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Avertissement

Je dois préciser que rien dans ce récit n’est inventé ni embelli. Tout, absolument tout y est authentique. Bien entendu, je ne peux certifier la véracité de ce que des tiers m’ont confié, mais je garantis que leurs propos sont rapportés ici avec exactitude. Présenté, dans le passé, à plusieurs éditeurs, ce texte fut chaque fois refusé parce que ces derniers pensaient que c’était là une somme d’affabulations. Les gens dont la vie s’est inscrite dans une mécanique sans surprise peuvent difficilement croire que leurs pareils ne sont pas, comme eux-mêmes, semblables à des veaux dans un pré. J’ai eu, entre autres, affaire à un grand éditeur qui se prenait pour un taureau de la littérature alors que le malheureux était un terne imbécile. Ils sont nombreux dans ce milieu à lui ressembler. Comment expliquer – sinon par la médiocrité de tels personnages – que soit rejeté un texte racontant un épisode important de l’Histoire de France passé sous silence ? Comment peut-on refuser des Mémoires rapportant certains aspects de la guerre en Algérie que très peu de gens ont connus ?

Un mot encore pour expliquer le titre. Un « réprouvé » ? Pourquoi ? Parce que partout où je suis

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passé en possédant un certain pouvoir à quelque titre que ce fût, ma conduite, ou mes propos, ou encore mes décisions étonnaient, surprenaient, détonaient. Je n’affirme pas là que je subissais l’animosité des gens qui dépendaient de moi, bien au contraire. Mais les autorités, dont moi je dépendais, me tenaient dans leur collimateur, quelquefois avec méfiance, quelquefois avec hostilité. Je n’ai jamais connu le paisible travail de celui qui prend bien garde de rester bien au chaud à l’intérieur des normes habituelles. Mieux encore, lorsque j’ai été publié pour la première fois, je l’ai dû à un excellent écrivain qui me confia que plus personne ne savait écrire et qu’il refusait les manuscrits qu’on lui proposait. Il ne publiait que des rééditions, œuvres de gens connus, indiscutables, le plus souvent. C’était flatteur. L’homme était de gauche. Je l’étais moi-même. Mais il évolua soudainement. Et nos relations cessèrent..

La plupart des noms de lieux et de personnages ont été modifiés.

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Préface

Pour moi, la mémoire fonctionne curieusement. On dirait d’une caméra dont l’utilisateur se refuserait à filmer autre chose que le sommet étincelant de hautes montagnes et le fond de vallées lugubres. Pour moi ? Pour les autres aussi, je pense. Je ne suis pas même certain de la justesse de la comparaison. Il me semble que, bien souvent, ma mémoire rejette toute une série de souvenirs, si forte qu’ait été l’émotion du moment et importantes ses retombées dans le futur, de manière capricieuse, sans raison apparente, mais sans doute pour quelque raison cachée. Peut-être en est-il ainsi parce que, très jeune, j’ai systématiquement choisi de toujours me projeter dans l’avenir et de ne jamais me réfugier dans le passé. Ceux qui se pelotonnent frileusement dans les ombres du passé me donnent froid dans le dos. Ils me paraissent toujours être des aspirants à la mort, des condamnés volontaires.

C’est vrai que, parfois, les souvenirs qui devraient demeurer parmi les plus forts se gomment comme des dessins ratés. Mais mille raisons peuvent l’expliquer. Retrouvant ma sœur Suzanne – installée aux Etats-Unis et de nationalité américaine – après une absence d’une quarantaine d’années, je fus frappé par son oubli de

