom que je connaissais si bien; ainsi que le gentleman, je lai vu cent fois. Il vint me consulter sur un dlit de voisin, saisi sur le fait: un des domestiques du fermier sintroduisant dans son jardin, un mur boul, des pommes voles; puis, malgr mon avis, une transaction eut lieu. Cest vraiment singulier.

Je suppose que vous voulez parler de M.Wenvorth, dit Anna.

Cest bien cela. Il eut la cure de Montfort pendant deux ans. Vous devez vous le rappeler.

Wenvorth? ah! oui, le ministre de Montfort, vous mavez drout par le mot gentilhomme. Je croyais que vous parliez dun homme possdant des proprits. M.Wenvorth nen avait aucune, je crois. Cest un nom inconnu, il nest pas alli aux Straffort. On se demande comment les noms de notre noblesse deviennent si communs?

M.Shepherd, sapercevant que cette parent des Croft ne leur faisait aucun bien dans lesprit de Sir Walter, nen parla plus et mit tout son zle stendre sur ce qui leur tait favorable: leur ge, leur fortune, la haute ide quils staient faite de Kellynch; ajoutant quils ne dsiraient rien tant que dtre les locataires de Sir Walter. Cela et sembl un got extraordinaire vraiment, sils avaient pu connatre les devoirs dun locataire de Sir Walter.

Laffaire russit cependant, quoique Sir Walter regardt dun mauvais il quiconque prtendait habiter sa maison, trouvant quon tait trop heureux de lobtenir, mme aux plus dures conditions.

Il autorisa M.Shepherd ngocier la location et prendre jour avec lamiral pour visiter la proprit. Sir Walter ne brillait pas par le jugement; il comprit cependant quon pouvait difficilement trouver un meilleur locataire. Sa vanit tait flatte du rang de lamiral. Jai lou ma maison lamiral Croft sonnerait bien mieux qu monsieur un tel, qui exige toujours un mot dexplication. Limportance dun amiral sannonce de soi, mais il nclipse jamais un baronnet. Dans leurs relations rciproques, Sir Elliot aurait toujours le pas. lisabeth dsirait si fort un changement, quelle ne dit pas un mot qui pt retarder la dcision. Anna quitta la chambre pour rafrachir ses joues brlantes; elle alla dans son alle favorite et se dit avec un doux soupir: Dans quelques mois peut-tre, il sera ici.

CHAPITRE IV

Ce ntait pas M.Wenvorth le ministre, mais Frdric Wenvorth, son frre, qui, nomm commandant aprs laction de Saint-Domingue, stait tabli, en attendant de lemploi, dans le comt de Somerset, dans lt de 1806, et avait lou pour six mois Montfort. Ctait alors un jeune homme remarquablement beau, intelligent, spirituel et brillant, et Anna tait une trs jolie fille, douce, modeste, gracieuse et sense. Ils se connurent, sprirent rapidement lun de lautre. Ils jouirent bien peu de cette flicit exquise. Sir Walter, sans refuser positivement son consentement, manifesta un grand tonnement, une grande froideur et une ferme rsolution de ne rien faire pour sa fille. Il trouvait cette alliance dgradante, et lady Russel, avec un orgueil plus excusable et plus modr, la considrait comme trs fcheuse. Anna Elliot! avec sa beaut, sa naissance, son esprit, pouser dix-neuf ans un jeune homme qui navait dautre recommandation que sa personne, dautre espoir de fortune que les chances incertaines de sa profession, et pas de relations qui puissent laider obtenir de lavancement! La pense seule de ce mariage laffligeait; elle devait lempcher si elle avait quelque pouvoir sur Anna.

Le capitaine Wenvorth avait eu de la chance et gagn beaucoup dargent comme capitaine; mais il dpensait facilement ce qui arrivait de mme, et il navait rien acquis. Plein dardeur et de confiance, il comptait obtenir bientt un navire. Il avait toujours t heureux, il le serait encore.

Cette confiance, exprime avec tant de chaleur, avait quelque chose de si sduisant, quelle suffisait Anna; mais lady Russel en jugeait autrement. Ce caractre ardent, cette intrpidit desprit, lui semblaient plutt un mal. Il tait brillant et tmraire; elle gotait peu lesprit, et elle avait pour limprudence presque un sentiment dhorreur. Elle condamna cette liaison tous gards.

Combattre une telle opposition tait impossible pour la douce Anna. Elle aurait pu rsister au mauvais vouloir de son pre, mme sans tre encourage par un regard ou une bonne parole de sa sur; mais lady Russel! quelle avait toujours aime et respecte, si ferme et si tendre dans ses conseils, ne pouvait pas les donner en vain. Son opposition ne provenait pas dune prudence goste: si elle navait pas cru consulter plus encore le bien du jeune homme que celui de sa filleule, elle naurait pas empch ce mariage.

Cette conscience du devoir rempli fut la principale consolation de lady Russel, dans cette rupture.

Elle en avait grand besoin, car elle avait lutter contre lopinion, et contre Wenvorth. Celui-ci quitta le pays.

Quelques mois avaient vu le commencement et la fin de leur liaison; mais le chagrin dAnna fut durable. Ce souvenir assombrit sa jeunesse, et elle perdit sa fracheur et sa gaiet.

Sept annes staient coules depuis, et le temps seul avait un peu effac ces tristes impressions. Aucun voyage, aucun vnement extrieur ntait venu la distraire. Dans leur petit cercle, elle navait vu personne quelle pt comparer Wenvorth; son esprit raffin, son got dlicat, navaient pu trouver loubli dans un attachement nouveau.

Elle avait vingt-deux ans, quand un jeune homme, qui bientt aprs fut agr par sa sur, sollicita sa main. Lady Russel dplora le refus dAnna, car Charles Musgrove tait le fils an dun homme dont limportance et les proprits ne le cdaient qu Sir Walter. Il avait un bon caractre, de bonnes manires, et lady Russel se serait rjouie de voir Anna marie aussi prs delle et affranchie de la partialit de son pre.

Mais Anna navait accept aucun avis, et sa marraine, sans regretter le pass, dsespra presque, en lui voyant refuser ce mariage, de la voir entrer dans un tat qui convenait si bien son cur aimant et ses habitudes domestiques.

Ce sujet dentretien fut cart pour toujours, et elles ne purent savoir ni lune ni lautre si elles avaient chang dopinion; mais Anna, vingt-sept ans, pensait autrement qu dix-neuf. Elle ne blmait pas lady Russel; cependant si une jeune fille dans une situation semblable lui et demand son avis, elle ne lui aurait pas impos un chagrin immdiat en change dun bien futur et incertain.

Elle pensait quen dpit de la dsapprobation de sa famille; malgr tous les soucis attachs la profession de marin; malgr tous les retards et les dsappointements, elle et t plus heureuse en lpousant quen le refusant, dt-elle avoir une part plus quordinaire de soucis et dinquitudes, sans parler de la situation actuelle de Wenvorth, qui dpassait dj ce quon aurait pu esprer.

La confiance quil avait en lui-mme avait t justifie. Son gnie et son ardeur lavaient guid et inspir. Il stait distingu, avait avanc en grade, et possdait maintenant une belle fortune; elle le savait par les journaux, et navait aucune raison de le croire mari.

Combien Anna et t loquente dans ses conseils! Combien elle prfrait une inclination rciproque et une joyeuse confiance dans lavenir ces prcautions exagres qui entravent la vie et insultent la Providence!

Dans sa jeunesse on lavait force tre prudente, plus tard elle devint romanesque, consquence naturelle dun commencement contre nature. Larrive du capitaine Wenvorth Kellynch ne pouvait que raviver son chagrin.

Elle dut se raisonner beaucoup, et fut longtemps avant de pouvoir supporter ce sujet continuel de conversation. Elle y fut aide par la parfaite indiffrence des trois seules personnes de son entourage qui avaient le secret du pass, et qui semblaient lavoir oubli; le frre de Wenvorth avait connu, il est vrai, leur liaison, mais il avait depuis longtemps quitt le pays; ctait en outre un homme trs sens et un clibataire. Elle tait sre de sa discrtion.

