Balibar_Le Structuralisme Une Destitution Du Sujet

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  • Le structuralisme : une destitution du sujet ?Author(s): tienne BalibarSource: Revue de Mtaphysique et de Morale, No. 1, Repenser les structures (JANVIER-MARS2005), pp. 5-22Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40904028 .Accessed: 13/02/2014 10:43

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  • Le structuralisme : une destitution du sujet ?

    RSUM. - On emploie ici le terme structuralisme dans un sens large, incluant les uvres de Lvi-Strauss et Barthes aussi bien que celles d'Althusser, de Lacan, de Foucault. J'y vois non pas un systme ou une cole de pense, mais un mouvement, et j'y inclus galement le post-structuralisme de Derrida et de Deleuze, en tant que ngation dtermine de certains prsupposs. Je soutiens que le structuralisme ne se caractrise pas par une position objectiviste, mais par la relance de la tentative pour produire une gense ou une construction du sujet au sein de structures transin- dividuelles, et donc pour y voir un systme /'effets au lieu d'une cause originaire. Cette conversion d'un point de vue du sujet constituant au point de vue du sujet constitu explique l'importance des modles linguistique, psychanalytique et anthropologique, ainsi que d'une certaine interprtation du marxisme comme thorie de l'imaginaire social chez les structuralistes. Quant au post-structuralisme, il dploie un mouvement de rectification, en prsentant les limites de la subjectivit, qui impliquent la dissolution de la normalit et la mise jour de la violence inhrente au processus de constitution, comme des diffrences pures qui engendrent l 'activit et la passivit. Ce second mouvement contribue de faon dcisive confrer au structuralisme, non seulement une porte pistmologique, mais aussi une orientation thique.

    Abstract. - Structuralism is used here in a broad sense. It includes the works of Levi-Strauss and Barthes as well as Althusser, Lacan and Foucault. I see it, not as a system or a school, but as a movement, and I include post-structuralism (Derrida or Deleuze) within the scope of structuralism itself, as a definite negation of certain initial assumptions. I defend the thesis that Structuralism was not characterized by its objectivist stance, or its refusal to acknowledge the importance of the category of the Subject, but by its renewed effort at producing a genesis or construction of the subject within transindividuai structures, therefore viewing it as a complex system of effects rather than an originary cause . This conversion form the constituent to the constituted subject explains the importance of the linguistic, psycho-analytical and anthropological models, but also of a certain understanding of Marxism as a theory of the social imaginary. Post- structuralism displays a second internal movement, whereby the limits of subjectivity (particularly inasmuch as they involve a dissolution of the normality of the structures anda reflection on the violence of the constitution process) are presented in terms of pure differences involving both activity and passivity. It is this second movement which contributes decisively to grant structuralism, not only an epistemological, but also an ethical philosophical relevance.

    Revue de Mtaphysique et de Morale, N 1/2005

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  • 6 Etienne Balibar

    L'expos que je veux prsenter ici l constitue simplement de ma part une tentative pour ordonner un certain nombre de textes (notion que j'installe par hypothse entre celle $ uvre et celle $ nonc, de telle faon que ces deux possibilits, d'extension vers la totalit ou de restriction vers l'lmentaire, y soient bien impliques, mais que ne soit prsuppose a priori ni V unit des uvres en question, reprables par leurs auteurs ou groupes d'auteurs, ni Vuni- vocit des noncs, soumis l'invitable dissmination de la lecture et du remploi). Cette perspective d'assemblage et d'interprtation des textes corres- pond de ma part un objectif pratique, quasiment professionnel, qui constitue l' arrire-plan immdiat et la condition de possibilit de mon intervention. Je veux parler de l'obligation o je me trouve en ce moment (en vertu d'un contrat sign avec un diteur amricain) de raliser - dans des limites la fois trs gnreuses et pourtant, au bout du compte, assez contraignantes pour qu'il faille aller l'essentiel - une anthologie de la philosophie franaise de l'aprs-guerre (Postwar French Philosophy), disons de 1950 1980 (mme si ces dates conven- tionnelles exigent immdiatement d'tre assouplies pour faire surgir certains enchanements, certaines bifurcations ou manifester certains effets en retour significatifs).

    Le fait queje me trouve associ dans cette entreprise avec un collgue d'une autre nationalit et d'une autre formation que la mienne (John Rajchman) garan- tit certains gards que les slections faites ne traduisent pas un parti pris trop troit, mais il n'empche videmment pas qu'il nous ait fallu imposer notre description, notre classement , des protocoles de simplification par dfini- tion contestables. Le bnfice qu'on peut en attendre, c'est de marquer aussi nettement que possible des hypothses relatives aux tendances et aux problmes cruciaux pour la philosophie franaise dans la priode considre, qui ne se confondent videmment pas avec un recensement d'coles et de dbats.

    Au bout du compte, mon hypothse principale est que le structuralisme - je vais dire en quel sens il faut entendre ce terme - aura t le moment vraiment marquant, pour ce qui est de la philosophie, dans la pense franaise de la deuxime moiti du XXe sicle. Ce qui, si l'on peut en tayer l'affirmation, suffirait indiquer que, bien que nous trouvant d'ores et dj dans la position d'en caractriser rtrospectivement des aspects ou des vnements fondamen- taux, d'en reprer des noncs significatifs, nous avons toutes raisons aussi de

    1. Ce texte d'Etienne Balibar fit l'objet d'une premire prsentation orale (de mme que l'ensem- ble des autres textes qui composent ce numro) dans le cadre du colloque Normes et structures , organis Rennes, les 21 et 22 mars 2001, dans le cadre de l'quipe d'accueil lie l'UFR de philosophie.

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  • Le structuralisme : une destitution du sujet ? 1

    penser qu'ils forment rien moins qu'une rcapitulation finale ou un tombeau. Au contraire, ce qui donne sens cette tentative, c'est la possibilit de montrer que le mouvement structuraliste, multiple et inachev par sa nature mme, est toujours actuellement en cours - bien que peut-tre en des lieux et sous des noms qui ne le rendent pas immdiatement reconnaissable. Dans un texte dsor- mais bien connu de 1973, rdig pour Y Histoire de la philosophie dirige par F. Chtelet et intitul Qu'est-ce que le structuralisme ?, Gilles Deleuze avait tent, au travers de rnumration d'un certain nombre de marques ou de critres transversaux l'criture de ses contemporains, de formuler le diagnostic d'un premier tournant dans le parcours du structuralisme et d'y contribuer lui-mme.