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facteurs épouvantables qui auraient dû la marquer profondément : la faim – une faim qui dura des années, une faim quotidienne, lancinante, laminante – et la misère. Une misère telle que, par exemple, Suzanne renonça pendant plusieurs mois à sortir de l’appartement en raison de l’état squelettique et pitoyable de sa garde-robe, si l’on peut appeler ainsi la somme des quelques chiffons qu’elle possédait. « La faim ? Ah, oui. Mais il ne faut rien exagérer. Bien sûr, ce n’était pas toujours facile. Oui, oui, la misère ? Mon Dieu, c’est vite dit… » Je croyais rêver. Et pourtant … L’explication est très simple. Chacun peut reconstituer ses souvenirs comme il l’entend, les réaménager à sa manière, en inventer ou en supprimer des parties, leur prêter des couleurs dont ils étaient dépourvus, bref, les construire comme bon lui semble... Suzanne avait adopté avec enthousiasme la société américaine, en avait adopté les règles de bienséance, les habitudes et les comportements admis ainsi que les symboles. La pouillerie européenne qui fut la nôtre en ces temps éloignés ne lui convenait pas, elle l’aurait marginalisée, car, pour le public moyen outre-Atlantique, elle correspondait plus ou moins à des traits de personnalité condamnables. Elle l’avait donc bannie de ses souvenirs. Je suis certain que la manière dont la mémoire de Suzanne s’était débarrassée non pas d’un bref épisode, mais de toute une tranche épaisse de sa vie, est relativement banale chez bien des gens. Et Suzanne est une personne parfaitement honnête. Ce travail de faussaire de la mémoire a été chez elle inconscient.1

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Suzanne n’a rien à voir avec ceux qui truquent leur passé pour l’embellir. Je me rappelle avoir connu, à l’époque où j’étais étudiant, un condisciple qui racontait, et c’était vrai, avoir gagné un peu d’argent de poche en travaillant quelques nuits – trois ou quatre – comme manœuvre au marché en gros de fruits et légumes. Au fil des ans, l’histoire prit des proportions fantastiques : ce garçon avait accompli toutes ses études en travaillant la nuit comme fort des halles dans cette ville de province. Lorsqu’il atteignit un poste élevé dans l’université, on laissa entendre que, presque dès son premier biberon, il avait fait vivre sa famille en portant des sacs de cent kilos sur ses épaules. Comme moi-même j’avais abandonné l’école et travaillé chez des patrons dès l’âge de douze ans, j’en voulus à ce garçon : tous ces mensonges détruisaient la qualité de mon passé, les mérites de ma petite personne, masquaient en les banalisant les souffrances que la misère m’avait fait endurer. Ma vanité s’en trouvait égratignée. A l’âge mûr, l’ironie paisible et souriante remplaça la colère. D’ailleurs, le pauvre diable est mort, tué par le travail, son ambition dévorante et le cumul des charges. Paix à ses cendres, et vétilles que tout cela.

Mais entre l’autocensure et la tendance à magnifier, à exagérer certains événements du passé, il faut pagayer droit et ferme.

Il paraît que, lorsque vient l’âge où se rend sensible le terme de la vie, les souvenirs – et surtout les souvenirs d’enfance – viennent, de façon surprenante, en abondance à la mémoire. Ce n’est pas mon cas, peut-être pour la raison déjà évoquée. Mais peut-être aussi cette croyance est-elle fausse. Tout simplement, les gens, lorsqu’ils ressentent la brièveté

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du temps qu’il leur reste et la faible utilité sociale qui est alors la leur, font-ils plus volontiers appel à ces souvenirs qu’ils n’ont en réalité jamais oubliés. Ils n’y songeaient pas, voilà tout. Revivre dans les souvenirs les remet dans les conditions de l’époque où le temps ne leur semblait pas compté, où leur utilité sociale, leurs appétits et leur avenir offraient des perspectives à présent disparues.

Je rédige ce texte en souhaitant que ma mémoire retrouve ces moments de mon passé qui ont glissé dans l’oubli entre les mailles de mon esprit. Et puis, j’écris aussi pour ceux de ma famille qui appartiennent aux générations futures, pour ceux-là mêmes qui ne sont pas encore nés. A quoi bon conter le passé s’il n’arme pas pour l’avenir ? Et j’écris surtout pour toi, lecteur anonyme et inconnu, si ce texte te tombe entre les mains.