MmeCroft, sur de Wenvorth, tait alors hors dAngleterre avec son mari; Marie, sur dAnna, tait en pension; et les uns par orgueil, les autres par dlicatesse ne lavaient pas initie au secret.

Anna esprait donc que larrive des Croft ne lui amnerait aucune mortification.

CHAPITRE V

Le jour fix pour la visite de lamiral et de sa femme Kellynch, Anna crut devoir aller se promener, puis elle regretta de les avoir manqus.

MmeCroft et lisabeth se plurent rciproquement, et laffaire quelles dsiraient toutes deux fut bientt conclue. Lamiral tait si gai, si ouvert, son caractre tait si gnreux et si confiant, que Sir Walter fut influenc favorablement. Il lui fit un accueil dautant plus poli, quil savait par M.Shepherd que lamiral le considrait comme un modle de bonnes manires.

La maison, lameublement, les parterres, les conditions du bail, tout fut trouv bien, et les clercs de M.Shepherd se mirent luvre sans changer un mot aux arrangements prliminaires.

Sir Walter dclara sans hsiter que lamiral tait le plus beau marin quil et encore vu, et alla jusqu dire que, sil se faisait coiffer par son valet de chambre, il ne craindrait point dtre vu en sa compagnie.

Lamiral, avec une cordialit sympathique, dit en sortant sa femme:

Je pensais bien, ma chre, que tout sarrangerait, malgr ce quon nous a dit Tauton. Le baronnet nest pas un aigle, mais il nest pas mchant.

On voit que, de part et dautre, les compliments se valaient.

Les Croft devaient prendre possession la Saint-Michel, et Sir Walter proposait daller Bath le mois prcdent. Il ny avait pas de temps perdre pour se prparer.

Lady Russel savait quAnna ne serait pas consulte dans le choix de lhabitation nouvelle. Elle aurait voulu ne la conduire Bath quaprs Nol; mais, devant sabsenter de chez elle, elle ne pouvait lui donner lhospitalit en attendant. Anna, tout en regrettant de ne pouvoir jouir la campagne des mois si doux de lautomne, sentait quil valait mieux ne pas rester.

Mais un devoir remplir lappela ailleurs. Marie, qui tait souvent souffrante, et qui scoutait beaucoup, avait besoin dAnna tout propos. Elle se trouva indispose, et demanda, ou plutt rclama, la compagnie de sa sur. Je ne puis men passer, crivait Marie; et lisabeth avait rpondu:

Anna na rien de mieux faire que de rester avec vous; on na pas besoin delle Bath.

tre rclame comme une aide, quoique dune manire peu aimable, vaut encore mieux que dtre repousse. Anna, heureuse dtre utile et davoir un devoir remplir, consentit aussitt.

Cette invitation soulagea lady Russel dun grand embarras. Il fut convenu quAnna nirait pas sans elle Bath, et quelle partagerait son temps entre Uppercross-Cottage et Kellynch-Lodge.

Tout tait donc pour le mieux, mais lady Russel fut saisie dtonnement en apprenant que MmeClay allait Bath avec Sir Walter et lisabeth, qui la considraient comme une compagne trs utile pour leur installation. Lady Russel sinquita, et fut surtout afflige de linjure quon faisait sa filleule en lui prfrant MmeClay.

Anna tait devenue insensible ces affronts, mais elle sentait galement limprudence dun tel arrangement. Joignant une grande dose dobservation la connaissance malheureusement trop complte du caractre de son pre, elle prvoyait les plus fcheux rsultats de cette intimit. Elle ne croyait pas quil et encore aucune vellit dpouser MmeClay, qui tait marque de la petite vrole, avait de vilaines dents et de lourdes mains, toutes choses quil critiquait svrement en son absence. Mais elle tait jeune et dune figure agrable, et son esprit dli, ses manires assidues avaient des sductions plus dangereuses quun attrait purement physique.

Anna sentait si vivement le danger, quelle ne put sempcher de le faire voir sa sur. Elle avait peu despoir dtre coute, mais elle pensait qulisabeth serait plus plaindre quelle-mme, si une pareille chose arrivait, et quelle pourrait lui reprocher de ne lavoir pas avertie.

Elle parla, et lisabeth parut offense; elle ne pouvait concevoir comment un aussi absurde soupon tait venu sa sur. Elle rpondit avec indignation que son pre et MmeClay savaient parfaitement se tenir leur place.

MmeClay, dit-elle avec chaleur, noublie jamais qui elle est. Je connais mieux que vous ses sentiments, et je vous assure quen fait de mariage, ils sont particulirement dlicats. Elle rprouve plus fortement que personne toute ingalit de condition et de rang.

Quant mon pre, je naurais jamais cru quil pt tre souponn, lui qui ne sest pas remari cause de nous. Si MmeClay tait une trs belle personne, je reconnais que sa prsence ici serait dangereuse, non pas que rien au monde puisse engager mon pre faire un mariage dgradant; mais parce quil pourrait prouver un sentiment qui le rendrait malheureux. Je crois que la pauvre MmeClay, qui, malgr tous ses mrites, na jamais pass pour jolie, peut rester ici en toute sret. On croirait que vous navez jamais entendu mon pre parler de ses imperfections, et vous lavez entendu vingt fois. Ces dents, et ces marques de petite vrole! Je suis moins dgote que lui, et jai connu une personne qui nen tait pas dfigure. Mais il en a horreur, vous le savez.

Il ny a presque point de dfaut physique, dit Anna, que des manires agrables ne puissent faire oublier.

Je pense trs diffremment, dit lisabeth dun ton sec. Des manires agrables peuvent rehausser de beaux traits, mais elles ne peuvent en changer de vulgaires. Mais comme jai cela plus dintrt que personne, je trouve vos avis inutiles.

Anna fut trs contente davoir achev ce quelle avait dire, et crut avoir bien agi. lisabeth, quoique mcontente de linsinuation, pouvait en faire son profit.

Le landau mena Bath pour la dernire fois Sir Walter, lisabeth et MmeClay. Ils taient tous de trs bonne humeur, et Sir Walter tait mme dispos rendre un salut de condescendance aux fermiers et aux paysans affligs qui se trouveraient sur son passage.

Pendant ce temps, Anna, triste mais calme, montait la Lodge, o elle devait passer la dernire semaine.

Son amie ntait pas plus gaie: elle sentait trs vivement cette sparation.

La respectabilit de cette famille lui tait aussi chre que la sienne, et lhabitude avait rendu prcieuses les relations quotidiennes. Il tait pnible de regarder les jardins dserts, et encore plus de penser aux nouveaux propritaires. Pour chapper cette triste vue, et pour viter les Croft, elle stait dcide sen aller quand Anna la quitterait. Elles partirent donc ensemble, et Anna descendit Uppercross, premire station du voyage de lady Russel.

Uppercross est un village de moyenne grandeur, qui, il y a quelques annes, tait tout fait dans le vieux style anglais. Il contenait seulement deux maisons suprieures dapparence celles des fermiers et des laboureurs: celle du squire avec ses hauts murs, ses portes massives et ses vieux arbres, solide et antique; et la cure, compacte, ramasse, enferme dans un jardin bien soign, avec une vigne et des poiriers palissant les murs. Mais, au mariage du jeune squire, la ferme avait t change en cottage pour sa rsidence; et le Cottage Uppercross, avec sa vranda, ses fentres franaises, et ses autres agrments, attirait lil du voyageur un quart de mille, aussi bien que limposante Great-House avec ses dpendances.

Anna tait venue souvent l. Elle connaissait les chemins dUppercross aussi bien que ceux de Kellynch. Les deux familles se voyaient si souvent, allant toute heure lune chez lautre, quAnna fut presque surprise de trouver Marie seule.