    Je dirai modestement que mon intention ici est, de faon analogue, aprs qu'un autre cycle d'largissement et de transformation a t parcouru, de tenter mon tour un diagnostic et peut-tre de contribuer une relance.

    Les considrations que je propose sont centres sur la question de la contri- bution du structuralisme une reformulation philosophique de la question du sujet et de la subjectivit, mais auparavant il me faut formuler trois observations pralables d'un caractre plus gnral.

    La premire concerne prcisment l'ide de mouvement. Il est bien connu que le structuralisme n'a pas t une cole, et ne risquait pas de le devenir. Il ne comporte aucun fondateur, pas mme Claude Lvi-Strauss, ni par voie de consquence aucune scission ou dissidence. En revanche, il s'est caractris d'emble par une rencontre entre des questions ou des problmatiques, donc entre des voix ou des critures. Cette rencontre a donn lieu des publications en forme de manifestes (signs Barthes, Foucault, Lacan ou Althusser), dans lesquels se montrait au grand jour ce que Deleuze appelle la valeur essentiel- lement polmique du structuralisme. Mais elle a surtout donn lieu des dn- gations, dans lesquelles je lis pour ma part non seulement le refus de l'tiquette structuraliste , mais surtout le refus de son univocit : comme si tous ceux qui s'accordaient rcuser ensemble un certain nombre de motifs de la mta- physique, de l'anthropologie et de la philosophie de l'histoire, notamment dans la forme que leur avait donne la philosophie transcendantale, celle d'une consti- tution subjective de l'exprience prise entre les ples de l'universalit a priori et de la particularit sensible, n'avaient rien eu de plus press, avant mme de dfinir un paradigme ou une pistm, que d'en faire surgir ce que Foucault appellera les points d'hrsie ; comme s'il y avait lieu de dcentrer aussitt les lieux communs du structuralisme au profit d'une radicale multiplicit d'inter- prtations ; comme si la limite il n'tait pas possible de formuler les conditions d'une entre dans le champ de la discursivit structurale ou structuraliste sans rechercher aussitt les voies de la sortie. Les structuralistes n'ont donc pu

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    s'entendre apparemment sur la ncessit d'tudier des structures plutt que des histoires, des essences, des figures de la conscience ou des expriences, sur le primat de la structure par rapport la subjectivit, la vie ou l'historicit, sans poser aussitt, collectivement, l'irrductibilit des structures un modle pistmologique unique, et sans entreprendre, sous ce nom ou sous d'autres, de montrer l'insuffisance de la rfrence la structure et aux structures, terme qu'ils avaient reu et transform de manire exprimer le projet dont il avait signifi la ncessit.

    Mais je soutiendrai prcisment ce paradoxe : c'est parce que le structuralisme n'est pas une cole mais une rencontre divergente, c'est parce qu'il rside autant et plus dans l'preuve des limites de la catgorie qui lui donne son nom que dans la construction de sa consistance, qu'il a reprsent un moment unique et incontournable dans lequel, une poque et dans un contexte donn, toutes les coles ou orientations philosophiques se sont trouves impliques. Non seulement celles qui, par tel ou tel de leurs reprsentants, ont contribu en affirmer et en configurer la problmatique, mais celles qui l'ont refuse et, sous l'effet de ce refus, ont t contraintes de se transformer elles-mmes. C'est pourquoi plus encore qu'un mouvement et une rencontre, on peut dire que le structuralisme a t une aventure pour la philosophie contemporaine : aventure par laquelle, comme il arrive de temps autre (mais de faon relativement rare), son discours a subi et engendr de l'histoire dans le champ de la pense en gnral. Des philosophes sont entrs dans le structuralisme ou dans le dbat structuraliste en tant que no-kantiens, phnomnologues, hgliens ou marxis- tes, nietzschens ou bergsoniens, positivistes ou logiciens, et ils en sont ressortis en ayant subverti toutes ces rfrences, ou en ayant redistribu leurs incompa- tibilits et leurs compatibilits rciproques.

    La seconde observation prliminaire que je veux formuler concerne le statut de la philosophie et sa remise en question dans l'aventure structuraliste. Je soutiens que le structuralisme est un mouvement proprement philosophique, et que c'est l ce qui fait son importance. Comme telle, la question de la structure, ou de l'efficace de la structure, ou de la subjectivit comme effet structural, et bien entendu celle des limites ou apories des dfinitions structurales sont des questions entirement philosophiques. Ou alors il faut renoncer donner un sens ce terme, du moins dans la priode qui nous concerne. Cela n'empche pas que l'ascendant des questions, des notions et du style structuraliste n'ait donn lieu, autant et peut-tre plus qu'en d'autres circonstances, des diagnos- tics de mort de la philosophie (de mme que, plus prs de nous, son clipse relle ou suppose a pu tre salue de diffrents cts comme une renaissance de la philosophie, ou de la vraie philosophie). Et surtout cela n'empche

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    pas que plus d'un protagoniste de l'aventure structuraliste se soit dsign lui- mme, ou ait t dsign, comme non-philosophe (par exemple comme savant , notamment dans le champ des sciences humaines , mais pas uni- quement), voire comme anti-philosophe. Au point queje m'attends des rac- tions de scepticisme, de refus ou de condescendance si je mentionne par exemple des noms comme ceux de Lvi-Strauss ou de Lacan comme reprsentants phi- losophiques du structuralisme.