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Les souvenirs incertains et le passe flou

Dans le flou du passé surgissent quelques rares souvenirs sans consistance, des souvenirs inutiles qui marquent la mémoire parce que l’enfant a été frappé par l’aspect inhabituel, exceptionnel de tel ou tel événement, fait ou comportement, inhabituel pour lui, mais pas forcément pour les adultes. Je me souviens, par exemple – c’est mon souvenir le plus lointain ; j’avais un peu plus de deux ans – de notre porteur, Ahmed, au Maroc. Nous l’appelions « notre porteur », mais cette appellation ronflante qui donnait un statut bourgeois à notre famille n’avait pas de sens. C’était un de ces porteurs-messagers qu’utilisaient habituellement plusieurs foyers, plusieurs commerçants. Du haut de mes trois pommes, je contemplais cet immense gaillard à la peau marron clair qui se tenait debout dans l’embrasure de la porte, le fez sur la tête. Un fez rouge, dont la couleur appétissante me fascinait. Pourquoi portait-il cette tache écarlate sur le crâne ? Nous ne portions rien de semblable nous-mêmes. Cet homme couleur de bois au chef éclatant n’était pas de la même espèce que

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nous. Il appartenait sans doute à un univers dont je ne savais rien. Cette image inutile a traîné dans ma mémoire et y est demeurée, va-t-en savoir pourquoi.

Le second souvenir est tout aussi absurde. Lorsque nous avons quitté le Maroc pour la France, nous avons été vaccinés avant de monter à bord du bateau, et je me rappelle le coup de griffe sur ma cuisse. Cela se déroulait dans une atmosphère de crainte créée par les dames et les enfants qui redoutaient ce passage devant l’infirmier armé de sa plume d’acier. Des tout-petits braillaient de terreur. Je fus surpris par l’insignifiance de la douleur ressentie lorsque vint mon tour. J’ai conservé dans ma mémoire, non pas la souffrance, à peine éprouvée, mais l’impression d’une absurde frayeur collective qui se dégageait de cette foule de femmes et d’enfants.

Puis, vient une séquence de ce qui me sembla beau comme un spectacle rare. Dans une des cabines du bateau qui nous ramenait en France, je me trouvais étendu sur une couchette. Mes deux sœurs – Suzanne et Henriette – étaient là. Pour les deux aînés – Jean et Odette – je ne sais pas. Aucune image de leur présence n’est restée en moi. Odette était la plus âgée de nous tous. Son vrai prénom était Florinette. On l’appelait ainsi en ce temps-là. Plus tard, elle se fit appeler Odette par adoration pour notre tante dont c’était le prénom, et cette habitude fut vite prise. Jean était le second ; il était né deux ans plus tard. Mon père ne voyageait pas avec nous, mais il était venu nous rendre visite et nous avait apporté des brioches et des croissants. Certes, il fut responsable par légèreté, inconscience et égoïsme de bien des malheurs pour notre famille, mais il possédait un sens aigu de la fête et comprenait la nécessité d’un peu de

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superflu même dans la misère, quand manquait pourtant l’essentiel. Ce superflu qui met un peu de gaieté dans toutes les épreuves et permet de les subir, jamais il ne l’a négligé. Et puis, il était homme à s’endetter gaiement jusqu’aux oreilles, et les hommes de cette farine-là boiraient du champagne sur leur propre cercueil.

Tout en savourant ma brioche, j’écoutais mon père qui répondait à mes questions, mimait un mendiant de Barcelone, chantait une comptine espagnole. Soudain il se mit à danser en claquant des doigts et en fredonnant une chanson que, disait-il, les soldats russes lui avaient apprise pendant la guerre de 14. Les paroles de la chanson et de la comptine me sont restées en mémoire sous la forme d’un charabia incroyable qui ne ressemble certainement à aucune langue au monde. Et pourtant, ces mots étranges et vides de sens sont demeurés vissés dans mon esprit.

Ces souvenirs, les plus lointains dans ma mémoire, paraissent parfaitement inutiles, dénués d’intérêt et n’être rattachés à aucun événement grave. Pourtant, ils scandent les drames du passé, marquent des tournants dans la vie de ma famille. Mais il me faut dévider cette histoire à partir du début, c’est-à-dire de l’installation des Gunsberg en France, installation dont je sais fort peu de choses malheureusement.