Mais tant seule, elle devait ncessairement tre souffrante et de mauvaise humeur. Marie, mieux doue qulisabeth, ne valait pas sa sur Anna comme intelligence et comme caractre.

Quand elle tait bien portante, heureuse et entoure, elle tait gaie et aimable, mais la moindre indisposition labattait. Elle navait aucune ressource contre la solitude, et, ayant hrit de la personnalit des Elliot, elle tait toujours prte se croire nglige et mconnue.

Physiquement, elle tait infrieure ses deux surs et navait jamais t que ce quon appelle gnralement une belle fille.

En ce moment, elle tait couche sur un divan dans le salon, dont llgant ameublement avait t fan par quatre ts successifs et la prsence de deux enfants.

Larrive dAnna fut salue par ces mots:

Ah! vous voil enfin! je commenais croire que vous ne viendriez pas. Je suis si malade que je puis peine parler. Je nai pas vu depuis le matin une crature vivante.

Je suis fche de vous trouver souffrante, rpondit Anna, vous maviez donn jeudi de bonnes nouvelles de votre sant.

Oui, je parais toujours mieux portante que je ne suis. Depuis quelque temps, je suis loin daller bien. Je ne crois pas, dans toute ma vie, avoir t si souffrante que ce matin. Jaurais pu me trouver mal, et personne pour me soigner. Ainsi lady Russel na pas voulu entrer? je ne crois pas quelle soit venue ici trois fois cet t.

Anna stant informe de son beau-frre, Marie lui rpondit:

Charles est la chasse; je ne lai pas aperu depuis sept heures du matin. Il a voulu partir, quoiquil ait vu combien jtais souffrante; il disait ne pas rester longtemps, mais il est une heure, et il nest pas rentr. Je nai pas vu une me pendant toute cette longue matine.

Vous avez eu vos petits garons avec vous?

Oui, tant que jai pu supporter leur bruit; mais ils sont si indisciplins quils me font plus de mal que de bien. Le petit Charles ne mcoute pas, et Walter devient aussi mchant que lui.

Vous allez bientt vous trouver mieux, dit gaiement Anna. Vous savez que je vous guris toujours. Comment se portent vos voisins de Great-House?

Je nen sais rien, je ne les ai pas vus aujourdhui, except M.Musgrove, qui sest arrt et ma parl la fentre, mais sans descendre de cheval, quoique je lui aie dit combien jtais souffrante. Personne nest venu prs de moi. Cela ne convenait pas aux misses Musgrove; sans doute elles naiment pas se dranger.

Elles peuvent encore venir, il est de bonne heure.

Je nai pas besoin delles; elles parlent et rient beaucoup trop pour moi. Je suis trs malade, Anna. Ctait peu aimable vous de ne pas venir jeudi.

Ma chre Marie, rappelez-vous les bonnes nouvelles que vous mavez donnes de votre sant. Le ton de votre lettre tait gai, et vous disiez que rien ne pressait pour mon arrive; et puis mon dsir tait de rester avec lady Russel jusqu la fin. Jai t si occupe que je ne pouvais quitter Kellynch plus tt.

Mon Dieu! quavez-vous eu faire?

Beaucoup de choses: je ne puis tout me rappeler. Jai fait une copie du catalogue des livres et tableaux de mon pre. Jai t souvent au jardin avec Mackensie, tchant de lui faire comprendre quelles sont les plantes dlisabeth destines lady Russel. Jai eu mes livres, ma musique arranger, et refaire toutes mes malles, pour navoir pas compris dabord ce quil fallait emporter. Enfin, jai t visiter toutes les maisons de la paroisse. Tout cela prend beaucoup de temps.

Ah! mais vous ne me parlez pas de notre dner chez les Pools, hier?

Vous y tes donc alle? Je croyais que vous aviez d y renoncer?

Oh! jy suis alle! Je me portais trs bien hier. Jusqu ce matin je ntais pas malade; ny pas aller aurait sembl singulier.

Jen suis trs contente: jespre que vous vous tes amuse?

Pas trop. On sait davance le dner et les personnes qui y seront. Quel ennui de navoir pas une voiture soi! M.et MmeMusgrove mont emmene, et nous tions trop serrs. Ils sont si gros, et occupent tant de place! Jtais entasse au fond avec Henriette et Louise. Voil trs probablement la cause de mon malaise.

La patience et la bonne humeur dAnna apportrent bientt un soulagement Marie, qui put sasseoir, et espra pouvoir se lever pour dner. Puis, oubliant quelle tait malade, elle alla lautre bout de la chambre, arrangea des fleurs, mangea quelque chose et se trouva assez bien pour proposer une petite promenade.

O allons-nous? dit-elle: sans doute vous nirez pas Great-House avant quon vous ait fait visite?

Mais si, dit Anna; je ne suis pas sur ltiquette avec les dames Musgrove.

Oh! cest elles de venir, elles doivent savoir ce qui est d ma sur. Cependant nous pouvons y entrer avant de faire notre promenade.

Anna avait toujours trouv trs fcheuse cette faon de comprendre les relations; mais, croyant quon avait se plaindre de part et dautre, elle avait cess de sen occuper. Elles allrent Great-House. On les introduisit dans un antique parloir carr, au parquet brillant et orn dun maigre tapis. Mais les filles de la maison donnaient cette pice lair de dsordre indispensable, avec un grand piano queue, une harpe, des jardinires, et de petites tables dans tous les coins. Oh! si les originaux des portraits accrochs la boiserie, si les gentilshommes habills de velours brun, et les dames, en satin bleu, avaient vu ce bouleversement de lordre et de la propret! Les portraits eux-mmes semblaient saisis dtonnement!

Les Musgrove, comme leur maison, reprsentaient deux poques. Les parents taient dans le vieux style anglais, les enfants, dans le nouveau. M.et MmeMusgrove taient de trs bonnes gens, affectueux et hospitaliers, sans grande ducation et sans aucune lgance. Leurs enfants avaient un esprit et des faons plus modernes. La famille tait nombreuse, mais ctaient encore des enfants, except Charles, Louise et Henriette, jeunes filles de dix-neuf et vingt ans, qui avaient rapport la maison le bagage ordinaire des talents de pension, et navaient, comme mille autres jeunes filles, rien faire, que dtre gaies, heureuses, et suivre les modes. Leurs vtements taient parfaits, leurs figures assez jolies, leur esprit extrmement bon, et leurs manires simples et agrables. Elles taient trs apprcies la maison, et trs recherches au dehors. Anne les trouvait fort heureuses; mais cependant, soutenue, comme nous le sommes tous, par le sentiment de sa supriorit, elle naurait pas voulu changer contre toutes leurs jouissances son esprit cultiv et lgant.

Elle nenviait que la bonne intelligence qui semblait rgner entre elles, et cette mutuelle affection quelle-mme avait si peu connue. Elles furent reues trs cordialement, et Anna ne trouva rien critiquer. La demi-heure scoula en causerie agrable, et Anna ne fut pas peu surprise de voir les misses Musgrove les accompagner la promenade sur linvitation pressante de Marie.

CHAPITRE VI

Anna navait pas besoin de cette visite pour savoir quun changement de socit amne un changement total de conversation, dopinions et dides. Elle aurait voulu que les Elliot pussent voir combien leurs affaires, traites avec une telle solennit Kellynch, avaient ici peu dimportance. Cependant elle sentit quelle avait encore besoin dune leon, car elle avait compt sur plus de curiosit et de sympathie quelle nen trouva. On lui avait bien dit: Ainsi, miss Anna, votre pre et votre sur sont partis? Ou bien: Jespre que nous irons aussi Bath cet hiver; mais nous comptons loger dans un beau quartier. Ou bien, Marie disait: En vrit! comme je mamuserai seule ici pendant que vous serez Bath!

Anna se promettait de ne plus prouver lavenir de telles dceptions, et pensait avec reconnaissance au bonheur inexprimable davoir une amie vraie et sympathique comme lady Russel.