    Il y a l sans doute une question gnrale, qui n'est pas propre notre poque ni aux textes dont nous voulons parler ici. Nous savons d'ailleurs qu'elle a fait l'objet de retournements et de polmiques au sein mme de ce que j'appelle le mouvement structuraliste. Puisqu'il faut aller vite une position claire sur ce point dcisif, dont dpend pour une part importante le diagnostic qu'on portera sur les raisons que beaucoup de courants philosophiques actuels ont de se distancier du structuralisme, je dirai donc ceci. D'abord le structuralisme s'ins- crit de faon gnrale dans une orientation pour laquelle Canguilhem avait coutume de citer une formule, presque un mot d'ordre, qu'il prtendait avoir trouv chez Brunschvicg, et que je cite ici de mmoire : La philosophie est cette discipline pour laquelle toute matire trangre est bonne, et mme pour qui il n'y a de bonne matire qu'trangre. C'est--dire, si je comprends bien, que l'important est le devenir philosophique des questions thoriques ou prati- ques, et non leur position originairement philosophique ou intrieure un champ philosophique donn. Ensuite et surtout, le structuralisme au moment o nous le saisissons, disons en France aux alentours de 1960, se caractrise la fois, dans une saisissante unit de contraires, minemment instable, par une affirmation rsolue de l'autonomie des sciences humaines par rapport l'ensem- ble des orientations philosophiques prexistantes ou des fondations philosophi- ques possibles, et par une lutte sans compromis contre le positivisme traditionnel des sciences humaines, soit qu'il se manifeste par un objectivisme mthodolo- gique prtendant dissocier des protocoles exprimentaux eux-mmes ou des rgles de formalisation la question de leur propre gense ou intentionnalit ; soit qu'il se manifeste par une distribution prtablie, en fait mtaphysique, entre des rgions de l'exprience ou de l'objectivit. C'est d'ailleurs ce qui tout la fois rapproche et finalement dissocie le structuralisme de mouvements peu prs contemporains auxquels, de ce point de vue, on pourrait songer le rapprocher, comme l'hermneutique post-diltheyienne, la philosophie des for- mes symboliques la Cassirer, ou l'analyse du langage ordinaire. Et c'est ce qui permet de comprendre ce que recherchent exactement les structuralistes chez des prcurseurs tels que Freud, Marx, Rousseau ou mme Alistte. J'exprimerai cela en disant que, d'un point de vue structuraliste, la distinction entre philosophie et non-philosophie a une signification essentiellement

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    relative, ou encore que l'important pour la pense (pour V activit philoso- phique : on se souvient qu'il a t question un moment donn de l'activit structuraliste), c'est toujours de trouver le non-philosophique, ou la limite, la condition non philosophique de la philosophie et de russir, par une invention categoriale autant que par un tour d'criture spcifique, la faire reconnatre pour ce qui est nouveau en philosophie et pour la philosophie. Le structuralisme se prsente comme une pratique d'immanence en extriorit (une pense du dehors , dira Foucault) d'une faon particulirement radicale et consquente, en opposition la fois des styles philosophiques rflexifs, fondationnels, ontologiques ou apophantiques.

    Une telle orientation trouve s'exprimer dans la reprise de thses elles-mmes philosophiques, dont aucune peut-tre n'est historiquement propre au structu- ralisme, mais qui acquirent avec lui une prgnance particulire, d'autant plus singulire peut-tre qu'elles y sont constamment problmatises, c'est--dire qu'il s'agit de s'interroger constamment sur la possibilit de leur mise en uvre et de leur observation rigoureuse. J'en donnerai deux exemples. L'une, laquelle Lacan s'est particulirement attach, pour laquelle il a forg l'artefact syntac- tique de Mangue (et qui fait penser bien entendu des auteurs aussi diffrents l'un de l'autre que Hegel ou Wittgenstein), c'est qu'il n'y a pas de mtalangage, non seulement ultime, mais mme local qui soit isolable comme tel. L'autre, laquelle Althusser n'a cess de chercher donner une justification en mme temps qu'il la pratiquait en quelque sorte sur lui-mme , c'est que la philo- sophie ou la thorie , plutt que des discours tendant l'isolement, sont en tant que telles (et non pas seulement leurs limites) des interventions qui ont pour fin de disparatre dans la production de leurs propres effets, et qui ont donc un caractre essentiellement conjoncturel . Ce qui permet de compren- dre, si on tend cette thse l'ensemble du mouvement structuraliste, que celui-ci ait t particulirement soucieux de systmaticit (une des connotations les moins contestables de l'ide de structure, et l'une des raisons de l'inspiration puise dans les diverses pratiques de systmatisation, de l'axiomatique la biologie en passant par la linguistique), mais qu'il ait rgulirement vit de formuler des systmes, en y russissant mieux peut-tre que beaucoup d'autres mouvements philosophiques. Il faut voir l non un chec mais un trait de consquence. Et il faudrait en prendre argument pour rflchir sur les implica- tions singulires du structuralisme en matire de temporalit ou d'historicit de la pense thorique.

    Enfin, troisime et dernier pralable, je voudrais poser la question de ce qu'il y a, en un sens, de spcifiquement franais dans le structuralisme et dans le mouvement structuraliste. Bien entendu, il ne s'agit pas de soutenir que le structuralisme ait t une philosophie nationale ou nationaliste, qui se serait

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    attache rechercher quelque spcificit ou unicit go-philosophique . Le structuralisme est minemment universaliste. Il importe d'ailleurs de se souvenir qu'il a t caractris, l'gal du mouvement existentialiste et phnomnolo- gique franais qui cet gard l'a prcd dans les annes de l'entre-deux- guerres, et au mme titre que le surralisme littraire qui, beaucoup d'gards, en a prpar les questions et les objets d'intrt pour tout ce qui touche l'articulation de l'imaginaire et de l'ordre (ou du dsordre) symbolique, par une vive raction cosmopolitique contre le provincialisme et le traditionalisme de l'Universit franaise. Cependant, il est impossible de ne pas au moins baucher une triple complication au-del de cette remarque. D'abord certains dveloppements du structuralisme dont nous parlons ici, notamment propos de la question du sujet, sont, sinon conditionns, du moins facilits et comme suggrs (ou c'est l'impression que nous en avons aprs coup), par des pro- prits idiomatiques de la langue franaise, ou des drivations linguistiques auxquelles le franais donne un relief particulier. Il en va ainsi notamment de l'enchanement des significations du sujet , de la sujtion , de 1' assu- jettissement , de la subjectivit et de la subjectivation , sur lequel je reviendrai. Cela ne veut pas dire que les thormes structuralistes sont intra- duisibles, cela veut dire au contraire qu'ils requirent (et ont requis, dans le procs de leur diffusion l'tranger, dont on ne saurait se plaindre qu'elle soit reste confidentielle) un travail de traduction, inscrit dans la matrialit des langues, et tout fait contradictoire aussi bien avec l'ide de l'existence d'un idiome naturellement (ou destinalement) philosophique qu'avec celle de neutralit ou d'indiffrence idiomatique2.