Du côté de mon grand-père paternel, qui était mi-colporteur mi-doreur sur cadre, né à Galatz (Roumanie), ville-frontière, en 1862, naturalisé français et marié à une juive russe, l’explication de sa venue en France paraît simple. Il avait fui les massacres, les pogroms, l’antisémitisme d’une population abrutie par des croyances où la superstition, la bêtise, les préjugés, la violence et une

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foi bornée et simplette formaient un cocktail féroce. Selon la légende familiale, mon grand-père et ma grand-mère, venus à pied de Roumanie en France, comptaient se rendre en Amérique après un court séjour à Paris. Mais cette ville leur parut si belle, la France si merveilleuse, qu’ils s’arrêtèrent là définitivement.

Je sais peu de choses sur la vie qu’ils menèrent. C’est là un grand trou noir. Ma mère, un jour, me raconta que, pour survivre, ils fabriquèrent du savon dans leur cave au début de leur installation à Paris. Les émigrés d’alors, industrieux, consciencieux, travailleurs et souvent imaginatifs, ne songeaient qu’à subsister – les temps étaient durs – par tous les moyens honnêtes. Pour cela, ils pratiquaient mille métiers, utilisaient mille expédients.

En dépit de l’état de dénuement où ils se trouvaient à leur arrivée, mes grands-parents firent donner une éducation solide à leurs enfants. Mon père fut bachelier en une époque où rares étaient les titulaires du baccalauréat, et il eût été médecin sans la guerre de 14-18. C’est à la Faculté des Sciences de la Sorbonne où il préparait le PCB, examen qui donnait accès aux études en médecine, qu’il rencontra ma mère.

La famille de mon père devait être très traditionaliste, très stricte sur le chapitre religieux. Ma grand-mère paternelle était, d’ailleurs, fille de rabbin. Cette fermeture à l’égard du monde laïque, de la société non juive détermina un drame qui modifia le cours de la vie de mes parents. Sans ce drame, mon père serait-il devenu un médecin bourgeois et heureux, sans histoire ? Certainement pas : il aurait fini dans les fours d’Auschwitz comme tous les autres membres de sa famille.

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Quand mon père et ma mère commencèrent à se fréquenter, et comme cela paraissait sérieux, les deux familles concernées s’inquiétèrent : l’une parce que mon père était juif ; l’autre parce que ma mère ne l’était pas. La famille juive se montrait beaucoup plus belliqueuse que l’autre. Mon grand-père maternel était totalement dénué de tout esprit raciste et éprouvait quelque sympathie pour le socialisme. Ma sœur Odette me raconta que ma grand-mère paternelle tenta même de vitrioler ma mère. Cela se passa peu de temps avant l’armistice de 1918. Mon père était alors sous les drapeaux, et ma mère accomplissait un stage en qualité d’institutrice dans une école parisienne. En ce temps-là, le vitriol était l’arme féminine par excellence. Dans les milieux populaires, il tenait la place du « petit revolver à crosse nacrée » que, selon les romans à l’eau-de-rose de l’époque, les femmes du monde outragées glissaient dans leur sac à main. Ma grand-mère, donc, se rendit à cette école armée d’un bol de vitriol, attendit la sortie des maîtresses et balança son liquide au visage d’une malheureuse qu’elle rata … et qui n’était pas ma mère. L’affaire finalement se termina au commissariat de police. Mais le commissaire ne souhaitait pas incarcérer la mère d’un combattant. Quant à l’institutrice, une fois informée de tous les éléments de l’affaire, elle refusa de porter plainte. Le commissaire se contenta donc de donner une sévère admonestation à la coupable et de brandir des menaces, car il lui fallait s’assurer qu’il n’y aurait pas de récidive. Il n’y en eut pas. Venu en permission et mis au courant, mon père, dès qu’il fut démobilisé, prit une décision héroïque en un sens : il s’enfuit pour l’Espagne en compagnie de ma mère. Mon grand-père

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maternel, homme généreux et compréhensif qui adorait ses enfants, lui offrit un petit pécule avant son départ. Il partit avec également une carte de représentant pour un produit dont il devait être l’unique vendeur en Espagne.