Cependant elle trouvait trs juste que chaque socit dictt ses sujets de conversation. Les messieurs Musgrove avaient leur chasse, leurs chevaux, leurs chiens, leurs journaux. Les dames avaient les soins dintrieur, la toilette, les voisins, la danse et la musique. Anna, devant passer deux mois Uppercross, devait meubler son imagination et sa mmoire avec les choses dUppercross. Elle ne redoutait pas ces deux mois. Marie tait abordable et accessible son influence. Anna tait sur un pied de bonne amiti avec son beau-frre; les enfants laimaient presque autant et la respectaient plus que leur mre. Ils taient pour elle une source dintrt, damusement et doccupation.

Charles tait poli et agrable; il tait certainement, comme esprit et comme bon sens, suprieur sa femme. Cependant Anna et lady Russel pensaient quune femme intelligente aurait pu donner son caractre plus de suite, ses habitudes plus dlgance, ses occupations plus dutilit et de sens pratique. Il ne mettait beaucoup dardeur rien, si ce nest au jeu, et il gaspillait son temps.

Il tait dun caractre gai, saffectant peu des dolances de sa femme; il supportait son manque de bon sens avec une patience qui merveillait Anna, et en dfinitive, malgr quelques petites querelles (o les deux parties appelaient Anna, son grand regret), ce couple pouvait passer pour heureux. Il y avait une chose sur laquelle ils taient toujours parfaitement daccord: le besoin dargent et le dsir de recevoir un cadeau de M.Musgrove. Quant lducation de leurs enfants, la thorie de Charles tait meilleure que celle de sa femme. Je les gouvernerais trs bien, si Marie ne sen mlait pas, disait-il, et Anna trouvait que ctait assez vrai. Mais quand Marie rpondait cela: Charles gte tellement les enfants que je ne puis en venir bout, Anna ntait jamais tente de dire que ctait vrai.

Ce quil y avait de moins agrable dans son sjour, ctait dtre la confidente de tous les partis. On savait quelle avait quelque influence sur sa sur, et lon voulait quelle sen servt, mme au del du possible. Tchez donc de persuader Marie de ne pas toujours se croire malade, disait Charles. Et Marie disait: Je crois que si Charles me voyait mourante, il dirait encore que ce nest rien. Vous pouvez, Anna, lui persuader que je suis plus malade que je ne lavoue. Ou bien: Je naime pas envoyer les enfants Great-House, quoique leur grandmre les demande toujours. Elle les gte tellement, et leur donne tant de friandises quils reviennent malades et grognons pour le reste de la journe.

Et MmeMusgrove mre, aussitt quelle tait seule avec Anna, disait:

Ah! miss Anna! si seulement MmeCharles avait un peu de votre mthode avec les enfants! Ils sont tout autres avec vous! Il faut convenir quils sont bien gts! Ils sont aussi beaux et aussi bien portants que possible, les chers petits, mais ma belle-fille ne sait pas sy prendre avec eux! Mon Dieu! quils sont ennuyeux quelquefois! Je vous assure que cest l ce qui mempche de les avoir autant que je voudrais. Je crois que Marie est mcontente que je ne les invite pas plus souvent, mais vous savez combien il est dsagrable davoir des enfants quil faut gronder chaque instant: Ne faites pas ceci, ne touchez pas cela, ou quon ne peut tenir tranquilles quen leur donnant trop de gteaux.

Marie disait encore: MmeMusgrove croit ses domestiques si fidles que ce serait un crime de mettre cela en question; mais je nexagre pas en disant que sa cuisinire et sa femme de chambre flnent toute la journe dans le village. Je les rencontre partout, et je ne vais pas deux fois dans la chambre des enfants sans rencontrer lune des deux. Si Jmina ntait pas la crature la plus fidle et la plus sre, cela suffirait pour la gter.

Et MmeMusgrove:

Je me fais une loi de ne jamais me mler des affaires de ma belle-fille, mais je vous dirai, miss Anna, (parce que vous pouvez y remdier), que je nai pas bonne opinion de sa femme de chambre, jentends dtranges histoires. Elle est toujours dehors, et shabille comme une dame. Cen est assez pour perdre tous les autres domestiques. Marie ne voit que par ses yeux; mais je vous avertis: soyez sur vos gardes, parce que, si vous dcouvrez quelque chose, il ne faut pas craindre de le dire.

Marie se plaignait aussi de navoir pas table la place qui lui tait due. Quand, Great-House, il y avait dautres invits, on la plaait comme si elle tait de la maison.

Un jour quAnna se promenait avec les misses Musgrove, lune delles, parlant de noblesse et de susceptibilits de rang, dit: Je nai aucun scrupule vous dire, parce quon sait que vous y tes indiffrente, combien quelques personnes sont absurdes pour garder leur rang. Cependant je voudrais quon pt faire comprendre Marie quelle ne devrait pas tre si tenace, et surtout ne pas se mettre toujours la place de ma mre. Personne ne doute de son droit cet gard, mais il serait plus convenable de ne pas toujours le garder. Ce nest pas que maman sen soucie le moins du monde, mais beaucoup de personnes le remarquent.

Comment Anna aurait-elle pu concilier tout le monde? Elle ne pouvait qucouter patiemment, apaiser les griefs; excuser lun, puis lautre; les engager lindulgence ncessaire entre voisins, surtout quand il sagissait de sa sur.

Sa visite eut du reste un bon rsultat; le changement de place lui fit du bien, et Marie, ayant une compagne assidue, se plaignit moins. Les relations quotidiennes avec lautre famille taient trs agrables, mais Anna pensait que tout naurait pas t si bien sans la prsence de M.et de MmeMusgrove, ou les rires, les causeries et les chansons des jeunes filles. Elle tait meilleure musicienne que celles-ci; mais, nayant ni voix, ni connaissance de la harpe, ni parents indulgents pour sextasier sur son jeu, on ne pensait gure lui demander de jouer, sinon par simple politesse, ou pour laisser reposer les autres.

Elle savait depuis longtemps quen jouant elle ne faisait plaisir qu elle-mme. Except pendant une courte priode de sa vie, elle navait jamais, depuis la mort de sa mre chrie, connu le bonheur dtre coute et encourage. Elle y tait accoutume, et la partialit de M.et MmeMusgrove pour leurs filles, loin de la vexer, lui faisait plutt plaisir, cause de lamiti quelle leur portait.

Quelques personnes augmentaient parfois le cercle de Great-House. Il y avait peu de voisins, mais les Musgrove voyaient tout le monde, et avaient plus de dners et de visites quaucune autre famille. Ils taient trs populaires.

Les jeunes filles aimaient passionnment la danse, et les soires se terminaient souvent par un petit bal improvis. quelques minutes dUppercross habitait une famille de cousins, moins riches, qui recevaient tous leurs plaisirs des Musgrove. Ils venaient nimporte quand, organisaient un jeu ou un bal limproviste, et Anna, qui prfrait un rle plus actif sasseoir au piano, leur jouait des danses de village pendant une heure de suite, obligeance qui attirait sur son talent musical lattention des Musgrove, et lui valait souvent ce compliment: Trs bien, miss Anna, trs bien, vraiment. Bont du ciel! Comme vos petits doigts courent sur le piano!

Ainsi passrent les trois premires semaines, puis vint la Saint-Michel, et le cur dAnna retourna Kellynch. La maison aime occupe par dautres! Dautres gens jouissant des chambres, des meubles, des bosquets et des points de vue! Elle ne put penser autre chose le 29 septembre, et Marie, remarquant le quantime du mois, fit cette sympathique remarque: Mon Dieu! nest-ce pas aujourdhui que les Croft entrent Kellynch? Je suis contente de ny avoir pas pens plus tt. Cela mimpressionne dsagrablement.

Les Croft prirent possession avec une exactitude militaire. Une visite leur tait due. Marie dplora cette ncessit: personne ne savait combien cela la faisait souffrir. Elle reculerait autant quelle pourrait. Nanmoins elle neut pas un moment de repos tant que Charles ne ly eut pas conduite, et, quand elle revint, son agitation navait rien que dagrable.