    Ensuite, il est assez clair que le surgissement, la cristallisation du mouvement structuraliste la fin des annes 50, d'abord autour de l'ethnographie et de la psychanalyse (les deux disciplines cites par Foucault dans Les Mots et les Choses comme ralisant une critique immanente du point de vue des sciences humaines et remettant en question le dualisme empirico-transcendantal propre la constitution de l'homme comme sujet et objet la fois de l'ensemble des savoirs), renvoie un contexte dont il faudrait faire l'histoire dtaille, et que j'appellerai V pisode franais de la question de V anthropologie philoso- phique, succdant l'pisode allemand de l'entre-deux-guerres (autour de Cas- sirer, Scheler, Heidegger et les hritiers de Dilthey), dont il relayait d'une certaine faon les thmes tout en restant relativement indpendant de l'pisode

    2. Il est remarquable qu'une des dfinitions les plus intressantes de la structure , propose en son temps, ait t celle d'un processus infini de traduction (pour laquelle Michel Serres avait choisi l'allgorie d'Herms : mais, peut-tre en raison de la formulation purement pistmologique qu'il en cherchait, elle n'a pas empch son auteur de rejoindre un moment donn l'ide natio- naliste d'une unicit ou autonomie absolue de la langue franaise).

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    amricain contemporain. Cette articulation de l'aventure structuraliste avec le problme de l'anthropologie philosophique, c'est--dire non seulement avec la question de savoir s'il y a une philosophie de l'homme et de l'humain, mais surtout avec la question de savoir si comme telle la philosophie est pense de l'humanit , ou des humanits qui norment l'existence humaine et se la par- tagent, ou encore de la diffrentielle d'humanit et d'inhumanit qui fait l'homme, explique pourquoi l'opposition parfois violente entre le structuralisme et ses adversaires dsigns ou proclams se cristallise autour de la question de l'humanisme et de l' anti-humanisme. Ou encore pourquoi le structuralisme lui-mme, d'un moment l'autre, et d'un auteur l'autre, oscille entre diverses possibilits de ngation de l'humanisme classique, qu'il soit de l'essence ou de l'existence, de l' anti-humanisme thorique l'humanisme de l'altrit, voire de l'altration de l'humain (qui n'est pas, me semble-t-il, la mme chose que l'humanisme de l'autre homme ).

    Enfin, mais je n'aurai pas le temps d'explorer ici de telles hypothses, je voudrais suggrer d'un mot que le structuralisme - non pas seul vrai dire, mais dans un rapport complexe de complmentarit et d'antagonisme avec la phnomnologie la franaise issue notamment de Merleau-Ponty, ou avec le bergsonisme et le biranisme de certaines philosophies franaises contempo- raines de la vie, a contribu rtrospectivement arracher certaines uvres fondatrices de la philosophie classique en langue franaise aux interprtations qui en avaient t proposes par le kantisme, l'hglianisme et la phnomno- logie husserlienne et heideggrienne, de mme qu'il devrait, en droit au moins, constituer un obstacle aux interprtations qu'en perptue le cognitivisme de langue anglaise. Je pense en particulier Descartes et Rousseau.

    De tout ceci, il devrait tre possible de tirer quelques estimations concernant les raisons et les formes du coup d'arrt et de la rsistance institutionnelle qui ont fait suite l'apparente hgmonie du structuralisme dans la philosophie franaise des annes 1960-1980. Les dimensions et conditions internes, propre- ment thoriques, de ce que j'ai appel pour commencer le nouveau tournant ou l'aprs-coup du structuralisme aujourd'hui sont de mon point de vue plus int- ressantes que les dpendances externes de son environnement. Mais il faut tre cohrent avec l'hypothse d'une philosophie indissociable de son altrit ou htrognit constitutive - ce qui n'a rien voir, je pense, avec du rduction- nisme. Le structuralisme dans sa figure franaise dsormais classique tudie comme telle un peu partout dans le monde est peu compatible sociologiquement avec les conditions d'une institutionnalisation et d'une uniformisation linguis- tique des tudes philosophiques, auxquelles une partie de l'Universit franaise se rallie avec d'autant plus d'empressement qu'elle a pris sur ce plan plus de retard, aussi bien qu'avec les tentations du retour une philosophie d'institution

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  • Le structuralisme : une destitution du sujet ? 13

    de type national-rpublicain. La conclusion que j'en tire pour ma part (et j'allais dire : dont j'observe les symptmes) n'est pas cependant que l'aventure struc- turaliste sera dsormais sans lendemain. C'est plutt que le structuralisme, ou le post-structuralisme si l'on prfre, est en train d'migrer ailleurs, o il fait preuve d'une belle vitalit, tout en se mlant d'autres problmatiques. Mais il s'agit d'une autre histoire que celle dont nous voulons parler ici.

    Venons-en donc maintenant plus prcisment au thme que j'ai annonc pour commencer. vrai dire, la question du rapport entre mouvement structuraliste et problmatique du sujet, telle qu'elle peut tre dcrite travers un certain parcours de textes (qui bien entendu ne relvent pas tous du structuralisme, ou n'en relvent pas tous de la mme faon, ou dbouchent sur le constat de leur inclassabilit fondamentale), n'est pas la seule dont la reconstruction hypoth- tique puisse servir ainsi de terrain d'preuve des conjectures sur les caract- ristiques du structuralisme en tant que mouvement d'entre et de sortie dans les labyrinthes de la structure, qui ont t pour nous d'une certaine faon ce que les labyrinthes de la libert et du continu avaient t pour la mtaphysique de l'ge classique. Il en est d'autres qui, vrai dire, la recoupent : je donnerai comme exemples la question des nonciations (et des critures) de la vrit, ou la question de l'vnementialit (et de la pratique). Mais la problmatique du sujet dispose d'une priorit au moins mthodologique, en raison prcisment de ce que j'ai rappel des liens troits entre l'mergence du structuralisme et l'inflexion, laquelle il contribue lui-mme, des dbats concernant l'anthropo- logie philosophique.

    Il semble que, pour les besoins de la synthse, on puisse suggrer que le structuralisme se constitue, de faon polmique, ou qu'il est attaqu d'emble, de faon non moins polmique, comme remise en cause d'une quation gene- rative, susceptible de se dvelopper plus ou moins longuement partir de sa propre abstraction spculative, dans laquelle V humanit de V homme (entendue de faon essentialiste comme forme commune ou eidos, ou de faon gnrique comme Gattungswesen, ou de faon existentielle comme construction d'exp- rience) est identifie au sujet (ou la subjectivit), eux-mmes penss partir de l'horizon tlologique d'une concidence, ou d'une rconciliation, entre V individualit (particulire ou collective) et la conscience (ou la prsence soi qui actualise effectivement les significations). Il est noter ce sujet qu'une telle concidence ou rconciliation n'a aucun besoin ni d'tre effectivement ralise en permanence, ni d'tre donne sans exceptions, retards ou contradic- tions, autrement que comme contrepartie de sa propre division ou sparation. Il faut bien cependant, semble-t-il, qu'elle corresponde des expriences de pense permettant au sujet d'exister par lui-mme, et qu'elle forme idalement un horizon absolu de sens, en particulier pour ce qui est de la connaissance de

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    la vrit, de sa communication transindividuelle et transgnrationnelle, et de sa normativit historique. En d'autres termes, il faut, si nous nous transportons sur le terrain de renonciation, qu'elle autorise l'appropriation d'un Je (ou d'un je dis, je pense, je vis) et sa mise en relation avec un Nous plus ou moins immdiatement identifi l'humanit transcendantalement distingue du monde ou de la nature dont elle fait matriellement partie.