Exit ma famille paternelle. Je ne sais rien de plus sur elle. Elle possédait certainement des biens non négligeables avant d’être exterminée à Auschwitz. Mais l’Etat n’a jamais accompli de très grands efforts pour rembourser les juifs victimes de la cupidité des antisémites de l’Occupation. En 1942, mon oncle Félix, sa femme et sa fille périrent dès leur arrivée à Auschwitz après un séjour à Drancy, ce camp gardé par la gendarmerie française. Ma tante Blanche et sa fille de douze ans, Suzanne, ainsi que son époux et son vieux beau-père, arraché à l’hôpital par les nazis, furent déportés et assassinés dans les mêmes conditions quelques semaines avant la libération de Toulouse où ils s’étaient réfugiés.

Ma mère, Jeanne Teixier, était issue de vieilles familles françaises – les Teixier, les Nadaud – protestantes du côté de son père, catholiques du côté de sa mère, et bien implantées dans des régions de tradition et de conservatisme : le Bordelais, le Lyonnais, la région mançoise. On disait que le grand-père de ma mère avait été très riche, qu’il avait possédé de nombreuses maisons, des terres, que sais-je encore ? Mais il était joueur et avait tout perdu aux cartes. Mon grand-père, Jean Teixier, était un homme petit et vif. L’injustice le mettait facilement en colère. Il pratiquait plusieurs sports : les poids et haltères, la lutte libre, le chausson, tous sports de force ou de combat. Sans doute voulait-il compenser sa petite taille par une capacité musculaire et une technique de

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combat supérieures à celles des autres. Il était ouvrier, fit le tour de France comme compagnon et acheva sa carrière comme directeur d’usine. Un destin hors pair, de type roman américain des années 30, alors que la France de son temps était socialement plutôt tétanisée. Il aimait conter des anecdotes dans lesquelles il s’attribuait toujours le rôle du défenseur de la veuve et de l’orphelin. Il prétendait également avoir été l’inventeur de l’ouvre-boîtes le plus petit, le plus pratique et le meilleur marché du monde : celui qui est constitué d’un morceau de métal plat auquel est rattachée par une charnière une petite lame en forme d’aileron de requin. On lui avait volé son invention. On avait remarqué cet ouvre-boîte personnel qu’il s’était fabriqué et qu’il utilisait lorsqu’il cassait la croûte sur les chantiers, et on l’avait produit et vendu massivement. J’ignore qui était ce « on » mystérieux.

Il racontait quelquefois ses exploits. Comment il avait secoué d’importance le curé qui, confession aidant, avait voulu faire « avouer » à sa fiancée qu’ils couchaient ensemble. N’était-il pas un damné huguenot ? Un aveu qui, en ce temps-là, vous ravalait la femme au rang de la femelle. Ou comment il avait envoyé au sol, d’un « bras roulé », un patron coriace qui s’était montré méprisant et injurieux. Son anecdote favorite concernait le boulanger de je ne sais quel village. Le patron de l’usine du coin – patron de droit divin et qui employait la plupart des habitants – décida un jour que ses ouvriers devaient se servir chez le boulanger catholique et non chez le boulanger protestant. Il laissa entendre que ceux qui enfreindraient la règle auraient affaire à lui. Mon grand-père fomenta la révolte, entraîna tous les

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ouvriers, catholiques et protestants confondus, à se servir uniquement et ensemble chez le boulanger protestant. Le patron dut céder. Il fut forcé d’adopter une attitude laïque. Chacun alors retourna chez son commerçant favori. Il n’y avait que deux boulangers dans ce village. Sans lui, l’un d’eux aurait été ruiné. Il n’y eut donc pas de Saint-Barthélémy des petits pains. Tel était mon grand-père, et ses récits montraient de la fierté, mais ne respiraient pas la vantardise.