Anna se rjouit sincrement quil ny et pas de place pour elle dans la voiture. Elle dsirait cependant voir les Croft, et fut contente dtre la maison quand ils rendirent la visite. Charles tait absent. Tandis que lamiral, assis prs de Marie, se rendait agrable en soccupant des petits garons, MmeCroft sentretenait avec Anna, qui put ainsi tablir une ressemblance avec son frre, sinon dans les traits, du moins dans la voix et la tournure desprit.

MmeCroft, sans tre grande ni grosse, avait une carrure et une prestance qui donnaient de limportance sa personne. Elle avait de brillants yeux noirs, de belles dents et une figure agrable; mais son teint hl et rougi par la vie sur mer lui donnait quelques annes de plus que ses trente-huit ans. Ses manires ouvertes, aises et dcides navaient aucune rudesse et ne manquaient pas de bonne humeur. Anna crut avec plaisir aux sentiments de considration exprims pour la famille et pour elle-mme, car, ds le premier moment, elle stait assure que MmeCroft navait aucun soupon du pass. Tranquille sur ce point, elle se sentait pleine de force et de courage, quand ces mots de MmeCroft lui donnrent un coup subit:

Cest vous, nest-ce pas, et non votre sur que mon frre eut le plaisir de connatre quand il tait dans ce pays?

Anna esprait avoir dpass lge o lon rougit; mais certainement elle fut mue.

Peut-tre ne savez-vous pas quil est mari?

Elle ne sut quoi rpondre; et quand MmeCroft expliqua quil sagissait du ministre Wenvorth, elle fut heureuse de navoir rien dit qui pt la trahir. Il tait bien naturel que MmeCroft penst douard Wenvorth plutt qu Frdric. Honteuse de lavoir oubli, elle sinforma avec intrt de leur ancien voisin.

Le reste de la conversation noffrit rien de remarquable, mais en partant, elle entendit lamiral dire Marie:

Nous attendons un frre de MmeCroft, je crois que vous le connaissez de nom!

Il fut interrompu par les petits garons, qui saccrochaient lui comme un vieil ami et ne voulaient pas le laisser partir: il leur offrit de les emporter dans ses poches, et fut bientt trop accapar pour finir sa phrase ou se souvenir de ce quil avait dit.

Anna tcha de se persuader quil sagissait toujours ddouard Wenvorth; mais cela ne lempcha point de se demander si lon avait parl de cela dans lautre maison, o les Croft taient alls dabord.

On attendait ce soir-l au cottage la famille de Great-House. Tout coup Louisa entra seule, disant quelle tait venue pied pour laisser plus de place la harpe quon apportait. Et je vais vous dire pourquoi, dit-elle: Papa et maman sont tout tristes ce soir, maman surtout; elle pense au pauvre Richard; et nous avons eu lide dapporter la harpe, qui lamuse plus que le piano. Je vais vous dire ce qui la rend si triste. MmeCroft nous a dit ce matin que son frre, le capitaine Wenvorth, est rentr en Angleterre, et ira prochainement les voir. Maman sest souvenue que Wenvorth est le nom du capitaine de notre frre Richard. Elle a relu ses lettres, et maintenant elle ne pense qu son pauvre fils quelle a perdu. Soyons aussi gaies que possible, pour que sa pense ne sappesantisse pas sur un si triste sujet.

La vrit de cette pathtique histoire tait que les Musgrove avaient eu le malheur davoir un fils mauvais sujet, et la chance de le perdre avant quil et atteint sa vingtime anne. On lavait fait marin, parce quil tait stupide et ingouvernable; on se souciait trs peu de lui, mais assez pour ce quil valait. Il ne fut gure regrett quand la nouvelle de sa mort arriva Uppercross, deux annes auparavant. Ses surs faisaient aujourdhui pour lui tout ce quelles pouvaient faire en lappelant pauvre Richard, mais en ralit il navait t rien de plus que le lourd, insensible et inutile Dick Musgrove; nayant droit, vivant ou mort, qu ce diminutif de son nom.

Il avait t plusieurs annes en mer, et dans le cours de ces changements frquents pour les mousses dont le capitaine dsire se dbarrasser, il avait t six mois sur la frgate Laconia, commande par le capitaine Frdric Wenvorth, et sous linfluence de ce dernier, il avait crit ses parents les deux seules lettres dsintresses quils eussent jamais reues de lui; les autres ntaient que des demandes dargent. Il disait toujours du bien de son capitaine, mais ses parents sen souciaient si peu quils ny avaient fait aucune attention, et si MmeMusgrove fut frappe par le nom de Wenvorth associ avec celui de son fils, ctait par un de ces phnomnes de la mmoire assez frquents chez les personnes distraites.

Elle avait relu les lettres de ce fils perdu pour toujours, et cette lecture, aprs un si long intervalle, alors que les fautes taient oublies, lavait affecte plus profondment que la nouvelle de sa mort. M.Musgrove ltait aussi, mais un moindre degr, et en arrivant au cottage ils avaient besoin dtre couts et gays.

Ce fut une nouvelle preuve pour Anna dentendre parler de Wenvorth, et rpter son nom si souvent, dentendre disputer sur les dates, et affirmer enfin que ce ne pouvait tre que le capitaine Wenvorth, ce beau jeune homme quon avait rencontr plusieurs fois en revenant de Clifton huit annes auparavant. Elle vit quil fallait saccoutumer ce supplice, et tcher de devenir insensible cette arrive. Non seulement il tait attendu prochainement, mais les Musgrove, reconnaissants des bonts quil avait eues pour leur fils, et pleins de respect pour le caractre que Dick leur avait dpeint, dsiraient vivement faire sa connaissance. Cette rsolution contribua leur faire passer une soire agrable.

CHAPITRE VII

Quelques jours plus tard, on sut que le capitaine tait Kellynch. M.Musgrove lui fit visite et revint enchant. Il lavait invit dner avec les Croft pour la semaine suivante, et navait pu, son grand regret, fixer un jour plus rapproch. Anna calcula quelle navait plus quune semaine de tranquillit; mais elle faillit rencontrer le capitaine, qui rendit aussitt M.Musgrove sa visite. Elle et Marie se dirigeaient vers Great-House quand on vint leur dire que lan des petits garons avait fait une chute grave: lenfant avait une luxation de la colonne vertbrale. On revint en toute hte. Anna dut tre partout la fois, chercher le docteur, avertir le pre, soccuper de la mre pour empcher une attaque de nerfs, diriger les domestiques, renvoyer le plus jeune enfant, soigner et soulager le pauvre malade, enfin donner des nouvelles aux Musgrove, dont larrive lui donna plus dembarras que daide.

Le retour de son beau-frre la soulagea beaucoup; il pouvait au moins prendre soin de sa femme. Le docteur examina lenfant, remit la fracture et parla ensuite voix basse et dun air inquiet au pre et la mre. Cependant il donna bon espoir, et lon put aller dner plus tranquillement. Les deux jeunes filles restrent quelques instants aprs le dpart de leurs parents pour raconter la visite du capitaine; dire combien elles taient enchantes et contentes que leur pre let invit dner pour le lendemain. Il avait accept dune manire charmante, comme sil comprenait le motif de cette politesse. Il avait parl et agi avec une grce si exquise, quil leur avait tourn la tte. Elles schapprent en courant, plus occupes du capitaine que du petit garon.

La mme histoire et les mmes ravissements se rptrent le soir, quand elles vinrent avec leur pre prendre des nouvelles de lenfant. M.Musgrove confirma ces louanges. Il ne pouvait reculer linvitation faite le matin au capitaine, et regrettait que les habitants du cottage ne pussent venir aussi. Ils ne voudraient sans doute pas quitter lenfant. Oh! non, scrirent le pre et la mre. Mais bientt Charles changea davis; puisque lenfant allait si bien, il pouvait aller passer une heure Great-House aprs le dner. Mais sa femme sy opposa:

Oh! non, Charles, je ne souffrirai pas que vous sortiez. Si quelque chose arrivait!