    Si l'on m'accorde au moins hypothtiquement une telle caractrisation de la figure pleine et humaniste du sujet3, je voudrais soutenir ici, descriptivement, les deux thses successives suivantes qui me paraissent correspondre aux deux moments du structuralisme (c'est--dire aux deux mouvements qui s'enve- loppent l'un l'autre dans le structuralisme, et dont seule mon avis la succession rpte, ou recommence, est caractristique).

    Premirement, le structuralisme en effet destitue un tel sujet de faon radicale, en abolissant les prsupposs d'autonomie ou d'harmonie prtablie qui sous- tendent sa fonction tlologique : les grandes identits ou identifications classiques du moi qui est/devient moi , du soi (self) qui est le pro- pre (own) ou en propre (eigentlich), du moi qui est nous et du nous qui est moi . Cependant, cette destitution4 ne doit aucunement tre confondue avec une ngation de type apophantique, dans laquelle la nantisation ou l'inversion des prdicats d'individuation et d'appartenance, ou de prsence soi et de conscience, constitue par elle-mme l'essentialit du sujet, la vrit du nom de sujet, l'absence de dtermination ou l'horizon d'absence dans les dterminations qui garantit l'irrductibilit, lf originante du sujet par opposition avec ses apparences substantialises ou rifies. Mais elle ne doit pas tre confondue non plus avec une mconnaissance de la subjectivit, ou de la dif- frence sujet/objet, telle que prcisment les critiques personnalistes ou trans- cendantales l'ont impute au structuralisme, dont le mot d'ordre aurait t en quelque sorte la substitution de l'objet (mme un objet formel, ou un objet rsiduel, ou un objet complexe) au sujet. Je crois qu'en ralit, et c'est en cela que le structuralisme a donn une nouvelle signification au terme critique, dans un rapport complexe avec la rvolution copernicienne et la gnalogie

    3. L' quation du sujet que j'ai nonce n'a probablement jamais t inscrite comme telle, ou, plus exactement, il est probable que la simplification qu'elle comporte (l'effacement des pro- blmes que recouvrent chacun de ses termes) n'est autre chose que le malentendu du conflit entre structuralisme et philosophies classiques de la subjectivit, dans lequel chacun se rduit la ngation de l'autre. Tout ce qui, dans le classicisme , rend possible l'ouverture structuraliste (qu'il s'agisse de la performativit du Je cartsien, de la surdtermination des synthses kantiennes ou de la diffrence ontologique) s'en trouve ipso facto gomm, de mme que ce qui, du structuralisme , renouvelle la discussion des problmes classiques, et tout simplement la lecture que nous faisons de l'histoire de la philosophie.

    4. un a rappel au cours de la discussion que le mot destituer , auquel s opposent, de diverses faons, instituer , restituer , constituer , tait de Lacan.

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  • Le structuralisme : une destitution du sujet ? 15

    nietzschenne, qu'il n'est pas possible de vraiment discuter ici, le mouvement typique du structuralisme rside dans une opration simultane de dconstruction et de reconstruction du sujet, ou de dconstruction du sujet comme arche (cause, principe, origine) et de reconstruction de la subjectivit comme effet, c'est--dire encore de passage de la subjectivit constituante la subjectivit constitue.

    Mais ce premier mouvement, dcisif et spectaculaire, n'a de sens que dans la mesure o un second vient le surdterminer et le rectifier, qui me semble correspondre l'altration de la subjectivit sous les diffrentes modalits d'une dnaturation, d'un excs ou d'un supplment (comme a dit Derrida) dans lequel de faon oxymorique et, par consquent, plus intimement apparente l'ide d'une condition d'impossibilit de l'exprience (ou d'une condition de l'exp- rience comme exprience de l'impossible ) qu' celle d'un renversement de la cause en effet, de l'originaire en facticit, etc., la subjectivit se forme ou se nomme comme le voisinage d'une limite, dont le franchissement est toujours dj requis tout en demeurant d'une certaine faon irreprsentable.

    Ce second mouvement est plus communment considr comme post-struc- turaliste que comme structuraliste, dans la mesure o on peut appeler structure, de faon gnrique, l'oprateur de production de la subjectivit comme telle, ou de production de l'effet de subjectivit comme reconnaissance de soi, dis- tanciation par rapport l'objet, quels que soient les termes au moyen desquels on le dcrit, la forme ou le formalisme applicables dans un champ d'exprience dtermin, qui permettent d'effectuer le retournement d'une fonction consti- tuante en fonction constitue. Tandis qu'il semble que, dans le surgissement de l' irreprsentable en tant que point de fuite du sujet, ou dans la contradiction performative d'une injonction sans excution possible (que ce soit l'injonction d'avoir transgresser, disparatre, s'identifier ou se mtamorphoser), on ait affaire la dissolution de la structure - que ce soit au profit du flux, de la dissmination, de la machine ou de la chose. Mais ce sera prcisment mon hypothse qu'il n'y a pas, en fait, de post-structuralisme, ou que le post-struc- turalisme (ainsi nomm dans le cadre d'une exportation , d'une rception ou d'une traduction internationale) est toujours encore le structuralisme, et le structuralisme au sens fort dj le post-structuralisme. Tous les grands textes que nous pouvons rattacher au structuralisme comportent en effet ces deux mouvements, mme si j'admets que de l'un l'autre il y a des diffrences d'accent, et que, tendanciellement, le mouvement des structuralistes va d'un geste l'autre - on est tent de dire d'un structuralisme des structures , ou de la recherche des structures et des invariants, un structuralisme sans structures , ou plutt de la recherche de leur indtermination ou de leur ngation immanente. J'admets bien volontiers que chacun de ces mouvements ne peut tre dcrit ici que de faon circulaire, dans la forme d'une ptition de principe.