Il vécut vieux et heureux. Bon pied bon œil à un âge avancé, surtout pour son époque. Il sut profiter de la vie. Ma grand-mère mourut aux alentours de 1930, et grand-père épousa Jeannette quelques années plus tard. Elle était beaucoup plus jeune que lui. Il l’avait fait sauter sur ses genoux quand elle était enfant, car il connaissait bien sa famille, les Barbier, des parents par alliance, je crois. Grand-père mourut en 1959, et Jeannette me fit cadeau, en souvenir de lui, d’objets que Jean et Odette convoitaient. Des babioles, mais pleines d’une valeur affective : sa timbale en métal argenté gravée à son nom – autrefois, tout bébé en recevait une dès sa première année – également des couverts monogrammés et un baromètre en bois sculpté datant de son enfance. Jeannette avait mis ces reliques de côté pour moi. Je vins les prendre en 1962, lors de mon oral du CAPES à Paris. Je ne la revis plus jamais après cette date.

Après la mort de grand-père, Jean et Odette avaient cherché querelle à Jeannette. Bien sûr, grand-père s’était débrouillé pour en faire son unique héritière, tournant la loi française imbécile et honteuse qui prévoit que l’héritage doit obligatoirement tomber dans la poche des enfants, si vils et méprisables qu’ils puissent être, ils le sont

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parfois, et de plus en plus aujourd’hui. Sans doute avait-il mis toute sa fortune à son nom, ou encore avait-il tout converti en valeurs au porteur. Bref, à l’époque où je travaillais à F alors que Thelma était professeur à H, je reçus une lettre de Jeannette m’informant du décès de grand-père et me demandant de signer une renonciation à tout droit sur l’héritage. Elle affirmait qu’il n’existait, en fait de biens auxquels pouvaient prétendre les descendants, qu’une place dans le caveau de famille. Or, nous aurions été cinq à la partager. Elle souhaitait, à sa mort, reposer auprès de grand-père. Je baptisai aussitôt cela l’héritage-tibia : en effet, nous n’aurions eu droit chacun à déposer qu’un ou deux gros os dans ce lieu. Je me doutais que la réalité était bien différente et que grand-père avait laissé un coquet avoir, mais il me semblait tout naturel que son épouse en bénéficiât. Elle avait passé sa vie auprès de lui. Qu’avions-nous fait, nous, ses petits-enfants, pour lui ? Rien. Je signai cette renonciation sans hésiter, mais sa lettre s’était promenée entre H et F, et j’y répondis tardivement. Croyant que ce retard était un refus déguisé, Jeannette m’écrivit un mot pressant qui exprimait son mécontentement. Mais le quiproquo se dissipa vite. Quand Jeannette me remit les objets-souvenirs, elle me dit qu’elle les avait gardés pour moi parce qu’elle savait que, moi, je ne les revendrais pas. Jeannette avait peu pratiqué notre famille, mais elle paraissait en connaître certains aspects, et sa réflexion m’étonna.

Ma mère me parlait souvent de son enfance. Mais je ne l’écoutais guère. Semblable à tous les enfants et adolescents, je considérais cette époque de la vie de mes parents comme se rattachant à celle de la pierre polie ou

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presque. Elle avait passé toute sa jeunesse dans un village proche du Mans, la Couronne. Elle semblait y avoir été très heureuse. Ses dons – exceptionnels en mathématique – avaient été vite remarqués. Aussi, le pasteur poussa-t-il sa famille à la présenter au concours d’entrée à l’Ecole Normale de Jeunes Filles. Elle le passa avec aisance. Excellente mathématicienne, elle suivit ensuite des études à la Sorbonne. En un temps où étaient rares, très très rares les femmes capables de tenir la dragée haute aux hommes dans les matières scientifiques, où les étudiantes en mathématique étaient regardées comme des phénomènes exceptionnels, elle obtint sans difficulté une licence dans cette discipline. Elle avait, me dit-elle, la fille Curie (Eve, je crois) comme condisciple et se sentait peut-être meilleure qu’elle. Je ne pense pas qu’il s’agissait là d’une vantardise. Lorsque je m’inscrivis à la Faculté des Lettres de R, ma mère découvrit dans la liste des professeurs et maîtres de conférence un nom qui lui était familier. Elle était convaincue qu’il s’agissait du fils de ce pasteur de La Couronne à qui elle devait beaucoup. Mais elle refusa toujours de le contacter : nous étions tombés à un niveau épouvantable de crasse et de misère, et elle ne voulait pas exhiber sa déchéance.