Lenfant eut une bonne nuit et alla mieux le lendemain; le docteur ne voyait rien dalarmant, et Charles commena trouver inutile de se squestrer ainsi. Lenfant devait rester couch, et samuser aussi tranquillement que possible. Mais que pouvait faire le pre? Ctait laffaire dune femme, et ce serait absurde lui de senfermer la maison. Dailleurs son pre dsirait beaucoup le prsenter Wenvorth. Au retour de la chasse, il dclara audacieusement quil allait shabiller et dner chez son pre.

Votre sur est avec vous, ma chre, et vous-mme, vous naimeriez pas quitter lenfant. Je suis inutile ici, Anne menverra chercher sil est ncessaire.

Les femmes comprennent gnralement quand lopposition est inutile. Marie vit que Charles tait dcid partir. Elle ne dit rien, mais aussitt quelle fut seule avec Anna:

Ainsi on nous laisse seules nous distraire comme nous pourrons avec ce pauvre enfant malade, et pas une me pour nous tenir compagnie le soir. Je le prvoyais; je nai pas de chance; sil survient une chose dsagrable, les hommes sen dispensent. Charles ne vaut pas mieux que les autres. Il na pas de cur; laisser ainsi son pauvre petit garon! Il dit quil va mieux. Sait-il sil ny aura point un changement soudain, dans une demi-heure? Je ne croyais pas Charles si goste. Ainsi, il va samuser, et parce que je suis la pauvre mre, il ne mest pas permis de bouger; et cependant je suis moins capable que personne de soigner lenfant. Prcisment parce que je suis sa mre, on ne devrait pas me mettre une telle preuve. Je ne suis pas de force la supporter. Vous savez combien jai souffert des nerfs hier?

Ctait leffet dune commotion soudaine; jespre que rien narrivera qui puisse nous effrayer. Jai bien compris les instructions du docteur, et je ne crains rien. Vraiment, Marie, je ne suis pas surprise que votre mari soit sorti. Ce nest pas laffaire des hommes.

Il me semble que je suis aussi bonne mre quune autre; mais ma prsence nest pas plus utile ici que celle de Charles. Je ne puis pas toujours gronder et tourmenter un pauvre petit malade. Vous avez vu, ce matin, quand je lui disais de se tenir tranquille, il sest mis donner des coups de pied autour de lui. Je nai pas la patience quil faut pour cela.

Seriez-vous tranquille si vous passiez votre soire loin de lui?

Pourquoi non? son pre le fait bien. Jmina certainement est si soigneuse. Charles aurait pu dire son pre que nous irions tous. Je ne suis pas plus inquite que lui. Hier, ctait bien diffrent, mais aujourdhui!

Eh bien! si vous croyez quil nest pas trop tard pour avertir, laissez-moi soigner le petit Charles. M.et MmeMusgrove ne trouveront pas mauvais que je reste avec lui.

Parlez-vous srieusement? dit Marie les yeux brillants. Mon Dieu quelle bonne ide! En vrit, autant que jy aille. Je ne sers rien ici, nest-ce pas? et cela me tourmente. Vous navez pas les sentiments dune mre: vous tes la personne quil faut. Jules vous obit au moindre mot. Ah! bien certainement jirai, car on dsire beaucoup que je fasse connaissance avec le capitaine, et cela ne vous fait rien de rester seule. Quelle excellente ide! Je vais le dire Charles, et je serai bientt prte. Vous nous enverrez chercher, sil le faut, mais jespre que rien dalarmant ne surviendra. Je nirais pas, croyez-le bien, si je ntais tout fait tranquille sur mon cher enfant.

Elle alla frapper la porte de son mari, et Anna lentendit dire dun ton joyeux:

Je vais avec vous, Charles, car je ne suis pas plus ncessaire que vous ici. Si je menfermais toujours avec lenfant, je naurais aucune influence sur lui. Anna restera: elle se charge den prendre soin. Elle me la propos elle-mme. Ainsi, je vais avec vous, ce qui sera beaucoup mieux, car je nai pas dn Great-House depuis mardi.

Anna est bien bonne, rpondit son mari, je suis fort content que vous y alliez. Mais nest-il pas bien dur de la laisser seule la maison pour garder notre enfant malade?

Anna put alors plaider sa propre cause; elle le fit de manire ne lui laisser aucun scrupule. Charles tcha dobtenir, mais en vain, quelle vnt les rejoindre le soir. Bientt elle eut le plaisir de les voir partir contents, quelque peu motiv que ft leur bonheur. Quant elle, elle prouvait autant de contentement quil lui tait donn den avoir jamais. Elle se savait indispensable lenfant, et que lui importait que Frdric Wenvorth se rendt agrable aux autres, une demi-lieue de l?

Elle se demandait sil envisageait cette rencontre avec indiffrence, ou avec dplaisir. Sil avait dsir la revoir, il naurait pas attendu jusque-l, puisque les vnements lui avaient donn lindpendance qui lui manquait dabord.

Charles et Marie revinrent ravis de leur nouvelle connaissance et de leur soire. On avait caus, chant, fait de la musique.

Le capitaine avait des manires charmantes; ni timidit, ni rserve; il semblait tre une ancienne connaissance. Il devait, le lendemain, chasser avec Charles, et djeuner avec lui Great-House. Il stait inform dAnna comme dune personne quil aurait trs peu connue, voulant peut-tre, comme elle, chapper une prsentation quand ils se rencontreraient.

Anna et Marie taient encore table le lendemain matin, quand Charles vint pour chercher ses chiens. Ses surs le suivaient avec Wenvorth, qui avait voulu saluer Marie. Celle-ci fut trs flatte de cette attention et enchante de le recevoir, tandis quAnna tait agite par mille sentiments dont le plus consolant tait quil ne resterait pas longtemps. Son regard rencontra celui du capitaine; il fit de la tte un lger salut, puis il parla Marie, dit quelques mots aux misses Musgrove; un moment la chambre sembla anime et remplie; puis Charles vint la fentre dire que tout tait prt. Anna resta seule, achevant de djeuner comme elle put.

Cest fini, se rptait-elle avec une joie nerveuse. Le plus difficile est fait. Elle lavait vu! Ils staient trouvs encore une fois dans la mme chambre!

Bientt, cependant, elle se raisonna, et seffora dtre moins mue. Presque huit annes staient coules depuis que tout tait rompu. Combien il tait absurde de ressentir encore une agitation que le temps aurait d effacer! Que de changements huit ans pouvaient apporter! tous rsums en un mot: loubli du pass! Ctait presque le tiers de sa propre vie. Hlas, il fallait bien le reconnatre, pour des sentiments emprisonns, ce temps nest rien. Comment devait-elle interprter les sentiments de Wenvorth? Dsirait-il lviter? Un moment aprs, elle se hassait pour cette folle question. Malgr toute sa sagesse, elle sen faisait une autre, que Marie vint rsoudre, en lui disant brusquement:

Le capitaine, qui a t si attentif pour moi, na pas t trs galant votre gard, Anna. Henriette lui a demand ce quil pensait de vous, et il a rpondu quil ne vous aurait pas reconnue, que vous tiez change.

En gnral, Marie manquait dgards pour sa sur, mais cette fois elle ne souponna pas quelle blessure elle lui faisait.

Change ne pas me reconnatre!

Elle se soumit en silence, mais profondment humilie. Ctait donc vrai! et elle ne pouvait pas lui rendre la pareille, car lui navait pas vieilli. Les annes qui avaient dtruit la beaut de la jeune fille avaient donn Wenvorth un regard plus brillant, un air plus mle, plus ouvert, et navaient nullement diminu ses avantages physiques. Ctait toujours le mme Frdric Wenvorth!