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  • 16 Etienne Balibar

    C'est--dire que j'appelle structure , au sens du structuralisme, pour les besoins de cette interprtation, un dispositif de renversement du sujet constituant en subjectivit constitue, s'appuyant sur la dconstruction de l'quation humaniste du sujet. Et j'appelle post-structuralisme , ou structuralisme par-del sa propre constitution explicative, un moment de rinscription de la limite partir de sa propre imprsentabilit. Mais, en contrepartie, je demande simplement qu'on admette - contrairement une thse obstine - que la question du sujet n'a jamais cess d'accompagner le structuralisme, de dfinir son orien- tation. Et, en ralit, je ne suis pas loin de penser que le structuralisme est l'un des rares mouvements philosophiques avoir essay, non seulement de nommer le sujet, ou de lui assigner une fonction fondatrice, ou de le situer, mais proprement parler de le penser (ce qui peut-tre veut tout simplement dire : penser les oprations prcdentes comme oprations).

    Essayons maintenant d'illustrer et de prciser quelque peu chacun des deux moments qui viennent d'tre voqus en termes, il faut l'admettre, trs abs- traits5. D'abord le premier moment : dconstruction et reconstruction, passage du constituant au constitu. J'en donnerai - parmi beaucoup d'autres possibles - trois exemples privilgis, dont la succession constitue d'ailleurs un appro- fondissement de la question de l'effet de subjectivit, en mme temps qu'un dplacement progressif d'une conception formelle une conception de plus en plus matrielle de la structure. Je ne peux bien entendu que les voquer de faon extrmement allusive pour indiquer l'usage que j'en fais, supposant que l'audi- toire connat ou saura retrouver les contextes, d'ailleurs trs classiques.

    J'emprunte mon premier exemple Benveniste, dont la thmatique de l'homme dans la langue ou de la subjectivit dans la langue est prati- quement par son nom mme une dsignation du processus de renversement du constituant au constitu. Non pas seulement parce que la langue parle l'homme plutt que l'homme ne parle la langue ou les langues, ainsi que l'avaient dj soutenu certains romantiques, mais parce que la langue parle l'homme prcisment en tant que sujet, ou plutt parle la possibilit et la limite des possibilits pour l'homme, pour l'individu humain jet dans le systme linguistique de se nommer lui-mme comme sujet. Je ne cherche pas ici savoir si la thse expose ainsi dans les Problmes de linguistique gnrale est lin- guistiquement vraie ou non, mais en dgager le sens. Ce qui importe, c'est le fait que Benveniste combine sa distinction de l'nonc et de renonciation (analogue celle du code et du message chez Jakobson) avec une refonte critique

    5. Non seulement trs abstraits, mais immdiatement affects de contradiction, puisque aprs avoir nonc qu'il n'y a pas de doctrine d'cole, pas de thse commune, je prsente une srie de caractristiques communes...

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  • Le structuralisme : une destitution du sujet ? 17

    de la classification des pronoms personnels, que j'interprte pour ma part de la faon suivante : on sait que pour Benveniste, dans les langues indo-europennes du moins (ou dans leur usage dominant), les pronoms classs comme person- nels se divisent en fait en deux classes, ceux de la premire et de la deuxime personne tant les seuls vrais , impliquant renonciation dans l'nonc lui- mme et susceptibles d'changer leur place dans un procs d' interlocution, alors que la troisime personne reprsente un invariant qui exclut le sujet et passe du singulier au pluriel selon les mmes modalits qu'un nom commun. La subjectivit est donc caractrise par un double rgime d'opposition : d'un ct, l'opposition intrieure aux personnes, qui institue l'change des places indivi- duelles, mais exclut l'interchangeabilit des consciences (Je/Tu) ; de l'autre, l'opposition institue par les diffrentes formes de pluriel, qui fait que pour le sujet Je, tantt le Nous inclusif installe au cur de sa conscience une reprsen- tation virtuelle du Tout dont il est partie indivisible , comme disait Rousseau, tantt le Ils exclusif installe une possibilit d'alination qui prcipite la com- munaut dans le monde des choses, et par consquent le sujet dans le scepticisme ou dans la conscience malheureuse...

    Je prends un deuxime exemple chez Lacan : La Lettre vole, plus Subversion du sujet et dialectique du dsir dans V inconscient freudien, soit les textes qui ouvrent et ferment le recueil des crits (publi en 1966). Dans des analyses que nous avons tous en mmoire, Vincent Descombes a bien montr ce que ces textes doivent la lecture kojvienne de Hegel, donc une interprtation anthro- pologique de la dialectique qui noue la reconnaissance et la lutte mort autour de l'infinit du dsir dans laquelle le sujet ne peut que poursuivre le leurre d'une compltude ajamis perdue. Mais je voudrais insister sur un autre aspect, qui concerne plutt le ddoublement du sujet entre l'instance du symbolique et celle de l'imaginaire : faire du sujet, selon la formule clbre, ce qu'un signi- fiant reprsente pour un autre signifiant , et ainsi transmet ou transfre ind- finiment d'un porteur un autre selon l'insistance, ou l'incidence, d'une chane absolument impersonnelle (et mme alatoire), ce n'est pas priver le sujet d'exis- tence, c'est plutt le convoquer se reconnatre dans un reflet : celui des identifications qu'il se construit en interprtant le dsir de l'Autre (qui peut tre aussi une tragique absence de dsir), projet en arrire de la chane signi- fiante ou imagin comme son origine, et en se faisant lui-mme l'objet de ce dsir par le travail du fantasme. Le renversement du constituant au constitu est ici d'autant plus intressant que la terminologie de Lacan, superposant la dualit spcifiquement franaise des deux noms du sujet, le Je et le Moi, aux instances freudiennes (Ich, Es), ne renvoie pas seulement des sources pasca- liennes et donc cartsiennes, mais une torsion du paralogisme kantien de la raison pure, dans laquelle le sujet pourrait se projeter lui-mme toutes les

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  • 18 Etienne Balibar

    places d' objet (ou de phnomne ), pour peu qu'elles paraissent investies de reprsentations d'un dsir quelconque.