Ma mère devait être une étudiante remarquable par son amour de l’étude, son ardeur au travail, la clarté de sa pensée et son respect du savoir et de l’intelligence. C’était une bûcheuse infatigable malgré son gabarit frêle. Elle m’a raconté que, un jour, comme elle devait effectuer un gros travail de rattrapage2, elle s’était mise

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à l’ouvrage dès l’aube, une fois expédié le petit déjeuner. Après quelque temps, elle avait été prise de malaises incompréhensibles. Elle s’était donc arrêtée de travailler, bien à contrecœur, et, jetant un coup d’œil sur sa pendule, elle s’était aperçue qu’il était cinq ou six heures du soir et que, depuis vingt-quatre heures, elle n’avait avalé en tout et pour tout qu’un café au lait. Elle avait faim et se trouvait en état d’hypoglycémie.

Après l’attentat manqué au vitriol dont elle avait failli être victime, elle partit pour l’Espagne avec mon père. Elle avait terminé ses études supérieures. Lui les avait à peine entamées et n’avait donc obtenu aucun diplôme. Le petit pécule donné par grand-père Teixier, bonne âme, facilita leur installation. Là-bas, coup inespéré de la Fortune, mon père gagna beaucoup d’argent en vendant de l’alimentation pour la volaille. Ce fut le filon de sa vie. Nous menions grand train. Nous disposions d’une bonne, d’une voiture et d’un chauffeur. Les vaches étaient grasses, et ma mère, allègrement, accoucha de cinq enfants en dix ans. On en déclara un seul, Jean, au consulat. Pourquoi Jean ? Mystère. Ce n’était même pas le premier. Lorsque ma sœur Suzanne voulut se marier, elle découvrit avec horreur que nous n’avions pas d’existence légale. Nous n’existions tout simplement pas. Comme il est difficile à un non-être de convoler en justes noces, elle se démena pour régulariser sa situation et, au passage, la nôtre afin de nous éviter la même mésaventure dans l’avenir. Je suis donc né, en quelque sorte, à l’âge de vingt-deux ans.

Tout allait pour le mieux dans une Espagne d’opérette selon les descriptions que m’en donnèrent mes parents, lorsque, coup de tonnerre dans le ciel bleu, le Roi Alphonse XIII fut chassé et la République

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proclamée. C’était en 1931. J’avais deux ans. Or, mon père était une sorte de fournisseur de la Cour où il avait ses petites entrées. Son sort et sa fortune étaient liés à la personne du Roi et à l’existence de l’aristocratie. Le Roi tombé, mon père chuta. Ses revenus, jusque là, avaient été très élevés, mais ses dépenses lourdes, aussi ne disposait-il guère de capitaux. D’ailleurs, mon père était incapable d’économiser. Alors, il s’en fut de nouveau tenter sa chance au Maroc, à Casablanca. Et ma mère le suivit accompagnée de ses cinq enfants. Avec les reliquats de son ancienne splendeur, mon père ouvrit un magasin, une sorte de bazar, « Au Petit Gain », que tint ma mère. Lui travaillait comme représentant en je-ne-sais-quoi. Ma grand-mère maternelle, Eléonore Teixier née Nadaud, mourut à cette époque-là.

Les affaires allaient mal. Mon père était finalement beaucoup plus versé dans l’art de dépenser de l’argent que dans celui de le gagner. Le « petit gain » devenait le gain microscopique. Le désastre était au bout. Finalement, on nous rapatria comme indigents aux frais de la princesse. Après quelques péripéties, nous nous installâmes à N, dans une villa sympathique entourée d’un jardin planté de lauriers-roses, de pins et de mimosas. Maman obtint sa nomination comme institutrice auxiliaire. Avec sa licence de maths, elle aurait facilement pu être professeur, mais alors on l’aurait envoyé n’importe où en France. Or, elle craignait le climat du Nord pour ses poumons rendus très fragiles parce qu’elle avait été atteinte dans sa jeunesse par la grippe espagnole. Elle effectua donc des remplacements dans les établissements du premier degré. On la promena un peu partout dans N, souvent au diable, à l’autre bout de la ville. Mon père, financé par grand-père Teixier toujours généreux et