Si change quil ne laurait pas reconnue! Ces mots ne pouvaient sortir de son esprit. Mais bientt elle fut bien aise de les avoir entendus: ils taient faits pour la refroidir et calmer son agitation.

Frdric ne pensait pas quon rpterait ses paroles; il lavait trouve tristement change et avait dit son impression. Il ne pardonnait pas Anna Elliot; elle lavait rejet, abandonn, elle avait montr une faiblesse de caractre, que la nature confiante, dcide, du jeune homme ne supportait pas. Elle lavait sacrifi pour satisfaire dautres personnes. Ctait de la timidit et de la faiblesse.

Il avait eu pour elle un profond attachement et navait jamais vu depuis une femme qui lgalt; mais il nentrait maintenant quun sentiment de curiosit dans le dsir de la revoir. Elle avait perdu pour toujours son pouvoir.

Maintenant il tait riche et dsirait se marier. Il tait prt donner son cur toute jeune fille aimable qui se prsenterait lui, except Anna Elliot. Il disait sa sur: Je demande une jeune fille entre quinze et trente ans; un peu de beaut, quelques sourires, quelques flatteries pour les marins, et je suis un homme perdu. Nest-ce pas assez pour rendre aimable un homme qui na pas eu la socit des femmes?

Il disait cela pour tre contredit. Son il fier et brillant disait quil se savait sduisant, et il ne pensait gure Anna en dsignant ainsi la femme quil voudrait rencontrer: Un esprit fort, uni une grande douceur.

CHAPITRE VIII

dater de ce jour, le capitaine et Anna se trouvrent souvent ensemble. Ils dnrent chez M.Musgrove, car la sant de lenfant ne pouvait pas servir plus longtemps de prtexte sa tante.

Le pass devait sans doute se prsenter souvent leur mmoire. Ds le premier soir la profession du capitaine lamena dire: En telle anne avant dembarquer, etc. Sa voix ne tremblait pas, mais Anna tait sre quelle tait associe son pass. Autrefois, ils taient tout lun pour lautre: maintenant plus rien. Ils ne se parlaient pas, eux qui autrefois, au milieu de la plus nombreuse runion, eussent trouv impossible de ne pas se parler! Jamais, lexception de lamiral et de sa femme, on net trouv deux curs aussi unis quils ltaient autrefois.

Maintenant ils taient moins que des trangers lun pour lautre.

Quand Frdric parlait, ctait pour elle, la mme voix, le mme esprit. Ceux qui lentouraient, tant trs ignorants des choses de la marine, lui faisaient mille questions. Les misses Musgrove taient tout oreilles lorsquil dcrivait la vie bord, les repas, les occupations de chaque heure; et leur surprise, en apprenant les arrangements et linstallation dun navire, faisait surgir quelque plaisante rponse, qui rappelait Anna le temps o elle tait elle-mme ignorante de ces choses. Elle aussi avait t plaisante pour avoir cru quon vivait bord sans provisions, sans cuisinier ni domestiques, et quon navait ni cuillers ni fourchettes.

Un soupir de MmeMusgrove lveilla de sa rverie:

Ah! mademoiselle, lui dit-elle tout bas, si le ciel mavait conserv mon pauvre fils, il serait un autre homme, aujourdhui!

Anna rprima un sourire, et couta patiemment MmeMusgrove, qui continua soulager son cur.

Quand elle put donner son attention ce qui se faisait autour delle, elle vit que les misses Musgrove avaient apport la liste navale pour y chercher les noms des navires que le capitaine avait commands.

Votre premier navire tait lAspic.

Vous ne le trouverez pas ici. Il a t us et dmoli; jai t son dernier capitaine, alors quil tait presque hors de service. Je fus envoy avec lui aux Indes orientales. LAmiraut samuse envoyer de temps en temps quelques centaines dhommes en mer dans un navire hors de service, mais comme elle en a beaucoup surveiller, parmi les mille navires qui peuvent sombrer, il sen trouve quelquefois un qui est encore bon.

Bah! scria lamiral. Quelles sornettes dbitent ces jeunes gens! On ne vit jamais un meilleur sloop que lAspic dans son temps. Vous nauriez pas trouv son gal, ce vieux sloop! Frdric a t un heureux garon de lavoir! Il fut demand par vingt personnes qui le mritaient mieux que lui. Heureux garon, de russir si vite avec si peu de protection!

Je compris mon bonheur, amiral, je vous assure, rpondit Wenvorth avec un grand srieux. Jtais aussi content que vous pouvez le dsirer. Javais, dans ce temps-l, un grand motif pour membarquer. Javais besoin de faire quelque chose.

Vous avez raison. Quest-ce quun jeune homme comme vous pouvait faire terre pendant six grands mois? Si un homme nest pas mari, il faut quil retourne bien vite en mer.

Capitaine Wenvorth, dit Louisa, vous avez d tre bien vex, en montant sur lAspic, de voir quel vieux navire on vous avait donn?

Je savais davance ce quil tait, dit-il en riant. Je navais pas plus de dcouvertes faire que vous nen auriez pour une vieille pelisse prte vos connaissances, de temps immmorial, et qui vous serait enfin prte vous-mme un jour de pluie. Ah! ctait mon cher vieil Aspic. Il faisait ce que je voulais. Je savais que nous coulerions fond ensemble, ou quil ferait ma fortune. Je nai jamais eu avec lui deux jours de mauvais temps, et aprs avoir pris bon nombre de corsaires, jeus le bonheur daccoster, lt suivant, la frgate franaise que je cherchais; je la remorquai Plymouth. Par une autre bonne chance, nous ntions pas depuis six heures dans le Sund, quun vent sleva qui aurait achev notre pauvre Aspic. Il dura quatre jours et quatre nuits. Vingt-quatre heures plus tard, il ne serait rest du vaillant capitaine Wenvorth quun paragraphe dans les journaux, et, son navire ntant quun sloop, personne ny aurait fait attention.

Anna frmit intrieurement, mais les misses Musgrove purent exprimer librement leur piti et leur horreur.

Cest alors, sans doute, dit MmeMusgrove voix basse, quil prit le commandement de la Laconia et prit bord notre pauvre cher fils? Charles, demandez au capitaine o il prit votre frre; je loublie toujours.

Ce fut Gibraltar, ma mre. Dick y tait rest malade avec une recommandation de son premier capitaine pour le capitaine Wenvorth.

Oh! dites-lui quil ne craigne pas de nommer le pauvre Dick devant moi, car ce sera plutt un plaisir dentendre parler de lui par un si bon ami.

Charles, sans doute moins tranquille sur les consquences, rpondit par un signe de tte et sloigna.

Les jeunes filles se mirent chercher la Laconia, et le capitaine se donna le plaisir de la trouver lui-mme, ajoutant que ctait un de ses meilleurs amis.

Ah! ctaient de bons jours, quand je commandais la Laconia. Jai gagn bien de largent avec elle! Mon ami et moi, nous fmes une si belle croisire aux Indes occidentales! Pauvre Harville! Vous savez, ma sur, quil avait encore plus besoin dargent que moi. Il tait mari, lexcellent garon! Je noublierai jamais combien il fut heureux cause de sa femme. Jaurais voulu quil ft l lt suivant, quand jeus le mme bonheur dans la Mditerrane.

Ce fut un beau jour pour nous, que celui o vous ftes nomm capitaine de ce navire, dit MmeMusgrove. Nous noublierons jamais ce que vous avez fait.

Lmotion lui coupait la voix, et Wenvorth, qui nentendait qu demi, et ne songeait nullement Dick, attendait la suite avec surprise.

Maman pense mon frre Richard, dit Louisa voix basse.

Pauvre cher enfant! continua MmeMusgrove. Il tait devenu si rang, si bon sous vos ordres, et nous crivait de si bonnes lettres! Ah! plt Dieu quil ne vous et jamais quitt!