    Troisime exemple : Lvi-Strauss. Non pas tant, encore qu'il y aurait beau- coup en tirer pour notre sujet, celui de Y Introduction V uvre de Mauss, des Structures lmentaires et de Y Anthropologie structurale, car le sujet y est ici essentiellement dfini comme place, par ce qu'il reoit, ou mieux par la faon dont une certaine place vide, condition de toute combinatoire ou de toute invariance, peut tre surdtermine dans un ordre de langage en mme temps que dans un ordre d'change ou de rciprocit entre des moitis du tout social, l'un et l'autre tant rigoureusement dtermins, bien que leur superposition apparaisse comme contingence pure 6. Mais un Lvi-Strauss plus tardif, et encore trop mal connu des philosophes, dont Patrice Maniglier vient de donner un commentaire mes yeux trs clairant7 : celui, par exemple, de L'Homme nu (Mythologiques, IV) dont la conclusion mne bien la tche annonce dans La Pense sauvage : ce qui, du sujet, est ici constitu (voire constitu en tant que constituant), c'est la pense elle-mme dont l'exp- rience constitutive n'est pas celle d'une opposition entre le moi et l'autre, mais de l'autre apprhend comme opposition. dfaut de cette proprit intrin- sque - la seule, en vrit, qui soit absolument donne -, aucune prise de conscience constitutive du moi ne serait possible. N'tant pas saisissable comme rapport, l'tre quivaudrait au nant. Les conditions d'apparition du mythe sont donc les mmes que celles de toute pense, puisque celle-ci ne saurait tre que la pense d'un objet, et qu'un objet n'est tel [...] que du fait qu'il constitue le sujet comme sujet, et la conscience elle-mme comme conscience d'une relation , partir d'une premire opposition injecte dans la perception. Ainsi la structure n'est plus un tout, elle n'est plus proprement parler une combinatoire (les deux choses tant vrai dire indisso- ciables), mais elle est un procs de dplacement indfiniment largi et vari la surface de la terre des couples oppositionnels qui, insrs dans autant de rcits qui se rpondent les uns les autres, font de la nature le paradigme de la culture, ou de l'altrit concrte dans laquelle les hommes projettent leurs propres relations, et donc leur singularit.

    Si rapides soient ces exemples, on voit qu'ils entranent deux leons. D'abord que la structure dont parlent, ou se servent, ou que constituent les discours structuralistes, n'est jamais une structure de premier degr (ou de premire

    6. J'interprte ainsi la description que donne Lvi-Strauss du rapport entre appellations et alliances dans les structures de parents, inspir par la thmatique saussurienne de l'arbitraire du signe, mes yeux beaucoup plus intressant que la thmatique spculative de la structure des structures (le triple change des femmes, des biens, et des mots).

    7. Dans Les Temps modernes.

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  • Le structuralisme : une destitution du sujet ? 19

    position , comme disait Bachelard), totalit ou systme de parties soumises la loi de la discrtion, de la diffrence ou de la variation et de l'invariance, mais toujours une structure de seconde position , c'est--dire une utilisation de telles formes logiques et analogiques au second degr, de faon y placer une diffrence de diffrences, qu'on pourra nommer sujet , et qui dterminera un point de vue sur le systme. Profond leibnizianisme, en ce sens, de tout struc- turalisme. Ensuite, que l'opration primordiale du structuralisme est toujours dj politique, et politiquement subversive. Ce n'est pas par hasard que j'ai voqu plus haut, en termes quasi hgliens, mais qui pourraient tre aussi rousseauistes, kantiens ou durkheimiens, la possibilit fondamentalement ins- crite dans la fonction constituante du sujet classique d'identifier le Je au Nous (la phrase cl de Hegel dans la Phnomnologie : Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist), serait-ce dans la forme tlologique d'une prsupposition transcendantale et d'une destination pratique. Mais les structuralistes avec leurs structures ins- rent toujours dj comme un os entre moi et nous, c'est--dire entre soi et soi : l'autre du sujet qui le constitue. Ils font ainsi virtuellement de la communaut un problme indfiniment ouvert, ou rouvert et non un donn ou une rsolution.

    Mais par l nous touchons dj, en fait, ce que j'ai appel le second mouvement, le post-structuralisme inhrent au structuralisme, sans lequel en fait il n'y aurait pas de structuralisme, ou d'usage des structures constitutif d'effets de subjectivit constitue, drive. Car de quoi parlons-nous, lorsque nous disons que le sujet ne se constitue pas sans se diviser, et surtout sans se trouver spar de lui-mme par le signifiant, la forme d'nonciation ou la variation dont il est la trace ? Ce n'est pas d'un autre sujet, double du sujet lui-mme, ce n'est pas non plus d'un objet au sens de l'objectivit constitue, de la phnomnalit, bien qu'en un sens ce soit plus et ce soit moins. J'avais plus haut parl derridiennement de supplment ou d'excs. J'entends bien qu'on pourrait adopter d'autres terminologies. Il va sans dire, d'ailleurs, qu'aucune unanimit, non seulement de terminologie, mais de style ou de mthode, ne saurait ici rgner. Si les structuralismes sont fondamentalement hrtiques au regard les uns des autres, que dire des post-structuralismes , o viennent se retrouver des discours et des textes dont les auteurs, pour certains, n'ont jamais figur eux-mmes comme structuralistes, et qui nous intressent pour la construction que nous croyons pouvoir faire, en les confrontant, d'un effet rtroactif sur la structure.

    Une remarque pralable cependant : s'il est une thmatique laquelle, avec d'extrmes prcautions, on pourrait peut-tre tenter de rattacher l'lment cri- tique du post-structuralisme par rapport au structuralisme, je crois que ce serait celui d'une critique de la norme et de la normalit, non pas au profit de l'objec-

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  • 20 Etienne Balibar

    tivit, de la factualit, mais en vue d'une entreprise de transmutation des valeurs dont la reconnaissance de leur dissimulation en essences, fondements, ou faits, est la condition pralable. Profond nietzschisme, en ce sens, de tout post- structuralisme. Je crois bien que c'est l'lment commun toute identification des structures comme dterminismes aussi bien que comme entits au sens d'une ontologie relationnelle , comme systmes homognes ou auto- subsistants, et, en ce sens, comme images ralises de la non-contradiction. C'est aussi l'horizon de ce que Foucault appelle pouvoir , ou pouvoir- savoir. nouveau, donc, nous serions dans une politique, ou une mta- politique. Mais ceci tant dit, nous sommes aussi en pleine dispersion.

    Reprenons Lvi-Strauss, par exemple. Un petit texte, cette fois, mais de grand effet - et qui communique avec tout un courant de l'anthropologie contempo- raine : Cosmopolitisme et schizophrnie , qu'on trouvera au chap, xii du Regard loign. C'est toujours de la pense qu'il s'agit, sans doute, mais non pas ici selon la structure des oppositions. Plutt selon celle des diffrences entre deux modes d'organisation des contenus dans la forme d'un systme de pen- se : le mode du mythe et celui du dlire. Lvi-Strauss, qui ne croit pas aux variantes relativistes extrmes de l'ethno-psychiatrie, nous dit qu'il subsiste une diffrence insurmontable entre les deux, mais il nous montre aussi que cette diffrence n'a aucune nature propre, qu'elle varie effectivement d'une culture l'autre, et que, par consquent, en ce qui concerne la diffrence du normal et du pathologique, elles sont condamnes la mconnaissance rciproque, en tout cas l'incertitude. Ailleurs la mme dmonstration avait pu tre conduite propos du masculin et du fminin. Il s'agit en gnral de ce que j'appelle pour ma part les diffrences anthropologiques, qui sont toujours, ou du moins peuvent devenir l'occasion d'une sujtion, mais qui ont ceci de malais que, si leur existence est indissociable de la reprsentation que nous nous faisons de l'humain (et sans reprsentation de l'humain, il n'y a pas d'humanit, l'huma- nit est sa reprsentation ), le lieu ou le point de leur diffrence demeure irreprsentable - sauf exhiber des ftiches.

    Mais voici encore une situation thorique : sujet et sujtion . Il est temps d'y revenir, ne serait-ce que d'un mot. Tout ce grand jeu de mots historial vient du droit romain, passe par Rousseau, par Nietzsche, par Bataille, mais devient justement la caractristique stylistique, ou rhtorique, la plus vi- demment commune toute la philosophie franaise qui cherche trouver les effets de pouvoir au cur des effets de structure, ou mieux encore y pourchasse le point d'achoppement qui pourrait tre interprt comme rsistance. Par o l'on voit d'abord que nul n'a vraiment pris plus au srieux que les structuralistes eux-mmes le reproche qui leur fut fait d'emble de ramener le sujet aux structures pour le plonger dans l'esclavage... On sait ce qu'il en est : pas de

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  • Le structuralisme : une destitution du sujet ? 21

    sujet sans sujtion, sans doute, au sens premier, plastique, du terme (comme Derrida appelle propriation ce procs dont l'appropriation aussi bien que l'expropriation sont des moments). Mais qu'est-ce que la sujtion du sujet ? Une diffrentielle d'assujettissement et de subjectivation, c'est--dire de passi- vit et d'activit, peut-tre de vie et de mort, ou de mtamorphose et de des- truction. Nous n'avons pas de formule univoque pour la penser, encore moins de critres pour en reprer le tournant, qui peut tre celui de l'extrme violence, du surgissement de ce que Lacan aprs Freud appelle la Chose (das Ding) dsindividualise et dsubjective, en lieu et place des objets auxquels s'atta- chent la volont et le dsir du sujet (mme si nous avons des exemples de sa prsence hallucinatoire, ou de sa surprsence, qui n'est plus une prsence soi, dans le rel de l'exprience individuelle ou collective - celle de la jouissance ou de la terreur).

    cette dialectique par dfinition radicalement aportique de la sujtion (subjection) comme diffrentielle d'assujettissement et de subjectivation sans symtrie ni renversement, dont elle fait une remarquable analyse dans The Psychic Life of Power, Judith Butler ajoute un paradoxe supplmentaire, auquel non sans malice elle donne le nom de discursive turn (ou return), la fois situ sur la scne de la subjectivation et constitutif de cette scne. Tous les structu- ralistes s'y prtent dans la mesure prcisment o ils rcusent les facilits du mta-langage. Mais c'est Althusser qui - dans son essai Idologie et appareils idologiques d'tat - lui donne en quelque sorte sa forme pure : pas de sujet qui ne se nomme lui-mme, ou plutt que la thorie ne mette en scne comme se nommant lui-mme, et donc s' assujettissant dans le geste par o il se fait surgir de ce qui n'est pas encore lui (un pr-sujet : V individu, dans la terminologie d' Althusser), et devient, par l mme, toujours dj lui. Pas de constitution structurale du sujet qui ne soit, sinon, comme le sujet mtaphysique, image et ressemblance du Crateur, du moins performance ou enactment iro- nique d'une causa sui linguistique. Ce que j'appelais plus haut, mais simple- ment pour en marquer l'aporie, prsentation ou rinscription de la limite partir de sa propre imprsentabilit - qu'on peut appeler diffrence inassigna- ble, violence, ou passivit radicale, c'est--dire aussi Chose, visage de la mort, scne primitive de l'interpellation... nous maintenant de dcider, et je me garderai bien d'en trancher au nom de quelque norme, s'il s'agit l du tombeau du structuralisme - ou de la question qui induit sa relance indfinie, son recommencement.

    Deleuze, dans l'article que j'ai cit, anticipant dj cette question, crivait dans son style personnel que le hros structuraliste , ni Dieu ni homme, ni personnel ni universel [...] sans identit, fait d'individuations non personnelles et de singularits pr-individuelles assure l'clatement d'une structure affecte

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  • 22 Etienne Balibar

    d'excs ou de dfauts [...] oppose son propre vnement idal aux vnements idaux... . Coupe de son contexte immdiat, cette phrase me parat la fois suffisamment parlante et suffisamment obscure pour indiquer, en d'autres ter- mes, le sens de la question que je viens de poser.

    Etienne Balibar Universit de Paris X Nanterre

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    Article Contentsp. [5]p. 6p. 7p. 8p. 9p. 10p. 11p. 12p. 13p. 14p. 15p. 16p. 17p. 18p. 19p. 20p. 21p. 22

    Issue Table of ContentsRevue de Mtaphysique et de Morale, No. 1, Repenser les structures (JANVIER-MARS 2005), pp. 1-152Front MatterPrsentation Repenser les structures [pp. 3-4]Le structuralisme : une destitution du sujet ? [pp. 5-22]Sur le lien ultime de la psychanalyse la philosophie [pp. 23-39]Du bon usage de la structure : descriptivisme versus normativisme [pp. 41-56]Normalit et normativit. Entre phnomnologie et structuralisme [pp. 57-67]Mthode structurale et systmes philosophiques [pp. 69-88]Des us et des signes. Lvi-Strauss : philosophie pratique [pp. 89-108]La libert et l'ordre public : Diderot et la bont des lois [pp. 109-125]Critiques de la dmocratie parlementaire dans la Russie de la fin du XIXe sicle : Constantin Ptrovitch Pobedonostsev, thoricien de l'autocratie [pp. 127-149]Back Matter