En entendant cela, une expression fugitive traversa la figure de Wenvorth: un pli de sa bouche et un certain regard convainquirent Anna quil ntait pas de lavis de MmeMusgrove, et quil avait eu probablement quelque peine se dbarrasser de Dick; mais ce fut si rapide quelle seule sen aperut. Un instant aprs, il tait srieux et matre de lui; il vint sasseoir ct de MmeMusgrove, et causa de son fils avec une grce naturelle qui tmoignait de sa sympathie pour tout sentiment vrai. Anna tait assise lautre coin du divan, spare de lui par la vaste corpulence de MmeMusgrove, plus faite pour reprsenter la bonne humeur et la bonne chre, que la tendresse et le sentiment, et tandis quAnna sabritait derrire elle pour cacher son agitation, la faon dont le capitaine coutait les dolances de MmeMusgrove et ses larges soupirs ntait pas sans mrite.

Le chagrin nest pas ncessairement en rapport avec la constitution. Une grosse personne a aussi bien le droit dtre afflige profondment que la plus gracieuse femme. Nanmoins, il y a des contrastes que la raison admet, mais qui froissent le got et attirent le ridicule.

Lamiral, aprs avoir fait quelques tours dans la chambre, les mains derrire le dos, sapprocha de Wenvorth, et, tout ses propres penses, il lui dit, sans soccuper sil linterrompait:

Si vous aviez t une semaine plus tard Lisbonne, Frdric, vous auriez eu bord lady Marie Grierson et ses filles.

Je suis heureux alors de navoir pas t l.

Lamiral le plaisanta sur son manque de galanterie: il se dfendit, tout en dclarant quil nadmettrait jamais une femme son bord, si ce nest pour un bal, ou en visite.

Ce nest point faute de galanterie, dit-il, mais par limpossibilit davoir dans un navire le confortable ncessaire aux femmes, et auquel elles ont droit. Je ne puis souffrir davoir une femme bord, et aucun navire command par moi nen recevra jamais.

Sa sur scria:

Ah! Frdric! est-ce vous qui dites cela? Quel raffinement inutile! Les femmes sont aussi bien bord que dans la meilleure maison dAngleterre. Je ne sais rien de suprieur aux arrangements dun navire. Je dclare que je nai pas plus de confortable Kellynch que dans les cinq navires que jai habits.

Il nest pas question de cela, dit Frdric; vous tiez avec votre mari, et la seule femme bord.

Mais vous avez bien pris, de Portsmouth Plymouth, MmeHarville, sa sur, sa cousine et trois enfants! O tait donc alors votre superfine et extraordinaire galanterie?

Absorbe dans mon amiti, Sophie; je voulais tre utile la femme dun collgue, et jaurais transport au bout du monde tout ce que Harville aurait voulu. Mais croyez bien que je regardais cela comme une chose fcheuse.

Mon cher Frdric, ce que vous dites ne signifie rien. Que deviendrions-nous, nous autres pauvres femmes de marins, si les autres pensaient comme vous?

Cela ne mempcha pas, comme vous voyez, de conduire MmeHarville et sa famille Plymouth.

Mais je naime pas vous entendre parler comme un beau gentilhomme sadressant de belles ladies: nous navons pas la prtention dtre toujours sur leau douce.

Ah! ma chre, dit lamiral, quand il aura une femme, il parlera autrement. Si nous avons le bonheur davoir une autre guerre, il fera comme nous, et sera reconnaissant quon lui amne sa femme.

Je me tais, dit Wenvorth, puisque les gens maris mattaquent, Ah! je penserai autrement quand je serai mari! Eh bien! non. On me rpond si: je nai plus rien dire.

Il se leva, et sloigna.

Vous avez d voyager beaucoup? dit MmeMusgrove MmeCroft.

Oui, madame. Pendant les quinze premires annes de mon mariage, jai travers quatre fois lAtlantique, jai t aux Indes orientales, sans compter diffrents endroits voisins de lAngleterre: Cork, Lisbonne, Gibraltar. Mais je nai jamais t au del des tropiques ni dans les Indes occidentales, car je nappelle pas de ce nom Bermude ou Bahama.

MmeMusgrove, qui ne connaissait pas un seul de ces noms, neut rien rpondre.

Je vous assure, madame, dit MmeCroft, que rien ne surpasse les commodits dun navire de guerre; jentends celui dun rang suprieur. Le plus heureux temps de ma vie a t bord. Jtais avec mon mari, et, grce Dieu, jai toujours eu une excellente sant; aucun climat ne mest mauvais. Je nai jamais connu le mal de mer. La seule fois que jai souffert fut lhiver que je passai seule Deal, quand lamiral tait dans les mers du Nord. Nayant pas de nouvelles, je vivais dans de continuelles craintes et je ne savais que faire de mon temps.

Oui, rpondit MmeMusgrove, rien nest si triste quune sparation. Je le sais par moi-mme. Quand M.Musgrove va aux assises, je ne suis tranquille que quand il est revenu.

On dansa pour terminer la soire. Anne offrit ses services, et fut heureuse de passer inaperue. Ce fut une joyeuse soire. Le capitaine avait le plus dentrain de tous. Il tait lobjet des attentions et des dfrences de tout le monde. Louise et Henriette semblaient si occupes de lui que, sans leur amiti rciproque, on et pu les croire rivales. Quoi dtonnant sil tait un peu gt par de telles flatteries?

Telles taient les penses dAnna, tandis que ses doigts couraient machinalement sur le piano. Pendant un moment, elle sentit quil la regardait, quil observait ses traits altrs, cherchant peut-tre y retrouver ce qui lavait charm autrefois. Il demanda quelque chose; elle entendit quon rpondait:

Oh non! elle ne danse plus; elle prfre jouer, et elle nest jamais fatigue.

Elle avait quitt le piano; il prit sa place, essayant de noter un air dont il voulait donner une ide aux misses Musgrove. Elle sapprocha par hasard; alors il se leva et avec une politesse tudie:

Je vous demande pardon, mademoiselle, cest votre place; et malgr le refus dAnna il se retira.

Elle en avait assez! Cette froide et crmonieuse politesse tait plus quelle nen pouvait supporter.

CHAPITRE IX

Le capitaine Wenvorth tait venu Kellynch comme chez lui, pour y rester autant quil lui plairait; car il tait aim par lamiral comme un frre. Il avait fait le projet daller voir son frre, dans le comt de Shrop, mais lattrait dUppercross ly fit renoncer. Il y avait tant damiti, de flatterie, quelque chose de si sduisant dans la rception quon lui faisait; les parents taient si hospitaliers, les enfants si aimables, quil ne put sarracher de l.

Bientt on le vit chaque jour Uppercross. Les Musgrove ntaient pas plus empresss linviter que lui venir, surtout le matin, car lamiral et sa femme sortaient toujours ensemble quand il ny avait personne au chteau. Ils sintressaient leur nouvelle proprit et visitaient leurs prairies, leurs bestiaux, ou faisaient volontiers un tour en voiture.

Lintimit du capitaine tait peine tablie Uppercross, quand Charles Hayter y revint, et en prit ombrage.

Charles Hayter tait lan des cousins. Ctait un trs aimable et agrable jeune homme, et jusqu larrive de Wenvorth, un grand attachement semblait exister entre lui et Henriette. Il tait dans les ordres, mais sa prsence ntant pas exige la cure, il vivait chez son pre une demi-lieue dUppercross.

Une courte absence avait priv Henriette de ses attentions, et en revenant il vit avec chagrin quon avait pris sa place.

MmeMusgrove et MmeHayter taient surs, mais leur mariage leur avait fait une position trs diffrente. Tandis que les Musgrove taient les premiers de la contre, la vie mesquine et retire des Hayter, lducation peu soigne des enfants, les auraient placs en dehors de la socit sans leurs relations avec Uppercross.

Le fils an tait seul except; il tait trs suprieur sa famille comme manires et culture desprit.

Les deux familles avaient toujours t dans des termes excellents, car dun ct il ny avait pas dor